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INTRODUCTION LE VODOU HAÏTIEN : DE LA SORCELLERIE ? A vant d’être défini comme une religion afro-américaine au même titre que le candomblé brésilien, la santéria cubaine, le shango de Trinidad et d’autres cultes de l’aire caraïbéenne, le vodou haïtien était présenté comme un ensemble de superstitions et de pratiques scandaleuses. Influencés par des stratégies de domination géopolitique et par une lecture évolutionniste des sociétés et des traditions religieuses, certains auteurs proposaient effecti- vement une image négative du vodou au sein d’une littérature para-anthro- pologique 1 qui prétendait informer en toute objectivité des mœurs et des coutumes haïtiennes. Des étrangers, européens et américains des XIX e et XX e siècles tenaient donc un discours sur les Haïtiens, Nouveaux Libres de l’an- cienne colonie de Saint-Domingue, qui reposait sur des préjugés de couleur et des présupposés relatifs aux inégalités des races. Orienté, ce discours jus- tifiait le projet de domination politique et culturelle occidental en rapportant globalement une réalité sociale haïtienne catastrophique et pleine de cruauté. On soulignait par exemple de graves problèmes de gouvernance politique en Haïti, une mauvaise gestion économique et une mascarade militaire sans commune mesure (D’Alaux 1856) après que les Blancs ont dû abandonner le pays aux mains des gens de couleur et des esclaves révoltés. Haïti s’éloignait ainsi, disait-on, du chemin de la civilisation et plongeait à ses risques et périls dans une barbarie couronnée par des pratiques macabres, des meurtres rituels et des festins anthropophagiques organisés sous l’autorité de sorciers vodou. Il n’en fallait pas plus pour faire d’Haïti un monde inhumain enflammé de 1. J’emprunte l’expression para-anthropologique à Jardel. Celui-ci précise qu’une littéra- ture para-anthropologique consiste en « des discours textuels produits par des auteurs qui ont voulu mettre en représentation l’Autre et ses pratiques culturelles [ici les Haïtiens et leur mode de vie], sans être ethnologues ou anthropologues de profession. Ces auteurs prétendaient informer leurs lecteurs des mœurs, coutumes et comportements des populations qu’ils observaient » (2000 : 452). [« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx] [ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]

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INTRODUCTION

LE VODOU HAÏTIEN : DE LA SORCELLERIE ?

Avant d’être défini comme une religion afro-américaine au même titre que le candomblé brésilien, la santéria cubaine, le shango de Trinidad et d’autres cultes de l’aire caraïbéenne, le vodou haïtien était présenté

comme un ensemble de superstitions et de pratiques scandaleuses. Influencés par des stratégies de domination géopolitique et par une lecture évolutionniste des sociétés et des traditions religieuses, certains auteurs proposaient effecti-vement une image négative du vodou au sein d’une littérature para-anthro-pologique1 qui prétendait informer en toute objectivité des mœurs et des coutumes haïtiennes. Des étrangers, européens et américains des XIXe et XXe siècles tenaient donc un discours sur les Haïtiens, Nouveaux Libres de l’an-cienne colonie de Saint-Domingue, qui reposait sur des préjugés de couleur et des présupposés relatifs aux inégalités des races. Orienté, ce discours jus-tifiait le projet de domination politique et culturelle occidental en rapportant globalement une réalité sociale haïtienne catastrophique et pleine de cruauté. On soulignait par exemple de graves problèmes de gouvernance politique en Haïti, une mauvaise gestion économique et une mascarade militaire sans commune mesure (D’Alaux 1856) après que les Blancs ont dû abandonner le pays aux mains des gens de couleur et des esclaves révoltés. Haïti s’éloignait ainsi, disait-on, du chemin de la civilisation et plongeait à ses risques et périls dans une barbarie couronnée par des pratiques macabres, des meurtres rituels et des festins anthropophagiques organisés sous l’autorité de sorciers vodou. Il n’en fallait pas plus pour faire d’Haïti un monde inhumain enflammé de

1. J’emprunte l’expression para-anthropologique à Jardel. Celui-ci précise qu’une littéra-

ture para-anthropologique consiste en « des discours textuels produits par des auteurs

qui ont voulu mettre en représentation l’Autre et ses pratiques culturelles [ici les Haïtiens

et leur mode de vie], sans être ethnologues ou anthropologues de profession. Ces auteurs

prétendaient informer leurs lecteurs des mœurs, coutumes et comportements des

populations qu’ils observaient » (2000 : 452).

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sorcellerie et l’exemple d’une indépendance ratée. Cette réputation en faisait même un haut lieu de curiosité pour des visiteurs étrangers qui débarquaient sur l’île pour y observer ce qu’ils avaient lu chez Spencer Saint-John (1886), Prichard (1900), Seabrook (1929), Craige (1933), Loederer (1937) ou chez d’autres auteurs et romanciers.

Débordante de motifs saisissants, cette littérature sur Haïti et son vodou influençait inévitablement des représentations occidentales et certains Haïtiens. Elle affichait une Haïti primitive et un ignoble vodou qui renfor-çaient bien cette idée du « Nègre cannibale » discutée dans les travaux d’Hur-bon (1988). Et Hollywood d’en profiter et d’en rajouter dans des scénarios et des productions qui retentissent encore aujourd’hui sur grands écrans et dans notre imaginaire d’Occidentaux. Davantage, ces écrits ont heurté des intellectuels et politiciens haïtiens2 qui se défendaient dès lors des accusations et des insultes portées à leur endroit. Ils réagissaient à une lecture raciste de leur réalité et ne ménageaient pas leurs efforts pour en montrer les absurdités et les incohérences. Ils réfutaient les accusations d’infériorité et de barbarie en soulignant que les faits reprochés à Haïti ne lui étaient pas réservés. Certains invalidaient les postulats sur lesquels on fondait l’inégalité des races et leur hiérarchisation. Ils avançaient même qu’Haïti était un bel exemple pour accepter la race noire capable de s’inscrire dans un projet de civilisation. Quant au vodou, le sujet était d’après eux démodé en raison des interdictions dont il faisait les frais. Les dérives et péripéties romanesques des étrangers devaient être alors nuancées, même s’il restait à leurs yeux quelques traces du vodou chez des paysans qui manquaient encore d’éducation et d’instruction. Néanmoins, leur plaidoyer en faveur d’une nouvelle image d’Haïti manquait vraisemblablement de convaincre à une période où l’Église catholique menait de rudes batailles contre l’idolâtrie, contre les praticiens vodou et leurs soi-disant fétiches. Renonçant ainsi à la contestation, d’autres intellectuels embrassaient les desseins de l’Occident et acceptaient que la réhabilitation d’Haïti dans un concert de nations civilisées requèrait la disparition du vodou. Ils formulaient même des stratégies politiques et religieuses capables de mettre Haïti sur la route du progrès et de l’inscrire dans un projet chrétien de déve-loppement. Le rejet du vodou apparaisait dorénavant comme la marque d’un patriotisme et une disposition sociale et individuelle qui devait garantir le développement spirituel des Haïtiens, le prestige national, et l’amélioration de la situation politique, économique et culturelle locale.

2. Voir notamment les réactions de Janvier (1884, 1883), Firmin (1885), Price (1900) et

Léger (1907).

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De cette façon, la littérature para-anthropologique enfermait le vodou dans le registre de la sorcellerie. Elle confirmait ce qu’on avait appris de la période esclavagiste dans les écrits de Moreau de Saint-Méry (1797), de Descourtilz (1809 [1935]) et d’autres voyageurs qui avaient partagé la part diabolique et meurtrière du vodou du temps de la colonie. En décrivant une scène d’ophiolâtrie sur une plantation sucrière, le premier avait effectivement rapporté l’existence de transes et d’offrandes, en plus d’avertir ses lecteurs qu’il n’y avait rien de plus dangereux que le culte vodou ; à comprendre selon lui comme « le plus hideux des empires », des « scènes affligeantes pour la raison » et « une espèce de bacchanale ». Quant au second, il aurait été témoin de « vaudoux » en crise qui hurlaient et écumaient comme des bêtes féroces, comme il eut connaissance de cas cliniques extravagants qui corroboraient son avis sur la place centrale que jouaient la vengeance, la magie et l’empoi-sonnement au sein du vodou. Tous deux nous apprenaient finalement qu’il existait un culte des morts à Saint-Domingue, des sorciers, de la magie, des rituels collectifs (voir Pluchon 1987). Ils balisaient déjà une littérature à venir sur le vodou, toujours plus riche en détails, en bizarreries, sur un culte a priori mystérieux et diabolique, sur des pratiques impitoyables, obscènes et crimi-nelles.

LE VODOU HAÏTIEN : DE LA RELIGION ?

Fort heureusement, la connaissance du vodou ne s’est pas limitée à cette grande part de fantaisies et d’absurdités. Plus tard, le vodou est devenu un objet d’étude pour des ethnologues haïtiens et des chercheurs intéressés par les cultures afro-américaines. Dans le cadre de réflexions et de questionne-ments plus réfléchis, on retenait qu’il fallait le concevoir comme une religion. Cette nouvelle construction est apparue dans les années 1920 à la suite des travaux de Jean Price-Mars (1998 [1928]) et de la publication de son essai ethnographique « Ainsi parla l’oncle » où le vodou est présenté comme un témoin important des origines africaines du peuple haïtien. La mise en forme du vodou par Price-Mars était fondée sur des revendications d’ordre identitaire et s’alignait sur une valorisation des « cultures noires » qu’on reconnaîtra plus tard comme les débuts du mouvement de la Négritude. Le vodou intégrait de cette manière un programme de recherche basé sur l’originalité de la culture haïtienne et de son folklore. Du même souffle, il passait du statut de croyan-ces et de pratiques superstitieuses à celui de religion une fois soumis aux critères de définition évoqués par une sociologie religieuse française. D’après Price-Mars :

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[Le vodou devait être inclus dans le répertoire des religions] parce que tous les

adeptes croient à l’existence des êtres spirituels qui vivent quelque part dans

l’univers en étroite intimité avec les humains dont ils dominent l’activité. Ces

êtres invisibles constituent un Olympe innombrable formé de dieux dont les

plus grands d’entre eux portent le titre de Papa ou Grand Maître et ont le droit

à des hommages particuliers. Le vaudou est une religion parce que le culte

dévolu à ses dieux réclame un corps sacerdotal hiérarchisé, une société de

fidèles, des temples, des autels, des cérémonies et, enfin, toute une tradition

orale qui n’est certes pas parvenue jusqu’à nous sans altération, mais grâce à

laquelle se transmettent les parties essentielles de ce culte. Le vaudou est une

religion parce que, à travers le fatras des légendes et la corruption des fables,

on peut démêler une théologie, un système de représentation grâce auquel,

primitivement, nos ancêtres africains s’expliquaient les phénomènes naturels

et qui gisent de façon latente à la base des croyances anarchiques sur lesquelles

repose le catholicisme hybride de nos masses populaires. (Price-Mars 1998 :

31-32 [1928])

Un virage dans la manière de saisir le vodou était bel et bien amorcé. Il allait conduire à une école d’ethnologie haïtienne formée à la suite des travaux de Price-Mars, qui allait d’abord s’exprimer dans des revues indigé-nistes comme Les Griots , puis publier des articles dans le bulletin du Bureau national d’ethnologie qu’avaient mis sur pieds Jacques Roumain et Alfred Métraux en 1941. On traitait ici de la vie du paysan haïtien, et de la famille en Haïti, des fables haïtiennes, des croyances, des contes, des proverbes et des légendes du pays, en même temps qu’on s’intéressait au vodou, à son panthéon, à ses temples, à ses praticiens, à son corps sacerdotal, à ses posses-sions et à ses initiations. Se succédèrent alors des travaux en sciences sociales dans la première moitié du XXe siècle où l’on découvrait une génération d’ethnologues haïtiens animés pour beaucoup par un projet nationaliste et des positions indigénistes. Ils valorisaient le vodou en même temps qu’ils en livraient la substance dans quelques monographies qui détaillent le panthéon vodou, ses temples, ses cérémonies destinées à des lwa, ses techniques de divination, ses danses et ses chants. À cela s’ajoutaient des questionnements sur la nature polythéiste ou monothéiste du vodou et sur des liens qu’on pouvait tisser entre le vodou et d’autres religions afin d’en livrer les lointaines et mystérieuses origines. Le tout faisait conclure qu’il s’agisisait d’un système religieux bien organisé, même si on méconnait au fond les méthodes employées par les chercheurs et leurs informateurs dans leurs enquêtes (Paul 1949), et si cette méconnaissance nous alerte à propos d’éventuelles surin-terprétations et exagérations qui auraient servi la défense et la valorisation du vodou.

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Dans tous les cas, qu’ils soient ou non déterminés par un contexte sociopolitique particulier, par une redéfinition de l’identité culturelle haïtienne ou par des catégorisations scientifiques du religieux, ces travaux et ceux d’auteurs bien connus comme Herskovits (1937), Simpson (1940, 1945, 1954) et Métraux (1958a) se sont concentrés sur le contenu et les composants du vodou. Ce n’est que plus tard, après la dictature de François Duvalier (1957-1971), que des recherches ont situé le vodou au carrefour de multiples dimensions de la vie sociale haïtienne. L’approche ethnographique et les investigations de terrain ont alors été mises de côté au profit d’une approche politique de l’objet qui le présentait aux lecteurs comme une religion de classe sociale, un indicateur des rapports de pouvoir et un espace d’expression pour un groupe défavorisé. Certaines de ses fonctions sociales étaient rapportées dans une analyse des rapports de classe, de la situation socioéconomique et de l’histoire haïtienne enchevêtrée dans des rapports de domination macro-sociaux. Le vodou est alors devenu dans la littérature savante un espace social où l’Haïtien pouvait être à l’abri du contrôle sociopolitique, un espace de résistance identitaire utile à une libération culturelle et politique, ou encore, le témoin d’un système social figé sur le plan sociopolitique et économique3.

D’UN VODOU CONDAMNÉ À UN VODOU VALORISÉ

Dans l’éventail des savoirs disponibles et produits sur le vodou, ses liens à la sorcellerie ou à la religion sont deux pistes de réflexion longtemps emprun-tées par les chercheurs. En fait, au-delà de nombreux travaux qui abordent les dimensions politiques du vodou, ses aspects historiques et des généralités habituellement énoncées, de nombreuses publications visent l’exclusion ou au contraire la valorisation du vodou dans l’espace religieux et culturel haïtien. La première piste de réflexion est « religio-centrée ». Elle trouve ses inspirations dans les luttes passées de l’Église catholique contre le vodou qui a atteint des sommets dans les années 1890 et 1940 avec l’organisation de campagnes anti-superstitieuses. Désormais, on convient qu’il faut mettre en place des stratégies évangélisatrices plus tolérantes des cultures locales en s’appuyant sur le concept d’inculturation qui vise l’enracinement du christianisme dans différentes réalités culturelles en étant plus tolérant des différences. La réussite de ce projet dépend dorénavant de prêtres catholiques sensibles aux contex-tes culturels et invités à libérer les aspects positifs d’une culture en identifiant dans son contenu des éléments de provenance divine. Une façon d’être et de vivre, chrétienne, singulière mais néanmoins fondée sur un évangile commun,

3. Voir par exemple les travaux d’Hurbon (1972), d’Appolon (1976) et de Saint Louis

(2000) qui sont très représentatifs de ces constructions du vodou.

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doit émerger de cet enracinement. Sans devoir encore et toujours affronter le vodou et ses représentants pour s’en débarrasser, il s’agit donc d’en faire une analyse qui réponde aux impératifs du projet catholique d’inculturation. Le vodou est alors étudié pour en tirer profit. Autrement dit, il faut y relever le bon et le mauvais, le tolérable et l’intolérable à partir des critères et des valeurs de l’Église catholique. Le vodou et ses éléments sont situés entre deux pôles, un pôle magique et un pôle religieux. Les pratiques magiques sont mises à l’index. Vershueren (1948) l’avait déjà fait dans ses travaux préten-dument relativistes qui dénonçaient les aspects magiques et démoniaques du vodou. Les recherches plus sérieuses et mieux détaillées de Kerboull (1973) avaient encore renforcé ces positions en précisant qu’il était plus juste de considérer le vodou comme une magie, puisque le pragmatisme des pratiques y dominait la dimension spirituelle. Bref, dans cette optique d’exclusion du vodou appuyée par des savoirs scientifiques, l’objet est présenté comme un ensemble de valeurs acceptables quand elles répondent à la vision chrétienne de la pratique et du sentiment religieux. Par contre, quand elles n’y répondent pas et qu’elles contrarient l’esprit de l’Évangile, il faudrait les éliminer comme le souligne Joint (1999). Ainsi, sur cette piste de réflexion, le vodou n’est plus intégré dans le registre des religions. Il est plutôt déplacé dans celui du cultu-rel (Augustin 1999). Entendons ici qu’il faut s’abstenir de le présenter comme une religion à part entière afin de ne pas entrer dans des débats éthiques évoqués de fait par de nouvelles croisades.

La seconde piste de réflexion va dans un sens bien différent de la pré-cédente. Quand nous la suivons, elle nous conduit plutôt à des rapports intimes qui existent entre des auteurs et leur objet de recherche dans le cadre d’une valorisation du vodou comme religion bienfaisante. Certains travaux publiés avant les années 1950 avaient déjà mis en évidence ce type de rapport à travers notamment des écrits qui vantaient les dimensions ésotériques et les principes cabalistiques du vodou (voir Holly 1919 et Rigaud 1953), qui entretenaient son caractère mystérieux, et gardaient soigneusement ses secrets pour de rares initiés. Actuellement, des chercheurs en livrent les aspects positifs au point d’en oublier le reste. Dans une proximité affective avec l’objet et faisant parfois valoir leur expérience individuelle d’initiés dans la production de savoirs scientifiques, ils poursuivent cette valorisation discutée plus haut, et projettent de surcroît de faire reconnaître officiellement le vodou dans l’organisation politique et religieuse haïtienne. C’est notamment l’objec-tif de plusieurs associations de défense du vodou4 qui regroupent parfois des

4. Par exemple, The Congress of Santa Barbara organise des colloques universitaires sur le

vodou à la suite d’un premier colloque qui s’est tenu en 1997 à l’université de Californie

de Santa Barbara. Lors de ces colloques, des chercheurs et praticiens vodou partagent

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chercheurs et professeurs d’université. D’ailleurs, certains d’entre eux ne tarissent pas d’éloges à l’endroit de son esthétique, de sa théologie, de sa philosophie, de sa vision du monde et de son potentiel artistique (Michel et Bellegarde-Smith 1999). On avance, par exemple, que cette religion offre des principes moraux et une relation au monde riches d’enseignement pour les Occidentaux parce qu’elle fait accepter les limites de la condition humaine, qu’elle ne déplace pas la responsabilité des problèmes vers l’individu, et qu’elle offre un mode de gestion collectif du quotidien (Brown McCarthy 1998). Le vodou serait un puissant rempart contre les inégalités sociales, un huma-nisme riche d’entraide, de justice, de respect envers les aînés, de soutien familial, de pardon et de valeurs communautaires (Michel 1995, 2002). Il serait un espace de conscientisation et de mobilisation politique susceptible de renforcer la démocratie et la justice en Haïti (Clérismé 2006), voire une médecine suprême centrée sur un équilibre énergétique fondamental au regard de la place que l’Homme prend dans un environnement global (Beauvoir 2006). Leconte (2002) rappelle même que le vodou permet de défendre les faibles contre les puissants dans un contexte haïtien où la justice est dysfonc-tionnelle et qu’il soigne et guérit la tuberculose, l’asthme, le tétanos et d’autres maladies dans un contexte sanitaire précaire où la médecine scientifique est relativement absente. À le suivre et à consulter d’autres auteurs comme Planson (1974, 1999) qui demeure un initié de référence, on croirait que le vodou est bien une religion de l’avenir, celle du troisième millénaire. Il paraît encore que sa reconnaissance officielle pourrait améliorer la situation socioécono-mique haïtienne. Par conséquent, il n’est pas étonnant de voir un vodou toujours plus familier et plus accessible, parfois déraciné du contexte original où il prend toutes ses significations. Il apparaît ici et là, passe les frontières, s’offre sur le réseau Internet à travers des initiations destinées à ceux qui sont en quête de « magico-religiosité ». Il est encore présenté aux États-Unis et ailleurs sous une forme matérielle, dans des musées et d’autres lieux où l’on expose le culturel. Là, il se déploie en objets d’art, épuré et délié, au sens où quelques esprits, quelques autels et quelques rythmes de musique sont expor-tés pour servir d’ambassadeurs de la culture populaire haïtienne.

leurs communications et le tout prend parfois des allures de communion avec l’objet

de recherche. Car des prières, des libations et des chants vodou font partie des rencon-

tres scientifiques gérées par des universitaires parfois initiés au vodou.

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L’IMPORTANCE D’ANCRER LE VODOU DANS LE QUOTIDIEN DES HAÏTIENS

On aura compris des pages précédentes que les travaux ethnographiques produits sur le vodou jusque dans les années 1960 ont permis de nuancer une version diabolique. Ils sont encore aujourd’hui des références incontour-nables du fait qu’ils en ont livré la substance. Rares sont maintenant les chercheurs qui réalisent des ethnographies similaires ou s’interrogent sur le vodou de cette manière. On pourrait croire que cette approche n’est plus vraiment pertinente et se limite à ces connaissances en les reprenant encore et toujours à l’identique, sans jamais les remettre en question. Il en est de même en ce qui concerne les analyses des origines du vodou et de ses dimen-sions politiques qui ne semblent plus apporter de nouveautés (lire par exem-ple Trouillot 1970, Laguerre 1989, Desquiron 1990, Thornton 1998, Hurbon 1999). Quant aux approches d’exclusion et de valorisation du vodou, et les discours savants qui les accompagnent, ils sont utilitaristes et visent une transformation du paysage socioreligieux haïtien à travers la promotion du vodou ou sa disparition progressive au profit des religions chrétiennes.

Ces contours et dessous d’une production scientifique montrent fina-lement que des convictions politico-religieuses et un environnement socio-politique marqué par des rapports de domination orientent la production des savoirs sur le vodou. En plus de constater divers intérêts et un contexte particulier qui soutiennent les réflexions scientifiques, on note encore que les savoirs produits sont limités, tout comme le sont les approches et les pistes de recherche empruntées pour connaître le vodou. Effectivement, ses aspects substantifs sont les plus abordés et le vodou comme religion ou comme ensemble de croyances religieuses domine les études, au point où le vodou semble d’abord et avant tout se tenir dans le paysage religieux haïtien. Or, la connaissance qu’on possède du vodou reste partielle comme nous le faisait déjà remarquer Kerboull en 1973. Selon lui :

De rares chercheurs ont abordé le vaudou des campagnes, beaucoup plus

difficile à observer, évidemment, comme n’étant pas à portée de main.

Herskovits, après un séjour de trois mois en 1934, dans la région de Mirebalais,

en a publié les résultats, et J-B Romain, doyen de la faculté d’Haïti, a consacré

quelque 70 pages, d’excellente venue, à la vie religieuse de la région de Milot.

Mais ce sont là des exceptions limitées, et le professeur Roger Bastide – éminent

spécialiste de l’Amérique latine et tout particulièrement des Noirs brésiliens

– est fondé à écrire : « Certes, les images que les ethnologues nous donnent

du vaudou haïtien sont généralement très proches les unes des autres, mais

c’est qu’elles décrivent toutes le même vaudou local : celui de la région avoi-

sinant la capitale. (Kerboull 1973 : 12)

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Laguerre ne le contrariait pas dans les propos suivants :

Bien que beaucoup de travaux aient été publiés jusque là sur le sujet, cette

religion syncrétiste, créole et afro-haïtienne est très peu connue. […] le manque

de recherche de terrain, le manque de rigueur scientifique dans la plupart des

travaux publiés et le dogmatisme des pionniers de l’Institut d’Ethnologie de

Port-au-Prince ont aidé à pérenniser un certain nombre de mythes à l’endroit

du vodou. (Laguerre 1979 : 7)

Et d’Ans d’appuyer un peu plus tard les auteurs précédents en soulignant la pauvreté et la partialité des études ethnographiques sur le vodou.

Suite au déferlement des vagues successives de l’exaltation indigéniste et de

l’intérêt ethnologique, on pourrait imaginer que le vaudou est aujourd’hui un

fait bien connu, convenablement décrit et donc facile à synthétiser. Or, cela

n’est que partiellement vrai. D’une part, l’intérêt des intellectuels haïtiens à

l’égard du vaudou a toujours été canalisé par des considérations politiques a priori plus soucieuses d’utiliser le vaudou à des fins partisanes que d’en prendre

connaissance avec l’attention méthodique et nuancée qui serait de rigueur pour

les études ethnographiques. […] Pour rendre à nos connaissances leur exacte

portée, il faut donc bien préciser tout d’abord que la quasi-inexistence de

témoignages, à la fois venus « de l’intérieur » et non suspects de frelaterie, nous

interdit d’affirmer rien de précis au sujet de la relation existant nécessairement

entre ces trois étages (personnel, familial et collectif ) de la pratique vaudoui-

sante. (d’Ans 1985 : 400-401)

Pour comprendre ces carences, il faut rappeler que l’interdiction des pratiques vodou et les luttes historiques ont considérablement limité les possibilités d’obtenir des données sur le vodou (Ramsey 2005). Au final, on possède quelques descriptions de cérémonies publiques destinées aux lwa et aux ancêtres, (insuffisamment documentées par Parsons en 1928 et par Simpson en 1940 et 1954), des descriptions moins complètes chez Herskovits (1937), Métraux (1958a), Leiris (1951) et Courlander (1960), et pratique-ment rien après 1960. En ce qui concerne les autres pratiques vodou, plus nombreuses et privées, gérées par et pour une famille, à l’abri des regards, on ne dispose pas d’observation. C’est le cas par exemple des pratiques théra-peutiques vodou dont les connaissances tiennent seulement sur quelques pages d’observation empruntées à Métraux (1958a). Discutée ailleurs (Vonarx 2005), la pauvreté du matériel empirique et mes connaissances actuelles du vodou indiquent en plus qu’il faut nuancer quelques conclusions courrament admises sur le vodou. Après un an et demi de recherche dans les campagnes en Haïti, j’ai noté par exemple un manque d’homogénéité en ce qui concerne le panthéon vodou en m’entretenant avec des Haïtiens et des praticiens vodou. Dans les campagnes où j’ai enquêté pendant un an et demi, j’ai relevé l’inexis-tence des cheminements initiatiques présentés dans la littérature qui informe

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sur les étapes à suivre et à passer pour devenir initié ou praticien vodou et l’inexistence de confréries vodou à l’image de confréries devenues populaires comme celles de Souvenance et Nan Soukri. Bref, les conclusions issues de mon terrain anthropologique et d’une mise à l’épreuve d’une organisation et d’un contenu vodou qui font consensus dans la littérature supposent que nous fassions l’analyse critique des savoirs disponibles sur ce sujet. On est loin de tout connaître sur le vodou et il est impératif de renouer avec des études ethnographiques même si le terrain haïtien n’est pas simple et l’objet difficile d’accès. Retenons encore qu’il ne s’agit pas de revenir sur de vieux débats et de remettre en question le fait que le vodou est une religion afro-américaine, puisque cette étiquette lui est garantie par des critères5 de socio-logie des religions. Il s’agit plutôt de prendre garde aux excès de sens qui enferment le vodou dans des catégories inadéquates. À ce titre, il m’apparaît important de composer avec des pratiques et des représentations locales, avant que ne s’opèrent des transformations dans le vodou compte tenu du dyna-misme des associations de défense du vodou, de restructuration et de réha-bilitation.

En empruntant cette voie, le vodou se déploie dans le quotidien des Haïtiens et le recours aux praticiens vodou est sous la loupe des chercheurs. L’accent mis sur les aspects substantifs du vodou, sur les dimensions politiques du vodou, sur son histoire et ses origines n’a pas permis de bien montrer la nature des rapports que les Haïtiens entretenaient avec le vodou. Ainsi, l’analyse des aspects fonctionnels de cet objet en termes d’usages sociaux est selon moi plus fructueuse. Effectivement, c’est dans la gestion des événements et des problèmes de la vie quotidienne que le vodou a du sens. En fait, les dimensions religieuses, politiques, historiques et identitaires du vodou me semblent moins animer la planification des pratiques et le recours aux prati-ciens que ne le font des motivations relatives à l’usage du vodou. S’intéresser alors aux circonstances et aux modalités des recours qui conduisent les Haïtiens vers les praticiens et les rituels vodou dans une approche plus microsociolo-gique, comme mettre en question les réponses qu’on leur propose est une tâche essentielle pour comprendre les significations du vodou dans leur

5. Voir notamment les critères de sociologie des religions avancés par Lambert (1991).

Selon ces critères, un système de croyances et de pratiques peut être qualifié de religion

quand il répond à certains critères précis. Pour Lambert, nous sommes en présence

d’une religion quand on trouve : 1) des références à un monde surnaturel, à une ou à

des entités invisibles et/ou transcendantales ; 2) des stratégies de communication entre

les hommes et ce surnaturel ; 3) une forme communautaire ou de regroupement qui

se présente comme un lieu d’expression des croyances, d’exercice de la pratique religieuse

et de partage de sentiments.

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réalité. Il faut donc mettre l’accent sur les usages sociaux du vodou dans une analyse en profondeur des pratiques, des comportements et de la réalité des acteurs.

Cette approche empruntée, le vodou nous livre un certain nombre de fonctionnalités. Il fournit par exemple une vision du monde et maintient les liens de parenté à partir de cérémonies familiales. Il alimente des conceptions du monde visible et du monde invisible, formule et diffuse des théories sur l’existence de phénomènes surnaturels, sur la place d’entités non humaines (les lwa) dans la réalité haïtienne, et sur les rapports qui existent entre les humains et celles-là. De la même manière, des rituels planifiés sur les habi-tations familiales, soutenus par des obligations, des devoirs envers les lwa ou des dettes héritées envers les lwa d’un lignage, renforcent des liens et une cohésion sociale en convoquant les membres d’une même famille afin qu’ils assument ensemble quelques responsabilités et des festivités. Le vodou offre encore une ligne de conduite et limite l’agressivité physique en proposant des règlements sous des formes alternatives. Sa dimension magico-religieuse et sorcière, identifiée dans des pratiques qui ont pour finalité d’envoyer une maladie, de provoquer la mort ou de rendre justice à quelqu’un, agit sur les façons de se comporter dans la communauté, sur la qualité des relations sociales et sur les représentations qu’ont les Haïtiens des événements de la vie quotidienne. Il suffit d’ailleurs d’observer le travail de quelques praticiens vodou pour se rendre compte de la vitalité des pratiques qui s’inscrivent dans le registre de la magie agressive et de la sorcellerie. Le compte-rendu suivant d’une pratique que j’ai observée dans le cimetière de Port-au-Prince l’illustre assez bien.

À midi, quatre personnes étaient présentes devant certaines croix très visitées

du cimetière de Port-au-Prince. Nous étions devant la croix du lwa Baron

Lakroi, encore appelé Kriminèl, dont un vieil homme boiteux, une femme

maigre habillée en jaune, une femme plus corpulente et une troisième à l’appa-

rence plus chic. Ils sollicitaient un des lwa les plus macabres du vodou. Devant

la croix, ils avaient enfoui une demande écrite sur un morceau de papier blanc.

Ils l’accompagnaient d’un morceau de pain et de quelques libations de klèren6

(alcool de canne à sucre). La femme corpulente précisait ensuite sa demande

oralement, se plaignait de ne pas profiter des ressources financières de son fils

immigré récemment. Elle mettait en avant ses mérites personnels dans l’édu-

cation et le succès de ce dernier, disait avoir souffert et tout donné pour

l’éducation de ses enfants. Aujourd’hui on ne lui reconnaissait pas ses efforts.

6. Le klèren est un alcool local produit à partir du jus de canne à sucre. Il est distillé dans

des guildiv. Il est meilleur marché que le rhum haïtien et se consomme souvent avec

des racines et des feuilles macérées.

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Sa belle-fille en était la cause. Elle exprimait alors sa litanie, ses plaintes et sa

demande sur un ton dur et directif, puis ordonnait au lwa Kriminèl de lui

rendre justice et de satisfaire sa demande. Assistée par les autres participants,

elle fouettait la croix de plusieurs coups de bâton et l’agressait de trois coups

de poignard. Elle demandait au lwa de faire couler le sang de sa future victime.

On entendait que sa belle-fille devait mourir dans les sept jours à venir et

comprenait que les gestes précédents devaient l’atteindre par sympathie mimé-

tique. Ils s’en allaient ensuite devant la croix du maître du cimetière, le lwa

Baron Samdi. Là, devant cette croix géante noircie par les pratiques déroulées

à ses pieds, ils continuaient leur demande et faisaient le tour des autres lwa

mortifères animés des mêmes intentions.

La croix du lwa Baron Lakroi dit Kriminèl. Cimetière de Port-au-Prince.

S’adresser au lwa Baron Lakroi avec quelques ingrédients, libations et promesses pour en obtenir les faveurs. Cimetière de Port-au-Prince.

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Le praticien met donc sa magie et sa sorcellerie à la disposition de ses clients dans un esprit de vengeance. Redresseur de torts à ses heures, il règle aussi des conflits et punit des coupables. Il enclenche ainsi des procédures judiciaires parallèles aux tribunaux, aux juges de paix et aux administrateurs des sections rurales. Ainsi, les conflits, les escroqueries, les mésententes, les vols, les humiliations et divers problèmes mènent souvent chez le praticien vodou. Disons que ses pratiques magico-religieuses évitent au commanditaire de réaliser des actions physiques lourdes de conséquences pour lui et sa famille, et qu’elles lui permettent d’agir dans une logique de vengeance sans qu’il ait à nommer une victime dont le sort dépend surtout de sa culpabilité et du bon jugement des lwa. Le vodou canalise ainsi une agressivité et régule des rapports sociaux que l’État haïtien ne gère pas. Comme solution de rechange, le vodou montre ici un de ses aspects positifs à condition, bien sûr, de sous-estimer l’efficacité des pratiques de sorcellerie pour ne retenir là qu’une forme d’action symbolique apaisante pour les plus contrariés.

Un autre aspect de l’offre vodou consiste à répondre aux problèmes économiques des consultants. À ceux qui cherchent les moyens de chan-ger leur misérable sort, qui veulent se protéger d’infortunes, garantir leur réussite sociale, augmenter leur capital de chance dans un quotidien où les aléas mènent souvent à la perte, le vodou offre une palette de services. Dans un contexte d’extrême pauvreté où la majorité des Haïtiens vivent dans des campagnes improductives et des bidonvilles, les praticiens sont sollicités pour leurs pratiques magiques. On attend d’eux qu’ils donnent les moyens d’améliorer des activités commerçantes, d’attirer les clients, de concurrencer les autres vendeurs et de protéger les biens. Les person-nes avides de quitter le pays trouvent chez eux des moyens de passer une frontière sans être inquiétées. Celles qui veulent obtenir un emploi y trouvent les moyens d’assurer le succès d’un entretien d’embauche. Bref, beaucoup acquièrent chez le praticien vodou un pwen (point)7 ou un

7. Le pwen est un procédé magique, une force ou un pouvoir, une propriété exagérée hors

du commun. Il est plus fréquent, plus répandu et moins coûteux que l’engagement. Il

apparaît sous plusieurs formes. Parfois, il s’agit de charger un objet d’une force parti-

culière qui permettra à celui qui le possède d’atteindre des objectifs souhaités (habit,

bijou, foulard, mouchoir, machette, étant les objets les plus communs). C’est le cas des

marchandes qui font charger leur bourse d’un « pwen chaud » pour vendre plus et se

protéger d’éventuelles pertes financières. C’est aussi le cas des joueurs de loterie avides

de gains et de ceux qui cherchent un travail, qui veulent garantir la sécurité de leur

emploi ou s’attirer les faveurs de leur employeur. Mais le oungan peut aussi placer un

pwen dans un lieu. Le pwen est alors symbolisé par un objet ou par un lwa, qu’on

installe ou qu’on enterre. Les marchés, les boutiques, l’habitation, les jardins, les camions,

les taxis et même les églises pentecôtistes en bénéficient aux dires de praticiens vodou.

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angajman (engagement)8 qui améliorent leurs conditions de vie, les éloignent par exemple de diverses infortunes ou les protègent des échecs.

En plus de gérer des rapports sociaux, des rapports amoureux, des rapports au monde et de marquer globalement un paysage socioculturel haïtien, le vodou offre des moments d’amusement lors de festivités. Dans des rituels annuels ou de simples rencontres organisées chez un oungan, les par-ticipants habitués, visiteurs d’un soir ou simples badauds, viennent se diver-tir et rompre avec une monotonie quotidienne riche en embarras. Ils viennent agrémenter leur journée, boire un coup, manger, rire et faire des rencontres de bon voisinage entrecoupées de quelques déhanchements sur un fond de tambourinage et de mélopées entraînantes. Cette dimension festive du vodou n’est pas négligeable pour de nombreux Haïtiens qui profitent ici de menus plaisirs et qui ne viennent pas forcément chez un praticien pour une consul-tation et une demande spécifique. Enfin, notons que le vodou est fortement enraciné dans la réalité haïtienne et qu’il en prend le pouls pour s’y ajuster. Avec ses pratiques magico-religieuses, il répond aux manques et s’inscrit dans une quête de mieux-être. Avec ses oungan justiciers, leurs pratiques mena-çantes et leurs messages éducatifs formulés dans certaines occasions et domi-nés par les notions de sanction et de culpabilité, il aide à la gestion des rapports interpersonnels. En inscrivant les individus dans une relation indélébile avec des lieux et une famille élargie, il aide à conserver les liens familiaux et réduit l’éclatement des communautés locales dans un contexte d’exode rural impor-tant. Avec ses contrats d’engagement signés avec des lwa, il présente une interprétation des inégalités sociales en les expliquant sous l’angle d’une bonne ou d’une mauvaise moralité. Bref, il se trouve plusieurs aspects dans le vodou dont l’analyse est requise quand il est question de le comprendre dans la réalité haïtienne et la vie des Haïtiens.

8. Il est bon de rappeler qu’on trouve dans certaines îles des Caraïbes des références à des

alliances que contractent certaines personnes avec une entité surnaturelle. On entend

notamment parler de pacte diabolique aux Antilles françaises (Revert 1979 ; Degoul

2000), ou de contrat faustien dans lequel l’individu bénéficie d’avantages financiers

importants en échange de sacrifices qui ne sont pas des moindres. On retrouve des

éléments de même nature en Haïti quand on lit les premières publications de Métraux

(1953a) sur le vodou. On entend communément parler de personnes engagées avec

un lwa qu’elles ont acheté chez un oungan et dont elles devront payer un jour de leur

vie les services (ou de celle d’un proche). Dans ce cas, l’engagement ne trompe personne,

puisque tout le monde sait pertinemment que la fortune ne sourit pas du jour au

lendemain, qu’elle est liée au travail d’un oungan malfaiteur, et qu’elle entraîne avec

elle un décès précoce, une fin de vie pénible ou des événements terribles dans une

famille.

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VODOU ET MALADIE : UN RAPPORT INCONTOURNABLE

Des multiples aspects fonctionnels du vodou, celui des usages qu’en font les Haïtiens pour améliorer leur santé et guérir la maladie est le plus important. Conway l’avançait avant moi en 1978, et citait encore Murray pour dire que :

The houngan has had many faces in haitian history. But of these many faces,

the houngan of… Kinanbwa is first and foremost a healer, and the major

manifest function of the entire voodoo cult in the research region is the pre-

vention, diagnosis, and healing of illness. If one had to sum up domestic

voodoo in a sentence, it would have to be described as a folk-medical system…

(Murray 1977, cité par Conway 1978 : 105-106)

Laguerre allait dans le même sens en affirmant :

C’est peut-être l’aspect le plus important du vodou au point de vue de l’anthro-

pologie appliquée. La plupart des cérémonies sont exécutées pour prévenir ou

guérir des maladies. Les préoccupations médicales sont au cœur même du

vodou. Le rôle du prêtre vodou comme médecin ou psychiatre traditionnel

ou comme rebouteux mérite d’être étudié spécialement dans ses techniques

de soins. La richesse de la pharmacopée vodoue n’a pas encore été étudiée. La

place du vodou dans la médecine populaire doit être étudiée pour une meilleure

adaptation des services de santé publique en Haïti. (Laguerre 1979 : 12)

Ces préoccupations pour la santé et la maladie sont d’ailleurs identifiées dans toutes les religions afro-américaines9. On l’a constaté à Trinidad auprès de praticiens et thérapeutes du shango qui sont en charge de certains maux et traitent les malades dans le cadre de rituels assez complexes. De la même manière, on a défini la santéria cubaine comme un système thérapeutique de soins de santé mentale et comme un système de prise en charge holistique de la maladie qui est alternatif à la biomédecine. Ses représentants prendraient en charge les problèmes relationnels avec les esprits, le mauvais œil, les atta-ques de sorcellerie, les envois d’esprits maléfiques et les faiblesses spirituelles occasionnées par le départ d’un élément qui compose la personne. Les Cubains y recouraient en premier lieu pour des raisons de santé. Au Brésil, les pères de saint et les médiums initiés du candomblé accueillent des malades et répondent à des troubles physiques et mentaux à l’aide de prières, de plantes, de bains, de cataplasmes, d’infusions et de rituels. Dans son analyse compa-rée de certaines religions afro-américaines, Murphy précisait que cette reli-gion :

9. Lire à ce sujet les travaux de Simpson (1962), Boghen et Boghen (1972), Aho et Minott

(1977), Sandoval (1979), Loyola (1982), Dorival (1996), Yoyo (2000), Du Toit (2001),

Anthony (2002) et de Wedel (2004).

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…provides services to the wider community in the form of counseling and

therapy. Priestesses charge fees for consultations and serve a community that

has virtually no access to the services of university-trained medical and legal

professionals. […]. Candomble offers a thorough system of diagnosis and

prescription based on the reading of sixteen cowrie shells. […]. The consultee

is referred to the spiritual sources of his or her difficulty and offered a pres-

cription for its resolution, usually involving certain ritual steps which will

reestablish his or her connection with the orixa that has offered the paradig-

matic problem and solution. The most frequent treatments involve the use of

healing leaves, and priestesses learn a vast pharmacopeia of spiritually and

chemically plants. (Murphy 1994 : 57)

Des caractéristiques identiques ont aussi été relevées au sein des prati-ques magico-religieuses populaires des Antilles françaises, où des praticiens quimbois et séanciers sont sollicités pour des maux physiques et des troubles mentaux. Ils utilisent une pharmacopée locale dans des pratiques proches de celles observées dans les îles voisines.

La majorité des systèmes religieux et magico-religieux afro-caribéens entretiennent donc à leur façon des rapports plus ou moins prononcés avec la santé et la maladie. J’ai constaté la même chose au sujet du vodou lors de mes premiers passages en Haïti en 1998 et 1999. J’étais alors engagé au sein d’une organisation de solidarité internationale dans certaines campagnes et mon intérêt pour les stratégies locales de guérison et la gestion de la maladie m’avait conduit chez des praticiens vodou. La médecine créole haïtienne était devenue le point focal de mes activités de recherche tout comme l’interpré-tation locale des maladies, les conceptions du corps et de la mort. Dans ce contexte, je trouvais toujours plus flagrante la place du vodou dans les épi-sodes de maladie, dans les discours et les pratiques de santé des Haïtiens. Il était indéniable que le vodou façonnait la réalité haïtienne, qu’il participait pleinement à l’interprétation des événements de la vie quotidienne comme la mort, la maladie et d’autres infortunes, qu’il était un lieu de recherche d’aide et proposait des réponses à des maladies qu’on devait traiter et préve-nir. Il était présent comme un secteur de recours aux soins dans le paysage médical haïtien au même titre que la médecine occidentale. Cela dit, même si cette articulation entre le vodou et la maladie semble claire et évidente, le sujet est partiellement abordé dans la littérature. Plusieurs auteurs10 qui se sont penchés sur une maladie en particulier, sur des modèles explicatifs de maladie, des itinéraires thérapeutiques et la médecine créole, rapportent effectivement que le vodou est un lieu de recours aux soins, ou qu’il apparaît

10. Voir notamment les travaux de Wiese (1971), Tremblay (1992, 1995), Brodwin (1996)

ou Farmer (1990, 1994, 1996).

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dans des logiques étiologico-thérapeutique qui guident l’adoption de com-portements. Mais ils ne nous en apprennent pas plus. En fait, cet aspect du vodou est un peu mieux documenté dans le champ de la santé mentale même si on s’arrête beaucoup ici sur le phénomène de transe et de possession. Sur ce point, des conclusions sur les bienfaits du vodou côtoient des positions plus nuancées. En théorisant par exemple sur le phénomène de possession vodou ou « crise de possession vodouesque », Dorsainvil a défini la crise comme une psychopathologie du vodou et le vodou comme une « psychonévrose religieuse, raciale, héréditaire ». Plus précisément, pour ce psychiatre haïtien, la crise serait la manifestation de cette psychonévrose ou « un dédoublement de la personnalité avec altérations fonctionnelles de la sensibilité, de la motilité et prédominances des symptômes pithiatiques » (Dorsainvil 1931 : 58). Repris plus tard par Price-Mars (1998 [1928]), le sujet de la possession était cette fois enraciné dans un univers culturel et perdait en morbidité. Le délire était toutefois reconnu comme une de ses composantes principales et l’équilibre mental du possédé était toujours douteux. La possession était un désordre potentiel et le possédé un sujet malade, voire un demeuré ou un être psycho-logiquement perturbé si l’on en croit les travaux d’E. Douyon (1964). Pour finir, on a ajouté que le système de croyances vodou jouait un rôle dans l’apparition des maladies mentales (Bijou 1963 ; Philippe 1981) parce qu’il trompait certains Haïtiens sur la vraie réalité, qu’il nourrissait les scénarios délirants de type mystique et paranoïde (jalousie, persécution) et renforçait les sentiments d’oppression et d’anxiété.

À l’inverse, des auteurs11 se sont penchés sur les liens positifs qui exis-taient entre le vodou et la santé mentale. Ils ont parlé d’une ethnopsychiatrie vodou dont les thérapeutes pouvaient identifier et décoder les troubles men-taux en rapport avec les spécificités de la réalité et de la culture haïtiennes. Ils ont encore mis l’accent sur les phénomènes de transe et de possession déclenchés dans des cérémonies vodou en soulignant qu’elles correspondaient à un défoulement émotionnel et à une expulsion de tensions psychiques et physiques. Elles s’apparenteraient à un exutoire qui libère l’individu d’encom-brantes « crasses de l’esprit », qui lui permet de régler ses comptes avec cer-taines personnes et le conduit vers une certaine relaxation. Bref, parce qu’elles mobilisent un ensemble d’énergies physiques et psychiques, qu’elles conduisent l’individu possédé à s’exprimer librement sous couvert d’une autre identité, la possession et la transe seraient une mise en scène thérapeutique capable de résoudre et de prévenir divers problèmes. Aux vertus de ce

11. Voir à ce sujet les travaux de Mars (1948), de Kiev (1961, 1966b) et de L. Douyon

(1967).

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psychodrame s’ajouterait encore l’élection d’un individu par des lwa qui ne possèdent pas n’importe qui. Une autre fonction de la possession serait alors de réhabiliter dans leur communauté des individus mis à l’écart et de désa-morcer et de régler des conflits.

Finalement, les études des rapports entre le vodou et la maladie se sont beaucoup limitées au domaine de la santé mentale. Il n’y a rien là d’étonnant, puisque le sujet de la santé a longtemps été réservé aux médecins et que les approches ont généralement été influencées par des présupposés biomédicaux et par une division entre le corps et l’esprit qui ont servi à distinguer les pratiques thérapeutiques et à mesurer leur efficacité. Dans cet ordre d’idées, les praticiens vodou ne pouvaient être qu’habiles dans le traitement des maux de l’esprit. Tous les autres bienfaits de leur prise en charge sur la santé des malades devaient s’expliquer par des principes actifs qu’on trouvait dans l’usage de simples ou par des effets placebo de la pratique symbolique reli-gieuse. N’oublions pas toutefois dans ce panorama, de revenir sur les travaux d’Alfred Métraux qui se distinguent des précédents. Effectivement, en 1953, l’auteur a publié un texte très général sur la « fonction médicale » du vodou qu’il considérait comme très importante. Pour la première fois, un auteur donnait quelques détails sur les catégories de maladies en Haïti, en présentant des exemples de maladies, leurs diagnostics et leurs étiologies. C’est vérita-blement une des rares sources ethnographiques qui fournit quelques données relatives à des pratiques thérapeutiques et des cas concrets de prise en charge des personnes malades chez les praticiens vodou. Dans ces observations, on reconnaît que les oungan sont des thérapeutes de la médecine populaire qui ne s’occupent pas seulement de désordres mentaux ou comportementaux. Ils gèrent aussi des problèmes graves, chroniques et désespérés, au point où Métraux a souligné qu’il était « … malavisé de condamner le vodou comme une superstition coûteuse et inutile tant que l’on n’aura pas procuré au peuple haïtien l’équivalent de ce que le vodou lui permet et essaye de réaliser pour lui » (1953b : 66). Malgré toute la richesse de ce texte, retenons quand même que ses observations de pratiques soignantes vodou tiennent sur quelques pages, qu’elles se réduisent à un traitement réalisé pour un malade affecté par des âmes et à différentes techniques diagnostiques.

NOUVELLE PROPOSITION SUR LE VODOU

Cet état des lieux ou recension d’écrits sur le vodou et la maladie indi-que que l’on possède bien des informations sur la possession et les façons dont elle influence la santé des possédés, une vie collective et des relations sociales. Nous avons en main des informations sur des pratiques diagnostiques

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et quelques données sur des étapes de gestion de la souffrance par les oungan. Nous disposons en plus d’éléments sur un type de maladie dont les praticiens auraient l’exclusivité ou pour lequel ils seraient des soignants appropriés, et savons que la préoccupation relative à la santé et à la maladie dans certains rituels religieux reste encore à déchiffrer. Finalement, nous pouvons conclure qu’il reste encore à apprendre sur les rapports qu’entretient le vodou avec la maladie. Les travaux sur le sujet datent pour beaucoup, et ne renseignent pas sur les prises en charge proposées par les oungan aux malades, sur les savoirs relatifs à la maladie qu’ils mobilisent dans leurs prises en charge, et sur les pratiques qu’ils planifient pour répondre à la maladie. Pourtant, Métraux avait amorcé cette réflexion, et Kiev (1966b) avait envisagé une collaboration entre les praticiens de la médecine occidentale et ceux du vodou dans les années 1960. Mais nous en sommes restés à ces premiers pas, auxquels se sont ajoutées ici et là des bribes d’observations et de réflexions. Ces manques et zones d’ombre s’expliquent sans doute par l’approche substantive qui a dominé les études sur le vodou et qui en a limité la connaissance. Ils relèvent encore d’un accès difficile à des pratiques de guérison vodou, car les moda-lités d’accès à des pratiques vodou privées sont différentes de celles qui conduisent vers des cérémonies publiques accessibles à tous. J’en dirai d’ailleurs quelques mots plus tard.

Compte tenu de ces carences, j’ai décidé d’explorer cette dimension du vodou en 2002, en ayant à l’esprit qu’on ne pouvait pas faire abstraction des Haïtiens dans une recherche sur le vodou et qu’il fallait connaître sa place et son rôle dans leur quotidien. En adoptant cette approche et en profitant de mes premières connaissances du vodou lors de terrains d’enquête préalables, j’ai décidé d’aborder le vodou comme un espace de recours aux soins pour les personnes malades et comme un lieu de pratiques et de savoirs relatifs à la maladie. Plus précisément, je me suis intéressé à la souffrance des Haïtiens, à leurs comportements et à la gestion des événements qui nécessitaient une recherche d’aide, des solutions et la mobilisation d’un ensemble de ressources. Je devais chercher dans les expériences vécues par les malades comment les savoirs, les pratiques et les praticiens vodou y étaient convoqués et mobilisés. Concrètement, mes objectifs étaient d’analyser :

1) la place du vodou au sein du pluralisme médico-religieux haïtien ;

2) comment les savoirs, les pratiques et les discours des praticiens vodou intervenaient dans les épisodes de maladie ;

3) les prises en charge et les pratiques de soins que proposaient les praticiens à ceux qui les sollicitaient.

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J’ai alors élargi la notion de pluralisme médical pour utiliser celle de pluralisme médico-religieux en raison d’une présence évidente du religieux dans le champ de la santé en Haïti. Je retenais que ce pluralisme renvoyait à la multiplication de secteurs de soins relativement distincts qui composent un système médical. La pluralité apparaît ici à un niveau social où la biomé-decine côtoie souvent d’autres médecines qu’on dit profanes, traditionnelles, populaires ou alternatives. Mais elle se rapporte encore à une conjugaison d’éléments d’origines diverses dans les pratiques de soins et dans les savoirs mobilisés par les thérapeutes pour répondre aux problèmes de santé. Elle se dissimule aussi dans les itinéraires des malades qui vont et viennent de secteur en secteur, multipliant ainsi leurs comportements et ajustant le sens qu’ils donnent à leur maladie en fonction de traditions de soins différentes. L’analyse du pluralisme médico-religieux supposait donc une lecture à plusieurs niveaux pour en saisir la totalité. En suivant les réflexions de Brodwin (1996) sur ce sujet, je devais d’abord m’intéresser à l’organisation sociale, aux médecines, religions et aux autres institutions qui composaient une organisation médico-religieuse (premier niveau). Je devais poursuivre ensuite l’examen des pratiques afin d’identifier dans les traditions de soins et les expériences de maladie la coexistence de multiples éléments (second niveau).

Situer le vodou au sein du pluralisme médico-religieux consistait à retracer historiquement la présence des différents secteurs de soins en Haïti et à comprendre leurs interrelations. La présence du vodou dans ce pluralisme devait être analysée en tenant compte d’un ordre plus global, en fonction de dynamiques sociales et de relations que cet espace de soins entretenait avec les autres. Et puisque le pluralisme médico-religieux consistait aussi en une coexistence de pratiques et de savoirs au sein des différents lieux de soins, situer le vodou au sein du pluralisme médico-religieux revenait à identifier cette coexistence dans les pratiques et les savoirs des différents thérapeutes, en relevant des phénomènes de contact, d’échange et d’éventuels emprunts.

Aussi, le projet d’analyser les pratiques et les savoirs vodou, et leur place dans les épisodes des malades, m’obligeait à suivre des itinéraires thérapeuti-ques. Entendus en anthropologie médicale comme une progression de l’épi-sode de maladie caractérisée par une succession de décisions qui s’inscrivent dans un cadre social élargi et qui fait référence au vécu de l’individu et à la société dans laquelle il vit (Csordas et Kleinman 1990), les itinéraires devai-ent me conduire vers différents secteurs de soins du pluralisme médico-reli-gieux. Ils devaient donc me donner accès à des pratiques relatives à la santé et la maladie. En suivant des itinéraires d’Haïtiens, les portes du vodou devaient s’ouvrir, des pratiques se laisser observer et appréhender dans la quête de guérison, et les discours des différents acteurs devenir plus intelligibles.

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Enquête dans certaines campagnes haïtiennes

Pour atteindre ces objectifs, j’ai privilégié une ethnographie de terrain centrée sur les champs d’investigation délimités précédemment. Une immer-sion dans la société haïtienne et une proximité avec la population étaient des conditions essentielles pour mener à bien ce projet. Elles permettaient encore d’enraciner des phénomènes dans leur contexte ou de les situer sur une toile de fond socioculturelle et de les analyser avec une connaissance détaillée du cadre général où ils prennent leurs significations. Avec ce qu’elle implique comme engagement et comme posture, une inscription physique dans la société haïtienne me semblait incontournable pour étudier les pratiques vodou. Un terrain anthropologique de huit mois a donc succédé aux deux terrains12 dont j’ai dit quelques mots auparavant.

Mes enquêtes se sont ainsi déroulées dans le département de l’Artibonite, à Bwa-Bijou, une commune rurale composée de plusieurs sections et de nombreuses localités dont les contours ont surtout du sens pour les habitants qui s’y réfèrent pour préciser leur appartenance, leur attachement à certaines terres et leurs liens de parenté. Dans cette commune dominent d’innombra-bles mornes et vallées qui entourent un bourg rural agrandi chaque jour par l’arrivée et l’installation de nouveaux habitants descendus des sections rura-les. Ceux-là se greffent à sa périphérie, allongent sans cesse des allées de maisons exiguës composées de deux pièces et collées les unes aux autres. La vie quotidienne s’accommode ici d’une précarité bien connue en Haïti, avec des problèmes d’eau potable, l’absence d’électricité et des services publics quasiment inexistants. Aux sorties du bourg commencent les sections dont le sort tombe en disgrâce. Il faut traverser des rivières, monter et descendre des mornes pour atteindre l’extrémité de la commune en cinq ou six heures de marche en fonction de la section visitée. Progressivement, la piste cède sa place à un réseau complexe de sentiers qui n’a aucun secret pour les habitants. La description qu’en a livrée Moral (1961) il y a 50 ans est toujours d’actua-lité, comme le sont les clichés du monde rural haïtien fournis par Métraux en 1957. On a l’impression que rien n’a véritablement changé. Les sentiers se faufilent toujours « à travers les jardins, gravissent les pentes abruptes en vertigineux lacets, passent les têtes de ravine en surplombs impressionnants, suivent les lignes de crête, les « tranchants », épousent les moindres accidents

12. Ceux-là m’avaient déjà fourni des données relatives à la maladie et à sa gestion en Haïti,

permis d’apprendre la langue créole haïtienne, d’établir des relations avec de nombreux

intervenants biomédicaux et des thérapeutes de la médecine créole haïtienne. Ils avaient

servi à planifier de nouvelles stratégies d’enquête et à identifier des lieux et des person-

nes pertinentes pour aborder mon objet d’étude.

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du relief, pour former une trame serrée apparemment inextricable » (Moral 1961 : 237). Et là se trouve un habitat relativement dispersé, une intimité plus grande que dans le bourg de la commune, et beaucoup moins d’avantage. L’eau se trouve cette fois dans les rivières, les ravines ou à certaines fontaines quand une organisation de solidarité internationale est passée là et que le terrain était propice à ce type d’installation. Les maisons ne sont pas faites de blocs de ciment, mais construites en colombage avec du torchis badigeonné de chaux. Pour les moins fortunés et les plus nombreux, le sol est en terre battue et le toit fait de branches de mil. Quant à la cour (ou au lakou en créole), elle est délimitée par une haie de plantes grasses et épineuses qui la protège des intrus et des animaux en liberté qui cherchent désespérément quelque chose à se mettre sous la dent. Quelques poules, cabris, cochons et l’immanquable chien de garde rachitique y déambulent souvent. On y trouve le grenier sur piliers, avec la cuisine, certains outils indispensables comme le mortier et son pilon, et parfois un ou deux arbres qui offrent un peu d’ombre et servent de reposoir pour sécher les épis de maïs.

L’ensemble est de petite taille et l’on convient que le lakou ancestral haïtien composé de plusieurs maisons, de plusieurs membres d’une famille et de leur descendance n’est plus du tout d’actualité. En fait, ces lakou qui auraient existé au XIXe siècle, qui seraient liés à d’anciennes politiques agrai-res qui limitaient les déplacements des paysans et les attachaient à la terre pour la travailler, qui répondaient à des exigences de rentabilité, et supposaient

Petit sentier à flanc de Montagne. En arrière plan l’intensité du déboisement dans les départements de l’Ouest et du Sud-est.

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l’autorité d’un aîné sur les membres d’une famille, ont bel et bien disparu. Leur disparition, la division des terres à la suite d’héritages, le déplacement des cultivateurs vers des terres plus fertiles et le changement de cultures vivrières ont favorisé l’éclosion de petites unités familiales. Aujourd’hui, la cour est bien différente de ce lakou mythique dont on parle à propos d’Haïti, alors qu’on en connaît juste le déclin et la disparition avec les travaux de Bastien (1985). L’organisation familiale est maintenant bien différente. La cour est celle d’un couple et de ses enfants, située au voisinage d’un frère, d’un oncle ou d’un cousin qui a hérité d’un morceau de terrain ou l’a obtenu à son mariage pour y construire sa maison. Ainsi, dans chaque localité se sont installés en majorité les membres d’une famille qui ont un ancêtre commun.

Une rue dans le bourg de Bwa-Bijou.

Place du marché de Bwa-Bijou.

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Dans un lakou. Le grenier et la cuisine derrière la grand-mère et l’enfant.

Un lakou bordé par une haie de plantes grasses et épineuses. La maison faite de paille et de chaume.

Dans la cuisine, en train de préparer du riz et des intestins de poule.

Cultivateur de père en fils.

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Ils sont en majorité des paysans qui ne sont pas toujours propriétaires des terres cultivées. Leurs ressources foncières se sont divisées, leurs récoltes amoindries et le contexte climatique n’a fait qu’aggraver la situation en balayant la terre des mornes de ses pluies torrentielles. Aujourd’hui, à Bwa-Bijou, les jardins ne produisent plus beaucoup et le paysan cultive quelques denrées sur des petits lopins de terre. Il est laissé à lui-même et travaille pour subsister et vendre une part de ses récoltes afin de se procurer de l’huile, de la farine, du riz, d’autres aliments et matériaux nécessaires pour les repas et d’autres activités. Comme ailleurs, la pauvreté est la règle, la mort est quoti-dienne et n’ignore pas le bien-portant comme l’avance brutalement un proverbe haïtien. Quand elle franchit le seuil de la porte du lakou, il faut d’ailleurs vendre des animaux, un morceau de terrain et le peu qu’on possède pour organiser de dignes funérailles, acheter un costume, payer un cercueil, louer une place au cimetière et préparer les festivités qui suivront l’enterre-ment. En plus de la souffrance morale qu’elle provoque, la mort accable par les coûts qu’elle impose aux vivants. Pour le dire brièvement, les campagnes haïtiennes et leurs habitants font voir la désolation d’un système longtemps totalitaire et les effets désastreux qu’a opéré une domination politico-écono-mique occidentale dans l’histoire d’Haïti. Les malheurs et les chargins jalon-nent les tranches de vie, malgré les remarques de certains observateurs et visiteurs qui insistent parfois pour dire que le sourire affiché de l’Haïtien témoigne d’une douceur de vivre en ce pays.

Techniques d’enquête

C’est sur ce terrain, et tout particulièrement dans deux sections rurales et le bourg, que mes enquêtes ont été réalisées et que j’ai rencontré des infor-mateurs d’août 2002 à avril 2003. Une observation de la vie quotidienne, des interactions et des conduites locales m’a fourni des repères pour m’inscrire dans ce milieu et ajuster mes stratégies d’enquête. Cette observation était surtout concentrée sur les lieux de pratiques vodou et dans les autres lieux de recherche d’aide où des malades étaient soignés. Aussi, une observation directe ciblait des pratiques spécifiques qu’il m’était données de voir lors de visites chez des praticiens ou en fréquentant des lieux susceptibles d’accueillir des pratiques thérapeutiques. Je répétais mes passages dans ces lieux et chez les oungan. Je rendais visite à plusieurs d’entre eux une même journée pour connaître leurs activités à venir. Je suivais de près leur emploi du temps. L’occasion d’être convié à des pratiques dépendait en fait de nos relations, de leur bon vouloir et de mon habileté à être informé des activités en perspective et en préparation. Mes observations étaient notées sur des carnets et certaines pratiques étaient parfois enregistrées sur bande vidéo. Une retranscription

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suivait l’observation à partir d’une grille d’analyse préalablement établie, ajustée en fonction des situations observées, et inspirée des travaux de Laguerre (1987) qui portent sur l’analyse des rituels thérapeutiques et préventifs reli-gieux dans les médecines de la Caraïbe, des publications de Maisonneuve (1988) qui présentent la mise en scène des rituels et leurs caractéristiques générales, et celles d’Arsenault (1999) qui portent sur la prestation et les procédures structurant les rituels.

Finalement, dans cette recherche, j’ai profité de plusieurs jours d’obser-vation et de nombreuses visites dans des cimetières et sur un lieu de pèlerinage vodou. J’ai observé une quinzaine de pratiques thérapeutiques et préventives isolées, et plusieurs autres pratiques vodou aux finalités multiples. J’ai suivi trois prises en charge complètes de personnes, composées de plusieurs prati-ques soignantes vodou étalées sur plusieurs jours. J’ai observé huit rituels organisés annuellement chez des praticiens vodou et une quinzaine de consul-tations chez des oungan. J’ai aussi suivi en détail deux services familiaux organisés sur des habitations en l’honneur d’ancêtres et de lwa. Plusieurs fois, j’ai eu l’occasion d’observer le travail de praticiens issus de différents secteurs de soins. J’ai alors observé des pratiques de soins dans les structures de santé biomédicales, des pratiques dans des églises protestantes pentecôtistes et chez les autres thérapeutes de la médecine créole.

D’un autre côté, parce qu’il fallait obtenir un discours sur plusieurs thèmes relatifs à mon sujet j’ai eu recours à la technique de l’entretien indi-viduel. Cette technique ciblait les pratiques réalisées par les oungan, leurs savoirs relatifs à la maladie, le pluralisme médico-religieux, les relations entre les différents thérapeutes, les rôles de chaque secteur de soins, et les différen-tes étapes des itinéraires thérapeutiques. Pour ma recherche, j’ai exploité trente-neuf entretiens formels réalisés auprès de dix-sept oungan et de quatre manbo. À ces entretiens se sont ajoutées de nombreuses rencontres avec quatre oungan et deux manbo que j’ai fréquentés régulièrement, et avec lesquels j’ai constamment échangé sur les savoirs et les pratiques vodou. Auprès des pra-ticiens des différents secteurs de soins, j’ai réalisé vingt entretiens en plus de rencontrer de nombreux accoucheurs pendant une formation qui leur était offerte par le ministère de la Santé et de la Population. Pour recueillir des données relatives au vodou et aux pratiques de soins des différents thérapeu-tes, j’ai réalisé vingt entrevues avec des personnes susceptibles de compléter mes connaissances. J’ai rencontré un tambourineur, un laveur de morts, plusieurs personnes très âgées, des assistants de oungan, des gardiens de cimetière, des participants dans les rituels vodou et d’autres personnes bien informées de certains sujets. Pour finir, j’ai conduit de courtes entrevues avec des malades dans les structures de santé biomédicales, des entrevues plus

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longues avec des malades ou d’anciens malades dans leur maison, et des entrevues répétées avec des personnes auprès de qui j’étudiais la globalité de leur itinéraire thérapeutique.

Je rencontrais souvent les informateurs dans les différents secteurs de soins et les thérapeutes étaient choisis en fonction de leur notoriété, de leur présence sur les lieux de mes enquêtes, et de leur participation dans les épi-sodes de maladie que j’analysais. Bien sûr, ces rencontres étaient aussi déter-minées par d’autres circonstances, mais elles découlaient surtout des réseaux de relations dans lesquels j’évoluais durant mon séjour. Une première ren-contre servait à évaluer la pertinence et l’intérêt de m’entretenir avec un informateur potentiel. Elle précédait généralement des échanges plus formels et des observations quand l’informateur était volontaire pour participer sans rémunération à mes enquêtes.

Mes entretiens étaient réalisés chez les répondants ou à mon domicile et enregistrés. Là où je logeais, leur contenu était confidentiel. Ailleurs, cet aspect de l’entretien dépendait des lieux physiques et des exigences de certains répondants qui préféraient parfois la présence de proches pendant la rencon-tre. Dans tous les cas, des thèmes précis guidaient son déroulement sans que ces derniers m’empêchent de gérer l’entretien à ma guise en fonction du discours produit et du répondant. Même s’ils étaient centrés, mes entretiens étaient composés de questions ouvertes et me laissaient l’entière liberté de redéfinir des directions, d’approfondir certains sujets ou d’en aborder d’impré-vus. La plupart du temps, il s’agissait d’user d’habiletés dans une langue que je maîtrisais, et sans intermédiaire, pour obtenir des discours sur des sujets souvent délicats. La qualité des entretiens dépendait bien entendu de différents facteurs, et Merriam (1988) précise sur ce point que les compétences person-nelles de l’intervieweur y sont centrales et déterminantes. Un style personnel d’entretien apparaissait alors progressivement et chaque nouvel entretien se nourrissait des précédents et des connaissances obtenues progressivement. Il fallait bien sûr rassurer les répondants et les informer sur l’utilisation des données qu’ils allaient me permettre de recueillir, comme il fallait les informer de mon projet de recherche et leur demander s’ils consentaient à y participer sous la forme que je leur proposais.

Enfin, et puisqu’un terrain anthropologique ne se réduit pas du tout à l’usage de quelques techniques d’enquête, j’ai retranscrit mon itinéraire dans les campagnes en tenant un journal de terrain en plus de fiches sur lesquelles je notais mes réflexions, mes interrogations et ma première analyse des phé-nomènes étudiés. Dans ce journal, je laissais les traces de mon itinéraire en Haïti et de mes activités. Mon aventure de chercheur y était contée du premier au dernier jour. J’y rapportais mes foulées d’enquêteur, des questionnements

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relatifs à ma construction du vodou comme objet de recherche, mes réflexions sur le déroulement de ma collecte de données et des directions que devait prendre ma recherche. J’y ai inscrit mes rencontres, mes activités et mes efforts, mes moments perdus, mes épisodes de maladie, mes succès, mes échecs, mes satisfactions et mes ras-le-bol, bref mon quotidien et mes préoc-cupations de chercheur. Ce journal m’a ensuite servi pour comprendre ma démarche dans la quête des données, pour ne pas oublier les modalités qui entouraient l’utilisation des techniques d’enquête, pour me donner des pistes d’analyse et me rappeler des points essentiels à traiter dans de futures publi-cations.

En conclusion, ces techniques d’enquête m’ont permis de collecter un matériel de terrain qui s’est greffé à un ensemble de données obtenues en consultant des ouvrages, des articles et diverses documentations sur Haïti et sur les thèmes majeurs de cette recherche. Pour être complet, il faut aussi ajouter les nombreuses rencontres informelles et quotidiennes pendant les-quelles les conversations étaient centrées sur les thèmes de ma recherche. Elles se comptent en centaines d’heures de discussion aussi importantes que les entretiens, puisque ces heures se transformaient en notes, en fiches et en pages de journal. Ces heures me permettaient de reprendre les points obscurs de rencontres et d’observations précédentes, de m’interroger sur un fait observé et de confirmer mes connaissances. J’étais ainsi présent, auprès de oungan, de manbo, de malades et d’anciens malades, dans une relation plus amicale et moins officielle, jour après jour dans ma quête d’informations, à question-ner et à récolter toujours. Des rendez-vous ratés m’en donnaient l’occasion. Mes ballades à bicyclette me conduisaient vers l’imprévu au détour de carre-fours. Des sons de tambours me guidaient spontanément vers des rituels et le hasard m’accompagnait dans mes efforts incessants pour récolter des données. Ma collecte s’apparentait parfois à une brocante pour reprendre l’expression de Jean Benoist (cité dans Lévy 2000). Je ramassais de-ci, de-là, pour être capable de meubler des synthèses ultérieures, pour comprendre et interpréter les faits que j’étudiais.

Les particularités d’une enquête sur le vodou

L’utilisation des techniques décrites plus haut ne pouvaient se passer d’une présence dans un monde haïtien et d’un rapport singulier avec une population, qui sont déterminants d’une approche ethnographique réussie. En même temps, cette présence et ce rapport sont modulés par la spécificité d’un objet vodou qui invite le chercheur à adopter des stratégies et une pos-ture particulières. Je pense d’ailleurs que l’absence de matériel empirique sur

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le vodou s’explique en partie par un objet qui n’est pas toujours accessible. Bien sûr, le oungan cache rarement sa fonction de praticien. Il s’affiche souvent ainsi et son habitation est jalonnée de signes qui ne trompent pas le visiteur avisé. Certaines activités se déroulent encore au vu et au su de tout le monde, qu’il s’agisse de soirées dansantes ou de cérémonies annuelles dont on vante souvent la grandeur et la popularité. Mais les activités du praticien qui ont pour finalité de donner la mort, la maladie, de rendre justice à une offense, de protéger, de rendre chanceux un consultant ou de traiter une maladie sont moins visibles. Elles sont aussi moins bruyantes et les participants y sont beaucoup moins nombreux. Moins accessibles aussi parce qu’elles commen-cent souvent à la tombée de la nuit et qu’elles se poursuivent tard, dans l’enceinte d’un lieu de travail privé (le badji) et à l’extérieur, quand on ne distingue pas qui va là et quand le moment n’est pas propice aux visites de voisinage. Tout Haïtien sait à ce propos que le monde de la nuit est réservé au travail des lwa, à l’activité des praticiens vodou, des sociétés secrètes et à toutes les autres manifestations semblables qui hantent les carrefours et les sentiers. On évite alors de s’y retrouver quand on n’est pas de ceux-là et quand on ne possède pas les moyens de faire face à des situations inquiétantes et a priori dangereuses. Pour accéder aux pratiques de oungan noctambules, il faut donc se déplacer accompagné, avoir de bonnes références et établir une rela-tion de proximité avec des praticiens. La durée du terrain et la personnalité du chercheur sont ici déterminantes pour que se crée un rapport de confiance et que s’ouvrent ensuite les portes d’un vodou nocturne, dans le cas où le chercheur n’a pas choisi de monnayer ses observations ou de solliciter un travail pour son propre compte.

Les portes framchies, la patience, la persévérance et la résistance sont à leurs tours essentielles dans l’épreuve du terrain et la collecte de données. Effectivement, le travail de terrain dans les campagnes haïtiennes est loin d’être une détente, parce ce qu’en plus de monter les mornes pendant des heures afin d’observer une pratique qui n’aura peut-être pas lieu, les activités vodou ne s’observent pas en une ou deux heures. Certes, des praticiens tra-vaillent rapidement, mais souvent, il s’agit de rester dans des pièces de six à dix mètres carrés pendant six heures et plus, tard dans la nuit, de prendre des notes à la chandelle dans une atmosphère où se mélangent des parfums, des poudres et des liquides le plus souvent fétides et très gênants. Il faut revenir le lendemain et le surlendemain pour poursuivre les observations, terminer dans la nuit et reprendre au lever du jour. Autant dire que tout observer d’une prise en charge thérapeutique pose quelques problèmes, tout comme suivre l’ensemble des étapes des itinéraires thérapeutiques dès qu’on s’éloigne du malade et de ceux qui organisent la thérapie.

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Évidemment, ces conditions ont influencé mon accès aux données, puisqu’il était indispensable d’observer des pratiques dans mon projet. Sans cela, j’aurais été obligé de me satisfaire de discours recueillis en interrogeant des praticiens et des Haïtiens sur le vodou. À ce sujet, j’aurais aussi été très limité puisque dire et faire sont parfois très éloignés quand on parle de rap-ports au vodou. D’abord, les discours des oungan ne rendent pas complète-ment compte de la dimension de leurs pratiques. Étant le plus souvent possédé par un ou plusieurs lwa lors de pratiques qui ne relèvent pas de protocole explicite, le praticien ne dévoile qu’un schéma grossier de ses acti-vités lors d’entretiens. En plus, il prend des précautions pour ne pas divulguer certaines connaissances et restreint considérablement les informations récol-tées quand on cherche les détails de pratiques et de savoirs vodou. L’entretien le met dans une situation délicate (d’où il se sort souvent habilement), parce qu’il est invité à partager des connaissances qui relèvent du secret, de l’héritage et d’une transmission divine. Pour collecter alors des données, il faut soit « s’initier » au vodou avec un ou plusieurs praticiens, moyennant un certain prix, ou fouiller constamment tel un renard pour reprendre l’analogie pro-posée par Geertz (1986) au sujet du travail de l’anthropologue.

Dans ce contexte, j’ai choisi la seconde option pour obtenir chaque jour un peu plus de données, même si des praticiens me proposaient un apprentissage en règle et si je savais pertinemment que certaines dimensions des pratiques et des savoirs vodou allaient m’échapper. En fouillant, je devais négocier chaque fois pour obtenir des informations en avançant que le sujet m’était familier et que je possédais déjà des connaissances sur les pratiques et les savoirs vodou. Souvent, et avant tout, je devais donner aux oungan des confirmations sur mes connaissances pour dépasser des généralités et délier les langues. Car les Haïtiens ne tiennent pas toujours des propos sur tout, et ne donnent pas leur avis en toute impunité sur des faits qui les touchent ou concernent leurs voisins. Au contraire, le discours est sous contrôle et les barrières qui limitent la parole sont nombreuses. Dans une société où la coercition et les régimes autoritaires ont toujours muselé la population, où chaque mot à propos d’autrui est pesé, mesuré, où le créole haïtien donne le loisir de partager sa pensée en usant de suggestions et d’implicites, il n’est pas facile d’obtenir des informations personnelles sur le vodou et de recueillir des expériences vécues. Le chercheur doit composer avec ce silence et en tenir compte. La confiance et la proximité avec les individus sont à nouveau les ingrédients essentiels pour des échanges productifs.

Qu’en est-il alors des discours de ceux qui ont participé à des pratiques vodou et qui donnent des informations sur ce sujet ? Considérant d’abord que les Occidentaux véhiculent sur le vodou certains a priori et qu’ils atten-

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dent souvent qu’on mette en mots leur imaginaire, on entend parfois qu’il n’y a pas de vodou dans les environs, ou que des pratiques scandaleuses se réalisent encore chez d’autres Haïtiens, plus loin quand on s’éloigne dans les campagnes. Des histoires et des anecdotes sur le vodou confirment aussi certains propos d’anciens romanciers. Et quand il s’agit d’aborder la partici-pation de l’un ou de l’autre à des pratiques et d’apprendre comment ils organisent un recours éventuel vers les praticiens, les discours s’ajustent à des espaces de moralité. On se défend d’être de ceux qui recourent au vodou, on s’en cache et exclu toute participation. On mobilise un discours de rejet historiquement et socialement enraciné dans la société haïtienne, qui s’ajuste à la moralité et à l’intégrité sociales de l’individu qu’une parole ou qu’un vécu dévoilé pourrait très bien entacher. Il est ainsi difficile d’être invité par un consultant dans une pratique ou pour une consultation sans rapports privi-légiés. Une relation qui dépasse celle d’informateur à chercheur est souvent nécessaire. Elle permet de dissiper les apparences du socialement correct et acceptable. Elle libère l’informateur d’un ordre du discours en privilégiant cette fois son vécu et ses problèmes, en le situant dans son rapport quotidien avec des praticiens vodou et avec ce qui motive ses consultations.

Enfin, l’utilisation des techniques d’enquête est encore indissociable des perceptions locales à l’endroit du chercheur. Même si des efforts sont faits pour rappeler des objectifs de recherche et les raisons d’une présence, en cohérence avec des considérations éthiques de la recherche, on n’arrive pas toujours à s’acquitter complètement de cette tâche. Mon expérience l’illustre bien puisque ma présence en Haïti a pris progressivement une signification singulière. Là, une représentation des observés, observateurs à leur tour, ont influencé la collecte des données. Plus précisément, ma proximité évidente avec les praticiens vodou et ma fréquentation quasi maladive des lieux de pratiques m’associaient au vodou et me rendaient sympathisant du vodou aux yeux de la population. On me prêtait des intentions dans ce domaine et me disait praticien vodou, colportait que j’étais là pour obtenir certains pouvoirs dont j’allais faire usage à mon retour au Canada. Des enfants me montraient parfois de la méfiance et d’autres me prévenaient des risques que j’encourais à mettre le nez dans les « affaires de Satan ». Des croyants convain-cus voulaient éperdument me convertir et me faire accepter Jésus comme sauveur personnel. Certains me disaient fou, en exil et en pleine errance. Des professeurs de l’école où j’ai séjourné quelques mois avaient même rapporté à leur direction qu’il fallait se méfier de ma présence à cause de ma proximité avec le vodou. J’étais donc sous surveillance et devenais le sujet de conversa-tions dans une population qui devait absolument aborder les motifs de ma présence afin de définir encore la nature des relations qu’elle allait entretenir avec moi.

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On m’attribuait la réputation de bòkò blan (praticien vodou blanc) même si ma présence dans les campagnes était kaléidoscopique, que je visitais souvent des pasteurs pentecôtistes et les pères catholiques, que j’avais des amis protestants baptistes, et que j’ai logé quatre mois chez deux sœurs catholiques. Il va sans dire que mes activités auprès des oungan prévalaient sur le tout. Loin de contrarier ma recherche, cette identité qu’on m’avait attribuée favo-risait finalement mon accès aux praticiens et à leurs pratiques comme elle l’avait fait pour Favret-Saada (1977) lors de ses travaux sur la sorcellerie en France. Mettre les pieds dans le registre de la sorcellerie renvoie au sujet du pouvoir et à l’usage des connaissances obtenues, puisque nous ne pouvons être qu’envoûteur, désenvoûteur ou envoûté, disait Favret-Saada. D’évidence, nous sommes concernés, et l’auteure d’ajouter qu’ « il ne s’agit pas exactement d’une situation classique d’échange d’information, dans laquelle l’ethnogra-phe pourrait espérer se faire communiquer un savoir innocent sur les croyan-ces et les pratiques de sorcellerie. » (Favret-Saada 1977 : 24), et qu’on ne peut pas « étudier la sorcellerie sans accepter d’être inclus dans des situations où elle se manifeste et dans le discours qui l’exprime. » (Favret-Saada 1977 : 34). Mon statut de praticien vodou potentiel ou de praticien confirmé me confé-rait donc le droit d’en savoir plus et d’en apprendre plus que d’autres sur le vodou, la maladie en Haïti et sa gestion. Mes enquêtes profitaient de cette identité qui orientait chacun sur le type de rapport à entretenir, et les propos qu’on devait et pouvait me tenir.

LE VODOU EST UN SYSTÈME DE SOINS OU UNE ETHNOMÉDECINE

Mes enquêtes et l’analyse des données qui les a suivies me font conclure aujourd’hui que le vodou est un système de soins au sein du pluralisme médico-religieux haïtien. Davantage, je constate qu’il faut l’accepter comme un système de soins aux dimensions magico-religieuses, au lieu de le définir d’emblée comme une religion afro-américaine dont certaines dimensions renvoient à la maladie. Considérant les nombreux auteurs qui ont cherché à faire du vodou une religion à part entière, qui en font la promotion comme religion ou qui ne remettent plus en question cette construction, ma thèse est pleine de provocation. Elle remet en question plus d’un demi-siècle de production socio-anthropologique sur le vodou à la lumière des significations locales que prennent les pratiques, en suggérant une nouvelle approche du phénomène religieux haïtien. Elle présente une autre lecture de cet objet et n’accepte pas simplement que des rituels vodou ont une dimension théra-peutique ou préventive et que le vodou fournit un discours sur la maladie et influence les itinéraires thérapeutiques. Elle va plus loin en définissant cette

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fois le vodou comme une ethnomédecine ou un système organisé de pratiques et de savoirs relatifs à la maladie, aux soins et à la guérison, géré par des praticiens thérapeutes et mobilisé dans des épisodes de maladie.

Évidemment, les faits magiques et religieux ne sont pas exclus et ne sont pas mineurs dans cette ethnomédecine. Au contraire, ils y sont pleine-ment convoqués. L’intention de changer l’ordre des choses et vouloir agir sur des réalités difficiles, des infortunes et des maladies, en mobilisant différents éléments qu’on sait animés de forces, sont au cœur des pratiques thérapeu-tiques et préventives, des pratiques de soins et de guérison. Caractéristique de la magie et du religieux (Samedy 2005), cette visée pratique qui se nour-rit aux sources de l’invisible, du mystérieux et du sacré, anime une part essentielle des activités et des savoirs médicaux vodou. Le geste engagé dans le maintien de la santé, dans la prévention de la maladie ou dans son traite-ment a de quoi puiser dans un champ sacré vodou riche en objets divers (matériaux, liquides et poudres par exemple), en lieux physiques (comme les cimetières, les carrefours et l’habitation familiale), en symboles, en entités (des lwa, des morts et des ancêtres notamment), en rituels, en végétaux et en animaux (préparés pour devenir l’objet de sacrifice par exemple). Pour le dire dans les termes de Mircea Éliade (1970), cette variété d’éléments sont des hiérophanies et manifestent une dimension du sacré dans le contexte haïtien d’aujourd’hui. Pour les Haïtiens et tout particulièrement pour les praticiens vodou, pour des raisons précises et parce qu’on leur attribue une certaine efficacité (nous le verrons), ils sont consacrés et sont des plus disposés à être empruntés afin de transformer le monde visible et matériel de la vie quoti-dienne et ordinaire. De fait et à partir de ces brèves précisions sur le phéno-mène magico-religieux, l’arrimage entre médecine, magie et religion sont immanquables dans le vodou. On ne saurait véritablement réduire le vodou à une seule de ces trois propositions.

Bien entendu, je propose d’appuyer cette présentation du vodou comme ethnomédecine aux dimensions magico-religieuses et de faire la démonstra-tion de cette thèse dans le présent ouvrage. Mais avant de nous engager sur cette voie déjà amorcée dans les pages précédentes à l’aide d’une analyse critique des savoirs produits sur le vodou, revenons sur la définition d’un système de soins qui s’applique selon moi au vodou haïtien. Un rapide survol de la littérature en anthropologie médicale est très utile ici puisque ce domaine de l’anthropologie s’est concentré sur l’étude comparative de systèmes médi-caux qui ont été étudiés pour comprendre la gestion de la maladie et de la santé dans différentes sociétés. Ces systèmes ont notamment été analysés par une anthropologie appliquée à la promotion de la santé qui voulait connaître les pratiques de thérapeutes et déterminer leur efficacité en vue d’intégrer

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différentes médecines dans des systèmes de santé. Dans cette optique, les systèmes médicaux ont surtout été définis à partir de leur contenu et de leurs fonctions. Par exemple, Fabrega a précisé que le système médical :

embraces the knowledge, tradition, guidelines and values that groups have

vis-à-vis illness and disease. It also includes their way of handling disease and

illness, embracing social institutions, health behavior practices and rules, and

identified personnel and structures involved in the delivery of medical care.

[…] This system includes practitioners, organizations of practitioners, ways

in which these carry out their work, places or physical structures where they

practice, and see persons with illness and disease, institutionalized ways of

certifying and passing judgment on the quality of practitioners, legally binding

and politically grounded forms of medical practice regulations, etc. (Fabrega

1977 : 204 et 224)

Foster et Anderson (1978) les a définis comme un complexe de savoirs, de croyances, de techniques, de rôles, de normes, de valeurs, d’idéologies, d’attitudes, d’habitudes, de rituels, de symboles et d’autres éléments qui participent à la gestion des problèmes de santé. Young (1983) a ajouté qu’un système médical était une combinaison de différents éléments (idées, prati-ques, compétences médicales...) où l’on trouvait des secteurs médicaux et des traditions médicales. Quant à Kleinman (1978), il apportait encore d’autres précisions dans un modèle théorique qui devait permettre de comparer ces systèmes. En plus de rappeler et d’organiser leur contenu, de retenir l’agen-cement de trois secteurs de soins (populaire, alternatif et officiel), il énonçait les fonctions des systèmes médicaux, avançait qu’ils devaient fournir une construction culturelle de la maladie, apporter des éléments pour expliquer et classer les maladies, proposer des pratiques thérapeutiques, donner des indications sur les modalités des recours aux soins, indiquer des comporte-ments préventifs, gérer la mort, les maladies chroniques et les résultats des prises en charge.

Si l’on retient de ces auteurs phares que les systèmes médicaux assurent certaines fonctions, comprennent des éléments relatifs à la santé, à la maladie et aux soins, qu’ils sont pluriels, animés et guidés par une vision du monde, simples ou plutôt complexes, il faut aller encore plus loin pour définir les systèmes de soins qui sont des sous-systèmes du système médical. Si nous distinguons le système de soins du système médical, nous ne disposons pas de définition explicite de ces sous-systèmes. Nous devons déduire des auteurs précédents et d’autres comme Landy (1977), Genest (1978) Rubel et Hass (1990) qui se sont penchés sur les ethnomédecines, qu’un système de soins peut être propre à un groupe et faire référence à une tradition médicale par-ticulière, qu’il partage certaines fonctions et certains contenus avec le système

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médical. Plus précisément, j’avance qu’un système de soins est : 1) un ensem-ble organisé, cohérent, ancré socialement et culturellement dans une société donnée ; 2) que cet ensemble est composé - de praticiens reconnus comme des guérisseurs et consultés pour cette raison - de lieux de soins et de prises en charge dans lesquels ses praticiens rencontrent des malades, les traitent et proposent des réponses aux problèmes qu’ils doivent résoudre - de pratiques, de techniques, de protocoles et de savoirs spécialisés, appris et communs aux guérisseurs, qui servent essentiellement à promouvoir la santé, à traiter les maladies et à les prévenir ; 3) qu’il propose des théories sur la maladie (étio-logie, nosographie, diagnostic…) ; 4) qu’il planifie des pratiques thérapeuti-ques, préventives et soignantes ajustées à ces théories ; 5) qu’il indique des comportements qui servent à prévenir la maladie.

LES CHAPITRES DE L’OUVRAGE

Puisqu’ils définissent sur le plan conceptuel ce que j’entends par système de soins, ces critères doivent s’appliquer au vodou pour qu’on accepte la thèse énoncée plus haut. Ils vont donc guider les chapitres suivants et ma démons-tration. Je commencerai alors par présenter le vodou comme un lieu de recherche d’aide qui appartient à un système médical haïtien. Je l’isolerai ensuite pour l’aborder de l’intérieur en posant mon regard sur les praticiens vodou, leurs lieux de travail, leurs savoirs et leurs pratiques qui apparaissent dans des épisodes de maladie. Je procéderai alors en deux étapes : 1) je situe-rai le vodou comme lieu de recours aux soins au sein d’un paysage médical pluriel et, 2) j’orienterai mon intérêt vers les activités des praticiens vodou, leurs pratiques et leurs savoirs médicaux. Dans la première partie du présent ouvrage, des itinéraires thérapeutiques nous conduiront vers la médecine créole haïtienne, la biomédecine et les Églises aux missions de guérison qui sont les trois secteurs de soins du pluralisme médico-religieux haïtien. En circulant dans ces secteurs auprès de multiples thérapeutes, je me concentre-rai sur la place du vodou, sur sa vitalité et son enracinement pour le voir comme un espace de soins de la médecine créole, et pour montrer qu’il est diffusé dans les différents secteurs de soins. Nous verrons effectivement que le vodou et des éléments qui lui sont liés sont présents chez les thérapeutes et dans la variété des pratiques de soins qui composent le pluralisme médico-religieux haïtien.

Dans la deuxième partie, j’ouvrirai les portes du vodou pour entrer dans l’organisation et le contenu de ce système. Je délimiterai les contours et détaillerai les pièces maîtresses qui le composent. Je montrerai que les prati-ciens vodou sont d’abord des thérapeutes et documenterai les modalités qui

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leur permettent d’acquérir des savoirs relatifs à la maladie. Je décrirai ensuite une topographie vodou qui accueille leurs pratiques en donnant certains détails qui témoignent de la dimension soignante de rituels vodou. Mais j’irai encore plus loin que ces rapports évidents entre des phénomènes religieux et la maladie pour explorer un système explicatif de la maladie vodou à travers des scénarios habituellement énoncés par les thérapeutes vodou dans leurs consultations. Nous serons alors dans un système de savoirs directement ou indirectement liés à la maladie, dans un système de savoirs organisés et signi-fiants pour les malades. Le vodou comme système de pratiques soignantes, thérapeutiques et préventives sera un aspect complémentaire du précédent. Nous serons là en pleine description ethnographique de pratiques vodou liées à la maladie, et je n’oublierai pas de livrer ici, et en détails, les significations des réponses proposées par les thérapeutes vodou aux malades.

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