interview - géopolitique et cinéma - voix off n°26
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Le Voix OFF est un magazine de cinéma étudiant. Il est créé par le Pôle Ciné de la Zone Art (BDA de Grenoble Ecole de Management). Son objectif? Vous faire découvrir ou redécouvrir des films, parler des événements du Pôle Ciné, et apporter un peu de culture cinématographique aux étudiants de GEM. Ce mois-ci, en partenariat avec le Festival de Géopolitique de Grenoble organisé par GEM, l'équipe du Voix OFF a voulu parler des frontières. Retrouvez ici l'intégralité de l'interview que nous a accordé M. Huissoud, Directeur du Centre Géopolitique et de Gouvernance de GEM sur les liens entre le cinéma et la géopolitique.TRANSCRIPT
Voix OFF Les Frontières
1|Interview complète
Géopolitique & Cinéma
Quel est le dernier film que vous ayez vu qui
ne soit pas issu d’un pays dit « du Nord » ?
Alors récemment je n’ai vu que des films qu’on
peut qualifier « du Nord » donc je ne suis pas
forcément la meilleure personne à qui poser
cette question. C’est vrai que quand je vais au
cinéma, je préfère aller au cinéma pour me dé-
tendre et du coup j’ai besoin d’un cinéma dont
je comprends les codes. Les derniers films qui
ne soient pas « du Nord » que j’ai vu … ce sont
des films chinois et kazakh. Ce n’est pas habi-
tuel. Ce film chinois c’est Hero et Hero est un
peu particulier parce que c’est un film chinois
sur les codes du cinéma du Nord, même s’il y a
beaucoup de références aux codes du cinéma
asiatique. C’est précisément un film chinois qui
se veut dans les codes du cinéma du Nord et
pour un public du Nord.
Quel est le pays qui vous attire le plus en
termes de cinéma ? Pourquoi ?
Je n’ai pas de préférence pour un pays en parti-
culier, le cinéma américain reste une référence
dans les formes de récit, mais le cinéma chinois
est intéressant, encore une fois. Je trouve le
cinéma japonais souvent très touchant, parfois
un peu sombre. J’aime beaucoup le cinéma
russe, et j’aime beaucoup le cinéma anglais
aussi. Ce qui est intéressant c’est que le cinéma
européen, qui était jugé moribond il y a 20 ans,
aujourd’hui se porte très bien. Des pays qui
avaient quasiment disparu de la scène rede-
viennent des producteurs de contenus de très
bonne qualité. On pense à l’Italie, à la Grande-
Bretagne, à l’Allemagne dans une moindre
mesure. Et puis il y a un cinéma de l’Est égale-
ment assez intéressant, particulièrement dans
les Balkans.
Rappelez-nous, aujourd’hui, quels sont les
pays les plus gros producteurs de cinéma en
termes de quantité de films et de recettes ?
En termes de quantité c’est l’Inde, toujours, qui
est le premier producteur mondial de films.
Selon comment on décompte et toujours en
quantité, la Chine est passée en deuxième posi-
tion, devant les Etats-Unis. Et puis il y a un
pays qui est un très gros producteur et qu’on
ignore complètement en Europe qui est le Ni-
géria. Derrière, le cinéma européen se porte
bien. La France est dans le peloton des 7 ou 8
premiers producteurs. Vous avez aussi
l’Egypte qui est un gros producteur même si
cela a décliné depuis les événements politiques.
En termes de recettes ça reste de très loin les
Etats-Unis, en volume. En termes de bénéfices
pourtant, le cinéma américain n’est pas si bien
que ça. C’est un cinéma qui travaille un peu à
pertes. Les grosses machines hollywoodiennes
ont tendance à accumuler les échecs financiers
depuis assez longtemps.
La recette blockbuster a un peu de mal à se
renouveler et même aux Etats-Unis elle lasse.
C’est intéressant parce que vous avez un forum
national de lancement des films qui se tient à
Las Vegas tous les ans dans lesquels les compa-
gnies testent leurs projets de sorties pour l’an-
née auprès d’un public assez varié mais surtout
auprès d’un public jeune ; première cible du
cinéma disons « d’entertainment » américain.
J’avais lu dans le reportage du Monde sur ce
salon que beaucoup de films avaient été très
vertement critiqués par ce public auquel ils
s’adressent qui disait « nous on a déjà vu tout
ça », « je ne paierai pas pour aller voir une
énième version de tel scénario ». Ils ont beau-
coup de mal à se renouveler. En plus avec la
crise qui a eu lieu il y a quelques années avec
les scénaristes, aujourd’hui, en gros, il n’y a
plus de scénaristes externes à la production
proprement dite : cela leur a fait beaucoup de
mal. Mais c’était prévisible dans la mesure où
le scénariste avait le mérite d’apporter néces-
sairement quelque chose qui était externe à la
rationalité du producteur. Là ils sont rentrés
dans une logique d’amenuisement des risques
en se disant « on va faire des films dont on sait
que leur trame fonctionne », mais du coup ils
répètent toujours la même trame. Ils se sont
laissé intoxiquer aussi par les possibilités tech-
niques offertes par les techniques numériques
aujourd’hui. Ils ont tendance à faire des films
où le spectacle se limite à l’image. Mais le ciné-
ma c’est d’abord un récit et ça ne peut durer
que si ça reste sur le mode du récit.
Pour rebondir sur les clés réutilisées à Holly-
wood, pensez-vous qu’Hollywood soit une
industrie qui développe une vision déjà obso-
lète au vu de l’évolution des rapports de force
géopolitiques ? (Homeland, les Marvel)
C’est en effet une question qu’on peut se poser.
Ce qui est intéressant c’est l’évolution du ciné-
ma américain depuis le début des années 2000.
C’était un cinéma assez propagandiste. C’était
un cinéma porteur d’une image assez auto-
satisfaite globale ; il y avait des exceptions,
mais c’était une image auto-satisfaite de l’Amé-
rique, de ses valeurs, de son projet, de son his-
toire aussi. C’est devenu un cinéma de plus en
plus à rebours des valeurs supposées acquises
de l’Amérique, dénonçant leur absence. C’est
une évolution assez intéressante. Le fait, no-
tamment, qu’on revienne sur les films de super
-héros.
Les super-héros sont nés dans les années 1929
pour redonner confiance à l’Amérique. Je crois
que ce n’est pas un hasard si on les voit revenir
massivement dans l’édition cinématogra-
phique, parce que je pense que l’Amérique a un
gros problème d’identité. Je pense que les
Monsieur Jean-Marc Huissoud, directeur du centre
d’études en géopolitique et gouvernance à GEM a
accepté de nous parler de cinéma. Et on a adoré !
Propos recueillis par Flora Goldgran
années Bush lui ont fait très mal en termes de
confiance en elle. Et puis, de nouveau, depuis
le 11 septembre 2001 en particulier, ils sont
sans doute aussi dans une attitude beaucoup
plus paranoïaque qu’ils n’étaient avant.
Ce qui m’amène à vous demander dans quelle
mesure le cinéma tord-il la réalité pour servir
une idéologie ?
Ca va dépendre des cinémas aussi. Il y a des
cinémas qui relèvent de l’industrie de la cul-
ture indépendante et souvent anti-institutions.
En France on est très forts là-dessus pour faire
des films financés par fonds publics qui dénon-
cent l’environnement dans lequel ils se produi-
sent. Mais il y a une déformation de la réalité
puisqu’on est dans le récit que le récit est né-
cessairement un éclairage particulier par rap-
port à des événements. Cet éclairage peut être
volontaire, évidemment. Le film peut être orga-
nisé volontairement pour donner cet éclairage-
là. Ça a été tout le cinéma américain de la pé-
riode Regan qui était d’ailleurs largement fi-
nancé par des fonds qui relevaient du Penta-
gone. On a ce phénomène en France un petit
peu parce que quand on voit sortir en grande
pompe dans les événements récents des films
qui ont tendance à vouloir réaffirmer le coté
multiculturel, le coté tolérant de la République
française au moment où il est contesté par un
certain nombre de gens extrémistes. Ce n’est
pas un hasard qu’on fasse le buzz sur certains
films aujourd’hui et pas sur d’autres. Ce n’est
pas du tout un hasard.
Le cinéma a toujours été une prise de position.
Ca a toujours été quelque chose qui véhiculait
un imaginaire positif ou négatif sur le pays
dont il parle, ou sur l’événement dont il parle.
Par rapport à ce point, est-ce que les cinéastes
n’ont pas une responsabilité ? Est-ce vraiment
le rôle du cinéma que de dénoncer des réali-
tés ?
Il y a une responsabilité des cinéastes comme il
y a une responsabilité de tout producteur
d’imaginaire ou de discours. On ne peut pas,
dans le cinéma, se contenter de vouloir être
dans un discours de provocation, dans un dis-
cours d’affirmation. Après, c’est un débat.
Vous avez un cinéma qui est un cinéma d’enter-
tainment. C’est un cinéma de plaisir, de spec-
tacle, qui se considère comme tel. C’est grosso
modo le cinéma américain, avec des réserves
parce que ce n’est pas exclusif d’un certain dis-
cours idéologique, mais c’est d’abord le spec-
tacle qui est conçu. Et puis il y a un cinéma qui
se veut intellectuel, engagé, dénonciateur, édu-
cateur. Est-ce que c’est une bonne ou une mau-
vaise chose ? En tous cas c’est une prise de res-
ponsabilité et je ne suis pas sûre que tous les
cinéastes qui s’engagent dans ce type de ciné-
ma sont conscients de leurs responsabilités et
ne se surévaluent pas comme porteurs d’un
discours qui vise à « éclairer les masses ». Hé-
las, chez beaucoup de réalisateurs dans ce type
de discours, cela relève beaucoup plus d’une
forme de mégalomanie que d’une forme de
sentiment d’outrage ; mais il y en a des vrais
intelligents dans le film de dénonciation, dans
le film politique, dans le film social. Quand
vous voyez un film comme Redacted c’est très
dur, c’est engagé, ça dénonce les choses, mais
c’est fait intelligemment. C’est fait de manière
très intelligente. Syrianna c’est intéressant la
prise de position que ça impose à celui qui voit
le film. Good Night and Good Luck est un film
extraordinaire sur comment à moment donné
aux Etats-Unis il a fallu défendre la liberté
d’expression face au Maccarthysme et face à la
chasse aux sorcières. Comment un système qui
était en train de devenir totalitaire dans un
contexte paranoïaque, qui n’est pas sans rappe-
ler celui d’aujourd’hui et qui était relativement
accepté par la population, a pu s’effondrer
parce qu’un certain nombre de journalistes ont
voulu faire leur travail malgré tout, malgré les
pressions et un certain nombre de choses.
Il y a une responsabilité et je pense que beau-
coup de cinéastes ne sont pas à la hauteur de
cette responsabilité. Mais le cinéma, nécessaire-
ment, en tant qu’œuvre littéraire, nécessite
quelque chose qui vient des tripes du cinéaste.
On ne peut pas lui en vouloir de vouloir mettre
quelque chose auquel il croit dans un texte. Le
problème c’est qu’après on se retrouve dans
deux cas de figure : soit votre film n’est vu que
par des gens qui voient déjà la même chose que
vous, ça va les conforter et ça a relativement
peu d’intérêt et surtout ça risque de ne pas être
rentable. Soit vous avez un film qui fait rire
parce qu’il aborde de manière, certes polé-
mique, certes avec un éclairage, des questions
qui touchent tout le monde mais qui laissent
aussi le spectateur libre de construire sa ré-
flexion sur ce qu’il propose.
Le cinéma est une industrie avec une diffu-
sion relativement globalisée… avec une ré-
ception parfois violente. Exodus interdit en
Egypte, L’interview qui tue dont la sortie a
failli être annulée... La réaction des Autorités
est-elle disproportionnée par rapport à l’im-
pact du contenu des films ? Est-elle effi-
cace dans son intention ?
A partir du moment où il y a un risque de
trouble à l’ordre public c’est de la responsabili-
té des Autorités d’éviter ce trouble à l’ordre
public. Le discours de certains qui diraient que
les débordements qu’il peut y avoir face cer-
tains discours montrent que « les gens n’ont
pas compris », « sont des crétins » et que « leur
réaction est injustifiée » n’ont pas compris que
c’est eux qui ne savent pas communiquer. Un
public il a une sensibilité, quoi qu’il en soit.
Quand on lui parle, on lui adresse quelque
chose. On lui adresse de l’émotion, on lui
adresse un raisonnement, et la moindre des
choses quand on s’adresse à un public c’est de
ne pas lui faire l’injonction de devoir penser
contre ses valeurs et contre sa sensibilité. C’est
ce qu’on disait tout à l’heure sur le cinéma pro-
vocateur. On n’est pas exactement dans la
même position par rapport au cinéma partout
dans le monde. Le cinéma, dans beaucoup de
pays du Sud, c’est quelque chose qui porte
beaucoup plus que la presse car beaucoup de
gens restent illettrés, parce que, parfois, dans le
cinéma peut s’exprimer des opinions qui ne
sont pas possible d’exprimer dans les médias,
même de manière discrète. Vous savez, parfois
3|Interview complète
les systèmes de censure ne sont pas toujours
aussi intelligents que les cinéastes et parfois ils
laissent passer les choses sans comprendre ce
qu’ils sont en train de laisser passer. On est
dans des sociétés où le rapport à l’oral reste
fortement valorisé et ce qui est dit, même sur
une pellicule, est quelque chose qui est perçu.
En Europe on a tendance à croire que quelque
chose est vrai parce que c’est écrit, mais c’est en
Europe. Dans le monde arabo-musulman, en
Asie du Sud, dans quasiment tout le continent
africain, l’oral est sacré. On ne dit pas n’im-
porte quoi, on fait attention à ce qu’on dit. Cela
pose pas mal de problèmes aux Européens qui
sont confrontés à ces cultures : nous quand on
dit quelque chose on l’oublie tout de suite alors
que eux sont capables de vous dire 6 mois plus
tard, à la virgule près, ce que vous avez dit,
parce qu’ils sont entrainés à mémoriser le dis-
cours.
Pour en revenir à l’exemple d’Exodus, pour moi
c’est un film « inacceptable » certainement pas,
« à grand spectacle » oui. C’est un film qui
parle d’une mythologie religieuse. En Europe,
une mythologie religieuse, c’est une mytholo-
gie. Au Moyen-Orient, une mythologie reli-
gieuse ce n’est pas une mythologie, c’est un
récit d’une vérité divine. C’est quelque chose
avec laquelle on ne joue pas. Exodus, on peut le
prendre comme une désacralisation du récit de
l’Exode. C’est un récit biblique et je rappelle
qu’il est commun à la chrétienté, à l’islam et au
judaïsme. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’est pas
connu et pas acceptable en tant que tel. Soit
c’est un film qui le désacralise en en faisant un
grand spectacle, ce qui est, je crois, l’intention
du réalisateur, soit c’est un film à la gloire d’un
groupe, les Hébreux, aujourd’hui associés à
Israël. Il est certainement un peu insultant pour
l’Egypte. Ce qui est intéressant dans Exodus
c’est ce qu’il n’y a pas. Il y a le récit du peuple
Hébreu allant à la terre promise dans un con-
texte où les relations arabo-israéliennes ne sont
quand même pas au particulièrement sereines.
Donc ça peut être pris comme une affirmation
du droit divin d’Israël en tant qu’Etat représen-
tant la communauté juive sur un territoire don-
né qu’elle peut revendiquer de droit divin.
Puisque c’est Dieu qui lui a donné, elle n’a pas
à discuter avec les gens, et en particulier avec
les Palestiniens donc. Ce n’est peut-être pas ce
qu’a voulu dire le réalisateur mais c’est fran-
chement ce qu’a pu être pensé par une rue mu-
sulmane très sensible à ces questions-là. Et puis
ce qu’il n’y a pas c’est la suite de l’Exode. Là,
on a la partie héroïque du peuple Hébreu qui
fuit l’oppression et qui va rejoindre la terre
promise avec l’aide de Dieu. On n’a pas la par-
tie suivante qui est la conquête de cette terre
promise sur ses occupants précédents qui ne se
fait pas dans la joie et la bonne humeur. Mais
bizarrement cette partie, elle, n’existe jamais
nulle part dans le récit. Encore une fois, je ne
prétends pas que le réalisateur ait voulu faire
un film de propagande pro-israélienne ou pro-
sioniste. Je pense qu’il a voulu faire un film qui
aille dans les canons généralement représentés
de l’Exode parmi entre autre le public israélien,
mais d’une manière générale le monde occi-
dental, sans se rendre compte que ces canons
de la représentation, ces interdits du discours,
sont absolument inverses dans le monde mu-
sulman et donc susceptibles de déclencher des
réactions extrêmement violentes.
Sachant qu’aujourd’hui, partout dans le
monde, tout le monde voit le même cinéma. Un
film a vocation à être vu par tout le monde. Le
seul problème c’est que les Américains ont pris
l’habitude de faire des films à l’américaine sans
critique parce qu’il n’y avait qu’eux, finale-
ment, sur le marché international. Ce n’est plus
le cas du tout aujourd’hui. Il y a les codes du
cinéma arabe, les codes du cinéma israélien, les
codes du cinéma iranien, chinois… qui sont
tout aussi exportables même s’ils ne sont pas
forcément faciles à comprendre. Ils sont aujour-
d’hui parfaitement maîtrisés par des généra-
tions de cinéastes qui sont largement aussi
bons que ceux qu’on trouve à Hollywood. Le
cinéma américain n’est plus tout seul. Il y a eu
une période (les années 50-60) où le cinéma
c’était « américain ». D’abord parce qu’on avait
plus le droit de regarder le cinéma allemand
parce qu’il avait été produit par le régime nazi,
et parce que le cinéma soviétique avait ses li-
mites. Il n’y avait plus de grands films sovié-
tiques depuis les années 30 parce qu’il y avait
eu les purges staliniennes qui avaient touché ce
milieu-là. Donc il n’y avait que le cinéma amé-
ricain et ce n’est plus le cas aujourd’hui.
C’est comme la publicité, les « trucs » pour
faire passer le message, le public s’en vaccine.
Le modèle de discours américain, on a telle-
ment l’habitude de le voir qu’aujourd’hui on
arrive à passer outre parce qu’on voit les fi-
celles. Il y a une confrontation d’un cinéma qui
se veut global à un paysage culturel internatio-
nal extrêmement diversifié. Il n’y a plus de
cinéma pour tout le monde sans risquer de
provoquer des troubles à l’ordre public. On
retombe sur la question : oui, le rôle des Etats
est d’éviter que le cinéma soit le prétexte à un
déchainement de violence. On a eu le même
problème en France, rappelez-vous, avec des
films comme La dernière tentation du Christ par
rapport à certains milieux catholiques.
On a été étonnés en 2014 de voir que la Palme
D’Or était Winter Sleep qui a plutôt endormi
le public… il y a une grosse suspicion à pro-
pos du rôle de la nationalité – turque – de son
réalisateur vu que la Turquie est au cœur d’un
débat en Europe. Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est pas un hasard. Le jury du Festival de
Cannes, à quelques exceptions près, s’est tou-
jours donné le droit de valoriser un cinéma
qu’il jugeait nécessitant de recevoir une lu-
mière que le marché du cinéma ne lui donnait
pas. Et ça c’est normal. De favoriser des films
qui ne passent pas nécessairement par les
grands circuits de distribution, de faire valoir
un cinéma qui vient d’ailleurs et qu’on connait
mal, c’est une promotion qui, dans ce sens, se
justifie. Mais il y a aussi une prétention à vou-
loir prendre position dans les débats de société,
dans les débats politiques. On pourrait parler
dans un cadre similaire des prix Nobel de litté-
rature qui sont aussi l’objet de négociations qui
n’ont rien à voir avec la qualité des ouvrages –
5|Interview complète
qui est toujours bonne, mais ce n’est pas facile
de passer d’un code à l’autre. Soit on va donner
un prix à un film qui est neutre parce qu’on
n’arrive pas à départager pour des raisons
d’influence de pouvoir au sein de la commu-
nauté cinématographique, des grandes majors
du marché, ou selon des considérations autres
(politiques & démocratie), donc on va le don-
ner à quelqu’un « qui ne gêne personne ». On
ne va pas le donner à quelqu’un va entraîner
une réaction d’une partie de la communauté.
Ils avaient essayé avec Kechiche en 2013
Oui. Je n’ai pas d’opinion sur le film [La vie
d’Adèle]. C’est très bien joué, c’est incontesta-
blement très professionnel, et ainsi de suite. Par
contre, je pense que ce n’était pas au Festival de
Cannes de prendre position dans le débat, à
l’époque, sur le statut des couples homosexuels
dans la société française. Je pense que ça a plus
desservi la défense de cette cause-là que ça ne
l’a servi, mais bon, ça, c’est mon opinion. Mais
en tous cas ça manifeste le fait qu’effective-
ment, un peu partout dans le monde et les
Etats-Unis en premier, la communauté du ciné-
ma se veut une communauté citoyenne qui
propositionne sur les grandes causes et les
grands débats de société. Est-ce que c’est son
rôle ? Je ne sais pas. Je pense que ce n’est pas
son rôle intrinsèque. Après, je peux com-
prendre qu’un acteur ou un cinéaste, ou une
personne dans un comité de sélection dans un
jury, puisse penser qu’elle a une influence au-
près du public et que, compte tenu de ses
croyances, ce serait criminel de ne pas utiliser
cette influence pour faire avancer ce qu’elle
estime être une juste cause. Maintenant, le
risque, c’est que vous preniez à rebrousse-poil
une partie de votre auditoire. On retombe en-
core sur la question de la responsabilité. Mais il
y a une vraie diplomatie du cinéma, avec des
pays qui ont des stratégies. Je parlais d’Hero, il
a été produit par le gouvernement chinois pour
proposer un film universel parlant et justifiant
un discours politique chinois. C’est un film de
propagande extrêmement subtil parce que
quand vous êtes occidental si vous ne connais-
sez pas les codes du cinéma chinois et les codes
de la symbolique chinoise, vous passez com-
plètement à côté, vous vous dites « ah oui, c’est
un joli film ». C’est vrai c’est très beau, mais
c’est pas du tout l’objet, c’est pas du tout une
œuvre de poésie, c’est un discours politique.
D’ailleurs je pense que son principal public
était la diaspora chinoise hors de Chine. Ce
film avait d’ailleurs été primé à Cannes parce
qu’il était chinois et que c’était l’arrivée d’un
nouvel acteur.
La Turquie a eu une diplomatie du cinéma. A
travers le cinéma qui est effectivement plutôt
destiné au monde arabo musulman elle pro-
meut un mode de gouvernance, un mode de
société, qui fait d’ailleurs des dégâts dans les
relations intergénérationnelles dans un certain
nombre de pays du Proche et du Moyen
Orient. La Turquie montre qu’on peut être
dans un pays musulman, avoir une jeunesse
relativement émancipée, vivre bien, régler les
problèmes de relation avec les générations plus
anciennes avec des récits qui tournent toujours
autour de la famille conservatrice et inquiète et
des jeunes qui veulent une modernité mais qui
respectent aussi et leur famille et le cadre mo-
ral. Cette dispute intrinsèque intergénération-
nelle va se résoudre parce que les anciens vont
comprendre que les jeunes ne vivent plus dans
le même monde qu’eux et les jeunes vont com-
prendre que les valeurs des anciens les ont
structurés et on va trouver un consensus. Ce
serait en Inde on finirait par un ballet et un
opéra. Là aussi, c’est un code complètement
incompréhensible pour les pays occidentaux.
Et pourtant il y a une vraie dynamique pour
l’Inde d’exister aussi dans le cinéma, là aussi
parce qu’elle a une forte communauté à l’étran-
ger, ça aide, et de montrer qu’elle sait faire des
choses.
L’Egypte a eu une diplomatie du cinéma qui
contrait un petit peu celle de la Turquie et qui
aujourd’hui est plutôt en déshérence.
L’Iran a un cinéma qui rentre un petit peu dans
cette logique-là. La Russie a fait des tentatives
mais ça ne marche pas très bien parce qu’ils
font du mauvais Hollywood quand ils essayent
de faire ça.
Le Brésil a progressé. La production cinémato-
graphique brésilienne ou mexicaine est une
arme diplomatique, comme le sont pour le
même type de pays ses ambassades, ses relais
culturels, la musique. Le cinéma c’est une fa-
çon, non pas de donner une propagande, mais
de donner une image positive d’un pays, de
montrer que, quoique vous en pensiez à l’exté-
rieur, il se passe dans ce pays des choses sym-
pathiques, biens, que les gens sont heureux,
qu’il y a des questions de politique et sociales
aigues mais qu’on en tient compte et qu’on
n’est pas braquées sur des positions conserva-
trices ou absolues. Parfois, c’est pour dire
qu’on a une longue histoire ; Toutes ces straté-
gies cherchent à donner une certaine image.
Je parlais du cinéma américain des années 50-
60 : au sortir de la deuxième guerre mondiale,
les Etats-Unis ont donné le ton là-dessus en
voulant faire de leur cinéma la fabrique d’une
image positive vis-à-vis des populations dont
ils voulaient l’appui politique, dans un con-
texte où les partis communistes étaient très
forts, notamment en Europe occidentale. Ils ont
voulu faire connaître les Etats-Unis, le rêve
américain, évidemment en masquant toute une
série de choses. C’était concrètement construit
pour donner une opinion positive de leur pays
à une population de pays dont ils voulaient
garantir l’alliance. Et on est toujours dans cette
discussion-là.
7|Interview complète