intervention de jp vettovaglia 22 fevrier 2013
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COLLOQUE A.I.S.D.E.C.
INFORMATION ET RENSEIGNEMENT A L’ AUBE DU XXIème SIECLE
LES CONFLITS, LEUR PREVENTION, LEURS DETERMINANTS
ET L’ACCES A L ‘INFORMATION
par
JEAN-PIERRE VETTOVAGLIA
« Aucune tâche ne revêt autant d’importance pour l’ONU que la prévention et le règlement des conflits »
Kofi Annan, « Dans une liberté plus grande », Rapport 2005
« Les effets sont si loin des causes que personne ne voit la liaison », Paul Valéry
« Le plus grand dérèglement de l’esprit consiste à voir les choses telles qu’on le veut et non pas telles
qu’elles sont », Bossuet
« Si vous êtes trop lâche pour regarder ce monde en face afin de le voir comme il est, détournez les yeux »,
Georges Bernanos
« Si tu veux que le vrai ne te soit pas caché, retourne entièrement l’histoire en son contraire »,
L’Arioste, Le Roland Furieux
« Dieu a créé les Etats-Unis d'Amérique pour dominer le monde »
Le candidat Romney, pendant la campagne 2012
Ma conférence est assez éloignée du politiquement correct. Elle constitue en fait une tentative
de déconstruction de la réalité des relations internationales1. En passant en revue toutes les
solutions que l’on peut envisager pour prévenir ou résoudre un différend, une crise ou un
conflit interétatique ou infra-étatique, l’on retiendra en priorité quatre d’entre elles : la
médiation, la prévention précoce avec l’alerte précoce, les sanctions et la recherche des vrais
déterminants des crises. Curieusement chacune d’entre elle possède un rapport très différent à
l’information. La médiation souffre d’un manque d’information sur les sources des conflits
qu’elle se targue de résoudre. L’alerte précoce croule au contraire sous une pléthore
d’information. Les sanctions font très peu l’objet d’information. Quant aux déterminants des
crises, leur étude reste confidentielle. Leur rapport au temps est également différent. La
médiation n’en a pas assez, elle se joue trop souvent sur le court terme. L’alerte précoce en
dispose à profusion. Le rapport au temps des sanctions est important mais très délicat. Les
déterminants des crises se vivent sur le long terme de la géopolitique.
1 On a plaisir à mentionner dans cette catégorie deux auteurs français exceptionnels, Gérard Prunier et son
remarquable « Africa’s World War, Congo, the Rwandan Genocide, and the making of a continental
catastrophe », Oxford University Press, Londres, 2009, 529 p. et Serge Michailof, qui, avec Alexis Bonnel, a
publié une rare somme d’analyses dans « Notre Maison brûle au Sud, Que peut-on faire de l’aide au
développement ? », Fayard/Commentaire, Paris, 2010, 367 p.
2
1.- Quelques rapides retours en arrière
Par deux fois en cinquante ans, notre communauté des Etats a pu croire s’être
débarrassée de toute conflictualité : en 1945, après la Deuxième guerre mondiale et en
1989/1991 à la fin de la guerre froide avec la chute de l’URSS et de son empire.
L’effondrement du communisme fut à l’époque interprété comme une obsolescence de
toute conflictualité. La fin de l’histoire annoncée par la défaite du communisme et
Francis Fukuyama ne s’est pas réalisée. Certes, entre 1990 et 2001, le nombre des
conflits a baissé dans le monde. Néanmoins la dureté de certains conflits africains
comme en Sierra Leone ou au Liberia, les crimes de guerre commis dans l’ex-
Yougoslavie ou les massacres de plus de huit cent mille personnes au Rwanda en un
mois, en 1994, ont témoigné de la nécessité de se reconvertir au réalisme implacable
des relations internationales.
1.1 Préambule et article 1 de la Charte des Nations Unies
Les Nations Unies sont nées en 1945 de la résolution des peuples « à préserver les générations
futures du fléau de la guerre » et à pratiquer à ces fins « le maintien de la paix et la sécurité
internationales ». Dès le préambule de la Charte, le ton est ainsi donné. L'article 1 stipule que
le premier but des Nations Unies est de « maintenir la paix et la sécurité internationales » et
de « prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d'écarter les menaces à la
paix ». Elle se donne pour tâche de « réaliser, par des moyens pacifiques, conformément aux
principes de la justice et du droit international, l'ajustement ou le règlement des différends ou
de situations, de caractère international2, susceptibles de mener à une rupture de la paix ».
1.2 Le chapitre VI sur le règlement des différents
Ce chapitre de la Charte énumère les solutions de règlement des conflits :
1.21 la négociation
Il faut tout de même se rappeler que le Congrès de Vienne avait à régler le sort de l'Europe et
qu'il le fit en huit mois de négociations avec près de 300 délégations. La négociation est le
moyen idéal de régler un conflit, avant qu'il n'éclate ou après qu'il ait éclaté. Et là nous avons
affaire à un nouveau paradigme : jusqu'au 11 septembre 2001, on se parlait naturellement
entre amis et la diplomatie était fort justement réservée à ses ennemis. Après cette date, l'on
doit utiliser la diplomatie entre amis et l'on ne négocie plus avec ses ennemis. On les menace,
on les sanctionne, on les bombarde (« chirurgicalement »), on leur envoie des drones3. On
négocie en secret.
2 La Charte ne pouvait pas prévoir l’obsolescence des guerres interétatiques et la prolifération des conflits intra
ou infra-étatiques dont elle ne parle pas en conséquence. 3 A propos de drones, on ne sait rien de l’autorité qui valide pour le Pakistan et le Yémen les actes de guerre que
sont les « kill lists » des drones américains pilotés depuis le Nevada. Les Américains, au nom de leur lutte contre
le terrorisme, suppriment des humains sans jugement et en territoire étranger. On ne sait pas qui décide qui doit
être tué, dans quelles circonstances un drone sera utilisé, ni par quelle agence (CIA ou Pentagone ou les deux).
On ne connaît pas le niveau de cette validation ni les procédures de contrôle pour autant qu’elles existent, ni les
juridictions responsables. La presse européenne ne s’en préoccupe pas. Elle a autant parlé de Guantanamo qui
était une prison qu’elle ignore l’usage de la force autrement plus léthale. Selon certaines sources un « playbook »
(sorte de mode d’emploi ) serait à l’étude qui poserait cependant un certain nombre de difficultés. L’on peut
noter que quelque 425 opérations ont eu lieu entre le Pakistan, la Somalie et le Yémen qui auraient tué plus de
3000 personnes.
3
Les contacts entre les Etats-Unis (+ Groupe des 5) et l'Iran, par exemple, sont secrets, ce qui
permet aux dirigeants iraniens de contrôler leur discours en affirmant à leur peuple qu'il subit
des sanctions injustes en raison de l'intransigeance et de l’agressivité des Américains. Des
négociations ouvertes avec des prises de position publiques comme par le passé seraient sans
doute plus efficaces. Il y a des réseaux sociaux partout sauf en Corée du Nord et des gens
font entendre leur voix. Il faut recréer les conditions propices à une diplomatie sur la place
publique en essayant de contourner les dirigeants en s'adressant à leur population. Comme
l’on voit, il y a là un rôle politique majeur pour l’information. Et de se poser la question de
savoir à qui profite la manipulation de l’information. Dans tous les cas, elle rallie la
population iranienne autour de ses leaders.
1.22 l’enquête
Elle est tombée en désuétude. C’est d’ailleurs à une enquête onusienne sur le pilonnage d’un
poste d’observation de l’ONU au Sud-Liban (Qana), où s’étaient regroupés des réfugiés, par
l’artillerie israélienne que le SG Boutros Boutros-Ghali doit sa non-réélection pour cause de
veto américain. BBG voulait soumettre un rapport écrit sur le sujet au Conseil de Sécurité et
Madeleine Albright voulait l’empêcher. En un tournemain, le « meilleur Secrétaire général »
(Madeleine Albright dixit) devenait persona non grata par un effet pervers de l’information,
une information qui nuisait au Maître du monde et à son allié israélien.
1.23 la médiation
Nous y reviendrons en détail ci-dessous.
1.24 la conciliation
L'Agenda déposé sur le sujet de la démocratisation des relations internationales par le
Secrétaire général des Nations Unies Boutros Boutros-Ghali a été un échec retentissant.
La conciliation est pourtant un aspect de la solidarité entre pays souverains et égaux. Mais
tout s'y oppose dans les relations internationales. La Fontaine aura encore longtemps raison :
« selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou
noir ». Le monde de l'après-guerre mondiale et celui de la guerre froide ont consacré la
domination des deux super-puissances et laissé intacte la composition du Conseil de sécurité.
Le passage d'un monde bipolaire au monde unipolaire de la seule hyper-puissance n'est pas
propice non plus à une vision démocratique ou conciliante des relations internationales.
1.25 l’arbitrage
Assez rare dans le domaine des relations internationales. Nous n’allons pas nous y attarder.
1.26 le règlement judiciaire
Les problèmes de la justice pénale internationale ne vont pas retenir notre attention cette fois-
ci.
1.27 le recours aux organismes ou accords régionaux
4
Il est prévu au chapitre VIII de la Charte (articles 52, 53 et 54). Les Nations Unies ont paru
s’en féliciter. Toutefois, la plupart de ces accords régionaux ou commissions régionales sont
fragiles, mal équipés, sans ressources humaines adéquates, sans véritable force de persuasion,
sans pouvoir de coercition, sans argent et généralement inefficaces. Ils n’ont que des capacités
limitées.
1.28 d’autres moyens pacifiques
Au cours du développement des notions de prévention des crises et des conflits, l’on en est
arrivé à accorder une attention démesurée à la notion d’alerte précoce. Nous allons y revenir
dans le détail.
Parmi les autres moyens, mentionnons :
Dieu ?
L'Eglise apostolique romaine dans sa « Documentation catholique » et à propos des défis de la
paix apporte sa solution : « la promesse de Dieu »4... Plus concrètement, le Centre inter-
religieux de Kaduna compte lui aussi sur Dieu : « la paix est divine, prêchez-là ». Le pasteur
James Wuye et l'Imam Ashafa ont gagné bien des adeptes en citant tout ce qui dans les
Ecritures (Bible et Coran) est pertinent pour la paix. Avec de multiples succès, quoique
toujours relatifs. Et le Prix Jacques Chirac pour la prévention des conflits. Mais son impact
reste plutôt limité au centre du Nigéria et ses résultats restent fragiles.
On notera aussi dans ce contexte les travaux de Hans Küng5
La paix des braves
Vieille notion, mais concept intéressant. Pour cela, il faut des hommes d'Etat exceptionnels
des deux côtés. On n'en voit plus de cette trempe depuis longtemps. L'on pense évidemment
au conflit israélo-palestinien et au chemin emprunté qui a mené les parties jusqu'aux accords
d'Oslo. Le monde de demain ne sera vraisemblablement pas un monde de paix. Les passions
qui composent la nature humaine continueront de faire vivre la politique.
Ne rien faire peut être une solution
Effectivement, dans certains cas, les courbes démographiques changeront la donne quasi
automatiquement. Dans trente ou cinquante ans, il est fort probable que nous compterons plus
d'Israéliens arabes que d'Israéliens juifs...par exemple, non sans conséquences. La diminution
du poids démographique de la communauté serbe au Kosovo est, pour beaucoup, dans
l’explication des violences des années 80 et 90.
L'imagination au pouvoir
Le tennis de table cher à Nixon et à son voyage en Chine a fait des émules : l'Arménie et la
Turquie se sont essayées, sans succès il est vrai, aux matches de football assortis d'invitations
présidentielles6 . Les Secrétaires généraux successifs ont été particulièrement prolixes dans
4 « The challenge of peace » (le défi de la paix :la promesse de Dieu et notre réponse), Documentation
Catholique, 1983, pp. 715-762 5 voir Hans Küng, « Projet d’éthique planétaire : La paix mondiale par la paix entre les religions, Paris, Seuil,
1991 6 Sur cette diplomatie du football, voir Hayk Demoyan, « La question arméno-turque : poids du passé et
conséquences des ambitions géopolitiques », in Vettovaglia Jean-Pierre (édit.), « Les Déterminants des crises
5
l’invention de toutes les formules possibles et imaginables susceptibles d’apporter une
solution au conflit de Chypre. Sans succès.
1.3 Le chapitre VII (menace contre la paix, de rupture contre la paix et d’actes
d’agression)
Le Conseil de sécurité peut faire des recommandations ou prendre des mesures préventives ou
coercitives.
1.31 L’article 41 mentionne parmi les mesures préventives n’impliquant pas l’usage
de la force armée l’interruption complète ou partielle des relations économiques et
des communications, ainsi que la rupture des relations diplomatiques. Nous
reviendrons sur les sanctions ci-dessous.
1.32 le recours à la force et des mesures de blocus.
Elles sont mentionnées ici pour mémoire. Ce sont les articles 42 et suivants de la
Charte qui ne vont pas nous occuper aujourd’hui.
Nous venons de faire le tour de tous les moyens évoqués par la Charte des Nations Unies afin
d’assurer un règlement pacifique des différends et même de quelques autres... Nous allons
revenir sur les principaux d’entre eux, ceux à qui l’on recourt le plus souvent,
indépendamment de leur taux de succès : la médiation, la prévention précoce avec l’alerte
précoce et les sanctions, après une brève description des catégories de conflits.
1.4 Catégories de conflits
1.41 les conflits interétatiques
Concentrons-nous sur l’Afrique francophone, puisque c’est là que l’on retrouve le plus grand
nombre de conflits en cours.
Les guerres n’opposent plus que rarement des armées nationales, exceptions faites des guerres
entre l’Erythrée et l’Ethiopie qui ont été des guerres « westphaliennes », avec tranchées et
blindés et revendications territoriales.
1.42 les nouveaux conflits
Les conflits armés africains sont dorénavant internes aux Etats. Ils différent :
-selon leur dimension territoriale :
Les conflits s'articulent désormais aux réseaux régionaux et internationaux, notamment à la
mondialisation criminelle. Il y a emboîtement d’échelle du local au global. Tel est
effectivement le cas des quatre grands conflits du Soudan (Darfour, Soudan et Soudan du
Sud), de la Somalie, de la RDC et du Nord Mali. Et en Syrie aussi.
-selon leur mobilité :
Les conflits sédentaires font place aujourd’hui aux conflits nomades et transfrontaliers ; ils
résultent des déplacements de populations, des identités transfrontalières, des sanctuarisations
de rebelles au-delà des frontières (par exemple entre le Darfour et le Tchad), des ondes de
chocs liés à des génocides (par exemple au Kivu après le génocide de 1994 des Tutsis au
et nouvelles formes de prévention », Bruylant, Bruxelles, (à paraître en 2013)
6
Rwanda). Selon Doyle et Sambanis (2000), un pays a trois fois plus de risque d’être confronté
à une guerre civile si ses voisins sont en conflit. La fragilité et la vulnérabilité des Etats sont
en interrelation avec la vulnérabilité des régions et notamment des espaces transfrontaliers.
Les conflits nomades se caractérisent par des contagions. Le conflit du Libéria s'est ainsi
déplacé en Côte d'Ivoire du fait notamment de la mobilisation des soldats désœuvrés. La
Guinée Bissau, ensuite, est déstabilisée par la rébellion casamançaise qui y a organisé sa base
arrière. Le contrôle du Nord Mali par le MNLA, Ansar Eddine, le Mujao et Aqmi résultait
largement de la chute de Khadafi en Libye en 2011 avec le retour des mercenaires et des
armes qui menacent l’ensemble de l’arc saharo-sahélien.
-selon leur financement:
Ces financements sont le fait des Etats sponsors (waabisme et salafisme par l'Arabie saoudite
et le Qatar ; chiisme par l'Iran ; églises évangéliques par les Etats-Unis), des diasporas et
surtout par le contrôle de ressources naturelles, souvent nerf de la guerre.
-selon leurs mobiles :
Les guerres de sécession (haines religieuses, ethniques, réactualisation de tensions
ancestrales, ou d’accès à des ressources) diffèrent des guerres de libération
nationale, idéologiques La dimension religieuse peut jouer un rôle, soit par le biais des luttes
d'influence des Etats ou diasporas sponsors, soit par l'instrumentalisation du religieux par le
pouvoir, soit par la volonté de défendre ou de se battre pour des valeurs. Certaines crises
nationales peuvent dégénérer en conflits ou tensions régionales (mouvements Touaregs et
islamistes au Mali et dans l’arc sahélo-saharien, MNED au Nigeria, mouvements séparatistes
(Polisario au Sahara occidental, Flec à Cabinda, Ogaden en Ethiopie, Casamance) ; les
tensions ethnico-religieuses peuvent resurgir (Burundi, Kikuyu et Nilotiques au Kenya,
Liberia, Sierra Leone, Peuls et Malinké en Guinée, Akan, Bété et Dioula ou Senoufo en Côte
d’Ivoire) (Hugon, 2006, 2012, Veron 2006).
Le « Uppsala Conflict Data Program » comptait 15 conflits internes en 20117 sur le continent
africain. Le programme distingue entre les conflits armés internes et les guerres internes (à
partir de mille morts par année) et estime donc qu’il y a eu état de guerre au Soudan, en
Somalie et en Libye en 2011. En 1989, l’on pouvait dénombrer 5 conflits infra-étatiques en
Afrique. Le chiffre de 20 a rapidement été atteint dès 1991, 1992 et 1993 avec des pointes à
plus de trente en 1999/2000 puis en 2002/2003. L’on a repassé le cap des 20 conflits infra-
étatiques en 2012.
2 La médiation et l’accès à l’information
7 En 2011, Algérie (contre AQMI), Centrafrique (gouvernement/opposition), Ethiopie (Ogaden), Côte d’Ivoire
(gouvernement/opposition), Libye (gouvernement/ coalition), Mauritanie (contre AQMI), Nigeria (contre
Boko Haram), Rwanda (gouvernement contre FDLR), Sénégal (Casamance) (gouvernement contre MFDC),
Somalie (gouvernement contre Al-Shabaab), Sud-Soudan (gouvernement contre oppositions), Soudan
(gouvernement contre oppositions), Soudan (Abyei) (gouvernement contre République du Sud-Soudan),
Uganda (gouvernement contre LRA et ADF. En 2012 se sont ajoutés le Mali, le Niger, la RDC (Kivu).
7
Parmi tous les moyens de règlement des différends, le recours à la médiation s'est donc
largement imposé dans le monde de l'après deuxième guerre mondiale mobilisant chaque jour
un grand nombre d'acteurs internationaux, étatiques et non-gouvernementaux au service de la
paix, de la prévention et de la résolution des conflits. De tous les moyens de règlement des
différends, la médiation s'est révélée le plus prometteur.
Il nous semble en effet désormais que le recours à la médiation relève quasiment aujourd’hui
de l’ordre obligé des choses. Il existe comme un « politiquement convenu », un
« politiquement correct », portant sur la nécessité de recourir à une médiation.
De fait, l’on ne peut être que particulièrement frappé par l’engouement que connaît la
médiation depuis une vingtaine d’années singulièrement. Tout se passe comme si la médiation
était devenue concomitante au conflit.
Il est en effet dorénavant implicitement admis qu’un conflit ne saurait aller jusqu’à son
terme. Encore un changement de paradigme important.
Ce réflexe culturel, voire « civilisationnel », est aujourd’hui le nôtre. L’humanité qui se relève
et prend conscience d’elle-même au lendemain de la seconde guerre mondiale comprend et
saisit son histoire comme celle d’un coup de folie, une œuvre déraisonnable. Devant l’horreur
des affrontements, le monde occidental a conscience d’avoir dépassé les limites.
La médiation est évidemment fille de l’information. Ce sont nos médias qui rendent
insupportables les scènes de tuerie et de misère dont ils nous abreuvent toute la journée.
De toute évidence, dans le monde occidental actuel, il est moralement inacceptable d’assister
sans rien faire aux spectacles de violence et de destructions qui nourrissent les médias à
longueur de journée! Quiconque « sait », doit « agir ». Les opinions publiques, surtout dans
les démocraties avancées, accepteraient difficilement l’indifférence et l’inaction. Les
gouvernements sont sous la pression d’agir et BHL de passer par là. Quitte à changer
rapidement de centres d’intérêt, par ailleurs.
Depuis la fin de la guerre froide, des médiations étaient en cours dans plus de 60% des
conflits armés dans le monde. L'Afrique reste le continent le plus marqué avec quelque 120
conflits de 1946 à 2005.
Sur plus de 5000 interventions dans des conflits (négociations, médiations, arbitrages,
conférences internationales, etc), entre 1945 et 2000, l'« International Conflict Management
Data Set » répertorie 50,82% d’échecs, pour 7,85% de cessez-le-feu, 30% d’accords partiels
et 6% d’accords complets. Et 5% d’offres d'intervention déclinée. Ce qui place les succès à
44,2%. Chiffres confirmés par ailleurs par Bercovitch et Gartner. Voilà qui plaide pour
beaucoup de modestie. D'autant que parmi les interventions couvertes de « succès », près de
15% vont résister moins d'une semaine, près de 17% moins d'un mois et 65% plus de huit
semaines, mais les accords de paix signés n'empêchent pas la résurgence des conflits dans les
3 à 5 ans dans la moitié des cas.
Reste sans doute une constante: les échecs sont plus nombreux que les succès, surtout si l'on
considère le résultats des interventions non plus sur le court terme mais sur le moyen terme.
La leçon est simple: signer un accord de paix ne veut pas dire que le conflit est éteint et que la
paix sera durable. Les guerres se terminent mais toute paix ne dure pas. En Afrique, la plupart
8
des accords de paix ont d'ailleurs échoué dans la phase de leur mise en oeuvre. Lorsque tout le
monde est reparti s’occuper d’une autre urgence. Et que la presse ne parle plus de la crise
précédente.
Le médiateur devrait avoir conscience des raisons profondes de l’éclatement de la violence et
de la persistance du conflit, ainsi que des solutions qui ont déjà été essayées et analysées.
L’information est rapidement primordiale. Il devrait en outre comprendre les motivations,
intérêts et points forts des interlocuteurs avec lesquels il aura affaire. En d’autres termes, le
médiateur devrait avoir sous les yeux la « carte politique » de la région. Trouver des réponses
à toutes ces questions sera extrêmement difficile pour des médiateurs internationaux engagés
dans des régions qui ne leur sont pas familières et dont il ne parle souvent pas la langue, ne
disposant pas, dans leurs équipes politiques, de tous les spécialistes régionaux expérimentés
dont ils auraient besoin, et confrontés à des interlocuteurs ayant un intérêt évident à leur
prodiguer des renseignements biaisés voire délibérément faux. Il y a fort à parier, dans ces
conditions, que les médiateurs auraient besoin de beaucoup plus de temps qu’ils n'en
disposent réellement.
Or, les médiateurs ne peuvent se permettre de repousser de plusieurs mois certaines décisions
politiques particulièrement importantes. La communauté internationale est impatiente, exige
d'eux des résultats, voire des « feuilles de route ». C’est pourquoi ils risquent de faire
d’emblée des choix hasardeux et mal informés, qu’ils devront rattraper (ou ne pourront pas)
pendant une bonne partie du temps de leur mission. Il y a donc un peu de schizophrénie dans
cette « folie » de la médiation.
Les décideurs sont souvent mal inspirés ou mal informés. Le médiateur est souvent rejeté
suite à des mauvais choix. Les exemples abondent du Togo à Madagascar, jusqu’en Syrie.8
C'est ainsi que les méthodes sur lesquelles reposent la médiation contemporaine et sa
diplomatie souvent de plus en plus coercitive ne prennent plus suffisamment en compte les
préoccupations profondes et les difficultés socio-historiques des protagonistes. Elles échouent
par manque d’information… Preuve en est que le rôle de la force dans la résolution des
conflits est en augmentation par rapport aux simples mandats de médiation: plus de 100.000
personnes sont impliquées dans 18 opérations de maintien de la paix sur quatre continents à
l'heure actuelle.
Lakdhar Brahimi n'hésite pas à considérer que les décisions fondées sur l’ignorance, donc sur
une information largement insuffisante, sont la règle plutôt que l’exception dans les
environnements post-conflit et qu’elles constituent le « péché originel » de la médiation.
Le médiateur commet, selon lui, le septième et dernier péché capital en omettant de démentir
les fausses attentes ou promesses tendant à faire croire que la seule apparition de l’opération
de paix entraînera l’émergence à brève échéance d’une démocratie paisible et prospère – en
particulier dans des pays n’ayant jamais connu un tel mode de gouvernement.
Cette complexité implique un travail d’information considérable.
8 Il y a eu un médiateur allemand au Togo du nom de Von Stulpnagel, qui s’est rapidement fait traiter de « nazi
en service commandé » par la presse locale. A Madagascar, les Malgaches ont été vexés de ne voir que des
Africains subsahariens parmi les médiateurs, la presse parlant alors de « négrociations ». Qu’est allé faire
Kofi Annan en Syrie ? Mbeki en Côte d’Ivoire et Bassolé au Soudan ?
9
3.- La prévention précoce, les systèmes d’alerte précoce et l’accès à l’information
La notion de diplomatie préventive est une réponse directe et immédiate à la montée des
périls et à l’exacerbation des conflits. C’est l’Agenda pour la Paix rendu public par le
Secrétaire Général des Nations Unies, le 23 juin 1992, complété par un Supplément de 1995,
qui définit la notion de diplomatie préventive. Cette dernière a pour objet, selon les termes du
document onusien, « d’éviter que les différends ne surgissent entre les parties, d’empêcher
qu’un différend ne se transforme en conflit ouvert, et si un conflit éclate faire en sorte qu’il
s’étende le moins possible ». L’objectif est donc à la fois d’anticiper et de travailler à
l’effacement du conflit naissant, puis si le conflit éclate de le contenir.
La prévention des conflits est donc l'une des principales obligations énoncées dans la Charte
des Nations Unies et la responsabilité première en incombe aux gouvernements membres.
Dans le Document final du Sommet mondial de 2005, les Etats membres ont renouvelé
solennellement leur engagement de promouvoir une culture de prévention des conflits armés
et de renforcer les moyens de prévention dont dispose l'Organisation.
L'Organisation avance dans son Rapport sur la médiation de 2009 que « le meilleur moment
pour résoudre un différent, c'est lorsqu'il est à un stade précoce », « avant qu'il ne dégénère en
conflit violent », « lorsque les problèmes sont moins compliqués », « les relations moins
détériorées et les émotions plus contenues ». Pour l'ONU, il paraît essentiel que la médiation
ait lieu au plus tôt.
Mais il y a loin loin du « dire » au « faire », il y a un fossé immense entre les bonnes
intentions du « politiquement correct » et les réalisations sur le terrain.
La médiation onusienne, et c’est bien là le problème, a bien davantage été utilisée pour
contenir un conflit déclaré et déjà bien en cours plutôt que par une action véritablement
préventive. L'évidence empirique à disposition (1945-1995) montre que l'ONU a effectué les
deux tiers de ses offres de médiation après 36 mois d'hostilités et après qu'un total de 10.000
victimes ait été déjà dépassé. Pourquoi ?
La nature du système international en place et la toujours sensible question de la souveraineté
nationale font que les conflits dégénèrent bien avant que l'assistance de la communauté
internationale ne soit requise par les parties au conflit ou qu'elle leur soit suggérée et offerte.
La reconnaissance de la sacrosainte souveraineté nationale et les interactions conventionnelles
entre les Etats sont en effet des obstacles considérables à une action véritablement précoce de
l'ONU dans un conflit. Nombre d'Etats aujourd'hui seront prompts à dénoncer toute ingérence
dans leurs affaires intérieures comme une violation de leur souveraineté et de leur
indépendance et une rupture du droit international, surtout à un stade précoce avant qu'une
urgence humanitaire soit déclarée.
L'histoire récente des médiations onusiennes ne permet pas de déceler une intervention
médiatrice à un stade précoce, avant qu'un conflit ne dégénère, quand les positions sont
moins tranchées et les émotions plus contenues.
Il est vrai aussi que les empêchements à concevoir une intervention rapide sont nombreux: le
manque de volonté des Etats, le coût financier des interventions de maintien de la paix et
surtout le coût de la reconstruction, véritable tonneau des Danaïdes, les actuelles restrictions
10
budgétaires qui touchent tout le monde, les processus bureaucratiques parfois tortueux de
l'Organisation des Nations Unies et les hésitations naturelles que l'on peut avoir de s'immiscer
dans un conflit déjà bien établi voire peu soluble.
Et puis la communauté internationale est assez myope : un conflit qui n'a pas éclaté est un
conflit qui n'éclatera pas. Ce qu’on ne voit pas, n’existe pas. D'où la difficulté à mobiliser des
ressources pour la prévention. Les temps de réaction de la communauté internationale sont
généralement assez lents. Le manque de discernement à évaluer à temps un conflit potentiel
est avéré. La CIA n’a pas vu venir la crise des missiles à Cuba ni la chute du communisme, à
l’image de Mitterrand d’ailleurs.Tout cela contribue à la difficulté d'une intervention précoce,
malheureusement irréaliste dans la très grande majorité des cas.
La détection précoce d'un conflit n'a donc rien à voir avec les possibilités effectives d'une
intervention précoce ou la volonté politique de le faire (voir le peu de volonté du Conseil de
sécurité à intervenir en Bosnie, en Haïti, en Somalie ou au Rwanda).
L'augmentation exponentielle du budget des opérations de maintien de la paix est en lui-
même l'aveu de la faible aptitude des Etats et des Organisations internationales à prévenir les
conflits. L'espoir exprimé par le Secrétaire général d'une médiation précoce est certes une
aspiration légitime et politiquement très correcte mais elle se heurte à la réalité des relations
internationales.
3.1 L’alerte précoce
Chaque gouvernement du Nord, chaque organisation internationale veut son propre système
d’alerte précoce, son propre observatoire des conflits, sa propre grille des critères
d’observation. Mais à quoi bon si les parties concernées au Sud ne sont pas intéressées par ces
analyses ? Car les adversaires peuvent fort bien ne pas vouloir régler d’emblée le différend
par des moyens pacifiques pour un grand nombre de raisons dont la première est la conviction
qu’une solution favorable sera plus facilement atteignable par les armes plutôt que par la
négociation. Une économie de guerre encourage les belligérants à poursuivre les hostilités car
elle est parfois plus profitable que la paix. Punir l’adversaire peut paraître plus important que
de vouloir s’engager dans un processus de paix. Faire des concessions peut ne pas entrer en
ligne de compte pour une partie vu le contexte du conflit. Bien des parties à des conflits
actuels ne veulent pas entendre parler de médiation. La guerre est devenue « leur affaire »9.
En conséquence, la bonne volonté apparente des Etats membres reste souvent incantatoire et
la volonté politique d'adopter une approche véritablement systématique de la prévention
précoce des conflits ne s'est ainsi pas encore matérialisée.
3.11 Discussion autour des systèmes d’alerte précoce et de l’accès à l’information.
3.111 La collecte de l’information, sous forme de données brutes
9 Ahmadou Kourouma, lors du conférence aux Nations Unies à Genève peu avant sa mort à Lyon en 2003, avait
répondu à une dame qui déplorait le triste sort des enfants soldats, que la différence entre un enfant soldat et
un autre enfant était que le premier, armé d’une kalachnikov, n’aurait aucune peine à se nourrir alors que
l’autre risquait de mourir de sous-nutrition. Lire absolument, « Allah n’est pas obligé », « En attendant le
vote de bêtes sauvages » et « Quand on refuse on dit non » sans oublier « Les Soleils des indépendances ».
11
Il s’agit d’identifier les données les plus pertinentes permettant de détecter des facteurs de
tensions dans des domaines très divers, concernant aussi bien la situation économique et
sociale du pays étudié que l’évolution du climat politique interne et de la gouvernance ou
celui des relations entre groupes communautaires.
Il s’agit également de définir des sources d’informations aussi fiables que possible pour
mesurer les tendances qui peuvent se manifester dans chacun de ces domaines.
3.112 Le traitement de l’information
L’information recueillie doit être centralisée et classée selon une catégorisation thématique
préétablie (situation sécuritaire, sociale, économique, gouvernance politique, etc.), afin de
permettre des recoupements et des comparaisons.
L’usage d’une grille de lecture standardisée facilite le rapprochement dans le temps, dans
l’espace et par thème des informations traitées pour identifier plus aisément les signaux
alarmants selon leur degré d’importance. Une fois analysée, l’information peut ensuite être
traitée en fonction de l’intensité du risque estimé et des priorités politiques prédéfinies. Un
point de situation synthétique peut alors être élaboré, qui permette une lecture exploitable de
la situation du pays ou de la région étudiés.
3.113 La diffusion de l’information
Quelle que soit la qualité de l’information traitée, une alerte précoce n’est utile et efficace que
si l’information est portée à la connaissance des autorités politiques qui disposent du pouvoir
de décision.
Un système d’alerte précoce qui réussirait à identifier avec pertinence les risques de crise ou
de conflit mais qui ne susciterait aucune volonté politique d’entreprendre une action
préventive se révélerait non seulement inefficace mais inutile. C’est malheureusement une
situation que l’on rencontre de façon trop fréquente. Quel gâchis. A posteriori, on constate en
effet que nombre de crises et de conflits qui ont éclaté avaient été précédés de signaux
alarmants qui avaient été décelés mais qui n’avaient pas été suivis d’initiatives pour tenter
d’enrayer sérieusement l’engrenage des tensions croissantes conduisant au déclenchement des
violences.
A titre d’exemple, on peut citer le cas du Mali en 2012. On savait depuis plusieurs années que
le nord de ce pays connaissait des tensions récurrentes, comme plusieurs Etats sahéliens, en
raison d’un grave déficit d’intégration des populations touarègues dans la société politique et
dans l’économie du pays. La revendication par les Touarègues de leur identité culturelle
ajoutée à une situation économique vécue par eux comme une exclusion, créait les conditions
d’une instabilité potentielle. Les dirigeants du Mali, à commencer par le Président Amadou
TOUMANI TOURE, en avaient pleinement conscience, mais les mesures qu’ils ont tenté de
prendre à diverses reprises n’ont pas été à la mesure des problèmes à résoudre, qui étaient
d’ailleurs ardus. Il est juste de relever qu’ils n’ont guère bénéficié d’un appui de la
communauté internationale et des bailleurs de fonds qui soit à la hauteur des défis à relever.
Même si le Mali était doté d’un régime respectant les principes démocratiques, les carences
de la gouvernance et surtout la défaillance de la classe politique, majorité et opposition
confondues, concentrée sur des jeux de pouvoir éloignés des problèmes de fond, sont
également à mettre en cause.
12
La crise qui affecte le Mali et qui menace la sécurité de toute la région sahélienne n’est donc
pas fortuite. A la lumière des événements qui frappent ce pays depuis mars 2012, on peut
penser que divers signaux d’alerte pouvaient être détectés, les uns depuis plusieurs années, les
autres à l’occasion de facteurs extérieurs plus récents. L’ont-ils été par les centres d’analyse
de toutes sortes qui sont censés suivre la situation de cette partie du continent africain ? En
tout cas, il n’y pas eu d’anticipation ni d’initiatives de la part de l’organisation régionale
concernée, la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), ni de
la part des organisations internationales comme l’Union Africaine ou l’Organisation des
Nations Unies. Est-ce faute d’avoir été alertées en temps utile sur la fragilité de la situation
politique intérieure du Mali et sur les menaces de déstabilisation apparues dans son
environnement régional ?
C’est une illustration de plus des défaillances de la veille et de l’alerte précoce dans la chaîne
des dispositifs de prévention des crises.
De façon synthétique, on peut regrouper les critères d’observation en sept thématiques.
1. La fragilité des institutions, les défaillances de l’état de droit et de la gouvernance,
l’importance de la corruption ;
2. Les atteintes au respect des droits de l’homme et des libertés civiles, y compris la
liberté de la presse ;
3. La situation sécuritaire, les dépenses militaires, les trafics d’armes, le comportement
des forces militaires (en tenant compte de l’historique des éventuels conflits
antérieurs) ;
4. La situation économique et sociale, le taux de pauvreté, le niveau de développement
humain, le droit du travail, l’évaluation des risques ressentis par les opérateurs
économiques ;
5. Les données humaines telles que la démographie, la composition et les tensions
ethniques, l’état des services à la population (système de santé, accès à l’eau,
éducation) ; les crises humanitaires, les personnes déplacées et les réfugiés ;
6. Les problèmes liés à l’environnement, tels que la désertification, les pollutions ;
7. Le respect des engagements internationaux, notamment les conventions garantissant
certains droits fondamentaux, les tensions avec des Etats voisins.
Si l’on retient ces sept thématiques, on peut tenter d’élaborer un tableau comportant, pour
chacune d’entre elles, des indicateurs qui figurent dans les grilles d’analyse fournies par des
Organisations internationales et par des centres de recherche.
A titre d’exemple, un tel tableau pourrait se présenter comme suit :
13
Thématiques
Banques de données et
informations accessibles
Organismes - sources
1. Fragilité des
institutions,
défaillances de l’état
de droit et de la
gouvernance,
niveau de la
corruption
• Classement mondial des « Etats
faillis, fragiles ou en
délitement », établi à partir de
12 indicateurs sociaux,
économiques, politiques et
militaires. Le « Fund for
Peace » a élaboré le “Conflict
Assessment System Tool
(CAST)” régulièrement
actualisé
• “Conflict data project” and
SIPRI “Yearbook”
• “Global corruption barometer”
et “Corruption perception
index »
• « Carnegie Endowment for
International Peace”
(organisation américaine
privée qui édite la revue
« Foreign Policy ») en
collaboration avec le
« Fund for Peace ».
www.fundforpeace.org/
cast
• “Stockholm International
Peace Research Institute”
”S.I.P.R.I.”
www.sipri.org et
http://editors.sipri.se/pubs/y
earb.html
• Transparency International
www.transparency.org
2. Respect des droits
de l’homme, des
libertés civiles, de la
liberté de la presse
• “Freedom in the world,
country ratings”. (Rapport
annuel)
• Rapport mondial annuel sur
les atteintes aux droits
humains (par pays)
• “Freedom of the press :a
global survey of media
independance”. (Rapport
annuel)
• Classement mondial de la
liberté de la presse (publié
annuellement et par pays).
• “Freedom House”
www.freedomhouse.org
• “Human Rights Watch”
www.hrw.org
• “Reporters sans frontières”
www.rsf.org
3. Situation
sécuritaire, • « SIPRI Yearbook »
• “Stockholm International
Peace Research Institute
14
dépenses militaires,
trafics d’armes,
comportement des
forces militaires (en
tenant compte des
éventuels conflits
antérieurs)
• « Military Balance »
(rapport annuel)
S.I.P.R.I.”
http:/editors.sipri.se/pubs/ye
ar.html
• “International Institute for
Strategic Studies”. IISS
www.iiss.org
Thématiques
Banques de données et
informations accessibles
Organismes - sources
4. Situation
économique et
sociale, taux de
pauvreté, niveau
de développement
humain, respect du
droit du travail,
risques ressentis
par les opérateurs
économiques
• “World data Bank – World
Development Indicators
(WDI)” : banque de données
par pays mise à jour
annuellement
• « Rapport sur le
développement humain
(RDH) », publié annuellement
avec classement des pays
selon un indice.
• Bases de données sur les
législations nationales en
matière de droit du travail et
de politique sociale
Statistiques et indicateurs sur
le marché du travail par pays
• Données statistiques et
rapports sur le niveau de
développement de chaque
pays et par thèmes
• Niveau des risques ressentis
par les opérateurs
économiques en fonction de
la gouvernance et de la
gestion économique et
financière du pays.
• Banque mondiale
dataworldbank.org et
data.worldbank.org/indicator
• PNUD (Programme des
Nations Unies pour le
Développement)
hdr.undp.org/statistics/
• Organisation internationale
du Travail (O.I.T ; en anglais
I.L.O.)
www.ilo.org
• Fonds Monétaire
international (FMI : en
anglais IMF)
www.imf.org
• Compagnie Française
d’Assurance pour le
Commerce Extérieur
COFACE
www.coface.fr
5. Données relatives à la population :
- Démographie
• Base de données statistiques
sur la démographie et les
• ONU (Department of
Economic and Social Affairs
15
- Minorités et
problèmes
ethniques
problèmes sociaux
• Indicateurs quantitatifs,
analyses socio-économiques
et historiques :
Programme « Minority at
Risk » (MAR)
– DESA – UN Statistics
Division)
www.un.org/esa/population/u
npop.htm
• University of Maryland
“Center for International
Development and Conflict
Managrment” (C.I.D.C.M.)
www.cidcm.umd.edu/mar
Thématiques
Banques de données et
informations accessibles
Organismes - sources
- Santé, épidémies,
systèmes sanitaires
- Accès à l’eau et
conditions sanitaires
- Enfance, éducation
• The guide to health and
health-related
epidemiological and
statistical report
• Lutte contre le sida, la
tuberculose et le paludisme.
Rapports annuels
• Rapports et mises à jour sur
l’épidémie de sida
• Rapport sur la situation
mondiale en matière d’eau et
de conditions sanitaires
(Global water and sanitation
assessment report)
• Childinfo – Situation des
enfants dans le monde
• Base de données statistiques
sur l’éducation
• Organisation mondiale de la
Santé (OMS ; en anglais
WHO)
www3.who.int/whosis/menu.
cfm
• Fonds Mondial Sida,
Tuberculose et Paludisme
(Global Fund Aids,
Tuberculosis and Malaria)
www/theglobalfund.org/en/
• ONUSIDA (UNAIDS)
www.unaids.org/epidemic_
update
• UNICEF
www/unicef.org/wes
• UNICEF
www.childinfo.org
• UNESCO (Institute for
Statistics Database Access)
www.uis.unesco.org
16
- Réfugiés, personnes
déplacées
• Bases de données
statistiques du Haut-
Commissariat des Nations
Unies pour les Réfugiés
• Haut-Commissariat des
Nations Unies pour les
Réfugiés (UNHCR)
www.unhcr.ch/cgi-
bin/texis/vtx/statistics
6. Environnement :
- Mesure de la
biodiversité
- Emissions de gaz à
effet de serre
- Facteurs de pollution
- Déforestation
- Ressources en eau
- Energie et électricité
Etc….
• Indicateurs mesurant :
- Les émissions de gaz à effet
de serre
- Les facteurs de pollution
- La déforestation
- L’énergie
Etc….
• Banque Mondiale
www.data.worldbank.org/
indicator
• Fonds Mondial pour
l’environnement – FEM
(Global Environment
Facility – GEF)
www.thegef.org/gef/
Thématiques
Banques de données et
informations accessibles
Organismes - sources
7. Relations
internationales et
respect des
conventions
internationales
garantissant
certains droits
fondamentaux,
tensions avec des
Etats voisins
• Etat du respect par chaque
pays de ses engagements
internationaux en matière de
droits fondamentaux (droits de
l’homme, droit du travail, non-
discrimination raciale,
protection des enfants, etc….)
• Programme des Nations
Unies pour le développement
(PNUD ; en anglais UNDP)
www.undp.org et
www/hdr.undp.org/en/
statistics/data
En plus des banques de données mentionnées dans le tableau ci-dessus, qui fournissent des
informations précises et régulièrement mises à jour sur des thématiques particulières pouvant
alimenter un modèle d’alerte précoce, il existe également des travaux de synthèse conduits par
certains centres de recherche à partir de leurs propres modèles d’analyse et de traitement des
données brutes. Ces travaux sont aisément accessibles et généralement publiés sur leur site
Web.
Les principaux programmes, déjà cités précédemment, sont simplement rappelés ci-après :
• Banque Mondiale :
“Low Income Country Under Stress Initiative” (LICUS);
“Conflict Prevention and Reconstruction Unit” (CPRU) ;
“Country Policy and Institutional Assessment” (CPIA), ce dernier programme
consistant en une évaluation des risques de déstabilisation des Etats fragiles à faibles
revenus à partir d’une batterie de 16 indicateurs.
17
• Carnegie Endowment for International Peace et Fund for Peace :
“Conflict Assessment System Tool” (CAST), qui publie un classement mondial des
Etats fragiles à partir d’un panel de 12 indicateurs.
• International Crisis Group :
Bulletin mensuel « Crisis Watch » sur les conflits actuels et potentiels.
• Stockholm International Peace Research Institute (S.I.P.R.I.) :
- Informations sur la situation sécuritaire, les dépenses militaires, les trafics
d’armes dans la plupart des pays du monde ;
- Rapport annuel de référence sur la capacité pour les Etats d’assurer leur
stabilité (« Peace and Conflict Ledger »).
• University of Maryland :
Son « Center for International Development and Conflict Management (CIDCM)
gère une base de données sur les groupes ethno-politiques « à risque » : « Minority at
Risk » (MAR).
• Heidelberg Institute on International Conflict Research :
Rapport annuel « Conflict barometer ; crises ; wars ; coups d’état ; negociations ;
mediations ; peace settlements »
• Carleton University (Ottawa) :
« Country Indicators for Foreign Policy » : études et cartographies sur les situations
de fragilité et de crise.
• Complex Emergency Response and Transition Initiative (CERTI) :
Réseau de grandes universités américaines diffusant leurs travaux sur la prévention
des crises en Afrique via un site Web : www.certi.org.
Quelles conclusions tirer du recensement, d’ailleurs non-exhaustif, des sources d’informations
auquel il a été procédé?
La première conclusion est que les informations sont très abondantes et très accessibles. La
question est surtout de sélectionner celles qui peuvent être les plus pertinentes pour constituer
une grille d’indicateurs traduisant l’apparition ou l’aggravation de facteurs crisogènes. Mais
ces indicateurs existent incontestablement d’ores et déjà.
La deuxième conclusion est que plusieurs institutions, et non des moindres (Banque
Mondiale, centres spécialisés de grandes universités, etc.) ont déjà bâti et gèrent des modèles
permettant de repérer les Etats fragiles et de suivre l’évolution de leur situation. Ici, la
18
question est de savoir si ces travaux ont avant tout une finalité de nature académique ou s’il
est possible d’utiliser les données et les analyses qu’ils contiennent dans le cadre de
dispositifs d’alerte précoce travaillant pour des décideurs politiques. Une réponse partielle
peut être trouvée dans le fait que certains centres de recherche universitaires ou indépendants
reçoivent une contribution financière ou des commandes d’organismes gouvernementaux
nationaux. Une incertitude demeure toutefois sur la volonté et la capacité des institutions
étatiques ou internationales de nouer de réels partenariats avec ces centres de recherches ou
même seulement d’utiliser de façon systématique les données qu’ils recueillent et qu’ils
publient , en vue de s’en servir dans le cadre d’une démarche d’alerte précoce.
3.114 L’alerte précoce : encore bien des obstacles à surmonter
Comme le montrent les descriptions et les analyses qui précèdent, les instruments nécessaires
à la mise en place de dispositifs d’alerte précoce existent.
Au-delà des discussions entre experts sur la détermination des facteurs crisogènes à
privilégier et sur les meilleurs indicateurs à retenir, on constate que certains centres de
recherche ont réussi à construire des modèles d’analyse intéressants. Certaines organisations
internationales ont créé en leur sein des équipes spécialisées qui s’inspirent des mêmes
méthodes.
De leur côté, les gouvernements d’un certain nombre de pays disposent de leurs propres
moyens d’information, d’analyse et de prévision orientés vers la détection de crises ou de
conflits éventuels. C’est notamment le cas de pays qui exercent des responsabilités
internationales, qui veulent préserver ou acquérir une influence sur le plan mondial et qui
disposent des moyens nécessaires pour cela : un réseau diplomatique important, des services
de renseignements bien organisés, des capacités financières et militaires suffisantes. Les Etats
membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies remplissent ces conditions,
mais il y en a aussi quelques autres sur la scène mondiale, notamment parmi les grands pays
émergents.
Pourtant à en juger par les nombreux exemples de crises et de conflits qu’on peut, a posteriori,
estimer prévisibles et qui, néanmoins, ont éclaté sans avoir été anticipés, on doit constater que
la prévention des conflits et plus particulièrement l’alerte précoce, n’ont pas fonctionné.
3.115 Les décideurs internationaux sont-ils inertes ?
L’honnêteté intellectuelle oblige à reconnaître que la résolution d’une crise qui a été anticipée
et qui a pu être évitée grâce à des initiatives préventives ne fait pas de bruit. Les médias n’en
font pas état et c’est donc comme si elle n’existait pas. Et pourtant elle a permis de faire
l’économie de nombreuses vies humaines et d’un désastre économique et social.
On peut citer, à titre d’exemple d’une crise désamorcée, le sérieux différend frontalier qui a
opposé, en Afrique, le Cameroun et le Nigéria, à propos de la presqu’île de Bakassi, occupée
de fait par l’armée nigériane depuis 1994 et revendiquée par le Cameroun comme faisant
partie de son territoire.
19
(L’origine du différend remontait à 1885, date à laquelle un désaccord sur le tracé de la
frontière dans cette zone avait surgi entre les puissances coloniales de l’époque, la Grande-
Bretagne pour le Nigéria, l’Allemagne pour le Cameroun (« Kamerun »). Cette question
n’avait jamais été résolue, chacun des deux pays concernés, devenus indépendants,
revendiquant sa souveraineté sur cette presqu’île.
L’affaire avait pris une tournure plus violente, à partir de 1993, à la suite d’incursions des
deux côtés et d’incidents causant des victimes de part et d’autre. Il faut dire que des indices
démontrant la présence de pétrole dans le sous-sol de cette région avaient été découverts, ce
qui ajoutait une dimension économique à la revendication territoriale existante.
Après une période marquée par de nombreux incidents, la France avait incité le Cameroun à
saisir la Cour de Justice Internationale (CIJ) qui rendit, en 2002, un arrêt tranchant le
différend en faveur du Cameroun sur la base d’un accord germano-britannique du 11 mars
1913, toujours valide, délimitant la frontière entre les deux pays. Le Nigéria s’était rendu à la
décision de la CIJ.
Ainsi, un différend qui semblait devoir dégénérer en un conflit armé entre les deux pays
pouvait déboucher sur une issue pacifique. Il fallut certes un peu de temps pour que la
décision de la CIJ trouve son application sur le terrain, avec l’évacuation des troupes
nigérianes de la presqu’île et le transfert de l’administration des autorités nigérianes aux
autorités camerounaises. La France et le Secrétaire Général des Nations Unies, Kofi ANNAN,
déployèrent beaucoup d’efforts diplomatiques entre 2002 et 2006 pour surmonter les
obstacles et les résistances, mais, le 12 juin 2006, un accord finit par être signé près de New
York entre les deux gouvernements, qui mit fin au différend).
Il y a heureusement d’autres exemples que celui-là de différends qui trouvent une solution
négociée ou résultant de l’arbitrage d’une juridiction internationale. Mais on en entend très
peu parler...Ils ont le plus souvent trait à des disputes relatives à la délimitation des frontières.
Il faut toutefois noter que les différends entre Etats organisés, relativement respectueux de la
légalité internationale, sont souvent moins difficiles à résoudre que les conflits qui naissent
dans des Etats fragiles et dont les causes sont multiformes. Or ce sont ces derniers qui
mobilisent principalement l’attention et les moyens de la Communauté internationale, comme
le démontre l’actualité.
La clé du problème est là : on peut ainsi affirmer que l’une des principales causes des lacunes
de l’alerte précoce réside dans le fait que les grands acteurs de la vie internationale sont en
permanence concentrés en priorité sur le traitement de conflits déclarés au détriment des
mesures préventives qui seraient souhaitables pour éviter le déclenchement de nouveaux
conflits potentiels.
3.116 A la recherche d’un « arbitre mondial » ?
Il y a une autre raison, encore plus fondamentale, aux lacunes de l’alerte précoce : quelle est
en réalité l’instance disposant à la fois de la légitimité et des moyens lui permettant d’agir vite
et efficacement pour empêcher le déclenchement d’un conflit quand des indices sérieux et
concordants permettent de l’anticiper ?
20
En dépit des progrès accomplis dans les règles de la vie internationale, il n’existe pas de
« gouvernement mondial ».
En ce qui concerne les principes du droit international également, les progrès ont été
considérables depuis la signature de la Charte des Nations Unies à San Francisco le 26 juin
1945. Par étapes, l’Organisation des Nations Unies s’est vu reconnaître un rôle croissant dans
le traitement des crises. La fin de la « guerre froide » et du face à face du Bloc de l’Est et du
Bloc de l’Ouest lui a ouvert de nouvelles marges de manœuvre. A la règle traditionnelle de la
« non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat » se sont peu à peu substitués des
principes comme ceux du « droit d’ingérence » et même, plus récemment, de la
« responsabilité de protéger » quand un état se révèle incapable d’assurer la paix et le respect
des droits fondamentaux sur son territoire. Ces progrès restent connotés et sont liés à la
volonté de la communauté internationale.
Tout cela est subordonné à une condition : qu’un accord existe au sein de l’Organisation, à
commencer par le Conseil de Sécurité, qui exerce seul l’autorité en matière d’engagement des
Nations Unies dans les crises et les conflits. Dès que l’un ou plusieurs des membres
permanents du Conseil de Sécurité manifestent un désaccord, l’action de l’Organisation est
paralysée, ou du moins réduite au mieux à des actions de caractère strictement humanitaire.
La crise sanglante qui déchire la Syrie depuis mars 2011, dans la foulée des révolutions du
« Printemps arabe » en Tunisie et en Egypte (janvier-février 2011) illustre cette situation, due
à l’opposition de la Russie et de la Chine à toute intervention des Nations Unies, en dehors
des appels à la modération et au dialogue lancés régulièrement aux camps opposés, et des
démarches diplomatiques d’un « Envoyé Spécial » du Secrétaire Général des Nations Unies.
L’ONU se heurte ainsi aux obstacles que représentent les luttes d’influence et d’intérêts des
grandes puissances. Cette contrainte explique largement le fait qu’elle n’ait pas eu les mains
libres pour bâtir un système d’alerte précoce qui, pour avoir sa pleine crédibilité, devrait être
assorti de la possibilité d’engager rapidement des actions préventives.
3.117 Que conclure de tout cela ?
Faut-il désespérer de l’alerte précoce ? Assurément non. Tout d’abord, comme on l’a indiqué,
il existe des cas où elle a pu fonctionner, même s’ils sont peu nombreux. Mais surtout on peut
espérer une prise de conscience progressive de ce qu’elle permettrait, si elle s’organisait
réellement, d’éviter davantage de crises et de conflits.
Il faudrait pour cela que se manifeste dans la Communauté internationale une volonté
politique plus affirmée, au-delà des déclarations de principe, de mettre en œuvre des
instruments partagés de veille et d’analyse des situations critiques. Cela passe par le
renforcement des responsabilités et des moyens attribués aux Organisations internationales
ayant le maintien de la paix parmi leurs missions. C’est un nouveau pas en avant que les
Etats, à commencer par les grandes puissances, celles d’aujourd’hui et celles qui émergent,
doivent consentir à leur profit.
Nous ne sommes pas dans un monde idéal. Les relations internationales restent dominées par
les rapports de force et les luttes d’intérêt, même si l’évolution des idées fait progresser peu à
peu le multilatéralisme et la prise de conscience d’une nécessaire solidarité internationale
21
dans l’intérêt de tous. A cet égard, le sort réservé à l’alerte précoce et aux initiatives
permettant de prévenir les conflits apparaît comme un révélateur.
L’alerte précoce n’est pas une utopie. Elle n’est pas non plus une panacée. Elle est tout
simplement un moyen qui permettrait de mieux sauvegarder la paix et d’éviter de grands
malheurs à l’humanité.
Il y a une chose cependant qui peut étonner. Tous les critères retenus par l’alerte précoce
relèvent d’une certaine quotidienneté, d’une forte actualité, d’une forme d’immédiateté. Que
se passe-t-il ce jour, à cet endroit, en mieux ou en moins bien ? les violations des droits de
l’homme sont-elles en hausse ou en régression ? davantage de journalistes ou de syndicalistes
ont-ils été arrêtés ce semestre ? Etc.
L’analyse des experts en alerte précoce ressemble en fait à une suite de photographies
successives, à des tranches de réalité en IRM, presqu’indépendantes de la grande scène
géopolitique. Le défaut principal - et pour moi rédhibitoire – est le manque de hiérarchisation
de ces centaines de critères. La pléthore même des divers critères et des informations
recueillies au jour le jour paraît obscurcir des données plus fondamentales et autrement
importantes, à savoir les vrais déterminants des crises et des conflits. Ils seront abordés dans
quelques instants.
4.- Les sanctions et l’accès à l’information
L'on dénombre quelque 60 épisodes de sanctions sur les 20 dernières. L'analyse portant sur
leur efficacité somme toute assez réduite devrait les inciter les institutions qui en décident à
une approche plus modérée que ce à quoi l'on assiste actuellement, à savoir des avalanches de
sanctions primaires et secondaires sans compter les initiatives unilatérales, exposées qu'elles
sont en plus à une coordination toujours défaillante.
La légitimité des sanctions et le cadre juridique au sein duquel elles sont décidées puis
appliquées sont l'objet de doutes et de questionnements. Leur mise en oeuvre soulève de
graves problèmes en terme de dommages collatéraux. Mon propos sera d'en évaluer
l'efficacité, ce qui est bien la moindre des choses, surtout que les Nations Unies n'ont pas
l'habitude de procéder à des études d'impact de leurs propres décisions. Depuis la fin de la
Guerre froide, l'ONU a vingt ans d'expériences avec les sanctions, mais aucune étude majeure
n'a été consacrée à ce jour à leur impact et à leur efficacité.
Selon le TSC10
, l’effectivité des sanctions ne dépasse pas 31% des cas d'application, toutes
catégories de sanctions confondues. Les efforts visant à imposer ou modifier un
comportement par la contrainte de sanctions sont les moins efficaces avec un taux de succès
de 13% seulement. Ceux visant à prévenir une cible de ne pas s'engager dans une activité
interdite sont trois fois plus efficaces, (42%) comme ceux simplement destinés à stigmatiser la
violation d'une norme internationale (43%).
Ceci est capital, bien entendu. Les sanctions les plus sévères se révèlent les moins efficaces
dès qu’on les applique. Et les sanctions visant plus simplement à menacer ou admonester un
pays sont trois fois plus efficaces mais leur succès n'atteint pas le 50% des cas. On pourrait en
conclure que les sanctions sont une arme conçue pour être brandie mais pas utilisée. Aux
10
Il s’agit du « Targeted Sanctions Consortium » du « Watson Institute for international studies » (USA), qui a
conduit pendant plusieurs années une étude d’impact dont les résultats seront publiés prochainement.
22
sanctions onusiennes s'ajoutent en effet souvent des sanctions unilatérales américaines et
d'autres, régionales comme celles de l'Union européenne, ce qui complique encore davantage
l'évaluation de leur impact dès le départ. Les sanctions onusiennes restent ciblées, sauf en
Libye depuis 2011, mais des sanctions plus extensives unilatérales et régionales entraînent la
confusion, compliquent les choses et affaiblissent les sanctions de l'ONU.
La coordination des sanctions au sein du système des Nations Unies reste un problème très
important et jamais résolu ce qui diminue l'efficacité des sanctions.
Les sanctions ciblées ne sont certes pas supposées entraîner le même degré d'impact imprévu
que les sanctions globales. Mais lorsque l'on décide de sanctions, quelles qu'elles soient, il
vaudrait mieux penser à leurs conséquences possibles.
Les résultats préliminaires sont à cet égard attristants puisqu'il semble bien que ce ne soit pas
le cas aux Nations Unies où ceux qui les proposent et ceux qui les votent ne sont pas en
mesure de mesurer l'impact de leur décision, n'en ont pas conscience ou ne veulent pas en
savoir plus.
Leur rationalité est au fond irrationnelle et les lacunes de l'analyse des censeurs étatiques et
des fonctionnaires intergouvernementaux assez manifestes. Les sanctions affectant des
secteurs cruciaux de l'économie comme le pétrole ou le secteur financier (secteur bancaire,
banque centrale, trafic de paiement) touchent de larges secteurs de la population civile et
reproduisent les mêmes conséquences tragiques que celles constatées en Irak. Elles ne sont
plus du tout discriminantes. Les sanctions de l'ONU à l'égard de l'Iran sont quasiment des
sanctions globales, celles-mêmes que l'on s'était pourtant juré de ne jamais reproduire après
l'Irak. D'ailleurs, aucun rapport onusien ne traitera de ce sujet.
Les résultats des travaux mettent en avant l'importance des moyens d'échapper aux sanctions
ou de les détourner. Parmi les mesures évasives citées, l'on peut dénombrer :
le détournement du trafic commercial par des pays tiers et des sociétés écran, le recours à des
entreprises sur le marché noir, l’utilisation de refuges sûrs, des sources d'approvisionnement
alternatives, le recours à des navires sous d'autres pavillons ou à l'origine déguisée, la
constitution de stocks, la diversification des fonds et investissements, le recours à des appuis
familiaux.
En ce qui concerne les conséquences imprévues, le coeur du sujet, le TSC procède aux
constatations suivantes :
Un accroissement de la corruption ainsi qu'un accroissement parallèle de la criminalité se
vérifient dans 62% des cas.
Un renforcement des règles autoritaires est obtenu dans 53% des cas. En effet, les dirigeants
d'un Etat visé par des sanctions vont user de cette menace externe pour renforcer leur pouvoir
à l'interne. Les sanctions provoquent souvent un effet de ralliement au sein de la population
autour des leaders étatiques mis à l'index par l'étranger. Ce fut le cas en Rhodésie, à Cuba,
dans l'ex-Yougoslavie, et en Iran aussi. Le pouvoir renforce ses structures en captant des
ressources issues d'une économie de plus en plus mafieuse que les sanctions encouragent. Ces
différents éléments concourent à renforcer la stature et les moyens du dictateur dont le
pouvoir en terme de contrôle social est grandi en raison même des sanctions.
23
Les Etats voisins sont également négativement impactés par les sanctions.
Des impacts sociaux et sur le plan de la santé concomitant avec une déstructuration de la
société et une situation humanitaire critique ont été constaté dans 39% des épisodes de
sanctions plus ou moins ciblées.
L'ONU y a perdu de la légitimité de son autorité dans 31% des cas.
De manière générale, les résultats de cette étude fondamentale semblent démontrer qu'il n'y a
pas plus de « smart sanctions » que de « smart bombs » ou de « smart landmines ».
Les sanctions financières qui n'affecteraient miraculeusement pas le niveau de vie de la
population, qui ne viseraient que les dirigeants responsables de la politique de la cible, qui
éviteraient d'enrichir les classes dirigeantes que l'on veut frapper, tout cela relève de l'utopie
bienpensante occidentale et américaine en particulier.
Dire comme le fait la résolution A/RES/64/115 du 15 janvier 2010 de l'Assemblée générale
des Nations Unies que les sanctions parviennent à éviter « des effets humanitaires néfastes ou
des conséquences involontaires » lorsqu'elles sont ciblées, n'est qu'une contrevérité évidente
qui se passe de commentaires.
Il nous faut brièvement aborder, à partir de l'inefficacité des sanctions, leur dimension
éthique11
.
D'abord, il nous faut remettre dans leur contexte le recours aux sanctions et leur pratique par
les Nations Unies, c'est-à-dire en fin de compte par les Etats de la communauté internationale
sous la houlette de la puissance hégémonique de l'après guerre. De l'après guerre froide, pour
être précis, puisqu'avant l'effondrement de l'URSS, les sanctions n'étaient que peu utilisées par
l'ONU12
.
Les sanctions, c'est une caractéristique majeure de l'après guerre froide. Après 1989, le
nombre de sanctions multilatérales onusiennes augmente tout comme leur potentiel létal. La
montée en force alors des sanctions a représenté un des nouveaux paramètres post-bipolaires
de la maîtrise des conflits... par l'Amérique et ceux qui la suivent...
Dans une perspective politique, les sanctions représentent la loi du plus fort. C'est une éthique
de l'inégalité. Les sanctions constituent en effet des mesures punitives qui se définissent dans
un contexte de profonde inégalité entre le censeur et la cible. « Elles sont discriminatoires
envers les plus faibles », disait Madame Sadako Ogata depuis le HCR.
Les travaux de l' « International Institute on Economics » ont mesuré la différence de taille
entre le censeur et la cible. En moyenne, le PIB des uns est 200 fois supérieur au PIB des
autres. En règle générale, il ne devrait pas y avoir de sanctions entre égaux. Ce ne fut jamais
le cas précisément pendant la guerre froide.
11 Voir l'étude brillante de Ariel Colomonos, « Injustes sanctions:les constructions internationales de la
dénonciation des embargos et l'escalade de la vertu abolitionniste », Centre d'études et de recherches
internationales, Sciences-Po, Questions de recherche, no 1, novembre 2011, 47 p.,l'une des très rares sources
en français...
12 Sanctions onusiennes contre la Rhodésie en 1966 et l'Afrique du Sud en 1977
24
5.- Information choisie ou désinformation obligée, pourquoi sommes-nous si
crédules ? ou les ravages du « politiquement correct »
Le politiquement correct n’est que rarement porteur d’une information crédible. Montaigne,
Fontenelle et les Encyclopédistes faisaient de l’ignorance, du manque d’éducation, de la
bêtise et de l’irrationalité la source de toute crédulité.13
L’histoire des relations internationales
est un cimetière d’idées fausses auxquels l’humanité a cru sur la foi des hommes politiques,
pour parodier Vilfredo Pareto qui avait écrit « sciences » au lieu de « relations
internationales » et « hommes de sciences » au lieu d’ »hommes politiques. C’est vrai que le
faux s’installe bien souvent sous l’effet de raisonnements spécieux, de la mauvaise foi la plus
flagrante ou de l’interférence avec la raison des passions et des intérêts individuels et
collectifs. La soi-disant présence d’armes de destruction massives en Irak en est un parfait
exemple. Les soi-disant charniers de Timisoara avant la chute de Ceaucescu ont constitué la
plus grande manipulation de la presse internationale de ces dernières années. La victoire aux
élections présidentielles en Côte d’Ivoire portera toujours la tare d’une certification onusienne
décidée à Paris et Washington. De peur d’être immédiatement emprisonné, je ne mentionnerai
pas le génocide arménien. L’incendie d’un cinéma à Abadan en Iran avait été l’un des
éléments déclencheurs des révoltes contre le régime du Shah et l’incident avait été attribué à
la SAVAK alors que les sbires de Khomeini en portaient la seule responsabilité. Les faux sont
sournois car ils s’officialisent avec le temps et pour longtemps.
Il se diffuse de plus en plus d’informations et dans des proportions telles qu’il s’agit d’ores et
déjà d’un fait historique majeur de l’histoire de l’humanité. Tant mieux pour la
connaissance ? Ce n’est pas sûr du tout.
Face à cette offre pléthorique d’information, l’individu est tenté de composer une
représentation du monde plus commode mentalement que vraie. L’explosion de l’offre
cognitive fait que les conditions sont réunies pour que le biais de confirmation donne la pleine
mesure de ses capacités à nous détourner de la vérité. De quoi s’agit-il ? Le biais de
confirmation est sans doute l’élément le plus déterminant dans les processus qui pérennisent
nos croyances. Rien de nouveau. Francis Bacon dans l’aphorisme 46 de son « Novum
Organum » le décrit comme suit :
« L’entendement humain, une fois qu’il s’est plu à certaines opinions (parce qu’elles sont
reçues et tenues pour vrai ou qu’elles sont agréables), entraîne tout le reste à les appuyer ou à
les confirmer ; si fortes et nombreuses que soient les instances contraires, il ne les prend pas
en compte, les méprise, ou les écarte et les rejette par des distinctions qui conservent intacte
l’autorité accordée aux premières conceptions, non sans une présomption grave et funeste ».
Les acteurs sociaux acceptent certaines explications objectivement douteuses parce qu’elles
paraissent pertinentes. Une étude récente a montré que 94% des lecteurs de blogs politiques,
sans surprise, ne consultent que les blogs épousant leur propre sensibilité. Les achats de livres
politiques sur Amazon se font de plus en plus selon les préférences politiques des acheteurs.
L’on peut donc énoncer un théorème simplifié : plus le nombre d’informations non
13
Voir Revue des Deux Mondes, février 2013, « Pourquoi nos contemporains sont-ils crédules » de Gérald
Bronner, pp. 85-94 et « Quand la science officialise le faux » de Raymond Boudon, pp. 96-109.
25
sélectionnées sera important dans un espace social, plus la crédulité, paradoxalement, se
propagera par le biais de confirmation.
Prenons quatre exemples récents, pour démontrer l’effet de ce biais de confirmation et des
choix récurrents d’explications simplistes tenues pour vraies et suffisantes :
L’armée française est en train de résoudre un problème sécuritaire au Mali. Elle est efficace
et courageuse. On vous le dit tous les jours aux nouvelles de 20h00. Change-t-elle quoi que ce
soit aux problèmes du Mali ? On vous le dit moins. On ne vous dit surtout pas qu’il faudrait
une génération d’investissements dans l’éducation et la formation, dans l’exploitation du
sous-sol malien, dans la mise sur pied d’une armée fiable pour sauver cet Etat failli : une
démographie non maîtrisée, une économie en berne, une raréfaction des terres agricoles, le
tout aggravé par un fort racisme noir/ « teint clair », par des querelles ethniques et
religieuses. Qui vous explique que le choix que les Français ont fait au moment de la
décolonisation de confier le pouvoir à une population évangélisée noire francophone du sud
du pays au détriment des Touaregs musulmans et arabophones du nord du pays qui n’avaient
jamais voulu envoyer leurs enfants dans des classes françaises et qui ne parlent pas cette
langue, et qui surtout avaient exprimé au moment du soleil glorieux des indépendances le vœu
de continuer à dépendre des Français, comportait en germe les difficultés d’aujourd’hui ?. Les
journalistes s’étonnent des exactions parallèles des islamistes par rapport aux Noirs et de
l’armée malienne par rapport aux islamistes. Un islam qui dès le VIIIème siècle avait dominé
ces régions et réduit ses populations en esclavage. Le poids de l’histoire et ses pesanteurs ont
disparu de l’information.
En ce qui concerne la Syrie, Bachar El-Assad n’appartient pas à cette planète selon un Fabius
en plein dérapage verbal. Des insurgés présumés « innocents » au départ, armés par
l’Occident, l’Arabie saoudite et le Qatar (dont, bien sûr, les femmes sont violentées, les
enfants tués, l’inverse n’étant jamais vrai)) sont en lutte contre un régime dictatorial
désormais honni par l’Occident comme l’a été l’Iran du Shah dans les années 70 avec le
brillant résultat que l’on sait en matière de démocratie et de droits de l’homme. La terre
entière en voulait au régime du Shah. (Les ONG d’aujourd’hui semblent avoir oublié
opportunément le régime des mollahs). Et surtout quels journalistes ou grands reporters nous
parlent aujourd’hui de la grande revanche sunnite en Syrie après le retournement en Irak qui a
porté les chiites au pouvoir après 8 ans de guerre de Bagdad contre l’Iran, avec la bénédiction
de l’Occident. Et surtout qui nous parle des ambitions américaines, saoudiennes et qataries de
se débarrasser de l’influence russe en Syrie afin d’alimenter l’Europe en gaz saoudien et
qatari à travers la…Syrie et la Turquie, rompant ainsi l’insupportable quasi-monopole de
l’alimentation en gaz de l’Europe par les Russes. Réduire le soutien à l’opposition syrienne à
un retour à la démocratie dans cette région du monde comme on tente de nous le faire croire
n’est qu’une grossière transgression des réalités géopolitiques.
L’Iran, enfin, comme troisième exemple. Les commentateurs français vous le disent : l’Iran
est en train de construire une bombe atomique. La CIA ne le pense plus depuis bien des
années. Les mollahs ne sont pas fous, ils savent que l’usage d’une bombe atomique ne leur
laisserait que dix minutes avant d’être vitrifiés à jamais. Par contre devenir un Etat du seuil
(pouvoir fabriquer une bombe…sans le faire, tout en en ayant la possibilité), c’est un avantage
politique majeur à l’égard de la rue arabe, humiliée depuis longtemps par Israël. L’Iran a le
droit de sortir du TNP et de devenir une puissance nucléaire. Sans jamais avoir été membre du
TNP, le Pakistan l’a fait, l’Inde l’a fait, Israël l’a fait, la Corée du Nord s’y essaie. La Suisse
pourrait le faire, d’ailleurs elle y avait pensé et possède le plutonium en quantité suffisante.
26
Les Etats-Unis savent que tout accord avec l’Iran passera par la reconnaissance de la
possibilité pour l’Iran d’enrichir son uranium à 20%. On l’aura compris, le problème est
ailleurs… D’ailleurs avec une Libye dont on imagine que l’avenir la coupera d’une manière
ou d’une autre en deux ou trois morceaux, sort qui guette l’Irak (en trois morceaux) et la
Syrie (en deux morceaux), Israël vient de se gagner 25 ans de paix et de poursuite de
l’implantation de colonies d’habitation en Cisjordanie. Aucune crise n’est monocausale et les
enchevêtrements complexes ne sont pas l’affaire des journaux télévisés.
Mis à part la frange sahélo-saharienne, l’Afrique disparaît de nos écrans radar, si ce n’est
pour nous raconter les frasques des fils de dictateurs africains déchus (comme récemment
dans le Figaro le fils de Bokassa) ou toujours au pouvoir, si friands de biens immobiliers
parisiens et de voitures italiennes. Boutros-Ghali me confiait récemment avoir demandé en
urgence l’envoi de troupes onusiennes au Rwanda pour pallier au désastre qui s’annonçait
imminent en 1994. Personne n’a réagi, sauf la France, mais trop tardivement, avec son
opération Turquoise. C’est ce que l’on appelle les conflits orphelins. L’indifférence est assez
générale.
L’attention internationale et sa mobilisation par les médias ont toujours été pour l’Afrique
largement en dessous des autres foyers de crise. L’année 1999 - l’année de tous les conflits
pour l’Afrique – qui fut aussi celle de la crise du Kossovo a permis certaines comparaisons :
Population des Grands lacs : 86 millions Population du Kosovo : 3
Appel de fonds consolidé de l’ONU :
Grands Lacs 314 millions de dollars Kosovo 471 millions
Déploiement de troupes étrangères :
Grands Lacs 0 Kosovo 30.000
Rerum cognoscere causas : « pénétrer les causes secrètes des choses ». Jean-Michel Severino
fait état de sa stupéfaction de s’apercevoir que nous ne comprenons pas l’Afrique et que nous
sommes aveugles au jeu des forces qui l’anime. Nos clés de lecture sont dépassées, écrit-il
dans son ouvrage intitulé « Le temps de l’Afrique ». Cela pourrait bien concerner également
le monde arabo-musulman. Seule la pleine compréhension des déterminants de ces conflits
évitera leur récurrence.
6.- Les vrais déterminants
Les analyses des conflits font bien sûr l’objet de débats entre les disciplines. Les économistes-
universalistes privilégient le comparatisme, les indicateurs normés, les régularités (rôle des
rentes, des doléances). Les anthropologues-politistes mettent au contraire en avant les
spécificités des terrains, des arrangements ou le jeu des élites. Les géopoliticiens soulignent le
rôle des puissances, des réseaux transfrontaliers et les stratégies des divers acteurs. L’écologie
politique insistera sur les facteurs écologiques et les guerres environnementales. L’analyse des
conflits armés est rendue difficile du fait des enchevêtrements des facteurs explicatifs et de la
spécificité des différentes configurations.
27
.
Les déterminants sont certes caractérisés par des enchevêtrements divers. Plusieurs
configurations ou mélanges détonateurs sont possibles. Il nous faut précisément analyser les
principales corrélations entre les déterminants afin d’éviter aussi les explications
monocausales. La reconstitution de quelques chaînes nous paraît devoir expliquer de manière
variée et d’introduire une hiérarchisation des vraies sources de conflits, cette même
hiérarchisation qui manque aux critères de l’alerte précoce. Ces modèles de chaîne ont le
double mérite de chercher à hiérarchiser les déterminants et à les tester empiriquement, même
si les réalités sont infiniment complexes. Même si la cause initiale de déclenchement peut être
mineure (une émeute de la faim, une élection contestée, une arrestation, etc), il n’en reste pas
moins que les principaux déterminants en fournissent à chaque fois la raison profonde.
Première chaîne de déterminants :
Il nous paraît devoir mettre en exergue trois déterminants qui nous semblent revêtir une
signification particulière dans l’apparition d’un conflit ou sa récurrence occasionnelle. Les
variables les plus significatives sont économiques et démographiques. Le plus souvent, elles
sont liées comme dans cette première chaîne, indépendamment du type de pouvoir politique
en place.
1 Une démographie non maîtrisée, voire galopante
2 Une économie en rade
3 Des problèmes fonciers (surdensification des terres agricoles)
Ces principaux déterminants qui suffisent à expliquer la conflictualité dans l’arc sahélo-
saharien et dans la Corne de l’Afrique peuvent être aggravés par trois autres déterminants :
4 Le racisme noir/blanc (c’est le cas de la Mauritanie et du Mali en particulier)
5 Les problèmes ethniques, souvent présents
6 Les problèmes religieux
Ces six déterminants rendent difficiles toute solution aux difficultés ou conflits en cours en
Mauritanie, au Mali, au Niger, au Tchad, au Darfour, au Soudan et Sud-Soudan, en Somalie,
dans les trois Guinées, en Sierra Leone, au Libéria, en Côte d’Ivoire, au Togo, au Nigeria, en
RCA, au Cameroun, en RDC, au Congo, au Rwanda et au Burundi14
Les principaux résultats des tests empiriques reposant sur des comparaisons internationales
sont les suivants15
1 Démographie non maîtrisée
Un effet de surpopulation (pressions démographiques) peut favoriser l’occurrence de la guerre
et sa durée, surtout dans un contexte de terres agricoles raréfiées. La répartition initiale de la
population sur le territoire joue un rôle important (Côte d’Ivoire, Rwanda).
2 Economie en rade
Les faibles taux de croissance du PIB figurent parmi les principaux facteurs des guerres
civiles africaines, même si les inégalités ne permettent pas d’établir un lien de causalité avec
une plus forte conflictualité.
14
L’Afrique de l’Est et du Sud sont laissées de côté puisque le champ d’étude de l’orateur l’a amené à se
spécialiser sur l’Afrique francophone essentiellement. 15
Collier et Hoeffler 2007, Banque mondiale
28
En effet, plus le pays est pauvre et plus la probabilité de conflits est susceptible d’augmenter.
Toute récession économique est un facteur de tensions. La crise mondiale de 2008 n’a pas
manqué non plus de sérieusement affecter les économies africaines16
. De façon évidente, la
désertification, la déforestation, la survenance de catastrophes naturelles (inondations,
tremblements de terre, sécheresse), la pauvreté hydrique, la pauvreté hydro-électrique sont des
facteurs aggravants. La probabilité du conflit se réduit lorsque le revenu augmente.
Les trappes à conflit sont donc liées aux trappes à pauvreté. D’ailleurs 80% des pays les
moins avancés ont connu un conflit armé au cours des quinze dernières années. Les guerres de
pauvreté s’expliquent largement par le sous-développement et l’exclusion.
3 Problèmes fonciers
La question de l'accès à la terre est un des facteurs essentiels de la dynamique des conflits. Au
Sierra Leone, le RUF17
n'a pas seulement recruté des prolétaires urbains mais également des
jeunes ruraux se heurtant au contrôle de la terre par les aînés. En Côte d'Ivoire, la loi foncière
de 1998 supprimant le droit à la terre pour ceux qui la cultivent a mis le feu aux poudres.
Dans un contexte de raréfaction de la terre et de crise économique, il y a eu conflit entre les
jeunes urbains revendiquant des droits ancestraux et les migrants bénéficiant de terres louées
dans le cadre d'accords de tutorat (Darfour, Kenya).
4 Racisme noir/blanc
Il est présent essentiellement en Mauritanie et au Mali
5 Problèmes ethniques
Il semble que les fragmentations ethniques sont significatives pour la durée du conflit et plus
faiblement significative pour son occurrence. Les sociétés bi-polaires ou très diversifiées
présentes plus de risques de conflit
6 Problèmes interreligieux
Nous insisterons donc sur le fait que le risque de déclenchement d’un conflit ou d’une guerre
civile est très élevé dans un pays très (trop) peuplé ou le revenu par tête d’habitants est faible,
les terres agricoles rares, les ressources limitées. Une fragmentation religieuse et ethnique ne
fait qu’empirer les risques et prolonger le conflit. L’inverse est vrai : un pays regroupant des
conditions plus favorables comme un revenu plus élevé, une population faible, des ressources
suffisantes et une fragmentation ethnique peu ressentie, comme l’absence de rivalités
interreligieuses (peu de polarisation ethnico-religieuse, comme au Sénégal, au Ghana ou au
Bénin, par exemple) ne connaîtra que très peu d’occurrence de guerres ou de conflits.
Deuxième chaîne de déterminants :
L’on retrouve les mêmes déterminants mais dans un contexte économique différent :
7 économie de prédation ou criminelle (locales, nationales, internationales)(ni en rade, ni
stagnante).
16
17
Revolutionary United Front, groupe armé ayant, en 1991, déclenché la guerre civile dans ce pays.
29
Il s’agit de prendre en compte l'insertion des sociétés rurales et urbaines dans des circuits
mafieux et criminels (diamants, narcodollars, trafics d'armes, détournement de l'aide
alimentaire, siphonage du pétrole, argent de la corruption ou des prises d’otages...) qui
touchent aussi bien des membres des Etats criminalisés (Guinée Bissau), des mafias
contrôlées par des seigneurs de guerre ou des milices (Kivu, Nord Mali) que des filières
internationales. La victoire peut ne pas être souhaitable pour se partager les rentes (cas
autrefois de la Sierra Leone ou de la situation de « ni guerre ni paix » de la Côte d'Ivoire
actuellement où les Forces nouvelles contrôlaient le coton, les diamants et vivaient de
prélèvements sur les populations alors que les forces et milices du Sud effectuaient des
ponctions sur le cacao et vivent de la corruption). La guerre permet de légitimer des actions
qui seraient considérées comme des crimes en période de paix. Elle permet, en l'absence
d'Etats de droit, de profiter d'octrois le long des routes ou de prébendes sur la contrebande ou
sur les différents bakchichs.
Le fait que, contrairement à la première chaîne, le pays puisse disposer de revenus lui
permettant d’entrevoir un certain développement économique est hélas trompeur. Bien des
scandales géologiques ont fait couler beaucoup d’encre : la Guinée pourrait être un eldorado,
tout comme le Gabon ou la RDC. Y-a-t-il donc une malédiction liée à l’exploitation des
richesses du sol ou du sous-sol. Le pillage de rentes et les cas d’accaparement du pouvoir
économique sont hélas légion.
Troisième chaîne de déterminants :
8 Sont regroupés sous cette troisième série de déterminants tous les Etats fragiles ou faillis.
Une cinquantaine d’Etat de par le monde sont « à la traîne » représentant près de 1 milliard
d’habitants.. Et l’on peut dénombrer une vingtaine d’Etats « affaiblis » en Afrique.
Un Etat affaibli ou failli ou en déshérence présente un fort déficit démocratique, une mauvaise
gouvernance, est témoin de violations graves des droits de l’homme, le lieu de sentiments
d’injustice, d’élections contestées et de concentrations urbaines propices aux mouvements de
révolte.
L’analyste qui recherche une certaine intelligibilité du désordre et une compréhension des
processus complexes doit ainsi intégrer à la fois les interactions de la démographie et de
l’économie comme on l’a vu plus haut, mais aussi des facteurs plus psychologiques et des
décisions politiques répondant à des enjeux politiques plus larges. Les décisions belligènes
sont prises en situation d’incertitude radicale et non de risques probabilisables. Le coût de la
mort afférant à la guerre ne peut pas être évalué économiquement. Il importe également de
contextualiser les conflits.
Repérer, à la base, les racines des conflits en termes d’absence de droits de minorités, de
structures sociales concernant notamment les accès différenciés aux emplois rémunérés, aux
ressources naturelles et au foncier des jeunes. La quasi-totalité des conflits renvoie au niveau
local à des jeunes, sans emploi, ne pouvant accéder à des revenus licites ou à des migrants
« allogènes » ou « autochtones » dans la même situation. Les raisons sont multiples comme
par exemple le contrôle des ressources par les « aînés », la priorité donnée aux
« autochtones », les conflits entre éleveurs et agriculteurs, ou tout simplement, la rareté de ces
30
ressources. Ces jeunes sont des proies faciles pout tous ceux qui cherchent à exploiter leur
situation de faiblesse.
Quatrième chaîne de déterminants : l’héritage de l’homme blanc.
Cet héritage ne facilite guère la tâche des dirigeants actuels de l’Afrique.
L’Occident ne fera que rarement allusion à la traite d’esclaves à laquelle se sont livrés le
monde arabo-musulman puis les Puissances coloniales et à ses conséquences.
Le découpage artificiel des frontières auquel les mêmes Puissances coloniales ont procédé
lors du congrès de Berlin en 1885 ne figure pas sur le devant de la scène. Pourtant, à la fin du
XIXe siècle, au moment de la Conférence de Berlin en 1884-1885, les diplomates européens
se réunirent pour négocier ensemble une entente préalable sur leurs intérêts économiques
collectifs en Afrique, cette dernière étant décrite en terme de « cuvette du Niger » ou de
« bassin du Congo » plutôt qu'en terme de divisions ethniques. Il n'y a eu à ce moment crucial
où furent délimitées les frontières que peu de relations entre les logiques historiques de
circonscription d'espaces endogènes africains et la fragmentation territoriale du processus de
formation des empires coloniaux. En réalité, les constructions étatiques d'Afrique ont été
pensées dans le contexte de la tutelle coloniale et non dans l'idée qu'un jour le colonisateur
s'en irait. Elles sont la résultante des rapports de force et des compromis, d'une part entre les
coloniaux Français, Anglais, Belges et Allemands...eux-mêmes, et d'autre part entre le
colonisateur et l'autochtone. Ceci pose aujourd’hui des problèmes majeurs dans la
construction de l’identité nationale des Etats africains et pour leur cohérence interne.
Les indépendances ont été accordées dans un contexte d’impréparation absolu et de manque
de structures administratives et d’infrastructures, sauf celles destinées à l’exportation des
richesses du sol et du sous-sol…Le commerce inégalitaire des matières premières n’a pas fait
l’objet de mesures correctives : aucune industrie de transformation ne s’est jamais installée
sur le sol africain. On exporte le pétrole et on importe les produits pétroliers raffinés.
La chute de la mortalité infantile, les aides à la santé et donc l’accroissement démographique
ne se sont jamais accompagnés comme en Europe de nouveautés technologiques permettant
une productivité et des rendements meilleurs.
Ne mentionnons pas l’affligeant manque de coordination de l’aide internationale
(Organisations internationales, agences de développement, institutions de Bretton Woods),
chacun ayant son propre agenda, ni les mauvaises politiques et donc les responsabilités
occidentales (réduction de la dette, aménagements structurels, consensus de Washington). Le
politiquement correct imposant sans attendre, tout et tout de suite, pêle-mêle, la démocratie,
les droits de l’homme, le mimétisme constitutionnel, le multipartisme, la justice indépendante,
la liberté de la presse et des élections libres, fiables et transparentes restera une exigence qui,
parfois, n’a pas manqué de tourner à la farce tragique. D’autant que des intérêts stratégiques
assuraient à bien des dictateurs un soutien occidental infirmant d’un côté ce que l’on
revendiquait de l’autre.
31
Il s’agit cependant de s’acheter une bonne conscience : alors l’humanitaire a remplacé la
vraie solidarité, le choc moral du génocide rwandais a vite fait la place à l’indifférence de
l’Occident. La palme pour la meilleure façon de se défausser consistant à dire aujourd’hui
que l’on n’intervient que le temps donné à l’Afrique pour régler elle-même ses propres
problèmes. Passer le relai aux Africains n’est-il pas le meilleur moyen de les laisser se
débrouiller tout seuls et de se débarrasser de la « patate chaude ».
Cette chaîne maximise schématiquement les nombreuses attitudes de l’Occident attentatoire
au développement et forme la mauvaise conscience de la communauté internationale.
Conclusion : Et si le monde allait changer ? Vers davantage ou moins de conflits ?
La question qui se pose est la suivante : la puissance hégémonique actuelle est-elle en phase
ascendante, a-t-elle atteint ou dépassé son apogée ou est-elle déclinante ?
Les Etats plus faibles ne sont en effet plus disposés autant que par le passé à simplement
céder à la coercition des grandes puissances sans exercer une certaine résistance. Surtout, n'en
déplaise à ceux qui ont jetés aux orties les théories de Huttington, lorsque se frottent les
mondes occidentaux et musulmans.
L'école réaliste des relations internationales nous fait penser que les consensus seront de plus
en plus difficiles à établir au sein des Nations Unies avec un multilatéralisme renaissant et
même si les Etats-Unis garderont et de loin les capacités les plus effectives de se projeter
militairement, financièrement, technologiquement, économiquement, médiatiquement dans le
vaste monde. Leur poids politique et diplomatique, par contre, sera et est déjà moindre. Il n'y
a qu'à constater les inimitiés, si ce n’est les haines, qu'ils laissent derrière eux depuis de
nombreuses années sur le globe pour s'en rendre compte.
Les Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud, soit les nouvelles puissances hégémoniques
régionales, rendent déjà la prise de sanctions multilatérales onusiennes plus difficile et
contribueront à l'avenir à modérer l'imposition de desiderata américains sur l'ensemble du
globe. Rallier des coalitions de censeurs au bénéfice d'un fort degré de consentement va
devenir excessivement difficile au sein des Nations Unies pour les USA.
Le « followship » dépend étroitement de la force du « hêgemôn » (en grec), c'est la règle d'or.
Lorsque sa position relative s'affaiblit, la puissance hégémonique a moins à offrir et moins de
ressources pour punir les défections. Son déclin affecte sa gouvernance mondiale, sa
domination du commerce mondial, Cette tendance se poursuivra-t-elle ?
Comme les consensus vont devenir difficiles à trouver au Conseil de sécurité, les mesures de
coercition en tous genres ne vont plus rassembler un nombre conséquent d'Etats désireux de
voir ces mesures appliquées. Les USA ne pourront plus comme auparavant s'adresser avec
autant d'efficacité que par le passé à leurs alliés et tenter de faire pression sur eux ou à les
culpabiliser en leur démontrant qu'il serait immoral de ne pas sanctionner l'Etat déviant. La
diplomatie américaine est constamment contrainte d'emprunter la voie de tels arguments
diplomatiques moraux. L'union fait la force mais beaucoup moins dans un monde éclaté. A
32
noter que l’Union européenne fait toujours preuve de beaucoup de suivisme « étatsunien »
(Iran, Syrie, Israël).
L'alternative aux crises et aux conflits pourrait donc être un monde multipolaire, pour le
meilleur ou pour le pire car on ne sait pas s’il sera gérable, où les souverainetés nationales
risquent de retrouver un « nouveau printemps » à l'abri des consensus de Washington, des
exigences précipitées de démocratie et de droits de l'homme, ou encore d'exigences
d'élections libres et transparentes dans des contextes qui ne le permettent pas - c'est-à-dire le
dévastateur et impatient « tout, tout de suite » occidental - , sans oublier les simagrées de
justice pénale internationale18
, avec moins de possibilités d'ingérence et, espérons-le, plus de
solidarité réelle et de vrais équilibres dans les échanges mondiaux et, l'on peut toujours rêver :
une éthique du vivre ensemble.
Et s’il ne changeait pas ?
Alors l’Occident devrait continuer à concentrer des ressources sur la reconstruction post-
conflit des Etats particulièrement fragiles, afin d'éviter que ces derniers ne constituent une
menace pour leurs intérêts, directement ou via des vagues d’immigration.
Cette notion a entraîné un projet radical de transformation politique, économique et sociale
visant à stabiliser ces pays instables. Les mesures proposées sont correctives et profondément
intrusives (actions à caractère préemptif ou punitif, dissuasion, sanctions). Elles portent sur la
gouvernance politique avec priorité donnée à la réforme du système de sécurité (retour
immédiat à la stabilité par le renforcement des forces militaires et de police nationale), la
déréglementation économique et la privatisation ainsi que la consolidation de la société civile.
C'est ce que Tom Porteous appelle le « complexe militaro-développemental » de
l'establishment occidental du développement et de la sécurité. Regroupant les agences
militaires, les services diplomatiques et de développement, appuyé sur l'ONU (et sur l'UE), ce
« complexe » est le grand ordonnateur de la paix libérale et de la mondialisation économique
et financière dans le monde.
En faisant abstraction des Balkans, il n'existe pas d'exemple d'Etat fragile qui se soit
transformé en Etat stable à la suite d'une intervention de l'Amérique et de ses alliés. Ces Etats
restent en général longtemps instables et dépendants alors que l'objectif était la victoire sur le
terrorisme et la promotion de la démocratie. Pourtant cet idéal kantien d'ouverture simultanée
des systèmes politiques et économiques et l'instauration plus ou moins progressive de la
démocratie représentaient le consensus onusien.
Ce modèle libéral a connu bien des échecs récurrents, il a même parfois exacerbé les
violences internes : inégalités en hausse, état chaotique des lois et de l'ordre public, économie
parallèle, corruption et intimidation, activités illégales des autorités, paysage criminel en
expansion, pauvreté en hausse, amoindrissement de l'Etat (ex-Républiques soviétiques d'Asie
centrale, Afrique).
Au vu des dynamiques en œuvre dans diverses parties du monde, il devient évident que cette
façon de concevoir les choses deviendra de plus en plus difficile à imposer. Les échecs
afghan et irakien sont là pour le démontrer : l'Afghanistan connaît une diminution de la
18
Il est assez étonnant de voir qu’aucun partisan de Ouattara ne figure parmi les inculpés qui comparaissent
actuellement devant le Tribunal pénal international et que seul Gbagbo et quelques acolytes y figurent.
Comment accorder la moindre crédibilité à son action. Revoir La Fontaine § 1.24 ci-dessus.
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sécurité et une augmentation de la production d'opium. L'Irak est plus fragile qu'auparavant et
constitue une menace pour les intérêts occidentaux comme jamais sous Saddam Hussain...Le
monde arabo-musulman ne tient plus l'Amérique dans son cœur, ni l'Occident.
En Afrique, tout cela ne fait que conforter une évidente collusion de fait entre les grandes
entreprises et sociétés transnationales occidentales qui achètent les matières premières et
revendent des armes et les produits manufacturés de leurs propres usines de transformation -
scandaleusement absentes du territoire africain où même le principal exportateur de pétrole ne
possède pas de raffinerie – et les gouvernements du Sud, chefs de guerre, cadres corrompus et
autres profiteurs....C'est ainsi qu'un tissu de profits et d'opportunités relie les élites des Etats
instables avec les grandes multinationales. Combien de temps s'écoulera encore avant que les
gouvernements occidentaux, les marchands d'armes, les industries pétrolières et extractives
ainsi que les réseaux et marchés mondiaux modifient dans un sens plus « juste » leurs
interactions politiques et économiques avec la cinquantaine d'Etats fragiles que l'on peut
dénombrer ce jour ?
Les responsabilités appartiennent tant au Nord qu'au Sud. Seule une modification sérieuse des
mentalités (très hypothétique) permettra à l'ONU et à ses bailleurs de se ranger au côté des
populations et non des élites qui ont gagné la lutte pour le pouvoir mais dont les intérêts et les
valeurs ne sont pas les plus susceptibles de consolider les structures de l'Etat. Elles se
concentrent sur la conquête de l'appareil d'Etat et la maîtrise des réseaux de sa clientèle. Il leur
faut simplement pérenniser leur domination, les avantages acquis et les enraciner sur le long
terme.
Il faudrait pouvoir élaborer au sein de l'ONU un nouvel agenda mondial moins exclusivement
centré sur la lutte contre le terrorisme, les armes de destruction massive et les dangers que
représentent les Etats voyous. Le Sud peut être dangereux, mais le Nord aussi : vente d'armes
indiscriminées, exploitation des matières premières sans aucune contrepartie industrielle,
pollution industrielle, financiarisation de l’économie, etc.
Que le contrat de Hobbes selon lequel l'Etat doit à ses citoyens de les « libérer de la peur, du
besoin et d'une vie sans dignité » paraît fort éloigné de la préoccupation et/ou des possibilités
effectives de tant de gouvernements !!! Les Etats où l'autorité est exercée véritablement pour
le compte des peuples sont fort loin d'être majoritaires sur notre planète19
.
Toute solution passera par une meilleure et incontournable coordination des efforts et des
actions, une mise en commun des analyses, une programmation conjointe des stratégies, une
harmonisation des modalités de mise en œuvre. Aujourd'hui, on est hélas loin du compte.
Il ne faut surtout pas sous-estimer la violence de remise en cause du modèle occidental et de
l’Amérique elle-même. Elle ne voit pas venir le désamour et nous non plus. La mondialisation
est trouée de foyers de haine et d’extrémismes. Un scénario de tensions croissantes risque de
s’ouvrir devant nous avec d’insolubles problèmes migratoires.
19
Sur ce sujet, lire absolument : André Salifou, « La Valse des Vautours », roman, Karthala, Paris, 2000, 137 p.