interactions mÉdicamenteuses : de la théorie à la pratique · 2009-03-13 · les risques...

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Rev Med Liege 2006; 61 : 5-6 : 471-482 I NTRODUCTION Les études de médecine et la formation conti- nuée doivent favoriser l’apprentissage au raison- nement thérapeutique, de la décision à la prescription (1). La prescription d’un médica- ment est un acte quotidien pour le médecin pra- ticien. Néanmoins, celui-ci ne mesure pas toujours les retombées de ce geste, sans doute un peu trop souvent banalisé (2). Généralement, le médecin envisage les effets positifs escomptés de sa prescription. Par contre, il lui arrive d’oc- culter ses éventuels aspects négatifs. Pour les réduire au minimum, le praticien devra prendre en considération les précautions d’emploi usuelles du médicament prescrit, notamment en présence de certaines situations à risque (insuf- fisance rénale et/ou hépatique, polymédication), et ne pas oublier de considérer le risque éventuel d’interactions médicamenteuses. Cette dernière problématique concerne aussi bien le médecin prescripteur que le pharmacien dispensateur (3, 4). On parle d’interaction médicamenteuse lorsque l’administration simultanée de deux ou plusieurs médicaments conduit à potentialiser ou minimiser les effets désirés ou indésirables d’au moins un de ces médicaments. Dans toute interaction médicamenteuse, il convient de bien distinguer la molécule à l’origine de l’interac- tion (c’est-à-dire modifiant la concentration et l’action de l’autre médicament) et la molécule dont la concentration altérée suite à l’interaction aboutit finalement à la manifestation désirée ou indésirable (en cas de médicament à index théra- peutique étroit : voir plus loin). Il est important de signaler que les conséquences de ces interac- tions ne se manifestent pas seulement lors de l’ajout d’un agent pharmacologique supplémen- taire, mais aussi lors de l’arrêt d’un traitement médicamenteux, ou encore lors d’un simple changement de posologie. Heureusement, beau- coup de ces interactions médicamenteuses n’ont que des effets anodins, mais certaines peuvent avoir des conséquences cliniques graves, poten- tiellement mortelles (5). Il est estimé qu’environ 3 % des hospitalisations chez les personnes de plus de 50 ans résultent d’une problématique d’interactions médicamenteuses (6). Ceci est particulièrement vrai chez le sujet âgé et le constat est d’autant plus désolant que nombre de ces accidents sont potentiellement évitables à condition d’être attentif à la problématique (7). Ainsi, les patients âgés admis pour hypoglycé- mies sévères sont 6 fois plus nombreux après association de co-trimoxazole à un traitement par glibenclamide, ceux hospitalisés en urgence pour intoxication digitalique sont 12 fois plus nombreux après co-prescription de clarithromy- cine et de digoxine et ceux admis avec un dia- gnostic d’hyperkaliémie sont 20 fois plus nombreux après l’adjonction d’un diurétique d’épargne potassique à un traitement par inhibi- teur de l’enzyme de conversion (7). La problé- (1) Professeur ordinaire, Université de Liège, Chef de Service, Service de Diabétologie, Nutrition et Maladies métaboliques et Unité de Pharmacologie clinique, Département de Médecine, CHU Sart Tilman, Liège. INTERACTIONS MÉDICAMENTEUSES : de la théorie à la pratique RÉSUMÉ : La pharmacothérapie s’enrichit régulièrement de nouvelles molécules et les objectifs thérapeutiques, à la fois curatifs et préventifs, sont de plus en plus stricts. Ceci amène à une polymédication qui, elle-même, expose le patient à un risque d’interactions médicamenteuses. Celles-ci sont très sou- vent méconnues alors qu’il est admis qu’elles sont responsables de nombreuses manifestations indésirables, dont certaines peu- vent être graves et parfois létales. Nous ferons d’abord un bref rappel des principales précautions d’emploi quant à l’utilisa- tion des médicaments et des circonstances à risque d’interac- tions et de manifestations indésirables potentiellement dangereuses. Ensuite, nous analyserons les différents méca- nismes conduisant aux interactions médicamenteuses, en insis- tant plus spécifiquement sur ceux impliquant le système enzymatique du cytochrome P450 et la P-glycoprotéine. Enfin, nous illustrerons notre propos par quelques exemples concrets de classes pharmacologiques exposant à des interactions médi- camenteuses, potentiellement dangereuses, auxquelles sont sus- ceptibles d’être confrontés patients et médecins en pratique quotidienne. MOTS-CLÉS : Médicaments – Cytochrome P450 - Effets indési- rables – Interactions médicamenteuses – Pharmacothérapie DRUG INTERACTIONS : FROM THEORY TO PRACTICE SUMMARY : Pharmacotherapy becomes increasingly complex and therapeutic targets are more and more ambitious for both care and prevention. Therefore, polypharmacy is frequent, which exposes the patient to a high risk of drug-drug interac- tions. These are often underestimated although they are res- ponsible for many adverse events that may be serious and even fatal. In the present paper, we will first briefly recall the main cautions in the use of medications as well as the most common conditions favouring the occurrence of harmful drug interac- tions. Then, we will analyze the various mechanisms leading to drug interactions, emphasizing especially those involving cyto- chrome P450 enzymatic system and P-glycoprotein. Finally, we will illustrate these theoretical considerations with some examples of drug interactions, among the most dangerous and the most frequent in clinical practice. KEYWORDS : Adverse effects – Cytochrome P450 - Drug–Drug interactions – Pharmacotherapy A.J. SCHEEN (1) 471

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Page 1: INTERACTIONS MÉDICAMENTEUSES : de la théorie à la pratique · 2009-03-13 · les risques d’interactions augmentent. La poly-médication est la situation à risque la plus évi-dente

Rev Med Liege 2006; 61 : 5-6 : 471-482

INTRODUCTION

Les études de médecine et la formation conti-nuée doivent favoriser l’apprentissage au raison-nement thérapeutique, de la décision à laprescription (1). La prescription d’un médica-ment est un acte quotidien pour le médecin pra-ticien. Néanmoins, celui-ci ne mesure pastoujours les retombées de ce geste, sans doute unpeu trop souvent banalisé (2). Généralement, lemédecin envisage les effets positifs escomptésde sa prescription. Par contre, il lui arrive d’oc-culter ses éventuels aspects négatifs. Pour lesréduire au minimum, le praticien devra prendreen considération les précautions d’emploiusuelles du médicament prescrit, notamment enprésence de certaines situations à risque (insuf-fisance rénale et/ou hépatique, polymédication),et ne pas oublier de considérer le risque éventueld’interactions médicamenteuses. Cette dernièreproblématique concerne aussi bien le médecinprescripteur que le pharmacien dispensateur (3,4).

On parle d’interaction médicamenteuselorsque l’administration simultanée de deux ouplusieurs médicaments conduit à potentialiserou minimiser les effets désirés ou indésirablesd’au moins un de ces médicaments. Dans toute

interaction médicamenteuse, il convient de biendistinguer la molécule à l’origine de l’interac-tion (c’est-à-dire modifiant la concentration etl’action de l’autre médicament) et la moléculedont la concentration altérée suite à l’interactionaboutit finalement à la manifestation désirée ouindésirable (en cas de médicament à index théra-peutique étroit : voir plus loin). Il est importantde signaler que les conséquences de ces interac-tions ne se manifestent pas seulement lors del’ajout d’un agent pharmacologique supplémen-taire, mais aussi lors de l’arrêt d’un traitementmédicamenteux, ou encore lors d’un simplechangement de posologie. Heureusement, beau-coup de ces interactions médicamenteuses n’ontque des effets anodins, mais certaines peuventavoir des conséquences cliniques graves, poten-tiellement mortelles (5). Il est estimé qu’environ3 % des hospitalisations chez les personnes deplus de 50 ans résultent d’une problématiqued’interactions médicamenteuses (6). Ceci estparticulièrement vrai chez le sujet âgé et leconstat est d’autant plus désolant que nombre deces accidents sont potentiellement évitables àcondition d’être attentif à la problématique (7).Ainsi, les patients âgés admis pour hypoglycé-mies sévères sont 6 fois plus nombreux aprèsassociation de co-trimoxazole à un traitementpar glibenclamide, ceux hospitalisés en urgencepour intoxication digitalique sont 12 fois plusnombreux après co-prescription de clarithromy-cine et de digoxine et ceux admis avec un dia-gnostic d’hyperkaliémie sont 20 fois plusnombreux après l’adjonction d’un diurétiqued’épargne potassique à un traitement par inhibi-teur de l’enzyme de conversion (7). La problé-

(1) Professeur ordinaire, Université de Liège, Chef deService, Service de Diabétologie, Nutrit ion et Maladiesmétabol iques et Uni té de Pharmacologie c l in ique,Département de Médecine, CHU Sart Tilman, Liège.

INTERACTIONS MÉDICAMENTEUSES :de la théorie à la pratique

RÉSUMÉ : La pharmacothérapie s’enrichit régulièrement denouvelles molécules et les objectifs thérapeutiques, à la foiscuratifs et préventifs, sont de plus en plus stricts. Ceci amène àune polymédication qui, elle-même, expose le patient à unrisque d’interactions médicamenteuses. Celles-ci sont très sou-vent méconnues alors qu’il est admis qu’elles sont responsablesde nombreuses manifestations indésirables, dont certaines peu-vent être graves et parfois létales. Nous ferons d’abord un brefrappel des principales précautions d’emploi quant à l’utilisa-tion des médicaments et des circonstances à risque d’interac-tions et de manifestations indésirables potentiellementdangereuses. Ensuite, nous analyserons les différents méca-nismes conduisant aux interactions médicamenteuses, en insis-tant plus spécifiquement sur ceux impliquant le systèmeenzymatique du cytochrome P450 et la P-glycoprotéine. Enfin,nous illustrerons notre propos par quelques exemples concretsde classes pharmacologiques exposant à des interactions médi-camenteuses, potentiellement dangereuses, auxquelles sont sus-ceptibles d’être confrontés patients et médecins en pratiquequotidienne. MOTS-CLÉS : Médicaments – Cytochrome P450 - Effets indési-rables – Interactions médicamenteuses – Pharmacothérapie

DRUG INTERACTIONS : FROM THEORY TO PRACTICE

SUMMARY : Pharmacotherapy becomes increasingly complexand therapeutic targets are more and more ambitious for bothcare and prevention. Therefore, polypharmacy is frequent,which exposes the patient to a high risk of drug-drug interac-tions. These are often underestimated although they are res-ponsible for many adverse events that may be serious and evenfatal. In the present paper, we will first briefly recall the maincautions in the use of medications as well as the most commonconditions favouring the occurrence of harmful drug interac-tions. Then, we will analyze the various mechanisms leading todrug interactions, emphasizing especially those involving cyto-chrome P450 enzymatic system and P-glycoprotein. Finally, wewill illustrate these theoretical considerations with someexamples of drug interactions, among the most dangerous andthe most frequent in clinical practice. KEYWORDS : Adverse effects – Cytochrome P450 - Drug–Druginteractions – Pharmacotherapy

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matique des interactions médicamenteuses peutdonc être considérée comme une épidémieméconnue, souvent silencieuse, mais parfoisdramatique; avec le vieillissement de la popula-tion et les progrès de la pharmacothérapie, utili-sée non seulement pour guérir mais aussi pourprévenir des maladies, il s’agit là d’un nouveaudéfi émergeant de santé publique (8).

Les conséquences quelquefois gravissimesdes interactions médicamenteuses sont égale-ment importantes pour l’industrie pharmaceu-tique puisqu’elles peuvent aboutir au retrait ou àune stricte limitation d’utilisation pour certainsagents impliqués, alors que les molécules sont àpeine commercialisées (mibéfradil, un antago-niste calcique) ou déjà sur le marché depuis par-fois plusieurs années : citons quelques exemplesrécents comme l’arrêt de commercialisation dela terfénadine et de l’astémizole (deux anti-his-taminiques H1 responsables de torsade depointe), de la cérivastatine (rhabdomyolyse) oula sévère restriction de prescription du cisapride(également pour cause de torsade de pointe),médicaments où les accidents sont survenus,dans l’immense majorité des cas, à la suite d’in-teractions médicamenteuses.

Cet article a pour but, dans une première par-tie, de rappeler brièvement les précautionsd’emploi les plus habituelles, les principales cir-constances à risque et les différents mécanismesd’interaction médicamenteuse, en insistant plusspécifiquement sur ceux impliquant le systèmeenzymatique du cytochrome P450 et la P-glyco-protéine. Dans une seconde partie, plus pratique,

nous mentionnerons, à titre d’exemple, quelquescas concrets parmi les classes pharmacologiquesles plus prescrites en Belgique, notamment enmédecine générale.

DE LA PRESCRIPTION À L’INTERACTION

L’effet, thérapeutique ou toxique, d’un médi-cament chez un patient est déterminé par troisvariables : l’action intrinsèque de la moléculesur son site cible («effet du médicament sur l’or-ganisme»), la concentration de la molécule,résultat des caractéristiques pharmacocinétiques(«effet de l’organisme sur le médicament»), etune certaine variabilité biologique dépendant àla fois de facteurs internes et externes (figure 1)(9). L’interférence liée à un autre médicamentapparaît dans cette troisième composante, maispeut évidemment influencer les deux premières,notamment les paramètres pharmacocinétiques.

Les précautions d’emploi, les circonstancesaggravant le risque et les interactions potentiel-lement dangereuses concernent essentiellementles médicaments qui ont un index thérapeutiqueétroit (10). Pour ces molécules, le rapport entrela concentration toxique et la concentration thé-rapeutique est proche de 1. Dès lors, toutecirconstance susceptible d’accroître significati-vement les concentrations plasmatiques, parexemple en déplaçant la molécule de ses sites deliaison aux protéines plasmatiques, en entravantla métabolisation hépatique du médicament ouencore en réduisant son élimination rénale, peut

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Figure 1 : Trois principales composantes contribuant à l’effet final (thérapeutique ou toxique) d’un médicament. Les interactions médicamenteusescontribuent à la variabilité biologique, mais interfèrent également avec l’action du médicament et avec sa pharmacocinétique.

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entraîner des manifestations indésirables, par-fois graves.

PRÉCAUTIONS D’EMPLOI

Les précautions d’emploi des médicamentspeuvent concerner soit des circonstances physio-logiques, soit des conditions pathologiques. Lespremières intéressent certaines tranches particu-lières de la vie, comme l’enfance, la grossesse,l’allaitement, ou encore le grand âge. Lessecondes comprennent des états pathologiquescapables d’interférer avec la sécurité d’emploidu médicament comme l’insuffisance rénale ouhépatique. Dans ces derniers cas, il convient,selon les circonstances, soit de ne pas prescrirele médicament (en cas de contre-indicationabsolue), soit de l’utiliser avec précaution (encas de contre-indication relative). Pour ce faire,il sera généralement nécessaire d’ajuster la doseen conséquence (Tableau I). Cette approche aparticulièrement bien été validée en cas d’insuf-fisance rénale pour les médicaments éliminéspar filtration glomérulaire. La posologie journa-lière pourra alors aisément être réduite en fonc-tion de la diminution de la clairance de lacréatinine évaluée par la formule de Gault-Croc-kroft. C’est le cas pour la pénicilline et ses déri-vés, la cimétidine, les héparines,… Pour lesmédicaments avec un index thérapeutique étroit,il sera prudent, si possible, de recourir à unmonitoring thérapeutique. Ce dernier permettrad’ajuster plus précisément la posologie de façonà maintenir les concentrations plasmatiques dumédicament dans les zones thérapeutiques etnon toxiques. C’est le cas pour la digoxine, lacyclosporine, les aminoglycosides, … Il est heu-reux de constater que, dans la majorité des cas,ces précautions d’emploi sont respectées dans lapratique clinique quotidienne et les ajustementsposologiques correctement effectués si néces-saire (10).

SITUATIONS À RISQUE

Les médecins semblent moins regardantsvis-à-vis de la problématique des interactionsmédicamenteuses, soit par méconnaissancethéorique, soit par manque de compétence pra-tique. Pourtant, il existe manifestement des cir-constances de prescription au cours desquellesles risques d’interactions augmentent. La poly-médication est la situation à risque la plus évi-dente : le risque d’interactions croît, en effet, demanière quasi exponentielle avec le nombre desubstances consommées (10). Cette polymédica-tion peut résulter d’une prescription justifiée,mais aussi parfois abusive, de médicaments parle médecin. Elle est également souvent entrete-nue par le patient qui n’hésite pas à recourir,dans nombre de cas, à une automédication, par-fois à l’insu de son médecin traitant et même deson pharmacien habituel.

Les sujets âgés combinent souvent plusieursconditions exposant à des complications gravessecondaires à des interactions médicamenteuses(11). D’abord, la polypathologie, fréquente chezle sujet âgé, motive la prescription conjointe deplusieurs médicaments. Ensuite, l’insuffisancerénale, patente ou latente, est habituelle, ce quiconduit à ralentir l’élimination de nombreuxprincipes actifs ou de métabolites. Enfin, lepatient âgé est plus fragile, doté de mécanismesde compensation moins performants (perted’homéostasie). Ainsi, une manifestation indési-rable médicamenteuse peut l’exposer à des acci-dents parfois sévères, comme, par exemple, leschutes liées à l’hypotension orthostatique favori-sée par la prise de diurétiques ou d’autres anti-hypertenseurs ou encore par la prescription depsychotropes divers.

L’insuffisance rénale et l’insuffisance hépa-tique, affections susceptibles de modifier lesparamètres pharmacocinétiques, augmentent lesrisques d’effets indésirables liés à des interac-tions médicamenteuses. La prescription demédicaments dans des situations à risque doitêtre particulièrement réfléchie, limitant lenombre de molécules aux seules vraiment indis-pensables et évitant, si possible, celles à risqued’effets indésirables par interactions. Elle doit,en tout cas, s’accompagner d’une plus grandevigilance collective. La capacité de gérer lesconséquences cliniques d’éventuelles interac-tions médicamenteuses dépend, en effet, dupatient, de son entourage et des soignants.

Toutes les situations à risque précitées sontthéoriquement facilement identifiables et uneattention particulière peut minimiser le risqued’interactions médicamenteuses. De plus, la

INTÉRACTIONS MÉDICAMENTEUSES

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1) Choix judicieux des médicaments

- évitement de l’automédication- limitation de la polymédication- attention aux erreurs de prise- attention aux interactions médicamenteuses

2) Ajustements de la posologie

- en fonction du poids corporel- en cas d’insuffisance rénale- en cas d’insuffisance hépatique- en fonction du monitoring thérapeutique - en fonction d’éventuelles interactions connues

TABLEAU I : PRINCIPALES PRÉCAUTIONS D’EMPLOI DES MÉDICAMENTS,EN PARTICULIER CHEZ LE SUJET ÂGÉ.

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problématique peut facilement être étudiée dansdes essais cliniques d’interactions sur un nombrelimité de sujets. Il n’en va pas de même lorsquel’interaction médicamenteuse est facilitée parune prédisposition génétique, liée par exempleau polymorphisme du CYP2D6 (caractérisantles sujets «métaboliseurs lents», 7 % environ dela population caucasienne). En l’absence degénotypage ou de phénotypage, le risque devientimprévisible et son étude dans des essais cli-niques ne pourra se faire que sur des sujets judi-cieusement sélectionnés d’un point de vuepharmacogénétique (12).

INTERACTIONS MÉDICAMENTEUSES

Les interactions médicamenteuses peuventrésulter d’une interférence pharmacodynamique(compétition pour un même récepteur ou unmême transporteur, par exemple) ou d’une inter-férence pharmacocinétique résultant d’une per-turbation du devenir du médicament, quelle quesoit l’étape concernée (4, 5) (Tableau II).

Les interactions pharmacodynamiques sontrelativement prévisibles en fonction desconnaissances des principaux effets des médica-ments concernés. Elles concernent souvent desmédicaments ayant des propriétés pharmacody-namiques ou des effets indésirables communs,complémentaires ou antagonistes vis-à-vis d’unmême système physiologique. Citons lesquelques exemples suivants : risque de crise adrénergique lors de la prescription simultanéed’antidépresseurs tricycliques (inhibiteurs de larecapture neuronale de la noradrénaline) et desantidépresseurs inhibiteurs de la monoamineoxydase (bloquant la dégradation du neurotrans-metteur); addition des manifestations indési-rables atropiniques des antidépresseurstricycliques (imipramine et dérivés) et des anti-spasmodiques urinaires anticholinergiques;risque de syndrome sérotoninergique avec laprise concomitante d’un bloqueur sélectif de larecapture de la sérotonine et de certains antal-

giques dont le tramadol, le dextromethorphan etles triptans; addition des effets de nombreuxmédicaments agissant sur la conduction car-diaque (bêta-bloquants, digitaliques, vérapamil,certains anti-arythmiques, …), avec bradycardieexcessive et risque de bloc auriculo-ventriculaireou encore allongement de l’espace QT respon-sable de torsade de pointe, surtout en présenced’une hypokaliémie; augmentation du risquehémorragique en cas de prise conjointe d’unthrombolytique, d’un anticoagulant et/ou d’unantiagrégant plaquettaire; antagonisme d’actiondes antihypertenseurs et des anti-inflammatoiresnon stéroïdiens (AINS) sur la pression artérielle;risque d’hypotension sur vasodilatation exces-sive NO-dépendante lors de l’association d’in-hibiteurs de la phosphodiestérase de type V(sildénafil, …) et de dérivés nitrés; etc …

Les interactions pharmacocinétiques peuventconcerner toutes les étapes du devenir du médi-cament dans l’organisme (Fig. 1) :

1) l’absorption digestive (biodisponibilitéorale) : précipitation (chélation) dans le tubedigestif ou influence potentielle des médica-ments modifiant le pH gastro-intestinal;

2) la distribution : déplacement des sites deliaison à l’albumine, phénomène souvent com-pensé par d’autres mécanismes et dont les réper-cussions cliniques, longtemps surestimées, sontfinalement assez minimes; 3) le transport cellu-laire : impliquant les glycoprotéines P qui jouentle rôle de pompes dans les membranes cellu-laires pour expulser les médicaments vers l’exté-rieur de la cellule;

4) le métabolisme hépatique : soit par inhibi-tion, soit par induction enzymatique, notammentsur les cytochromes P450;

5) l’excrétion rénale : par une interférenceavec la filtration glomérulaire, la réabsorptiontubulaire et, surtout, la sécrétion tubulaireactive.

Dans certains groupes pharmacothérapeu-tiques, la plupart des molécules commercialiséesexposent à des effets indésirables suite à desinteractions médicamenteuses. Parmi lesgroupes à risque, citons les antiarythmiques, lesanticoagulants, les antiépileptiques, les antiré-troviraux, les antidépresseurs, les immunodé-presseurs, les anti-inflammatoires nonstéroïdiens, les antifongiques azolés, les hypoli-pidémiants, les dérivés de l’ergot de seigle et lestriptans,… Il convient cependant de ne pasoublier qu’à l’intérieur d’un groupe thérapeu-tique, il peut exister une hétérogénéité, certainessubstances pouvant exposer à un risque particu-lier de manifestations indésirables par interac-

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1) Pharmacodynamiques

a. Agonisme : actions différentes synergiquesb. Antagonisme : actions différentes neutralisantes

2) Pharmacocinétiques

a. Absorption digestive : chélation, pHb. Distribution : liaison aux protéines plasmatiquesc. Transport cellulaire : P-glycoprotéined. Métabolisme : induction ou inhibition des enzymes hépatiques CYP450e. Excrétion urinaire : filtration glomérulaire, absorption ou sécrétion tubulaire

TABLEAU II : PRINCIPALES INTERACTIONS MÉDICAMENTEUSES

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tions plus que d’autres. Ainsi, parmi les macro-lides, le risque d’interactions est surtout impor-tant pour l’érythromycine et la téléthromycinealors qu’il est beaucoup plus faible pour la spi-ramycine ou l’azithromycine.

RÔLE DES CYTOCHROMES P450 ET DE LA

P-GLYCOPROTÉINE

Les interactions médicamenteuses sont deplus en plus et de mieux en mieux étudiées, à lafois in vitro et in vivo, depuis la découverte dedeux systèmes jouant un rôle important dans lemétabolisme et le transport de nombreux médi-caments, les cytochromes P450 et la P-glycopro-téine. Les enzymes du CYP450 peuvent êtreinhibés ou induits tandis que le système de trans-port de la P-glycoprotéine peut être inhibé et ce,par de nombreux médicaments couramment uti-lisés en pratique clinique

CYTOCHROMES P450

Les interactions les mieux connues concer-nent les médicaments métabolisés par le systèmeenzymatique des cytochromes P-450 et lesmédicaments qui induisent ou inhibent ce sys-tème (Tableau III) (13, 14). Comme déjà men-tionné, le danger concerne surtout lesmédicaments avec un coefficient thérapeutiquebas (rapport entre la concentration toxique et laconcentration thérapeutique). C'est le cas, parexemple, de la warfarine, de la théophylline oude la ciclosporine. Les problèmes d'induction oud'inhibition concernent particulièrement le CYP3A4, isoforme qui métabolise le plus grandnombre de médicaments. D’autres cytochromesP450 peuvent cependant également être impli-qués, en particulier les CYP2D6, CYP2C9 etCYP2C8, pour lesquels on connaît des inhibi-

teurs plus ou moins spécifiques (Tableau IV).Les manifestations indésirables liées à des inter-actions médicamenteuses par induction enzyma-tique sont susceptibles de survenir plusieurssemaines après la modification du traitement, letemps que l’induction enzymatique développeson plein effet. A l’inverse, à l’arrêt du traite-ment, l’induction enzymatique peut persisterplusieurs semaines également. Ce délai impliqueque les conséquences cliniques des interactionsmédicamenteuses par induction enzymatiquesurviennent parfois à distance de la modificationdu traitement, ce qui rend leur détection plus dif-ficile. Le phénomène d’induction enzymatiquepeut conduire à une diminution de l’efficacitéd’autres médicaments coadministrés avec l’in-ducteur enzymatique (ou à un risque de surdo-sage suite à l’arrêt du traitement de l’inducteur).Il est prudent de ne pas associer un médicamentsensible à l’effet inducteur enzymatique si lesconséquences cliniques d’une perte d’efficacitésont potentiellement importantes et qu’il n’y apas de moyen pratique d’évaluer, prévoir et sur-veiller l’efficacité du médicament. La prescrip-tion d’un inducteur enzymatique peut égalementaugmenter le risque d’effets indésirables de cer-tains médicaments lorsque le métabolisme deceux-ci aboutit à la formation d’un métaboliteresponsable d’une toxicité particulière (parexemple, augmentation de l’hépatotoxicité del’isoniazide avec un inducteur enzymatiquecomme la rifampicine). Néanmoins, la survenuede manifestations indésirables en raison d’inter-actions médicamenteuses s’explique plus fré-

INTÉRACTIONS MÉDICAMENTEUSES

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TABLEAU III : EXEMPLES D’INDUCTEURS ET D’INHIBITEURS ENZYMA-TIQUES CYP450

Inducteurs enzymatiques Inhibiteurs enzymatiques

- millepertuis - jus de pamplemousse- antiépileptiques - antifongiques azolés

- carbamazépine - fluconazone- phénobarbital - itraconazole- phénytoïne - kétoconazole

- antibactériens - antibactériens- rifampicine, - macrolides- rifabutine (érythromycine,

clarythromycine)- antirétroviraux - antirétroviaux

- efavirenz, névirapine - indinavir,nelfinavir, ritonavir

- cimétidine- amiodarone, vérapamil, diltiazem- fluoxétine, paroxétine, fluvoxamine

TABLEAU IV : MÉDICAMENTS INHIBITEURS DES PRINCIPALESISOFORMES DU SYSTÈME ENZYMATIQUE DES CYTOCHROMES P450

IMPLIQUÉS DANS LES INTERACTIONS MÉDICAMENTEUSES. UNE MÊMEMOLÉCULE PEUT INTERAGIR AVEC PLUSIEURS ISOFORMES.

Isoforme Inhibiteurs

CYP3A4 amiodarone diltiazem, vérapamilérythro-, clarithro-, téléthromycineantifongiques azoléscertains antirétroviraux (indinavir, nelfinavir, ritonavir, ...)cimétidine

CYP2D6 fluoxétine, paroxétine, sertralinequinidine, hydroxyquinidine, quinineritonavircertains neuroleptiques (halopéridol)terbinafine

CYP2C8 gemfibrozil

CYP2C9 fluconazolefluoxétine, fluvoxamineritonavir

CYP1A2 cimétidinefluoroquinolones (ciprofloxacine)fluvoxamine

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quemment par la co-prescription d’un médica-ment inhibiteur enzymatique, médicament sus-ceptible de bloquer le métabolisme d’un autremédicament, augmentant par là sa concentrationplasmatique jusqu’à atteindre des taux toxiques.C’est ce mécanisme qui a été responsable duretrait du marché des médicaments mentionnésdans l’introduction, suite à des manifestationsindésirables graves, secondaires à des interac-tions médicamenteuses.

Les interactions impliquant le système cyto-chrome P450 peuvent être observées en cas deprescription de médicaments qui conduisent à :

- une inhibition de l'activité du CYP : macro-lides (érythromycine), antifongiques azolés(kétoconazole, fluconazole), cimétidine (anti-H2), ... : il en résulte une augmentation de laconcentration des médicaments qui sont méta-bolisés par ce CYP 3A4, aboutissant à certainseffets toxiques : allongement de l'espace QTconduisant à des torsades de pointe avec certainsanti-histaminiques H1 (terfénadine, ...), le cisa-pride, etc,

- une augmentation de l'activité du CYP (plusrarement) : certains anti-épileptiques (phénobar-bital, carbamazépine), rifampicine : il en résulteune diminution de la concentration des médica-ments qui sont métabolisés par cette voie, abou-tissant à la perte de l'effet thérapeutiquerecherché : perte de l'effet contraceptif des oes-troprogestatifs, etc.

P-GLYCOPROTÉINE

La glycoprotéine de perméabilité (P-glyco-protéine) est une protéine responsable de l’ef-flux de médicaments en dehors des cellules.Contrairement aux cytotochromes P450 impli-qués dans le métabolisme hépatique des médica-ments, la P-glycoprotéine participe àl’absorption, la distribution et l’élimination desmédicaments (15). En effet, elle est présentedans des organes impliqués dans l’absorption(intestin) et l’excrétion (rein) des substancespharmacologiques. De plus, on la trouve aussiau niveau des barrières «sang-tissus», comme leplacenta et la barrière hémato-encéphalique, cequi peut donc influencer la distribution desmédicaments. Il existe un nombre important desubstances se comportant comme substrats decette P-glycoprotéine et des inhibiteurs spéci-fiques ont été identifiés parmi les médicamentscouramment utilisés en clinique (15). La co-administration d’un inhibiteur et d’un substratde la P-glycoprotéine va provoquer une augmen-tation de la concentration de ce dernier, d’aborddans le sang, ensuite dans certains organes nor-malement protégés par la barrière sang-tissu.

Pour certains médicaments avec un index théra-peutique étroit, cet accroissement des concentra-tions peut conduire à des effets toxiques. Parmiles principaux médicaments inhibiteurs de la P-glycoprotéine, citons des anti-arythmiques(amiodarone, quinidine, verapamil), des antibio-tiques (érythromycine, clarithromycine), desantidépresseurs (paroxétine, sertraline), desinhibiteurs de la pompe à protons (omépra-zole,…), des agents anticancéreux, la cyclospo-rine, le ritonavir, etc …

EXEMPLES D’INTERACTIONS

MÉDICAMENTEUSES

Mémoriser la liste d’interactions médicamen-teuses, même réduites aux seules interférencescliniquement significatives, est quasi impos-sible. Il convient plutôt, en cas de doute, deconsulter un ouvrage de référence. A cet égard,la revue Prescrire a publié, en 2005, un volumi-neux numéro spécial, très didactique, reprenantles interactions les plus fréquemment rencon-trées avec les médicaments utilisés pour le trai-tement des pathologies les plus communes (4).La liste des interactions médicamenteuses peutégalement être consultées sur des sites internet,dont un des meilleurs est sans doute celui duBritish National Formulary (www.bnf.org).Comme rappelé précédemment, le clinicien doitsurtout bien connaître les médicaments qu’il al’habitude d’utiliser et avoir l’esprit en alerte encas de prescription de médicaments à indice thé-rapeutique étroit ou dans certaines circonstancesà risques rappelées dans la première partie. Unrépertoire exhaustif serait fastidieux et impos-sible dans le cadre de cet article, et une sélectionlimitée est toujours hasardeuse car empreinted’une subjectivité inéluctable. Nous donneronsdonc juste quelques exemples illustratifs suscep-tibles d’être rencontrés couramment en pratiqueclinique, notamment en médecine générale(Tableau V). Nous ferons délibérément l’im-passe sur certaines grandes classes de médica-ments connues pour leur risque d’interactionsmédicamenteuses, comme les antimitotiques oules antirétroviraux, situations à la fois complexeset en constante mutation qui ressortent plutôt dudomaine du spécialiste.

ANTIDIABÉTIQUES ORAUX

Les agents hypoglycémiants oraux sont sujetsà diverses interactions médicamenteuses (16).Longtemps on a cru que le risque le plus impor-tant pouvait résulter du déplacement des sulfa-mides de leur site de liaison aux protéinesplasmatiques (par exemple, par des anti-inflam-

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matoires non stéroïdiens), mais il semble que cerisque ait été surestimé. Par contre, des interac-tions au niveau de leur métabolisme peuvent sur-venir et, en cas d’inhibition de celui-ci, le risquele plus redouté est celui d’induire des hypogly-cémies. Cette complication concerne surtout lesagents insulinosécrétagogues (sulfonylurées,répaglinide) et beaucoup moins les insulinosen-sibilisateurs (glitazones, metformine). Les sulfa-mides hypoglycémiants sont surtout métaboliséspar le CYP2C9 et le répaglinide par le CYP2C8,mais les interactions cliniquement significativesdécrites jusqu’à présent sont, à vrai dire, assezrares (à l’exception de l’interaction majeure

répaglinide-gemfibrozil, fibrate non commer-cialisé en Belgique) (16). Un autre mécanisme,non pharmacocinétique mais plutôt pharmaco-dynamique, pouvant favoriser les hypogly-cémies est la coadministration d’un insulinosé-crétagogue (ou de l’insuline) avec un inhibiteurdu système rénine-angiotensine (qui peut aug-menter la sensibilité à l’insuline) ou, surtout, unbêta-bloquant, situation assez fréquente en cli-nique puisque nombre de patients diabétiquessont hypertendus ou coronariens (16). Le bêta-bloquant inhibe, en effet, partiellement la glyco-génolyse hépatique, voie biochimique sollicitéeen cas de baisse de la glycémie pour augmenterla production de glucose par le foie; de plus, lebêta-bloquant peut masquer certains signesd’alarme de l’hypoglycémie comme les palpita-tions et les tremblements et donc retarder le«resucrage». Le risque est moins marqué avecles bêta-bloquants dits cardiosélectifs (sélectifspour les récepteurs bêta-1 adrénergiques) qu’ilconvient de privilégier chez ce type de patientsplutôt que de les priver d’une protection parbêta-bloquant lorsque celle-ci s’avère néces-saire.

La metformine est considérée actuellementcomme le premier choix médicamenteux aprèséchec des mesures hygiéno-diététiques dans letraitement du diabète de type 2. Ce médicamentprésente plusieurs avantages dont ceux de ne pasinduire d’hypoglycémie et de ne pas être sujet àdes interactions médicamenteuses (16). Parcontre, son utilisation est formellement contre-indiquée en cas d’insuffisance rénale. En effet,dans cette circonstance, le médicament risque des’accumuler pour atteindre des concentrationsplasmatiques capables de bloquer la gluconéoge-nèse, ce qui entrave la métabolisation de l’acidelactique et peut conduire à une acidose lactique,potentiellement mortelle. Pour les mêmes rai-sons, il conviendra d’être prudent dans l’utilisa-tion de ce médicament chez des patients exposésà un risque d’hypoxie capable de stimuler la gly-colyse anaérobie, et donc la production d’acidelactique, comme les patients avec décompensa-tion cardiaque (qui peut d’ailleurs aussi s’ac-compagner d’une insuffisance pré-rénale), avecinsuffisance respiratoire,… Tous les médica-ments susceptibles d’aggraver une insuffisancerénale doivent être utilisés avec prudence chezles sujets traités par metformine : c’est le cas desanti-inflammatoires non stéroïdiens, de la cyclo-sporine,…

HYPOLIPIDÉMIANTS

Les statines sont devenues un pilier de la pré-vention cardio-vasculaire et, à ce titre, très lar-

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Médicament à risque Médicament interactif Complication

Sulfamides Bêta-bloquant non sélectif Hypoglycémie

Metformine Provoquant insuffisance Acidose lactiquerénale

Statine (a) Gemfibrozil Rhabdomyolyse

IEC ou ARA Diurétiques d’épargne K+ Hyperkaliémie

Digoxine Amiodarone, Intoxicationclarithromycine digitalique

Bêta-bloquant Vérapamil, Bloc de conductionantiarythmiques

Nitrés Sildénafil, … Hypotension,syncope

Anti-vitamine K Amiodarone, Hémorragiecimétidine, … (c)

Anti-vitamine K AINS, aspirine Hémorragie

Anti-vitamine K Anti-épileptiques Thromboseinducteurs (d)

Anti-histaminiques Antimycotiques azolés (c) Torsade de pointeH1 (b)

Cisapride Antimycotiques azolés (c) Torsade de pointe

Théophylline Antimycotiques azolés (c) Intoxication(convulsions, …)

Oestroprogestatif Rifampicine, Grossesseantiépileptiques (d) non désirée

Dérivés de l’ergot Triptan, Ergotismeclarithromycine (c) (hypertension,

angor)

Tramadol SSRI, IMAO, triptan Syndrome sérotoninergique

SSRI IMAO, tramadol, triptan Syndrome sérotoninergique

Tricycliques, IMAO Syndrome venlafaxine adrénergique

Tricycliques Antispasmodiques Syndromeanticholinergiques atropinique

(a) La cérisvastatine été retirée du marché pour ce problème(b) La terfénadine et l’astémizole ont été retirés du marché pour ce pro-blème(c) Ou autres médicaments inhibiteurs du CYP3A4 (voir tableaux III et IV)(d) Ou autres médicaments inducteurs du CYP450 (voir tableau III)

TABLEAU V : QUELQUES EXEMPLES PRATIQUES D’INTERACTIONS MÉDI-CAMENTEUSES PHARMACODYNAMIQUES ET PHARMACOCINÉTIQUES

CONDUISANT À DES COMPLICATIONS POTENTIELLEMENT GRAVES

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gement prescrites. Cette classe pharmacologiqueprésente une hétérogénéité en ce qui concerne lemétabolisme des différentes molécules qui lacomposent : la simvastatine est celle qui est laplus dépendante du CYP3A4, l’atorvastatine estégalement partiellement métabolisée par leCYP3A4, la fluvastatine est plutôt métaboliséevia le CYP2C9 tandis que le métabolisme de laparavastatine se fait de façon largement indé-pendante du système CYP450. Cela semble êtreégalement le cas pour la rosuvastatine (17). Lesaccidents ayant amené au retrait de la cérivasta-tine (suite à des cas de rhabdomyolyse fatale sur-venus essentiellement lors de l’utilisation defortes doses en combinaison avec le gemfibrozil,un fibrate inhibiteur du CYP2C8) a réactivé l’in-térêt pour l’étude des interactions pharmacoci-nétiques avec les molécules de cette classepharmacologique (17). Dans des situations oùexistent une polymédication recourant à desmolécules susceptibles d’induire des interac-tions médicamenteuses (patient greffé, patientavec SIDA sous trithérapie, etc …), il est préfé-rable de privilégier la pravastatine dont l’utilisa-tion est plus sûre dans ces conditions. Si laprescription d’un fibrate est envisagée en asso-ciation avec une statine pour traiter une hyperli-pidémie mixte réfractaire, il convient de donnerla préférence au fénofibrate qui présente unmoindre risque d’interaction et de rhabdomyo-lyse et d’éviter le gemfibrozil.

INHIBITEURS DU SYSTÈME RÉNINE-ANGIOTENSINE

Les inhibiteurs du système rénine-angioten-sine, que ce soient les inhibiteurs de l’enzyme deconversion (IEC), ou les antagonistes sélectifsdes récepteurs AT1 de l’angiotensine (ARA),sont des médicaments efficaces et, en général,bien tolérés. Ils occupent une place de plus enplus importante en thérapeutique puisqu’ils sontutilisés dans le traitement de l’hypertension arté-rielle, de la décompensation cardiaque, de lacoronaropathie (en post-infarctus) et de lanéphropathie diabétique. Plusieurs de ces indi-cations potentielles requièrent également l’utili-sation de diurétiques. La spironolactone, undiurétique d’épargne potassique connu delongue date, a été recommandée plus récemmentdans la décompensation cardiaque réfractairepour son mécanisme positif d’inhibition deseffets de l’aldostérone sur la fibrose cardiaque.Il convient de rappeler l’importance d’un moni-toring attentif de la kaliémie chez les sujets rece-vant à la fois un IEC ou un ARA et un diurétiqued’épargne potassique comme la spironolactonede façon à dépister rapidement toute hyperkalié-mie, ce tueur silencieux (18). Rappelons que

dans une étude américaine, 8% des admissions àl’hôpital avec hyperkaliémie sévère s’expli-quaient par la combinaison IEC-spironolactone,association qui augmente le risque d’un facteur20 environ (7).

ANTIARYTHMIQUES

L’amiodarone est utilisée comme antiaryth-mique et, dans une moindre mesure, commeanti-angoreux. Ses effets indésirables les mieuxdocumentés concernent les perturbations de lafonction thyroïdienne (hypo- ou hyperthyroïdie).Il est moins connu des médecins que l’amioda-rone est un puissant inhibiteur du CYP3A4 et dela P-glycoprotéine (4). Dès lors, l’amiodaroneinhibe le métabolisme des anticoagulants cou-mariniques (antivitamine K), de la digoxine, dela simvastatine, médicaments fréquemmentprescrits chez des patients avec une pathologiecardiaque, mais aussi de la cyclosporine, de laphénytoïne, …, autres médicaments à indice thé-rapeutique étroit. Par ailleurs, l’amiodarone aune très longue demi-vie. Ainsi, la stabilisationdes concentrations plasmatiques de l’amioda-rone se fait sur plusieurs semaines-mois de tellesorte les concentrations plasmatiques des médi-caments associés peuvent évoluer lentement ettardivement après l’introduction (conduisant àune augmentation des taux) ou l’arrêt (amenantune diminution des concentrations des autresmédicaments impliqués) de l’amiodarone.

La digoxine, même si elle est moins utiliséedans la décompensation cardiaque, reste utiledans certains cas, notamment en présence d’unefibrillation auriculaire. Elle est exposée à denombreuses interactions, notamment par lesmédicaments inhibiteurs de la P-glycoprotéine(4, 15). Ainsi, par exemple, les taux de digoxi-némie augmentent lors de la prescription simul-tanée d’amiodarone ou de quinidine, deuxmédicaments également utilisés dans lestroubles du rythme cardiaque et susceptiblesd’accentuer les troubles de la conduction auri-culo-ventriculaire induits par la digoxine.

ANTIMYCOTIQUES

Les dérivés azolés oraux sont largement uti-lisés en dermatologie et en médecine généralepour le traitement de différentes lésions myco-tiques, en particulier les onychomycoses. Cesmédicaments (kétoconazole, itraconazole, fluco-nazole) sont de puissants inhibiteurs duCYP3A4 et, à ce titre, ont été impliqués dans denombreux cas d’interactions médicamenteuses(4). Les mieux étudiées ont concerné cellesimpliquant la terfénadine, un antihistaminiqueH1 capable d’allonger l’espace QT et d’induire

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des torsades de pointe (finalement retiré du mar-ché et remplacé par son métabolite actif, la fexo-fénadine).

La terbinafine, autre antimycotique non azolémais dérivé allylamine, présente l’avantage dene pas inhiber le CYP3A4. Il a cependant étémontré que cette molécule inhibe fortement leCYP2D6, enzyme qui intervient dans la métabo-lisation de plusieurs dizaines de molécules, dontcertaines sont potentiellement arythmogènes,comme les tricycliques, certains bêta-bloquantset le donézépil.

D’une façon générale, le médecin est invité àvérifier la liste des médicaments associés avantl’introduction d’un traitement oral antimyco-tique, souvent considéré à tort comme un traite-ment mineur.

ANTIBIOTIQUES

La rifampicine est connue comme un puissantinducteur enzymatique. Rappelons qu’une aug-mentation du risque d’hépatotoxicité a été obser-vée en cas d’association de la rifampicine avecl’isoniazide, traitement classique de la tubercu-lose. Cet effet est lié à une accélération de la for-mation de métabolites toxiques de l’isoniazide.

Une classe d’antibiotiques très courante enmédecine générale est celle des macrolides.L’érythromycine, la clarithromycine et la télé-thromycine sont des inhibiteurs du CYP3A4,l’isoforme impliquée dans le métabolisme duplus grand nombre de médicaments. Il convien-dra donc d’être vigilant lors de la prescription decette classe d’antibiotique qui garde cependantun place de choix incontestable dans le traite-ment des pneumopathies atypiques. Dans cetteclasse pharmacologique, l’azithromycine a unepotentialité d’interférence beaucoup plus faible(4). Rappelons que les bêta-lactamines (dérivésde la pénicilline, céphalosporines) sont dépour-vues de ce risque d’interactions médicamen-teuses.

ANTIÉPILEPTIQUES

Les patients traités par antiépileptiques sontexposés à un risque élevé d’interactions avec detrès nombreux médicaments (4). Les consé-quences cliniques de ces interactions sont par-fois graves. Les patients ont intérêt à être bieninformés de ces risques potentiels. Parmi lesantiepileptiques classiques, seul l’acide val-proïque échappe à cette problématique. Parcontre, le phénobarbital, la phénytoïne et la car-bamazépine sont à la fois des substrats et desinducteurs du CYP3A4. D’une part, leursconcentrations plasmatiques peuvent être aug-

mentées ou diminuées par des médicamentsinhibant ou induisant le CYP3A4, ce qui peutnécessiter des ajustements posologiques lors del’introduction ou du retrait de ces médicaments(Tableau III). Au besoin, le monitoring théra-peutique pourra s’avérer utile pour maintenir lesconcentrations dans la marge des taux thérapeu-tiques non toxiques. Il est cependant rarementjustifié de déséquilibrer un traitement antiépi-leptique efficace en introduisant un médicamentà risque d’interaction; un tel médicament peut,le plus souvent, être remplacé par un autre médi-cament de la même classe thérapeutique, mais àmoindre risque d’interaction médicamenteuse.D’autre part, les antiépileptiques inducteursenzymatiques peuvent diminuer les concentra-tions plasmatiques d’autres médicaments méta-bolisés par le CYP450 (Tableau III). Rappelonsque le phénomène d’induction enzymatique estcaractérisé par une grande inertie puisqu’il met2 à 3 semaines à s’installer lors de l’instaurationdu traitement et autant de temps pour disparaîtreà l’arrêt de la médication. On sera particulière-ment attentif aux médicaments à index thérapeu-tique étroit, comme les anticoagulantscoumariniques, les contraceptifs oraux, la ciclo-sporine,…

ANTIDOULEURS

Le paracétamol est l’antalgique de premierchoix pour les douleurs légères à modérées. Iln’expose pas à des interactions médicamen-teuses. Il a été suggéré qu’un traitement au longcours par paracétamol pourrait accroître l’INRchez des patients traités par anticoagulants indi-rects anti-vitamine K, mais, si cet effet existe, ilsemble très minime (4). A l’inverse , la prescrip-tion d’anti-inflammatoires non stéroïdiens(AINS), y compris l’aspirine, est contre-indi-quée chez les patients recevant ce type de traite-ment en raison d’un risque exagéréd’hémorragies. Le retentissement potentiel desAINS sur la fonction rénale, déjà mentionné, nedoit jamais être négligé au risque d’exposer lepatient à une incidence accrue de manifestationsindésirables liées à des médicaments éliminéspar le rein (lithium, digoxine, metformine,méthotrexate,…). L’opiacé antalgique faible depremier choix est la codéine, pro-drogue méta-bolisée en morphine par le CYP2D6 dont onconnaît le polymorphisme génétique; cette parti-cularité peut expliquer une variabilité impor-tante dans les effets thérapeutiques et toxiquesde ce médicament. Le tramadol est également unopiacé faible dont l’utilisation est devenue rela-tivement large pour le traitement des douleursréfractaires aux antalgiques de première ligne.

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Cet antalgique a un effet sérotoninergique etexpose au risque de syndrome sérotoninergique,notamment en cas d’association avec un antidé-presseur de la famille des tricycliques, des inhi-biteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine(SSRI) (voir ci-dessous) et des inhibiteurs de lamonoamine oxydase (IMAO) ou encore lorsd’une combinaison avec un antimigraineux de laclasse des triptans (4). Enfin, la plupart des opia-cés plus puissants (dextrométhorphan, métha-done, oxycodone, fentanyl, …) sont métaboliséspar le CYP3A4. En cas d’association avec undes médicaments inhibiteurs du CYP3A4(Tableau IV), le métabolisme de ces opiacésdiminue avec un risque d’accumulation etd’augmentation des effets indésirables dose-dépendants, notamment neuropsychiques.

ANTIDÉPRESSEURS

Les psychotropes, en général, et les antidé-presseurs, en particulier, sont l’objet de nom-breuses interactions médicamenteuses (19). Laplus connue, parce que particulièrement redou-table, est celle résultant de l’association d’un tri-cyclique (inhibiteur de la recapture de lanoradrénaline) et d’un IMAO (inhibiteur del’enzyme inactivant la noradrénaline), respon-sable d’une crise adrénergique. Compte tenu dela longue demi-vie de ces antidépresseurs, unefenêtre thérapeutique de quelques semaines estconseillée lors d’une modification thérapeutiqueavec passage d’une classe pharmacologique àl’autre. Par ailleurs, les antidépresseurs imipra-miniques (tricycliques) peuvent provoquer desmanifestations indésirables par action sur diversrécepteurs adrénergiques (hypotension orthosta-tique), cholinergiques muscariniques (effetsatropiniques classiques, comme sécheresse debouche, troubles de l’accommodation, constipa-tion, troubles mictionnels, avec in fine, en cas desyndrome atropinique, une confusion et destroubles mnésiques) et histaminergiques (séda-tion). Ces effets secondaires peuvent être aggra-vés suite à la prescription d’autres médicamentssusceptibles d’exercer aussi de tels effets,comme certains antihypertenseurs, des antispas-modiques anticholinergiques ou des anti-hista-miniques H1, respectivement.

Les SSRI sont les antidépresseurs les plusprescrits en médecine générale. Ils ont été large-ment adoptés notamment en raison de leur pro-fil de tolérance et de sécurité beaucoup plusfavorable que celui observé avec les antidépres-seurs tricycliques. Il existe cependant un risqued’interactions médicamenteuses avec les SSRI(9). Ainsi, la fluoxétine est capable d’inhiber leCYP2D6, enzyme impliqué dans le métabolisme

de près de 30 % des médicaments utilisés. Laprescription d’une dose usuelle de fluoxétinetransforme 66 % (avec 20 mg/jour) à 95 % (avec40 mg/jour) des sujets avec un phénotype nor-mal de métaboliseurs rapides en sujets avec unphénotype de métaboliseurs lents. Il en résulteque la prescription de 20 mg/jour de fluoxétinepeut augmenter d’un facteur 4 les concentrationsde médicaments métabolisés par le CYP2D6. Leproblème est d’autant plus difficile à cerner enpratique que la fluoxétine et son métabolite actifla norfluoxétine ont une demi-vie très longuepouvant aller jusqu’à plusieurs semaines. Parailleurs, la fluoxétine (comme la paroxétine et lafluvoxamine) est capable également d’inhiberd’autres isoformes du CYP450, ce qui accroîtencore le risque d’interactions médicamen-teuses. Tous les SSRI ne sont pas équivalents àcet égard, puisque pour le citalopram, le escita-lopram et la sertraline, il existe une large sépara-tion entre leur capacité à bloquer la recapture dela sérotonine et leur effet inhibiteur sur lesenzymes du cytochrome P450, ce qui rend lerisque d’interactions médicamenteuses nette-ment moins important (9). Notons cependantque la sertraline (comme la paroxétine) est uninhibiteur de la P-glycoprotéine, autre sourcepotentielle d’interactions médicamenteusescomme décrit précédemment (15).

Le risque majeur d’interactions médicamen-teuses avec les SSRI, lié à leur mode d’action,est le syndrome sérotoninergique. Cette compli-cation grave peut être facilitée par l’administra-tion simultanée d’autres médicaments commeles IMAO ou, plus couramment utilisé, le trama-dol et les triptans, comme déjà mentionné plushaut (4).

SOLUTIONS POUR UNE PRÉVENTION

Les interactions médicamenteuses peuventsurvenir dans des situations cliniques trèsdiverses. Le plus souvent, le praticien estconfronté au cas d’un traitement médicamen-teux déjà installé, auquel il envisage d’ajouter unautre médicament. Parfois, il est amené à retirerun médicament d’une association jusque-là biensupportée, retrait qui peut modifier la concentra-tion du ou des médicaments restants. Enfin, lemédecin peut aussi prescrire deux médicamentssusceptibles d’interagir lorsqu’ils sont adminis-trés en même temps. Avant d’associer deuxmédicaments, il faut réfléchir aux risques encou-rus par le patient. Les interactions médicamen-teuses peuvent également conduire à des effetstrès disparates. Les plus fréquents, et les pluspréoccupants, concernent la survenue de mani-

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festations indésirables, mais il peut égalements’agir d’une perte de l’efficacité thérapeutique.Pour prévenir les conséquences néfastes desinteractions médicamenteuses, il vaut mieuxéviter les associations connues pour être àrisques, organiser la surveillance et la gestiondes conséquences cliniques, se méfier de cer-tains patients particulièrement exposés (du faitde leur âge, d’une polymédication déjà présenteou d’une co-morbidité interférant avec la phar-macocinétique des médicaments). Les patientsqui prennent des médicaments à risque d’inter-actions doivent être prévenus et avertis précisé-ment de ces risques, car leur vigilance (ou cellede leur entourage) est la première garantie deprévention de conséquences graves.

Il est illusoire que le médecin ou le pharma-cien connaissent la majorité des, sinon toutesles interactions médicamenteuses, même si ons’en tient à celles réputées être cliniquementsignificatives. Au vu de cette complexité, il n’estpas étonnant que des systèmes de prescriptionou de délivrance de médicaments couplés à uneassistance informatique capable de déclencherdes alertes en cas d’interactions potentiellesaient été développés. Plusieurs études, essentiel-lement réalisées en milieu hospitalier, ont déjàdémontré qu’ils sont capables de réduire lerisque de co-prescriptions dangereuses. Hélas,les systèmes disponibles sont largement impar-faits et pêchent par un défaut de sensibilité et despécificité (20). Si le système est trop sévère, lenombre d’alertes sera excessif, ce qui très rapi-dement aboutira à un laisser-aller du praticien(21). Si le système se limite à la détection desinteractions très dangereuses, l’outil sera sansdoute mieux accepté, mais passera à côté denombre d’interactions potentielles. Un compro-mis réaliste n’est pas facile à trouver et dépendrades objectifs fixés et des qualités des utilisa-teurs. L’avenir pourrait se trouver dans des sys-tèmes experts actifs modulables, comportantdifférents niveaux d’alerte, conçus pour lesmédecins praticiens de terrain (21). Quoi qu’ilen soit, tout système expert a ses limites et ilapparaît évident que celles-ci sont nombreusesdans le domaine des interactions médicamen-teuses. La principale est sans doute que le sys-tème expert doit être sans cesse alimenté et misà jour alors que les informations disponiblessont le plus souvent très succinctes et fragmen-taires. A titre d’exemple, signalons que les inter-actions étudiées expérimentalement concernentle plus souvent deux médicaments alors qu’unemajorité de patients âgés prennent au moins 5médicaments différents. Enfin, la pharmacogé-nétique n’est, actuellement, aucunement prise en

compte alors qu’il apparaît de plus en plusqu’elle pourrait jouer un rôle déterminant pourexpliquer la survenue d’interactions médica-menteuses, rares mais graves, et donc aussi pourles prévenir (12). Les médecins qui observentdes manifestations indésirables inattendues doi-vent toujours évoquer la possibilité d’une inter-action médicamenteuse et, si tel est le cas, lesignaler au centre belge de pharmacovigilance.Cette démarche est la seule capable d’identifierdes interactions rares favorisées par un terraingénétique particulier ou encore par le cumul deplusieurs médicaments, situations difficiles,voire impossibles, à évaluer dans les études cli-niques lors du développement de médicaments.

CONCLUSION

Lors de toute prescription par un médecin oude toute dispensation par un pharmacien, il fautinterroger le patient sur ses traitements en coursou interrompus récemment, qu’ils aient été pres-crits sur ordonnance (éventuellement par unautre confrère), ou conseillés en pharmacie, ouencore consommés en automédication, sansoublier certains compléments alimentaires et laphytothérapie. L’intérêt bien pensé des patientsest que la prescription et la dispensation demédicaments à risque de manifestations indési-rables par interactions médicamenteuses, ouplus généralement dans des situations à risque,soient limitées au strict nécessaire (c’est-à-direlà où les bénéfices attendus dépassent largementles dangers prévisibles) et qu’elles s’accompa-gnent, en tous cas, d’une grande vigilance col-lective. Cette règle élémentaire permettra deminimiser le risque d’interactions médicamen-teuses, phénomène complexe mais trop souventéludé, à la source de conséquences cliniquesparfois graves.

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A.J. SCHEEN

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Les demandes de t i rés à par t sont à adresser auProf. A.J. Scheen, Département de Médecine, CHUSart Tilman, 4000 Liège , Belgiqueemail : [email protected]