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IEP de Toulouse Mémoire de recherche présenté par Mlle Justine Gay Directeur du mémoire : Serge Regourd Date : 2012 Les stratégies de sortie de crise des quotidiens nationaux : les exemples du Figaro, du Monde et de Libération

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IEP de Toulouse

Mémoire de recherche présenté par Mlle Justine Gay

Directeur du mémoire : Serge Regourd

Date : 2012

Les stratégies de sortie de crise des quotidiens nationaux :

les exemples du Figaro, du Monde et de Libération

IEP de Toulouse

Mémoire de recherche présenté par Mlle Justine Gay

Directeur du mémoire : Serge Regourd

Date : 2012

Les stratégies de sortie de crise des quotidiens nationaux :

les exemples du Figaro, du Monde et de Libération

Avant-propos et remerciements

Je tiens à remercier chaleureusement Serge Regourd pour avoir accepté de diriger mes

recherches et pour m'avoir guidée vers une problématique pertinente.

Je remercie également les interlocuteurs qui m'ont accordé plusieurs entretiens dans le cadre

de ce mémoire, à savoir Jean-Marie Charon, Patrick Eveno, Benoît Raphaël, Nicolas

Demorand, Nadine Toussaint-Desmoulins et Olivier Bourgeois.

Avertissement

L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les

mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur

auteur(e).

Abréviations

CSMP : Conseil supérieur des messageries de presse

DDM : Direction Des Médias

DGMIC : Direction générale des médias et des industries culturelles

FAI : Fournisseur d’accès à Internet

LME : Le Monde Entreprises

LMI : Le Monde Interactif

LML : Le Monde Libre

LMPA : Le Monde et Partenaires Associés

PGA : Presse gratuite d’annonces

PGI : Presse gratuite d’information

PQN : Presse quotidienne nationale

PQR : Presse quotidienne régionale

SCPL : Société Civile des Personnels de Libération

SEM : Société des éditeurs du Monde

SRM : Société des rédacteurs du Monde

UGC : User generated content

VAD : Vente à distance

Sommaire

Introduction ................................................................................................................................ 1

Première partie - De la sous-capitalisation des entreprises de presse à leur recapitalisation ... 10

Chapitre 1 - La sous-capitalisation de la presse quotidienne nationale .................................... 11

Chapitre 2 - Les recapitalisations : les exemples du Figaro, du Monde et de Libération ........ 28

Deuxième partie - A la recherche de nouveaux modèles économiques sur l’Internet ............. 41

Chapitre 1-Les rédactions intégrées ......................................................................................... 42

Chapitre 2 - De la nécessité pour les entreprises de presse d’intégrer leur audience à la

production et à la diffusion de l’information ........................................................................... 67

Conclusion ................................................................................................................................ 80

1

Introduction

La présente étude porte sur l'analyse des stratégies de sortie de crise mises en place par les

quotidiens nationaux. Cette démarche s’inscrit dans un processus de réflexion directement

inspiré des enseignements dispensés au sein de Sciences Po Toulouse.

Eu égard aux difficultés auxquelles sont confrontés les jeunes rédacteurs pour s’insérer sur le

marché du travail, souvent abordées lors des conférences de méthode du parcours

journalisme, l’opportunité d’appréhender leurs causes dans le cadre d’un travail de recherche

était à saisir.

Trois quotidiens ont servi de références dans la réalisation de ce mémoire : Le Figaro, Le

Monde et Libération. Ce choix s’explique de différentes manières. Tout d’abord, ils

appartiennent au segment haut de gamme des quotidiens nationaux qui se caractérise par la

diversité des sujets (international, politique, économie, culture …etc.) et par le recul et

l’analyse avec lesquels ils sont traités, comme le souligne Jean-Marie Charon, sociologue des

médias au Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS et EHESS).1

La sélection de ces trois titres permet également d’illustrer l’évolution de la situation

économique de trois quotidiens aux sympathies politiques différentes et, par conséquent, de

montrer que quel que soit le bord choisi, les difficultés économiques qu’ils doivent affronter

sont identiques.

Enfin, grâce à leur appartenance au segment haut de gamme, Le Figaro, Le Monde et

Libération bénéficient d’une image de marque qui attire les journalistes en herbe. Une raison

supplémentaire pour justifier l’étude de leur modèle économique.

Il n’est pas nouveau de dire que la presse écrite, et particulièrement la presse écrite payante,

est en crise. Cependant, il convient aujourd’hui de s’interroger sur les moyens à mettre en

œuvre pour redynamiser ce secteur et le bassin d’emplois qui lui est inhérent.

C’est la raison pour laquelle cette étude s’attache davantage aux solutions mises en œuvre par

les entreprises de presse observées plutôt qu’à une démonstration pure et simple de l’étendue

des dégâts. En revanche, mettre en perspective les stratégies adoptées par les acteurs pour

sortir de la crise implique de revenir sur les causes qui l’ont provoquée.

1 J-M. Charon, La presse quotidienne, Paris, La Découverte, p. 35.

2

Par extension, s’interroger sur ces causes implique de s’intéresser à l’évolution des moyens de

financement de la presse.2 En ce qui concerne la presse écrite payante, les recettes

proviennent de deux sources : les lecteurs et les annonceurs.

Par conséquent, pour la presse quotidienne nationale, le système de financement classique est

celui de la plateforme d’informations, schématisé ci-dessous.3

Le double financement de la presse : la plateforme d'informations

Source : Nathalie Sonnac.

Le thème de la crise de la presse écrite renvoie donc à la remise en question du

fonctionnement économique classique des journaux, à savoir celui de la plateforme

d’informations ; en effet, privés de tout ou partie de leurs recettes, provenant de la publicité

ou bien de la vente de leurs exemplaires, les journaux sont soumis à un « effet ciseaux »,

défini comme le phénomène économique au cours duquel une catégorie professionnelle voit

ses revenus chuter en raison d’une réduction de ses recettes, tandis que les dépenses relatives

aux coûts de production restent inchangées ou augmentent.

2 M. Schweitzer, « Modèles de la gratuité et conséquences sur les contenus informationnels », L’économie du

journalisme, Les cahiers du journalisme, n° 20, automne 2009. 3 N. Sonnac, « L'économie de la presse : vers un nouveau modèle d'affaires », L’économie du journalisme, Les

cahiers du journalisme, n° 20, automne 2009.

Plate-forme :

Médias : presse

écrite, TV,

L’Internet

Groupe 2 :

Les

annonceurs

Groupe 1 :

L’audience

3

Les recettes provenant des lecteurs et des annonceurs constituent la majeure partie des

ressources de la presse écrite payante ; en effet, d’après les chiffres publiés par la direction du

développement des médias4 (DDM) en 2004, la publicité et le parrainage représentent 38 %

des revenus de la presse écrite payante, tandis que les 62 % restants proviennent de ressources

propres, à savoir de la vente au numéro et de la vente par abonnement.

Par conséquent, toutes les modifications qui affectent les deux sources de financement des

quotidiens nationaux, et plus généralement, de la presse écrite payante, ont une incidence sur

l’évolution de leur bilan comptable. Or, récemment, lecteurs et annonceurs ont changé de

comportement vis-à-vis de la presse écrite payante.

La modification de la demande d’information

Tout d’abord, une modification de la demande d’information s’est produite durant les

dernières décennies : cette demande n’est pas en crise, comme le laissent supposer certains

indicateurs, notamment celui de la diffusion. La demande d’information est même croissante

en raison de l’augmentation du niveau moyen d’études : d'après une étude sur les tendances

de consommation réalisée en 2011 par L'Express – Infolab, 72 % des Français déclarent

s'informer plus qu'il y a cinq ans.

C’est donc à une mutation de cette demande que doivent faire face les entreprises de presse

depuis peu, notamment les quotidiens nationaux d’information générale et politique, et non

pas à une crise de celle-ci.

La crise des subprimes qui a démarré en 2007 aux Etats-Unis et qui a déclenché une crise

économique et financière mondiale a engendré une diminution du pouvoir d'achat des

consommateurs. Certains lecteurs ont donc peu à peu cessé de payer pour obtenir une

information à laquelle ils pouvaient avoir accès gratuitement sur Internet.

Comme le coût des dépenses incompressibles (logement et énergie) augmente davantage que

les salaires, les consommateurs consacrent une part croissante de leurs revenus à des dépenses

courantes et réduisent la part de leur budget destinée à la consommation de biens culturels.

C'est ainsi que le concept économique de prix de réserve entre en compte : celui-ci désigne le

montant maximum qu’un individu est disposé à payer en échange d’un produit. On peut donc

dire que le prix de réserve des consommateurs pour avoir accès à l'information est en baisse.

4 Dans le cadre de la révision générale des politiques publiques, la direction du développement des médias se

devient en 2010 la Direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC).

4

Comme il renvoie au nombre moyen d’exemplaires payants diffusés par numéro en France,

l’indicateur « diffusion payée France » est le plus pertinent afin d’apprécier cette mutation de

la demande, ce qui explique l’importance qui lui sera conférée tout au long de cette analyse ;

en effet, il permet d’illustrer l’acte volontaire que restitue l’achat d’un quotidien.

Il est donc nécessaire de s’intéresser de plus près aux fluctuations que connaissent les trois

quotidiens sélectionnés en matière de diffusion.

Figure 1-Evolution de la diffusion des trois quotidiens haut de gamme entre 1994 et 2010

Source : OJD, chiffres arrondis au millier supérieur.5

A l’étude de ces données, la tendance générale qui se dégage est à la baisse ; en effet,

depuis 1994, Le Figaro, Le Monde, et Libération enregistrent une diminution de leur diffusion

payée en France. Un premier constat qui confirme la mutation de la demande d’information

évoquée ci-dessus.

A noter cependant qu’une légère reprise est observable concernant l’exercice 2011. Une

progression semblable à celle-ci est enregistrée entre 2006 et 2007. Or, ces deux périodes ont

été marquées par la présence d’enjeux électoraux, ce qui a pour effet de stimuler l’intérêt des

lecteurs. Par ailleurs, la campagne présidentielle relative à l’élection de 2012 a commencé très

tôt, avec la primaire socialiste qui s’est déroulée à la fin de l’année 2011, ce qui a joué en

faveur des ventes du Figaro, Monde, et de Libération.

5Libération n’ayant adhéré à l’OJD qu’en 1984, les chiffres relatifs aux années 1960 et 1975 ne sont pas

disponibles.

5

On relève également une augmentation du trafic sur les sites web des trois journaux en 2011 ;

en effet, d’après une étude publiée en avril 2012 par comScore, société spécialisée dans la

mesure des audiences Internet, le trafic sur le Figaro.fr a augmenté de 45 % entre

février 2011 et février 2012, celui du Monde.fr de 38 % et celui de Liberation.fr de 34 % (en

termes de visiteurs uniques).6

La fonte des recettes publicitaires

Les annonceurs se sont peu à peu désolidarisés des quotidiens nationaux, et plus largement,

du secteur de la presse écrite payante : les recettes publicitaires des journaux ne cessent de

diminuer. Une tendance imputable à plusieurs phénomènes, notamment au fait que l’Internet

se soit imposé comme le quatrième média publicitaire avec près de 2,8 millions d'euros

investis en France en 2007.7

D’après les chiffres publiés en 2012 par l’IREP-France Pub, les investissements des

annonceurs représentaient 31,4 milliards d’euros en 2011. Les recettes publicitaires des

médias s’élèvent, quant à elles, à 10,7 milliards d’euros, soit 34 % des investissements en

communication des annonceurs.8 C’est moins que les 11 milliards d’euros enregistrés

en 2010, en raison de la disparition de l’un des principaux acteurs du marché de la presse

gratuite d’annonces (PGA), Paru Vendu. Si les gratuits ont précédemment été mis en cause

dans la réduction des recettes publicitaires de la presse écrite payante, nous verrons

ultérieurement qu’ils ne sont pas épargnés par la crise.

Plus précisément, en 2011, 10,6 % des investissements en communication des annonceurs ont

été dirigés vers la presse écrite, 13,1 % vers la télévision et 5,3 % vers l’Internet. C’est 10,6 %

de plus qu’en 2010 pour la Toile alors que la presse écrite enregistre une baisse de 3 %.

Pour aller plus loin, seul 0,7 % des dépenses en communication des annonceurs a été investis

dans les quotidiens nationaux payants en 2011, contre 6,5 % pour la presse gratuite.

En 2011, l’Internet est donc le seul « média » (les guillemets sont justifiés par le fait que

l’Internet ne dispose pas d’une ligne éditoriale propre) pour lequel les recettes liées aux

dépenses en communication des annonceurs augmentent, avec une progression de 14 % par

6 http://www.comscoredatamine.com/2012/04/online-newspaper-audiences-grow-ahead-of-french-elections/.

7 N. Sonnac, « L'économie de la presse : vers un nouveau modèle d'affaires », L’économie du journalisme, Les

cahiers du journalisme, n° 20, automne 2009. 8 Cf. annexe n°1, p.84.

6

rapport à 2010 pour le display.9 C’est le mobile qui enregistre la plus forte croissance

avec 37,5 %, loin devant le cinéma.

Néanmoins, la progression du display et celle du mobile dans les investissements en

communication des annonceurs ne sont pas les seules responsables du recul enregistré par la

presse écrite ; en effet, le hors-médias capte une partie non négligeable des dépenses des

annonceurs. En 2002, ces derniers investissent 60 % de leurs dépenses en communication

dans ce secteur.10

En 2011, le chiffre s’élève à 63,2 %.

Ainsi, comme le résume le tableau ci-dessous, depuis 2006, les investissements en

communication des annonceurs à destination des quotidiens nationaux sont en constante

diminution.

Tableau 1 : montant des investissements en communication des annonceurs vers les quotidiens

nationaux.

Année 2006 2007 2008 2009 2010 2011

En millions d’euros 290 260 252 212 217 206

Evolution par rapport à

l'année précédente -3,5% -10,1% -3,2% -15,9% 2,5% -5,0%

Sources : rapport annuel de l’UDA et Le marché publicitaire français de l’IREP-France Pub.

En revanche, en 2010, le montant des investissements en communication des annonceurs à

destination des quotidiens nationaux augmente. Une évolution qui s’inscrit dans le contexte

plus général de la hausse des dépenses totales en communication des annonceurs, en

progression de 2,9 % par rapport à l’année 2009. Une reprise qui se poursuit pour

l’année 2011, à un rythme toutefois moins soutenu, puisque les dépenses en communication

des annonceurs augmentent de 1,9 % par rapport à 2010.

Il faut également souligner que les recettes publicitaires enregistrées par les médias pour

l’année 2011 (publicité commerciale en provenance des annonceurs et petites annonces

incluses) ont augmenté de 0,1 % par rapport à 2010.

Par ailleurs, les 206 millions d’euros investis en 2011 par les annonceurs en communication

dans la presse quotidienne nationale ne sont en rien comparables aux 573 millions d’euros

investis dans la PGA et la presse gratuite d’information (PGI) la même année.

Après avoir observé ces tendances générales, il convient d’étudier plus précisément le cas des

trois quotidiens nationaux qui font l’objet de cette étude.

9 Achat d’espace publicitaire.

10 M. Martin, “Incertitudes et crises”, La presse régionale : des affiches aux grands quotidiens, Fayard, 2002.

7

Le tableau suivant donne les montants en euros des investissements en communication des

annonceurs perçus par Le Figaro, Le Monde et Libération depuis 2006.11

Figure 2-Montant des dépenses en communication des annonceurs perçues par Le Figaro, Le

Monde et Libération

Source : Kantar Média, tarifs bruts hors négociation.

Par conséquent, d’après les chiffres communiqués par Kantar Média, Le Figaro est le

quotidien national haut de gamme qui tire le mieux son épingle du jeu publicitaire. Il est

d’ailleurs le seul des trois titres étudiés à enregistrer une hausse importante des recettes issues

des dépenses en communication des annonceurs entre 2010 et 2011 (+13,6 %).

Après avoir mis en lumière les sources de financement de la presse écrite, et plus

particulièrement de la presse quotidienne nationale, il convient à présent d’appréhender les

causes de la crise dans laquelle sont plongés les titres nationaux haut de gamme et les

solutions mises en œuvre par les sociétés éditrices pour inventer de nouveaux modèles

économiques.

La méthodologie choisie pour conduire ces recherches est la suivante : après la lecture de

nombreux ouvrages de référence sur l’économie de la presse et l’identification des auteurs

susceptibles d’apporter leur expertise, une série d’entretiens a été conduite. Dans le cadre d’un

mémoire traitant du journalisme et de son financement, il aurait été malvenu de ne pas

recourir à la technique de l’interview.

11

Ces chiffres ont été recueillis suite à un échange par courriels avec une analyste de Kantar Média, un

organisme en charge de la veille des investissements publicitaires. Kantar Média travaille à partir des tarifs bruts

des plaquettes, hors négociations, tandis que l’IREP demande aux régies publicitaires des titres de lui

communiquer leur chiffre d’affaires net. Une différence de méthodologie qui explique les écarts considérables

entre les montants des investissements en communication des annonceurs d’un organisme à l’autre.

8

La recherche de stratégies de sortie de crise par les sociétés éditrices de quotidiens nationaux

s’inscrivant dans l’actualité, de nombreuses conférences ont également été l’occasion

d’approfondir le sujet. C’est notamment le cas des Entretiens de l’information, organisés par

Jean-Marie Charon, qui se sont déroulés le 23 mars 2011, avec pour thème les rédactions du

futur. Les Assises internationales du journalisme de novembre 2011 à Poitiers, réunissant bon

nombre d’interlocuteurs sollicités dans cette étude, sous la houlette de Jérôme Bouvier,

médiateur de Radio France, ont été le théâtre de nombreux échanges portant sur l’avenir de la

presse écrite.

Tout au long de l’Histoire, l’apparition d’un nouveau média a suscité la crainte de voir

disparaître les anciens : lorsque la radio est apparue, certains y voyaient la fin de la presse

écrite. De même, lorsque les ménages se sont équipés massivement en postes de télévision,

plus personne ne croyait en l’avenir de la radio. Même si cette dernière a concurrencé les

quotidiens en raison de sa réactivité, aucun des médias cités ne s'est trouvé réellement menacé

par l'apparition du suivant. Il en va différemment avec l'avènement et la démocratisation de

l’Internet : désormais, les lecteurs, ou plutôt « utilisateurs », ne sont plus obligés de

consommer la presse écrite sur un support papier. Ils peuvent tout aussi bien le faire sur leurs

écrans : ordinateurs, téléphones mobiles ou encore tablettes.

Ainsi, l’arrivée des nouvelles technologies, la presse écrite et, notamment la presse

quotidienne nationale, est amenée à considérer l’impératif de rentabilité comme une condition

sine qua none à sa survie, à celle du principe de démocratie et, par extension, à celle de

l’intérêt général, au nom duquel elle s’était soustraite du processus industriel classique depuis

la Libération.

Or, la sous-capitalisation rend d'autant plus vulnérables les entreprises de presse dont la

rentabilité est faible, puisqu'elles sont exposées à des pertes considérables. Précipitée par des

évènements conjoncturels, cette sous-capitalisation est surtout provoquée par des origines

plus anciennes. Procéder à des recapitalisations se présente donc comme la première étape

pour les sociétés éditrices. Un point qui sera développé dans la première partie de ce

document.

Ces apports en capitaux permettent aux journaux de se lancer plus sereinement, du moins à

court terme, dans la recherche de nouveaux modèles économiques, c'est-à-dire, de nouvelles

sources de revenus, tous supports confondus. Pour les sociétés éditrices des quotidiens, il

s’agit de s’acheminer vers une intégration des rédactions, mais aussi vers la prise en compte

9

de l’audience, comme client mais aussi comme partie intégrante du processus de production

des contenus, ce qui fera l’objet de la deuxième partie de cette étude.

10

Première partie - De la sous-capitalisation des entreprises de presse

à leur recapitalisation

La restructuration des quotidiens est un processus en cours dans de nombreux pays européens.

Le phénomène est également à l’œuvre aux Etats-Unis, où les récentes cessions de parutions

ainsi que les réductions d’effectifs dans les titres les mieux établis montrent que les difficultés

sont ressenties dans les pays développés. La presse quotidienne américaine a perdu près de

20 % de son chiffre d’affaires en 2010.

En France, la crise que connaît la presse quotidienne nationale (PQN), qui est avant tout une

presse parisienne, est particulièrement virulente. Les difficultés que rencontrent les quotidiens

paraissent insurmontables, alors qu’en Angleterre ou en Allemagne, le secteur résiste mieux.

D’où vient cette particularité à la Française et comment y remédier ? Dans l’Hexagone, la

conjoncture n’est pas la seule responsable des difficultés auxquelles se trouve confrontée la

PQN : la crise est également provoquée par des causes structurelles. Marginalisation par

rapport au fonctionnement industriel classique et manque de concentration, sont autant

d’éléments d’explication qui, conjugués à l’arrivée des gratuits et à l’augmentation des coûts

d’impression, plongent les quotidiens nationaux dans une situation économique difficile.

Dans ce contexte, les recapitalisations se présentent souvent comme un impératif de survie

pour les entreprises de presse.

11

Chapitre 1 - La sous-capitalisation de la presse quotidienne nationale

Après avoir identifié les sources de financement des quotidiens nationaux, il convient

de s’interroger sur les raisons qui ont provoqué la sous-capitalisation des sociétés éditrices de

quotidiens nationaux. En cause : des facteurs structurels comme la soustraction de la presse au

fonctionnement classique de l’industrie depuis la Libération ou encore le manque de

concentration. Des facteurs aggravés par l’avènement, puis le déclin des gratuits.

L’augmentation des coûts d’impression et la faillite annoncée du système de distribution sont

autant de difficultés conjoncturelles que les quotidiens nationaux doivent affronter.

Section 1 - La PQN fragilisée par des causes structurelles

Les origines de la crise de la presse sont plus anciennes que ne le laissent

entendre les partisans d’une explication strictement conjoncturelle. En 1980, Le Figaro est

l’un des seuls quotidiens à ne pas être déficitaire, comme le rappelle Jean-Marie Charon.12

Cependant, entre 1975 et 1980, l’indicateur de diffusion du Figaro a reculé de

70 000 exemplaires. Par ailleurs, Le Monde connaît des difficultés similaires, avec une perte

de 110 millions de francs entre 1982 et 1984. Le tirage des quotidiens nationaux passe de

4,2 millions en 1970 à 3 millions en 1980, comme l’indique le spécialiste des médias.

Pour faire face à cette perte globale de profits qui résulte de la baisse des ventes, les journaux

ont vu leur prix s’envoler : selon Jean-Marie Charon, le prix des journaux a été multiplié par

quatre entre 1970 et 1984. Si cette évolution est à relativiser par rapport à l’augmentation de

l’indice des prix moyens sur la même période, le prix des quotidiens n’en demeure pas moins

élevé.

I. La presse se soustrait au fonctionnement traditionnel de l’industrie

Après la Seconde Guerre mondiale, la presse, champ qui relève de l’industrie culturelle, se

soustrait au processus industriel classique. Dans le souci de garantir le pluralisme des titres et

l’indépendance des rédactions, plusieurs ordonnances ont été adoptées. Leur objet est

d’interdire toute forme de concentration.13

12

J-M. Charon, op. cit., 2007, p. 20. 13

J-M. Charon, ibid., 2007, p. 19.

12

Depuis la Libération, il est entendu que la presse d’information générale et politique doit

servir l’intérêt général. Par conséquent, il paraît difficile d’envisager une compatibilité entre

ce type de presse et le fonctionnement classique du marché et, par extension, de cautionner

l’existence de groupes de presse qui puissent réaliser des bénéfices.

D’ailleurs, l’ordonnance du 26 août 1946 introduit le principe suivant : « un homme-un

journal ». Le directeur de publication ne peut cumuler son poste avec celui de directeur d’une

agence d’information, de publicité ou d’une entreprise industrielle.

Cependant, les contraintes produites par cette disposition anti-concentration sont relativisées

dans les années 1980 ; en effet, la loi du 23 octobre 1984 instaure un seuil de diffusion

maximum pour une entreprise ou pour un groupe de presse. Si à l’origine ce seuil est arrêté à

15 % de la diffusion pour une catégorie de quotidiens, il passe à 30 % de la diffusion de

publications quotidiennes d’information politique et générale de même nature, par l’effet de

l’article 11 de la loi du 1er

août 1986.

Par ailleurs, d’après l’article 41.1 de la loi du 30 novembre 1986, une entreprise ne peut

cumuler plus de deux situations parmi les autres médias que sont le quotidien, la télévision

hertzienne, la radio et la télévision par le câble. Pour que cette situation soit prise en compte

en presse quotidienne, il faut que la diffusion de l’entreprise représente 20 % de la diffusion

totale, ce qui fait déjà écho à un niveau élevé de concentration dans la presse quotidienne.

Par conséquent, l’information n’étant pas une marchandise comme les autres, les modes de

régulation qui régissent la presse sont, eux aussi, différents. C’est la raison pour laquelle le

système des aides d’Etat à la presse s’est structuré depuis la Libération. Il faut distinguer les

aides directes accordées par l’Etat à la presse des aides indirectes.

« Elles prennent la forme de remboursements des factures présentées par les éditeurs ou leurs

sous-traitants […] et des subventions versées […]. Des actions ponctuelles peuvent y figurer

comme l’aide à la modernisation sociale de la presse quotidienne d’information politique et

générale devant permettre le départ de personnels de fabrication en surnombre ».14

En 2005,

les aides directes représentent 77,5 millions d’euros, comme l’indique Jean-Marie Charon.

Aux aides directes viennent s’ajouter des aides indirectes apportées par l’Etat au secteur de la

presse : d’après le sociologue, en 2005, leur montant est de 642 millions d’euros. Elles se

traduisent par des tarifs préférentiels, dont font partie les « accords-presse-poste », conclus

entre les éditeurs et la Poste, et par des exonérations fiscales : taux de TVA à 2,1 %,

14

J-M. Charon, ibid., 2007, p. 90-91.

13

exonération de la taxe professionnelle. Mais pour le spécialiste des médias, ce taux de TVA

réduit bénéficie avant tout à la presse magazine et à la presse professionnelle. Par ailleurs,

Jean-Marie Charon déplore le « saupoudrage » de ces aides à une multitude de titres. Selon

lui, il serait plus efficace d’attribuer ces aides à des titres prioritaires.

« L’idée serait d’attribuer ces sommes à des entreprises en fonction de la qualité de leurs

projets. Ce système, bien qu’intellectuellement intéressant, obligerait l’Etat à sélectionner des

titres et pas d’autres. Or, un tel mode opératoire entraînerait une suspicion de partialité. Si

l’autorité de la concurrence de Bruxelles n’a jamais attaqué le système d’aide français à la

presse, c’est parce que les critères de sélection étaient impartiaux. Si nous adoptions un tel

système, nous risquerions donc de nous attirer les foudres de Bruxelles. »15

Jean-Marie Charon s’inscrit dans la droite lignée d’Aldo Cardoso, auteur d’un rapport rendu

aux ministres du Budget et de la Culture en septembre 2010 relatif à « la gouvernance des

aides publiques à la presse ». En lieu et place de l’action de saupoudrage menée jusqu’alors

par l’Etat pour aider la presse, Aldo Cardoso suggère de repenser les fondements de

l’intervention étatique. Le consultant propose, entre autres, de conditionner l’octroi des aides

à la mise en place, par les sociétés éditrices de presse, de « stratégies de redressement et

d’adaptation. » Ainsi, le consultant propose, de prendre en compte le taux de profit du journal,

le taux de réabonnement, les effectifs ou encore le coût moyen annuel d’impression dans

l’attribution des aides de l’Etat à la presse.

Par ailleurs, l’article 39 bis du code général des impôts autorise les quotidiens, les mensuels

d’information générale et politique ainsi que les services de presse en ligne à constituer une

provision sur bénéfices, « déductible du résultat imposable des exercices 1997 à 2012. »16

Enfin, le fonds de modernisation de la presse instauré en 1997 fait également partie des aides

de l’Etat accordées à la presse. Ce fonds est financé par une taxe de 1 % sur le chiffre

d’affaires du hors-médias et concerne la presse quotidienne d’information politique et

générale.

Le décret du 13 avril 2012 relatif à la réforme des aides à la presse et au fonds stratégique

d’aide à la presse17

officialise la fusion du fonds d’aide à la modernisation de la presse

quotidienne et du fonds d’aide à la presse en ligne, créé en 2009. On parle désormais de fonds

15

Entretien du 25 mars 2011. Cf. annexe n°2, p.85 à 88. 16

http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000025073942&cidTexte=LEGITE

XT000006069577&dateTexte=20120508. 17

http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000025688505

14

stratégique d’aide à la presse. La création d’un fonds unique était d’ailleurs préconisée par le

rapport Cardoso.

II. « Les saltimbanques contre les géomètres » ou le manque de concentration

L’expression est à attribuer à Patrick Eveno, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-

Sorbonne. Pour lui, la Libération s’est opposée à la mainmise des trusts sur la presse,

engendrant ainsi un programme de disparition de la presse quotidienne, ou sa vente à des

industriels motivés par l’influence et la notoriété.18

Par conséquent, presse et industrie sont

des notions qui se sont peu à peu désolidarisées au XXe siècle. Une dissociation qui n’est pas

du goût du critique littéraire Albert Thibaudet qui écrit : « la presse est une industrie avant

d’être un sacerdoce. Il y a là une matérialité à laquelle il faut se garder de toucher trop

lourdement. »19

Dans la même logique, Hubert Beuve-Méry, le fondateur du quotidien Le Monde, affirme

en 1956 que « parce qu’elle est une industrie, la presse ne peut se soustraire aux lois qui

paraissent régir actuellement tout le développement industriel. […] C’est ainsi que l’on

constate une tendance à peu près générale en Occident à la concentration des entreprises de

presse. »20

Une concentration qui n’existe pas dans les faits en presse quotidienne nationale, ou du moins

pas assez selon Patrick Eveno.

« La presse quotidienne nationale n’est pas assez concentrée. Or, une plus grande

concentration permettrait de dégager des synergies entre différentes parties du système de

production. L’Allemagne possède de grands groupes de presse, tout comme l’Angleterre avec

l’empire de Rupert Murdoch, ou encore l’Italie qui fait état de deux grands groupes de presse.

Mais les journalistes croient que la concentration est dangereuse pour leur indépendance. »21

L’éventualité d’une concentration serait ainsi vécue par les journalistes comme une menace

pour leur ligne éditoriale. Cette opposition est d’ailleurs à la base d’un débat dont l’origine est

concomitante à la naissance de l’activité de presse : le débat entre propriété et indépendance

des contenus. Une polémique qui ne serait qu’un leurre d’après l’historien, pour qui, « si les

journalistes ne sont pas indépendants, c’est qu’ils ne le veulent pas. »

18

P. Eveno, La presse quotidienne nationale : fin de partie ou renouveau ?, Vuibert, 2008, p. 218. 19

A. Thibaudet, « Réflexions », La nouvelle revue française, 1er

septembre 1934. 20

H. Beuve-Méry, « Du Temps au Monde ou la presse et l’argent », 24 mai 1956, dite « Conférence des

ambassadeurs. » 21

Entretien téléphonique du 27 mai 2011. Cf. annexe n°3, p.89-90.

15

A la suite des recapitalisations successives qui ont eu lieu en 2004 et 2005 dans la presse

quotidienne nationale, des journalistes inquiets ont soulevé à maintes reprises la question de la

concentration des médias. A la demande du gouvernement Fillon, la commission présidée par

Alain Lancelot a rendu son rapport sur « les problèmes de concentration dans le domaine des

médias » en décembre 2005. La commission a alors conclu à une concentration non excessive.

Dans les années 2000, le secteur de la presse a connu deux séismes majeurs qui ont eu des

conséquences sur la recomposition générale de l’actionnariat des groupes de médias. Tout

d’abord, à sa mort en 1996 s’ouvre la succession de Robert Hersant jusque là propriétaire du

premier groupe de quotidiens français. Serge Dassault entre au capital de la Socpresse, le

groupe fondé par Robert Hersant, à hauteur de 30 %, alors que France-Antilles devient le

groupe Hersant Médias, propriété de Philippe Hersant, fils de Robert Hersant. Lorsque Jean-

Marie Messier est nommé à la tête de la Compagnie Générale des Eaux (CGE) en 1996, il

fusionne en 1998 avec Havas, Canal +, ainsi qu’avec les actifs détenus par Seagram en 2000.

Cette fusion donnera naissance au groupe Vivendi Universal. Si la CEP communication,

propriétaire du Point, de l’Express, de L’Expansion et de Courrier International, est alors

inscrite au portefeuille d’Havas, le groupe Vivendi est tout de même obligé de vendre des

actifs sous la pression bancaire. Par conséquent, les années 2000 voient se produire une

recomposition de l’actionnariat des groupes de presse en France et non pas un phénomène de

concentration. Des fonds d’investissement s’emparent alors de la presse professionnelle. Or,

les équipes à la tête de ces fonds changent tous les quatre ou cinq ans, ce qui réduit

considérablement la cohérence éditoriale nécessaire au bon fonctionnement d’un média. Les

hommes politiques s’emparent donc de la question du risque de concentration pour en faire un

argument de campagne électoral.

Plus précisément, pour ce qui est de la PQN, la concentration n’est pas de taille à entraver la

bonne marche du pluralisme et de la démocratie. L’économie des réseaux est une discipline

qui fournit des outils pertinents pour justifier ce constat. A l’aide des logiciels de technologies

analytiques que sont Ucinet et Netdraw, il est possible de représenter graphiquement le réseau

des propriétaires de quotidiens nationaux.

16

Figure 3 - Représentation graphique des principaux acteurs de la PQN en mai 2012

Ici, les actionnaires des journaux sont représentés par des ronds rouges, tandis que les titres

sont marqués par des carrés bleus. Dans ce graphique, les trois quotidiens qui constituent le

segment « haut de gamme » que sont Le Figaro Le Monde et Libération figurent aux côtés

des titres dits « populaires », à savoir Le Parisien et sa déclinaison Aujourd’hui en France.

Les quotidiens spécialisés L’Equipe et Les Echos ont également été intégrés à l’analyse.

En revanche, France Soir et La Tribune ont volontairement été exclus de cette représentation

graphique puisqu’il n’existe plus d’édition papier pour ces deux quotidiens, hormis une

édition hebdomadaire depuis le 13 avril 2012 pour La Tribune. Par ailleurs, au début du mois

de juin 2012, Alexander Pugachev, propriétaire de France Soir depuis 2009, a demandé le

placement du titre en redressement judiciaire.

La Société nouvelle du journal L’Humanité, éditrice du quotidien du même nom, est financée

à 40 % par des adhérents du Parti Communiste Français, « qui exercent, pour la plupart, des

responsabilités au sein de l’organe du parti », explique Michel Laurent, président du conseil

de surveillance du journal.22

Le reste de l’actionnariat revient à la Société des lecteurs (20 %),

à celle des personnels (10 %), à celle des amis de L’Humanité (10 %) et à la Société humanité

investissements pluralisme (20 %).

22

Entretien téléphonique du 1er

juin 2012.

17

Enfin, Présent, quotidien « d’inspiration nationale et catholique » affilié au courant politique

conduit par Marine Le Pen, est financé par une association, Présent-Militants, composée des

membres de la rédaction : Jeanne Smits, directrice de la rédaction depuis 2005, Caroline

Parmentier, rédactrice en chef, ou encore Franck Girardot dit Franck Delétraz, journaliste. On

note également la présence de Jean Arfel dit Jean Madiran, fondateur du quotidien et ancien

secrétaire particulier de Charles Mauras. Décédé le 9 avril 2012, Emmanuel Allot dit François

Brigneau, l’un des fondateurs du Front National et proche de Robert Brasillach, faisait partie

des membres de Présent-Militants.23

Par ailleurs, la diffusion de ces quotidiens dits « d’opinion » reste relativement faible :

en 2011, La Croix présente un chiffre de diffusion payée en France de 94 600 exemplaires et

L’Humanité de 45 700.24

A l’étude de ce graphique, le premier constat qui émerge est celui d’une faible concentration

dans le réseau des quotidiens nationaux ; en effet, si Le Parisien et sa déclinaison Aujourd’hui

en France, ainsi que le quotidien spécialisé L’Equipe sont inscrits à l’actif du groupe Amaury,

cela n’entrave pas le respect du pluralisme, puisque le premier est un titre d’information

générale et politique tandis que l’autre est un journal sportif. Ainsi, hormis Pierre Bergé, l’un

des trois actionnaires de la société Le Monde SA, qui a investi à titre personnel dans le journal

Libération, les titres représentés appartiennent à des propriétaires bien distincts. Une réalité

qui s’explique facilement selon Jean-Marie Charon.

« Les actionnaires de la PQN sont motivés par l’identité de chaque titre, ce qui signifie que si

Edouard de Rothschild était amené à céder Libération, ce ne serait certainement pas à Serge

Dassault. Le problème de la concentration vient du fait que les propriétaires des journaux

soient liés à des activités extérieures à celle de la presse et soumis à des logiques

contradictoires. C’est en partie pour cette raison qu’il y a un risque d’explosion du capital du

Monde. Nous sommes en effet dans l’incertitude en ce qui concerne les successeurs de Pierre

Bergé et nous ne sommes pas non plus certains que Matthieu Pigasse reste longtemps au

capital. Quant à Xavier Niel, il semble assez interventionniste sur les contenus et il risque de

se heurter aux journalistes. Il y a donc un risque de dépendance des quotidiens vis-à-vis des

actionnaires dont les logiques industrielles se situent dans des domaines proches de

l’information. »25

23

Statuts de l’association communiqués en mai 2012 par la préfecture de police. 24

Chiffres de l’OJD, arrondis au millier supérieur. Aucune donnée certifiée par l’OJD n’est disponible pour le

quotidien Présent. 25

Entretien du 25 mars 2011.

18

En effet, les activités respectives des trois repreneurs du Monde les placent dans une situation

de dépendance vis-à-vis de la commande publique. Ainsi, Xavier Niel n’est autre que le vice-

président et directeur de la stratégie d'Iliad, la maison mère de Free, fournisseur d'accès à

Internet (FAI). Il est également membre de la holding d'investisseurs Free Minds qui a

notamment contribué au financement du site d’information Atlantico. La holding en question

compte parmi ses membres Arnaud Dassier, le fondateur de L’Enchanteur des médias, agence

de communication qui anima la campagne de Nicolas Sarkozy sur le Web en 2007. Matthieu

Pigasse est, quant à lui, co-directeur général délégué de la banque Lazard pour la France et

vice-président de cette même banque au niveau européen. Il intervient dans plusieurs dossiers

en tant qu’intermédiaire, comme c’est le cas en ce qui concerne la vente du PSG par Canal +,

la vente par Accor de sa participation dans le Club Med, la vente d’AB groupe à TF1, la

renégociation de la dette irakienne, ou encore la nationalisation du gaz bolivien.26

Par ailleurs,

il organise la vente de Libération à Edouard de Rothschild. Enfin, il achète le magazine Les

Inrockuptibles en 2009. Pour ce qui est de Pierre Bergé, en dehors de ses activités de mécène,

il est le propriétaire du magazine Têtu.

Les actionnaires de la PQN ont donc souvent investi dans des secteurs en lien avec les

médias. Cependant, selon Jean-Marie Charon, on ne peut pas parler d’une véritable

concentration au sein de la PQN.

En revanche, le risque de concentration aurait été effectif si Serge Dassault, déjà propriétaire

du Figaro, avait racheté le Parisien et sa déclinaison Aujourd’hui en France, comme il en

était question à la fin de l’année 2010. En outre, le président de la République Nicolas

Sarkozy avait lui-même recommandé la transaction. Cependant, ni Francis Morel, directeur

général du groupe Le Figaro, ni Etienne Mougeotte, patron de la rédaction ne semblaient tenir

à ce rachat. Le premier aurait préféré que le rachat porte sur le quotidien économique Les

Echos, tandis que le second était réticent face au projet de charte d’indépendance évoqué par

la Société des journalistes du Parisien.27

Pour Patrick Eveno, il est donc inutile d’agiter le drapeau de la concentration médiatique ; en

effet, il considère que la crainte du monopole est infondée pour plusieurs raisons. D’une part,

il rappelle qu’il y a toujours eu de grands magnats de la presse, sans aller jusqu’au mythe de

Citizen Kane. Il fait ainsi référence à l’imprimeur de l’Encyclopédie qui possédait La Gazette,

Le Mercure de France mais aussi Le Moniteur Universel.28

Par ailleurs, l’existence de lois

26

A. Michel, « Matthieu Pigasse : Le banquier que l'on s'arrache », dans Le Monde, 19 octobre 2006. 27

P. Cohen, « Pourquoi Dassault n’a pas racheté le Parisien » dans Marianne, 10 novembre 2010. 28

P. Eveno, op. cit., 2008, p. 184.

19

anti-concentration énumérées ci-avant constitue une barrière légale suffisamment importante

pour empêcher toute dérive. Enfin, d’un point de vue économique, les travers inhérents au

monopole le conduisent souvent à sa perte ; en effet, il existe un risque non négligeable de

disparition de la situation monopolistique si la rente que le monopoleur engrange grâce à la

possibilité qui lui est offerte de fixer les prix de vente sans passer par le marché est trop

élevée. Dans ce cas, ladite rente est susceptible d’attiser la convoitise des concurrents, ce qui a

pour dérive naturelle de rendre le marché contestable.

Par conséquent, en Allemagne, en Italie et en Grande Bretagne, les expériences de

concentration seraient des gages de réussite économique pour les entreprises de presse alors

capables de dégager des synergies, notamment des économies d’échelle. Ce terme fait

référence à la baisse du coût unitaire de production d’un bien qu’une entreprise obtient en

augmentant le volume de ses quantités produites. Ces synergies sont rendues possibles grâce à

un mécanisme de concentration dit horizontal, défini comme « la réduction du nombre

d’entreprises dans une branche ou pour une activité donnée par fusion, acquisition ou

disparition de certaines d’entre elles. »29

Un point de vue qui n’est pas partagé par Jean-Marie Charon qui souligne l’échec du géant

Robert Hersant, dont le groupe a été démantelé et qui, a contrario, souligne les succès

étrangers de certains titres qui ne sont pas la propriété de grands magnats de la presse. Le

sociologue évoque le Guardian en Angleterre, le Frankfurter Allgemeine Zeitung en

Allemagne, ou encore le quotidien El Pais en Espagne,qui appartient à Prisa, groupe de taille

modeste.

Pour Jean-Marie Charon, l’existence de « grands groupes de presse sans vision éditoriale » est

une mauvaise réponse à une question pertinente, celle de la nécessaire réforme du système de

financement de la presse écrite.30

Aussi, le spécialiste des médias évoque un possible recours

à des fondations chargées de récolter l’argent du public et de mécènes, ou encore l’adoption

des systèmes calqués sur l’économie du cinéma, comme les SICAV. Néanmoins, il reconnaît

que le financement par les fondations ne fait pas partie des traditions françaises.

« Aux Etats-Unis ou en Allemagne, le journalisme d’investigation est financé par des

fondations. Ce sont des pays où les universités et la recherche dépendent déjà de ce mode de

financement. Mais en France, des obstacles législatifs existent : la loi impose qu’un

29

« L’économie de A à Z », hors-série poche n°40 d’Alternatives Economiques, septembre 2009. 30

J-M. Charon, « De grands groupe de presse sans vision éditoriale, ça ne marche pas ! »,

Télérama.fr, 14 janvier 2009.

20

représentant de l’Etat soit à la tête des fondations. Or, ceci poserait naturellement un problème

d’éthique si les fondations venaient à intervenir dans le financement de la presse. »31

Jean-Marie Charon n’est pas le seul à faire le parallèle avec le monde du septième art ; en

effet, Emmanuel Schwartzenberg pense que la presse française devrait prendre exemple sur le

cinéma français.32

Il prône ainsi la création d’un Centre national de la presse, conçu sur le

modèle du Centre national du cinéma, soulignant le succès du système de taxes mis en place.

En outre, les chaînes de télévision françaises qui émettent en clair sont frappées d’une taxe de

3,2 % sur leur chiffre d’affaires. Cette taxe s’élève à 9 % pour Canal +. Concernant le cinéma,

chaque fois qu’un spectateur achète une place, il paye sans le savoir la Taxe Spéciale

Additionnelle (TSA), à hauteur de 11 % du prix de son billet.

Emmanuel Schwartzenberg fait également référence à la contribution versée par les FAI au

cinéma. Une idée qui a peu à peu germé dans l’esprit de certains dirigeants de la presse

quotidienne : le 2 juin 2009, Nathalie Collin, coprésidente du directoire de Libération expose

cette idée à Laurent Joffrin, directeur de la rédaction, ainsi qu’au Syndicat de la Presse

Quotidienne Nationale (SPQN).33

Il était alors question de prélever un pourcentage du chiffre d’affaires des FAI, pour le

transférer aux rédactions en fonction de leur effectif et de leur audience sur Internet. Or,

depuis la loi du 5 mars 2009, les FAI font déjà l’objet d’une taxe dans l’objectif de compenser

la suppression de la publicité sur les chaînes publiques.

Une disposition fortement critiquée par l’autorité de régulation de la concurrence, comme le

rappelle Jean-Marie Charon. « Aujourd’hui, le débat est déjà lancé pour savoir si c’est légal

de financer la télévision publique en taxant les FAI. Au total, c’est 10 % du chiffre d’affaires

de la PQN qui provient déjà des aides. On ne peut décemment pas continuer à financer la

presse écrite par des taxes. »34

Une telle mesure aurait en outre été de nature à instaurer une distorsion de concurrence

défavorable aux pure-players, en raison de son application au seul bénéfice des sites Internet

rattachés à des journaux imprimés.

31

Entretien du 25 mars 2011. 32

E. Schwartzenberg, Qui veut la mort de la presse quotidienne française ?, Calmann-Lévy, 2007, p. 250 à 252. 33

M. Pellaggi, « Taxer les FAI pour financer la presse, une mauvaise réponse à une vraie question », site Internet

de Télécoms, Média & Pouvoir, 17/06/2009. 34

Entretien du 25 mars 2011.

21

Section 2 - Des facteurs conjoncturels ajoutent aux difficultés de la PQN

Le manque de concentration et la marginalisation des entreprises de presse après la

Seconde Guerre mondiale ne sont pas les seuls responsables de la fragilité financière des

entreprises de presse. En cause : l’apparition suivie du déclin de la presse gratuite,

l’augmentation des coûts d’impression et la faillite annoncée du système actuel de

distribution.

I. Apparition et déclin de la presse gratuite

Longtemps envisagée comme le « fossoyeur » des titres payants, la presse gratuite a

bouleversé le financement des quotidiens nationaux. Son avènement a incité les annonceurs à

quitter le navire de la presse payante mais son récent déclin perturbe tout autant les finances

des sociétés éditrices qui avaient fini par investir dans les gratuits.

A. Les gratuits d’abord considérés comme les fossoyeurs de la presse payante

L’apparition des gratuits joue un rôle prépondérant dans la tendance déficitaire supportée par

les journaux payants ; en effet, les gratuits distribués à la sortie des transports en commun

dans les grandes métropoles captent une bonne partie des investissements publicitaires

essentiels au bon fonctionnement de l’économie des quotidiens.

Pour Frédéric Filloux, fondateur du journal 20 Minutes, dont les propos sont repris par Eric

Marquis,35

si le développement des quotidiens gratuits n'induit pas une baisse du lectorat de la

presse écrite payante, la propagation des gratuits engendre néanmoins une réduction des

recettes publicitaires des quotidiens payants.

Par conséquent, alors que le marché publicitaire de la presse écrite connaît une reprise

de 3,6 % en 2004, 56 % des 160 millions supplémentaires investis la même année ont été

redirigés vers le secteur de la presse gratuite. Soit un total de 90 millions d’euros.

Par ailleurs, d’après l’ancienne Direction des médias (DDM), la PGI a vu sa diffusion tripler

entre 2002 et 2007, tandis que la PQN déplore une baisse de 10 % de sa diffusion. Ainsi, pour

ne citer qu’un seul exemple, Métro International, qui a lancé son premier gratuit en 1995,

propose désormais vingt-cinq éditions différentes dans le monde et affiche une diffusion

avoisinant les 12 millions d’exemplaires.

35

E. Marquis, La presse : malade imaginaire ? La presse écrite va mal, mais le constat est trompeur…,

Les Carnets de l’Info, 2006.

22

En revanche, le lien entre le développement de la presse gratuite et le recul des quotidiens

payants est à relativiser ; en effet, d’après une enquête restituée par Olivier Donnat, seul un

tiers des Français lit la presse gratuite et 27 % d’entre eux lisent tous les jours un titre de

presse payant.36

Dans ce contexte, il est possible d’affirmer que les gratuits attirent un public

qui ne consommait pas la presse payante avant leur arrivée.

A cela s’ajoutent la faiblesse des investissements, malgré l’étendue des aides de l’Etat

dévolues à la presse, la diminution des points de vente spécialisés, ainsi qu’un vieillissement

du lectorat. Dans la même enquête, Olivier Donnat montre que la proportion des non lecteurs

de quotidiens payants et de livres est plus importante en 2008 qu’elle ne l’était en 1997 :

seuls 11 % des Français lisent un quotidien national contre 13 % en 1997.

Cependant, cette tendance est antérieure à l’avènement de l’Internet et des quotidiens

gratuits ; en effet, les précédentes études menées par le ministère de la Culture et de la

Communication avaient déjà souligné le fait que chaque nouvelle génération arrive à l’âge

adulte avec un niveau d’engagement dans la lecture inférieur à la précédente.

Ainsi, si les 35-44 ans de 1997, c'est-à-dire, les 45-54 ans de 2008, n’ont pas perdu l’habitude

de lire chaque jour un journal, la consommation de médias classiques (presse écrite, radio et

télévision) est devenue minoritaire chez les 15-24 ans. Une tendance accentuée par un recours

croissant aux médias numériques pour la consommation d’information en mobilité, en raison

du succès des supports mobiles (smartphones et tablettes).

B. La disparition des gratuits ne renfloue pas les comptes de la presse payante

Si l’apparition des titres gratuits a, en partie, précipité la baisse des recettes publicitaires

enregistrées par la presse écrite payante, ajoutant par là même aux difficultés conjoncturelles

auxquelles cette dernière devait faire face, la dégradation de la santé économique des gratuits

n’arrange en rien les affaires de la presse payante. Conscients d’une évolution du marché

contre laquelle ils ne pouvaient aller, nombreux sont les groupes de presse à avoir investi dans

des gratuits, dont la faillite fragilise encore davantage les titres payants qui leur appartiennent.

Empiriquement, il est possible de citer l’exemple du Groupe Hersant Média (GHM) qui était,

depuis le rachat au groupe Vivendi en 2003, à la tête de la Comareg, société éditrice du titre

de PAG, Paru Vendu. Or, le tribunal de commerce a ordonné en novembre 2011 la liquidation

36

O. Donnat, Pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique, La Découverte, ministère de la Culture et

de la Communication, enquête 2008.

23

judiciaire de la Comareg. Le pôle presse de GHM a renoncé à proposer un ultime plan de

sauvetage.

La faillite de Paru Vendu n’est que la partie immergée de l’iceberg : une tendance générale à

la baisse du chiffre d’affaires de la presse gratuite se dégage désormais. C’est ce que

démontre une étude menée par le centre d’analyse économique Xerfi France,37

qui ne

pronostique pas un avenir radieux pour celle qui a, pendant longtemps, été considérée comme

le fossoyeur de la presse payante. En cause : la fuite des annonceurs du support papier, que

celui-ci soit payant ou gratuit, vers l’Internet, qui leur offre de nombreux avantages comme

des coûts plus attractifs ou encore la possibilité d’interagir avec la cible visée. L’étude révèle

ainsi que le seul quotidien de PGI rentable au début de l’année 2012 en France est 20 Minutes.

Pour la PGA, le défi à relever est de taille. D’une part en raison de la multiplication des titres

(+ 50 % en moins de 10 ans d’après la même étude) et d’autre part en raison de la

multiplication des sites de petites annonces en ligne, à l’image du site Leboncoin.fr, propriété

du groupe norvégien Schibsted, également à la tête de 20 Minutes.

Alors que des éléments structurels prédisposaient la presse nationale payante à connaître des

difficultés économiques, ce sont des facteurs conjoncturels qui précipitent le déclin des

quotidiens nationaux.

II. Des coûts d’impression trop élevés

L’imprimerie de presse quotidienne nationale supporte des coûts plus élevés qu’à l’étranger ;

en effet, le taux d’utilisation des rotatives est souvent très faible, alors que les revendications

du syndicat du Livre sont fortes. Or, ce faible taux d’utilisation peut surprendre si on

considère que certains experts, Jean-Marie Charon en tête, attribuent la baisse de la diffusion

des journaux au fait que les entreprises de presse n’aient pas su proposer des éditions de fin de

semaine enrichies en termes de pagination, contrairement à leurs homologues européens. Une

analyse partagée par Patrick Eveno.38

« Le Monde ne fournit pas assez de longs papiers. Il faudrait donc augmenter la pagination et

proposer de vrais suppléments magazines de fin de semaine. L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne

l’Angleterre ont su accroître la masse de papier fournie aux lecteurs au XXe siècle, ce qui

n’est pas le cas de la France. »

37

Centre d’analyse économique Xerfi France, « La presse gratuite à l’horizon 2015 », février 2012. Cf. annexe

n°4, p. 91-92. 38

Entretien téléphonique en date du 27 mai 2011.

24

Dans le Livre vert remis au ministère de la Culture et de la Communication à l’issue des Etats

généraux de la presse écrite le 8 janvier 2009, les participants du pôle 2,39

présidé par Arnaud

de Puyfontaine,40

restituent les résultats d’une étude menée par un cabinet d’audit dont le nom

n’est pas cité. L’analyse mentionnée dans le Livre vert met en évidence l’écart des coûts de

production entre les gratuits et les titres payants. Un écart qui peut varier de 1 à 5.

Pour faire face à ces difficultés, les participants aux Etats Généraux de la Presse Ecrite

proposent de fermer certains sites et d’augmenter le plan de charge des rotatives restantes. Il

est alors question de mutualiser l’impression de la PQN et de la presse quotidienne régionale

(PQR) sur des sites dont la localisation aurait été choisie en fonction de la complémentarité

avec les réseaux de distribution, en vue d’augmenter le taux d’utilisation des rotatives.

Dans la même perspective, une étude sur les coûts d’impression de la PQN gratuite et

payante, dont la réalisation a été confiée par l’actuelle DGMIC au cabinet de conseil

Performance Manager Partner (PMP), préconise l’émergence de réseaux locaux d’imprimerie

numérique pour la presse.41

L’étude précise que Simgram, la société d’impression du groupe

Amaury ainsi que le groupe Riccobono ont déjà créé des pôles d’impression régionaux.

L’objectif ? Faire chuter le coût d’impression à moins de 20 centimes par exemplaire ; en

effet, alors que la masse salariale compte toujours pour 50 % des coûts, comme l’indique

l’étude, les plans sociaux qui ont eu lieu dans les imprimeries depuis 2009 et qui ont provoqué

le départ de plus de 500 salariés ne permettent pas un abaissement suffisant des coûts

d’impression, au regard de l’indicateur de diffusion qui n’est pas à la hausse, comme expliqué

précédemment.

En outre, ces différents plans sociaux ont provoqué la colère des employés du groupe Le

Monde Imprimerie : à la suite d’un mouvement social engagé en octobre 2011, le quotidien

n’est pas paru sous sa forme imprimée pendant plusieurs jours consécutifs, engendrant ainsi

des pertes économiques considérables pour le titre. Un épisode, parmi d’autres, qui démontre

bien que le rapport de force s’établit toujours en faveur du syndicat du Livre, ce qui explique

notamment pourquoi les coûts d’impression demeurent aussi élevés.

39

Le pôle 2 des Etats Généraux de la Presse Ecrite est intitulé « Imprimer, transporter, diffuser financer :

comment régénérer le processus industriel de la presse écrite ? ». 40

Arnaud de Puyfontaine est Président-directeur général de la National Magazine Company, filiale britannique

de la Hearst Corporation. 41

Analyse des coûts d'impression de la presse quotidienne nationale, gratuite et payante, DGMIC, mai 2011. Cf.

annexe n°5, p.93 à 95.

25

Par ailleurs, l’étude mentionne le tournant pris par Le Figaro qui a investi dans la technologie

de l’offset waterless, un procédé d’impression sans eau, avec le groupe Seregni. Ensemble, le

groupe italien et la Socpresse ont créé une joint-venture en septembre 2009 : L’Imprimerie.

Toujours d’après l’étude mentionnée, cette technique devrait permettre de concurrencer les

imprimeurs de labeur et de trouver de nouveaux clients pour un taux de productivité maximal.

On entend par imprimerie de labeur l’impression de livres, de travaux administratifs ainsi que

de travaux publicitaires, de revues et de magazines, tandis que l’imprimerie de presse renvoie

à une activité d’impression de quotidiens et d’hebdomadaires au moyen de rotatives

typographiques.42

L’étude commandée par la DGMIC évoque également la situation du quotidien Le

Monde : Le Monde Imprimerie (LMI) a testé en 2008 le séchage UV dans son imprimerie

d’Ivry-sur-Seine, une technique qui ne nécessite aucun refroidissement mais qui se révèle

extrêmement coûteuse à mettre en place. Il était alors question de dédier une tour rotative au

séchage UV.

De manière générale, l’étude ordonnée par la DGMIC vante les mérites de l’impression

numérique, non pas pour une question de réduction des coûts mais pour la possibilité qu’elle

offre d’adapter le contenu en fonction du lectorat ; en effet, avec l’imprimerie numérique, il

est tout à fait envisageable de faire varier le contenu d’une édition à l’autre pour un même

titre. Une véritable « valeur ajoutée » au sens de la DGMIC. Jean-Marie Charon, pour qui « le

premier problème des journaux, c’est leur inadéquation à la demande du lecteur »43

, partage

ce point de vue.

« Le système d’imprimerie numérique apparaît comme une solution envisageable pour la

presse quotidienne nationale. Il s’agit de produire des quotidiens modulaires c'est-à-dire de

pouvoir sortir deux exemplaires d’un même journal qui n’auraient pas la même structure. Par

ce biais, il est donc possible d’adapter l’offre à la demande des abonnés, en se rapprochant de

leurs caractéristiques (âge, genre, CPS). Ainsi, proposer une offre mieux adaptée aux

abonnés, c’est indirectement proposer un meilleur service aux annonceurs, puisque cela

revient à requalifier l’audience. Néanmoins, cette technique demande de lourds

investissements, d’où la nécessité de trouver les capitaux nécessaires. Par ailleurs, il n’est pas

certain que les recapitalisations récentes permettent d’aboutir à ce système, car les nouveaux

actionnaires n’ont pas de vision stratégique de l’évolution de la PQN. Ils raisonnent

42

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat_0336-1454_1969_num_4_1_1816. 43

J-M. Charon, « Le problème numéro un des journaux, c'est leur inadéquation à la demande du lecteur », Les

Echos, 19 novembre 2008.

26

simplement en termes de compétitivité/coûts. Ils se demandent simplement comment

présenter un produit de qualité en réduisant les coûts de production. »44

III. Les failles du système de distribution

Les participants aux Etats généraux de la presse écrite ont également évoqué la question de la

diminution des points de vente spécialisés c'est-à-dire des lieux pour lesquels la vente de titres

de presse constitue l’activité principale. Les membres du pôle 2 proposent donc de faciliter la

vente de la PQN dans le réseau de la PQR.

Néanmoins, une telle revendication revient à demander un cadre dérogatoire à la loi du

2 avril 1947, dite « loi Bichet », relative au statut des entreprises de groupage et de

distribution des journaux et publications périodiques : les participants au pôle 2 des Etats

généraux demandent à ce que les éditeurs soient autorisés à se distribuer en dehors du cadre

coopératif de la messagerie.

Ainsi, la mise en place d’un cadre dérogatoire à la loi Bichet permettrait, sous certaines

conditions, à l’opérateur historique qu’est Presstalis45

de déléguer la distribution des

quotidiens nationaux aux entreprises de la PQR.

Une proposition de loi a donc été déposée en mars 2011 dans ce sens, à l’initiative de Jacques

Legendre, sénateur du Nord-Pas-de-Calais.46

Elle a pour but de préciser les conditions

nécessaires à la mise en place d’un cadre dérogatoire à la loi Bichet.

Tout d’abord, la proposition préconise la réforme du statut juridique du Conseil supérieur des

messageries de presse (CSMP), auquel il faut conférer la personnalité morale de droit privé

avant d’instituer une « procédure de conciliation obligatoire des litiges. »

La mise en place d’une seconde instance de régulation est ensuite nécessaire pour veiller au

respect de la loi Bichet, y compris dans le cadre qui y déroge : l’Autorité de régulation de la

distribution de la presse, chargée du règlement des différends et de la « validation des normes

de portée générale édictées par le CSMP ». L’objectif ? Continuer à respecter le principe

d’égalité de traitement entre les titres dont la loi Bichet est la garante.

Grâce au cadre dérogatoire dûment institué, il sera possible pour la presse nationale, qui

dispose d’un réseau de 30 000 points, de vente d’avoir accès aux 20 000 points de vente

44

Entretien du 25 mars 2011. 45

Nom donné aux Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne (NMPP). 46

Proposition de loi n°378, relative à la régulation du système de distribution de la presse présentée déposée par

Jacques Legendre le 24 mars 2011.

27

utilisés par la PQR. Par ailleurs, cette proposition de loi devait permettre aux éditeurs de

presse de se distribuer dans un cadre dérogatoire et aux conditions de marché, sous le contrôle

du CSMP.

Cependant, les éditeurs de presse ont décidé de ne pas quitter Presstalis, pour ne pas accroître

davantage les difficultés auxquelles la messagerie doit faire face. Un plan de restructuration

chiffré à 170 millions d’euros a été arrêté en novembre 2011. La journaliste Anne Feitz,

précise que ce plan doit être financé par la suppression de près de 1 000 postes, par un apport

de 15 millions d’euros en provenance des éditeurs et par des cessions d’actifs qui pourraient

rapporter 30 millions d’euros.47

Mais les éditeurs ne sont pas disposés à financer les

95 millions d’euros qui manquent à l’opérateur historique pour boucler le financement de son

plan de restructuration.

Pour rappel, Presstalis est en proie à de nombreuses pertes en raison de coûts de distribution

plus élevés pour les quotidiens que pour les magazines qui sont, quant à eux, distribués par les

Messageries Lyonnaises de Presse (MLP). Le CSMP a donc voté une résolution en

décembre 2011 visant à faire partager ces coûts de distribution par les MLP. Une résolution

qui gèle également le transfert des titres entre messageries jusqu’en septembre 2012.

L’objectif : freiner les départs de titres de presse.

A la fin du premier trimestre de l’année 2012, la situation du distributeur de presse ne s’est

toujours pas améliorée : le 23 avril 2012, le ministre de l’Economie, des Finances et de

l’Industrie a annoncé conjointement avec le ministre de la Culture et de la Communication

que l’Etat consentait à accorder une avance de 11,9 millions d’euros à Presstalis.48

Enfin, les participants aux Etats généraux de la presse écrite ont également suggéré de

développer le portage à domicile notamment en le faisant reconnaître comme un service à la

personne. L’objectif affiché était de passer de 800 millions d’exemplaires portés à

1 600 millions. La question de l’abonnement a elle aussi été abordée, sous l’angle d’une

dissociation des frais de port et des frais d’abonnement et de l’application de la TVA sur le

montant de l’abonnement uniquement.

47

A. Feitz, « Presstalis peine à boucler son financement », LesEchos.fr, 26 mars 2012. 48

J-P. Gonguet, « Presstalis au bord du dépôt de bilan », LaTribune.fr, 23 avril 2012.

28

Chapitre 2 - Les recapitalisations : les exemples du Figaro, du Monde et

de Libération

Face aux difficultés rencontrées par les quotidiens nationaux, les apports en capitaux

se présentent comme la première des solutions recherchées ; en effet, difficile de mettre en

place une nouvelle stratégie pour les entreprises de presse lorsque leurs comptes sont vides.

Quel que soit le contexte dans lequel s'inscrivent leurs sociétés éditrices, groupes de presse

(Le Figaro et Le Monde) ou non (Libération), les trois quotidiens qui ont servi de référence à

ces recherches ont connu des recapitalisations durant ces dernières années.

Section 1 - Le cas des journaux rattachés à des groupes de presse :

Le Figaro et Le Monde

Les deux parties suivantes retracent l'historique des mouvements de capitaux qui

se sont produits récemment au sein du Figaro et de Libération.

I. La recapitalisation de la Socpresse, société éditrice du Figaro et propriété de

Serge Dassault

Lorsqu'il est acheté par Robert Hersant en février 1975, Le Figaro vend 370 000 exemplaires

par jour et enregistre un chiffre d’affaires annuel de 250 millions de francs sans pour autant

générer de bénéfices. A l’époque, Hersant rachète le quotidien pour 73 millions de francs.

En 1976, il scande qu’il a racheté le journal « pour qu’il gagne de l’argent. »49

Seul problème

: en 1977, Robert Hersant se nomme directeur politique et intime l’ordre à ses journalistes de

se placer au service de la majorité giscardienne.

A la suite de cet épisode, les ventes chutent de 23 % entre 1974 et 1980. En parallèle,

l'entreprise Figaro se constitue, notamment grâce à la création du Figaro Magazine en 1978,

de Figaro Madame en 1980 et de TV-Magazine, vendu avec les autres quotidiens de la

Socpresse. C’est d’ailleurs grâce au lancement de ces nouveaux titres que le quotidien central

parvient à tirer profit de la croissance des investissements publicitaires durant les

années 1980.

En revanche, malgré l'existence de ces indicateurs économiques positifs, l’exploitation des

titres publiés par la Socpresse reste éclatée entre plusieurs entités : les différents titres sont

49

P. Eveno, op. cit., p. 55.

29

détenus par plusieurs sociétés anonymes. La Sogéfi gère l’administration et les salaires tandis

que la Sirlo assure la composition quand c'est Roissy-Print qui imprime le journal. La

publicité dépend, quant à elle, de la régie Publiprint. Les mouvements de fonds réalisés entre

ces différentes entités témoignent d'un certain manque de transparence, voire d'une véritable

opacité.

En dépit de recettes publicitaires non négligeables, atteignant les 200 millions d’euros

en 2005, le groupe accuse un déficit de 20 millions d’euros. Le quotidien Le Figaro est, quant

à lui, déficitaire de 10 millions d’euros.

A. L'ascension fulgurante de Serge Dassault à la tête de la Socpresse

En 2002, Serge Dassault entre au capital de la Socpresse (à hauteur de 30 %) à laquelle il

accorde un prêt l'année suivante de 235 millions d’euros. Aussi, l'homme d'affaires averti

savait pertinemment que la Socpresse ne serait pas en capacité de lui rembourser cet argent.

Le remboursement exigé est alors converti en actions, à la suite de quoi Serge Dassault est

détenteur de 45 % du capital. En 2004, il apporte près de 500 millions d’euros pour monter

à 82 % du capital. Il rajoute 235 millions d'euros en 2006. C'est à cette date qu'il devient

propriétaire à 100 % de la Socpresse, grâce au rachat des 13 % que possédait Aude Ruettard,

petite fille de Robert Hersant.

Serge Dassault fait le choix de céder les quotidiens régionaux acquis par Robert Hersant pour

ne conserver que Le Figaro. En 2004, Serge Dassault nomme Nicolas Beytout au poste de

directeur de la rédaction et Francis Morel à celui de directeur général. Ce dernier sera

remplacé par Marc Feuillée au début de l'année 2011.

En octobre 2005, Serge Dassault décide d'expérimenter une nouvelle formule pour Le Figaro.

Parallèlement, le groupe a su engranger des bénéfices grâce son activité sur Internet : la

modernisation du site LeFigaro.fr, l'acquisition de sites d’annonces et l'organisation

d’évènements culturels ont joué un rôle considérable.

Par conséquent en 2007, le chiffre d’affaires du groupe est estimé à 600 millions d’euros.

Malgré cela, la Socpresse enregistre une baisse des recettes, ce qui entraine un plan

d’économie incluant un plan social. A la suite de cet épisode, Nicolas Beytout est remplacé

par Etienne Mougeotte. Marquée par de nombreux changements, cette période voit également

la mise en service d'une nouvelle imprimerie qui permet de tirer le journal au format

Berlinois.

30

B. Recapitaliser un quotidien pour gagner de l’influence et non pas de l’argent

Pour Patrick Eveno, les recapitalisations qui ont eu lieu au Figaro et au Monde n'auront eu

pour effet que de drainer de nouveaux capitaux.

« La plupart des nouveaux actionnaires de la presse nationale n’ont pas investi pour gagner de

l’argent mais pour un gagner de l’influence. »50

Si l’historien des médias se positionne clairement en faveur de l’arrivée de véritables

« patrons de la presse » capables de rentabiliser l'activité exercée par une corporation qui s’est

elle-même assignée la mission de servir l’intérêt général et politique, il déplore les lacunes

des nouveaux actionnaires concernant les enjeux qui régissent le secteur.

Une tendance à l’ignorance qui renvoie au rapport de force entre les intérêts matériels et

immatériels qui régissent la presse. L'historien a illustré ce conflit en faisant référence à un

entretien avec Hedwige Chevrillon sur BFM le 24 juillet 2007, dans lequel Serge Dassault

affirme : « quand quelqu’un met de l’argent quelque part, ce n’est pas pour laisser faire

n’importe quoi ! […] Donc l’actionnaire ou le propriétaire a quand même le droit d’avoir un

regard sur la rentabilité et l’orientation politique. »51

Une anecdote qui montre bien que l'augmentation des recettes des journaux n'est pas l'unique

préoccupation des nouveaux actionnaires de la PQN : ces derniers veulent aussi peser sur les

opinions politiques.

II. Le groupe Le Monde connaît deux recapitalisations successives

Depuis sa création en 1944, le groupe a connu deux mouvements de capitaux marquants qui

seront détaillés après un bref rappel sur l'historique du journal.

A. Le Monde de 1944 à 2005

Le journal est fondé en 1944 par des associés qui fournissent le capital initial : il s'agit

d'Hubert Beuve-Méry, René Courtin, Christian Funck Brentano, Jean Schloesing, André

Catrice, Suzanne Forfer, Jean Vignal, et Gérard de Boissia.

50

Entretien téléphonique du 27 mai 2011. 51

P. Eveno, op. cit. 2008, p. 58.

31

La question de l’indépendance de la ligne éditoriale fait surgir une première crise dès 1951.

C'est à la suite de cette dernière que naît la Société des Rédacteurs du Monde (SRM). Dès sa

création, elle entre au capital de la SARL. Initialement, la SRM est une société civile à capital

variable. La SRM fait donc son entrée à l’assemblée générale des porteurs de parts de la

SARL et est alors détentrice d’une minorité de blocage du capital social de la société éditrice

du quotidien.

A la fin des années 1970, la situation économique se dégrade, en raison d’une baisse

importante des recettes publicitaires, conjuguée à une réduction des ventes et à un écart accru

entre les produits et les charges. La SRM se voit alors dans l’obligation de céder une partie de

ses parts.

En 1985, à l’élection d’André Fontaine, l’immeuble qu'occupaient les rédacteurs dans la rue

des Italiens et qui, à l'origine, était celui du journal Le Temps est vendu. A cette époque, un

premier appel est lancé à destination de capitaux extérieurs.

C’est à cette période que se constitue la société des lecteurs : elle recueille près de 15 millions

de francs en lançant un appel public à l’épargne. La nouvelle société fait son entrée au capital

de la SARL Le Monde, à hauteur de 11,3 %.

La société Le Monde Entreprises (LME) qui regroupe quant à elle quelques 23 personnes

physiques et morales, est constituée en 1986. Elle apporte près de 10 millions de francs et

entre elle aussi au capital de la SARL à hauteur de 8 %.

Dans le même temps, la SRM voit se réduire sa participation au capital. En 1986, elle ne

détient plus que 32,25 %, contre 40 % dix-huit ans plus tôt.

La recapitalisation de 1994 contraint la SRM à accroître sa participation : c'est chose faite

grâce aux dons d’actions de la part de Jean-Marie Colombani et de l’association Hubert

Beuve-Méry et grâce à des prêts d’actions de la part de la société des lecteurs et de

l’association Hubert Beuve-Méry.

En 1995, une forte recapitalisation intervient pour pallier la faiblesse des fonds propres de

l’entreprise. La SARL devient alors une société anonyme, à directoire et conseil de

surveillance. Un apport de 295 millions de francs est constitué ainsi qu’un apport de

218 millions en capital tandis que 77 millions sont injectés en comptes courants. Ces derniers

ont, depuis, été transformés en actions ou bien remboursés.

32

Afin d’éviter qu’un investisseur ne prenne une place déterminante, l’apport en capital est

fractionné entre cinq nouvelles sociétés d’actionnaires : Le Monde Investisseurs, Le Monde

Presse, Inéa Presse (qui a revendu ses parts en 1999 et a été remplacée par Le Monde Europe),

Le Monde Prévoyance et Claude Bernard Participations.

Au fil du temps, les actionnaires extérieurs ont pris de plus en plus de place dans le capital. En

décembre 2000, ils détiennent 47,39 % du capital du Monde. En 1997, les différentes sociétés

de personnels (la SRM mais aussi les employés et les cadres) décident de mobiliser l’épargne

salariale, ce qui a permis de créer un plan d’épargne d’entreprise, un accord d’intéressement

et un fonds de placement des personnels du Monde, dans l’objectif d’accueillir l’épargne

salariale et d’acquérir les actions du Monde SA.

Conclu en 1997, l’accord d’intéressement est renouvelé pour 3 ans en 2000. Le fonds

commun de placement des personnels du Monde a enregistré une progression rapide : ses

actifs passent de 9 à 100 millions de francs. Il est représenté au conseil de surveillance par la

société des personnels.

Le 5 novembre 2001, lors de l’assemblée générale des actionnaires de la SA Le Monde, les

investisseurs décident à l’unanimité de transférer les actifs de la SA Le Monde à la Société

Editrice du Monde (SEM). Lors de cette assemblée générale, il est également question de

faire de la SA Le Monde une société par actions simplifiée (SAS). Cette décision débouche

sur la création de la société Le Monde et Partenaires Associés (LMPA). Les titres détenus par

cette dernière société dans la SEM sont apportés à la société nouvellement appelée Le Monde,

cette dernière ayant vocation à être cotée en bourse.

En 2003, la SRM conserve 29,58 % des parts du groupe LMPA, lui-même propriétaire

à 100 % de la société Le Monde SA, elle-même propriétaire à 100 % de la SEM.

La SRM siège aux conseils de surveillance des différentes sociétés du groupe Le Monde. Elle

conserve un droit de veto sur le nom que lui propose le conseil de surveillance du groupe pour

en désigner le président.

B. Une première recapitalisation en 2006 dans l’objectif de réduire le déficit cumulé

Au début des années 2000, le groupe Le Monde enregistre un déficit cumulé de 147 millions

d’euros. En 2006, la constitution d'un groupe rend possible la perspective de survie du

quotidien. Le Monde absorbe Midi Libre, Courrier International ainsi que l'ensemble des

publications de La Vie catholique.

33

Par ailleurs, des financiers extérieurs injectent des capitaux frais : c'est le cas de Lagardère,

Prisa, La Stampa et le groupe Nouvel Observateur. Ces apports ont permis de recapitaliser

l’entreprise et de faire du groupe Le Monde le troisième groupe de presse français. Ainsi,

en 2006, le résultat d’exploitation redevient bénéficiaire. Mais à la suite de cette

recapitalisation, les actionnaires élisent le patron du journal Le Monde.

En droit français, lorsque la société commerciale est sous la forme d’une SARL, la loi prévoit

que le gérant soit élu par l’assemblée générale des porteurs de parts à la majorité de 75 % des

parts sociales. Ainsi, en 1951, lorsque la SRM acquiert 28,57 % des parts sociales, elle obtient

un droit de véto sur la nomination des gérants. En revanche, lorsque la société commerciale

est sous la forme d’une société anonyme avec conseil de surveillance et directoire, c’est le

conseil de surveillance, c’est à dire, le représentant direct et proportionnel des actionnaires,

qui élit le directoire.

En 2006, le groupe Le Monde est composé de trois sociétés anonymes. LMPA est la holding

de tête : elle détient 2,65 % de la SEM et 60,40 % de la société Le Monde SA (LMSA), qui

elle-même, détient 94,70 % de la SEM.

Or, en 2006, les statuts des trois sociétés anonymes sont modifiés. Le président du directoire

de LMPA est élu à la majorité qualifiée de 19 voix sur 20 (80 %) par le conseil de

surveillance, avec un droit de veto reconnu à la SRM. Le président du directoire de LMSA est

élu à la majorité qualifiée de 14 voix sur 18 (78 %) par le conseil de surveillance, la SRM

n’ayant pas de droit de veto. Enfin, le président du directoire de la SEM, qui est aussi le

directeur de la publication du quotidien Le Monde, est élu à la majorité qualifiée de 14 voix

sur 18, soit 78 %, par le conseil de surveillance, la SRM ayant, cette fois-ci, un droit de veto.

Par conséquent, en 2006, comme l’explique Patrick Eveno, c’est la collectivité des

actionnaires, à la majorité qualifiée des parts sociales ou des actions qui désigne le patron de

l’entreprise.52

La SRM n’a donc jamais eu le droit d’élire le gérant ou le président du

directoire. Juridiquement, elle n’a pas non plus le droit de présenter un candidat au conseil de

surveillance de la société anonyme ou à l’assemblée générale de la SARL.

Un nouveau bouleversement intervient en 2007, lorsque la SRM lie son destin à celui des

journalistes de Midi Libre et de la Société civile des personnels des Publications la vie. Ce

faisant, ils mutualisent leurs droits de vote au conseil de surveillance. Par conséquent, la SRM

dispose de 6 voix sur 20 au conseil de surveillance ce qui lui permet de s’opposer à toutes les

52

P. Eveno, 2008, op. cit., p. 72.

34

décisions importantes. Ainsi, à partir du 1er

juillet 2007, le directeur du quotidien Le Monde

n’est plus le chef de l’entreprise, comme l’explique Patrick Eveno.53

Le rapport élaboré par Alain Minc et Jean-Marie Colombani, alors président de la SRM sur la

gouvernance du groupe prévoit, à cette date, de séparer la fonction de président du directoire

de la LMPA et la fonction de directeur de la publication et de l’exploitation du quotidien.

En 2007, le déficit prévu d’une dizaine de millions d’euros oblige à réfléchir à la cession de

magazines déficitaires et à un éventuel plan social accompagné de départs volontaires.

C. Une seconde recapitalisation en 2010 pour éviter une dispersion de l’actionnariat

Figure 4 - L’actionnariat du groupe Le Monde, avant et après la recapitalisation de 2010

Source : LeMonde.fr.54

En 2002 et 2003, Le Monde souscrit des Obligations Remboursables en Actions (ORA) à

hauteur de 69 millions d'euros, remboursables à partir de 2012. Trois ans plus tard, un prêt

bancaire d’une valeur de 25 millions d'euros lui est accordé contre une garantie, le titre

Télérama. En 2006, le groupe accuse une perte nette de 14,3 millions d’euros, contre près de

28 millions d’euros en 2005 et 54, 2 millions en 2004.

En juin 2010, Le Monde recherche 10 millions d’euros pour éviter le risque de cessation de

paiement provoqué par une dette qui atteint alors 94 millions d’euros. A la même époque, le

remboursement des ORA représente près de 60 millions d'euros, d’après un document de

53

P. Eveno, 2008, op. cit., p. 73. 54

Infographie publiée le 24 septembre 2010.

35

référence édité par Calyon, remis aux investisseurs potentiels avant la recapitalisation du

groupe en 2010.55

Le processus de recapitalisation du groupe Le Monde est entériné le 2 novembre 2010, date à

laquelle Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse, à la tête de la société Le Monde Libre

(LML), détiennent 60 % du groupe. La participation du pôle d’Indépendance, créé en

avril 2010, regroupant les sociétés de journalistes, de personnels et les lecteurs, est portée à

33,4 %, ce qui lui permet d’exercer une minorité de blocage. Une concession de la part des

repreneurs nécessaire pour compenser la perte de contrôle du groupe par la SRM qui, pour la

première fois, n’est plus le premier actionnaire.

Par ailleurs, la SRM a également dû renoncer à son droit de veto sur la nomination du

président du directoire du groupe. En revanche, elle le conserve sur celle du directeur du

quotidien. Aucune nouvelle recapitalisation, ni aucune modification des statuts du groupe ne

peut s’effectuer sans l’accord du pôle d'Indépendance, dans lequel la SRM joue un rôle

prépondérant. L’objectif affiché par le pôle est bel et bien la conservation de l’indépendance

éditoriale. La Charte d’éthique et de déontologie du groupe Le Monde est d’ailleurs éditée et

publiée en ligne le 5 novembre 2010. Porteur d’une valeur statutaire, ce texte définit les droits

et devoirs des actionnaires, des journalistes et des dirigeants du groupe. La Charte prévoit

notamment la constitution d’un Comité d’éthique et de déontologie, susceptible d’être saisi

concernant les questions relatives à l’indépendance éditoriale.

A la suite de ces mouvements de capitaux, Lagardère, jusqu’alors détenteur de 17,01 % du

groupe n’est plus actionnaire mais conserve ses parts dans le groupe Le Monde Interactif

(LMI) jusqu’en novembre 2011. Par ailleurs, le groupe espagnol Prisa qui détenait 15 % du

Monde SA, entre au capital de la société LML.

Néanmoins, pour Jean-Marie Charon, si la recapitalisation est une condition nécessaire pour

sortir de la crise, elle n'en est pas pour autant suffisante.56

« Il faut réinvestir dans le système d’impression. Le groupe Le Monde devrait renégocier avec

Le Figaro à ce sujet. Il faut également investir dans les médias numériques et employer de

nouveaux journalistes, des développeurs, des designers. La presse quotidienne nationale doit

attirer des compétences numériques et, en parallèle, réinventer le média imprimé au moyen de

la recherche et développement ».

55

D. Denuit, « Le Monde engage « un tournant historique » », LeFigaro.fr, 3 juin 2010. 56

Entretien du 25 mars 2011.

36

Les inquiétudes de Jean-Marie Charon quant à l’utilité des dernières recapitalisations au

journal Le Monde proviennent surtout du fait que les nouveaux investisseurs des quotidiens

nationaux soient étrangers au mode de fonctionnement de la presse. L’historien Patrick Eveno

rejoint le sociologue sur ce point : « les trois nouveaux investisseurs du Monde ne

connaissaient pas la presse avant d’y investir et ils se sont leurrés sur la possibilité de

retrouver rapidement une rentabilité. »57

Des lacunes que confessent les trois actionnaires du groupe face aux salariés, dans une lettre

adressée à Louis Schweitzer, président du conseil de surveillance du groupe. « Nous (…)

n'avons ni la même activité ni la même sensibilité. Mais nous avons une volonté, une

conviction et un projet pour ce groupe. »58

Certes, le fait que l'activité principale des nouveaux actionnaires du Monde dépende de la

commande publique est susceptible de les induire en erreur quant à la stratégie à adopter pour

sortir de la crise. Cependant, dans leur lettre à Louis Schweitzer, les trois repreneurs du

quotidien affichent leur refus de voir le groupe « condamné au dépôt de bilan, ou absorbé

pour être finalement dénaturé ou bien sous contrôle d'un groupe étranger, fût-il européen et

ami. »

Section 2 - Bien qu’il ne soit rattaché à aucun groupe de presse,

le quotidien Libération n'échappe pas à la recapitalisation

Le quotidien Libération est fondé en 1973 par Jean-Paul Sartre et Serge July.

La ligne éditoriale initiale témoigne de la volonté des cofondateurs de se départir du schéma

traditionnel de la grande presse. Dans le manifeste de novembre 1972, on peut déjà lire :

« Libération luttera contre le journalisme couché. ». Dans la même logique, l’éditorial de

l’édition du 22 mai 1973 affirme : « Libération sera l’écrivain du public de la France d’en bas,

celle des grands ensembles, des champs et des usines, celle du métro et des tramways. »

La préoccupation ainsi affichée à l’époque par le journal témoigne de la volonté de « donner

la parole au peuple ». Plus encore, pour les fondateurs du quotidien, il est question de

s'opposer aux contraintes produites par le système économique, à la différence des

concurrents qui s’y plient.

57

Entretien du 27 mai 2011. 58

D. Denuit, « Le Monde engage un tournant historique », Lefigaro.fr, 3 juin 2010.

37

Or, plus de trente ans après la création du journal, le banquier de Rothschild jouit d’un siège

au conseil d’administration, à l’image de l’ex directeur général du forum économique mondial

de Davos, ou encore d’un ancien directeur financier de Vivendi Universal. Du journal du

peuple à celui du banquier d’affaires, il n’y avait donc qu’un pas.

Un paradoxe que Pierre Rimbert s’emploie à mettre en évidence, dans son ouvrage intitulé

Libération : de Sartre à Rothschild. Ainsi, l’expérience menée à Libération témoigne de la

nécessité pour l’entreprise de presse d'atteindre la rentabilité, au même titre que toute autre

société engagée dans un processus industriel. Dans le cas contraire, l’ouverture du capital à

des investisseurs extérieurs au domaine de la presse se présente comme un mal nécessaire

pour insuffler un nouvel élan aux titres de presse en difficulté.

Initialement contestataire du fonctionnement général de la presse française, le journal s’est

plié aux règles du marché dès les années 1980 ; en effet, à cette époque, Serge July décide

d’adopter une démarche entrepreneuriale classique et d’introduire de la publicité dans son

quotidien. Le 1er

juin 1979, la direction pose un ultimatum à la rédaction.

« Ou Libération tente de devenir un grand quotidien d’information démocratique héritier de

l’éthique qui est la nôtre depuis des années, ou il se replie sur une formule plus strictement

contestataire. Ou enfin, devant l’impossibilité de réaliser l’un ou l’autre, Libération peut

décider d’arrêter son expérience. »

L’introduction de la publicité, des petites annonces payantes et l’acceptation d’un partenariat

financier extérieur sont ici posés comme des conditions sine qua none à la survie de

l’entreprise de presse. Or, le manifeste de novembre 1972 jurait : « il n’y aura pas de

publicité, car les annonceurs, en finançant la presse, la dirigent et la censurent ».

Par conséquent, Pierre Rimbert, rédacteur en chef du Monde Diplomatique, qualifie le

changement de cap opéré par Libération de « gauchisme commercial »59

, tandis que Guy

Hocquenghem, essayiste français ayant collaboré avec Libération, parle de « Pravda des

nouveaux bourgeois. »

En 1983, la direction annonce l’ouverture du capital, ainsi que la création d’une société de

financement. Or, dix ans plus tôt, sur France Inter, Sartre était fier d’avoir fondé le quotidien

« en marge des capitaux privés, des banques et de la publicité. »60

Si l’ouverture ne concernait

initialement que 10 % du capital, les nouveaux actionnaires en détiennent 34 % en 1988.

59

P. Rimbert, Libération : de Sartre à Rothschild, Raisons d’agir, 2005, p. 54. 60

J-M. Samuelson, Il était une fois « Libé » …, Paris, Seuil, 1979, p. 159.

38

Comme le rappelle Pierre Rimbert, ce sont des investisseurs étrangers au monde de la presse

qui entrent au capital de Libération : Antoine Guichard, président directeur général de Casino,

Jean-Louis Descours, président directeur général des chaussures André, Gustave Leven,

président directeur général de Perrier, Jérôme Seydoux, président directeur général de

Chargeurs et le banquier Edouard Stern. En 1996, Jérôme Seydoux possède 66 % des parts de

Libération tandis que les salariés ne détiennent plus que 20 % des parts, sans minorité de

blocage. En revanche, Jérôme Seydoux leur concède un « pacte d’indépendance » et leur

reconnaît « une liberté de pensée, mais pas la liberté de modifier globalement le produit en se

moquant des lecteurs. »61

Par conséquent, en 1996, le capital appartient à 80 % à des actionnaires extérieurs. En outre,

l’inscription dans une logique de marché, et tout particulièrement l’introduction de la

publicité a rendu nécessaire la rentabilité des investissements publicitaires consentis. Or, pour

atteindre un tel objectif, un tournant éditorial a été adopté par la direction : cette dernière s’est

adressée à un lectorat différent de sa cible initiale, capable d’amortir l’introduction des pages

de publicité. Un changement dont la radicalité est soulignée par Pierre Rimbert : il cite

Thierry Pfister, conseiller de Pierre Mauroy, qui écrit en 1984 dans La vie que « Libération a

succédé au Monde comme quotidien d’identification des générations montantes. »62

En janvier 2005, en proie à de considérables difficultés économiques, Serge July fait appel à

Edouard de Rothschild. C’est avec l’aval des salariés que le banquier entre au capital du

quotidien, à titre personnel, à hauteur de 38,87 %, injectant près de 20 millions d’euros dans

les caisses du journal. Un apport auquel s’ajoute plus de 50 suppressions de postes avant la fin

de l’année 2005.

Depuis janvier 2005, Edouard de Rothschild fait figure d’actionnaire de référence avec

les 38,87 % détenus par le holding financier Jean-Goujon. Le banquier était suivi par la

Société Civile des Personnels de Libération (SCPL) (18,45 %), par Soparic participations du

groupe Pathé (16,77 %), 3i Gestion (10,53 %), Communication et participation (10,06 %),

Suez Communication (2,53 %), El Mundo (1,01 %), La Libre Belgique (1,01 %), et le Nouvel

Observateur (0,77 %).63

Une nouvelle recapitalisation intervient en janvier 2007, plaçant Carlo Caracciolo, co-

fondateur de La Repubblica (décédé en 2008) en deuxième actionnaire de référence (avec

33 %) grâce à un apport en capital de 5 millions d’euros. Le groupe Pathé (21 % en 2007)

61

D. Junqua, La presse, le citoyen et l’argent, Paris, Gallimard, 1999, p. 181. 62

P. Rimbert, op.cit., 2005, p. 117. 63

La structure du capital de Libération, Libération.fr, 2 juillet 2006.

39

injecte, quant à lui, 1,5 million d’euros. Déjà présente au capital de Libération depuis 2005,

Mediascap, une société du groupe La Libre Belgique investit 1,2 million d’euros (elle détient

ensuite 5 % du capital). C'est également le montant qu’apportent des investisseurs à titre

personnel dont Pierre Bergé ou encore André Rousselet. Ainsi, au 4 janvier 2007, le nouvel

actionnariat du quotidien Libération suit les proportions résumées dans le graphique suivant.

Figure 5 - L'actionnariat de Libération après les recapitalisations successives de 2005 et 2007

Source : base de données d'entreprises Orbis éditée par BVDInfo.

A noter qu'il est difficile de connaître la part du capital détenue par la SCPL à ce jour ; en

effet, les données la concernant n'ont pas été mises à jour dans la base Orbis depuis 2004. De

même, les données concernant la part du capital détenue par Aldo Caracciolo n'ont pas été

mises à jour depuis 2007. Or, ce dernier est décédé en 2008. Les personnes physiques

françaises mentionnées dans le graphique sont Pierre Bergé et André Rousselet.

Par conséquent, l’expérience de Libération témoigne de la difficulté d’adopter un schéma

contraire aux exigences du marché, car cela induit de s’exposer à un manque de moyens ainsi

qu’à une diffusion réduite. Ce dilemme est notamment illustré par Patrick Champagne,

sociologue français disciple de Pierre Bourdieu, qui affirme que les journaux doivent, s’ils

souhaitent atteindre un but de rentabilité, se renier.64

Cette dichotomie structurale qui semble s’instaurer entre une entreprise de presse qui s’inscrit

en opposition à la logique entrepreneuriale classique et la notion de rentabilité économique

pose la question de la viabilité du modèle instauré par MédiaPart. Fondateur du pure-player,

64

P. Champagne, La double dépendance. Quelques remarques sur les rapports entre les champs politiques,

économiques et journalistiques, Hermès, 17-18, 1995, p. 215-229.

40

Edwy Plenel revendique également un mode de fonctionnement affranchi de tout dispositif

publicitaire. Pour autant, il affirme que le site est en voie d’atteindre l’équilibre et de devenir

profitable.65

Après avoir restitué les causes structurelles et conjoncturelles qui ont plongé la presse

quotidienne nationale dans une crise sans précédent et après avoir évoqué les recapitalisations

qui ont eu lieu pour y remédier, il convient de s'intéresser aux autres solutions développées

par les entreprises de presse. Si les apports capitaux sont nécessaires à la reprise de l'activité

économique des quotidiens, ils ne sont rien sans une refonte du modèle éditorial et

technologique.

65

Conférence donnée au GREP de Toulouse le 27 novembre 2010.

41

Deuxième partie - A la recherche de nouveaux modèles

économiques sur l’Internet

L'avènement de l'Internet est en partie responsable de la diminution des recettes enregistrées

par les entreprises de presse. Cependant, la Toile peut aussi leur permettre de générer de

nouveaux revenus.

Les deux chapitres suivants mettent volontairement l’accent sur l’attention que les sociétés

éditrices doivent désormais accorder au public. En d’autres termes, les groupes médias

doivent faire de leur « audience » leur priorité.

Il convient de souligner l’aspect polysémique de cette expression ; si, en anglais, « the

audience » fait référence au public au sens large, le terme « audience » appartient également

au lexique utilisé dans le domaine du marketing pour décrire l’ensemble des personnes

exposées à un message publicitaire diffusé par un média ou par un support de communication.

Enfin, lorsqu’elle est dite « utile », l’audience renvoie à la cible visée lors d’une campagne

publicitaire c'est-à-dire, à l’audience courtisée par les annonceurs.

Par conséquent, dans un contexte qui est celui de la réduction des investissements

publicitaires à destination des quotidiens de presse nationale, il incombe aux médias de

diversifier leurs audiences et de les requalifier.

Dans cette perspective, le lecteur doit être placé au centre des stratégies mises en œuvre pour

recouvrer des parts de marché. L’adage selon lequel « le client est roi » et qui prévaut dans

n’importe quelle activité entrepreneuriale revêt aujourd’hui tout son sens dans le secteur de

l’information.

Longtemps envisagée comme relevant de l’intérêt général, la presse ne devait avoir d’autre

dessein que celui de remplir une mission de service public. Or, aujourd’hui, la presse

d’information générale et politique doit, plus que jamais, chercher à faire rimer information et

rentabilité, sous peine de voir disparaître certains titres phares, sans lesquels la démocratie et

le pluralisme s’en trouveraient menacés.

Les deux chapitres suivants mettent l’accent sur le rôle à accorder aux lecteurs dans la mise en

place du protocole thérapeutique digital.

Il faut désormais compter avec l’audience à laquelle le numérique a attribué un rôle de

première main dans l’écriture du troisième acte de l’histoire de la presse écrite.

42

Chapitre 1 - Les rédactions intégrées

Pour trouver de nouvelles sources de revenus, les quotidiens nationaux doivent

produire du contenu interactif à destination des supports électroniques. Cependant, pour le

faire de la manière la plus efficace possible, les spécialistes s'accordent à dire que les journaux

doivent d'abord procéder à des réaménagements organisationnels. Le premier d'entre eux

réside dans la fusion des rédactions imprimée et numérique. Une idée qui peut frapper par sa

trivialité mais qui, pourtant, n'est encore appliquée que par très peu d'acteurs français. Les

rédactions qui le souhaitent peuvent aller encore plus loin et intégrer le service marketing à la

rédaction. Cette possibilité sera développée dans la deuxième section de ce chapitre.

Section 1 - Pour des rédactions numérique et imprimée réunies

Les smartphones et les tablettes se présentent comme des plateformes qui

nécessitent une approche différente de celle qui prévalait jusqu’alors pour les journaux et

leurs éditions numériques. Les entreprises de presse doivent donc mettre en place une équipe

éditoriale intégrée capable de se connecter à son audience et d'interagir avec elle sur tous les

supports et à tout moment.

Cabinet de conseil auprès des médias, l’Innovation International Media Consulting Group

édite chaque année un rapport pour la World Association of Newspapers and News Publishers

(WAN-IFRA).66

Dans l’édition 2010, Horst Pirker, premier vice-président de la WAN-IFRA,

suggère aux entreprises de presse d’adopter une stratégie « Multimédias, Multicanaux,

Multiplateformes » (MMM).67

Dans cette logique, il ne s’agit plus de différencier la cible en fonction de la marque mais

d'identifier plusieurs cibles au sein d’une même marque en fonction des supports. Pour Horst

Pirker, la marque développée par l’entreprise de presse doit désormais proposer une multitude

de produits, c'est-à-dire, concevoir des contenus pour les différents supports.

Dans cette perspective, il est nécessaire de maîtriser tous les formats éditoriaux : textes,

documents audio, vidéos et infographies.

66

La WAN-IFRA, ou l'Association mondiale des journaux, est un think tank né de la fusion en 2009 entre la

World Association of Newspapers, spécialisée dans le domaine des politiques publiques, et l’IFRA, spécialisée

dans les aspects techniques. 67

« Multimedia, Multichannel, Multiplateform » dans le texte, Innovations in newspapers: 2010 world report,

p. 3.

43

Les pages suivantes accordent une grande importance aux analyses de la WAN-IFRA, ceci

pour deux raisons. Tout d’abord, au niveau national, on dénombre un faible volume de

travaux dédiés à l’étude des stratégies adoptées par les journaux pour trouver des nouveaux

modèles économiques. Mes premières recherches m’ont donc naturellement conduite vers les

travaux réalisés par la WAN-IFRA. Par ailleurs, l’Association mondiale des journaux est un

acteur incontournable du secteur : elle est l’interlocuteur privilégié des rédactions désireuses

de conduire des changements. D’ailleurs, Libération a fait appel à la WAN-IFRA pour mener

à bien son changement de maquette. Le Figaro a également suivi les conseils de l’Association

pour fusionner ses rédactions imprimée et numérique. Ce dernier point sera développé

ultérieurement.

I. La fusion des rédactions : d’abord théorisée puis adaptée par les entreprises

de presse

Les pages qui suivent ont vocation à présenter les différents modèles de fusion des rédactions

préconisés par les experts. En réalité, ces modèles types sont soumis à quelques

aménagements en fonction de la culture d’entreprise en vigueur.

A. Une salle de rédaction organisée en deux unités : le modèle anglo-saxon

Dans son rapport 2010, le cabinet Innovation International et la WAN-IFRA préconise le

modèle d’organisation adopté depuis toujours par les journaux anglais et américains. Dans ces

médias, la salle de rédaction est articulée autour de deux entités.

1. Présentation de l’organisation classique dans les journaux anglo-saxons

La première entité fonctionne peu ou prou comme une agence de presse : dans l’unité

« intake »68

, les reporters produisent de l’information dite « neutre ». « L’unité matière

première est chargée d’organiser toutes les informations en provenance des journalistes, des

correspondants, des contributeurs, des réseaux sociaux et d’autres sources comme si cela

devenait une partie de la gestion de flux quotidienne. Sa fonction est de créer du contenu dans

un style adaptable à toutes les plateformes : papier, site Internet, mobile ou tablettes. » 69

68

En français, on peut parler de l’unité « matières premières. » 69

« Intake is in charge of organizing all incoming information from reporters, correspondents, contributors, social

media or other sources as it becomes part of the daily workflow. Its function is to create content in a platform

agnostic way for all platforms: paper, online, mobile and tablets. », « How to transform a linear paper-centric

newsroom into a fully integrated information engine », J. Senor, Innovations in newspapers: 2010 world report,

p. 19.

44

Au sein de cette première unité, les journalistes sont répartis par thématiques. Des « super

rédacteurs »70

éditent constamment les contenus réalisés par les rédacteurs. Pour mieux

assumer le rôle qui leur est imparti, le cabinet Innovation International conseille à ces super-

rédacteurs de s’installer au centre de la salle de rédaction.

L’organisation classique anglo-saxonne comprend également un service « output. »71

Les

éditeurs de ce service réécrivent les textes produits par les rédacteurs de l’unité intake et les

mettent en forme pour les adapter à un support en particulier. Là encore, Innovation

International explique de quoi il retourne.

« L’unité produit fini serait responsable des éléments de production pour des plateformes

spécifiques. Les équipes seraient donc organisées en pôles de production partagée et

travailleraient avec les super rédacteurs pour programmer des logiciels, mettre en scène et

illustrer le contenu réalisé pour les différentes plateformes, en combinant textes, vidéos,

documents audio et infographies comme l’impose chaque application. »72

Cependant, pour Olivier Bourgeois, directeur général de la WAN-IFRA pour l’Europe de

l’Ouest, il est peu probable que les quotidiens nationaux adoptent ce mode de

fonctionnement : « c’est impensable en France car les journalistes n’imaginent pas produire

une information sans la travailler et la signer. »73

2. Un mode de fonctionnement adopté par le quotidien colombien El Tiempo

Dans l’édition 2010 de l’étude « Innovations in newspapers », Marta Botero, consultante à

Innovation International, met en lumière le succès remporté par le quotidien colombien El

Tiempo, une fois sa rédaction intégrée sur le modèle préconisé.74

Le journal El Tiempo est la propriété de la Casa Editorial El Tiempo (CEET), un groupe de

médias qui possède également une chaîne de télévision, des magazines, des journaux

régionaux et locaux, des gratuits et des sites Internet.

70

« Macroeditors » dans le texte. 71

Unité « produit fini. » 72

« Output is responsible for all elements of production for specific platforms, titles and outlets. Its staff,

organized in shared production pools, works with the Macroeditors to program software apps, and shape, design

and illustrate content for each platform, combining text, video, audio and infographics as needed for each

application », « How to transform a linear paper-centric newsroom into a fully integrated information engine »,

J. Senor, Innovations in newspapers: 2010 world report, p. 19. Cf. annexe n°6, p.96. 73

Entretien par courriel le 23 mai 2012. 74

M. Botero, « Colombia’s El Tiempo leads the march », in Innovations in Newspapers: 2010 world report,

p. 20.

45

En 2004, le groupe décide d’intégrer les salles de rédaction qui jusqu’alors demeuraient

séparées. Maria Botero résume ce changement de stratégie : « l’approche concernant la

production du contenu a changé, d’abord centrée sur le papier ou sur le canal pour être

finalement centrée sur le contenu. »75

D’après l’étude, la formation a joué un rôle majeur dans cette transition : les journalistes ont

appris à produire du contenu en respectant les exigences qu’impose le multimédia. Ils ont

notamment acquis des compétences en ce qui concerne la production de contenus interactifs

pour les sites Internet.

Empiriquement, une « solution pour la gestion du contenu »76

a été mise en place pour

faciliter l’insertion du contenu produit dans une base de données commune et réutilisable.

Dans ce système, c’est le « rédacteur produit »77

qui désigne le support auquel sera affecté le

contenu produit et stocké. Mais c’est au rédacteur en chef que revient la décision finale

concernant le médium qui aura la priorité pour diffuser l’information.

B. Quid de la fusion des rédactions au Figaro, au Monde et à Libération ?

La WAN-IFRA distingue quatre types d’organisation pour les rédactions, du moins intégré au

plus intégré. Cependant, les sociétés éditrices de presse désireuses de regrouper leurs équipes

aménagent ces modèles théoriques qui, en réalité, ne sont pas cloisonnés.

1. La fusion des rédactions : des modèles théoriques d’organisation pure et parfait

Lors des Assises internationales du journalisme qui se sont déroulées à Potiers en

novembre 2011, Olivier Bourgeois détaille les différents modes d’organisation pour la fusion

des rédactions. Un atelier a été entièrement consacré à ce sujet le 9 novembre 2011.

Le directeur de la WAN-IFRA pour l’Europe de l’Ouest commence sa présentation par une

description de l’organisation type 1.0. « Au sein d’une rédaction qui adopte ce mode de

fonctionnement, chaque rubrique est composée de journalistes qui produisent du contenu

exclusivement à destination du support papier et de journalistes qui produisent exclusivement

à destination du web. » Cette première structure n’est pas celle qui est préconisée par les

spécialistes à l’heure actuelle.

75

« The approach to content production changed from being « paper centric », or « channel centric », to being

« content centric », « Colombia’s El Tiempo leads the march », in Innovations in Newspapers : 2010 world

report, p. 21. 76

« Content Management Solution » dans le texte. 77

« Product editor » dans le texte.

46

Olivier Bourgeois passe ensuite à l’organisation type 2.0 choisie par de nombreuses

rédactions en Europe du Nord, notamment au Danemark. « Dans chaque rubrique, les

journalistes produisent du contenu à destination du print et du web. Ils ont au-dessus d'eux un

rédacteur en chef print et un rédacteur en chef web. On parle de salles de rédaction

circulaires. »

La présentation se poursuit avec le détail de l’organisation type 3.0. « A l’intérieur de chaque

rubrique, les journalistes écrivent pour tous les supports et ce sont eux qui décident si

l'information doit paraître en priorité sur le web ou sur le print. Ils sont encadrés par un

« super rédacteur en chef » qui est là pour faire des arbitrages si c'est nécessaire. C’est le

modèle d’organisation qu’a choisi le Daily Telegraph ». Olivier Bourgeois ajoute : « au centre

de la salle de rédaction, il y a une grande table ronde appelée « loft rédactionnel », autour de

laquelle des « pétales », c'est-à-dire des tables par rubrique, sont disposées. »

Enfin, l’organisation de type 4.0, est appelée « multi marques/médias intégrés. »78

Olivier

Bourgeois explique : « les journalistes produisent pour tous les supports et peuvent aussi

travailler pour d’autres publications du groupe de presse auquel leur titre d’origine

appartient. » Et d’ajouter : « c’est une organisation qui fonctionne plutôt bien, mais les

journalistes peuvent y être réticents en raison de la ligne éditoriale qui est propre à chaque

titre. »

2. Les entreprises empruntent aux différents modèles théoriques pour fusionner

leurs rédactions

Suite à l’intervention du directeur général de la WAN-IFRA, Nicolas Demorand, directeur de

la rédaction de Libération, s’est exprimé concernant l’organisation choisie au sein de son

quotidien. Une organisation qui, selon lui, ne répond à aucun des modèles types décrits par la

WAN-IFRA. Par ailleurs, Nicolas Demorand se montre plutôt sceptique quant à l’effectivité

de la fusion des rédactions en France.

« Il est possible de rapprocher les rédactions et de les faire travailler ensemble. Mais

aujourd’hui en France, il est difficile d’assurer que les rédactions peuvent fusionner. Si

certains dispositifs leur permettent d’aller dans le même sens et de mieux répartir l’offre aux

différents moments de la journée, on ne peut pas encore parler de réelle fusion comme c’est le

78

« Multi brand/media integrated. »

47

cas dans d’autres pays du monde où les journalistes travaillent pour au moins trois

supports. »79

Le directeur de la rédaction de Libération détaille ainsi le mode de fonctionnement qui est

celui de son journal.

« Les équipes du site Internet ont été renforcées et des éditeurs web ont été mis en place dans

chaque service. Cependant, ces derniers ont été peu à peu absorbés par les services de

l’édition papier. Il faut donc accomplir un véritable bon en avant vers le bi-média. Or, il existe

toujours une disjonction entre les équipes du web et celles du papier. La conférence de

rédaction du matin en est une bonne illustration : les journalistes qui travaillent pour le

support papier s’expriment avant ceux qui travaillent pour le web, après quoi on passe à la

préparation de l’édition du lendemain. »80

Si Nicolas Demorand considère que le tournant vers le bi-média est inéluctable, il admet que

ce dernier doit être négocié en fonction de la culture de l’entreprise. « Dans un journal comme

Libération, il n’est pas possible de décréter de manière autoritaire un branle-bas de combat,

car c’est une entreprise collective. Lorsque je travaillais chez Europe 1, c’était différent : le

mode de management était vertical. Chez Libération, j’ai choisi de procéder de manière plus

horizontale. »81

Pour l’élection présidentielle 2012, la direction de Libération a mis en place un hub82

multimédia autour du service politique. « J’ai affecté certains rédacteurs web au service

papier », explique Nicolas Demorand. « Mais il existe plusieurs limites au bon

fonctionnement de cette organisation : outre la pyramide des âges, il y a un sentiment de

supériorité de la part des journalistes qui travaillent pour le support papier vis-à-vis de ceux

qui produisent pour le web. A l’inverse, du côté des rédacteurs web, il y a un sentiment de

frustration. Ils sont donc fiers lorsqu’ils peuvent publier dans le support papier. Il existe

également un problème de back office : les logiciels pour le web et le print ne sont pas les

mêmes. »

Parallèlement, la rédaction du Monde a mis en place une organisation similaire à l’occasion de

l’élection présidentielle de 2012 et des législatives qui ont suivi. Jonathan Parienté, journaliste

multimédia au Monde.fr, précise le dispositif : « dès le 5 septembre 2011, une cellule spéciale

79

Entretien du 9 novembre 2011. 80

Atelier consacré à la fusion des rédactions, Assises internationales du journalisme, Poitiers, 9 novembre 2011. 81

Atelier consacré à la fusion des rédactions, Assises internationales du journalisme, Poitiers, 9 novembre 2011. 82

Ce terme anglais qui signifie littéralement « le centre » est très utilisé dans les rédactions comme synonyme de

« plateforme ».

48

a été créée, regroupant 35 journalistes et secrétaires de rédaction dont 10 en provenance du

web et 25 en provenance du papier. »83

Tout comme Nicolas Demorand, le journaliste pointe

du doigt les failles de ce type de fonctionnement : « à la différence des rédacteurs qui

travaillent sur l’édition papier, les journalistes web n’ont pas de contrainte de bouclage. Par

ailleurs, il est nécessaire de dispenser une formation smartphones aux membres de la

rédaction papier ».

En outre, Jonathan Parienté confie que la cellule instituée pour le traitement du scrutin

présidentiel et des élections législatives sert de projet pilote pour une véritable fusion des

rédactions.

Au sein du quotidien concurrent, même discours : Nicolas Demorand annonce vouloir

généraliser le système des hubs. Le directeur de la rédaction de Libération ajoute : « il faut

également revoir le protocole de la conférence de rédaction du matin qui doit être vraiment bi-

média. »

Le quotidien dirigé par Etienne Mougeotte fait figure d'exception : au Figaro, la fusion des

rédactions est à un stade déjà avancé. « La fusion juridique a été réalisée en 2011.

Concrètement, les équipes du Figaro.fr sont installées au milieu de la salle de rédaction.

Autour d’elles sont articulés les services économie, international et politique », explique

Enguerrand Renault, rédacteur en chef médias et technologies au quotidien de Serge

Dassault.84

Il est possible d'établir un rapprochement entre l'organisation classique choisie par les

journaux anglo-saxons et promue par la WAN-IFRA. « Mais pour l'instant, il y a toujours

deux rédactions », nuance Enguerrand Renault.

Le Figaro a fait appel à la WAN-IFRA pour l'aider dans ce réaménagement : « pour réussir

cette fusion des rédactions, WAN-IFRA a été choisie comme le partenaire formation pour

permettre aux journalistes (rédacteurs, SR, iconographes) et aux responsables des services de

développer de nouvelles compétences, afin de faire évoluer leurs pratiques journalistiques. »85

II. L’objectif de la fusion : la production de contenus toujours plus interactifs

Les entreprises de presse décident de fusionner leurs rédactions pour gagner en efficacité.

Pour les sociétés éditrices, il s’agit désormais de prendre la mesure du taux de pénétration des

83

Entretien du 9 novembre 2011. 84

Entretien téléphonique du 31 mai 2012. 85

A. Gaillard, « Le Figaro a choisi la WAN-IFRA pour l'accompagner dans la fusion de ses rédactions »,

Graphline.com, 7 octobre 2011.

49

supports nomades et de produire dans les formats adéquats. Autrement dit, les éditeurs

doivent mettre au point un contenu de plus en plus interactif et multimédia en tenant compte

des règles que leur imposent ces nouveaux supports.

A. Quelques rappels sur le taux de pénétration des supports nomades et leur

utilisation

Toute une génération de lecteurs a grandi en s’informant non plus grâce au support papier

mais via des écrans : télévision et ordinateur. D’ailleurs, en 2010, aux Etats-Unis, l’Internet

est la source d’information la plus populaire chez les moins de trente ans, devant les journaux.

86

D’après une étude réalisée par Fleishman-Hilliard et Harris Interactive, reprise par Eric

Scherer, directeur de la prospective et de la stratégie numérique du groupe France Télévisions,

« Internet est devenu le média le plus influent, notamment en Allemagne, en Grande Bretagne

et en France, avant même la télévision, la radio, les journaux et les magazines. »87

Aujourd’hui, l’Internet bénéficie de l’attractivité des nouveaux supports de diffusion que sont

les smartphones et les tablettes. En France, le nombre d’utilisateurs de smartphones accédant

aux actualités en ligne via une application ou un navigateur au moins une fois par mois a

augmenté de 59 % entre janvier 2011 et janvier 2012.88

Pour Martin Nisenholtz, directeur de la stratégie digitale au New York Times, les smartphones

représentent une meilleure opportunité que les tablettes à court terme. « Les nombreuses

ventes d’applications ou de logiciels pour smartphones laissent penser que les lecteurs sont

prêts à payer pour accéder à du contenu sur les supports nomades. » 89

En ce qui concerne les tablettes, sur les 17 millions vendues en 2010, 15 millions étaient des

iPads dont « la moitié […] ont été achetés par des personnes travaillant dans le domaine des

médias », ajoute Larry Kilman de l’Association mondiale des journaux. 90

86

« A new generation of readers grew up getting their news from television and the web, now the two leading

news sources in America (the web overtook newspapers in 2010 and is already the most popular source among

the under-30s) », « How newspapers are faring », The Economist, 9 juillet 2011, p. 5 du dossier special. 87

E. Scherer, A-t-on encore besoin des journalistes ?, Paris, Puf, 2011, p. 34. 88

ComScore, 22 mars 2012. 89

« Strong sales of smartphone « apps », or software, suggest that readers are prepared to pay for content on

mobile devices », « How newspapers are faring », The Economist, 9 juillet 2011, p. 8 du dossier special. Cf.

annexe n°7, p. 97 à 99. 90

« And half of them were bought by people in the media industry », « How newspapers are faring », The

Economist, 9 juillet 2011, p. 8 du dossier special.

50

Pour l’heure, les smartphones semblent mieux convenir à un usage « grand public » que les

tablettes.

B. Adapter le contenu au support

Les rédactions doivent désormais produire des contenus sous forme de « narration pleinement

intégrée » à destination des supports nomades qui prennent une part croissante dans les usages

en matière de consommation de l’information. Pour ce faire, ils doivent respecter un certain

nombre de règles.

1. Des narrations pleinement intégrées pour les tablettes

Les rédactions ont tout intérêt à exploiter les taux de pénétration élevés de ces nouveaux

supports qui leur permettent d’être constamment reliées à leurs communautés de lecteurs.

L’objectif ? Inciter lesdites communautés à rester connectées au contenu produit le plus

longtemps possible, quel que soit le support.

Dans cette optique, les rédactions ne doivent pas se contenter d’écrire des articles, de publier

des photos, des infographies ou des vidéos. Elles doivent produire une « narration pleinement

intégrée »91

adaptée aux nouveaux usages et aux nouveaux modes de consommation de

l’information, c'est-à-dire, aux supports nomades.

En effet, l’avènement des smartphones et des tablettes a fait surgir de nouveaux besoins chez

les utilisateurs, désormais désireux d’appréhender l’actualité grâce au sens du toucher : ils

apprécient particulièrement les contenus en 3D. En un sens, ce sont eux qui vont chercher

l’information, en faisant évoluer les graphiques sur leur écran, et non plus l’information qui

s’impose à eux. D’où la nécessité pour les rédactions de produire du contenu toujours plus

« multimédia » comme des infographies ou encore des cartes interactives.

Plusieurs exemples sont cités dans l’étude « Innovation dans les journaux » pour illustrer la

pertinence de la production de contenus interactifs. C’est le cas du graphique publié sur le site

Internet du New York Times qui permet aux internautes de calculer quelle serait la situation la

plus rentable pour eux, entre l’achat d’un logement ou la location, en fonction de leurs

données personnelles. Le site web du quotidien espagnol El Mundo a procédé sur le même

principe pour la mise en ligne de son graphique interactif qui offre la possibilité de décorer un

91

C. Esteban, « New digital tools open the door for exciting new storytelling options », Innovations in

newspapers: 2010 world report, p. 4.

51

espace fictif de 25 m², au moment où le gouvernement espagnol propose de construire des

logements de cette superficie pour les jeunes.92

Pour Chiqui Esteban, les supports nomades permettent aux journalistes de créer une infinité

de mises en scène pour la même information. « Il n’est plus nécessaire de se demander s’il

faut produire de la vidéo, du texte ou bien les deux. Les nouveaux outils digitaux offrent la

possibilité de créer une vidéo qui soit au départ un graphique qui puisse être résumée par un

texte et, en même temps, d’organiser les données qu’il contient pour créer des statistiques. »93

2. Les règles à respecter pour produire du contenu diffusé sur les tablettes

Lorsqu’une entreprise de presse élabore du contenu à destination des supports nomades et

notamment à destination des tablettes, elle doit intégrer certaines contraintes. Consultant à

Innovation International, Pedro Monteiro dresse une liste de conseils à suivre pour produire

du contenu à destination de l’iPad.94

Tout d’abord, l’importance accordée au design ne doit pas détourner l’entreprise de son

premier dessein : l’application développée par la société éditrice doit permettre au lecteur de

maximiser son utilité.

L’objectif étant de mettre en scène l’information sous la forme la plus attractive et interactive

possible, le contenu produit à destination de la tablette est un mélange entre les anciens

formats (textes et images) et les nouveaux formats (sons, vidéos et infographies).

Seul problème : l’entreprise de presse ne doit pas confondre la tablette avec un site Internet ou

encore avec la version PDF de son édition papier. La rédaction doit trouver un juste milieu

entre le plaisir que prennent les lecteurs à lire lentement l’actualité et le flux perpétuel

d’informations déversées sur les supports numériques.

Pour Pedro Monteiro, la solution réside dans le mélange des techniques journalistiques déjà

employées dans l’édition d’un journal papier, déjà bien connues des lecteurs (multiples points

d’entrée dans un article, typographie riche et hiérarchisation claire), les nouveaux usages

92

C. Esteban, « New digital tools open the door for exciting new storytelling options », Innovations in

newspapers: 2010 world report, p. 5. 93

« We no longer need to think first in terms of whether we need text or video, or text plus video. We can now

create a video that is one a graphic, that can be summarized with text, and at the same time organize the data it

contains to create statistics », « New digital tools open the door for exciting new storytelling options »,

Innovations in newspapers: 2010 world report, p. 9. 94

P. Monteiro, “Twelve concepts for designing for the iPad”, in Innovations in newspapers: 2010 world report,

p. 50.

52

(liens hypertextes) et les menus contextuels qui permettent aux lecteurs d’accéder à une

information concernant un environnement plus large.

Le consultant à Innovation International rappelle également qu’une application conçue pour

une tablette doit respecter la règle des « 70/10/20 ». Selon cette dernière, 70 % du contenu est

importé de l’édition papier sans subir d’autres modifications que l’ajout d’une vidéo ou d’un

diaporama et 10% provient des rubriques de l’édition papier qui peuvent bénéficier

immédiatement de la digitalisation. Enfin, les 20 % restants doivent être créés ex nihilo. Pour

Pedro Monteiro, c’est ce dernier type de contenu qui convient le mieux à la diffusion sur les

tablettes. Néanmoins, en raison d’une baisse de leurs effectifs, les rédactions ne peuvent se

permettre d'atteindre les 100 %.95

Par ailleurs, l’entreprise de presse doit tout faire pour faciliter les échanges entre les équipes

du print et du web et accélérer, de ce fait, la diffusion des connaissances. La société éditrice

du titre doit donc créer des postes de rédacteurs multimédias pour désigner l’équipe en charge

de la production du contenu et pour superviser cette dernière.

« Vous aurez besoin d'un éditeur multimédia qui, lors de la conférence de rédaction

quotidienne, est capable de repérer les informations les mieux adaptées pour produire ces

20%. Ce rédacteur identifiera les différents contenus multimédias requis et désignera les

membres de l’équipe les plus qualifiés pour les mettre en forme, tout en surveillant

l’avancement de la production tout au long de la journée. »96

La présence de « journalistes visuels », c'est-à-dire, de professionnels de l’image, est

également indispensable, au même titre que celle des professionnels de l’audio, de la vidéo et

du graphisme, capables de produire les contenus multimédias et de les mettre dans

l’application.

Aussi, si elles ne l’ont pas déjà fait, les rédactions doivent s’offrir les services d’un

développeur : l’embauche d’un professionnel qui possède des qualifications en matière

95

P. Monteiro, « Twelve concepts for designing for the iPad », in Innovations in newspapers: 2010 world report,

p. 52. 96

« You’ll need a multimedia editor, the person at the daily newsroom planning meeting who can spot the news

that is best suited for that last 20% of the content. This editor will identify the different multimedia bits needed,

and determine which members of this team are best equipped to produce the package, while retaining overall

supervision over production of the material through the day », P. Monteiro, « Twelve concepts for designing for

the iPad », in Innovations in newspapers: 2010 world report, p. 53.

53

d’encodage informatique est un passage obligé pour les sociétés éditrices qui souhaitent

concevoir à destination de tout support électronique.97

D’ailleurs, pour le consultant à Innovation International, les écoles de journalisme devraient

dispenser des formations à leurs étudiants pour leur permettre de manipuler du code HTML.

Par ailleurs, selon Pedro Monteiro, concevoir une seule application n’est pas suffisant. Au

contraire, les rédactions ont tout intérêt à développer des applications thématiques ; en effet,

en raison de leur contenu plus ciblées, les applications thématiques attirent un lectorat de

niche et génèrent donc des revenus publicitaires plus importants. Il cite l’exemple de la coupe

du monde de football, un évènement mondial propice au lancement d’une application

spécialisée temporaire.

« Les journaux pourraient produire une application spéciale en apportant une couverture

complète des matchs, enrichie par des données multimédias concernant les équipes, les

joueurs et les stratégies. La vidéo est un format qui pourrait jouer un rôle important dans ce

genre d’applications, pas seulement pour montrer les buts et les meilleurs moments des

matchs mais aussi pour analyser les performances. Un mélange entre le format vidéo et le

commentaire audio avec un soupçon d’infographies permettrait, par exemple, d’expliquer

comment Cristiano Ronaldo trompe ses adversaires ou de savoir pourquoi la stratégie d’une

équipe fonctionne sur le terrain. »98

Produire un contenu plus ciblé permet aux rédactions de s’attirer les faveurs des annonceurs.

Comme le rappelle Pedro Monteiro, ces derniers ne sont pas à négliger, même lorsqu’il s’agit

d’un contenu destiné à être diffusé sur des supports nomades. Bien au contraire, les

annonceurs considèrent les tablettes comme des supports innovants leur offrant de nouvelles

possibilités pour satisfaire leurs exigences.

C’est notamment la raison pour laquelle l’équipe éditoriale a tout intérêt à travailler en étroite

collaboration avec sa régie publicitaire, qui connait bien les desideratas des annonceurs, pour

développer des applications. Il n’est pas question pour les rédactions de sacrifier leur ligne

97

« […] with the arrival of the tablet, a new position must be created at your newspaper: that of the developer, a

professional who has code skills and will ultimately develop journalistic ones as well », P. Monteiro, « Twelve

concepts for designing for the iPad », in Innovations in newspapers: 2010 world report, p. 53. 98

« Newspapers could produce a special application providing full coverage of the games, enriched with

multimedia data about teams, players and strategies. Video could play a huge role in such an application, not

only to show the goals and the best plays of each game, but also to help in analyzing player performance. A mix

of video and image could, for example, explain how Cristiano Ronaldo confuses his opponents, or dissect the

way a team’s strategy works on the field », P. Monteiro, « Twelve concepts for designing for the iPad », in

Innovations in newspapers: 2010 world report, p. 53.

54

éditoriale sur l’autel du marketing mais plutôt de mettre en scène leurs choix éditoriaux de

manière attractive en vue de les rentabiliser, ce qui leur permet de continuer à produire du

contenu à forte valeur ajoutée.

Enfin, d’après Pedro Monteiro, les développeurs d’applications doivent trouver le juste milieu

entre une navigation simple et intuitive pour les utilisateurs et une navigation qui leur

permette de trouver des informations « cachées » c'est-à-dire, de nouvelles fonctionnalités, par

eux-mêmes. L’objectif ? Stimuler leur intérêt. Et pour trouver ce juste milieu, le consultant à

Innovation International conseille fortement aux entreprises de presse de lancer des bêta tests

à chaque nouvelle mouture de l’application, cette dernière ayant vocation à être enrichie au fil

du temps grâce aux commentaires laissés par les utilisateurs.

C. Les rédactions doivent également repenser leurs éditions imprimées : la refonte

des maquettes

Si la mise en scène de l’information est importante dans la production de contenus interactifs

et multimédias sur les supports digitaux, elle l’est tout autant sur le support papier.

Pour Juan Señor, consultant à Innovation International, la refonte des éditions imprimées

permet aux rédactions de les rendre plus attractives, ce qui impacte positivement l’indicateur

de diffusion.

La refonte des maquettes revêt certes un aspect esthétique, mais elle concerne également le

fond des contenus produits : selon Juan Señor, les journaux doivent abandonner leurs

rubriques traditionnelles et réorganiser leur maquette autour de thématiques qui correspondent

davantage à la manière de penser de leurs lecteurs.

Pour lui, les rédactions doivent aborder les sujets sous un angle plus « magazine » et

privilégier l’analyse et le reportage. Un tournant difficile à adopter pour les quotidiens

d’information générale et politique, dont la fonction initiale était de rapporter les évènements

de la veille avant que l’Internet ne vienne accélérer le traitement de l’information. Il y a

encore 20 ans, une actualité était connue du grand public parce qu’elle était publiée dans les

journaux ou diffusée à la télévision ou à la radio. Aujourd’hui, les innovations technologiques

permettent aux citoyens d’être plus rapides pour rapporter les faits dont ils sont témoins.

En revanche, Nicolas Demorand semble avoir bien intégré cette nouvelle temporalité. « Les

quotidiens doivent accepter que l’actualité des dernières vingt-quatre heures soit traitée par le

55

web. Ce qu’on écrit sur le papier doit être inédit. Dans cette optique, il faut repackager

l’information, la réorganiser, la réaménager en fonction des supports. »99

Le journal Libération a suivi les conseils de la WAN-IFRA concernant la nécessaire

réorganisation des rubriques : le quotidien a cessé d’alimenter ses colonnes « sport » laissant

aux rédactions spécialisées dans ce domaine le soin de le faire, sauf le lundi. En revanche,

Libération continue à couvrir l'actualité sportive tous les jours lors des grands évènements.

En outre, Libération a travaillé avec Innovation International pour sortir une nouvelle

maquette, éditoriale et graphique, en septembre 2009. Le graphique suivant montre l'impact

du changement de formule sur les ventes au numéro du quotidien. L'indicateur de diffusion

payée France passe de 108 211 exemplaires en août 2009 à 117 238 en novembre 2009, avant

de retomber à 115 464 en décembre 2009. Néanmoins, cette progression est à nuancer : la

communication générée par le lancement de la nouvelle formule est souvent à l'origine de

l'augmentation temporaire des ventes.

Figure 6 - L'impact du changement de maquette de 2009 sur les ventes de Libération

Source : OJD.

Les propos du consultant Juan Señor témoignent de sa volonté de voir survivre les quotidiens

sous leur forme imprimée, sans quoi il ne les encouragerait pas à refondre leur maquette. Un

point de vue qui n’est pas partagé par tous. Certains experts vont même jusqu’à prôner la

suppression définitive de l’édition papier.

99

Atelier sur la fusion des rédactions dans le cadre des Assises internationales du journalisme,

Poitiers, 9 novembre 2011.

56

C’est notamment le cas de Ken Doctor, analyste à Outsell, une société de recherche et de

conseil spécialisée dans l'industrie des médias, qui incite les journaux à ne paraître sous leur

forme imprimée que le dimanche et à publier leurs informations sur leur site Internet le reste

de la semaine. Selon lui, les quotidiens locaux dans les grandes villes américaines dégagent

35% de leurs revenus publicitaires hebdomadaires grâce à l’édition du dimanche.100

Pour Ken Doctor, il y a plusieurs explications : outre le fait que la diffusion soit en général

plus large le dimanche, le temps de lecture est souvent plus long et les annonces sont

imprimées en couleur.101

Par conséquent, pour certains spécialistes, l’heure n’est plus à la refonte des maquettes mais à

la « priorité au numérique. »102

C’est la vision défendue par John Paton, président-directeur général du groupe de presse

régional Journal Register Company (JRC). Au bord de la liquidation judiciaire en

février 2009, le groupe est redressé grâce à son nouveau PDG et son adage favori : « priorité

au numérique, le papier est secondaire. »103

Une stratégie qui n’est rien sans l’espoir de voir augmenter les revenus publicitaires en ligne

de manière à compenser la perte des revenus publicitaires tirés de l’édition papier. Donner la

priorité au numérique devant l'édition papier n'est pas illogique : si l’on considère que « c’est

l’ordre dans lequel les lecteurs accèdent à l’information, alors cela devrait être l’ordre dans

lequel est publié le contenu. »104

Empiriquement, la théorie du numérique d’abord se traduit par la prolifération des live, par la

mise en ligne des contenus multimédias ou encore par la retransmission en direct des

conférences de rédaction, en vue d’inciter les internautes à donner leur avis sur les sujets

débattus. Selon Courrier International, en un an, le trafic affiche une progression de 58 % sur

les sites du groupe dont les revenus publicitaires sont en hausse de 67 %. En 2010, JRC a

enregistré un profit de 41 millions de dollars.

100

« Making news pay », The Economist, 9 juillet 2011, p. 8 du dossier special consacré à l’industrie des medias. 101

Entretien par courriel le 5 novembre 2011. 102

Théorie du « web first. » 103

« Réinventer la presse », Courrier International, 29 septembre 2011, p. 19. 104

« That’s the order in which readers want the news, and so that should be the order in which outlets publish

it », L. Kirchner, « John Paton’s big bet », Columbia Journalism Review, juillet-août 2011.

57

Section 2 - Monétiser le lecteur : de l'intégration du service marketing

et de la régie publicitaire dans la salle de rédaction aux nouveaux

modèles économiques sur Internet

Après avoir opéré une fusion de leurs rédactions imprimée et numérique, les

sociétés éditrices de presse pourront passer à l'étape suivante : le rapprochement de l'équipe

éditoriale avec le service marketing et la régie publicitaire. L'objectif ? Consolider voire

développer la marque de l'entreprise. Une pratique déjà existante, mais plus répandue dans la

presse magazine que dans la presse quotidienne, et en particulier dans la presse féminine.

Les journaux doivent également se mettre en quête de nouvelles sources de revenus en ligne :

certaines publications abandonnent le modèle du tout gratuit qui prévalait jusqu'alors et

mettent en place un mur « semi payant ». Cependant, ce n'est pas toujours suffisant pour

compenser la baisse des dépenses en communication des annonceurs à destination du support

papier. C'est pour cette raison que certaines rédactions lancent, par exemple, des clubs de

lecteurs et ouvrent des boutiques en ligne sur leur site Internet.

I. L'intégration du service marketing et de la régie publicitaire dans les salles

de rédaction

L'intégration du service marketing et de la régie publicitaire aux salles de rédaction est

fortement recommandée par les consultants d'Innovation International. Les deux sous sections

suivantes montrent en quoi cette réorganisation peut s'avérer bénéfique pour la marque de

l'entreprise de presse.

A. L'intégration du service marketing dans la salle de rédaction

Carlo Campos et Javier Ramirez Bañares, respectivement directeur et consultant à Innovation

International, préconisent un schéma organisationnel articulé autour de cinq composantes. 105

La sphère éditoriale est la première d'entre elles. Son rôle est de prendre en compte les

besoins en information du public.

Quant aux services administratifs internes à l’entreprise, comme le département juridique ou

encore les ressources humaines, ils servent de supports à l'ensemble de l'entreprise de presse

voire du groupe.

105

C. Campos et J. R. Bañares, « Marketing and ad sales in a multimedia world », Innovations in newspapers:

2010 world report, p. 11. Cf. annexe n°8, p. 100.

58

Le département marketing de la marque constitue la troisième composante du schéma

organisationnel défendu par Innovation International. Ce service doit faire de ses clients,

c’est-à-dire les audiences de l'entreprise de presse, sa priorité. Il doit chercher à les monétiser,

notamment par le biais de revenus non publicitaires.106

On entend ici par « monétiser

l'audience » la possibilité pour les entreprises de presse de générer des revenus grâce au trafic

de leur site Internet. La mise en place de clubs de lecteurs, évoquée ultérieurement, rejoint

cette démarche.

Ce faisant, le rôle dévolu aux directeurs marketing évolue : ils deviennent des « chefs de

marque ». « Les directeurs marketing doivent donc devenir des chefs de marque, traitant de

tous les aspects économiques de leur marque. »107

Parmi les attributions qui sont les siennes,

le chef de marque est chargé de l'optimisation du mix-marketing. Ce concept renvoie à un

ensemble cohérent de décisions relatives aux politiques de produit, de prix, de distribution et

de communication d’un produit ou d’une marque.108

Pour Carlo Campos et Javier Ramirez Bañares, le département marketing de la marque a donc

tout intérêt à travailler en étroite collaboration avec la composante éditoriale puisqu'ils ont les

mêmes clients : l'audience.

Par conséquent, les consultants d'Innovation International recommandent l’installation de ce

département dans la salle de rédaction d'un journal. Un conseil qu’a choisi de suivre Lider, un

quotidien vénézuélien spécialisé dans le sport, propriété de Cadena Caprilles. Rodolfo

Calcano, chef de marque de l'entreprise de presse, donne un retour plus que positif de cette

expérience. « Nous assistons désormais presque quotidiennement aux conférences de

rédaction, majoritairement en écoutant l’ordre du jour mais aussi en y participant grâce à notre

bonne connaissance de l'audience. »109

B. Des régies publicitaires intégrées

Tout comme celui du département marketing de la marque, le rôle de la régie publicitaire est

important dans cette configuration organisationnelle ; en effet, la régie publicitaire doit

106

C. Campos et J. R. Bañares, « Marketing and ad sales in a multimedia world », Innovations in newspapers:

2010 world report, p. 12. 107

« Marketing managers must therfore become brand managers, dealing with all business aspects of their

brands », C. Campos et J. R. Bañares, « Marketing and ad sales in a multimedia world », Innovations in

newspapers: 2010 world report, p. 12. 108

J. Lendrevie, J. Lévy, D. Lindon, Mercator, Théories et nouvelles pratiques du marketing, Dunod,

Paris, 2009 p. 841. 109

« We now participate almost daily in the newsroom meetings, mostly listening to the agenda, but also

contributing with our knowledge of audiences’ needs and preferences », C. Campos et J. R. Bañares,

« Marketing and ad sales in a multimedia world », Innovations in newspapers: 2010 world report, p. 12.

59

consacrer toute son énergie à attirer ses propres clients : les annonceurs.

Aujourd'hui, les entreprises de presse hésitent à intégrer leurs régies publicitaires, c’est-à-dire,

à faire en sorte que ce soit les mêmes personnes qui vendent les espaces publicitaires en ligne

et hors ligne. Néanmoins, pour les consultants d'Innovation international, là n’est pas la

question. En réalité, les régies publicitaires feraient mieux de se demander comment les

annonceurs veulent acheter ces espaces publicitaires.110

Selon Carlo Campos et Javier Ramirez, trois modèles d’organisation s’offrent aux régies

publicitaires pour répondre aux besoins des annonceurs. Les équipes de vente peuvent être

organisées par plateforme média (« media plateform centric »), par marque (« brand

centric »), ou encore par client, indépendamment de la marque ou du support vendu (« client

centric »).

Si la régie publicitaire est en contact avec une agence média, les deux premiers modèles

semblent les plus simples à mettre en œuvre, puisque ces agences sont elles-mêmes

organisées en fonction des plateformes médias. Au contraire, si la régie publicitaire s’adresse

à des petits clients locaux, elle a tout intérêt à mettre en œuvre le dernier modèle.

L'organisation centrée autour du client est d'ailleurs celle qui prévaut généralement : les

annonceurs préfèrent s’adresser à un seul et unique interlocuteur au sein de la régie

publicitaire d’un support média.

Intégrées ou non, les régies publicitaires peuvent s'appuyer sur le département du marketing

stratégique, dit « intelligence du marché. »111

Ce service est chargé d'analyser les besoins

présents et futurs de l’audience et des annonceurs. Par ailleurs, le département du marketing

stratégique doit apporter des informations à l'entreprise de presse concernant la manière dont

les concurrents font face à ces besoins. Les équipes du marketing stratégique travaillent donc

au service de toutes les composantes de la société éditrice du titre. C'est pourquoi elles

assurent une veille du marché de l’audience, une veille du marché publicitaire et enfin une

veille des médias sociaux.

II. A la recherche de nouveaux modèles économiques sur Internet : la fin du tout

gratuit et les nouvelles sources de revenus en ligne

Pour monétiser son audience, l'entreprise de presse peut décider d'ériger un mur payant :

110

« What ad sales departments should be asking instead is "How do advertisers want to buy advertising"? », C.

Campos et J. R. Bañares, « Marketing and ad sales in a multimedia world », Innovations in

newspapers: 2010 world report, p. 13. 111

« Intelligence marketing. »

60

l'utilisateur devra donc s'acquitter d'une somme s'il souhaite accéder au contenu disponible sur

le site Internet du journal. Par ailleurs, les sociétés éditrices des quotidiens ont la possibilité

d'exploiter des sources de revenus moins traditionnelles et d'ouvrir sur leurs sites des clubs de

lecteurs ou encore des boutiques en ligne, de vin par exemple.

A. Les rédactions abandonnent le modèle du libre accès et adoptent la formule

freemium

Lorsque l’Internet s’est démocratisé, les entreprises de presse étaient convaincues du bien-

fondé du libre accès : seules les publications spécialisées visant un public ciblé et qualifié se

permettaient d’instaurer un mur payant. Les journaux devaient choisir : générer un large trafic

sans autre possibilité de le monétiser que par la publicité ou n’attirer que quelques utilisateurs

prêts à s’acquitter d’un abonnement. Désormais, les sociétés éditrices se tournent vers la

formule freemium qui leur permet de faire payer les lecteurs réguliers sans dissuader les

visiteurs occasionnels.

1. Mur payant contre libre accès

Certains journaux étrangers ont récemment introduit des murs payants. C’est le cas en

Angleterre du Times et du Sunday Times of London, qui appartiennent à la News Corporation

de Rupert Murdoch. C’est aussi le cas du Dallas Morning News.

Une tendance qui n'était pas très répandue il y encore dix ans. « Seuls les titres traitant de

l’actualité du monde affaires comme le Wall Street Journal et le Financial Times semblaient

capables d’attirer des lecteurs disposés à payer pour avoir accès à l’information en ligne. »112

En revanche, les utilisateurs en quête d'une information généraliste sont plus réticents lorsqu'il

s'agit de payer pour accéder à une actualité. D'autant que le lecteur peut consulter

gratuitement ce type d'actualités via les portails d'information comme Yahoo! et Google

News. C'est la raison pour laquelle de nombreux journaux ont décidé de laisser l'intégralité de

leurs contenus disponibles sur leur site Internet en libre accès. L'objectif ? Générer le trafic le

plus dense possible pour attirer les annonceurs.

Empiriquement, c'est la stratégie adoptée par le Guardian et le Daily Mail qui souhaitent se

positionner comme de véritables marques globales. La démarche rencontre un franc succès

quant à l'audience générée : selon les chiffres publiés par comScore, le site du Daily Mail a

112

« Only specialist providers of business news such as the Wall Street Journal and the Financial Times seemed

able to get people (or, most usually, people’s employers) to pay for news online », « Making news pay », The

Economist, p.7 du dossier special.

61

récemment dépassé celui du Huffington Post pour devenir le deuxième site d’information le

plus populaire au monde.113

Le site Internet du Guardian arrive, quant à lui, à la cinquième

place du classement, notamment grâce à la part importante de son trafic qui provient de

l'étranger (58% en 2007).114

Toujours d'après comScore, en novembre 2011, le Mail Online et

le Guardian.co.uk sont en tête des dix sites web des journaux les plus visités en Europe, en

termes de visiteurs uniques.115

En revanche, aucun site d’information français ne figure parmi

ce classement.

Grâce à leur bonne position dans le classement des sites Internet les plus populaires, ces

entreprises de presse attirent les annonceurs. Le Guardian espère ainsi enregistrer

£91 millions de revenus digitaux d'ici 2013.116

Cependant, malgré l'importance du trafic généré par ces sites, il n'est pas certain que les

revenus en ligne suffisent à compenser le déclin des revenus en provenance de l’édition

imprimée. Pour Alan Rusbridger, rédacteur au Guardian, le modèle du « tout gratuit » revêt

une limite non négligeable : en raison de l’infinité des contenus sur Internet, la valeur d’une

page web est moindre que la valeur d’une page d’un journal papier. C’est pourquoi la

publicité sur les sites Internet des journaux rapporte moins que la publicité dans les éditions

imprimées. « Le problème réside dans le fait que la publicité en ligne rapporte en général

moins de 20 % des revenus tirés de la publicité dans la presse. »117

Ainsi, bien que les revenus liés à la publicité en ligne aient tendance à augmenter en raison

d'une publicité de plus en plus ciblée, ils ne progressent pas assez vite pour compenser

totalement l’écart creusé par le déclin des revenus publicitaires sur les supports imprimés et la

baisse de la diffusion des titres.

2. La formule freemium : un juste milieu entre le mur payant et le libre accès

Certaines entreprises de presse ont opté pour la formule freemium, c’est-à-dire, pour un mur

semi payant. C’est notamment la stratégie adoptée par le Financial Times. Le principe est

simple : les visiteurs du site Internet peuvent lire gratuitement jusqu'à dix articles par mois

gratuitement avant de devoir payer un abonnement. Le New York Times a également adopté

113

« Making news pay », The Economist, p.8 du dossier special. 114

« U.K. media brands popular with online visitors from around the world ». 115 « Près de 50 % des internautes européens ont visité des sites web des journaux ». 116

« Making news pay », The Economist, p.8 du dossier special. 117

« The trouble is that online advertising typically brings in less than 20 % of a newspapers’ advertising

revenue », « Making news pay », The Economist, 9 juillet 2011, p. 7 du dossier special.

62

ce principe depuis le 28 mars 2011 : cette-fois ci, les internautes peuvent consulter jusqu'à

vingt papiers par mois avant de se voir demander de payer l'accès au site.

L'atout principal de cette formule réside dans le fait que seuls les utilisateurs réguliers paient

tandis que les nombreux lecteurs occasionnels, si chers aux annonceurs, ne sont pas dissuadés

de retourner sur le site.118

Eric Scherer résume le principe en une phrase : « au lieu de faire

payer tout le monde un petit peu (longue traîne), l’idée est d’essayer d’obtenir un peu plus de

quelques-uns. »119

La stratégie s’est révélée payante pour le New York Times. « Depuis qu'il a

érigé son mur payant, le nombre de visites sur le site du journal a augmenté de 10% et le

nombre de pages vues de 20%. »120

En juillet 2011, la rédaction de The Economist affirme que le New York Times a vu son

nombre de visiteurs uniques augmenter de 10 % et son nombre de pages vues de 20 % depuis

qu’il a instauré sa formule freemium.

En outre, d'après les propos tenus au Forum mondial des éditeurs à Vienne en octobre 2011

par Jim Roberts, rédacteur en chef adjoint pour le numérique au New York Times, entre

septembre 2010 et septembre 2011, le nombre de visiteurs uniques mensuels sur le site du

New York Times a augmenté de 2,3 %.121

Enfin, selon une étude réalisée par la Columbia Journalism Review, le mur semi-payant a

permis au New York Times de récolter 224 000 euros en seulement trois mois.122

Un

indicateur qui laisse présager que les lecteurs sont disposés à payer pour avoir accès à une

information de qualité.

3. Le modèle d’accès intégral : permettre aux abonnés du support papier d'accéder

aux éditions numériques

Les lecteurs des éditions imprimées ne sont généralement pas disposés à s'acquitter d'un

montant supplémentaire pour accéder aux contenus disponibles sur les supports numériques.

C’est pourquoi beaucoup de publications font le choix du modèle « d’accès intégral »123

qui

118

« The beauty of the metered paywall model (which The Economist had adopted) is that frequent users can be

asked to pay for access without putting off a lot of more casual users who attract advertisers », « Making news

pay », The Economist, 9 juillet 2011, p. 7 du dossier special. 119

E. Scherer, A-t-on encore besoin des journalistes ?, Paris, Puf, 2011, p. 88. 120

« Since it put up its paywall, visits to paper's site have dropped by about 10% and page views by

about 20% », « Making news pay », The Economist, 9 juillet 2011, p. 7 du dossier special. 121

J. Sonderman, « New York Times website gains visitors despite paywall », Poynter.org, 17 octobre 2011. 122

R. Chittum, « The NYT paywall is out of the gate fast », Cjr.org, 22 juillet 2011. 123

« All access » dans le texte.

63

garantit à ceux qui ont souscrit un abonnement au format papier de pouvoir accéder librement

aux éditions digitales.

« Quand le Dallas Morning News a lancé son mur payant en mars, il a également laissé en

libre accès le site Internet et les versions pour iPhone et iPad pour les abonnés de l'édition

papier, les transformant par la même occasion en abonnés digitaux. »124

Cette formule présente un grand avantage pour le lecteur : ce dernier peut accéder aux

contenus produits par son quotidien favori sur n'importe quel support, en fonction du lieu où il

se trouve. En offrant la possibilité aux lecteurs de l'édition imprimée d'un titre d'accéder

gratuitement aux versions numériques, les entreprises de presse espèrent les convaincre de se

tourner vers ces nouvelles pratiques.

Pour Ken Doctor, comme les lecteurs utilisent plus souvent les éditions digitales, les

entreprises de presse ont des raisons d'espérer qu'ils finissent par attribuer plus d'importance à

ces nouveaux formats et moins aux éditions imprimées.125

Une logique qui devrait pousser les lecteurs à délaisser peu à peu le support papier et à

accepter l'idée de payer pour accéder aux éditions numériques.

Le dossier spécial « Industrie des médias » publié par The Economist en juillet 2011 présente

un autre modèle qui s'inscrit dans la même logique. Instauré en Slovaquie, le régime de

paiement partagé fonctionne à l'échelle nationale : pour 2€90 par mois, les lecteurs ont accès

aux contenus premium disponibles sur tous les sites partenaires. Selon Tomas Bella, directeur

de la société Piano qui gère ce portail, le succès de cette formule prouve que les utilisateurs ne

sont pas opposés au fait de s'acquitter d'une somme pour accéder à des contenus, « mais

seulement lorsque c'est suffisamment pratique. »126

Néanmoins, Tomas Bella soulève une

limite de ce modèle : le système ne fonctionne que dans les pays où la barrière de la langue

protège les éditeurs d’une concurrence étrangère directe.

Par ailleurs, certains éditeurs envisagent de ne faire payer leur contenu que sur les supports

nomades. Mais le marché n’en est encore qu’à ses débuts.

124

« When the Dallas Morning News launched its paywall in March, for example, it also gave print subscribers

unfettered access to the paper's website, iPhone and iPad editions, thus turning them into digital subscribers as a

stroke », The Economist, 9 juillet 2011, p. 8 du dossier special. 125

« As readers make greater use of the digital editions, says Ken Doctor, a news-industry analyst at Outsell, the

hope is that they will mentally ascribe more value to those formats and less to print. By the time they are ready to

give up the print edition, they should have got used to the idea of paying for digital », The

Economist, 9 juillet 2011, p. 8 du dossier special. 126

« Tomas Bella, of Piano, the company operating the scheme, says this suggests that readers will pay for

content but only when it is convenient enough », The Economist, 9 juillet 2011, p. 8 du dossier special.

64

B. De nouvelles sources de revenus en ligne : clubs de lecteurs et boutiques en ligne

Les journaux peuvent aussi exploiter leur image de marque pour générer des nouveaux

revenus. Une solution qui est encore plus à la portée des quotidiens haut de gamme en raison

de la confiance que les lecteurs leur accordent et du pouvoir d'achat de ces derniers. Ces titres

ont tout intérêt à créer des clubs de lecteurs ou encore à ouvrir des boutiques en ligne.

Pour Javier Ramirez, consultant à Innovation International, les clubs de lecteurs stimulent la

loyauté de ces derniers, ce qui permet, in fine, d'apporter une véritable « valeur ajoutée à

destination des annonceurs et d'offrir aux éditeurs une porte d'entrée vers le e-commerce. »127

Plusieurs quotidiens ont pris la mesure de cette réalité et se sont lancés dans l'aventure des

clubs de lecteurs. C'est notamment le cas du Daily Telegraph, sur les conseils d'Edouard

Roussell, rédacteur web au Telegraph Media, à l'origine de la « théorie des trois C » :

Contenu, Commerce et Clubs.128

Le Times a lui aussi lancé son club : Times +. Ce dernier est destiné aux lecteurs de l’édition

imprimée et aux visiteurs du site Timesonline.co.uk, comme le rappelle Javier Ramirez. Ils ne

sont pas les seuls ; en effet, le Guardian s'est également engagé sur la même voie.

En France, Le Figaro est le seul quotidien haut de gamme à avoir adopté cette stratégie. Le

journal a lancé son un club de lecteurs en février 2010 au sein de son offre payante en ligne.

Le club propose un service privé de conciergerie, capable d’organiser des réservations de

restaurant, et propose également des services de teinturerie et de pressing.

Aux Etats-Unis, le New York Times a lancé le Club de vin du New York Times129

et le Réseau

de Connaissance du New York Times, une plateforme éducative en ligne. Dans la même

démarche, le Wall Street Journal a ouvert en 2009 un Club de découverte du vin.130

Ces

différents exemples montrent que le e-commerce fait désormais partie des stratégies

mobilisées par les quotidiens pour générer des revenus en ligne.

Si certains journaux ont limité l’appartenance à leur club aux abonnés de l’édition en ligne,

comme le Times par exemple, d’autres choisissent de laisser le club en libre accès. C'est

notamment ce qu’a décidé le New York Times.

127

« They [readers' clubs] area valuable tool for building reader loyalty, they provide value added to advertisers,

and offer publishers a gateway into e-commerce », J. Ramirez, « New revenue streams and increased customer

loyalties in tough times », Innovations in newspapers: 2010 world report, p. 56. 128

« Content, Commerce and Clubs ». 129

« The New York Times Wine Club. » 130

« Wine Discovery Club. »

65

En outre, Javier Ramirez met en lumière le cas du journal chilien El Mercurio dont le club est

particulièrement actif. Devenu une puissante plateforme pour le e-commerce, c'est-à-dire,

pour l’achat, la vente et l’échange de biens et de services sur des réseaux électroniques, ce

club compte 224 000 membres d'après le consultant à Innovation International. Il constitue

également un outil incontournable pour la vente à distance (VAD), un outil qui désigne les

méthodes de vente par la poste, par téléphone et par Internet. 131

Le club propose des réductions pour aller au restaurant, des cours de cuisine, des tarifs

préférentiels pour les tickets de cinéma, des places de théâtre ou encore des voyages à prix

réduits. Le quotidien chilien est allé encore plus loin.

« Il y a aussi une carte d’affinité American Express pour les membres du club qui génère des

revenus additionnels chaque fois qu'elle est utilisée. »132

La carte est utilisée par

les 96 000 membres du club, ce qui représente environ 40 % des abonnés du journal. Pour

Juan Enrique Canales, nouveau président-directeur général, la clé du succès réside dans les

interactions avec les membres du club. Ces derniers reçoivent un magazine tous les premiers

dimanche du mois. Des relations qui passent également par le journal, par des campagnes via

des courriels, par le site Internet du club ainsi que par des spots TV, radio et des campagnes

d’affichage.

Au Canada, sur le même principe, le Globe and Mail offre des croisières de marque à ses

membres, comme le rappelle Javier Ramirez. En Suède, le tabloïd Aftonbladet dirige un

célèbre club d’amincissement, tout comme le journal allemand Die Zeit.133

Par conséquent, les clubs de lecteurs se présentent comme des outils marketing indispensables

à mettre en œuvre à l'heure du numérique. Ils constituent également un moyen efficace de

monétiser les relations que les entreprises de presse entretiennent avec leurs lecteurs. En

outre, les clubs permettent d'augmenter le temps de présence de l'utilisateur sur le site Internet

du journal.

En fonction des offres auxquelles ils souscrivent, les éditeurs sont également en mesure

d'établir un profil type plus détaillé de leurs lecteurs.

131

J. Lendrevie, J. Lévy, D. Lindon, Mercator, Théories et nouvelles pratiques du marketing, Dunod,

Paris, 2009, p. 1209. 132

« There is also an American Express affinity card for club members, which generates additional revenue for

the club whenever it is used », « Broad offerings at El Mercurio's club », Innovations in newspapers: 2010 world

report, p. 59. 133

« Making news pay », The Economist, 9 juillet 2011, p. 9 du dossier special.

66

Enfin, « pour les journaux, les clubs sont non seulement une nouvelle source de revenus, mais

également un support d'extension de la marque. »134

134

« For the newspapers, the clubs are not only a source of new revenues, but also a brand extension device. », J.

Ramirez, « New revenue streams and increased customer loyalties in tough times », Innovations in

newspapers: 2010 world report, p. 58.

67

Chapitre 2 - De la nécessité pour les entreprises de presse d’intégrer

leur audience à la production et à la diffusion de l’information

Avant la démocratisation de l’Internet, l’information était transmise de manière

verticale, du journaliste aux lecteurs. Ceux qui se trouvaient autrefois dans une position

passive vis-à-vis de l’actualité se retrouvent désormais au cœur de son processus de

production et de diffusion. Au cœur du processus de diffusion de l’actualité en raison de la

place croissante que prend le partage de liens (sur les réseaux sociaux, les blogs et dans les

courriels) dans les sources de trafic vers les sites des journaux d'actualité. Au cœur du

processus de production parce que les médias ont ouvert des plateformes qui sont

spécialement destinées aux utilisateurs désireux de faire partager leur expertise sur les sujets

qu’ils maîtrisent et à ceux qui souhaitent exprimer leur point de vue sur l'actualité.

Section 1 - Les réseaux sociaux : sources d’information

et canaux de diffusion

En 2012, qu’ils soient confirmés ou apprentis, nombreux sont les rédacteurs en

presse nationale à posséder un compte sur Twitter. Peu d’entre eux sont actifs, c'est-à-dire,

partagent des liens. En revanche, la majorité des journalistes inscrits considèrent la plateforme

de microblogging comme une source d’information avec laquelle il faut désormais compter.

D’une manière générale, les réseaux sociaux se présentent aujourd’hui comme de véritables

canaux de diffusion : les internautes les utilisent pour recommander des contenus qu’ils ont

appréciés.

I. Les réseaux sociaux comme nouvelles sources d’information

Pour Jay Rosen, professeur à l’Université de la ville de New York, un changement radical

s’est produit en 1999, lorsque les premiers outils de blogging sont devenus disponibles.

D’après lui, ce changement a abouti au « passage des outils de production de l’information

aux mains de ceux qu’on considérait autrefois comme le public. »135

Dans le dossier spécial « Industrie des médias » réalisé par The Economist, on apprend que le

taux de pénétration de Facebook en France est de 37,5 % en 2011, contre seulement 7 % pour

Twitter. Par conséquent, l’usage de Twitter reste à relativiser : ce sont surtout des journalistes,

135

« The shift of the tools of production to the people formerly known as the audience », « The news industry »,

The Economist, 9 juillet 2011, p. 10.

68

confirmés et aspirants et, d’une manière plus générale, des personnes qui travaillent dans le

secteur des médias et de la communication, qui sont actifs sur la plateforme de

microblogging, Des études menées aux Etats-Unis et en Angleterre montrent que 7 % à 9 %

de la population utilise Twitter alors que la proportion s’élève à 50 % pour Facebook.

En revanche, les utilisateurs de Twitter sont plus influents que ceux de Facebook, comme en

témoignent les propos tenus par Nic Newman, ancien dirigeant de la prospective à la BBC,

qui parle des « influencers » pour désigner les utilisateurs de la plate-forme de

microblogging.136

Une opinion partagée par Mark Jones de Reuters qui affirme que « le

public n’est pas sur Twitter, mais l’actualité est sur Twitter. »137

En effet, depuis sa création par Jack Dorsey, Biz Stone et Evan Williams, beaucoup

d’évènements ont été rendus publiques via Twitter : le printemps arabe et le tsunami au Japon

par exemple. Par conséquent, le tweet est devenu un nouveau moyen de couvrir un

évènement.

« Vous pouvez construire un récit à partir des comptes privés de Monsieur tout le monde. Au

Pakistan, un consultant en informatique a involontairement décrit le raid sur le campement

d’Oussama Ben Laden dans une série de tweets. L’attaque terroriste qui s’est produite à

Mumbai en 2008 a elle aussi été relatée sur Twitter en temps réel, par des personnes

présentes », raconte Jack Dorsey.138

Eu égard à la rapidité avec laquelle une information peut désormais être dévoilée à la face du

monde par le biais de ces nouvelles plateformes, les entreprises de presse ont tout intérêt à

s’appuyer sur les volontaires qui postent des contenus sur Twitter. Les chaînes de télévision

Al Jazeera et CNN l’ont bien compris.

II. Les réseaux sociaux : des médias à part entière ?

Grâce à la place grandissante occupée par la recommandation sociale dans les sources de

trafic vers les sites Internet des entreprises de presse, les réseaux sociaux sont devenus de

nouveaux canaux de diffusion de l’information. Pour autant, sont-ils des médias à part

entière ?

136

« The news industry », The Economist, 9 juillet 2011, p. 9. 137

« The people formerly known as the audience », The Economist, 9 juillet 2011, p. 10. 138

« Messages posted on Twitter, the miccroblogging service, have been woven into coverage of these events

and many others. “You have these really intimate man-in-the-street accounts, and you can craft a narrative

around them”, says Jack Dorsey, co-founder of Twitter. A computer consultant in Pakistan unwittingly described

the raid on Osama bin Laden’s compound in a series of tweets. The terrorist attacks in Mumbai in 2008, too,

were reported on Twitter in real time by people who were there », « Bulletins from the future », The

Economist, 9 juillet 2011, p. 3 du dossier special.

69

En 1999, les premiers outils de blogging font leur apparition. Un évènement qui provoque un

véritable bouleversement pour les journalistes en exercice. Ces derniers sont contraints de

faire face à la montée en puissance de médias dits « horizontaux » qui rendent plus facile et

rapide le partage de liens entre des personnes connectées aux quatre coins du monde. Le tout

sans que l’intervention d’une entreprise de presse soit nécessaire. Désormais, les internautes

ont la capacité de former, à eux seuls, un réseau de diffusion. Dans ce contexte, quelle est la

place qui revient aux médias traditionnels ?

A. La recommandation sociale

Consultant à Innovation International, Gabriel Sama rappelle qu’en mars 2010, les

400 millions d’utilisateurs de Facebook ont partagé 5 milliards de contenus par semaine. Par

« contenus », on entend ici des actualités, des liens vers des sites Internet ou encore des

messages postés sur des blogs.139

Par ailleurs, d’après un rapport édité par le Pew Research Center’s Project for Excellence in

Journalism, la moitié des utilisateurs des réseaux sociaux affirment recevoir des informations

en provenance des personnes dont ils suivent l’activité. Ils sont 23 % à suivre les comptes

créés par des entreprises de presse ou bien les comptes privés des journalistes.140

Toujours selon la même étude, 75 % des consommateurs d’actualité en ligne disent recevoir

des informations via des courriels ou des messages postés sur les réseaux sociaux. En

revanche, ils ne sont que 52 % à partager des liens avec leurs contacts grâce à ces mêmes

moyens.141

Bien que les internautes qui utilisent les réseaux sociaux comme un moyen de partager des

liens avec leurs contacts soient moins nombreux que ceux qui les reçoivent, on peut tout de

même souligner l’ampleur du phénomène de recommandation sociale.

En outre, la généralisation des smartphones accroît la popularité des réseaux sociaux.

ComScore a d’ailleurs démontré qu’en janvier 2010, 30,8 % des utilisateurs de smartphones

accédaient aux réseaux sociaux via leurs terminaux mobiles. C’est 8,3 points de plus par

rapport au début de l’année 2009. Dans le même temps, l’accès à Facebook via les téléphones

portables a augmenté de 112 %, tandis que l’accès à Twitter a enregistré un bond de 347 %.142

139

G. Sama, « Challenges and opportunities for media organizations », Innovations in newspapers: 2010 world

report, p. 41. 140

G. Sama, op. cit., p. 41. 141

G. Sama, ibid., p. 41. 142

G. Sama, ibid., p. 43.

70

Au regard de ces chiffres, les entreprises de presse se doivent donc d’être présentes sur les

réseaux sociaux et en particulier sur Twitter. Malgré les tentatives amorcées par Google pour

riposter, d’abord avec Buzz puis avec Google +, la plateforme représentée par le petit oiseau

bleu est devenue leader sur le marché du partage instantané d’informations.

Les spécialistes prennent aujourd’hui la mesure de l’importance de la recommandation sociale

dans la diffusion de l’information, à l’instar de Gabriel Sama : « un retweet sur Twitter (le fait

de faire partager à ses contacts un message posté par une autre personne) est un indicateur de

la valeur du contenu. »143

Aujourd’hui, le fait de partager, de recommander, de classer et de noter des articles en ligne

est un moyen efficace de distribuer l’information. Pour Howard Rheingold, expert en médias

digitaux à San Francisco, « à long terme, […] les lecteurs ne se contenteront plus de

recommander les articles mais ils les évalueront en même temps. »144

Et d’ajouter : « à court

terme, je pense que les recommandations offriront aux entreprises de presse un bon moyen

d’examiner la manière dont les lecteurs réagissent aux articles et les évaluent. »145

Outre une présence accrue sur les réseaux sociaux, Howard Rheingold conseille aux éditeurs

d’embaucher du personnel chargé d’interagir avec les utilisateurs et d’établir une relation de

confiance avec eux.146

Un rôle que jouent désormais les « community managers » dans les rédactions. Les fonctions

attribuées à ces gestionnaires de communauté (le terme français n’est que très peu utilisé dans

le jargon professionnel) sont multiples. Tout d’abord, le community manager est chargé de

définir une stratégie de développement, représenter les membres de la communauté de

visiteurs qu’il anime, manager les modérateurs ou encore organiser des évènements auxquels

participeront les membres de ladite communauté. Cependant, ses attributions ne s’arrêtent pas

là ; en effet, le community manager doit également exercer une activité de veille des outils

communautaires. Par conséquent, gérant les communautés, le community manager finit par

143

« A « retweet » on Twitter (resending someone else’s message) is a way to validate the value of content », G.

Sama, « Challenges and opportunities for media organizations », Innovations in newspapers: 2010 world report,

p. 41. 144

Howard Rheingold : « In the long term, [...] readers not only recommend stories but evaluate them, as well »,

G. Sama, « Challenges and opportunities for media organizations », Innovations in newspapers: 2010 world

report, p. 41. 145

Howard Rheingold : « In the short term, I think recommendations offer one channel for news organizations to

probe the way readers are reacting [to], and evaluating stories », G. Sama, « Challenges and opportunities for

media organizations », Innovations in newspapers: 2010 world report, p. 41. 146

« News organizations must not only distribute their product through social media -- they must have real

people who are interacting with and establishing trust networks with readers », G. Sama, « Challenges and

opportunities for media organizations », Innovations in newspapers: 2010 world report, p. 43.

71

assurer la gestion de la réputation d’un média et donc de la marque sous laquelle ce dernier est

commercialisée.

Du fait qu’ils partagent et recommandent les contenus qui suscitent leur intérêt, les utilisateurs

ont pris une place considérable dans le système de distribution de l’information. Une étude

réalisée par le Pew Research Centre’s Project for Excellence in Journalism en 2011 anticipe

l’importance que prendra la recommandation sociale dans les dix ans à venir : « si la

recherche de l’information était ce qui comptait le plus au cours de la décennie passée, le

partage de l’actualité fera certainement partie des développements les plus importants de celle

qui vient. »147

En revanche, malgré le poids grandissant de la recommandation sociale comme source de

trafic pour les sites Internet des journaux, les moteurs de recherche continuent d’occuper la

première place ; en effet, 20 % à 30 % des visiteurs passent par Google ou par Google

News.148

La proportion d’utilisateurs redirigés vers les sites des entreprises de presse via

Facebook est, quant à elle, beaucoup moins importante, bien qu’elle grandisse à mesure qu’est

facilité le partage de contenu sur le réseau social. Aujourd’hui, sur la plateforme créée par

Mark Zuckerberg, l’internaute a la possibilité, grâce à un simple clic sur le bouton « J’aime »,

de recommander à ses contacts une actualité qu’il vient de consulter. Une dimension sociale

que les entreprises de presse mettent en avant : si la session Facebook de l’utilisateur est

ouverte au moment où il visite un site d’information, la page d’accueil de ce dernier lui

présente les articles recommandés par les membres de son carnet d’adresses.

Pour Joshua Benton, du Nieman Journalism Lab, les redirections depuis les réseaux sociaux

vers les sites web des journaux finiront par s’imposer comme la première source de trafic,

devant les moteurs de recherche : « cette année, vous verrez de plus en plus de sites sur

lesquels les renvois depuis les réseaux sociaux dépasseront ceux des moteurs de

recherche. »149

147

« If searching for news was the most important development of the past decade, sharing news may be among

the most important of the next », « The people formerly known as the audience », The Economist, 9 juillet 2011,

p.11 du dossier special. 148

« Typically around 20-30% of visitors to the websites of big news organizations come from Google’s search

engine or its news site, Google News », « The people formerly known as the audience », The

Economist, 9 juillet 2011, p.11 du dossier special. 149

« This year you’ll see more and more news sites where refferals from social networks exceed those from

search engines », « The people formerly known as the audience », The Economist, 9 juillet 2011, p.11 du dossier

special.

72

Un présage partagé par les membres du Pew Research Centre à l’origine de l’étude

mentionnée ci-dessus : « Facebook rejoint Google comme l’une des sources de trafic les plus

influentes ».150

Un phénomène qui paraît logique, considérant que les utilisateurs du réseau social partagent

des centres d’intérêt communs avec leurs contacts. Selon Nick Denton, fondateur du réseau de

blogs Gawker Media, c’est plutôt logique de se laisser guider vers les sujets susceptibles de

nous intéresser par son cercle relationnel. « La composition de l’entourage amical est

révélateur des goûts d’une personne et la recommandation sociale est bien plus efficace

qu’une recherche par mots clés. »151

En outre, il existe désormais des outils disponibles sur les tablettes, capables d’agréger les

recommandations formulées par les contacts d’un utilisateur sur les réseaux sociaux et de les

organiser en pages modulables. C’est le cas de Flipboard, une application lancée sur iPad et

iPhone qui permet de compiler un magazine personnalisé avec des articles recommandés.

News.me, Zite ou encore Trove fonctionnent sur le même principe.

Par ailleurs, ces services ne seraient bientôt plus envisagés par les éditeurs comme des

gadgets mais comme des dispositifs nécessaires en raison de l’explosion des contenus en

ligne. D’ailleurs, Paul Schmetz, figure de l’industrie médiatique allemande et cofondateur de

la startup de recommandation sociale Cliqz, rappelle que nous passons désormais plus de

temps à filtrer l’information qu’à la lire.152

Dans ce contexte, quel rôle le professionnel de l’information a-t-il encore à jouer ?

B. La curation : une nouvelle mission pour le professionnel de l’information

Il est acquis que désormais, les lecteurs ont un rôle à jouer dans l’écosystème de

l’information, y compris dans la sélection, le filtrage et l’analyse des torrents de contenus qui

déferlent sur l’Internet.

150

« Facebook is beginning to join Google as one of the most influential players in driving news audiences »,

« The people formerly known as the audience », The Economist, 9 juillet 2011, p.11 du dossier special. 151

« Letting your network of friends guide you to stuff you might be find interesting makes a lot of sense, says

Nick Denton, founder of Gawker Media, a network of popular blogs. Friends are a good proxy for one’s tastes,

he says, and social recommendation is far more efficient than maintaining lists of keywords relating to topics of

interest », « The people formerly known as the audience », The Economist, 9 juillet 2011, p.12 du dossier

special. 152

« You spend a lot of time filtering, and you don’t spend much time reading », The Economist, 9 juillet 2011,

p.12 du dossier special.

73

Cependant, même si cette tâche ne revient plus exclusivement aux journalistes, ces derniers

ont toujours une mission éditoriale à remplir, comme le souligne Jack Dorsey, co-fondateur

de Twitter : « il y a toujours une fonction éditoriale à assumer et il faudra toujours des gens

pour donner du sens à tout cela. »153

Pour désigner cette fonction éditoriale, on parle aujourd’hui d’une activité de curation. De

nombreux outils sont disponibles pour effectuer ce travail. Le plus célèbre d’entre eux est

sans doute Storify. Créé par un jeune ingénieur belge, Xavier Damman, et un ancien

journaliste de l’Associated Press, Burt Herman, ce site Internet laisse la possibilité aux

utilisateurs d’organiser du contenu en provenance des médias sociaux (tweets, commentaires

sur Facebook, vidéos sur YouTube ou encore photos sur Flickr) en un récit chronologique.

Les éléments qui composent l’article constitué via Storify sont modulables et l’utilisateur peut

ensuite partager le produit fini sur les sites Internet de son choix.

Paradoxalement, les médias sociaux se sont passé des éditeurs mais ils en ont aussi démontré

l’utilité. D’après Nic Newman, les entreprises de presse ont déjà intégré leur nouvelle

position : elles ont, selon lui, abandonné l’idée d’être les premières à répandre l’information.

Désormais, elles cherchent surtout à être les meilleures pour la vérifier et pour la « curater ».

Et elles ne sont pas les seules : les « amateurs de l’information », particulièrement les

bloggeurs et les « Tweetos » (nom donné aux utilisateurs de Twitter) les plus influents, se

lancent, eux aussi, dans la course à la curation.

Section 2 - L’utilisateur investit la production de l’information :

l’User Generated Content

On parle d’User Generated Content (UGC) pour désigner un contenu de nature

variée, créé ou partagé par les internautes. Sont pris en compte dans cette définition les

vidéos, les documents audio, les photos, les blogs, les sites personnels, le wiki et les

podcasts.154

La multiplication des médias participatifs (Le Post, Le Plus) et le développement

de formules qui associent actualités et démarche collaborative (le Huffington Post) montrent

que les entreprises de presse ont compris qu’elles ne pouvaient ignorer la place prise par

l’UGC ces dernières années.

153

« There still is an editorial function that needs to happen-there still needs to be someone who really makes

sense of it all », The Economist, 9 juillet 2011, p.11 du dossier special. 154

J. Lendrevie, J. Lévy, D. Lindon, Mercator, Théories et nouvelles pratiques du marketing, Dunod,

Paris, 2009, p. 1208.

74

I. Le déploiement des médias participatifs : Le Post et Le Plus

Comme le met en avant le rapport 2010 édité par Innovation International, la première

difficulté réside dans le fait de créer une narration cohérente à partir de ces nouveaux outils

digitaux : comment donner du sens à une information sur Twitter alors que la plateforme

impose à ses utilisateurs de s’exprimer en moins de 140 signes.

Aujourd’hui, les entreprises de presse sont présentes sur les réseaux sociaux. Bien qu’elle soit

nécessaire à leur rebond économique, cette condition n’en est pas pour autant suffisante. Il ne

s’agit plus de modérer les commentaires des utilisateurs mais de développer des plateformes à

destination de ceux qui veulent participer activement à la création de contenus éditoriaux.

Pour ce faire, certains éditeurs ont choisi de créer des médias participatifs. C’est le cas du

Monde avec Le Post, aujourd’hui remplacé par la version française du Huffington Post et plus

récemment du Nouvel Observateur avec Le Plus.

A. Le Monde fait partie des premiers à se lancer dans l’expérience du participatif

En 2007, Le Monde fait appel à Benoît Raphaël, alors en charge de la stratégie digitale du

groupe Dauphiné Libéré. Aujourd’hui consultant médias, le journaliste s’est fait connaître de

la presse parisienne grâce au lancement d’une première plateforme collaborative à l’occasion

de la présidentielle de 2007 : Quelcandidat.com.

Pour le compte du Monde Interactif, Benoît Raphaël lance LePost.fr en septembre 2007. Le

principe est simple : le site d’information est alimenté par une petite équipe de journalistes

mais surtout par des contributeurs anonymes. Des internautes désireux de faire entendre leur

voix ou de faire partager leur expertise. Dans ce contexte, les journalistes du Post réalisent un

travail d’édition des contenus tandis qu’une équipe de modération est chargée de vérifier les

propos tenus par les utilisateurs dans leurs articles a posteriori. Un fonctionnement qui a fait

la mauvaise réputation du site participatif, maintes fois accusé de véhiculer de fausses

rumeurs. La plus célèbre d’entre elles reste l’annonce de la fausse mort de l’animatrice Flavie

Flament en 2009, à laquelle LePost.fr sera condamné à verser des dommages et intérêts.

Eu égard à l’effet de nouveauté provoqué par son lancement, le site enregistre de bons

résultats en quelques mois seulement. Cependant, très vite, l’audience s’essouffle, ce qui

génère des pertes financières pour Le Monde Interactif. D’après Pierre Haski, co-fondateur du

site Rue 89, « […] LePost.fr […] perd plus de 1 million d’euros par an et reste une greffe

75

rédactionnelle mal acceptée par les journalistes du quotidien. »155 Pour Benoît Raphaël, « le

problème venait de l’équipe ventes de la régie publicitaire. »156

Il quittera LePost.fr en

mars 2010.

Le graphique suivant retrace l'évolution de l'audience en milliers de visiteurs uniques du Post.

Médiamétrie ne permettant pas d'avoir accès aux données relatives aux périodes antérieures,

l'étude de l'audience débute en février 2009. Elle s'arrête en décembre 2011, LePost.fr étant

remplacé par la version française du Huffington Post en janvier 2012.

Figure 7 - Evolution de l'audience du Post.fr de septembre 2008 à décembre 2011

Source : Médiamétrie.

Cette représentation graphique permet d'affirmer que le média participatif du groupe Le

Monde Interactif a alterné les périodes où l'audience était en hausse et celles où elle était en

baisse. Néanmoins, on distingue très clairement que le nombre de visiteurs uniques est en

chute constante entre mai 2011 et août 2011. Pour son dernier mois d'existence, LePost.fr

compte 1,5 million de visiteurs uniques. C'est 14 % de moins qu'en février 2009.

B. Le Plus : le média participatif du groupe Nouvel Observateur

Fort de sa première expérience collaborative avec LePost.fr, Benoît Raphaël est contacté par

le groupe Nouvel Observateur pour créer une nouvelle plateforme. En mai 2011, Le Plus est

lancé. Néanmoins, son fonctionnement diffère quelque peu de celui du Post : au Plus, les six

155

P. Haski, « Le Monde va faire la grève des contenus pour LeMonde.fr », Rue89.fr, 23 novembre 2009. 156

Entretien du 25 août 2011.

76

journalistes n’assurent aucune fonction éditoriale, si ce n’est celle d’éditer les contenus

produits par les contributeurs.

Aujourd’hui, l’expertise est partout dans la société. Elle n’est plus détenue par une minorité

de journalistes. Avec l’avènement des nouvelles technologies, la fonction éditoriale de ces

derniers a quelque peu évolué. Si les journalistes continuent de diffuser leur analyse sur leurs

sujets de prédilection, leur mission est aussi de faire appel aux experts lorsqu’ils ne sont pas

compétents.

En comptant sur la participation des « experts-citoyens », les journalistes ont la possibilité de

réintégrer à leur travail rédactionnel l’expertise qui leur a échappée suite à la démocratisation

de l’Internet. Et la création de médias participatifs pour le compte des entreprises de presse est

un bon moyen d’y parvenir.

A noter que cette stratégie de sortie de crise mise en place par les éditeurs ne se substitue pas

à l’existence d’un support (papier, site web, application pour tablettes et smartphones)

alimenté par les professionnels de l’information, c'est-à-dire, par des journalistes. En

revanche, elle s’inscrit dans une perspective de complémentarité : le fait d’offrir la possibilité

aux experts de contribuer à la production de contenus sur une plateforme qui leur est dédiée

apporte une certaine valeur ajoutée à l’entreprise de presse.

En effet, grâce au trafic généré par la mise en place du média participatif, l’éditeur peut

vendre des espaces publicitaires aux annonceurs. Pour Benoît Raphaël, la formule adoptée par

le groupe Nouvel Observateur semble porter ses fruits avec « 1,4 million de visiteurs uniques

après huit mois d'existence. » 157

En réalité, Le Plus n'enregistre pas une telle audience chaque

mois. Comme le montre le tableau suivant, le mois de janvier a été exceptionnel pour le média

participatif dont l'audience mensuelle est en moyenne de 854 000 visiteurs uniques sur la

période.

157

B. Raphaël, « Everybody needs a journalist », Forbes.com, 31 mai 2012.

77

Tableau 2-Audience du Plus en visiteurs uniques

Source : Médiamétrie

Par ailleurs, l'audience enregistrée par Le Plus n’est pas entièrement nouvelle pour le groupe

Nouvel Observateur ; en effet, en avril 2012, 15,26 % du trafic du site provient du domaine

tempsreel.nouvelobs.com, c’est-à-dire, du site Internet de l'hebdomadaire.158

II. Entre site d’information et média participatif : l’exemple du Huffington Post

Lancé aux Etats-Unis, le Huffington Post a débarqué en France en janvier 2012. La version

française est lancée en partenariat avec le groupe Le Monde.

A. Chronique d’un succès annoncé

Depuis quelques années seulement, les entreprises de presse accordent davantage de crédit

aux contributions extérieures.

Lancé en 2005 par Arianna Huffington, le Huffington Post combine des reportages réalisés

par des journalistes, des articles écrits par des bloggeurs non rémunérés ainsi que des

informations agrégées en provenance de sources externes disponibles sur Internet.

Le succès de cette formule a montré l’engouement pour ce que la fondatrice appelle une

approche « hybride » qui mêle ancien et nouveau, professionnel et amateur.159

Depuis, les

chaînes de télévision ont emboîté le pas à Arianna Huffington et ont lancé leurs propres blogs.

Concrètement, elles ont fait appel à des blogueurs et ont autorisé les lecteurs à laisser des

commentaires sur leur site Internet.

158

Cf. annexe n°9, p.101. 159

« The success of the Huffington Post, which launched in May 2005 with a combination of original reporting

by members of staff, blog posts from volunteers […] and links to news stories on other sites, showed the appeal

of what Ms Huffington calls a « hybrid » approach that melds old and new, professional and amateur », « The

people formerly known as the audience », The Economist, 9 juillet 2011, p.10 du dossier special.

78

En 2011, le chiffre d’affaires du Huffington Post équivaut au tiers du chiffre d’affaires digital

du New York Times. Le site lancé par Arianna Huffington a d’ailleurs été racheté par le

groupe AOL pour 31 milliards de dollars la même année.

Pour Benoît Raphaël, cette réussite réside dans « le travail de sélection et de mise en scène de

l’information.»160

Par ailleurs, « la réussite du Huffington Post tient au fait qu’il soit organisé

par thématique : l’audience y est donc très qualifiée. »161

Pour le créateur de médias sociaux, les éditeurs peuvent et doivent désormais s’appuyer sur

les réseaux sociaux et donner la parole aux « témoins-citoyens ». C’est le cas de l’iReport

lancé par CNN.

« La chaîne de télévision CNN a lancé « iReport, » un média témoins-citoyens, où les gens

peuvent envoyer leurs vidéos et leurs photos pour qu’elles soient publiées sur le site et

diffusées à la télévision. Cela a été un grand succès : 15 000 contributeurs ont participé en un

mois et 7 % des contenus proposés ont été diffusés. Maintenant, iReport est pleinement

intégré au site officiel. Le contenu produit par le citoyen crée une véritable valeur ajoutée au

traitement de l’actualité par les journalistes. CNN a aussi compris que, pour un média, devenir

social, ce n’est pas simplement demander à des personnes de participer ; c’est un vrai travail

pour les journalistes. A CNN, une équipe de rédacteurs œuvre avec la communauté pour

vérifier, éditer et trier le contenu en provenance du monde entier. Et en faisant cela, les

journalistes peuvent apporter du contenu exclusif et des témoignages à leur audience. »162

Cependant, en raison de son mode de fonctionnement reposant sur la non-rémunération des

contributions, le Huffington Post a fait l’objet de nombreuses critiques outre-Atlantique.

B. Le Huffington Post débarque en France en janvier 2012

Le 23 janvier 2012, le « HuffPo » français remplace Le Post. A l’instar de la version originale,

le nouveau pure-player mélange contenu journalistique et contributions externes : il fait appel

160

Propos tenus lors de l’atelier « Quelle rédaction pour demain ? » dans le cadre des Entretiens de l’information

qui se sont déroulés à l’INA le 25 mars 2011. Association regroupant des journalistes et des chercheurs, les

Entretiens de l’information ont été créés en 2001. 161

Entretien du 26 mars 2011. 162

« The TV Channel CNN launched “iReport,” a citizen-witness media, where people can send in their videos

and photos to be published on the web and broadcasted on TV. It was a huge success: 15,000 contributions a

month and 7% of the submissions are broadcasted. Now iReport is fully integrated with the official website.

Citizen content does add real value to news coverage by journalists. CNN also understood that turning social as a

media was not just about asking people to participate; it was a real job for journalists. At CNN, a team of

journalists work within the community to verify, edit and curate content from all over the world. And because

they do that, they can bring exclusive images and testimonies to their audience », 162

B. Raphaël, « Everybody

needs a journalist », Forbes.com, 31 mai 2012.

79

à des « chroniqueurs » extérieurs qui ne sont pas des professionnels de l’information.

Les « grandes signatures » du Huffington Post français sont souvent des célébrités. Emmenée

par Anne Sinclair, l’équipe éditoriale compte sur les « billets » de Rachida Dati, de Stéphane

Bern ou encore d’Arianna Huffington elle-même, pour n’en citer que quelques-uns.

Alors qu’il n’était pas connu du grand public, le nouveau site d’information bénéficie dès son

lancement d’une communauté : celle du Post auquel il se substitue. En revanche, tous les

lecteurs du Post n’ont pas adhéré à ce changement et une partie d’entre eux a cessé de

consulter le site.

Autre différence qui éloigne le Huffington Post de son prédécesseur : à l’époque, LePost.fr

était édité par le groupe Le Monde Interactif. Toutefois, jusqu'en novembre 2011, la SEM

n'était pas propriétaire à 100 % de sa filiale Le Monde Interactif. Depuis, la SEM a racheté les

parts détenues par le groupe Lagardère (34%).

Par conséquent, maintenant que l’actionnariat est réunifié, si le Huffington Post génère des

profits pour le compte du Monde Interactif, ces derniers pourront bénéficier au quotidien Le

Monde ou à son site Internet. Ainsi, la création d’un média participatif ou semi participatif n’a

de sens, en tant que stratégie de sortie de crise pour un quotidien, que si la société éditrice du

quotidien et la société qui publie la plateforme participative ont les mêmes actionnaires.

En juin 2012, il est difficile de dire si le Huffington Post permettra ou non de dégager des

profits. D'après Médiamétrie, en avril 2012, le pure-player a enregistré 1 094 000 visiteurs

uniques. C'est moins que l'audience réalisée par Le Post pour son dernier mois d'existence.

Seule une étude de l’audience un an après son lancement permettra de dire si oui ou non

l’adaptation du site américain est un succès.

80

Conclusion

Contrairement à ce qui se passe en Angleterre ou en Allemagne, la sous-capitalisation, qui

rend vulnérable les entreprises de presse dont la rentabilité est faible, n'est pas uniquement

liée à des évènements conjoncturels, comme l’apparition des gratuits ou encore la

démocratisation de l’Internet. En France, ce sont également des facteurs structurels qui ont

précipité le déclin de la presse quotidienne nationale. En cause : le maintien d’un système de

distribution archaïque qui connaît de plus en plus de difficultés, mais aussi le manque de

concentration qui empêche le secteur de la presse quotidienne nationale de dégager des

synergies. Par ailleurs, depuis la Libération la presse apparaît comme une activité qui se

soustrait de facto au fonctionnement industriel classique. Implicitement, cela signifie que les

journaux ne doivent pas rechercher la rentabilité à tout prix.

Mais cet état d’esprit est aujourd’hui remis en cause : la disparition annoncée des quotidiens

nationaux les pousse à repenser la rentabilité comme la condition nécessaire à leur survie. Dos

au mur, les entreprises de presse n’ont d’autres choix que d’adopter des stratégies de sortie de

crise : avec l’arrivée de l’Internet puis l’avènement des supports nomades, les aides de l’Etat à

la presse ne suffisent plus à financer le système. Face à la concurrence jouée par les nouveaux

médias qui provoque la baisse de la diffusion et la fonte des revenus publicitaires, la presse

quotidienne nationale doit désormais tout mettre en œuvre pour s’assurer la rentabilité

nécessaire à sa survie.

Menée sur un an et demi, cette étude a permis de mieux appréhender les solutions mises en

œuvre par les sociétés éditrices de quotidiens nationaux.

Durant les années 2000, les trois quotidiens haut de gamme français ont connu des

recapitalisations. Ces apports ne constituent qu’une première étape. Condition nécessaire à la

survie des titres, ils ne n’en sont pas pour autant suffisants.

Les entreprises de presse cherchent donc de nouvelles sources de revenus : pour elles, il s’agit

de monétiser le lecteur. En d’autres termes, l’audience devient la priorité des quotidiens

nationaux. Or, l’audience consomme désormais l’information sur Internet et, de plus en plus,

sur les smartphones et les tablettes. Pour plaire à l’audience et générer du trafic dont il sera

possible de tirer des revenus publicitaires, les journaux cherchent donc à produire un contenu

de plus en plus interactif, à destination de ces supports nomades. Cependant, ce tournant

stratégique implique un volet organisationnel : les entreprises de presse procèdent à la fusion

81

de leurs rédactions imprimée et numérique. Si les trois quotidiens haut de gamme étudiés

adoptent cette stratégie, Le Figaro est celui qui a opéré la fusion la plus « aboutie » de ses

rédactions. Certaines sociétés éditrices vont même jusqu’à intégrer le service marketing dans

la salle de rédaction pour permettre aux journalistes de produire du contenu qui soit en

adéquation avec les attentes de l’audience, mais ceci n’est que très peu pratiqué en France.

Les sociétés éditrices de publications quotidiennes nationales ont également pris la mesure de

la propension nouvelle des utilisateurs à s’exprimer sur l’actualité. Ainsi, l’audience est

désormais intégrée au processus de diffusion de l’information, via la recommandation sociale.

Plus encore, certaines entreprises de presse intègrent les lecteurs au processus de production

de l’information, grâce à la mise en place de plateformes sur lesquelles ils peuvent

s’exprimer.

Mais toutes ces stratégies développées n’en sont encore qu’à leurs balbutiements et il n’existe

pas encore de véritable modèle économique sur Internet pour les quotidiens nationaux. Entre

l'adoption du tout gratuit sur le web et le maintien d'une offre payante sur un support papier de

plus en plus délaissé par les consommateurs d'information, les dirigeants des sociétés éditrices

de quotidiens nationaux n'ont pas su appréhender l'ampleur des changements qui s'imposaient

à eux.

82

Annexes Annexe n°1 : « Le marché publicitaire français »

Chaque année, l’Institut de recherches et d’études publicitaires (IREP) publie « Le marché

publicitaire français », une évaluation des recettes publicitaires nettes des médias qui

comprend les commissions de régies ainsi que les petites annonces, remises déduites. L’IREP

présente ces résultats avec ceux de France Pub, une étude réalisée par le groupe Hersant

Média, qui prend en compte la totalité des investissements nets des annonceurs sur l’ensemble

des vecteurs de communication.

Annexe n°2 : entretien avec Jean-Marie Charon en date du 25 mars 2011

Cette rencontre a eu lieu à l'issue des Entretiens de l'information, organisé par le spécialiste

des médias dans les locaux parisiens de l'ENA.

Annexe n°3 : entretien téléphonique avec Patrick Eveno en date du 27 mai 2011

Annexe n°4 : présentation de l'étude Xerfi France sur « La presse gratuite à

l'horizon 2015 »

Dans cette étude publiée en février 2012, le groupe Xerfi souligne « la nécessité de renouveler

les modèles économiques arrivés en bout de course. »

Annexe n°5 : étude sur l'analyse des coûts d'impression de la presse quotidienne

nationale, gratuite et payante

Cette étude, dont les résultats ont été publiés en mai 2011, a été commandée par la DGMIC au

cabinet de conseil Performance Manager Partner (PMP).

Annexe n°6 : Extrait de l'édition 2010 de l'étude « Innovations in newspapers »

Cabinet de conseil auprès des médias, l’Innovation International Media Consulting Group

publie chaque année un rapport pour le compte de la World Association of Newspapers and

News Publishers (WAN-IFRA). Le graphique est extrait de l'analyse produite par Juan Senor,

consultant à Innovation International, intitulée « how to transform a linear paper-centric

newsroom into a fully integrated information engine ».

Annexe n°7 : article « Reinventing the newspapers »

Cet article a été publié dans le dossier spécial « Industrie des médias » dans la revue The

Economist le 9 juillet 2011.

Annexe n°8 : graphique représentant le schéma organisationnel d'une entreprise de

presse

Extrait de l'article « Marketing and ad sales in a multimedia world » du rapport publié par

Innovation International.

Annexe n°9 : Les sources du trafic généré sur le site Le Plus selon Médiamétrie

83

Annexe n°1 – Extrait de l'étude Le Marché Publicitaire Français

84

Annexe n°2 – Entretien avec Jean-Marie Charon, le 25 mars 2011

En quoi les recapitalisations se présentent-elles comme des solutions adéquates à la crise

de la presse quotidienne nationale ?

La dégradation économique est ancienne. Le Monde est fortement déficitaire et souffre d’un

endettement conséquent. Pour Libération, c’est la même chose : avant la recapitalisation, le

journal souffrait d’un fort endettement et accusait des pertes annuelles considérables. En ce

qui Le Monde, les obligations émises étaient convertibles en actions. L’échéance était proche

et les détenteurs des obligations allaient bientôt devenir actionnaires du journal. Ainsi, dans

une volonté de maîtriser l’actionnariat, la recapitalisation a été lancée. Parallèlement, Le

Monde doit trouver une solution à son problème d’imprimerie et doit investir. Par conséquent,

la recapitalisation se présentait non pas comme la solution adéquate mais comme la moins

pire.

La recapitalisation des journaux n’est pas une solution suffisante pour tenter de sortir de la

crise. Il faut réinvestir dans le système d’impression. Le Monde devrait renégocier avec Le

Figaro. Il faut également investir dans les médias numériques et employer de nouveaux

journalistes, des développeurs et des designers. La presse quotidienne nationale doit attirer

des compétences numériques et réinventer le média imprimé au moyen notamment de la

recherche et du développement.

Le système d’imprimerie numérique apparaît comme une solution envisageable pour la presse

quotidienne nationale. Il s’agirait de produire des quotidiens modulaires c'est-à-dire, de

pouvoir sortir deux exemplaires qui n’auraient pas la même structure. Il s’agit donc d’adapter

l’offre à la demande des abonnés en se rapprochant de leurs caractéristiques (âge, genre,

CPS). Proposer une offre mieux adaptée aux abonnés, c’est indirectement proposer un

meilleur service aux annonceurs, car cela revient à requalifier l’audience. Néanmoins, cette

technique demande de lourds investissements, d’où la nécessité de trouver les capitaux

nécessaires. Par ailleurs, il n’est pas certain que les recapitalisations récentes permettent

d’aboutir à ce système : les nouveaux actionnaires des journaux de PQN n’ont pas une vision

claire de ce type d’échéances. Ils n’ont pas une vision stratégique de l’évolution de la PQN.

Ils raisonnent simplement en termes de compétitivité/coûts : comment présenter un produit de

qualité en réduisant les coûts de production ?

En 1995, Libération se lance sur le web avec un projet inventif. Aujourd’hui, parmi les

premiers sites d’actualité, on ne retrouve pas Libération mais 20 Minutes, Le Parisien, Le

85

Figaro ou encore Le Nouvel Observateur. Un média généraliste qui décide d’investir sur le

web a besoin de capter des recettes publicitaires et de faire de l’audience. Or, ce n’est pas le

cas de Libération qui n’engage pas assez d’investissements. Pour cela, il faut revenir sur les

avancées technologiques et augmenter la diffusion du journal. Il faut procéder à de nouvelles

embauches et faire appel à des journalistes capables de travailler sur le multimédia et le

papier. Le journal doit avoir recours à des personnes créatives mais aujourd’hui, les fonds

manquent aux rédactions pour embaucher.

En ce qui concerne Le Figaro, le groupe a explosé à la mort d’Hersant. Très endetté, il a été

démantelé et il était nécessaire de trouver un nouvel actionnaire de tête. Le modèle

économique du titre reposait sur les petites annonces. Ce modèle a donc subi de plein fouet la

crise qui a touché les petites annonces, en particulier à cause de l’avènement de l'Internet et

des gratuits. Le Figaro s’est donc lancé dans la création de sites spécialisés. Cependant, le

chiffre d’affaires des sites d’annonces est bas car les autres journaux ont emboîté le pas au

Figaro. Par conséquent, le chiffre d’affaires du Figaro provenant des petites annonces a été

divisé par dix. La rentabilité du web ne représente, dans ce contexte, qu’une masse financière

faible. En contrepartie, l’édition papier du Figaro coûte cher à produire, notamment à cause

de la pagination qui est abondante. Mais je ne m’inquiète pas trop pour ce titre : ses

actionnaires sont prêts à l’accompagner dans son développement.

Les recapitalisations risquent-elles de conduire à une concentration de quelques grands

groupes de presse ? Si oui, cette concentration représente-t-elle une menace pour la

diversité de la presse d’information générale et politique ?

Contrairement à Patrick Eveno je ne pense pas que ce soit possible en PQN, même si c’est

une éventualité en PQR. Les actionnaires de la PQN sont motivés par l’identité de chaque

titre. Par exemple, si Rothschild était amené à céder Libération, ce ne serait certainement pas

à Dassault. Le problème de la concentration vient du fait que les journaux soient liés à des

activités extérieures à celle de la presse et soumis à des logiques contradictoires. C’est en

partie pour cette raison qu’il y a un risque d’explosion du capital du Monde. Nous sommes

dans l’incertitude quant aux successeurs de Pierre Bergé et nous ne sommes pas non plus

certains que Pigasse reste longtemps au capital. Quant à Niel, il semble être très

interventionniste sur les contenus et risque se heurter aux journalistes. Il y a donc un risque de

dépendance des quotidiens vis-à-vis des actionnaires dont les logiques industrielles se situent

dans des domaines proches de l’information. En Allemagne, les grands éditeurs appartiennent

à des fondations tandis que les groupes d’édition sont autonomes. En France ce n’est pas le

86

cas. C’est pour cette raison que le journal Les Echos avaient entamé une grève lorsqu’il était

question que le titre soit racheté par LVMH. En France, le financement par les fondations est

très peu probable car ce c'est contraire à la tradition. Ce n’est pas quelque chose qui est entré

dans les mœurs comme c’est le cas en Allemagne où aux Etats-Unis, où on finance par ce

biais le journalisme d’investigation. Ce sont des pays où les universités et la recherche

dépendent déjà des fondations. Par ailleurs, en France, il existe des obstacles législatifs à ce

type de financement : la loi oblige qu’il y ait un représentant de l’Etat à la tête des fondations.

Or, ceci poserait naturellement un problème d’éthique dans le cas de la presse.

Faut-il revoir le système des aides à la presse qui ne vont pas directement dans les

caisses des journaux mais aux imprimeries, à la Poste, à la SNCF ou encore à l’AFP ?

Il y a déjà le système d’aide à la modernisation, financé par le 1 % qui vient du secteur du

hors-médias. Ce fond d’aide est destiné à financer des investissements techniques. L’aide à

l’investissement dans le numérique a également été renforcée à l’issue des Etats généraux de

la presse écrite, tout comme l’aide destinée aux activités de portage. Des fonds importants

sont donc déjà soulevés. Il n’est pas nécessaire de créer de nouvelles aides. Il faut simplement

redéployer le système existant en augmentant le volume des aides destinées à la presse

d’information générale et politique, alors que la plupart de ces aides vont à la presse magazine

et à la presse professionnelle : c'est notamment le cas du taux de TVA à 2,1 %. En octobre

2010, le rapport Cardoso suggère de repenser le système d’aides : celles-ci sont dispersées par

une multitude de canaux au lieu d'être affectées à des titres prioritaires. On parle d'ailleurs de

« saupoudrage ». L’idée serait d'attribuer les mêmes sommes à des entreprises en fonction de

la qualité de leurs projets. Ce système paraît intellectuellement intéressant, mais il oblige

l’Etat à sélectionner des titres et pas d’autres. Or, un tel mode opératoire entrainerait une

suspicion de partialité. Si l’autorité de la concurrence de Bruxelles n’a jamais attaqué le

système d’aides français, c’est parce que les critères de sélection étaient impartiaux. Nous

risquerions donc de nous attirer les foudres de Bruxelles avec ce genre de pratiques.

En France, la PQN doit faire face à un problème qui est double : la mutation vers l'Internet et

la crise dont elle souffre depuis longtemps. Les versions imprimées sont de moins en moins

rentables à cause des coûts de fabrication et de distribution et on va vers une disparition

d’ici 2020. Deux solutions s'offrent à elle. Soit elle saute une étape et passe directement au

numérique, comme l’a fait le journal La Presse au Canada qui a récemment annoncé que d’ici

un an, elle passerait uniquement au numérique. Une hypothèse également envisagée par

20 Minutes. Dans ce cas, la PQN devra créer une information à valeur ajoutée sur le

87

numérique. La PQN peut aussi faire le choix d’une articulation entre le numérique et

l’imprimé mais alors la version imprimée serait moins volumineuse.

Quelles sont les répercussions des Etats généraux de la presse écrite ?

Le statut d’éditeur en ligne a été créé le 12 juin 2009 sous conditions : il faut employer au

moins un journaliste et actualiser régulièrement le site pour bénéficier de ce statut. Ce dernier

permet aux entreprises de presse en ligne de bénéficier de l’aide à la modernisation numérique

et du taux de TVA à 2,1 %. Or, l’autorité de régulation de la concurrence de Bruxelles estime

que la presse en ligne n’est pas de la presse à proprement parler mais une activité relative au

secteur des Télécoms.

Les Etats généraux de la presse écrite avaient pour objectif de parvenir à un accord social

visant à limiter le nombre d’ouvriers travaillant dans l’imprimerie ainsi qu'à un accord de

distribution. Or, ils n’ont pas réglé ce problème. Ils ont simplement permis d’accroître les

aides au portage, l’aide à la modernisation technique et l’aide à la distribution. Le volume des

aides qui existaient déjà a été multiplié par trois pour une durée de trois ans. L’échéance

approche. Si rien n’est fait et que la situation redevient comme avant, alors ceux qui ont

développé des activités de portage depuis trois ans ne pourront pas survivre. Et on ne sait pas

ce que deviendra Presstalis ?

Que pensez-vous de la proposition de Laurent Joffrin et de Nathalie Collin faite au

SPQN en juin 2010 de taxer les FAI ?

L’autorité de régulation de la concurrence ne sera jamais d’accord pour que les quotidiens

soient financés par leur premier concurrent. Aujourd’hui, le débat est déjà lancé pour savoir si

c’est légal ou non de financer la télévision publique en taxant les FAI : 10 % du chiffre

d’affaires de la PQN provient déjà des aides. On ne peut décemment pas continuer à financer

la presse écrite par des taxes. Les internautes semblent prêts à payer pour financer des médias

d’investigation, ce qui signifie que le modèle économique de Médiapart fonctionne. Mais les

internautes ne seront pas prêts à payer pour financer un pure-player d’information générale et

politique alors que tous les autres sont gratuits. La priorité pour la PQN est de retrouver des

lecteurs et des annonceurs. Les annonceurs ont l’impression que la presse écrite est un média

vieillissant. Aux Etats-Unis, c’est la même chose : la presse quotidienne a perdu 20 % de son

chiffre d’affaires publicitaire en 2010. Le prix de vente des quotidiens a augmenté alors que le

succès de la presse quotidienne américaine résidait justement dans un prix de vente assez bas.

L'audience devrait donc encore diminuer.

88

Annexe n°3 – Entretien téléphonique avec Patrick Eveno, 27 mai 2011

D’où vient cette idée que presse et industrie sont des réalités contradictoires ? Cette

vision dichotomique à la française est-elle à l’origine de la crise de la presse écrite en

France ?

L’expression « les saltimbanques s’opposent aux géomètres » correspond parfaitement à la

situation dans laquelle se trouvent les journalistes vis-à-vis des industries culturelles. Les

comptables de l'industrie savent reconnaître un processus industriel mais les producteurs de

contenus (artistes ou journalistes), qui ont par ailleurs un appétit pour l'argent, éprouvent un

profond mépris envers ceux qui le détiennent. En France, les saltimbanques ont gagné à la

Libération mais ils ont vu naître une presse non rentable, destinée à remplir une mission

d’intérêt général politique. Dans les autres pays du monde, la presse a la double mission :

celle de rendre service à la démocratie et celle de gagner de l’argent. Tant que la presse était

seule, ce modèle a fonctionné mais c’est devenu plus difficile depuis l’apparition de l'Internet

même depuis les années 1970 au moment où la télévision s'est démocratisée.

Les recapitalisations risquent-elles de conduire à une concentration de quelques grands

groupes de presse ? Si oui, cette concentration représente-t-elle une menace pour la

diversité de la presse d’information générale et politique ?

Les recapitalisations n’ont servi à rien, si ce n’est à tramer du capital. Elles n’ont servi qu’à

maintenir la presse quotidienne dans un état de survie, tout comme le font depuis des années

les aides allouées par l’Etat. Il aurait fallu investir dans le rédactionnel et produire un contenu

en adéquation avec l’intérêt du lecteur. Or, le comportement des journalistes est critiqué et

critiquable. Le Monde ne fournit pas assez de longs papiers. Il faudrait augmenter la

pagination et faire de vrais suppléments magazines de fin de semaine. L’Allemagne, l’Italie,

l’Espagne et l’Angleterre ont accru la masse de papier fournie aux lecteurs au XXe siècle. Il

n’existe une concentration que dans le cas de la PQR qui est un peu plus regroupée. Mais il

n’existe pas de concentration dans la PQN qui, quant à elle, n'est pas assez concentrée. Or,

une plus grande concentration permettrait de dégager des synergies entre les différentes

parties du système de production. L’Allemagne possède de grands groupes de presse, tout

comme l’Angleterre avec l’empire de Rupert Murdoch, ou encore l’Italie qui fait état de deux

grands groupes de presse. Mais les journalistes croient que la concentration est dangereuse

pour leur indépendance. Or, s’ils ne sont pas indépendants, c’est qu’ils ne le veulent pas.

89

J’ai participé aux Etats généraux de la presse écrite : les patrons de presse, les journalistes et

les ouvriers du Livre réagissent bien trop lentement pour faire face aux enjeux qu’impose

l'Internet.

La PQN doit encourager des synergies entre le support web et le support papier, à

l’image du Wall Street Journal. Mais concrètement, quelles formes peuvent prendre ces

synergies ?

Premièrement, maintenir des rédactions séparées est une aberration. Quand on vend le même

produit sous la même marque, il faut se réunir. Bien qu’il y ait certaines divergences entre un

article édité sur le support papier et un article édité sur le web, il s'agit du même produit, du

même contenu et de la même marque. Il ne faut pas en arriver à supprimer le papier. La

rédaction doit travailler indifféremment pour les deux supports et c’est à la direction de la

rédaction d’orienter les journalistes vers un support plutôt que l'autre en fonction de l’urgence

du sujet. Pour les présidentielles, Le Monde va regrouper la rédaction politique du web et du

papier : c’est une bonne chose mais ce n’est pas suffisant. La rédaction du futur sera

indifférenciée. Ce sont les éditeurs qui doivent produire un travail différent, pas les

rédacteurs. Le rédacteur ne devrait même pas savoir pour quel support il produit quand on

l’envoie faire un sujet.

Faire le pari du retour aux articles de fond n’est-il que l’apanage des entreprises de

presse familiale, comme le groupe New York Times auquel appartient l’International

Herald Tribune ? Est-il envisageable de voir de Rothschild valider un tel changement de

contenu éditorial pour Libération ?

Il faut avant tout positionner son journal en fonction du public qu’on cherche à conquérir. Les

articles de fond sont des papiers à destination de journaux haut de gamme qui ciblent une

clientèle haut de gamme. Les trois nouveaux investisseurs du Monde ne connaissaient pas

presse avant d’y investir et ils se sont leurrés sur la possibilité de retrouver rapidement une

rentabilité. La plupart des nouveaux actionnaires de la presse écrite nationale n’ont pas investi

pour permettre aux titres de gagner de l’argent, mais pour gagner de l’influence.

90

Annexe n°4 – Présentation de l'étude La presse gratuite à l'horizon 2012

91

92

Annexe n°5 – Etude commandée par la DGMIC à Performance Manager Partner

93

94

95

Annexe n°6 – Extrait de l'étude Innovation in newspapers : 2010 report

96

Annexe n°7 – Extrait du dossier spécial Industrie des médias,

The Economist, 9 juillet 2011

97

98

99

Annexe n°8 – Schéma organisationnel préconisé par Innovation

International dans Innovations in newspapers : 2010 report

100

Annexe n°9 – Les sources de trafic du Plus en avril 2012

Source : Médiamétrie.

101

Bibliographie

Ouvrages

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Dunod, Paris, 2009.

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trompeur…, Les Carnets de l’Info, 2006.

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N. Sonnac, « L'économie de la presse : vers un nouveau modèle d'affaires », L’économie du

journalisme, Les cahiers du journalisme, n° 20, automne 2009.

A. Thibaudet, « Réflexions », La nouvelle revue française, 1er

septembre 1934.

L’économie de A à Z, hors-série poche n°40 d’Alternatives Economiques, septembre 2009.

Dossier spécial « Industrie des médias », The Economist, 9 juillet 2011.

« Réinventer la presse », Courrier International, 29 septembre 2011, p. 19.

102

Articles de presse et publications

J-M. Charon, « Le problème numéro un des journaux, c'est leur inadéquation à la demande du

lecteur », Les Echos, 19/11/2008.

J-M. Charon, « De grands groupe de presse sans vision éditoriale, ça ne marche pas ! »,

Télérama.fr, 14/01/2009.

R. Chittum, « The NYT paywall is out of the gate fast », Cjr.org, 22 juillet 2011.

P. Cohen, « Pourquoi Dassault n’a pas racheté le Parisien » dans Marianne, 10 novembre

2010.

D. Denuit, « Le Monde engage un tournant historique », Lefigaro.fr, 03 juin 2010.

J. Dussueil, « Le Monde fusionne ses régies et passera dans le vert en 2011, selon Matthieu

Pigasse », Stratégies.fr, 24/05/2011

Anne Feitz, « Presstalis peine à boucler son financement », LesEchos.fr, 26 mars 2012.

J-P. Gonguet, « Presstalis au bord du dépôt de bilan », LaTribune.fr, 23 avril 2012.

A. Gaillard, « Le Figaro a choisi la WAN-IFRA pour l'accompagner dans la fusion de ses

rédactions », Graphline.com, 7 octobre 2011.

P. Haski, « Le Monde va faire la grève des contenus pour LeMonde.fr », Rue89.com, 23

novembre 2009.

L. Kirchner, « John Paton’s big bet”, Columbia Journalism Review, juillet août 2011.

A. Michel, « Matthieu Pigasse : Le banquier que l'on s'arrache », dans Le Monde, 19 octobre

2006.

M. Pellaggi, « Taxer les FAI pour financer la presse, une mauvaise réponse à une vraie

question », site Internet de Télécoms, Média &Pouvoir, 17/06/2009.

B. Raphaël, « Everybody needs a journalist », Forbes.com, 31 mai 2012.

J. Sonderman, « New York Times website gains visitors despite paywall », Poynter.org, 17

octobre 2011.

Autres publications

Livre vert des Etats généraux de la presse écrite

Innovation in newspapers: 2010 world report, WAN IFRA

103

Etudes et statistiques

DGMIC

OJD

Xerfi France

Kantar Média

Sites Internet

www.senat.fr

www.legifrance.fr

Conférences et évènements

Entretiens de l'information, 25 mars 2011, INA Paris

Assises Internationales du journalisme, 8 au 10 novembre 2011, Poitiers

Conférence donnée au Groupe de Recherche pour l'Education et la Prospective (GREP) de

Toulouse le 27 novembre 2010

Liste des entretiens

Entretien avec Jean-Marie Charon le 25 mars 2011

Entretien avec Benoît Raphaël le 26 mars 2011

Entretien téléphonique avec Patrick Eveno le 27 mai 2011

Entretien avec Benoît Raphaël le 25 août 2011

Entretien avec Nicolas Demorand le 9 novembre 2011

Entretien avec Nadine Toussaint-Desmoulins le 9 novembre 2011

Entretien téléphonique avec Enguérand Renault le 31 mai 2012

Entretien téléphonique avec Michel Laurent le 1er

juin 2012

104

Table des matières

Introduction .............................................................................................................................. 1

Première partie - De la sous-capitalisation des entreprises de presse à leur

recapitalisation ....................................................................................................................... 10

Chapitre 1 - La sous-capitalisation de la presse quotidienne nationale .................................. 11

Section 1 - La PQN fragilisée par des causes structurelles ...................................................... 11

I. La presse se soustrait au fonctionnement traditionnel de l’industrie........................11

II. « Les saltimbanques contre les géomètres » ou le manque de concentration...........14

Section 2 - Des facteurs conjoncturels ajoutent aux difficultés de la PQN .............................. 21

I. Apparition et déclin de la presse gratuite ………………………….……………….21

A. Les gratuits d’abord considérés comme les fossoyeurs de la presse payante……..21

B. La disparition des gratuits ne renfloue pas les comptes de la presse payante……..22

II. Des coûts d’impression trop élevés………………………………………………..23

III. Les failles du système de distribution ……………………………………………26

Chapitre 2 - Les recapitalisations : les exemples du Figaro, du Monde et de Libération ...... 28

Section 1 - Le cas des journaux rattachés à des groupes de presse : Le Figaro et Le Monde .. 28

I. La recapitalisation de la Socpresse, société éditrice du Figaro et propriété de Serge

Dassault……………………………………………………………………………….26

A. L'ascension fulgurante de Serge Dassault à la tête de la Socpresse……………….29

B. Recapitaliser un quotidien pour gagner de l’influence et non pas de l’argent…….30

II. Le groupe Le Monde connaît deux recapitalisations successives…………………30

A. Le Monde de 1944 à 2005………………………………………..………………. 30

B. Une première recapitalisation en 2006 pour réduire le déficit cumulé……………32

C. Une seconde recapitalisation en 2010 contre la dispersion de l’actionnariat…..…34

Section 2 - Bien qu’il ne soit rattaché à aucun groupe de presse, le quotidien Libération

n'échappe pas à la recapitalisation……………………………………………………………36

105

Deuxième partie - A la recherche de nouveaux modèles économiques sur l’Internet ..... 41

Chapitre 1 - Les rédactions intégrées ...................................................................................... 42

Section 1 - Pour des rédactions numérique et imprimée réunies ............................................. 42

I. La fusion des rédactions : d’abord théorisée puis adaptée par les entreprises de

presse...………………………………………………………………………………..43

A. Une salle de rédaction organisée en deux unités : le modèle anglo-saxon ………..43

1. Présentation de l’organisation classique dans les journaux anglo-saxons….……...43

2. Un mode de fonctionnement adopté par le quotidien colombien El Tiempo……...44

B. Quid de la fusion des rédactions au Figaro, au Monde et à Libération ?.................45

1. La fusion des rédactions : des modèles théoriques d’organisation pure et parfait....45

2. Les entreprises empruntent aux différents modèles théoriques pour fusionner leurs

rédactions......................................................................................................................46

II. L’objectif de la fusion : la production de contenus toujours plus interactifs……...48

A. Quelques rappels sur le taux de pénétration des supports nomades et leur utilisation

………………………………………………………………………………………...49

B. Adapter le contenu au support……………………………………………………..50

1. Des narrations pleinement intégrées pour les tablettes ……………………………50

2. Les règles à respecter pour produire du contenu diffusé sur les tablettes……….....51

C. Les rédactions doivent également repenser leurs éditions imprimées : la refonte des

maquettes…………………………………………………………………………...…54

Section 2 - Monétiser le lecteur : de l'intégration du service marketing et de la régie

publicitaire dans la salle de rédaction aux nouveaux modèles économiques sur Internet ....... 57

I. L'intégration du service marketing et de la régie publicitaire dans les salles de

rédaction………………………………………………………………………………57

A. L'intégration du service marketing dans la salle de rédaction …………………….57

B. Des régies publicitaires intégrées………………………………………………….58

II. A la recherche de nouveaux modèles économiques sur Internet : la fin du tout

gratuit et les nouvelles sources de revenus en ligne…………………………………..59

A. Les rédactions abandonnent le modèle du libre accès et adoptent la formule

freemium……………………………………………………………………………...60

1. Mur payant contre libre accès……………………………………………………...60

106

2. La formule freemium : un juste milieu entre le mur payant et le libre accès………61

3. Le modèle d’accès intégral : permettre aux abonnés du support papier d'accéder aux

éditions numériques…………………………………………………………………..62

B. De nouvelles sources de revenus en ligne: clubs de lecteurs et boutiques en ligne.64

Chapitre 2 - De la nécessité pour les entreprises de presse d’intégrer leur audience à la

production et à la diffusion de l’information ........................................................................... 67

Section 1 - Les réseaux sociaux : sources d’information et canaux de diffusion .................... 67

I. Les réseaux sociaux comme nouvelles sources d’information……………………..67

II. Les réseaux sociaux : des médias à part entière…………………………………...68

A. La recommandation sociale………………………………………………………..69

B. La curation : une nouvelle mission pour le professionnel de l’information………72

Section 2 - L’utilisateur investit la production de l’information : l’User Generated Content . 73

I. Le déploiement des médias participatifs : Le Post et Le Plus………………………74

A. Le Monde fait partie des premiers à se lancer dans l’expérience du participatif….74

B. Le Plus : le média participatif du groupe Nouvel Observateur……………………75

II. Entre site d’information et média participatif : l’exemple du Huffington Post……77

A. Chronique d’un succès annoncé…………………………………………………...77

B. Le Huffington Post débarque en France en janvier 2012………………………….78

Conclusion ............................................................................................................................... 80

Annexes ................................................................................................................................... 82

Annexe n°1 - Le marché publicitaire français de l'IREP France Pub ...................................... 83

Annexe n°2 – Entretien avec Jean-Marie Charon, le 25 mars 2011 ........................................ 84

Annexe n°3 – Entretien téléphonique avec Patrick Eveno, 27 mai 2011 ................................. 88

Annexe n°4 – Présentation de l'étude La presse gratuite à l'horizon 2012 ............................... 90

Annexe n°5 – Etude commandée par la DGMIC à Performance Manager Partner ................. 92

Annexe n°6 – Extrait de l'étude Innovation in newspapers : 2010 report ................................ 95

Annexe n°7 – Extrait du dossier spécial Industrie des médias, The Economist, 9 juillet 2011 96

107

Annexe n°8 – Schéma organisationnel préconisé par Innovation International dans

Innovations in newspapers : 2010 report .................................................................................. 99

Annexe n°9 – Les sources de trafic du Plus en avril 2012 ....................................................... 10

Bibliographie .......................................................................................................................... 101

108

Résumé

En France, la presse quotidienne nationale est frappée par une crise particulièrement

virulente : précipitée par des facteurs conjoncturels comme l’apparition puis le déclin des

gratuits ou encore l’arrivée des nouveaux médias, la sous-capitalisation des journaux français

a des origines plus anciennes. Le maintien d’un système de distribution qui n’a pas évolué

malgré les bouleversements du secteur, l’absence de synergies en lien avec le manque de

concentration sont en cause. Or, la sous-capitalisation fragilise les entreprises dont la

rentabilité est déjà faible. Relevant de l’intérêt général et non de la commande publique, la

presse quotidienne nationale s’est soustraite au fonctionnement industriel classique depuis la

Libération : sa priorité n'était pas la rentabilité mais le maintien de la diversité d'opinion.

En raison de la concurrence introduite par les nouveaux médias, la rentabilité est désormais

une condition nécessaire à la survie des quotidiens nationaux. Pour les entreprises de presse la

recapitalisation se présente comme un impératif de survie. Le Figaro, Le Monde et de

Libération ont tous les trois procédé à des recapitalisations. Les sociétés éditrices utilisent ces

apports en capitaux pour éponger leurs dettes mais aussi pour trouver de nouvelles sources de

revenus. Ces dernières passent par une monétisation du lecteur qui consomme de moins en

moins l'information sur le support papier. Les entreprises de presse doivent donc produire des

contenus multimédias à destination des nouveaux supports. Pour ce faire, elles doivent opérer

un rapprochement de leurs rédactions imprimée et numérique. Elles peuvent pousser la

logique d'intégration jusqu'à installer le service marketing sur le même plateau que la

rédaction pour faciliter les échanges et permettre aux journalistes de produire du contenu en

adéquation avec les attentes du lecteur. Un lecteur devenu utilisateur, désormais associé au

processus de diffusion et de production de l’information, grâce à la recommandation sociale et

à la contribution sur les médias participatifs.

Mots clés

Crise de la presse – Recapitalisations – Fusion des rédactions – Le Figaro – Le Monde –

Libération