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Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest Identité et commémoration. La constitution d'un lieu de mémoire breton : la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier (XVIe-XXe siècles) Jérôme Cucarull Citer ce document / Cite this document : Cucarull Jérôme. Identité et commémoration. La constitution d'un lieu de mémoire breton : la bataille de Saint-Aubin-du- Cormier (XVIe-XXe siècles). In: Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest. Tome 106, numéro 4, 1999. pp. 99-127; doi : 10.3406/abpo.1999.4054 http://www.persee.fr/doc/abpo_0399-0826_1999_num_106_4_4054 Document généré le 22/05/2016

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Annales de Bretagne et des paysde l'Ouest

Identité et commémoration. La constitution d'un lieu de mémoirebreton : la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier (XVIe-XXe siècles)Jérôme Cucarull

Citer ce document / Cite this document :

Cucarull Jérôme. Identité et commémoration. La constitution d'un lieu de mémoire breton : la bataille de Saint-Aubin-du-

Cormier (XVIe-XXe siècles). In: Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest. Tome 106, numéro 4, 1999. pp. 99-127;

doi : 10.3406/abpo.1999.4054

http://www.persee.fr/doc/abpo_0399-0826_1999_num_106_4_4054

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RésuméL'étude de la manière dont la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, qui s'est déroulée en 1488 sur lesmarches de Bretagne, a abouti à la création d'un lieu de mémoire intimement lié à l'identité bretonne,permet de retracer le long processus de reconstruction d'une histoire. Deux étapes principalesmarquent cette évolution. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, le souvenir se base d'une part sur unerestitution érudite des faits historiques, qui permettent de déterminer précisément le lieu de la bataille,et d'autre part sur la réappropriation par la culture populaire régionale, par le biais du folklore et deslégendes. Puis, au XXe siècle, l'événement prend une dimension politique, servant de point deralliement au mouvement nationaliste en voie de structuration. La célébration de la bataille devientessentielle à cette identité reconstituée, ce qui se traduit par l'érection d'un premier monumentcommémoratif en 1926. Un culte à connotation militariste et revendicative a alors lieu chaque année.Après la seconde guerre mondiale, la célébration devient plus mesurée, sans pour autant diminuer laferveur autour de l'événement. En 1988, l'édification d'un second monument, dont l'organisationindique l'évolution des conceptions nationalistes, démontre l'actualité de cet événement pour l'identitébretonne.

AbstractThe fighting of Saint-Aubin-du-Cormier took place in 1488 on the border of Brittany. Its story led to thecreation of a memorial site closely linked to Breton identity. It helps to trace back the long process ofthe rebuilding of a story. Two main steps focus that evolution. Till the end of the 19th century thememory is based on a learned restitution of historical events which helps to locate for sure the site ofthe battle and on the other hand on the taking back by local and popular culture through folklore andlegends. Then in the XXth century, the event takes a political dimension and is a meeting point for thenationalist movement on the verge of structuration. The celebration of the fighting becomes essential tothat rebuilt identity, so a first memorial buiding is set up in 1926. Then a militarist and demandingcommemoration takes place every year. After word war II, the celebration is more moderate withoutwindling the faith around the event yet. In 1988, the edification of a second monument, whose erectionshows the evolution of nationalist conceptions, proves the accuracy of that event for Breton identity.

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Identité et commémoration

La constitution d'un lieu de mémoire

breton : la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier

(xvie-xxe siècles)

JÉRÔME CUCARULL

« Les pays rennais et nantais, pays frontière, sont des pays de luttes, de force, d'ardentpatriotisme breton.

Là ont lieu nos victoires, nos défaites nationales. C'est le pays qui nous est peut-être le plus cher,

parce que le plusarrosé du sang de nos ancêtres. » ' Maurice MARCHAL (1920)

L'étude de la manière dont la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, qui s'est déroulée en 1488 sur les marches de Bretagne, a abouti à la création d'un Heu de mémoire intimement lié à l'identité bretonne, permet de retracer le long processus de reconstruction d'une histoire. Deux étapes principales marquent cette évolution. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, le souvenir se base d'une part sur une restitution érudite des faits historiques, qui permettent de déterminer précisément le lieu de la bataille, et d'autre part sur la réappropriation par la culture populaire régionale, par le biais du folklore et des légendes. Puis, au XXe siècle, l'événement prend une dimension politique, servant de point de ralliement au mouvement nationaliste en voie de structuration. La célébration de la bataille devient essentielle à cette identité reconstituée, ce qui se traduit par l'érection d'un premier monument com- mémoratif en 1926. Un culte à connotation militariste et revendicative a alors lieu chaque année. Après la seconde guerre mondiale, la célébration devient plus mesurée, sans pour autant diminuer la ferveur autour de l'événement. En 1988, l'édification d'un second monument, dont l'organisation indique l'évolution des conceptions nationalistes, démontre l'actualité de cet événement pour l'identité bretonne.

The fighting of Saint-Aubin-du-Cormier took place in 1488 on the border of Brittany. Its story led to the création of a mémorial site closely linked to Breton identity. It helps to trace back the long process of the rebuilding of a story. Two main steps focus that évolution. Till the end of the 19th century the memory is based on a learned restitution of historical events which helps to locate for sure the site of the battle and on the other hand on the taking back by local and popu- lar culture through folklore and legends. Then in the XXth century, the event takes a political dimension and is a meeting point for the nationalist movement on the verge of structuration. The célébration of the fighting becomes essential to that rebuilt identity, so a first mémorial buiding is set up in 1926. Then a militarist and

SbibuothéS

OEUiN Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest, tome 106, n"4, 1999.

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JÉRÔME CUCARULL

demanding commémoration takes place every year. After word war II, the célébration is more moderate without ivindling the faith around the eventyet. In 1988, the édification of a second monument, whose érection shows the évolution of nationalist conceptions, proves the accuracy ofthat event for Breton identity.

Les « lieux de mémoire » constitutifs de notre identité culturelle sont complexes, « lieux-carrefours » où l'on rencontre à la fois une dimension historiographique, ethnographique, sociologique et politique l. Parmi les multiples formes dans lesquelles ils peuvent s'incarner, le monument aux morts est l'une des plus familières et des mieux étudiées 2. Mais on est loin d'y avoir encore intégré tous les lieux manifestant la singularité des cultures régionales. En Bretagne, où l'identité culturelle est particulièrement forte, les lieux symboliques sont multiples 3. À partir de l'évocation de la constitution et de l'évolution du souvenir de la bataille de Saint- Aubin-du-Cormier, qui s'est déroulée en 1488, nous avons voulu comprendre comment s'est faite la mise en place d'un lieu de mémoire, système cohérent de reconstruction du passé avec ses mythes et ses symboles sans cesse réactivés. Ce qui fait d'abord la cohérence de cette longue histoire c'est la charge idéologique dont ce fait reste porteur. L'enquête est malaisée à mener car les traces sont ténues et le plus souvent indirectes. 11 faut donc reconstituer un puzzle dont on ne possède plus tous les éléments.

Situons d'abord cette bataille dans son contexte historique. Elle est l'aboutissement de la «question bretonne» qui oppose royaume de France et duché de Bretagne depuis les années 1460 dans une succession de campagnes, généralement courtes, qui voient successivement l'un et l'autre camp prendre l'avantage 4. Les troupes rassemblées par le duc forment une armée hétérogène 5. Après la campagne de 1487 durant laquelle les Bretons reprennent du terrain, celle de 1488 va marquer l'écrasante supériorité française. Elle se concrétise le 28 juillet 1488 lors de la bataille qui se déroule non loin de Saint-Aubin-du-Cormier, entre Rennes et Fou-

1. Nora (P.), « Présentation », in Les lieux de mémoire, 1. 1, « La République », Paris, 1984, p. VH-VIII et XXIII-XXV.

2. Becker (A.), « Monuments aux morts après la guerre de sécession et la guerre de 1870-1871: un legs de la guerre nationale? », Guerres mondiales et conflits contemporains, juillet 1992, p. 23-40 ; Prost (A.), « Mémoires locales et mémoires nationales. Les monuments de 14-18 en France », idem, p. 41-50.

3. Des travaux récents ont réhabilité certains de ces lieux. Lagrée (M.), Roche (J.), Les tombes de mémoire. La dévotion populaire aux victimes de la Révolution dans l'Ouest, Rennes, 1992.

4. Pour plus de détails : Leguay (J.-P.), Martin (H.), Fastes et malheurs de la Bretagne ducale 1213-1532, Rennes, 1982; Cintré (R.), Les marches de Bretagne. Économie, guerre et société en pays de frontière XF/^-xV* siècles, Pornichet, 1992.

5. Sur les 10 à 12 000 hommes rassemblés, la plupart constituait d'une piétaille de peu de valeur. Les auxiliaires étrangers, au nombre de 5 000 (7 à 800 lansquenets allemands, 3 500 espagnols, gascons et béarnais, 700 volontaires anglais) étaient de meilleurs éléments mais contribuaient au manque de cohésion d'ensemble de l'armée.

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LA BATAILLE DE SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (XVle-XXe SIÈCLES)

gères. La défaite bretonne est totale, le bilan est lourd : 6 000 morts du côté breton, 1 200 du côté français 6. Sa portée est grande puisque, même si la Bretagne reste effectivement indépendante, personne ne s'y trompe : l'annexion n'est plus qu'une question de temps.

La constitution d'une mémoire

La première question que nous devons aborder est la manière dont le souvenir de la bataille s'est perpétué. Il y a en effet presque 450 ans entre l'événement et l'érection d'un monument commémoratif.

À la fin du XVe et au XVIe siècle, les premières descriptions de la Bretagne sont faites par des « savants », généralement liés au pouvoir royal français. Elles s'inscrivent dans un mouvement d'élaboration d'une représentation cohérente de l'espace français 7. La vraisemblance est prisée plus que la réalité et l'essentiel reste la conformité à un type ou à un stéréotype, même si la cohérence apparente ne coïncide avec aucune réalité 8. Dans le cadre de cette normalisation, la défaite de Saint-Aubin- du-Cormier est d'autant plus essentielle qu'elle est considérée comme la fin d'un particularisme et d'une indépendance politique. Les historiens bretons qui écrivent à la charnière des XVe et XVIe siècles, Bouchart, Le Baud et d'Argentré considèrent qu'après 1488 la Bretagne est un pays conquis 9 et ceci ne fera qu'être repris et amplifié par la suite 10. L'opinion bretonne courante, résumée par Léon Séché en 1886, affirme que la bataille « est peut-être le fait le plus considérable de l'histoire de la Bretagne » car elle marque véritablement la fin de l'indépendance politique du duché breton, préparatoire à la réunion à la France n. Ce n'est pas une opinion différente qu'exprime à la même époque Arthur de La Borderie, pour qui elle représente une « sombre mêlée » et qui ajoute, avec des

6. Ces informations, unanimement reproduites, ne sont pas exemptes de critique. On peut en effet émettre un doute sur la précision des chiffres donnés à l'époque par le chroniqueur Bouchart et se demander s'il n'y a pas là un gonflement à visée politique.

7. Corbel (A.), La figure du gallo, identité et représentation de la Haute-Bretagne, thèse de troisième cycle en sociologie, Université de Paris X Nanterre, 1984, vol. 1, p. 142-143. Selon Citron (S), « tant en Occitanie qu'en Bretagne, le modèle « français » d'assimilation fonctionnait par en haut », in Le mythe national. L'histoire de France en question, Paris, 1989, p. 233.

8. Crubellier (M.), La mémoire des Français. Recherches d'histoire culturelle, Paris, 1991, p. 9-10.

9. C'est ce que montre Philippe (D.), L'Histoire en Bretagne du XIVe au XVIe siècle ou la défense de l'identité, thèse de doctorat, Brest, 1988; « Pierre Le Baud ou le modèle princier », Bulletins et mémoires de la Société archéologique d'Ille-et-Vilaine, tome Cil, 1999, p. 201-223.

10. Pour M. de Rojoux, qui écrit L'histoire des Rois et des Ducs de Bretagne en 1829, « la Bretagne, après 1000 ans, cessait de former un État indépendant ».

11. SÉCHÉ (L), « La bataille de Saint-Aubin-du-Cormier », Revue illustrée de Bretagne et d'Anjou, 1886, p. 316.

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termes exprimant un certain détachement, que « toute la puissance de la Bretagne avait été défaite (...) l'indépendance devait sombrer sans retour 12 ». Cette intervention est lourde de sens car, au-delà de son domaine propre de recherche, il est « l'historien bretoniste par excellence », avec un engagement marqué I3. De ce point de vue, on peut très tôt affirmer que Saint-Aubin-du-Cormier est « célèbre dans l'histoire 14» et même connue de « tous » les Bretons I5.

Le souvenir de la bataille va par conséquent contribuer à forger l'identité de la région et servir de relais à une prise de conscience plus large, celle de la Bretagne en tant que province disloquée par une volonté politique. 11 est un point d'articulation autour duquel tournent des thèmes plus vastes qui le dépassent largement. Il fait partie des jeux sur la frontière 16 et l'Histoire en est un des vecteurs essentiels 17. On y retrouve la dialectique qui supporte l'interrogation autour de l'État-nation, entre l'insertion et la soumission totale à l'entité globale d'une part, et la spécificité outrancière qui empêche de poser des passerelles avec la culture dominante d'autre part 18.

Mémoire et Histoire. La construction d'une vérité historique Plusieurs historiens ont souligné l'opposition quasi structurelle qui a

été entretenue entre Histoire et Mémoire, la première étant reconstruction intellectuelle sur des bases scientifiques, la seconde étant remodelée par les groupes qui l'entretiennent 19. La mémoire tente néanmoins de puiser dans l'Histoire une justification de la cause qu'elle défend. Elle est alors constituée de « faisceaux de souvenirs communs, plus ou moins bien digérés, entretenus, aimés, plus ou moins cohérents, antérieurs ou parallèles à l'élaboration des historiens de métier20». C'est la deuxième génération du souvenir, qui, après avoir lentement rompu les liens avec le

12. La Borderie (A. de), La Bretagne aux derniers siècles du Moyen Âge (1364-1491). Résumé, du cours d'histoire professé à la faculté des lettres de Rennes en 1892-1893, Rennes, 1893, p. 247.

13. Guiomar (J.-Y.), Le Bretonnisme. Les historiens bretons au XIXe siècle, Mayenne, 1987, p. 175, 180*7.

14. Manuscrit d'une notice sur la Bretagne tirée des Étrennes Bretonnes de 1755, p. 45 (Archives départementales d'Ille-et-Vilaine [AD1V], IF 1018).

15. C'est ce qu'affirme Ogêe (J.), Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne, nouvelle édition par A. Marteville et P. Varin, Rennes, 1853, p. 699.

16. La sociologie apporte sur cette question un éclairage tout à fait intéressant. Corbel (A.), La figure du gallo..., op. cit., vol. 1, p. 232-233.

17. « En Bretagne, à la caution apportée par la géographie s'ajoute celle de l'immémorial. Les frontières de la Bretagne s'enracinent dans la plus profonde histoire de la province ». Philippe (D.), L'Histoire en Bretagne du XIVe au XVIe siècle..., op. cit., p. 361.

18. C'est l'argumentation de Citron (S.), Le mythe national..., op. cit. ; Corbel (A.), La figure du gallo..., op. cit., vol. 1, p. 193-204.

19. Nora (P.), « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux», op. cit., tome 1, p. XIX-XX ; Le Goff (J.), Histoire et mémoire, Paris, 1988, p. 1 70.

20. Crubeluer (M.), La mémoire des Français..., op. cit., p. 7.

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LA BATAILLE DE SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (XVIe-XXe SIÈCLES)

passé, commence à le reconstruire en le rendant crédible. Malgré tout, le souvenir reste partiel et souvent partial.

Jusqu'à l'aube du XXe siècle, c'est le recours à l'historiographie qui fournit l'essentiel des renseignements, puisque la bataille de Saint-Aubin est rapportée « dans toutes les histoires de France et de Bretagne21 ». Au XIXe siècle, le développement des travaux historiques en Bretagne tente de contrer celui de l'idée de nation française 22. La critique historique, liée au renouveau de la discipline, est appliquée à l'événement, afin d'en retrouver les détails et les insérer dans une trame historique scientifiquement cohérente. Même si la question des rapports entre la France et la Bretagne motive peu d'études 23, la conservation, plus ou moins volontaire et consciente, de confusions et (ou) d'inexactitudes est réelle.

L'événement en lui-même est d'ailleurs mal connu. La question de la fiabilité des sources se pose. Cependant, au siècle dernier, La Borderie a réhabilité ces documents, affirmant que « Alain Bouchart vivait au temps de cette bataille et a recueilli ses informations de la bouche des personnages français et bretons qui y avaient pris part. D'Argentré naquit en 1519, mais pour la bataille de Saint-Aubin, il suit une relation contemporaine, aujourd'hui perdue, qui avait été dressée sous les yeux de la duchesse de Bretagne, en octobre 1488 24».

Ensuite, la situation semble plus discutable. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les bénédictins jouent un rôle essentiel dans l'écriture de cette histoire. Dom Morice, qui publie son Histoire de Bretagne de 1742 à 1750, a longuement relaté la bataille mais, aux dires de La Borderie, « cet écrivain, tout en puisant aux vraies sources, a, selon son habitude, apporté peu de critique dans leur examen ». Dom Lobineau, en 1707, s'est « borné à

21. OgêE (J.), Dictionnaire historique..., op. cit., p. 699-700. 22. Nicolas (M.), Histoire du mouvement Breton, Paris, 1982, p. 47-51. 23. On a en effet calculé que ce sujet ne représente que 6 % de la production d'articles

sur la Bretagne médiévale. Ce sont plutôt les rapports que la Bretagne entretient avec l'empire carolingien qui dominent. C'est à cette période que la Bretagne est véritablement considérée comme indépendante. C'est en effet une époque glorieuse appréciée par les historiens pour les victoires bretonnes face aux armées franques. Le Dé (P.), La perception du Moyen Âge par les historiens bretons de la seconde partie du XIXe siècle, mémoire de maîtrise, Université de Rennes II, 1989-1990, p. 19. Cette recherche s'inscrit néanmoins dans une Interrogation plus large sur les racines bretonnes, cf. Guiomar (J.-Y.), Le Bretonnisme..., op. cit.

24. La Borderie (A., de), La légende du souper de la Tremoille après le bataille de Saint- Aubin (28 juillet 1488), Paris, 1887, p. 15. L'existence de ce document était connue par les érudits du siècle précédent, par exemple l'abbé Irai!, Histoire de la réunion de la Bretagne à la France, Paris, 1764, 1. 1, p. 137-138 : « Ces mémoires perdus pour la postérité, étaient un morceau d'histoire que n'eussent point désavoué les meilleures plumes, et dans lequel on retrouvait toute l'élévation de son âme et toute la bonté de son génie ». Pour Dominique Philippe, « compte tenu de sa démarche, Alain Bouchart se révèle davantage « historien », au sens moderne du terme, que ses prédécesseurs ». Cela n'empêche pas qu' il falsifie certains documents pour adapter son récit à l'idée qu'il se fait de la Bretagne (in L'Histoire en Bretagne du XIVe au XVIe siècle. ..,op. cit., p. 62, 300).

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reprendre le récit de d'Argentré ». La situation est similaire au début du XIXe siècle. Daru, dans un ouvrage rédigé en 1826 à partir de compilations, n'apporte aucun élément nouveau 25.

En plus des problèmes proprement épistémologiques, l'obscurcissement est renforcé par les débats qui s'y greffent. Assez rapidement, naît une polémique au sujet du lieu de la bataille. C'est là un obstacle essentiel pour la création du « lieu de mémoire », car sans consensus il ne peut prendre consistance, et devenir un symbole intangible, voire atemporel.

Les historiens ont d'abord pensé que la bataille avait eu lieu près de Vieux-Vy-sur-Couesnon, à une douzaine de kilomètres au nord-est de Saint-Aubin, tel Gaschignard en 1773 26. Malgré le développement des connaissances et les mises au point convaincantes de La Borderie, le doute subsiste encore au début du XXe siècle. En 1906, l'historien Barthélémy Pocquet du Haut Jussé, président en exercice de la Société Archéologique d'Ille-et-Vilaine, essaye de déterminer l'emplacement de la bataille et les routes suivies par les deux armées. Selon lui, « l'armée campa à Orange près de Vieux-Vy et se rendit de là à Saint-Aubin. L'armée française partit de Fougères ; passa t-elle par Saint-Aubin ou suivit-elle une route plus au nord par Saint-Hilaire, Saint-Ouen et Mézières ? telle est la question encore discutée aujourd'hui ». D'après une lettre du roi Charles VIII, retrouvée par La Borderie, il conclut que l'armée française a dû s'arrêter à Saint-Aubin avant la bataille et pense qu'elle a eu lieu sur une lande encore appelée « lande de la Rencontre 27 ». Quelques années plus tard, Charles Filly exprime un avis différent, estimant que l'action n'eut lieu qu'à 10 kilomètres de Saint-Aubin, au village d'Orange en Vieux-Vy- sur-Couesnon, reconnaissant toutefois que « peu d'historiens s'accordent sur l'emplacement exact de la bataille 28 ».

La question n'est pas une simple querelle d'érudition. Elle prend une valeur symbolique que traduisent certains textes : « nos neveux, en un mot, doivent savoir où fut décidée un jour la grande question de leur nationalité ; et le voyageur ne peut fouler cette terre sans savoir de quels faits elle a été jadis le théâtre (...). Nous avons donné à la recherche de ce

25. E. Soula estime qu'une partie de cette obscurité provient du fait que les récits de l'événement sont d'origine bretonne : « réflexions sur la bataille de Saint-Aubin-du- Cormier », Bulletin de la société archéologique d'Ille-et-Vilaine, t. 80, 1988, p. 39. Selon Guiomar (J.-Y.), « les ouvrages consacrés à l'histoire de la Bretagne qui paraissent dans les trois premières décennies du XIXe siècle ne font guère qu'exploiter les travaux du XVIIIe siècle, ils émanent donc d'auteurs qui, sans avoir eux-mêmes une véritable pratique d'historiens, s'attachent à répondre aux goûts croissants du public pour le passé breton » (in Le bretonisme..., op. cit., p. 28).

26. Gaschignard (E.), Histoire de Bretagne par demandes et par réponses, Rennes, 1773, p. 285.

27. Procès-verbal de la séance de la Société Archéologique d'Ille-et-Vilaine du 10 juillet 1906.

28. Article de journal sans référence conservé aux AD1V sous la cote IF 1694.

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point historique un soin extrême. Bretons, nous comprenons que d'autres Bretons désirent méditer sur le champ de bataille qui les a faits français, en dépit de l'Angleterre, dont peut être ils fussent plus tard devenus la proie. Tout en regrettant leur vieille nationalité, les vainqueurs d'Auster- litz, d'Iéna, de Marengo, des Pyramides, d'Ulm, de la Moskowa, pourront- ils y regretter de n'avoir pas été un jour les vainqueurs heureux de Waterloo 29 ! ». Ainsi, les amalgames permettent de construire une filiation historique logique entre ce combat lointain et les combats plus récents qui ont contribué à forger l'identité nationale.

Outre l'établissement des faits véritables pour donner de la crédibilité à l'événement, des jugements de valeur, qui trahissent le parti pris de leurs auteurs, viennent émailler certains de ses récits. Le plus souvent, on ne possède qu'une simple narration d'apparence neutre de la bataille, ce qui est une façon d'évacuer le problème et équivaut à un silence. Quand il y a une prise de position claire, des opinions divergentes se font jour. Alain Bouchard utilise un terme qui allait avoir une grande postérité : il parle de « cruelle rencontre 30 ». Près de 400 ans plus tard, Charles Filly va plus loin en utilisant le terme « boucherie 31 ».

L'opinion est parfois marquée de façon subtile et il faut opérer un véritable décryptage pour la déceler. Ainsi, dans un article de 1813, on trouve la mention « d'une bataille sanglante entre les Bretons et l'armée de Charles VIII 32 ». Ce passage souligne volontairement, face à l'organisation rationnelle des forces françaises, la présence d'une masse dont la seule cohérence est l'identité bretonne. La notion de peuple est mise en avant de manière très nette, ce qui rejoint les débats de l'époque sur l'identité bretonne.

Un engagement nationaliste peut être exprimé plus franchement. Certains glorifient la noblesse des sentiments des combattants bretons : « l'une [des armées] était animée par l'amour de la patrie dont l'indépendance était compromise, l'autre Hère encore des derniers avantages qu'elle venait de remporter, était jalouse de conserver sa gloire, et son orgueil souffrait d'une résistance aussi longue, de la part d'un peuple dont les forces étaient si inégales 33 ».

On met l'accent sur la responsabilité des chefs. Pour l'abbé Irail, « des historiens, sans doute peu versés dans l'art militaire, ont fait de longs raisonnements sur les dispositions des généraux de l'armée vaincue. Ils sont tous d'accord pour louer le courage et la conduite du duc d'Orléans et du

29. OGÊE (J.), Dictionnaire historique..., op. cit., p. 702. 30. Bouchard (A., M6), Les grandes chroniques de Bretagne, 1514. Cette expression sera

souvent reprise par les nationalistes bretons au XXe siècle. 31. Article de journal sans référence conservé aux AD1V sous la cote 4J 253. 32. Annuaire statistique de la cour impériale de Rennes pour l'année 1813, manuscrit,

AD1V IF 1020. 33. Richer (E.). Précis de l'histoire de Bretagne, Nantes, 1821, p. 367.

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prince d'Orange, qui combattirent à pied à la tête des troupes. Tel était alors l'usage des généraux qui voulaient signaler leur valeur. Mais au lieu de l'approuver, les historiens auraient dû plutôt le condamner. Les vertus du général ne sont pas celles du soldat. D'ailleurs, un chef en combattant à pied est-il dans une situation propre à observer les mouvements de son armée, à les deriger (sic), à les changer à propos, à se porter dans le besoin partout où sa présence est nécessaire. Ainsi les admirateurs de ce trait pouvaient sans risque le relever, comme une faute, et peut-être comme une des causes principales de la perte de la bataille 34 ». L'auteur, qui est - et ce n'est pas un hasard - un ecclésiastique, induit presque que la défaite est une punition méritée, quasi divine. Nous retrouvons là une vision médiévale traditionnelle qui met toujours en avant la vaillance et la bravoure du Breton, avec l'idée que la défaite est une punition divine 35. Il insiste sur le caractère populaire de la mobilisation tout en magnifiant les héros, hommes providentiels qui infléchissent le cours de l'histoire et deviennent des personnages symboliques de la résistance bretonne 36.

L'image du vainqueur est plus contrastée. François Rabelais, qui écrit La vie horrificque du grand Gargantua 46 ans après la bataille, se fait l'écho de l'événement, insistant sur la clémence des Français 37. À cette vision, s'oppose l'épisode du « souper de la Trémoille », qui met l'accent sur la cruauté du vainqueur. Selon ce récit, au soir de la bataille, un grand festin réunit les chefs pour célébrer la victoire. Selon Daru, « les deux princes et les compagnons de leur infortune soupaient chez le général vainqueur : sur la fin du repas, on vit entrer deux moines ; les convives pâlirent ; la Trémoille dit aux princes que c'était au roi d'ordonner de leur sort, et aux autres qu'ils n'avaient qu'un instant pour se préparer à la mort qu'ils méritaient38». Cette légende subsistera longtemps dans les ouvrages favorables aux Bretons et surtout dans les mémoires, car la tradition orale ne cessera de la colporter.

L'insertion dans un environnement plus large Le souvenir, pour se cristalliser, a besoin de points d'ancrage concrets

qui permettent de relayer les ouvrages savants. La ruine du château de Saint-Aubin-du-Cormier va, dans un premier temps, jouer ce rôle. Bien qu'il ne soit pas directement lié à la bataille, son histoire en a toujours fait

34. Irail (Abbé), Histoire de la réunion..., op. cit., p. 137-138. 35. Philippe (D.), L'Histoire en Bretagne du XIVe au XVIe siècle..., op. cit., p. 387-414. 36. On retrouve la même mise en œuvre dans l'historiographie des années 1960.

Nicolas (M.), Le séparatisme en Bretagne, Brasparts, 1986, p. 60-61. 37. Rabelais (F.), La vie horrificque du grand Gargantua, rééd. Paris, 1968, p. 198 : «

Souvenir avez vous peut-être de la mansuétude dont ilz [nos pères, ayeulx et ancestres de toute mémoire] usèrent envers les Bretons à la journée de Saint-Aubin-du-Cor- mier. »

38. Daru, Histoire de Bretagne, Paris, 1826, t. 3, p. 137. Il faut attendre 1887 pour que cette légende soit réfutée de manière catégorique par La Borderie in La légende..., op. cit.

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LA BATAILLE DE SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (XVIe-XXe SIÈCLES)

un symbole de la puissance du pouvoir ducal 39. Sa démolition est une conséquence indirecte de la défaite bretonne. Occupée par les Français depuis 1487, le roi de France Charles VIII décide sa destruction en 1489 afin de supprimer un point de résistance possible pour les Bretons. Symboliquement, le donjon est coupé en deux, seule la partie tournée vers la France étant conservée intacte 40. Ainsi le martyr de pierre allait servir de miroir réfléchissant les 6 000 martyrs humains : « la destinée du château de Saint-Aubin était accomplie : élevé pour servir de rempart à la Bretagne et de boulevard à son indépendance, il devait tomber le jour où succomberait cette indépendance (...). Ce témoin muet de la grandeur et de la ruine d'un peuple dont la nationalité s'éteignait à ses pieds, domine encore de toute sa hauteur la belle vallée qu'il protégea longtemps et raconte à notre imagination étonnée les grands événements auxquels se rattachent sa construction et sa ruine 4l ».

La connotation politique que ces ruines revêtent trouve son expression dans certains écrits : « pour le Breton qui n'est pas encore insensible au souvenir du patriotisme de ses pères, quand ils défendent l'indépendance de la Bretagne contre la France, ces ruines sont d'un grand intérêt ; elles lui retracent les derniers efforts, inutiles il est vrai, de ses ancêtres, pour la conservation de l'existence politique du pays 42 ». C'est également l'avis de Charles Filly qui propose cependant une vision qui met davantage l'accent sur les héros dont la notoriété cristallise le souvenir : « les siècles ont respecté cette ruine grandiose encore. Émouvant souvenir d'un passé glorieux, qui fait revivre les noms à jamais célèbres des grands capitaines que nous donna la Bretagne 43 ». C'est une interprétation purement intellectuelle, nullement en relation avec les vestiges qui sont à cette époque inclus dans une propriété privée inaccessible et entourée de murs.

Le souvenir s'ancre dans la mémoire lorsqu'il est intégré à la culture populaire et en devient un élément quasiment consubstantiel. Grâce à une poignée de Bretons passionnés, le folklore a été soigneusement transcrit au XIXe siècle et certains de ses éléments évoquent la bataille de Saint- Aubin. Hors de la chronologie et de l'établissement des faits histo-

39. CUCARULL (J.), Lepretre (B.), «Le château de Saint-Aubin-du-Cormier (xme-xve siècles). Bilan de trois années d'études archéologiques », Mémoires de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Bretagne, t. LXIX, 1992, p. 129-162.

40. Nous reprenons une interprétation qui confine à la légende car elle ne semble confirmée par aucun texte d'archives, et seul un examen des vestiges peut la corroborer.

41. Bertin, Maupillé, Notice historique et statistique sur la ville et la baronnie de Fougères, 1846, p. 263.

42. « Le château de Saint-Aubin-du-Cormier », in Annuaire de l'arrondissement de Fougères pour l'année 1838, p. 104.

43. Article de journal sans référence conservé aux AD1V sous la cote 4J 253.

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riques44, ces croyances, qui ne reposent le plus souvent que sur une trame événementielle très lâche, donnent de précieuses indications sur l'impact de l'événement dans les mentalités rurales traditionnelles.

Phénomène millénaire, la prémonition des événements, induit leur fatalité. Courante dans les sociétés traditionnelles, elle s'applique à la bataille de Saint-Aubin. Comme le rapporte Paul Sébillot, « on vit quelque temps avant des armées se choquer dans les nuages, et d'autres signes avant-coureur de la catastrophe où périt l'indépendance de la Bretagne : l'un d'eux nous a été conservé par l'annaliste Belleforest, qui écrivait un demi siècle après la bataille: il s'agit d'un combat furieux entre des oiseaux et il le rapporte vraisemblablement d'après une tradition qui courait peut-être en Bretagne et qu'on avait racontée, en l'y localisant, bien avant lui 45 ». Rabelais, dans le prologue de la première édition du Quart Livre en 1548 rapporte longuement cet épisode en concluant « Les Bretons sont gentilshommes, vous le sçavez. Mais, s'ilz eussent entendu le prodige, facilement eussent congnu que le malheur seroit de leur cousté. Car les queues des pies sont en forme de leurs hermines, les gays ont en leur pennaiges quelques pourtraictz des armes de France 46». Sébillot rapproche ce fait des batailles de chats qui, selon certains de ses informateurs, auraient pronostiqué la Révolution en 1789. C'est l'application d'un fatalisme religieux, selon lequel l'homme n'est pas maître de son destin 47.

D'autre part, le folklore vient enraciner l'événement dans une épaisseur historique, même si les éléments chronologiques se mélangent. Selon une légende recueillie au siècle dernier, les Bretons auraient vaincu les Normands (sic) au village de Moronval, lieu présumé de la bataille de 1488. L'interprétation de Sébillot est la suivante : « II est possible que la tradition ait confondu les Normands et les Français, le lieu où ce fait de guerre se serait passé étant voisin du champ de bataille de Saint-Aubin- du-Cormier. Toutefois, en raison de ce que le dénouement de la rencontre est tout différent, il est permis de supposer qu'il s'agit d'un combat plus

44. Si l'on en croit Paul Sébillot, « de toutes les légendes qui se rapportent à des faits historiques, les plus défigurées, les plus confuses sont celles qui racontent les combats qui se sont livrés à diverses époques sur bien des points de notre pays » (in Légendes locales..., op. cit., p. 133).

45. Voici ce récit tel que le rapporte Sébillot : « Un pareil événement estonna et les Bretons et ceux de leur ligne (...), car il fut veu en l'air un combat si furieux entre les Geais et les Pies, que la terre estoit couverte des corps outrés de ces oyseaux, par l'espace de plus de deux lieues de terre, et s'estans là assemblées les compagnies légères et escadrons plumeux tout ainsi que les escadrons des soldats ont de cous- tume de s'arrenger pour donner quelque journée et ce en un lieu appelé Sainct Aubin, auquel mesme fut livrée cette mémorable bataille, présagée par ce combat d'oiseaux » (in Légendes locales..., op. cit., p. 135-137).

46. Rabelais (F.), Œuvres complètes, édition établie et annotée par Jacques Boulenger, revue et corrigée par Lucien Scheler, Bibliothèque de la pléiade, Paris, 1955, p. 731- 732.

47. Philippe (D.), L'Histoire en Bretagne du XIVe au XVIe siècle ...,op. cit., p. 285-286.

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ancien; Saint-Aubin n'est pas très éloigné de la frontière de Normandie, et ce pays de Marches dut souvent être exposé aux invasions normandes 48».

D'autre part, la lande d'Ouée, qui « n'est pas loin du lieu où se livra de la bataille de Saint-Aubin49» est également associée à des légendes guerrières. On y décrit « une butte nommée le fossé d'Oster. On dit que c'est là que la guerre a commencé et qu'elle finira 50 ».

Sur l'événement se greffe une figure emblématique, la duchesse Anne de Bretagne, qui en tant que reine de France a tenté d'éviter la réunion avec la France, et est de ce fait restée très populaire dans l'esprit des Bretons 51. Elle se trouve symboliquement liée à la bataille et à la région dans laquelle elle s'est déroulée, peut-être parce que « le peuple breton a pu aussi voir en elle la dernière personnification de sa nationalité, avant son absorption dans la grande nationalité française 52 ».

À Saint-Aubin, on évoque l'une de ses résidences, la Butte à Moqué, « sur laquelle la duchesse et ses dames d'honneur venaient jadis se reposer. S'il faut en croire la tradition, Anne de Bretagne aurait, un jour de fête publique, figuré dans une dérobée (...) et toujours elle sut se soumettre avec bienveillance à cet usage bizarre 53 ».

La tradition fait d'ailleurs assister Anne de Bretagne à la bataille de Saint-Aubin, même si, à ce moment précis, elle était loin du lieu où se décidait la destinée bretonne. Selon cette légende, après la défaite de l'armée bretonne, elle aurait tenté de se sauver par le souterrain du château de Saint-Aubin et pour cela elle avait fait ferrer son cheval à l'envers. Ainsi, ses poursuivants firent d'abord fausse route. Mais elle fut vendue par son valet, « qui paya cher sa trahison, puisqu'on le tua quelque temps après 54 ».

48. Sêbillot (P.), Légendes locales de la Haute-Bretagne, p. 49. SÊBILLOT (P.), « Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne », in Les littératures

populaires de toutes les Nations, t. IX, Paris, 1882, p. 368. 50. Sêbillot (P.), « Traditions et superstitions... », op. cit., p. 367. 51. Selon Adolphe Orain, au XIXe siècle encore, « il y a des noms qui sont tellement

gravés dans la mémoire des paysans bretons que, ni la lecture des journaux qui pénètrent aujourd'hui dans les plus humbles chaumières, ni les soucis du présent, ni les préoccupations de l'avenir ne parviennent à les effacer». C'est le cas pour la duchesse Anne de Bretagne : « toutes les voies romaines sont des chemins de la reine Anne, toutes les vieilles ruines sont les anciens châteaux d'Anne de Bretagne » in « Légendes bretonnes. Anne de Bretagne, Du Guesclin, Gilles de Laval, seigneur de Retz, Gargantua », Revue des provinces de l'Ouest, t. XIX, juillet-août 1896, p. 12.

52. SÉBiLLOT (P.), « Traditions et superstitions... », op. cit., p. 314. 53. Orain (A.), « Légendes bretonnes... », op. cit., p. 14. 54. Orain (A.), « Légendes bretonnes... », op. cit., p. 14. Il cite d'autres exemples

similaires qui montrent l'importance des variantes et le fait qu'elles ne sont pas propres à une forteresse particulière.

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Enfin, lorsque le souvenir est suffisamment structuré, on se tourne vers le terrain pour retrouver des traces matérielles de la bataille. Au XIXe siècle, l'archéologie, alors renaissante en Bretagne 55, est mise à contribution. Ceux qui considèrent que la bataille s'est déroulée à Vieux-Vy-sur- Couesnon, évoquent la présence près du bourg, au bord du Couesnon, « des restes de fossés et de retranchements, qui abritèrent un instant l'armée bretonne, derniers vestiges d'un combat livré en cet endroit 56 ».

Ceux qui optent pour le site de Saint-Aubin ont recours à la toponymie 57. Un lieu appelé « Lande de la Rencontre » appuie la démonstration car « dans le vieux français, il y avait bataille quand deux armées offraient et acceptaient réciproquement le combat. On disait «rencontre », au contraire, lorsque deux armées se rencontrant inopinément, en venaient aux mains ». Alain Bouchart utilise d'ailleurs le terme dans ce sens. « Eh bien ! la tradition locale a gardé jusqu'à la vieille expression qui, dès le lendemain, constata et le lieu du combat et sa nature 58 ».

Autre toponyme : « bézier du charnier », donné à la partie du bois où les Bretons auraient été enterrés, et où un poirier sauvage, dont le nom local est bézier, « engraissé de leurs corps, avait atteint une taille extraordinaire 59 ». C'est donc un lieu symbolique de la mort collective des soldats. C'est encore un sujet sur lequel l'érudition va tenter de démêler mythe et réalité. Une controverse naît car certains considèrent qu'elle tire son authenticité d'une erreur. «La tradition est tellement vieille que, depuis de longues années, elle a fait fausse route ; transposant les mots, elle nomme « bézier au charnier » ce qui fut primitivement le « charnier aux bésillés ». Bésiller est en effet un vieux mot gaulois qui signifie « tuer, massacrer ». Après avoir enfoui là les morts, on donna à leur lieu de repos le nom de « charnier (cimetière) aux Bésillés » pour le distinguer d'un cimetière ordinaire ». Non loin de là, trois champs de la ferme de la Roëlle- rie portent d'ailleurs également le nom de « Champ des Bésillés ». Tout aussi incertain est la relation qui existe entre le lieu-dit « Moronval » et la bataille : le cri de « mort au val » qu'auraient poussé les combattants n'est pas attesté mais des découvertes archéologiques fortuites vont dans le sens d'une concentration de combattants en ce lieu : « pas de paysan

55. Jean- Yves Guiomar a décrit en détail la renaissance de l'archéologie bretonne comme un des éléments du bretonisme.

56. Orain (A.), Géographie pittoresque du département d'Ille-et-Vilaine, Rennes, 1882, p. 245.

57. Ainsi, au cours d'un combat près de Saint-Aubin, l'étang de la Rousselière aurait reçu son nom suite à une victoire des bretons sur les normands « parce qu'il était rouge du sang des Normands » (d'après SÊBILLOT (P.), Légendes locales..., op. cit., p. 137).

58. OGÉE (J.), Dictionnaire historique..., op. cit., p. 703-704. 59. La Borderie (A., de), La Bretagne aux derniers siècles du Moyen Âge..., op. cit., p. 247-

248 ; voir aussi du même auteur : Louis de la Trémoille et la guerre de Bretagne en 1488 d'après des documents nouveaux et inédits, Paris, 1887, p. 65 : « Un coin du bois d'Usel, où partie des vaincus furent enterrés, a retenu le nom de charnier, c'est-à- dire cimetière. »

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encore, qui ne sache qu'à Moronval on a trouvé des fragments d'armures ; ces armures, ramenées sur le sol par la charrue, ne montraient plus qu'une rouille qui se désagrégeait au moindre contact ». Des pièces d'or et d'argent y auraient également été découvertes 60.

À la fin du XIXe siècle, alors que la revendication bretonne se structure 6l, le bilan est le suivant : le souvenir de la bataille, qui a trouvé une cohérence intellectuelle, est en fait un écheveau de faits amalgamés. C'est un discours de lettrés à destination d'un public plus ou moins populaire. Plusieurs obstacles concourent à expliquer que le thème des relations entre la France et la Bretagne à la fin du Moyen Âge ne sert pas de tremplin pour des revendications nationalistes. D'abord, on préfère insister sur la période carolingienne, symbole de l'indépendance et de la royauté bretonne ; d'autre part, avatar du romantisme, on insiste sur les héros qui, comme Nominoé, sont des symboles de la force de l'État breton, sans encore passer à l'héroïsation du peuple dans son ensemble 62. Cela s'opère enfin à un moment où tendent à disparaître les pays réels, au profit d'un pays atemporel, nettement individualisé, dans lequel chacun est invité à prendre ses repères sous des formes différentes. Cette reconstruction se fait tantôt sous couleur d'histoire (pour les érudits et historiens) mais se coule également dans d'autres supports, légendes et folklore par exemple. Ces exaltations littéraires et « savantes » prennent donc différentes tonalités : pays perdu à jamais et lieu du regret dont on perpétue avec nostalgie la mémoire pour certains ; pays refuge ou réserve dont on veut préserver les dernières traces en les collectant pour d'autres 63, ces catégories n'étant d'ailleurs pas totalement étanches.

La commémoration : de l'acte intellectuel à l'action politique

II faut attendre les années 1920 pour voir apparaître au grand jour le souvenir de la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier 64. Il y a à la fois continuité et cassure nette avec la période précédente. Si au XIXe siècle,

60. OgÉE (J.), Dictionnaire historique..., op. cit., p. 704. D'autres toponymes vont dans le même sens. En consultant le cadastre, nous avons comptabilisé, sur la lande de la Rencontre, une vingtaine de parcelles portant un nom pouvant faire songer à des ouvrages défensifs (buttes, fosses), bien que le lien avec la bataille ne soit pas réellement établi.

61. L'Union Régionaliste Bretonne, association modérée qui revendique l'autonomie, naît en 1898.

62. Le Dé (P.), La perception du Moyen Âge par les historiens bretons..., op. cit., p. 64-77. C'est par exemple La Borderie qui demandera avec insistance l'érection d'une statue en l'honneur de Nominoë.

63. Nous reprenons les conclusions de la démonstration de Corbel (A.), La figure du gallo...,op. cit., p. 210-212.

64. La seule étude qui présente les choses avec recul est celle de Bouffort (D.), « Commémoration du passé et passé d'une commémoration », Le Pays de Fougères, n° 69, 1988, p. 44-46.

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nombre d'historiens, d'érudits et de regionalistes s'intéressent aux événements de 1488, rares sont ceux qui songent à dépasser le cadre de leurs recherches et débats élitistes, pour permettre à la population de s'approprier le souvenir. Au XXe siècle, le mouvement régionaliste tire parti des travaux intellectuels du siècle précédent mais dorénavant la commémoration devient effective et trouve son expression dans un monument et dans le rituel qui s'élabore autour de lui 65. On quitte le terrain purement historique et affectif pour gagner celui du militantisme et de la revendication d'une identité bretonne de plus en plus intransigeante, avec une ritualisation caractéristique. Le mouvement breton propose à l'opinion régionale la bataille de Saint-Aubin comme l'un des symboles de l'identité bretonne et l'une des racines d'un combat à poursuivre. La commémoration se dégage alors du folklore et contribue à crédibiliser le mouvement breton.

Pour étudier cette évolution, les journaux autonomistes fournissent régulièrement des informations qui permettent de l'évoquer. Elles montrent un repliement de la mémoire sur elle-même, à l'intérieur d'un groupe partageant des valeurs identiques. On note par conséquent une plus grande virulence des propos, mais qui ne fait qu'entretenir une mémoire désormais fossilisée.

11 semble que la première manifestation commémorative de la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier ait eu lieu en 1922 à l'instigation des responsables du jeune journal autonomiste Breiz Atao. Si elle ne rassemble qu'une poignée de militants, elle marque le début de ce que les nationalistes appellent le « pèlerinage de Saint-Aubin ».

Au départ, la commémoration est fonction des participants. Elle a lieu en avril ou mai 66 car après cette date les étudiants, qui forment le gros de la troupe, ont leurs examens puis rentrent chez eux 67. Les cérémonies de la lande de la Rencontre vont prendre une coloration nettement politique et idéologique, que les pouvoirs publics s'appliqueront à limiter sinon à réprimer. Il s'agit désormais « de faire revivre des souvenirs locaux favorables au réveil du sentiment national de la masse 68».

Les fondements d'une célébration Un monument En 1926, une croix de pierre scellée sur un rocher constitue un

premier monument commémoratif sommaire. Cette cristallisation sur un lieu

65. C'est une chose totalement nouvelle puisque nous n'avons pas trouvé mention d'une quelconque commémoration en 1888 dans les journaux locaux, la Chronique de Fougères ou le Petit Fougerais. On est donc bien resté alors à une évocation purement intellectuelle de l'événement.

66. Par exemple les 8 avril 1923, 2 avril 1933, 18 mars 1934, 7 avril 1935, 8 mai 1938. 67. C'est l'explication retenue par Bouessel DU BOURG (Y.), « Saint-Aubin, terre sacrée »,

Gwenn ha du, n° 68, août-septembre 1988, p. 5. 68. Mordrei. (O.), Breiz Atao ou Histoire du nationalisme breton, Paris, 1973, p. 42.

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est le résultat de la prise de conscience par les militants nationalistes que, du fait d'un déchirement de la mémoire, qui tend à banaliser l'événement, il devient urgent de renforcer l'impact populaire de leur cause, au moment même où ils ont décidé de passer à l'action 69.

Le monument manifeste l'état d'esprit des nationalistes de l'époque. On choisit un site placé sur la crête rocheuse, sur un amas de granit caractéristique de cette région de lande. C'est un jeu de miroirs, rappel indirect des origines de la civilisation celte (les mégalithes en particulier) 70, dont la défaillance est mise en évidence en 1488. C'est d'autre part un aboutissement du débat sur les origines qui a enflammé le XIXe siècle.

Le monument se trouve à l'écart de la route, ce n'est évidemment pas un hasard. En plus de la volonté de tranquillité liée au recueillement, la surveillance du mouvement oblige à une certaine discrétion. De même, la signalisation est très simple: une pancarte, à peine visible, bilingue, annonce le « mémorial breton » (Kroaz-ar-Vretoned). Un chemin peu marqué, impraticable en hiver, y conduit. Cette modestie rejoint l'idée que le culte n'est pas souvenance mais présence, aussi seuls ceux qui connaissent son existence sont légitimés pour aller le visiter. Il faut remarquer que le terme mémorial, employé à dessein, accentue la dualité de la commémoration, celle des morts de la guerre et de la guerre elle-même 71.

La croix affirme l'enracinement religieux de l'événement. Il est renforcé par une légende, selon laquelle, «à la fin du siècle dernier, l'on voyait sur la lande, au bord du bois d'Usel, deux croix de granit qui marquaient le point où la lutte avait été la plus sanglante (...) [et] où la bruyère avait bu plus largement le sang breton 72 ». Il semblerait que ce soit l'une de ces croix qui aurait été placée sur le monument, l'autre ayant disparue.

Le développement du monument est progressif. En 1932, année où se tient à Fougères le Congrès Interceltique, une plaque, qui invite le promeneur au recueillement, est scellée dans le rocher. Elle porte la date du 29 mars et est bilingue. Le bilinguisme des inscriptions permet d'inclure

69. C'est de cette manière que Pierre Nora explique que le sentiment de continuité de la mémoire devient résiduel à des lieux (in « Entre Mémoire et Histoire... », op. cit., p. XVÏQ.

70. Le phénomène est comparable aux menhirs d'Astérix. Bertho-Lavenir (C), « Pourquoi ces menhirs ? Les métamorphoses du mythe celtique », Ethnologie française, 1988/3, juin-septembre 1998, p. 303-31 1.

71. La distinction entre la notion de monument aux morts et de mémorial est soulignée par Inglis (K.), « War memorials : ten questions for historians », Guerres mondiales et conflits contemporains, juillet 1992, p. 7-8. Elle est reprise par Becker (A.), « Monuments aux morts après la guerre de sécession et la guerre de 1870-1871... », op. cit., p. 23

72. La Borderie (A., de), La Bretagne aux derniers siècles du Moyen Âge (1364-1491)..., op. cit, p. 247. Certains, comme Yann Bouëssel du Bourg, pensent d'ailleurs que « c'est un signe du ciel » (in « Saint-Aubin, terre sacrée », Gwenn ha du, n° 68, août- septembre 1988, p. 5).

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l'événement dans une démarche plus large. L'utilisation de la langue bretonne, dans une région où on ne l'a pourtant jamais parlé, est une manière de rappeler combien elle est indissociable de l'identité bretonne. Le texte est le suivant :

Texte breton

Ar c'hallaoued trec'h

d'ar Vretoned

D'an 28 a viz gouere D'alc'homp Sonj

Texte français

6000 Bretons sont morts Ici

pour défendre l'indépendance bretonne

1488 Le 28 juillet 1488

Traduction du texte breton

Les Français vainqueurs des Bretons

Le 28 juillet 1488 Souvenons-nous.

Le texte français n'est pas la traduction littérale du texte breton. L'expression « dalc'homp Sonj » (« souvenons-nous ») n'est pas traduite. On peut se demander pourquoi. Manque de place ? C'est peu probable étant donné qu'il y a une ligne qui ne comporte qu'un mot. Sans doute est-ce une concession symbolique. Symbolique car le texte français pallie cette absence en mettant en évidence le mot « ici », qui occupe une ligne à lui tout seul. D'autre part, l'expression bretonne est un cri de ralliement connu de tous les défenseurs de la cause nationaliste et n'a par conséquent pas besoin de traduction, d'autant plus que le « dalch'homp Sonj » est un chant patriotique connu. Cette identification va plus loin puisque dans un article d'O. Mordrel paru dans Breiz Atao le 7 août 1938 pour annoncer le congrès du P. N. B. à Guingamp, une carte bretonnise Saint- Aubin-du-Cormier en un hypothétique « St Albin an Hiliberenn 1488 ».

Fondements idéologiques 11 faut attendre 1930 pour voir la commémoration prendre de

l'importance 73, liée à un fort développement patriotique 74. L'analyse du contenu des discours tenus lors de ces manifestations ou lors de leur évocation montre comment se greffent les principaux thèmes nationalistes sur l'événement. Le passé offre des leçons pour le présent et même l'avenir, tel est le résumé que l'on pourrait faire de la vision nationaliste de la bataille. Dès les années 1920, alors que le « pèlerinage » n'est que le fait de quelques étudiants isolés, l'un des témoins rapporte que « le soir, après avoir jeté un dernier coup d'œil sur les grands chênes qui s'assombrissaient dans le couchant, nous sommes revenus sur nos pas, réconfortés, ayant compris la leçon du passé. Nous ne l'avons pas oubliée 75 ». En 1935,

73. Article de Morvan Lebesque dans Breiz Atao, 20 juillet 1930. 74. La France a connu le même phénomène dans les années 1880. Becker (A.), «

Monuments aux morts après la guerre de Sécession et la guerre de 1870-1871... », op. cit., p. 37.

75. Article de Gedou (E.), Breiz Atao, n°43, 15 juillet 1922. Sous ce pseudonyme se cache en fait Olier Mordrel.

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LA BATAILLE DE SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (XVIe-XXe SIÈCLES)

on proclame : « C'est à la lande de la Rencontre que nous devons aller méditer sur les conséquences désastreuses de notre défaite militaire. C'est là que nous devons aller retremper notre énergie pour le combat de demain. C'est là que nous devons aller puiser la force pour une sortie victorieuse 76». Autre exemple, lors de la commémoration de 1938 : « nous foulons au pied le sol rougi du sang de nos pères. Nous songeons à leur bravoure. Nous méditons sur la grandeur de leur sacrifice. C'est ici, sur cette lande parsemée de rocs, que sont tombés les soldats de l'armée bretonne. Ils furent vaincus mais leur sacrifice n'aura pas été vain, puisqu'au- jourd'hui les Bretons se souviennent. Leur héroïsme nous inspirera. C'est pour jurer de rendre à la Bretagne la liberté qu'elle a perdue que ces Bretons viennent ici, en ce jour, sur ce lieu de défaite. C'est encore pour y puiser une énergie virile et retrouver le goût de la lutte 77 ».

La célébration d'une défaite devient l'occasion de retrouver les racines et valeurs bretonnes 78. D'autre part, l'événement n'a de sens que par la leçon qu'il offre dans une perspective historique élargie. Saint-Aubin-du- Cormier a une répercussion sur les siècles à venir : « le lendemain du combat la Bretagne rentre dans l'ombre et luttera en vain pour en sortir désormais. Les défaites ne feront plus que s'accumuler. Effacement d'un peuple ». Pour expliquer cette vision pessimiste, on se demande si la valeur exceptionnelle des Bretons du Moyen Âge fait défaut aux Bretons du XXe siècle : « les Bretons qui tombèrent ce jour-là étaient donc des hommes exceptionnels qu'on ne retrouvera plus? L'affirmer ne serait peut-être pas une exagération. Par leurs qualités et leur bravoure, ils s'apparentèrent aux chevaliers du Moyen Âge. Ils ferment une époque héroïque de la Bretagne. (...) Après Saint-Aubin, la Bretagne fut dominée et trahie. Dominée par qui l'avait vaincue. Elle n'eut guère comme défenseur que le peuple qui lui garda sa langue autant qu'il le put et s'obstina à se dire « Breton atao ». Les classes les plus humbles de la société furent les dernières à conserver le souvenir de leur patrie79». On trouve le même type d'argument développé à la fin du discours prononcé par Raymond Delaporte à la cérémonie commémorative du 18 avril 1934 : « C'était

76. BreizAtao, n° 218, 3 mars 1935. 77. BreizAtao, 15 mai 1938. 78. On peut en effet lire dans le n° 220 de Breiz Atao, daté du 31 mars 1935 : « Nous

avons perdu avec l'indépendance la mémoire de nos héros nationaux, de ceux dont la vie, les œuvres et la mort ont fait la nation bretonne. « Aucune nation ne peut survivre sans tradition et sans honneur, et c'est se déshonorer pour un peuple quand il oublie ses héros. « Les serbes choisissent comme fête nationale le jour anniversaire du désastre de Kossono. « Sur le champ de la défaite, nous jurerons qu'un jour prochain, l'honneur des Bretons sera vengé et leur liberté reconquise ».

79. Article de LEBESQUE (M.), « Le tombeau de notre liberté. Saint-Aubin-du-Cormier », BreizAtao, 20 juillet 1930.

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Fig. 1. - Le premier monument, élaboré à partir de 1926 est sobre et situé sur la lande, à l'écart des voies de circulation.

Fig. 2 - Le monument érigé en 1988. Plus sophistiqué que le premier, il traduit l'ouverture des nationalistes bretons vers l'Europe.

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la fin de l'indépendance bretonne mais ce n'était pas la fin de la Bretagne », ce qui permet d'affirmer qu'elle n'est pas morte parce qu'elle a perdu une bataille ! « La Bretagne a été obligée de subir l'union avec la France. Elle était la plus faible, elle a dû s'incliner. Elle ne s'est pas donnée à la France, elle a été conquise par elle ». Cela lui permet d'élargir ensuite son propos en faisant un parallèle avec les brimades subies au XXe siècle : énormes pertes de la première guerre mondiale, interdiction de la langue bretonne, économie régionale ruinée, etc. 80. Cette idée resurgit périodiquement, et autorise des amalgames. Dès 1912, Camille le Mercier d'Erm présente la bataille en parallèle avec celles de Ballon, qui en 845 avait vu la défaite de Charles le Chauve devant Erispoé, ce qui marque le début du royaume breton81, et d'Hennebont où, en 1341-1342, lors de la guerre de succession de Bretagne, Jeanne de Flandres transforme la ville en îlot de résistance, mettant un frein à l'avance des troupes de Charles de Blois soutenues par les Français. Il en parle en ces termes : « à Ballon nous triomphons ; à Hennebont, nous résistons ; à Saint-Aubin, nous succombons82». Cela dépasse largement le cadre médiéval. 1988 est une « année de deuil des Bretons » car on célèbre, en plus de l'anniversaire de 1488, le 28 août 388, la mort du fondateur de la Bretagne armoricaine et le 11 novembre 1918, « fin de la guerre civile européenne » qui a fait 240 000 victimes bretonnes83. Ce n'est donc pas un mouvement isolé et la conscience nationale bretonne s'exalte au travers de multiples autres célébrations patriotiques dont celle de Saint-Aubin n'est qu'un des aspects 84.

La peur de l'oubli est sans cesse présente : « depuis la bataille, d'innombrables étés se sont succédés à Saint-Aubin et les touristes qu'attire cette campagne radieuse ne se doutent pas qu'ils foulent au pied en marchant sur cette herbe, le tombeau de l'indépendance bretonne (...). Cependant quatre siècles et demi après la lutte, un breton ne serait pas digne de ce nom, s'il ne commémorait cette date fatale pour la patrie (...). Ce peuple, on ne l'a pas éduqué. On lui a caché ses défaites aussi. Les défaites, elles dépriment aujourd'hui mais exaltent demain. On a fait le silence sur tout cela et en particulier sur les manuels scolaires.

« Et c'est pourquoi, je voudrai que lorsqu'un instituteur décrit à ses élèves le tableau qui ne peut manquer de les intéresser de la vie à la cour de

80. Cité par BreizAtao, 15 juillet 1934. 81. Elle est célébrée depuis 1945 mais fixée définitivement en 1967. 82. Breiz Dishuai, n° 1, juillet 1912. 83. JOUET (P.), « 1988. Année de deuil des Bretons », Gwenn ha du, n° 71, février-mars

1989. Un vaste mémorial est consacré à Sainte-Anne-d'Auray aux morts de la Première Guerre mondiale.

84. On peut également citer la bataille d'Auray de 1364, qui a vu la victoire sur le parti favorable au roi de France lors de la guerre de succession de Bretagne. Nicolas (M.), Le séparatisme en Bretagne, op. cit., p. 74-76.

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Charles VIII, avant de passer au règne suivant, un enfant de chez nous se lève et demande : et Saint-Aubin-du-Cormier85? »

La radicalisation politique La période 1934-1938 En 1932 la question bretonne fait irruption sur la scène politique

nationale. Le 7 août, les nationalistes du groupe « Gwenn Ha Du » font sauter le monument symbolisant le rattachement de la Bretagne à la France, dans la niche de l'Hôtel de Ville de Rennes 86. Le « pèlerinage de Saint-Aubin » devient alors une institution pour le mouvement breton, même si l'attentat de 1932 est présent, de manière ostentatoire, comme acte révélateur de l'état d'esprit offensif des nationalistes 87.

Si, en 1933, la commémoration ne déplace que quelques étudiants rennais, elle prend véritablement la forme d'une manifestation à caractère politique en 1934, avec meeting autonomiste tenu sur la place de l'église de Saint-Aubin. Environ 300 personnes y auraient participé 88.

L'année 1935 marque la première grande commémoration avec participation de la population locale et mise en place de tout un décorum celtique : c'est le « pèlerinage aux drapeaux ». Le succès semble plus important que l'année précédente 89. Les autorités s'en émeuvent, et décident d'interdire ce qui apparaît de plus en plus comme une manifestation séditieuse et antirépublicaine. Le discours se politise nettement, tel celui de Debauvais qui appelle « à l'union de tous les Bretons contre un État qui les oppresse et qui les ruine 90 ».

Les deux années qui suivent, la police empêche tout rassemblement. Les nationalistes réagissent de manière ironique à l'interdiction préfectorale de 1936, déclarant que « le gouvernement français peut se vanter d'avoir remporté une victoire à la Pyrrhus. Il a empêché quelques centaines de Bretons de se réunir librement sur un terrain privé, le 29 mars 1936, pour s'y recueillir et célébrer la mémoire de leurs morts. L'ombre des 6 000 Bretons tombés le 28 juillet 1488 pour l'indépendance de la Bre-

85. Article de Lebesque (M.), « Le tombeau de notre liberté. Saint-Aubin-du-Cormier », BreizAtao, 20 juillet 1930. D'ailleurs dans les années qui précèdent, ce même journal rappelle régulièrement l'anniversaire dans sa rubrique « souvenons-nous ».

86. On peut également y ajouter la manifestation de novembre, à Ingrandes, à la limite de l'ancien duché, lors de laquelle les nationalistes coupent la voie ferrée Paris- Nantes, sur laquelle devait circuler le Président du Conseil Edouard Herriot, venu inaugurer une plaque rappelant le traité de 1532.

87. Cette impression se confirme lorsqu'on parcourt la collection de BreizAtao car l'attentat y est régulièrement rappelé, alors que la bataille de Saint-Aubin ne l'est qu'épisodiquement.

88. BreizAtao, n° 218, 3 mars 1935. 89. C'est du moins ce que l'on peut comprendre d'après l'article de BreizAtao, n°221

du 14 avril 1935, qui n'avance cependant aucun chiffre. 90. Cité d'après Youlnnou (A.), Fransez Debeauvais, de Breiz Atao, et les siens, t. 3,

p. 93.

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tagne lui fait peur ». Puis le ton devient plus grave et ils déclarent que « l'oppression n'est pas une politique, ou plutôt c'est la politique du pire, celle qui amène d'inévitables chocs. Que des mesures analogues se répètent, et nombre de Bretons en viendront à penser que le respect de la légalité n'est qu'un aveu de faiblesse et une duperie ; qu'à l'arbitraire, il faut répondre par la violence et qu'à la force, il faut opposer la force91 ». En 1937, la menace se fait plus précise : « que le gouvernement français prenne garde que l'exemple qu'il donne aux Bretons ne porte rapidement ses fruits. Il nous montre que la Force seule peut se faire entendre 92 ».

Le 8 mai 1938, à la faveur d'un stratagème visant à faire croire que les nationalistes du PNB organisent ce jour-là une manifestation à Saint- Brieuc, une imposante cérémonie a lieu sur la lande de Saint-Aubin. Il est nécessaire de la détailler car les gestes y constituent une forme importante de valorisation du souvenir collectif 93. Son caractère cérémoniel est tout à fait évident lorsqu'on lit le récit fait par ceux qui l'ont organisée et soutenue. À 800 mètres de la lande de la Rencontre, les militants descendent de voiture, ils se mettent en ordre et les « bagadou stourm » forment le rang. En tête du défilé deux jeunes « stourmer » guêtres, vêtus d'un chandail blanc et d'une culotte noire, une flamme aux couleurs bretonnes à la main, ouvrent la marche. Ce sont en quelque sorte les représentants des milices du Parti Nationaliste Breton. Douze drapeaux sont portés par des militants. Aux commandements bretons lancés par Ab-Arzel, chacun se met au garde-à-vous et la colonne s'ébranle au pas. Une fois la lande atteinte, le cortège s'arrête un instant. Les « bagadou » se dégagent du groupe et, toujours en rang, marchent vers le monument. La foule suit en silence. Les deux « stoumer » se mettent au garde-à-vous des deux côtés de « l'humble monument ». Autour, se massent des drapeaux. La foule, devant, se tient silencieuse. La cérémonie commence aussitôt, « avec ferveur et simplicité ». Après les discours, les binious font entendre leurs airs. Une minute de recueillement est observée. Après avoir prêté serment de défendre leur patrie, le cortège se reforme et parcoure plus d'un kilomètre pour défiler dans la ville de Saint-Aubin « dans un ordre impeccable », avec force distribution de tracts 94.

Deux choses sont frappantes. D'une part, l'aspect militariste, avec un rappel constant du caractère discipliné de la manifestation : « la discipline, volontairement acceptée par tous, fait merveille. En un instant, chacun a pris sa place et c'est une troupe disciplinée et résolue qui s'ébranle sur la route ». Elle manifeste l'empreinte des chefs du mouvement, très

91. Article de Fransez Debauvais dans BreizAtao, n° 247, 12 avril 1936. 92. Cette mise en garde de Paul Gaignet est parue dans BreizAtao, n° 274, avril 1937. 93. C'est un phénomène général dont parle par exemple Crubellier (M.), La mémoire

des Français..., op. cit., p. 21. 94. BreizAtao, 15 mai 1938. On retrouve ce même cérémonial, immuable, pour toutes

les célébrations patriotiques de cette époque. Nicolas (M.), Le séparatisme en Bretagne, op. cit., p. 76-77.

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inspirés par les thèses fascistes et raciales, à la mode dans les milieux de l'extrême droite de l'époque. « Les participants prononcent un serment « la tête haute, la main droite tendue » par lequel ils s'engagent à défendre leur « race » jusqu'à la mort ». On note enfin l'insistance sur l'humilité (de la cérémonie, du monument) et sur le recueillement et le silence martelés tout au long du texte (5 mentions) à partir du moment de l'arrivée sur le lieu de la cérémonie. Enfin, une tentative d'élargissement de la mémoire collective se fait par l'intermédiaire d'une propagande active auprès de la population locale. Pour les nationalistes le bilan est clair : « première leçon de cette journée : nous ne sommes plus des vaincus 95 ».

Face aux discours qui appellent à la rébellion contre l'autorité de l'État, la répression s'abat sur les partisans bretons. Aussi est créé en 1938 un « Diner Saint-Albin » ou « denier de Saint-Aubin », souscription en faveur de leurs camarades en prison, « pour leur assurer une nourriture suffisante et pour sauver de la misère femmes et enfants restés derrière eux sans ressources96». L'évocation de Saint-Aubin se justifie par le fait que c'est l'inquiétude provoquée dans les milieux officiels par « notre succès de Saint-Aubin », qui a déclenché les interventions policières.

La seconde guerre mondiale Avec la guerre qui approche, la manifestation devient encore plus

difficile. En 1939, malgré le maintien de l'interdiction de manifester, les nationalistes rééditent le coup de l'année précédente, mais cette fois de nuit! Au milieu des torches et des feux de Bengale, une centaine d'entre eux, en se « glissant dans la nuit, comme des voleurs - des voleurs de liberté » rejoignent « par delà 450 ans d'oubli, le geste de [leurs] derniers rebelles, le geste de ceux qui savaient vaincre 97 ».

Les discours mettent toujours l'accent sur le caractère répressif de l'État, qui devient une motivation supplémentaire. Mordrel proclame que « La répression qui nous frappe nous apprend, si nous étions à l'ignorer, que le nombre, non plus seulement les qualités, vient à nous. Si, en vrai, nous n'étions qu'une poignée de rêveurs, nos maîtres se riraient de nos petites agitations. Mais il y a tout le peuple breton qui fermente autour de nous, il y a des milliers qui se sentent et qui se disent de cœur avec nous, c'est pourquoi la cloche d'alarme a sonné dans leurs gendarmeries.

« On nous annonce une répression accrue. Cela fait notre affaire. Si on nous laissait en paix, c'est que nous serions morts ou moribonds. (...) Ici ce sont des hommes libres qui se lèvent avec, comme arme, leur seule valeur d'homme ». De même pour Laîné, « que nous le voulions ou non, la France se rend de plus en plus compte de la défaite qui va fondre sur elle.

95. Article de Debauvais, BreizAtao, n° 302, 15 mai 1938. 96. BreizAtao, n° 303, 29 mai 1938. 97. Allocution d'Olier Mordrel restituée dans BreizAtao, 21 mai 1939.

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Elle nous fera la vie de plus en plus dure au cours des années à venir. Elle nous rendra même impossible toute action légale 98».

C'est la dernière grande commémoration sous cette forme nationaliste, militariste. En effet, après la dissolution du PNB par le gouvernement Daladier en octobre 1939, les autonomistes ne sont plus autorisés à se rassembler sur la lande de Saint-Aubin et l'invasion allemande n'y changera rien, en dépit des relations que certains entretiendront avec l'occupant tout au long de la guerre ". La justification de cette attitude, qui peut aller jusqu'à la franche collaboration 10°, a sa logique : selon Laîné, lors de la commémoration de 1939, « la guerre où la France sera battue ne commencera soyez en surs que dans quelques années. Ce sera alors la grande chance de la Bretagne, la seule peut-être au cours de ce siècle, et vous savez bien qu'il est temps, grand temps. Nous sommes la génération qui porte les plus grandes responsabilités de l'Histoire de la Bretagne. Si nous sommes à la hauteur de notre tâche, tout est sauvé et nos ancêtres morts ici ne seront pas morts en vain. Si nous échouons, il n'y aura plus de Bretagne pour nos enfants 101 ». Un tract, diffusé à 20 000 exemplaires et reproduit dans le numéro 329 de BreizAtao du 21 mai 1939 est très clair à cet égard : « on nous propose aujourd'hui de mourir pour les Tchèques, les Roumains et les Polonais (...) mais à l'exemple de nos ancêtres les soldats bretons de 1488, nous préférons mourir pour la Bretagne, notre Patrie, pour que le peuple breton devienne le seul maître de son sort sur la vieille terre de nos ancêtres ».

Les nationalistes devront se contenter durant cette période de rappeler dans leur presse le souvenir de la bataille. C'est dans le journal l'Heure Bretonne que l'on rencontre ces évocations. Le numéro 56 du 2 août 1941 reproduit le serment de Saint-Aubin prêté en 1938 102 avec des photos de

98. Cérémonie rapportée par E. G. (Er Gadour) dans BreizAtao, n°329, 21 mai 1939. Mais comme il le précise « les paroles d'Olier Mordrel, comme celles de Laîné sont des émanations trop intimes de cette extraordinaire veillée pour que nous nous sentions le pouvoir de les rapporter mot à mot ».

99. Denis (M.), « Mouvement Breton et fascisme. Signification du second emsav », in Régions et régionalisme en France du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, 1977, p. 489-506.

100. Ainsi, au moment où les chars de Gudérian percent les lignes françaises en Ardennes, on les compare à « la cavalerie allemande qui avait chargé pour la Bretagne au champ de Saint-Aubin »! Pour avoir une vision synthétique sur cette période : Nicolas (M.), Le séparatisme en Bretagne, op. cit., p. 26-28; cet aspect est développé de manière plus substantielle dans Histoire du mouvement Breton, op. cit., p. 91-104.

101. Rapport, par E. G. (Er Gadour, sans doute Olier Mordrel) dans Breiz Atao, n° 329, 21 mai 1939.

102. Le texte de ce serment est sans ambiguïtés : «- Devant Dieu, je fais serment : «- En souvenir des Bretons courageux qui sont morts ici il y a quatre cent cinquante ans «- Pour que renaisse la Bretagne, ma patrie, fière et forte, saine et libre, «-Je jure d'avoir une vie droite et digne, de consacrer à ma race un corps aguerri, une Ame sans peur, un cœur résolu

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cette journée. Le numéro 106 du 25 juillet 1942 consacre la moitié de ses pages à l'événement. Dans le numéro 157 du 27 juillet 1943, trois articles évoquent l'événement.

À chaque fois revient l'idée que la leçon de l'histoire a été retenue. L'article publié dans le n° 106 du 25 juillet 1942 est clair à cet égard :

« Le Parti National Breton vous a convié à célébrer cette date, mémorable entre toutes, dans la dignité et la ferveur. Mais s'il vous a demandé de vous recueillir et de songer au passé malheureux de vos ancêtres, ce n'est pas pour sombrer dans une désolation, un accablement et un désespoir mais bien plutôt, après avoir revécu une des heures sombres de notre histoire, pour trouver dans le sacrifice des héros de 1488 un magnifique exemple à suivre, tirer de cette funèbre aventure les enseignements qu'elle autorise et envisager l'avenir avec la rayonnante confiance des hommes jeunes, volontaires et sûrs de leur bon droit. « Ce faisant, nous, nationalistes bretons du XXe siècle, nous serons bien les dignes fils de ces générations qui depuis cette époque ont peuplé notre sol et qui, lorsque les justes libertés bretonnes étaient menacées, les défendaient, au besoin, les armes à la main (...). À la suite des morts de Saint-Aubin, à travers les siècles, ils prouvent ainsi au monde l'existence impérissable de la race, sa virilité et sa volonté de renaître. (...) Leur patriotisme, leur courage et leur esprit de sacrifice nous les possédons au même degré qu'eux. Nous n'attendons que le moment de les mettre à l'épreuve 103 ».

En 1943, on y affirme avec force la nécessité de se regrouper pour représenter une force qui compte vraiment car « la raison majeure de la défaite des Bretons [est] : LE MANQUE D'UNION. Il y avait, hélas à cette époque, comme aujourd'hui, des Bretons dont le patriotisme n'était pas suffisant et à qui de sordides intérêts personnels masquaient le devoir essentiel 104 ». La conclusion, « Leçon d'hier et d'aujourd'hui ! » réaffirme la continuité historique avec force puisque les thèmes développés restent largement les mêmes que ceux d'avant guerre 105. Seuls des groupes res-

«- Je jure d'être un soldat fidèle, d'accomplir les tâches qui me seront données, d'obéir à mon chef, d'être toujours prêt à donner ma vie quand il le faudra pour la Bretagne. Breiz da virviken ! »

103. Le titre général de l'article résume bien la virulence du parti pris : « Forts de leur discipline et de leurs droits. Sûrs de la victoire les patriotes bretons d'aujourd'hui ont compris la leçon de Saint-Aubin ».

104. Plusieurs articles insistent sur cette cohésion indispensable à la victoire. Dans le numéro 56 du 2 août 1941, un article de Yann Goulet est intitulé : « 1488-1941. Pour la jeune génération qui assure la relève la leçon de Saint-Aubin est union et discipline » ; le numéro 106 du 25 juillet 1942 lance un appel à l'unité car « les Bretons, individualistes plus que tout autre peuple, s'ils suivent leurs penchants instinctifs, se perdent rapidement dans des sentiers multiples, et c'est la catastrophe ».

105. La préoccupation de maintenir vivace le souvenir demeure. La première partie de l'article dont le titre est « Bretons souvenez vous ! 28 juillet 1488. Saint-Aubin-du- Cormier. Et la Bretagne après 1 000 ans cessait de former un état indépendant » se termine justement par les termes « Bretons souvenez vous! ». Sans compter une traduction du texte Breton du monument commémoratif où figure les mêmes termes.

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LA BATAILLE DE SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (XVIe-XXe SIÈCLES)

treints, bravant les poursuites policières, se rendront sur place pour manifester la continuité de la commémoration 106.

Renaissance d'une commémoration après 1963 Le triomphe d'une religion civile ? Dans la période après guerre, étant donné que certains militants

s'étaient compromis dans la collaboration avec l'occupant nazi, une profonde méfiance se développe vis-à-vis de tout ce qui se réclame de l'identité bretonne. L'anniversaire de la bataille de Saint-Aubin n'y échappe pas et, pendant près de 20 ans, toutes les tentatives, même individuelles, sont suspectées. L'on raconte même, avec une certaine exagération militante, que les gendarmes ne se privaient pas d'interpeller les promeneurs qui déambulaient sur la lande dans les derniers jours de juillet.

Après quelques années de discrétion forcée, le mouvement breton renaît, sous l'action de ses militants culturels 107. L'attrait pour le problème culturel est une marque de l'immédiat après-guerre. Même si le mouvement breton y porte depuis ses origines un intérêt particulier, l'expression politique étant provisoirement étouffée à la libération, la culture devient par conséquent un refuge et un rempart, un terrain neutre où peuvent s'exprimer ses particularismes. Ce mouvement est parallèle aux satisfactions d'abord obtenues dans le domaine culturel (Conseil Culturel de Bretagne puis Institut Culturel de Bretagne). Le corollaire en est le retour à un mouvement d'aspect plus folklorique, perçu de plus en plus comme un événement anecdotique haut en couleur. Cet « oubli » rapide de sa signification politique ne s'explique t-il pas également par la position géographique du site, placé dans un pays de marches où l'influence française a été ancienne sinon essentielle. Il faut cependant attendre une dizaine d'années pour que le processus soit achevé.

En effet, la priorité se porte en direction du développement économique qui prend consistance dans le Comité d'Étude et de Liaison des Intérêts Bretons (CELIB) à partir de 1950. Son succès redonne du crédit aux revendications bretonnes. En 1957, se développe le premier parti breton d'après-guerre, le Mouvement pour l'Organisation de la Bretagne 108. Le début des années 60 est une période décisive, à la fois sur le plan politique où les élus gaullistes au pouvoir privilégient leurs choix nationaux au détriment de leurs engagements régionaux, et sur le plan économique, l'aboutissement d'une profonde transformation consécutive à 20 années

106. En juillet 1943, des délégations du parti nationaliste se rendent à Saint-Aubin « sur le rocher surmonté de la croix symbolique, pauvre et émouvante » (L'Heure Bretonne, n° 159, 8 août 1943).

107. Nicol\S (M.), Histoire du mouvement Breton, op. cit., p. 163-167. 108. NICOLAS (M.), Le séparatisme en Bretagne, op. cit., p. 30-33.

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de modernisation. C'est également l'époque du fameux slogan « vivre au pays 109 ».

En 1963, le Comité d'Action Breton parvient à polariser l'ensemble des forces syndicales, politiques et culturelles de gauche110. Dans ce contexte, l'on reparle de la bataille de Saint-Aubin et de la célébration de son souvenir. Le 28 juillet de cette année marque le début d'une nouvelle époque. Désormais les participants ne se réunissent plus pour raffermir leur conviction nationaliste ou faire du prosélytisme politique, mais pour une cérémonie religieuse ponctuée par des chants liturgiques. À la fin des années 1960, quelques initiatives au caractère plus ou moins politique bousculent un peu les habitudes, mais font figure d'exception. Le pèlerinage s'ancre petit à petit, sous sa forme religieuse, dans la réalité locale, déplaçant chaque 28 juillet quelques dizaines de personnes.

Depuis cette époque, le « pieux pèlerinage de la lande de la Rencontre » s'est maintenu, associant quelques Saint-Aubinais - à commencer, certaines années, par le curé de la paroisse -, à des représentants des associations culturelles ou traditionaliste bretonnes (Kendalc'h, Souvenir Breton, cercles celtiques de la région). Dans un ouvrage récent sur l'histoire bretonne, on voit, dans la partie consacrée à la fin de l'indépendance, une photographie représentant le monument de Saint-Aubin avec cette légende : « le 28 juillet 1988, jour anniversaire de la bataille de Saint- Aubin-du-Cormier, un mémorial a été inauguré grâce à une souscription de toute le Bretagne. Ci dessus, le père Chardonnet après l'office. On remarque à sa gauche le drapeau blanc à croix noire, qui fut le véritable emblème du duché jusqu'en 1532 lu». C'est la reconnaissance du rôle qu'il joue pour l'éducation culturelle et politique des Bretons.

Le second monument La commémoration du cinq centième anniversaire de la bataille, en

1988, a permis une officialisation de la reconnaissance culturelle de l'événement, par l'érection d'un second monument 112. D'un côté, on y sent la réanimation d'un néo-paganisme celtique avec la participation de mouve-

109. Deux autres éléments entrent dans le débat : les progrès de la constitution européenne, qui implique la protection et promotion des cultures minoritaires ; sur le plan international, les luttes de libération nationale, en particulier dans les empires coloniaux, offrent des modèles nouveaux et exemplaires d'émancipation, in Nicolas (M.), Le séparatisme en Bretagne, op. cit., p. 34-36.

110. Nicolas (M.), Le séparatisme en Bretagne, op. cit., p. 37. 111. Histoire générale de la Bretagne et des Bretons, 1. 1, 1990, p. 72. 1 12. La lecture des témoignages conservés dans le livre d'or ouvert par la municipalité

à l'occasion des différentes manifestations organisées à l'époque montre que l'événement demeure chargé d'une forte valeur symbolique capable de déchaîner les passions.

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ments druidiques l13. D'autre part, on observe une nette ouverture sur l'Europe, ce qui n'est en fait que la continuité d'une tendance traditionnelle du mouvement breton, qui assimile la période de l'indépendance bretonne à un âge d'or 114. Cinq cents ans après l'événement sa signification reste la même : « cette lande demeure, et doit rester jusqu'au jour libérateur, un lieu de recueillement, de réflexion et de volonté déterminée pour les temps à venir 115 ».

L'organisation épigraphique du nouveau monument est plus complexe que le précédent. En plus du bilinguisme français-breton, on y a ajouté des textes en anglais et en allemand.

À gauche : Den 800 soldaten vom / Heiligen Rômischen Reich / Deutscher Nation,

die, / Hier, unter dem Befehl / Vom hauptmann Bhler / Fur die Bretagne Fielen

Aux 800 soldats du / Saint-Empire, sous les / ordres du capitaine / Bhler, qui succombèrent / ici, pour la Bretagne

Au centre : Evit ar 6 000 emganner / Brezon a zo marvet / Aman, evit frankiz / Hag

enor Breizh / D'an 28 vet a viz gouere 1488 / Dalc'homp sonj ! Aux 6 000 combattants bretons / morts en ce lieu / pour

l'indépendance et l'honneur / de la Bretagne / le 28 juillet 1488 / Souvenons nous!

Aux 3 500 combattants / Gascons, basques et espagnols / qui versèrent en ce lieu / leur sang pour la défense / de la nation bretonne

À droite : To the five hundred / english archers who / shed their blood under /

the orders of Talbot / Earl of Scales Aux 500 archers / anglais qui versèrent / leur sang sous les / ordres de

Talbot / Comte de Scales

Cette disposition n'est pas anecdotique mais traduit la volonté du mouvement breton d'élargir son combat aux autres régions d'Europe, pour défendre une « Europe des minorités ».

1 13. Cela s'explique en partie par la personnalité du créateur du monument, Raffig Tul- loup, qui a dirigé plusieurs revues d'inspiration druidiques, en particulier Kad et La tradition druidique à partir de 1948 et Kantos à partir de 1956. Sur le côté gauche du monument, une inscription en Breton a été apposée par la « Confraternité philosophique des druides ».

1 14. Nicolas (M.), Le séparatisme en Bretagne, op. cit., p. 56-63, rappelle que lorsqu'on a voulu mettre l'accent sur le particularisme breton, on a rappelé ses relations historiques avec les autres grands États, en dehors même du monde celte.

115. Allocution de Raffig Tullou, président du Souvenir Breton (Koun Breizh) à Saint- Aubin-du-Cormier le 28 juillet 1988, rapportée par Gwenn ha du, n° 69, octobre- novembre 1988.

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Le monument a véritablement un aspect funéraire. On y retrouve évidemment les matériaux traditionnels et le granit, signe de noblesse, y tient une place importante. Il est plus élaboré en ce sens où, au-delà d'une unité générale, il est conçu comme un triptyque, avec une partie haute entourée par deux ensembles plus bas. Cela rappelle la présentation de certaines peintures religieuses médiévales.

On a abandonné l'aspect confidentiel du précédent. Il est placé sur une esplanade bien dégagée au bord de la route, au vu et au su de tous. La signalisation bilingue a disparu, au profit d'un unique « Mémorial aux Bretons ». On a d'autre part une annonce de type touristique, normalisée, qui élargit la fréquentation potentielle du lieu. Cette normalisation lui confère une double signification qui n'était que virtuelle au départ : l'aspect militant proprement dit et un aspect culturel plus général et par conséquent plus flou. Il n'est d'ailleurs pas certain que ces deux aspects soient totalement confondus.

Le monument possède une croix. Il y a néanmoins deux différences avec le précédent. D'une part, à la croix simple, abîmée par l'histoire, du premier monument, s'oppose la croix pattée du second, servant, dans le système de miroirs constamment présent, à rappeler le Moyen Âge, racine de l'événement célébré. D'autre part, elle est d'autant plus sur ce sens que le projet ne prévoyait pas une mais deux croix, dont une placée en relief au devant de la grande. De plus, grâce à la réappropriation chrétienne du lieu par l'intermédiaire du symbole de la croix, le lieu entier devient église. On y célèbre d'ailleurs une messe chaque année.

Le monument présente des images qui, tout en ne renvoyant pas directement aux morts, impliquent une référence symbolique implicite tout aussi importante. Alors qu'ils sont absents du premier monument, celui de 1988 les utilise largement. Au centre, les hermines bretonnes, à gauche un aigle allemand et à droite deux hermines anglaises. Ils permettent de renvoyer à la notion de nations, de peuples unis sous un même blason unificateur. Cette vision unanimiste tend volontairement à gommer les particularismes.

Le monument doit devenir un cénotaphe symbolique de tous les Bretons morts pour la défense de leur pays. Faute de pouvoir y intégrer un ossuaire, on y a introduit une « fosse des mottes de terre ». Il est en effet prévu que le caveau central sera scellé, après qu'y auront été déposées des mottes de terre « en provenance des champs de bataille les plus importants pour l'histoire de notre Patrie. Des fouilles vont être entreprises afin de prélever des restes et vestiges pour être déposés avec les mottes dans le caveau central avant son scellement définitif 116». C'est un moyen de démocratiser la présentation de l'histoire, en renversant la conception traditionnelle, qui mettait en avant les commandants, pour redonner toute leur place aux simples soldats issus du peuple.

1 16. Clément (R.-R), « Saint-Aubin 1988 », Gwenn Ha Du, n° 69, octobre-novembre 1988.

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LA BATAILLE DE SAINT-AUBIN-DU-CORMIER (XVIe-XXe SIÈCLES)

Une histoire sans cesse renouvelée

La problématique de la frontière historique que l'on veut réifier explique le passage d'une douce nostalgie à une action politique violente. Le lieu de la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier y trouve une importance à la fois matérielle, symbolique et fonctionnelle caractéristique des lieux de mémoire 117. Il a une telle force qu'il cristallise une certaine idée de la Bretagne, quels que soient le contexte et les revendications sous-jacentes. D'autre part, les manifestations qu'il génère deviennent Histoire à proprement parler, du fait que des souvenirs individuels, publiés dans des livres ou les journaux, lui apportent consistance et crédibilité. Ce phénomène, qui traduit la lente maturation d'une mémoire mise progressivement au service d'une idéologie, constitue un archétype du processus de constitution d'un lieu de mémoire. Il évolue en même temps que les mentalités et devient donc un point de cristallisation particulièrement révélateur des changements de conception des acteurs de l'Histoire.

117. NORA (P.), « Entre Mémoire et Histoire... », op. cit., p. XXXIV.

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