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Le Care : acte 1 Lettre du Laboratoire des idées n°11 – juillet 2010

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Le Care : acte 1 Lettre du Laboratoire des idées n°11 – juillet 2010

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Edito – Christian Paul, Député, président du Laboratoire des idées

Le souci des autres peut-il prendre place dans un projet de société ?

L’attention aux autres devient-elle une question dont s’empare la démocratie ?

Oui, et c’est bien le sens du débat hautement politique qui s’est noué récemment

en France autour du care, dans ses formes locales ou interpersonnelles que sont le

soin ou la sollicitude, mais aussi dans une vision plus globale de l’évolution des

institutions et des services publics.

Nous avons voulu faire un premier bilan de cette utile controverse, avec ses

incompréhensions inévitables et ses vraies discussions. Au total, on le voit au

terme de cette table-ronde, ceux qui ont dénié au care un statut et une force

politiques ont probablement parlé bien vite…Ceux qui l’opposent à la conquête de

nouveaux droits seront, je l’espère, rassurés par les échanges qui suivent. Sans en

faire pour la gauche une formule magique, nous pensons que cette pensée

créatrice contribue, avec d’autres propositions, à endiguer le mouvement de

fond du néolibéralisme.

Elle n’y suffira pas, bien sûr ! Nous avons aussi à repenser les protections

collectives menacées, le système productif en transition ou les régulations de la

finance mondiale…Mais la dureté de ce monde ne nous empêchera jamais de

vouloir lui redonner une forme humaine et des institutions justes. Le care et la

justice sont complémentaires, également nécessaires.

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Introduction – Fabienne Brugère, philosophe

Comment le « care », entendu comme l’attention aux autres, peut-il participer à

la construction d’un projet de société et servir de « boîte à idées » pour une

vision plus humaine et moins technicienne de la politique ?

Tout d’abord, le courant du « care » ne saurait se limiter aux mouvements sociaux

des années 80 qui l’ont porté fermement dans l’Amérique de Reagan. Il donne lieu

aujourd’hui en France et ailleurs à des réflexions sociales et politiques qui ont le

mérite d’instituer une contestation du néo-libéralisme américain et d’un

présent globalisé.

L’interdépendance et la vulnérabilité y sont comprises comme les traits les plus

caractéristiques de notre époque. La première, l’interdépendance, fait de nous

tous des êtres mondialement liés pour le pire (l’effet domino de la crise financière,

le réchauffement climatique) ou le meilleur (tous les liens dédiés aux autres, des

institutions de service public jusqu’aux ONG). La seconde, la vulnérabilité,

souligne la différence de plus en plus grande entre ceux qui n’ont rien ou sont

prêts à basculer (précarité sociale, mais aussi vitale, naturelle et environnementale)

et ceux qui peuvent se croire à vie puissants et performants.

L’interdépendance et la vulnérabilité ne frappent donc pas tout le monde de la

même manière : toutes les vies ne se valent pas dans le monde néolibéral. Si le

« care » désigne la possibilité d’un soin pour chacun quand il en a besoin, il

porte aussi une conception de la justice. Certes, c’est une théorie critique à

l’égard de la justice abstraite. Si cette dernière s’enracine dans l’idée noble de

l’égalité héritée de Kant (aucun de nous n’est subordonné à la volonté d’autrui et

ne vient au monde en étant la propriété de quelqu’un d’autre…), elle ne suffit pas

pour faire disparaître les assujettissements réels. Le soin est d’abord une manière

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d’enraciner l’action politique dans les lieux réels d’injustice, d’élaborer des

politiques à destination des populations les plus fragiles souvent rendues invisibles

et que des programmes mal adaptés laissent de côté. Il s’agit d’introduire le

principe de différence pour faire retour sur la diversité des situations d’inégalité,

des contextes et produire de l’égalité réelle au plus près des personnes, des

institutions et des associations qui sont sur le terrain.

Du coup, le débat récent fait apparaitre une avancée possible, et des

revendications complémentaires pour la gauche. L’universel n’est plus

seulement celui, abstrait, qui valorise exclusivement le sujet de droits, mais aussi

un universel concret qui prend en compte le sujet des besoins (un revenu décent,

un logement décent, etc. font partie des fondamentaux de toute vie humaine), et

l’histoire collective d’une nation (ses échecs précis à réaliser l’universel). Il s’agit

d’être vigilant avec ce que le discours sur l’ « universel » peut cacher en réalité :

des citoyens de seconde zone, des inégalités hommes-femmes, des situations de

grande pauvreté, etc. Réduire les injustices qui sont inacceptables par rapport à

l’état général d’un pays et du monde, c’est se donner les moyens de déployer une

égalité réelle.

Avec le « care », peut s’engager le projet d’une réforme des institutions de soin

au sens large, celles qui portent la perspective d’un souci des autres,

principalement la santé, l’éducation et le travail social. Ces idées préconisent des

institutions qui répondent au caractère profondément différencié du tissu social,

tout en étant suffisamment neutres pour ne pas humilier les gens. En matière

d’évaluation des politiques publiques (c’est très vrai pour l’hôpital ou la

recherche), elles sont à l’opposé de l’esprit actuel de l’évaluation copiée sur le

management privé, privilégiant le quantitatif plutôt que le qualificatif, les

chiffres plutôt que les compétences réelles des gens au travail, leur capacité à

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inventer et leurs trajectoires professionnelles. Bref, elles rendent possible

d’évaluer de vraies performances et de vrais parcours de vie. Tout comme elles

préconisent de prendre soin des personnes, elles incitent à prendre soin des

institutions, à prendre soin également des gens au travail, ce qui n’est pas

seulement se préoccuper des souffrances au travail, mais repartir des capacités des

gens.

Ainsi, la pensée du « care » porte avec elle une nouvelle façon de défendre la

justice sociale, au service des vies fragilisées, ce qui est, un jour ou l’autre, le

destin de chacun. Il ne s’agit cependant pas d’envisager la vie uniquement sous

l’angle du « soin », mais de réaffirmer, grâce à lui, de nouvelles urgences sociales

et, par delà, d’envisager la possibilité de la mutualité, de la paix sociale, du vivre

ensemble.

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1. Le « moment du care » : l'irruption du care dans le débat public

Le care a fait irruption dans le débat public, à gauche et au delà, depuis quelques

mois. S'il occupe une place importante dans la réflexion des philosophes, des

sociologues et des psychologues depuis quelques années, le débat politique ne

s'était jusqu'alors pas emparé de la question.

La résonance qu'a pu avoir l'utilisation du concept par Martine Aubry n'est

pourtant pas le fruit du hasard : ces questions étaient à la fois très travaillées et

sont apparues à un moment où elles étaient vues comme nécessaires dans la

société française. Ruwen Ogier, Fabienne Brugère, Serge Guérin et Frédéric

Worms reviennent sur le débat lancé autour du care et expliquent ce que révèle sa

place prise dans le débat public.

Serge Guérin : Pour moi, deux raisons expliquent la place prise dans le débat

public par cette notion de care. En premier lieu, je crois que le care permet de

redécouvrir la société civile. Non seulement la société civile organisée, mais

aussi tout un monde associatif très diffus. Ensuite, le care est apparu sur le devant

de la scène conjointement à la fin du cycle de dérégulation, de ce discours

prônant plus de concurrence et moins d'État. Or, le care est aussi une façon de

« remettre de l'État », mais d'une nouvelle manière. Il doit en outre permettre aux

gens de devenir des acteurs, ou au moins des auteurs, ce qui a sans doute participé

à l'émergence du débat dans la société.

Fabienne Brugère : Je suis en accord avec l'interprétation de Serge Guérin et

j'irais même au-delà. Au fond, la passion qui a entouré le débat autour du care est

dûe à la difficulté pour une analyse politique à penser la complexité du social, à

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prendre en charge la question de la société. En France, on reste souvent enfermé

dans un schéma opposant la puissance publique à la société, comme s'il était

impossible de conjoindre l'inventivité de la société et la puissance publique.

Justement, la notion de care concilie les deux. Elle permet de prendre en compte la

question du soin, des services à la personne, de la mauvaise distribution des tâches

de soin entre hommes et femmes. Elle institue le rapport au monde associatif et,

enfin, permet de redonner une place aux invisibles. Une telle compréhension de la

complexité du tissu social est particulièrement difficile à admettre en France.

Ruwen Ogien : Je ne suis ni un spécialiste ni un ardent défenseur du care mais

c'est une notion qui m'intéresse du point de vue éthique. J'ai ainsi récemment écrit

un papier intitulé « sortir Kant de nos têtes » dans lequel j'analysais la fonction

désormais presque réactionnaire de nombreux concepts empruntés à Kant, comme

celui de la dignité humaine par exemple. Or, si l'on replace le care dans son

berceau philosophique, il fait partie d'un très vaste mouvement anti-théorique

dont l'objectif est de contester des éthiques comme celles de Kant ou des

utilitaristes. Il leur reproche notamment leur caractère abstrait, leur tendance à

ramener toute l'éthique à un principe unique – la raison chez Kant, le bonheur du

plus grand nombre chez les utilitaristes -, leur incapacité à faire place au projet

professionnel et aux sentiments...

Ce mouvement anti-théorique, que j'appelle l'« éthique à visage humain », est

extrêmement large, contient différents courants - dont le care n'est qu'une branche

- et influence divers philosophes, comme Alison McIntyre, Bernard Williams ou

Charles Taylor. Un effort immense est mené un peu partout pour repenser l'éthique

sur des bases différentes que celles des grandes doctrines kantiennes. Il n'est donc

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absolument pas surprenant que ce débat parvienne jusqu'à nous. Au contraire,

cela aurait été étonnant et dommage que ces réflexions n'aient pas d'écho en

France.

Frédéric Worms : La notion de care peut en effet être abordée autant sur le plan

politique que sur le plan de la philosophie morale. Néanmoins, de manière

générale, l'importance du débat suscité par le care révèle l'existence d'un

problème de fond dans la société. Ce concept n'a pas surgi par hasard et il est, je

crois, fait pour durer : aujourd'hui, les problèmes deviennent très graves partout et

pour tout le monde. Face à cela, le care constitue une réelle alternative politique,

peut-être même la seule possible, notamment parce qu'il permet de remonter au

delà de l'opposition traditionnelle entre des vulnérabilités vitales ou sociales et des

injustices politiques fragilisantes. Voilà en quoi ce concept peut nous aider.

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2. Le care et les théories de la justice

L'une des critiques les plus intéressantes qui est apparue dans le débat public

soutient que le care serait à rebours des principes universalistes que la gauche

doit défendre. Situant le débat sur le plan philosophique, Fabienne Brugère,

Fréderic Worms et Ruwen Ogier se répondent sur l'universalisme du care et sur

sa complémentarité ou non avec les théories de justice.

Ruwen Ogien : J'expliquais tout à l'heure comment l'éthique du care s'était

construite en opposition aux éthiques kantiennes. Au fond, le care nous demande

de faire preuve de sagesse, de ne pas appliquer aveuglément des principes

généraux. C'est une éthique qui se veut concrète, en ce sens qu'elle formule des

exigences limitées. Et puis c'est une éthique sensible aux grandes questions

existentielles – le bonheur, la finitude – et qui doit tenir compte des

contingences de la vie humaine comme la fragilité ou l'ambiguïté.

Seulement, la spécificité de l'éthique du care est de ne pas faire de

l'impartialité ou de l'universalité le seul critère d'identification du jugement

moral. Ce faisant, elle nous prive des moyens de distinguer les jugements moraux

– ne pas nuire à autrui par exemple – des jugements sociaux – porter du noir aux

enterrements. Pour le care, le critère de l'universalité, fondamental dans la

morale kantienne, n'est donc ni nécessaire ni suffisant pour identifier un

jugement moral.

J'aborde ici la question éthique mais sur le plan politique, l'éthique du care adresse

exactement le même type de reproches à l'abstraction et à l'universalisme de John

Rawls et du libéralisme politique.

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Fabienne Brugère : Mais la perspective des politiques du care est justement de

définir un universel qui ne soit pas l'universel abstrait kantien. Et je ne crois pas

qu'il faille opposer les théories de la justice rawlsiennes et la théorie du care. Ce

que vous dites est très juste et pourrait être lu dans les premiers textes de Carol

Gilligan, mais il ne faut pas oublier qu'il y a une évolution du concept. La fin

d' « une voix différente » comme ses textes plus récents tentent justement de

promouvoir cette bipolarité entre le care et la justice.

Ruwen Ogien : Il est alors important d'être bien conscient de cette limite et de ne

pas faire de l'éthique du care une éthique « attrape-tout ». L'excellent ouvrage de

Michael Slote « De la moralité à la vertu » pose cette question fondamentale : va-

t-on faire du care un complément des éthiques des droits, un complément « de

cœur », ou en faire une doctrine contraire ? Moi je me place dans le contexte de

doctrines opposées mais je tiens à souligner que ce n'est pas le destin nécessaire de

l'éthique du care. On peut tout à fait la concevoir comme Avishai Margalit dans

« la société décente » pour qui elle vient compléter la doctrine de John Rawls. Il

prend d'ailleurs à plusieurs reprises un exemple très frappant d'une distribution qui

serait juste au sens rawlsien du terme : dans une répartition d'aliments dans un

pays du tiers-monde, on donnerait à chacun la part qui lui revient mais on la lui

jetterait comme à un chien. Margalit considère alors que l'important n'est pas

seulement de distribuer de façon juste mais de le faire de la manière souhaitée,

c'est à dire avec le souci de l'autre. Dans ce cas, le care viendrait compléter les

grandes théories de la justice.

Christian Paul : Je comprends bien votre angle d'attaque mais je crois que ce que

nous essayons d'investiguer va au-delà d'un simple « vernis d'âme » appliqué sur la

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justice. Je politise volontiers le propos mais je considère qu'il existe un socialisme

de la production, un socialisme de la redistribution mais aussi un socialisme de la

relation. Oui, il ne s'agit pas simplement de la distribution de la nourriture mais

également de la manière avec laquelle on la fait.

Frédéric Worms : Il me semble en effet important et nécessaire de dépasser cette

alternative entre théorie de la justice et théorie du care. Ma position est de se fixer

sur la racine commune des théories de la justice et des théories du sentiment, de

déterminer le dénominateur commun des réponses aux fragilités sociales et aux

fragilités politiques. Or, le point commun entre ce que Ruwen Ogien appelle le

minimal et le maximal, entre une norme universelle et une éthique qui ne

s'adresserait qu'à autrui, est en effet à chercher dans cette dimension relationnelle

que vous évoquez. C'est là l'utilité du care, et l'erreur serait de jouer le soin

contre la justice.

Ruwen Ogien : Concrètement, qu'est-ce qu'apporterait l'éthique du care sur des

questions comme la prostitution ou les sans-papiers ?

Frédéric Worms : L'éthique du care permet de jouer sur deux tableaux :

d'une part sur le soutien porté aux sans-papiers ou aux êtres précarisés et d'autre

part sur la revendication de l'institution de ce soutien, qui passe nécessairement

par des lois. C'est un point fondamental : l'institution des relations de soin est une

institution politique qui affirme la reconnaissance d'une fragilité et qui, en même

temps, établit des normes.

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Ruwen Ogien : Mais alors pourquoi ne pas parler de droits ? Pourquoi ne pas

donner des droits aux sans papiers, une chose finalement toute simple ?

Frédéric Worms : C'est ce que je veux dire quand je parle d'institution.

Reconnaître une fragilité implique d'instituer des droits. Cela signifie alors que le

soin ne se réduit pas seulement au secours concret et direct mais que cela passe

aussi par des institutions

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3. La transcription politique de l'éthique du care Si le care est initialement une théorie éthique, il est également important de se

demander en quoi ce concept peut-il nous aider à penser et à construire un projet

de société.

Aux doutes et aux remarques d'Ersnt Hillebrand, Christian Paul, Alexis Dalem et

Fabienne Brugère apportent une réponse pragmatique : ni martingale, ni formule

magique, le care serait une forme de sur-moi politique surplombant la

construction d'un véritable programme politique. Contre la désolidarisation de la

société pointée par Ernst Hillebrand, Frédéric Worms passe, lui, par le concept de

reconnaissance.

Ernst Hillebrand : La théorie du care est sans doute très correcte en termes

académiques, mais je voudrais exprimer mes craintes sur sa possible transcription

politique. Pour moi, le care n'est rien d'autre qu'un nouveau mot, une nouvelle

appellation pour recycler cette vieille notion de solidarité sociale qui fut le

socle de la gauche traditionnelle des années 80 et 90.

D'autre part, le débat autour du care soulève plusieurs questions qui n'ont pas

été résolues et auxquelles nous devons réfléchir : le vieillissement de nos sociétés,

la « broken society » - ce dysfonctionnement de société que le néo-libéralisme n'a

pas su résoudre et a au contraire approfondi - et puis bien-sûr la crise de l'État

providence qui porte en elle un double problème de financement et de

fonctionnement.

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Si ces questions poussent en effet dans la direction de la pensée du care, vers une

politique conçue sous l'angle de la responsabilité sociale, cela ne doit pas pour

autant nous conduire à oublier le fort processus de désolidarisation qui est à

l'œuvre dans les sociétés européennes. Nous vivons dans des sociétés où les gens

ne veulent plus être responsables des autres. Un récent sondage de Libération sur

la perception qu'ont les français des toxicomanes exemplifie parfaitement ce

processus : leur vision est aujourd'hui bien plus négative qu'avant, les toxicomanes

étant avant tout perçus comme des responsables de leur dépendance plutôt que

comme des malades. Je ne crois donc pas que les gens puissent voter pour un parti

qui leur propose d'être solidaires avec des personnes qu'ils considèrent comme des

coupables. Voilà donc ma crainte : comment construire un concept politique

autour de cette notion de care alors que l'idée même de solidarité tend à

disparaître de notre société ?

Christian Paul : Justement, c'est une alternative! Une alternative à la société

d'aujourd'hui, à la destruction des rapports sociaux, à l'individualisme excessif.

Attention, nous n'avons jamais prétendu que le care était une formule magique qui

allait refonder l'ensemble du projet politique de la gauche française.

Personnellement, j'ai plutôt le sentiment que c'est une idée qui peut mettre en

mouvement une philosophie sociale, une manière de repenser les institutions... Le

care est en surplomb d'un programme politique : une idée qui nourrit un projet

de société plutôt que la martingale d'un projet politique abouti. C'est une notion

qui doit nous aider à répondre à la question de savoir quelle société voulons-nous.

Or, construire un programme « institutionnel », notamment en termes de

redistribution, ne suffit pas. En complément de cette reconquête de la justice

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sociale, il est aujourd'hui indispensable de recréer du lien dans la société, ce que

sous-tend la notion de care.

Fabienne Brugère : Le care n'est en effet pas LE programme politique. On

pourrait plutôt le voir comme une forme de sur-moi politique, une boite à outils

conceptuelle. Les pistes politiques ouvertes par le care sont multiples et

s'incarnent par exemple dans le projet de société du bien-être repris par Martine

Aubry. C'est l'idée que face au paradigme de la production en Europe, nous devons

développer un paradigme du care, c'est-à-dire développer un patrimoine commun

et faire en sorte que nos innovations technologiques et scientifiques n'aillent pas

dans le sens de la destruction de la planète, afin d'éviter des catastrophes comme

celle de BP.

Frédéric Worms : Pour revenir sur cette question de la désolidarisation des

sociétés européennes qu'évoquait Ernst Hillebrand, je crois que l'une des grandes

théories avec laquelle le care converge est celle de la reconnaissance. Il existe

aujourd'hui une très forte demande de reconnaissance qui doit, à mon avis, passer

par des institutions. Il s'agit de reconnaître des rôles sociaux, dont les acteurs

sont très souvent locaux – associatifs, interindividuels – tout en les soutenant

politiquement. C'est aussi une reconnaissance des vulnérabilités et même, dans

un contexte plus large, des grandes injustices internationales.

Ernst Hillebrand : Je suis d'accord avec ce diagnostic du besoin de

reconnaissance mais là encore un vrai problème se pose. La reconnaissance

systématique des vulnérabilités alimente la méfiance envers un système qui

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serait construit « contre les gens ordinaires » : il faut prendre garde à cette idée

rampante selon laquelle les lois ne seraient destinées qu'aux « citoyens ordinaires »

tandis que les autres ne les appliqueraient pas et recevraient, en plus, le soutien de

classe politique et médiatique.

Frédéric Worms : Ce que vous dites est tout à fait juste et je pense qu'il faut en

effet prendre au sérieux ce risque dont les populismes se nourrissent. Mais de

quoi se nourrissent-ils exactement? On est critique de la reconnaissance accordée à

certains lorsque soi-même on ne se juge pas assez reconnu. C'est sur la base d'un

déni de reconnaissance vis-à-vis de soi qu'on critique celle adressée aux autres.

C'est pour cela qu'il est impératif que chacun ait sa part de reconnaissance. Au

fond, tout le monde veut et doit être reconnu.

Fabienne Brugère : En effet, le care n'est pas un sujet minoritaire. La question

des soins en France, des services à la personne, de l'égalité homme-femme ou de

l'éducation ne sont en aucun cas des questions minoritaires.

Christian Paul : Je suis tout à fait d'accord et c'est pour cela que je crois que c'est

un concept fédérateur, ce qui ne veut pas dire qu'on écarte des questions

minoritaires. Un projet politique qui ne s'adresserait qu'à des minorités serait par

définition hémiplégique mais un projet politique qui s'en désintéresserait perdrait

énormément au niveau des valeurs...

Frédéric Worms : : … le care est précisément l'une des seules notions permettant

d'articuler ces deux aspects. On peut le revendiquer autant pour soi que pour

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les autres. On a assimilé le care à de la compassion, à des bons sentiments. C'est

au contraire un concept très revendicatif, qui part du refus minimal de certains

maux et de certaines injustices.

Alexis Dalem : Pour revenir sur les propos d'Ernst Hillebrand, on peut dire que la

crise des politiques de solidarité est l'une des raisons qui explique les difficultés de

la gauche en Europe. On aurait pu penser que la crise relégitimerait la gauche alors

que ce n'est pas le cas : face à la crise, la solidarité n’apparaît pas comme la

réponse, alors qu’elle devrait l’être. Il faut se demander pourquoi. Et il faut se

méfier des réponses simplistes : ce n'est pas la solidarité qui est refusée en tant que

telle. Mais les gens ne croient plus à sa mise en œuvre. Ils pensent que l'État n'en a

plus les moyens. Ils voient ces politiques comme favorisant les moins méritants ou

les plus faibles. Du coup, ils considèrent souvent qu’ils sont les « perdants » de ces

politiques. Ils se représentent la solidarité comme quelque chose qui ne leur profite

pas.

Or, le concept de care porte un message différent, selon lequel le soin s'adresse à

tout le monde et à tout moment. Il ne s'agit pas seulement de mettre en place des

filets de sécurité pour les plus faibles. Il ne s’agit pas non plus de se contenter

« d'égaliser les chances » au moment de l'éducation et ensuite de laisser les gens se

débrouiller. Il s’agit de considérer la société non pas comme un espace de

concurrence et de compétition entre des perdants et des gagnants, mais comme un

espace de coopération entre des individus qui, certes, cherchent à s’épanouir

individuellement, mais qui peuvent le faire d’autant mieux qu’ils sont aidés, qu’ils

s’aident mutuellement et qu’ils aident les autres. Dans ce sens, c'est un concept

qui, si on arrive à le préciser politiquement, peut nous permettre de répondre au

discours libéral et conservateur d'aujourd'hui et de faire face aux nouvelles

vulnérabilités de nos sociétés contemporaines.

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Présentation des participants à la table ronde Fabienne Brugère est professeure de philosophie à l’Université de Bordeaux et présidente du Conseil de Développement Durable de la Communauté Urbaine de Bordeaux, Serge Guérin, sociologue et professeur à l'ESG, spécialiste des questions relatives au vieillissement, a récemment publié « De l'Etat providence à l'Etat accompagnant ». Ernst Hillebrand est politologue et directeur du bureau de Paris de la Fondation Friedrich Ebert, think tank associé au SPD, le parti social-démocrate allemand. Ruwen Ogien, philosophe, est directeur de recherches en philosophie morale au CNRS. Frédéric Worms enseigne la philosophie à l'Université de Lille III et dirige le Centre international d'étude de la philosophie française contemporaine à l'ENS. Christian Paul est Député de la Nièvre et président du Laboratoire des idées. Alexis Dalem est directeur général aux politiques du Parti socialiste.

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Le care : une revue de web Quand le care apparut dans l'espace public : l'interview de Martine Aubry à Médiapart http://www.mediapart.fr/journal/france/020410/la-gauche-que-veut-martine-aubry Retour aux fondamentaux et aux textes de Carol Gilligan http://www.nonfiction.fr/article-3469-la_diversite_du_care_de_carol_gilligan_a_aujourdhui.htm Le care en podcast : débat radiophonique sur le moment du soin entre Fabienne Brugère et Frédéric Worms http://www.franceculture.com/emission-la-fabrique-de-l-humain-a-quoi-tenons-nous-le-moment-du-soin-2010-06-10.html Ruwen Ogien nous invite à « sortir Kant de nos têtes » http://www.revuesocialiste.fr/2010/04/26/sortir-kant-de-nos-tetes/ Politique du don, politique du care. Serge Guérin explique sa « stratégie de la société accompagnante ». http://www.lrdb.fr/articles.php?lng=fr&pg=1314 Une passionnante réflexion de la revue des livres et des idées sur les perspectives politiques du care http://revuedeslivres.net/articles.php?idArt=404 Le care, une société d'émancipation : entretien avec Martine Aubry http://www.lemonde.fr/politique/article/2010/06/06/martine-aubry-le-care-c-est-une-societe-d-emancipation_1367954_823448.html

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