hors piste. cycle chuck shakelton

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FLEUVE NOIR

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HORS PISTE

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DANS LA MÊME COLLECTION

1. La Citadelle de cristal Michel Honaker 2. L'ombre de Mars R. Clarinard et M. Ollivier 3. Double jeu G. Elton Ranne 4. Le cri de l'asphalte Serge Séguret

(Zone Rouge — I) 5. La cicatrice du Chaos Serge Brussolo 6. L'ange de la vengeance Frank Rich 7. L'odeur de l'or Christian Vilà

8. Le Niwaâd Jean-Christophe Chaumette 9. Plus proche que

vous ne pensez Philippe Rendorf 10. Le sang des immortels Laurent Genefort 11. Équilibre Alain le Bussy 12. La cité des motards Serge Séguret

(Zone Rouge - II)

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SERGE SÉGURET

H O R S P I S T E

Cycle Chuck Shakelton

FLEUVE NOIR

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Série dirigée par Philippe Hupp

Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple ou d'illustration, « toute repré- sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la pro- priété intellectuelle.

© 1997, éditions Fleuve Noir

ISBN 2-265-06075-5

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A mon frère Patrick.

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JUNGLE

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Avant de disparaître, le soleil avait embrasé le ciel de flammes violettes et rouges, puis la nuit était tombée, et avec elle le froid et l'humidité. Leur campement était établi au pied d'un arbre mort à moitié déraciné qui étendait ses branches nues vers le soleil couchant, comme le dernier geste d'un vieillard mourant. Zigob avait allumé un feu qui crépitait dans la nuit en éclairant par saccades leurs visages émaciés par une longue et difficile journée de route.

Chuck était triste d'avoir quitté ses amis, cette famille qu'il laissait à Ville-Sud. Comme il l'avait pressenti, Jean ne l'accompagnait plus dans sa quête de la Münch. Il restait à Ville-Sud avec sa femme Yéane et son fils adoptif Tim, ce gamin qui avait mené Chuck par le bout du nez pendant plusieurs semaines en se prétendant enquêteur.

La veille du départ, ils avaient festoyé toute la nuit. Ses amis lui avaient réservé deux sacrées sur- prises. Mimoum et les ouvriers de Honda avaient en douce transformé sa moto Tomcat en tout-terrain pour qu'elle puisse affronter la jungle et le désert. Ils en avaient rehaussé les suspensions, l'avaient

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dotée de pneus à crampons et avaient renforcé le bas du carénage par des plaques de titane qui protè- geraient le carter-moteur des projections de pierres et de sable. Ils avaient aussi peaufiné quelques détails comme le montage d'un filtre à air spécial sable, l'adoption d'une couronne arrière de plus grand diamètre et l'installation, sur les flancs de caré- nage, de deux radiateurs supplémentaires améliorant le refroidissement du moteur. Ces modifications métamorphosaient l'allure de la moto. D'origine ramassée sur la roue avant, elle se retrouvait mainte- nant haute sur pattes, un peu comme ces bécanes du siècle passé concues pour courir dans le désert.

L'autre surprise mesurait 30 cm de long, avait des yeux pétillants, était dotée d'une touffe de poils hir- sutes, s'avérait attachante comme pas possible, et s'appelait Foxy. Il s'agissait d'un chien, en tous points semblable à ce Milou des BD affectionnées par Zigob. Alors que la fête battait son plein, Yéane avait imposé le silence pour offrir à Chuck son cadeau de départ et sans un mot lui avait tendu un panier en osier. Une boule de poils en avait émergé pour bondir dans les bras de Chuck et lui lécher la pomme à tout va. Chuck avait complètement craqué, ça avait été le coup de foudre immédiat.

Sacré Foxy... Toujours à la recherche du confort optimal. Ce matin, alors qu'ils quittaient Ville-Sud, Chuck avait installé le chien sur le réservoir de la Tomcat. A la première halte, le cabot avait foncé dans le side de l'Afrika Korps pour y faire son trou parmi les couvertures et les vivres qui y étaient

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entassés. Visiblement content de récupérer ce com- pagnon, Zigob avait déplié son duvet pour lui amé- nager une niche plus confortable.

Ce cadeau lui réchauffait le cœur et l'aidait dans cette nouvelle aventure. Quelle folie, cette quête de la Münch... Pourquoi ne pas rester à Ville-Sud et préparer des bécanes de course pour Soichiro Honda ? Pourquoi quitter cette cité merveilleuse où la moto est reine ? Pourquoi abandonner ce dernier havre de paix dans un monde pourri par la normali- sation ? Ces questions n'avaient pas de réponse. Chuck agissait d'instinct. Sans qu'il sache pour- quoi, il se devait de retrouver cette mythique Münch Mammouth que l'énigmatique Mac Alan avait com- manditée cinquante ans plus tôt au père Friedel. A bien y réfléchir, la bécane en elle-même n'était pas l'essentiel. C'était en fait le mystère dans lequel baignait Mac Alan qui l'attirait irrésistiblement. Lorsque les gens parlaient de Mac Alan, ils évo- quaient une sorte de philosophe qui se serait retiré sur ses terres pour préparer une « révolution ». Personne n'en savait davantage, d'autant plus que la région où ils allaient était peu connue.

Après avoir traversé les trente kilomètres de champs cultivés situés à l'ouest de Ville-Sud, ils avaient abordé une vaste plaine désertique clair- semée de buissons et d'arbres morts, dont le sol ocre s'évaporait en poussière sous leurs roues. Depuis plus de deux cents kils, le paysage n'avait pas changé. D'après Zigob, en maintenant ce cap ouest pendant encore cent cinquante kils, ils rejoin-

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draient ses camarades side-caristes établis aux abords de la jungle qui terminait la plaine. Et après la jungle, il y aurait le désert que la Tribu contour- nerait par le nord pour rejoindre Ville-Ouest où elle effectuerait un chargement de composites d'alumi- nium, cette ville étant réputée pour ses alliages légers. Ensuite, la Tribu descendrait plein sud en longeant le littoral de ce qui fut autrefois une mer intérieure, puis elle rejoindrait l'antre de Mac Alan pour l'approvisionner en conserves négociées à Ville-Ouest.

Chuck n'effectuera pas la boucle. Il traversera la jungle avec le groupe, puis il continuera tout droit par le désert, au cap sud-ouest. Il ne voulait pas perdre dix jours dans un détour et souhaitait rejoindre au plus vite la retraite de Mac Alan. Zigob l'avait pourtant prévenu : la traversée du désert était périlleuse car il s'y passait des « choses étranges ». Mais Chuck avait maintenu sa décision.

- Un p'tit jus, camarade ? Le tirant de sa rêverie, Zigob lui tendit une tasse

de café qu'il s'empressa de prendre en l'entourant de ses deux mains pour les réchauffer. Le café de son ami était une merveille à ne pas laisser passer ! Zigob avait bien changé, depuis le départ. A Ville- Sud, noyé parmi des gens qu'il connaissait peu, il se donnait des airs d'intello babacool et emmerdait tout le monde avec les débilités de Kant, Nietzsche et autres philosophes alambiqués. Mais sur la route, il s'était métamorphosé. Le baroud le rendait simple, ouvert, attentionné. Chuck avait très vite

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compris que cet homme se donnait une contenance en public et qu'il était en fait un grand timide, peut- être même un homme blessé ayant choisi l'aventure pour oublier quelque chagrin. Chuck n'avait pas osé l'interroger sur son secret. Dans cette immensité désertique, chaque mot, chaque geste envers l'autre, est un acte crucial ressassé inlassablement au fil des kilomètres. Si petite fût-elle, toute maladresse ou indiscrétion peut s'avérer fatale.

Chuck sirota le café bruyamment. - Merci pour le jus. Super, comme d'hab'. - Ça baigne, répondit Zigob en s'enfouissant

dans le duvet. - La radio est réparée ? - Ouais. J'ai fini le montage sur ta bécane.

Demain, on pourra causer dans le casque. La route passera mieux.

- Super, mec. Bonne nuit. - B... nuit. Demain, il restera cent cinquante bornes à tirer

avant de rejoindre cette fameuse Tribu de side- caristes...

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Side-cars

« Chuck, modifie le squelch de la radio, j'ai plein de parasites dans les oreilles ! »

« Ça va mieux comme ça ? » « Impec. T'as vu les nuages devant ? » Tout en roulant, Chuck scrute l'horizon devant

lui. Une barrière de nuages gris leur coupe la route à une cinquantaine de kils. Ils viennent de parcourir cent bornes à une moyenne plutôt limite de trente à l'heure. Cette faible moyenne est essentiellement due au terrain passablement crevassé et jonché de rochers imprévisibles. De plus, l'Afrika Korps de Zigob n'est pas une bête de course. Cet attelage antédiluvien date de 1943 - près de cent ans ! - et pèse au moins cinq cents kilos de ferraille que le flat-twin BMW a bien du mal à émouvoir avec ses vingt-cinq pauvres petits chevaux anémiques. Résultat des courses, il plafonne à 100 dans le meilleur des cas. Par contre, la Tomcat de Chuck marche d'enfer. Outre les modifications tout-terrain, ses amis de Ville-Sud en ont également réduit la chasse. Maintenant, la Kawa réagit du bout des doigts. Comme par magie, elle est devenue une merveille de motricité et de légèreté.

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« Oui, je vois les nuages, répond Chuck. C'est quoi ? »

« La limite entre la plaine et la jungle. Putain, encore ces grigris ! Ce soir, je monte un filtre sur l'alim. Ça ne peut pas continuer comme ça ! »

« On arrive bientôt ? » « Encore cinquante kils et on retrouve les

copains. » L'attelage de Zigob évite de justesse un rocher et

tape en plein dans une crevasse qui le fait rouler sur deux roues pendant plusieurs mètres. Le choc réveille Foxy lové dans le panier. Chuck voit émer- ger des couvertures sa truffe penaude et se marre à l'allure endormie et pas vraiment contente du chiot. Sacré caractère, ce clébard. Une vraie diva. Le blai- reau n'est pas seulement tatillon sur son confort, avec lui, la bouffe n'est pas une sinécure. Pas ques- tion de lui filer les restes, il veut sa part comme tout le monde ! Où Yéane a-t-elle dégoté un tel engin ?

Au fil des kilomètres, la jungle au loin commence à leur laisser entrevoir les méandres de ses arbres gigantesques et touffus aux ramures enchevêtrées. Comment vont-ils traverser un fouillis pareil ?

« Tu vois la fumée, à gauche ? » Chuck scrute l'endroit désigné par Zigob et voit

un mince filet noirâtre s'élever droit vers le ciel. « Okay, vu. » « C'est le campement. Cap au 240. » Zigob bifurque à gauche. Chuck suit. La boussole

du tableau de bord se fixe sur 240 degrés. Le cam- pement n'est plus très loin, à quelques centaines de

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mètres seulement. Chuck distingue plusieurs sides et des gars accroupis autour d'un feu de camp. Ils ne prêtent aucune attention aux arrivants. Zigob atteint le campement en premier. Il met son attelage en dérapage dans un nuage de fumée ocre et le laisse dériver sur plusieurs mètres. Le bestiau n'est pas encore immobilisé que Foxy en surgit pour foncer vers un colosse au crâne rasé qui est en train de manger. Le chiot bondit sur ses genoux et com- mence à fouiner sans complexe dans l'assiette tenue par le gars.

Chuck béquille la Tomcat sur la latérale et suit Zigob en traînant, pour ne pas troubler leurs retrou- vailles. Précaution inutile. Alors qu'il s'attend à des effusions de joie, il est surpris de constater que les side-caristes se serrent la main sans un mot, se contentant ensuite d'une solide embrassade. A la façon dont ils se saluent, ces gars-là ont dû en voir des dures ensemble.

Zigob se retourne vers Chuck pour lui présenter ses compagnons.

- Le gars dont Foxy est en train de bouffer la gamelle s'appelle Dull. Lui, c'est la bête à l'état brut. Pas un intello, mais un gars gentil comme on en trouve rarement. Et il nous mijote des petits plats d'enfer, je ne te dis que ça ! Dull, je te présente Chuck, le gars du Tourist Trophy.

Dull est un colosse d'au moins deux mètres de haut, aussi large du ventre et des épaules que grand, ce qui n'est pas peu dire. Comme ses trois compa- gnons, il a les cheveux ras. Sa bouille épaisse lance

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un vague sourire au nouveau venu pendant que sa paluche grosse comme une nageoire de requin écra- bouille les osselets d'un Chuck qui ne s'est jamais senti aussi minuscule et fragile.

- Dull conduit un attelage BMW R12 de 1939, le modèle précédant mon Afrika Korps. C'est pas un foudre de guerre, mais au moins, ça tient la route et c'est super solide. Bon, là, c'est John. Lui, c'est l'inverse de Dull. Tout dans la tronche, rien dans les biscotos, sauf qu'il n'a pas son égal pour manier un basset Yamaha de course.

De taille moyenne, John est extrêmement soigné de sa personne. Il porte une combinaison en cuir d'un blanc immaculé qui contraste étrangement avec les accoutrements paramilitaires poussiéreux des autres. C'est à peine si John regarde Chuck. Il n'a pas l'air très commode.

- Quant à Mike... (Zigob désigne un gars de petite taille, très mince, aux yeux pétillants et mali- cieux) ... c'est un peu notre chef. Avec lui, on ne se paume jamais. Il a le génie de la navigation.

Mike tout sourire rejoint Chuck et lui serre vive- ment la main.

- Salut Chuck ! On m'a parlé de tes exploits à Ville-Sud. Bien, bien... Tout le monde n'a pas rem- porté un TT dans sa vie !

Le side-cariste fait référence à cette course de vitesse que Chuck a remportée à Ville-Sud, une semaine plus tôt, sur un prototype révolutionnaire construit par lui sous la direction de Soichiro Honda.

Mike se tourne vers Zigob.

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- Tu as les pièces de mon Toro ? - Ouaip ! Non seulement j'ai récupéré un cardan

neuf, mais en plus, j'ai enfin trouvé ce fameux galet à douze dents que tu recherches depuis des lustres.

Mike saute de joie. - Géant ! Avec ça, je vais salement vous enrhu-

mer, les mecs ! Mike se précipite à l'attelage de Zigob et far-

fouille dans le side pour y prendre ses pièces. Sans plus s'occuper de Chuck, chacun retourne à ses occupations. Zigob décharge l'Afrika Korps des pièces et des victuailles qu'il a ramenées de Ville- Sud et Mike se met à démonter la transmission secondaire de son side-car Toro, un étrange attelage articulé motorisé par un 500 XT Yamaha gonflé. Quant à Dull, visiblement heureux de s'être trouvé un nouvel ami en Foxy, il lui sert une pleine gamelle de « Cassoulet toulousain ».

John est déjà plongé dans l'astication des coques de son basset à l'aide d'un produit miracle rapporté par Zigob. Son attelage est magnifique. Il s'agit d'un véritable basset de course des années 1990, motorisé par un deux-temps quatre cylindres en carré Yamaha de 1000 cc. Pour l'adapter au tout-terrain et augmen- ter son autonomie, John en a rehaussé les suspen- sions et a doté le side d'un réservoir d'essence supplémentaire.

Tous les attelages de la tribu ont la roue du side qui est motrice via un différentiel planétaire et la transmission à la roue arrière s'effectue par cardan, gage de robustesse.

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Après avoir englouti une pleine gamelle de fayots délicieux - Zigob n'a pas menti sur les dons culi- naires de Dull -, Chuck installe son duvet près du feu et s'y enfourne. Il se laisse aller à l'observation pensive du fouillis d'arbres et de lianes en bordure duquel le campement est établi. Le changement de végétation l'impressionne. Les deux cent cinquante kilomètres de plaine désertique sont sans transition coupés par cette barrière de végétaux luxuriants, comme si quelque divinité avait tout rasé jusqu'ici, puis sans raison avait interrompu son œuvre des- tructrice.

Chuck est tiré de sa rêverie par Foxy qui lui mor- dille le dos pour obtenir une place sous le duvet. Le chiot a des fayots plein la moustache... Il s'engouf- fre sous le duvet, y fait son trou. Chuck se tourne sur le côté pour observer ses compagnons. Mike a fini sa bricole et sirote un café, Dull range les restes du dîner, John se rase dans le rétroviseur de sa Yam', Zigob est de nouveau plongé dans sa BD favorite, Tintin au pays des écolos. C'est vraiment tordant qu'une grande brêle comme lui puisse lire des trucs pareils !

Personne ne s'occupe plus du nouveau venu, comme s'il appartenait depuis toujours à la Tribu. Confrontés quotidiennement aux dangers du baroud, ces gars-là ne s'embarrassent pas de sala- malecs. Bruts de fonderie, tannés par la route, ils sont clairs et raisonnent simplement. Chuck est l'ami de Zigob, donc Chuck est aussi leur pote. Chuck va à l'ouest, eux aussi, donc ils font route

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aura rien de trop pour taxer le petit. Bordel, la foudre va parler ! Ses deux minutes de retard, il va se les enrhumer vite fait, parole de baroudeur !

Hubert se relève, remet ses moufles, s'essuie le front. Indécis, il observe ce bestiau qu'il se coltine depuis dix mille kils. Une sacrée bête, la Cagiva Mammouth. Avec son réservoir monstrueux qui couvre complètement le moulin et sa coque por- teuse faisant office de carénage, elle n'a vraiment pas volé son nom, la bougresse. Un peu lourde, c'est vrai, mais sacrément efficace.

A côté, la Honda Ice-Twin de Cyril fait maigri- chonne. Contrairement à Cagiva qui a joué la carte de la puissance au détriment du poids, Honda, lui, a misé sur la légèreté. Sur cette meule, tout ce qui n'est pas en carbone Kevlar est en alu, c'est tout dire. De plus, l'injection Nikuzi dont elle est dotée réduit la consommation à huit litres au cent, contre douze pour sa rivale. Résultat des courses : le petit peut emporter moins d'essence. En ordre de marche, la Nippone rend cent vingt kilos à l'Italienne. Légèreté contre puissance, ça donne deux minutes d'avance pour la Honda, c'est-à-dire pas grand-chose. Les deux options se valent, à ceci près que le père Hubert se démonte un maximum pour tenir le rythme. Pour eux, c'est le combat de David contre Goliath.

Cyril vient de terminer le remontage de la roue arrière. Il vérifie une dernière fois le serrage de l'écrou de fixation, tâte les clous plantés dans le gommard, se relève, observe Hubert du coin de l'œil.

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Ces deux-là sont de sacrés potes. Bien qu'ils ne courent pas dans la même écurie, et bien qu'ils soient tout le temps en train de se tirer la bourre, ils demeurent plus que jamais amis. Et pourtant, ils peuvent tous deux remporter le Trans-Siberian.

Les comparses échangent un sourire. Hubert est anxieux. Il doit se refaire son retard. Cyril est plus cool. Pour lui, pas d'autre alternative que de coller à la roue d'Hubert pour garder son avance. Bon, c'est vrai qu'il a vu Hubert bidouiller son turbo, mais il n'a pas peur. Dans cette dernière étape, la première partie est constituée de forêt où il est impossible d'ouvrir, ensuite il y a une toundra assez fournie, puis du relief. Le grand aura du mal à avionner là- dedans. Le turbo ne fera pas la différence.

Cyril s'approche de la Cagiva pour lorgner dis- crètement la carte d'Hubert fixée sur le réservoir. Quelle route le grand va-t-il emprunter ? Le nord, par Suchana, ou le sud, par la Muna ? S'il avait à choisir, Cyril prendrait le sud. L'autre route impose de traverser plusieurs fois le fleuve Olen'ok. Ça ne le tente pas, mais alors pas du tout ! Il n'y a pas de pont et la glace, peu fiable, est salement friable.

Cyril s'approche encore. Il n'arrive pas à voir le tracé de la carte.

En montrant Cyril du doigt, un mécano fait un clin d'œil à Hubert pour le prévenir qu'on « l'es- pionne ». Hubert se retourne, fixe son pote droit dans les yeux. Pris en flagrant délit, Cyril est plutôt emmerdé. Hubert esquisse un sourire. Puis une lueur sauvage passe dans ses yeux. Méticuleuse-

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ment, le bel Hubert détache la carte de son réservoir et la pointe sous le nez de Cyril. Le petit ne se démonte pas. Il lit...

Putain ! La nav' d'Hubert, c'est un trait direct entre Sologoncy et Sikt'ach. Non, il ne va pas faire ça ! C'est mortel ! La zone est inconnue ! On parle de lacs gelés, de crevasses masquées par des ponts de glace aussi fragiles qu'une feuille de clope !

Eberlué, Cyril évalue Hubert. La lueur sauvage est toujours là. Oui. Il va vraiment le faire...

Cruel dilemme. Cyril rend de la carte à Hubert, observe de nouveau le tracé, regarde son pote... Bon. Il suivra. Il s'accrochera à sa roue, jusqu'en enfer s'il le faut.

Cyril sourit à Hubert. Une poignée de mains cha- leureuse est échangée. A la vie, comme à la mort.

- Les concurrents au starter... Les concurrents au starter...

Hubert pousse la Cagiva sur la ligne de départ, cale sa roue à la limite du trait rouge dessiné sur la neige. Cyril suit, se positionne derrière. Hubert monte sur la Cagiva, la démarre. Un nuage de vapeur s'échappe du pot. Calorstat fermé, le moteur atteint très vite sa température. 5000 tours, le turbo s'enclenche furieusement. Tout baigne.

Chrono en main, Thierry Sabine démarre le compte à rebours. Hubert fixe devant lui la piste à peine esquissée qui serpente entre les bouleaux dans le paysage enneigé. Sur le GPS, un seul way-point a été mis en mémoire : Sikt'ach, cap 052, 324.3 Nautical Miles.

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Cinq, quatre, trois, deux, un... Gaz ! Hubert ouvre à mort. La moto cabre, le

pneu arrière balaye la neige, mord la glace, le starter disparaît du rétroviseur. Trois kilomètres de plaine vallonnée sont à enquiller avant d'aborder la forêt de sapins.

Passage de la trois, de la quatre. 7500 tours. Turbo à fond. 170 km/h. Passage de la cinq. 200 km/h. Allégée par sa puissance démoniaque, la Cagiva bondit de bosse en bosse telle une ballerine, survole les bosquets. La poudreuse peu épaisse vol- tige sous les roues pour laisser place à la glace que les clous des pneus déchirent furieusement. Trip master à 2 minutes 15.

La rage au cœur, la haine au ventre, debout sur les repose-pieds, Hubert ouvre, ouvre à en arracher la poignée, et survole le paysage dans des gerbes de neige et de glace. Cette étape, cette course, il la veut. Vaincre ou mourir ! Et Cyril, derrière, n'aura que les miettes de sa victoire !

Le compte à rebours a commencé. A côté de sa moto, prêt à bondir dessus dès qu'elle roulera, Cyril chauffe le moteur par des petits coups de gaz. La moto est trop haute pour lui, il ne peut pas la che- vaucher à l'arrêt.

Un sourire énigmatique aux lèvres - il sait que ses deux motards préférés vont salement s'ar-

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souiller -, Thierry dessine de la main les chiffres fatidiques. Cinq... quatre... trois...

Gaz ! Départ volé, mais ce n'est pas grave. Cyril est déterminé. Comme son pote, ce sera la directe Sologoncy - Sikt'ach. Le bel Hubert a disparu depuis un bail, deux minutes exactement, mais il y a sa trace. Cyril ne regarde qu'elle : cette saillie, une déchirure dans la neige vierge. La seule chose que doit faire Cyril, c'est se fondre dans cette trace, ouvrir un maximum, recoller le grand, puis ne plus le lâcher jusqu'à l'arrivée.

Bondiou, déjà la forêt ! Et toujours pas d'Hubert, après trois kilomètres ! Bon, gaffe. On réduit à 150. Voilà, parfait. Dans la forêt, avec le matelas d'épines, le sol est plus stable. Gaffe, un arbre ! Ouf, évité. On va réduire encore un peu. Que dit le road-book ? 25 kilomètres de forêt, de nouveau la toundra, de moins en moins d'arbres jusqu'à la plaine et ses crevasses. Les Kazakhs appellent cette région la « Urman » : domaine de la peur. Là aussi, il va fal- loir faire gaffe.

Moins d'arbres, on ouvre. La trace d'Hubert a disparu. Bof, on verra à la sortie de la forêt.

Kilomètre 28. Fin de la forêt. Check GPS : le cap est bon. Toujours pas d'Hubert. Cette trace, bordel ! Elle est où, cette trace ? Ah ! Devant ! A cinq ou six kils, dans la plaine, une gerbe de neige ! Est-ce... Oui ! C'est lui ! Allez, on fonce.

Kilomètre 52. Putain, pas moyen de recoller cet enfoiré ! Heureusement qu'il y a la plaine, sinon, il aurait disparu depuis un bail ! C'est qu'il a la

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hargne, le Hubert. A combien de kilomètres est-il ? Deux ? Trois ? Bon, on ouvre !

Kilomètre 102. Le rythme qu'il tient, le salopard ! Ça fait une heure que Cyril ouvre mais il ne l'a toujours pas rejoint. Et pourtant, il avionne un maximum, le Cyril. Bon, là, Hubert n'est plus qu'à cinq cents mètres, c'est vrai, mais la seule chose que Cyril bouffe, c'est le nuage de neige soulevé par son pote.

Tout à l'heure, Cyril a eu une grosse grosse trouille. Sans transition, il a donné en plein sur un lac gelé. L'avant a salement glissé, il s'est rattrapé de justesse. Les pneus cloutés, ça a aussi ses limites. Maintenant, ça va, le rythme est pris. Il suffit de se tenir bien droit sur la bécane et de ne jamais braquer ni freiner. Tout aux gaz.

Hubert est toujours devant, à deux minutes à peu près. L'écart se maintient. Il a vu Cyril derrière lui et le surveille du coin de l'œil. Hubert a un peu réduit l'allure, pour ménager la conso. Du coup, Cyril est plus à l'aise, mais toujours limite question tours moteur.

Kilomètre 181. Passage du fleuve Riksa. Cinq cents mètres de glace intégrale. Après, ça va com- mencer à vallonner un maximum. Allez, on se négocie tout ça cool.

Kilomètre 222. Plus de visuel sur Hubert. Faut dire qu'avec ces collines qui montent et qui descen- dent... Heureusement, il y a la trace. Allez, gaz !

Une belle frayeur, tout à l'heure... Cyril s'est tapé l'une de ces fameuses crevasses couvertes d'un

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pont de glace. Ça a craqué pile à son passage. L'arrière de la moto s'est enfoncé, il est passé de justesse, à l'arrachée. Comme par hasard, il était en dehors de la trace d'Hubert qui est passé à côté du piège. Le bol qu'il a, ce mec !

Bon allez, faut faire gaffe à la nav'. Ah ! On sort des collines ! Où il est, le Hubert ? Peu importe. Cette fois, sa trace, Cyril se la fait au millimètre près.

Bon, ça monte un peu, on ouvre... Merde ! Qu'est-ce qu'il se passe ? Tout

s'écroule ! Bordel, un piège ! Cyril tombe dans un piège ! Encore une de ces putains de crevasses ! Le valdingue ! La chute ! Merde ! Merde ! Merde ! Il est dedans...

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Zone Glace

- Cyril, ça va ?

- Cyril, bordel, réveille-toi ! Hubert porte une gourde d'alcool aux lèvres de

son pote groggy, le force à boire. Cyril tousse, cra- chote, ouvre un œil...

- Où j'suis ? marmonne-t-il. - Ben... au même endroit que moi, mec. Dans le

trou. Cyril observe avec effarement la cathédrale de

glace dans laquelle ils sont tombés. Des stalactites gigantesques pendent d'un plafond situé à plus de trente mètres au-dessus de leurs têtes. Une ouver- ture de quelques mètres laisse entrevoir un bout de ce ciel nuit qui ne les a pas quittés depuis plusieurs jours.

- Que s'est-il passé ? Hubert se marre à la frimousse penaude de son

pote. Il faut dire que le pilote Honda est plutôt en vrac. Quelle chute ! Trente mètres... Heureusement, le fond de la grotte est recouvert d'un épais matelas de neige. Sans cela, c'était la marmelade assurée, avec du ketch-up à tous les étages.

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- Ben..., répond Hubert, je suis tombé dans une crevasse, et comme tu me suivais à la trace, tu te l'es faite toi aussi...

Cyril observe la Cagiva d'Hubert posée contre le mur de glace. Le carénage est mort, deux des trois réservoirs pissent l'essence, le reste n'a pas l'air en trop mauvais état. Sa Honda, quant à elle, est tou- jours plantée dans la neige, du cul jusqu'à la selle. Le peu qu'il en voit - la roue avant en l'air, la fourche, le carénage - n'ont pas l'air en trop mau- vais état. Reste à savoir, pour le reste : roue arrière, moulin...

- Ça fait longtemps qu'on est ici ? Hubert avale une rasade d'alcool. - Disons deux ou trois heures... Cyril sursaute. - Quoi ! Plus de deux heures ! Mais on a perdu

la course ! - Tu ne crois pas qu'on a d'autres emmerdes que

la course ? fait Hubert, un sourire sarcastique aux lèvres. T'as vu où on est ?

Cyril émerge enfin. La situation n'est pas géniale, c'est vrai. Trop raides pour l'escalade, les parois de glace rendent l'ouverture du toit inaccessible. Des galeries partent de la grotte pour s'engouffrer dans le sol à travers les stalactites, mais où mènent- elles ? Elles semblent trop exiguës pour qu'un homme puisse s'y fourrer...

- T'as raison, Hubert, y'a pire que la course... T'as branché la balise de détresse ?

Hubert hausse les épaules.

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- Elle est morte. Et dans ton sac à dos, je n'ai pas trouvé la tienne.

Cyril se pince les lèvres, rougit jusqu'à la moelle. Hubert note l'embarras de son pote.

- Ne me dis pas que tu ne l'as pas prise ! Cyril ne sait plus où se mettre. - Ben, tu comprends, chaque kilo de gagné... Hubert furax frappe le sol du poing. - Là, tu déconnes, mec ! Il se calme aussitôt. Faut économiser l'énergie.

Cyril se relève, masse son dos. Des courbatures, mais rien de cassé. Il déboutonne son Bullson.

- Dis donc, Hubert, j'sais pas si c'est la gamelle, mais je crève de chaud.

- Tu ne rêves pas. Il fait un degré. C'est à n'y rien comprendre. En surface, on est à moins qua- rante-cinq.

Cyril se dégourdit les pattes, scrute au passage les couloirs pour tenter de distinguer où ils mènent.

- T'es allé visiter ? demande-t-il. Hubert hausse les épaules. - Oui, j'en ai fait quelques-uns. Ça n'aboutit pas.

Plus tu avances, plus ça se rétrécie. Pour continuer, il faut ramper. Si tu continues, tu ne peux plus reve- nir en arrière. Je préfère crever de faim qu'étouffé là-dedans.

Le petit est tenace. - Et le mur ? On ne peut pas se le faire, le mur ? - T'as vu la pente ? Plus vertical que ça, tu

meurs...

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- On pourrait se tailler des marches avec nos outils, non !

Cyril fonce vers sa bécane et commence à la dégager. Les outils sont sous la selle, laquelle selle est enfouie sous un bon mètre de neige. Hubert l'aide. Après une bonne suée, la Honda Ice-Twin émerge enfin de la congère. L'arrière est salement amoché : coque en miette, bras oscillant tordu, roue éclatée. La meule est bonne pour la casse.

Cyril prend un tournevis dans la trousse et court vers le mur le plus facile. Il commence à tailler la glace qui s'effrite sans difficulté sous ses coups. Hubert l'imite en maugréant. Au bout d'une heure, Cyril se retrouve à deux mètres du sol, accroché à la paroi.

- Bordel ! Le mur est bombé. Ecoute, Hubert. Si je lâche une main pour grimper plus haut, je me vautre. On va tailler un passage à côté du mien, tu te hisses à mon niveau, et tu me tiens pendant que je progresse.

Cyril lâche prise, saute par terre, commence à tailler d'autres marches parallèles aux siennes. L'idée est bonne, mais un problème se pose très vite. De l'eau coule le long du mur, rendant la glace friable. Les saillies qu'ils taillent se remplissent d'eau, se déchirent, la glace fond. Après deux heures d'effort, ils se retrouvent quand même tous deux côte à côte, à trois mètres du sol, bloqués par le renflement de paroi. S'ils arrivent à vaincre l'obs- tacle, ils auront gagné. La pente devient positive, après. Rageant.

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- Allez Hubert, tu me tiens. OK ? Hubert lâche une prise pour tenir son pote tant

bien que mal. Cyril se hisse sur la pointe des pieds, commence à tailler du tournevis. Le pied droit d'Hubert glisse. Il tente de raccrocher mais dérape, et nez contre la glace, glisse le long de la paroi. Cyril n'est plus tenu, il tombe, lui aussi.

Sur le cul, dépités, les motards regardent l'eau suinter le long du mur en effaçant méticuleusement leur travail. Désespérant.

- Bon. On va se reposer un peu, bouffer, et puis on recommence. D'ac ?

- M'ouais, répond un Hubert maussade qui n'y croit plus.

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Zone Rouge

Trois jours. Ils sont dans ce trou depuis trois jours. Toutes les tentatives d'escalade ont échoué. Les murs sont trop raides et cette foutue flotte n'arrête pas de saper leur travail. Cyril a failli cra- quer. Il a subitement eu l'envie de répandre l'es- sence des réservoirs le long des murs pour tout faire fondre. Hubert l'a retenu. Heureusement pour eux. Avec la chaleur, tout se serait écroulé.

Le moral est à zéro. Ils ont épuisé leurs vivres. Heureusement, il ne fait pas froid et l'eau ne manque pas. Ils ont bien balancé quelques fusées de détresse à travers l'ouverture du toit, mais ça n'a rien donné. Les autres, dehors, ont dû abandonner les recherches depuis un bail.

Dans ce trou, pas de jour, ni de nuit. Il y règne une espèce de pénombre vaguement éclaircie par les parois de glace. Alors ils dorment. Tout le temps. Engoncés dans leurs duvets, complètement léthar- giques, ils attendent que la mort les gagne. C'est à peine s'ils parlent encore.

Soudain, alors qu'il décrit à mots lents son projet d'un magasin de moto à Orléans, Cyril s'inter- rompt.

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- T'as entendu ? Hubert se tourne lentement vers son ami. - C'que tu dis ? - Quelque chose, à gauche... Ils se lèvent tous deux péniblement et se dirigent

vers un couloir, tendent l'oreille. - J'sais pas si j'rêve, mais j'entends comme un

ronronnement, dit Cyril. - Moi aussi. Cyril sursaute. - Dis donc, regarde les parois ! Les écoulements d'eau se sont accrus de manière

incompréhensible. De véritables ruisseaux dégouli- nent le long des parois, tracent des sillons, empor- tant la glace sur leur passage pour s'engouffrer en chuintant dans les ténèbres du couloir. L'ouverture s'agrandit à vue d'œil.

- Dingue ! s'exclame Hubert. Et c'est un moteur qu'on entend ! J'y comprends rien. Qu'est-ce qu'on fait ?

Cyril bondit sur son sac à dos, sort une lampe frontale, l'ajuste, Hubert l'imite.

- On y va ? - On y va ! Les motards progressent doucement, en éclairant

alternativement les murs, le plafond, le sol. Le cou- loir est profond, ils n'en distinguent pas le fond. Soudain, après une centaine de mètres, le flot d'eau se solidifie en glace. Le chuintement disparaît au bénéfice du bruit qui au loin se précise, rauque,

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puissant. C'est incontestablement la sonorité d'un moteur tournant au ralenti.

- Tu crois qu'ils ont creusé un tunnel pour nous rejoindre ? demande Cyril.

- Je ne sais pas. Ça me paraît louche. C'est l'eau qui a creusé ce tunnel sous nos yeux, pas une équipe de recherche, tu l'as vu comme moi. D'ailleurs, pour...

Hubert s'arrête, et bouche bée, se met à examiner méticuleusement le mur de droite, tâte de la main... Cyril le rejoint, fait de même, tout autant ébahi.

Les pinceaux des lampes frontales convergent sur le mur de glace pour éclairer quelque chose d'envi- ron deux mètres de haut pour un mètre de large. Un dessin en relief. Plus exactement, une sculpture dont les visages et les objets émergent de la paroi, comme figés dans leur élan. Le réalisme est saisissant.

- Nom d'un Dakar à vélo, mais il y a un scooter, là ! crie Cyril.

- Ouais ! Et là, une bagnole ! L'image en relief représente un scooter des

années 1950 survolant des voitures aux lignes futu- ristes. Le décor est triste, gris, sombre. Les person- nages sont vêtus d'une manière étrange, un mélange de Moyen Age et d'hyper-modernisme. Ses cheveux tirés par le vent, le pilote du scooter semble déter- miné, son élan est sauvage. A gauche de l'image, au premier plan, un homme au visage dur observe l'acrobate aérien. En bas, à droite, cette date : 1995.

- Le scooter est un Vespa des années 1950, com-

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mente Cyril. Je connais bien, j'en ai eu un. Mais les habits des gens sont étranges, d'une autre époque.

Hubert continue, stoppe, hèle son comparse. - Eh Cyril, viens voir ! Ici, y'en a une autre ! La nouvelle scène taillée dans le mur représente

un véritable rodéo motocycliste entre trois motos carénées et une vieille caisse genre Mercedes des années 1950. La bagnole est accrochée par un filin à l'une des bécanes. Un gars casqué est à cheval sur le toit de la bagnole et le découpe avec une tronçon- neuse.

Hubert et Cyril n'en reviennent pas. Ils poursui- vent sans un mot leur progression dans la galerie de glace en s'arrêtant devant chacun des multiples tableaux qui la jalonnent. Dans ces scènes criantes de réalisme, il y aura notamment une course entre un étrange dragster propulsé par deux moteurs, une Kawasaki ZX10 Tomcat, et plusieurs autres motos sportives qu'ils ne connaissent pas. (Nous sommes en 1986, le ZXR de Skud et la Triumph new look de Joss ne sont pas encore sortis. La Tomcat, elle, vient à peine d'être commercialisée.)

Il y aura ensuite une scène se déroulant dans une jungle épaisse avec des side-cars de la Deuxième Guerre mondiale, puis également l'étrange ballet de motos ailées survolant les dunes d'un désert.

Alors qu'ils s'engouffrent plus profondément dans le souterrain, l'énigmatique ronronnement du moteur se précise. Ils ne sont plus très loin de la source du bruit. Puis quelque chose de nouveau

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apparaît, qui commence sérieusement à leur titiller l'estomac. Une odeur. Du cassoulet.

Après une dernière sculpture représentant une Münch Mammouth des années 1960 chevauchée par le même colosse que dans les autres scènes, le cou- loir bifurque à gauche pour donner sur une caverne fortement éclairée par des lampes à pétrole. Dès l'entrée, ce qui les frappe d'emblée, ce n'est pas tant l'inconnu accroupi près d'un feu, ni même la Münch rutilante posée contre un mur. Non, ce qui leur percute les rétines, c'est l'image de leurs motos, à eux, qui sont ici, alors qu'ils les avaient laissées plusieurs centaines de mètres derrière eux. A gauche, la Honda Ice-Twin de Cyril, sagement béquillée sur la centrale. A droite, posée contre le mur de glace, la Cagiva Mammouth d'Hubert affu- blée de son sempiternel numéro 100. Sans un gramme de boue ni une éraflure, les motos sont comme neuves.

Ils entrent en hésitant, observent l'inconnu. Le gars est sacrément baraqué. Il ne doit pas faire loin des deux mètres de haut. Son visage carré, taillé au burin, exprime une force brute, tranquille, em- preinte de douceur et de tristesse.

Les pattes en gondole, le palpitant en zone rouge, les rallye-men réalisent soudain que cet homme, ils l'ont déjà vu. Dans la galerie. Sur les tableaux. Il y est peint et sculpté dans les scènes étranges du cou- loir qui les a conduits ici.

Les motards observent la magnifique moto qui

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ronronne au ralenti dans un feulement de fauve prêt à bondir. C'est bien une Münch, mais il y a en elle quelque chose d'irréel, d'instable, d'aussi impal- pable qu'une image holographique.

L'inconnu goûte la mixture qu'il concocte sur le feu, repose la cuillère, se tourne vers eux. La Münch hoquète puis s'éteint. Le silence s'installe.

- Salut les gars, leur dit l'homme en souriant. Ça baigne ?

Les interpellés ne pipent mot. - Eh les gars, faudrait vous décoincer ! Allez, la

bouffe est prête ! L'inconnu saisit deux assiettes en aluminium, les

remplit copieusement, les leur tend. Cyril et Hubert s'assoient à côté de lui et commencent à bâfrer comme des goinfres tout en observant du coin de l'œil l'homme qui ne mange pas.

- Je m'appelle Chuck, leur dit l'homme en sou- riant. Chuck Shakelton. Il vous plaît, ce cassoulet ?

Hubert et Cyril acquiescent de la tête. Ils sont complètement largués. Il y a de cela seulement quelques heures, ils se voyaient morts de faim dans ce trou maudit et là, comme ça, d'un coup, ils se retrouvent en train d'avaler un putain de cassoulet d'enfer ? Dingue !

- Allez, deuxième service ! lance le dénommé Chuck qui remplit de nouveau copieusement leurs assiettes.

Les affamés se plongent dedans. Ils reprennent des forces à vue d'œil. Maintenant qu'ils vont mieux, des tas de questions commencent à les turlu-

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piner. Qui est ce mec et qu'est-ce qu'il fout à trente mètres sous terre, avec cette rarissime bécane de collection ? Est-ce lui qui a sculpté les tableaux dans la galerie de glace ? Pourquoi ? Et puis, par quelle magie leurs motos se retrouvent-elles ici, qui plus est réparées de la méchante gamelle qu'elles ont prise ?

Au moment où Cyril ouvre le bec pour interroger l'inconnu, ce dernier le prend de court.

- Bon les gars, c'est pas l'tout, mais la course vous attend. La sortie, c'est par là. Et faites gaffe, la prochaine fois. Je ne serai pas toujours là pour vous aider !

L'inconnu leur désigne du doigt un large couloir qui part de la galerie vers un coin de ciel bleu nuit à peine visible.

Une sortie ! Nom de Dieu, mais ils n'avaient pas vu ça, en entrant ! Une sortie ! Ils sont libres !

Tels des automates, les rallye-men rejoignent leurs motos, les démarrent. Elles tournent impecca- blement bien. Ils roulent quelques mètres vers la sortie, s'arrêtent, se retournent. L'inconnu ne s'oc- cupe plus d'eux. Toujours accroupi, il est en train d'éteindre le feu, de ranger les assiettes. Cyril et Hubert s'observent, regardent la sortie, s'observent de nouveau. Hubert hausse les épaules. Une lueur sauvage passe dans les yeux de Cyril.

- C'est la course, pas vrai ? dit Cyril. - Ouais. Gaz, mec ! Poignées ouvertes à fond, pneus qui déchirent la

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glace, motos qui bondissent hors du souterrain. L'inconnu disparaît des rétroviseurs.

Hubert et Cyril se retrouvent sur une colline qui surplombe une ville située au cœur d'une vallée boisée. A l'entrée de la ville est amassée une troupe de gens et malgré la distance, deux ou trois kils, ils parviennent à lire l'inscription figurant sur une ban- derole : « Trans-Siberian. Arrivée ».

Sikt'ach ! L'arrivée de l'étape ! Ils sont à quel- ques minutes de l'arrivée ! Nom de nom de...

- Bon, on a trois jours de retard, mais on va se la faire quand même, hein ? dit Cyril en donnant des coups de gaz.

- Pour sûr, mec. Gaz ! répond Hubert. Les motos s'élancent dans la descente. Hubert

fait hurler le turbo. Il a cinquante chevaux de plus que son pote, mais sa bécane est lourde. Cyril le taxe immédiatement. L'arrivée approche. Les gens les ont vus s'arsouiller, ils applaudissent, crient. Survolté, Cyril prend très rapidement trois cents mètres sur le grand qui rame dans les rochers. Hubert a la haine. Voir son pote le taxer lui file la rage !

Mais... Cyril vient de s'arrêter, descend, fourrage dans le moteur... Pas le temps de comprendre. Hubert passe en trombe à côté de lui. La banderole n'est pas loin. Il fonce ! Ça y est, la ligne ! Ouf !

Thierry le congratule. Tout le monde l'entoure, le porte, l'ovationne. Puis les regards se tournent vers Cyril qui n'a pas pu redémarrer sa moto et court vers la ligne en la poussant. Le chrono tourne.

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Trente secondes de retard sur Hubert. Une minute. Deux. Le petit n'est plus loin. Trois minutes. Ligne à cinquante mètres. Trois minutes quarante cinq. La ligne. Quatre minutes.

Avec le décalage, Hubert a refait son retard d'un poil. (Les départs étaient espacés de deux minutes et Hubert avait un handicap de deux minutes.)

Thierry hurle de joie. - Vous êtes ex aequo au centième près, les

mecs ! - Ouais, ex aequo et bons derniers... réplique

Hubert. Thierry ouvre de grands yeux. - Qu'est-ce que tu me fourbis là ? Cyril et toi,

vous avez tous deux gagné le rallye au centième près !

Hubert a un déclic. - Quel jour sommes-nous ? demande-t-il. Thierry hausse les épaules. - Ben, le vingt-cinq juillet, pardi. Comme ce

matin, au départ de l'étape ! Tu veux peut-être aussi connaître l'année ? 1986... T'as besoin d'un gros dodo, toi !

Thierry s'éloigne en rigolant. Hubert rejoint Cyril, le tire par le bras un peu à part.

- T'es au courant, pour la date ? demande Hubert.

- Ouais, on vient de gagner le raid. Je n'y com- prends rien. Tu crois qu'on a rêvé, pour les trois jours, la grotte et tout le tintouin ?

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- Non. Je suis sûr que non. Regarde ce que j'ai trouvé dans ma sacoche latérale.

Hubert tend à Cyril une revue froissée qu'il déplie.

- Un exemplaire de Moto Revue ? - Tout juste. Le mec de la caverne a dû me le

glisser en douce dans la sacoche. Ouvre à l'avant- dernière page, et lit...

Cyril balaye les feuillets en s'arrêtant malgré lui sur des photos de motos d'avant-garde qu'il ne connaît pas, puis il lit le titre du double-page désigné par Hubert : Feuilleton ZONE ROUGE, LIVRE V - dernier épisode - TRANS-SIBERIAN.

- Ben quoi ? fait Cyril. C'est jamais qu'un compte-rendu de la course. Pas de quoi défenestrer un lézard bicéphale !

- Et les meules des pages précédentes, hein ? Tu connaissais ça, toi, un Flat 6 Custom Honda de toute beauté ? Une ZX-12 Kawa de série qui se tape les 315 km/h chrono et taxe une CBR 1100 XX qui ne fait « que » 306 km/h ? Mais lis un peu l'histoire, tu comprendras vite fait...

Cyril parcourt les phrases en diagonale. Le texte relate les faits d'armes de deux mecs - Hubert Auriol et Cyril Neveu - qui se tirent la bourre en Sibérie, tombent dans un piège de glace, sont sauvés in extremis par un dénommé Chuck qui che- vauche une Münch Mammouth nickel-chrome...

Alors que ses neurones se dégèlent, Cyril com- mence à pâlir, signe évident d'une compréhension