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Hommage Georges MoustakiTRANSCRIPT
Mort de Georges Moustaki,
le chanteur du "Métèque"
Le Monde.fr| 23.05.2013 à 10h37• Mis à jour le 23.05.2013 à 14h29
Par Véronique Mortaigne
Hommage
Georges Moustaki
C'était un homme en blanc, barbe assortie, longs cheveux idoines.
Il faisait de la moto et parlait avec une voix sucrée, comme il
chantait.
Masculin-féminin, Georges Moustaki était un homme à femmes,
qui l'adoraient. Il en avait épousé une, Yannick, dont il eut une fille,
Pia, née en 1956.
Il en avait aimé certaines, il en avait adulé au moins deux : des
femmes en noir, Piaf, le moineau, qui l'asservit pour mieux le
révéler, et Barbara, l'exigeante, la "longue dame brune"
raccompagnée tard dans la nuit à la sortie des cabarets.
Moustaki était à la fois profondément méditerranéen et superbement atlantique. Mais le
secret était ailleurs : "Si je suis autant connu à l'étranger, c'est que je suis très français",
disait l'inventeur d'une tour de Babel dont la clé de compréhension serait l'amour du
voyage et de l'humanité. L'auteur-compositeur "à la gueule de pâtre grec" est mort le
jeudi 23 mai, à Nice, des suites d'une longue maladie. Né le 3 mai 1934 à Alexandrie
(Egypte), Yussef Mustacchi (Georges Moustaki) était âgé de 79 ans.
Il confiait faire partie de ces êtres qui, selon la formule de l'essayiste allemand George
Steiner, qu'il admirait, "n'ont pas de racines, mais des jambes". Mais s'il a pu parcourir le
monde avec un appétit sans égal, tout en habitant fidèlement, depuis 1961, l'Ile Saint-
Louis à Paris, c'est qu'il est un enfant de l'Orient cosmopolite.
Regarder En vidéo : Le Métèque, "Ma liberté", et autres chansons de George Moustaki
L'Alexandrie de la première moitié du XXe siècle est un lieu de brassage culturel. Toutes
les nationalités, et religions, s'y croisent. La chanson y est en effervescence – d'autres
transfuges viennent enrichir l'histoire de la chanson française, de Georges Guétary, né à
Alexandrie, à Claude François, né sur les bords du canal de Suez, ou Dalida, du Caire... La
grande chanteuse Oum Kalsoum, mais aussi Mohamed Abdel Wahab, Farid el Atrach ou
Asmahan, inventent la bande son de l'Egypte moderne, de la chute de la royauté
égyptienne à la Révolution nassérienne et panarabiste.
"LE CULTE DU FRANÇAIS A VITE OCCULTÉ LE GREC, LA LANGUE DE L'EXIL"
Georges Moustaki a deux parents grecs, Nessim et Sarah, "cousins germains, mais
originaires de deux îles différentes". L'artisan de la dislocation, c'est Giuseppe (Joseph,
Youssef) "comme moi", le grand-père, une légende dans la famille, qui fabriquait des
gilets brodés pour les notables égyptiens. "Il braconnait, adorait l'huile d'olive. Un jour un
bateau est passé, il l'a pris, est arrivé à Alexandrie. C'était l'Empire ottoman. Il était
devenu turc, de papiers." "Je parle mal le grec, expliquait Georges Moustaki. Mes parents
sont nés en Egypte. Pour moi et mes sœurs, le culte du français a vite occulté le grec, qui
était la langue de l'exil."
M. Mustacchi dirige la Cité du livre, l'une des plus grandes librairies du Moyen-Orient. Les
célébrités y défilent. Et des Italiens, des Turcs, des Orthodoxes, des juifs, des byzantins,
des orientaux... "Ce fut la plus belle de toutes les universités." Pendant la seconde guerre
mondiale, les alertes à la bombe envoient le jeune Yussef au paradis – le sous-sol,
réservé aux livres d'enfants. Devenu Georges, en hommage à Brassens, il le raconte dans
un livre, Fils du brouillard, paru en 2000, où se croisent ses souvenirs de Georges et
ceux, infiniment plus durs, de son ami Siegfried Meir, emprisonné à Auschwitz et
Mauthausen.
Georges Moustaki, en 1972. | AFP/AFP ImageForum
ll y a des villes qui marquent pour toujours : Alexandrie, donc, puis Bruxelles, où Yussef
(Joseph) Mustacchi, à 20 ans, a reçu son premier cachet, pour avoir chanté et joué du
piano ("mal") dans un cabaret, La Rose noire. Et puis Paris, adoptée trois ans avant
l'escapade belge. Dès 1951, il fréquente le cabaret des Trois Baudets, y découvre
Brassens en première partie d'Henri Salvador. Il chante à l'Echelle de Jacob, Brel est la
vedette. Moustaki a connu Brialy (24 ans alors) allongé, "le dos cassé après une chute
sur un tournage. Allongé, mais séducteur". L'apprenti chanteur vit alors en zigzag, fait du
gymkhana dans les cabarets : Les Trois Baudets, La Colombe, La Rose noire, Milord
l'Arsouille, L'Echelle de Jacob, Le Port du salut... "Le seul où je n'ai jamais chanté, c'est
L'Ecluse. Mais j'allais y chercher Barbara pour dîner sur l'île."
"BRASSENS ÉTAIT MON MAÎTRE, PIAF ÉTAIT MA MAÎTRESSE"
Il a rencontré tout le monde, de Brassens à Dalida. Il a présenté Harry Belafonte à Jorge
Amado, qui "adorait les photos entre amis" – Sartre, Beauvoir, des leaders africains, des
intellectuels asiatiques... L'enfant de l'Orient cosmopolite adore les familles
recomposées. Il s'emploie à les unir.
Ainsi, dans ses errances consenties, Moustaki se forge-t-il trois histoires, trois espaces
géographiques : la France, la Méditerranée, le Brésil. Moustaki, acte I, le français : en
1952, il ose à peine ses chansons, mais elles se remarquent, et le guitariste Henri Crolla
fait le pari qu'elles plairont à la Reine Piaf. Gagné. Il est timide, elle a de l'oreille, elle lui
prend trois chansons, enregistrées en 1958, "Eden Blues", "Les orgues de barbarie", "Le
gitan et la fille" – un super 45-tours où ils font couple, Edith Piaf chante Jo Moustaki.
Puis, il lui écrit Milord, dont elle confie la mise en musique à Marguerite Monnot. Dès sa
création en scène, Milord devient un standard. Après quelques autres incunables, et un
an de soumission, Georges Moustaki déclare forfait. "Brassens était mon maître, elle
était ma maîtresse."
Il compose alors pour toutes les vedettes du moment (Colette Renard, Dalida, Yves
Montand, Cora Vaucaire, Juliette Gréco, Tino Rossi, Barbara...). Il défend ensuite sous son
nom son répertoire en français sur une demi-douzaine de 45-tours ("La carte du tendre",
"Dire qu'il faudra mourir un jour", "La mer m'a donné"...). Devant l'insuccès, sa maison de
disques lui rend son contrat. Il commence à percevoir ses droits d'auteurs. "J'ai pris alors
une sorte de retraite, j'avais gagné de l'argent et, avec Piaf, je sortais d'une histoire
tellement formidable que tout, à côté, me paraissait secondaire..." Dix ans dilettante :
devenir un crack aux échecs ou au ping-pong, filer à Amsterdam pour un tableau... "Je
n'avais aucune urgence. Mais, petit à petit, je suis passé de la Jaguar à la 4 L, réduisant
chaque fois mes besoins pour ne pas avoir à travailler."
Le chanteur Georges Moustaki. | D.R.
1967, c'est l'année Barbara. Pour elle, il écrit "La longue dame brune", et elle le somme
de chanter avec elle cette chanson qui les lie, lors d'une tournée épuisante. Dans sa
retraite aux dorures fléchissantes, Moustaki reçoit un coup de fil : "Une invitation pour un
récital à la cafétéria du théâtre de Caen. J'accepte. Peu après, Barbara m'appelle, me dit :
'Je vais à Caen demain, viens avec moi, il y a quelqu'un qui y chante et que tu vas
adorer'." C'était Serge Reggiani, à qui Moustaki donnera ensuite "Sarah", "Votre fille a
vingt ans", "Ma liberté"... des carrés d'as qui le ramèneront à la vie publique.
"Pendant un an, j'ai programmé des concerts de jazz à Caen : Gato Barbieri, Michel
Portal, Aldo Romano, Eddy Louiss, Daniel Humair, Martial Solal." Pour lui, Moustaki a
composé une chanson de liberté, que les maisons de disques refusent. Elle sort enfin en
1969. Elle précède les envies d'ailleurs des orphelins de Mai 68.
LA FIDÉLITÉ TOUJOURS AU RENDEZ-VOUS
La ballade gréco-latine plaira jusqu'à Salvador de Bahia, la ville de tous les saints, au
Brésil, l'un des points de passage préférés de Moustaki. "J'y suis arrivé par Jorge Amado,
après un court séjour à Rio, où en 1972 la chanteuse Nara Leao m'avait invité au Festival
de la chanson populaire", expliquait-il. En 1973, il adaptera en français "Aguas de
Março", un hymne bossa-nova, suivant les traces du pionnier Pierre Barouh. Trente ans
après, "Moustaki", l'album sorti en 2003, commence par un hommage à Barbara écrit sur
la musique Odeon, un choro célèbre du compositeur brésilien Ernesto Nazareth. Chez
Moustaki, la fidélité est toujours au rendez-vous. Pour Vagabond, en 2005, Georges
Moustaki a enregistré à Rio de Janeiro, entouré de Paula Morelenbaum et du pianiste et
compositeur Francis Hime.
Alors qu'il compose pour la fine fleur de la variété française, Georges Moustaki continue
d'essayer une carrière personnelle. Il le fait d'abord sous un nom d'emprunt, Eddie
Salem, son orchestre et ses chanteurs arabes, avec en 1960 un répertoire oriental-
égyptien – puis grec (Les enfants du Pirée) – et quelques rocks parodiques. En 1966, il
part en Grèce pour la première fois et y rencontre l'actrice et chanteuse Melina Mercouri,
qui transformera par la suite en le chantant en grec "Le Métèque" et "En Méditerranée",
en hymnes de résistance face à la dictature des colonels. Puis, il chante "La Pierre" du
compositeur grec Manos Hadjidakis, "L'homme au cœur blessé", "Nous sommes deux",
sur des musiques de Mikis Théodorakis. Toujours proche de l'Orient, il chante avec Areski
"J'ai vu des rois serviles", joue dans Mendiants et orgueilleux, film adapté du roman
d'Albert Cossery, et ainsi de suite – en 1996, sur Tout reste à dire, c'est le flûtiste turc
Kudsi Erguner qui répond présent pour un poème chanté de Yunus Emre (XIIIe siècle).
Il se produit enfin en vedette, à Bobino à Paris en janvier 1970. Il est chaleureux, liant. Il
chante des anciennes chansons, jamais enregistrées, comme "Donne du rhum à ton
homme". Les chansons de l'album qui paraît début 1978 jalonnent une année de
déplacements (San Francisco, New York, Mexico, Tokyo, Québec, Eilat, Paris). "Vieux
sage" dans "Si je pouvais t'aider", il retrouve sa fraîcheur dans une "Elle est elle" quasi
juvénile (avec la voix de sa fille Pia Moustaki, née en 1956 – en 1988, naîtra son fils,
Laurent. "Solitaire, sans état d'âme et sans souffrance / Ma voile est gonflée de mystère
/ Ma cale est remplie d'innocence." Un inlassable de la chanson.
En 2003, Moustaki publie "Moustaki", qui comporte la première chanson qu'il a
composée, "Gardez vos rêves" et, pour la première fois, son propre enregistrement de
Milord, composée jadis pour Edith Piaf. Jean-Claude Vannier donne à l'album un ton
contemporain. Le dernier album de Moustaki faisait le point sur cette question française.
Pour "Solitaire", Moustaki fait main basse sur toute la jeune génération. Vincent Delerm,
Cali pour des duos, Vincent Segall pour les arrangements. Dédié à Henri Salvador,
l'album rend hommage à l'âge d'or la chanson française, et à l'amour. Il y reprend ses
chansons "gold" : "Sans la nommer", "La liberté et la fleur au fusil", "Ma solitude", "Donne
du rhum à ton homme". En 2005, avec Vagabond, il revient sur son amour pour la bossa-
nova, en 2008, il intitule un disque de duos Solitaire... Le paradoxe Moustaki.
Moustaki avait chanté partout dans le monde. De Rio à l'Olympia, de Bobino au Japon, du
Québec à l'Algérie, l'homme en blanc et à la voix suggestive, avait rassemblé. Fidèlement,
car les fidélités se créent dès l'enfance. Et quelle leçon en tirer ? Réponse de l'enfant
d'Alexandrie : "Je déclare l'état de bonheur permanent / Et le droit à chacun à tous les
privilèges. Je dis que la souffrance est chose sacrilège / Quand il y a pour tous des roses
et du pain blanc."
Véronique Mortaigne
Georges Moustaki en 6 dates
1934 Naissance le 3 mai à Alexandrie (Egypte)
1951 Arrivée à Paris
1959 Edith Piaf interprète Milord
1967 "La Longue Dame brune"
1969 "Le Métèque"
2008 Solitaire