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Robert LEROUX Professeur de sociologie, Université d’Ottawa (1998) Histoire et sociologie en France De l’histoire-science à la sociologie durkheimienne LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Robert LEROUXProfesseur de sociologie, Université d’Ottawa

(1998)

Histoire et sociologieen France

De l’histoire-scienceà la sociologie durkheimienne

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Un document produit en version numérique avec le concours de Loyola Leroux, bénévole, professeur de philosophie retraité du Cégep de Saint-JérômeCourriel: Loyola Leroux : [email protected] Page web :http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_leroux_loyola.html

à partir du texte de :

Robert Leroux

Histoire et sociologie en France. De l’histoire-science à la sociolo-gie durkheimienne

Paris : Les Presses universitaires de France, 1998, 269 pp. Collection : Le socio-logue.

L’auteur nous a accordé, le 1er mai 2020, l’autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel : Robert Leroux : [email protected]

Police de caractères utilisés :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 31 mai 2021 à Chicoutimi, Québec.

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Robert LEROUXProfesseur de sociologie, Université d’Ottawa

Histoire et sociologie en FranceDe l’histoire-science à la sociologie durkheimienne.

Paris : Les Presses universitaires de France, 1998, 269 pp. Collection : Le socio-logue.

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Histoire et sociologie en France.De l’histoire-science à la sociologie durkheimienne

Quatrième de couverture

Retour à la table des matières

Cet ouvrage reprend et analyse les débats qui, dans les dernières décennies du XIXe siècle et au début du XXe, ont marqué la science historique française lorsque la sociologie prenait son essor.

L’objectif est de mieux comprendre un moment capital du déve-loppement de l’histoire et de la sociologie, en focalisant sur les pro-blèmes méthodologiques et théoriques traités à l’époque par les prati-ciens de ces deux savoirs concurrents.

La démarche comporte trois étapes. L’auteur présente tout d’abord un échantillon des principaux travaux des historiens et théoriciens fai-sant la promotion d’une histoire-science à la fin du XIXe siècle (Fustel de Coulanges, Bourdeau, Lacombe, Langlois et Seignobos) ; ce fai-sant, deux perspectives antinomiques sont dégagées ; l’une réduit l’histoire à la narration et au fait singulier, l’autre privilégie un impla-cable déterminisme. Il montre ensuite comment s’articule dans la syn-thèse historique d’Henri Berr la quête d’un compromis entre une « histoire historisante » et une « histoire sociologisante ». Enfin, il examine la place accordée à l'histoire dans l’œuvre de Durkheim et de quelques uns de ses disciples, dont Bouglé, Simiand et Halbwachs.

Maquette Laurence VerrierEn couverture ; Boulevard de la Madeleine,Paris © LL-Viollet

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Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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COLLECTION DIRIGÉEPAR GEORGES BALANDIER

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Histoire et sociologieen France

De l’histoire-scienceà la sociologie durkheimienne

ROBERT LEROUXChercheur au CNRS, Paris

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

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ISBN 2 13 049246 0Dépôt légal — 1re édition : 1998, septembre

© Presses Universitaires de France, 1998108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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[v]

À la mémoire de Fernand Dumont (1927-1997)

[vi]

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[vii]

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SOMMAIRE

Quatrième de couvertureINTRODUCTION [1]

1. Le problème d’une histoire scientifique   : du romantisme au positivisme [3]2. Polysémie et ambiguïtés de la notion de «   positivisme historique   » [8]3. Propos et plan de l’ouvrage [10]

PREMIÈRE PARTIELe projet d'une histoire scientifique [15]

CHAPITRE I. — Les sciences de l'homme et l'histoire [17]

1. Auguste Comte ou les progrès de l’intelligence humaine [17]2. Ernest Renan ou l’apologie de la science [21]3. Hippolyte Taine ou l’application du modèle des sciences de la nature à

l’histoire [26]4. Ramifications du positivisme [30]

CHAPITRE II. — Pluralité des perspectives en histoire-science [35]

1. Fustel de Coulanges et les débuts de l’histoire-science [37]Fustel de Coulanges et la science historique de son temps [38]L’histoire en tant que « science pure » [43]L’histoire considérée comme science sociale [48]

[viii]

2. Le positivisme de Louis Bourdeau [52]Esquisse d’une théorie de la science [54]L’histoire, science de la raison [57]Critique de l’historiographie traditionnelle [58]Importance de la méthode quantitative en histoire [61]

3. La sociologie historique de Paul Lacombe [66]Le salut par la science [67]À la recherche d’un compromis entre l’individuel et l’institutionnel

[69]

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Esquisse d’une théorie psychologisante de l’évolution humaine [72]4. Discours de la méthode historique   : Langlois et Seignobos [77]

Le culte du document [79]« L’histoire est la science de ce qui n’arrive qu’une fois » [82]Apologie de la méthode historique [84]Entre le héros et la masse anonyme [90]

DEUXIÈME PARTIEHenri Berr et la synthèse historique [97]

INTRODUCTION [99]

CHAPITRE III. — Henri Berr, théoricien de la connaissance historique [103]

1. Édifier la synthèse [103]Deux influences : Fustel de Coulanges et Émile Boutroux [103]Gestation d’un projet [106]Unifier la vie et la science : une quête incessante [111]L’histoire de la pensée ou la recherche de l’unité [114]

Henri Berr, lecteur de Gassendi [115]Progrès de la pensée philosophique et mise en œuvre de la syn-

thèse [117][ix]

2. Synthèse historique et sociologie [123]La chaire d’histoire au Collège de France : bilan d’un échec [126]

CHAPITRE IV. — Henri Berr, organisateur et animateur de la synthèse [131]

1. Objectifs de la Revue de synthèse historique [132]2. Dialogue de la synthèse historique et de la sociologie [134]

A.-D. Xénopol [136]Paul Mantoux [139]

3. Une encyclopédie historique   : L'évolution de l'humanité [141]Intentions de « L'évolution de l'humanité » [142]« L'évolution de l'humanité » et la sociologie [144]

TROISIÈME PARTIEL'école durkheimienne et l'histoire [151]

INTRODUCTION [153]

CHAPITRE V. — Le problème de l'histoire chez Émile Durkheim [157]

1. La sociologie et les sciences particulières   : à la recherche de l’unité du savoir [158]

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2. Importance et rôle de l’histoire [161]3. Durkheim contre l’histoire traditionnelle [166]4. Les limites de la philosophie de l’histoire [170]

CHAPITRE VI. — Le problème de l’histoire chez Célestin Bouglé [175]

1. Une première influence   : les sciences sociales allemandes [176]2. Rôle de la méthode historique [180]3. Sociologie et théorie de l’égalitarisme [184]

[x]

CHAPITRE VII. — Le problème de l’histoire chez François Simiand [191]

1. Simiand et la science historique de son temps [193]Le procès de l’histoire historisante [194]La notion de cause en histoire [200]

2. Les principes de la méthode positive [202]Critique de l’économie politique traditionnelle [203]Le problème de « la recherche des origines » [207]Une méthode expérimentale [210]Fonction de l’histoire et de la statistique [211]

3. Une théorie du progrès économique [213]Les fondements sociologiques de l’évolution économique [214]Monétarisme social et sociologie de l’action [218]Évolution et fonctionnement économique [223]

CHAPITRE VIII. — Le problème de l’histoire chez Maurice Halbwachs [231]

1. Sociologie de la mémoire [232]2. Mémoire et histoire [236]

CONCLUSION [243

1. Une nouvelle histoire ? [244]2. Influence de la synthèse historique [245]3. Influence de la sociologie durkheimienne [249]

BIBLIOGRAPHIE [255]

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[1]

Histoire et sociologie en France.De l’histoire-science à la sociologie durkheimienne

INTRODUCTION

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Dans les dernières décennies du XIXe siècle et au début du XXe, une multitude de débats ont marqué la science historique française au moment où la sociologie prenait son essor. Ces débats, les confronta-tions entre les deux disciplines, sont assez bien connus, mais n’ont pas donné lieu encore à une étude systématique. Il y a là, du point de vue de l’histoire des idées, une regrettable lacune qu’il n’est pas inutile d’essayer de combler. De plus, retracer les origines du dialogue de l’histoire et de la sociologie permet non seulement de comprendre un moment capital du développement des deux disciplines mais de mieux voir comment les discussions de cette époque ne sont pas étrangères aux interrogations d’aujourd’hui.

Vers le milieu du XIXe siècle, la discipline historique entre dans une phase décisive de son évolution. Soucieuse de rompre avec la forme romantique, elle tente alors de se donner une légitimité scienti-fique. Les historiens, ce qui est un fait nouveau, sont amenés à dé-battre de questions méthodologiques fondamentales. Quelles sont les conditions d’une histoire scientifique ? Quel est son objet ? Est-il pos-sible de dégager des lois de l’histoire ? L’histoire conçue scientifique-ment doit-elle nécessairement se calquer sur le modèle des sciences de la nature ? On voit poindre, à travers de telles interrogations, l’amorce d’un dialogue, et certainement le commencement de longues et vives polémiques. Toutefois, si la communauté historienne est divisée [2] sur un nombre considérable de questions de méthode, elle se mobilise en bloc contre les interprétations métaphysiques du devenir humain.

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Et sans doute, n’est-il pas illégitime de voir dans ce rejet, du moins théorique, de la métaphysique, une des caractéristiques fondamentales de l’histoire-science.

Les nombreux problèmes méthodologiques relatifs à la connais-sance historique, discutés pendant toute la seconde moitié du XIXe

siècle, gardent toute leur actualité au début du XXe siècle. Non seule-ment occupent-ils encore la science historique, mais aussi les sciences de l’homme, dont la sociologie plus spécifiquement.

Bien que dès ses origines la sociologie soit en rivalité avec la disci-pline historique, il ne faut pas s’étonner qu’elle s’intéresse d’emblée à l’histoire en tant que connaissance objective. Plusieurs, parmi les fon-dateurs de la sociologie, croient que le détour par la genèse permettra de rompre en définitive avec les abstractions et la métaphysique. Bien sûr, tout cela est illusoire. Ainsi, Comte, loin de se dégager de la mé-taphysique grâce à l’histoire, s’y est enfoncé davantage. Sa loi des trois états en est un vibrant constat. Entre Comte et les historiens de son époque le dialogue est à peu près impossible. Comte, on le verra, a écrit des pages décapantes contre l’atomisme individualiste histo-rien, tandis que des historiens comme Fustel de Coulanges sont de-meurés hostiles à toute forme de systématisation.

Et pourtant, la discipline historique allait tirer de précieuses leçons de méthode de la sociologie naissante. C’est en grande partie sous l’impulsion des débats et des problèmes soulevés par Henri Berr et par l’école durkheimienne, avec François Simiand comme principal repré-sentant, que la communauté historienne, de plus en plus consciente des limites de la narration, s’enthousiasme pour l’histoire sociale et économique. De même que Durkheim et ses disciples consultent l’his-toire dans le but d’éviter le double écueil de la philosophie de l’his-toire et de la psychologie [3] introspective. Ce dialogue de deux sciences voisines, mais souvent en compétition à cause de la proximi-té de leur objet, est à l’origine de cet ouvrage.

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1- LE PROBLÈMED’UNE HISTOIRE SCIENTIFIQUE :

DU ROMANTISME AU POSITIVISME

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Que ce soit sous l’empire du romantisme ou du positivisme, la po-pularité des études historiques ne se dément pas pendant la majeure partie du XIXe siècle.

L’influence de la Révolution française est particulièrement déter-minante dans le développement de l’historiographie, bien qu’elle ne soit pas immédiate. En effet, dans les premières années qui suivent cet événement, l’histoire est passablement marginalisée et n’occupe guère la communauté intellectuelle. Il y a pour ainsi dire, pendant les deux ou trois premières décennies du XIXe siècle, très peu d’historiens : « Les hommes vécurent alors dans le présent sans préparer l’avenir, et l’on ne se soucia guère du passé. » 1 Fait historique par excellence, la Révolution française est elle-même, paradoxalement, la cause princi-pale de cette méfiance relative vis-à-vis de l’histoire ; elle « dévalorise le passé ; se donnant pour un commencement absolu, elle le rejette dans l’oubli » 2. La Révolution creuse un abîme entre deux siècles voi-sins, c’est elle qui oblige « les hommes du XIXe siècle à se sentir étrangers à ceux du XVIIIe siècle » ; c’est elle aussi qui leur donne « le véritable sens historique », et qui contribue « à éveiller des voca-tions d’historiens ». Bref, elle fait entrer « les hommes dans [4] l’his-toire » 3. Dans la mémoire collective, il y a désormais un avant et un après 1789. « Les profonds bouleversements qui ont commencé à la fin du XVIIIe siècle, remarque Jacob Burckhardt, nous contraignent, par leur nature même et en dehors de tout esprit de parti, à étudier ce qui les a précédés et ce qui les a suivis (...) Seule la considération du passé nous permettra de mesurer avec rapidité la force du mouvement dans lequel nous vivons et qui nous entraîne. » 4 Les sursauts révolu-

1 C. Langlois, Les études historiques, Paris, Larousse, 1915, p. 10.2 J. Ehrard, G. Palmade, L'histoire, Paris, Colin, 1964, p. 50.3 P. Moreau, L’histoire en France au XIXe siècle, Paris, Les Belles Lettres,

1935, p. 29.4 J. Burckardt, Considérations sur l’histoire universelle, Genève, Droz, 1965,

p. 11.

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tionnaires de 1830 font sentir davantage la nécessité d’entretenir la mémoire. À partir de ce moment, l’intérêt pour l’histoire se développe d’une manière irréversible. « La Révolution de 1830, écrit Camille Jullian, fut considérée par les historiens comme leur victoire (...) En ces jours lumineux, Michelet aperçut enfin « une nation » ; il vit la France. » 5 Dans cette période d’agitation, Augustin Thierry invite avec enthousiasme à « planter, pour la France du XIXe siècle, le dra-peau de la réforme historique » 6.

Dès le départ, cette renaissance de l’histoire apparaît dominée par le romantisme qui lui dicte des lignes de conduite. Cette forme litté-raire, essentiellement bourgeoise, pénètre le discours de l’historien pendant au moins trois ou quatre décennies. D’une manière générale, ce qui intéresse l’historien romantique ce n’est pas tant l’authenticité des faits que la façon de les raconter. Si l’historien devient vite es-clave du style et de la forme, il l’est tout autant de ses émotions, de ses attachements sentimentaux, de ses goûts particuliers. Michelet peut représenter presque à lui seul l’histoire romantique. Voilà un [5] homme profondément troublé, agité. Il s’est laissé emporter par son imagination, par ses joies et ses peines, par ses inquiétudes. Il a vu dans la France une nation, une « personne », il l’a suivie dans ses moindres secrets, il en a été l’amant.

Cet engouement, cette ivresse pour le passé n’est pas éphémère. Il traverse tout le siècle. Mais après la chute du second Empire, l’his-toire est appelée à changer. La défaveur de l’histoire romantique se cristallise. Le positivisme, dans ses articulations diverses, inflige de véritables meurtrissures au romantisme et à toute forme d’artifice lit-téraire.

Au milieu du XIXe siècle, les frontières entre le romantisme et le positivisme commencent à se dessiner assez clairement. La forme ro-mantique tombe en désuétude. En théorie, l’historien dit « positi-viste » est hostile à l’idée d’entretenir une quelconque forme de sym-pathie à l’endroit de son objet ; aucune passion ne doit transparaître de ses écrits. De fait, la métaphysique, les jugements de valeur et la spé-culation lui apparaissent suspectes et inopportunes. Seuls les faits doivent lui servir de guide. L’historien dit positiviste s’est donné une 5 C. Jullian, Extraits des historiens français du XIXe siècle, Paris, Hachette,

1896, p. XL.6 Thierry, cité par P. Moreau, op. cit., p. 57.

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mission ; observer les faits « comme ils se sont réellement passés » - wie es eigentlich gewesen ist, comme le dit Ranke de l’autre côté du Rhin. Pour plusieurs historiens, la formule devient un puissant axiome. Pendant plus d’un demi-siècle, une part importante de l’histo-riographie française prônera les vertus d’une histoire neutre et impar-tiale où le sujet n’aura d’autre fonction que d’obéir servilement à la réalité empirique.

Dans ce contexte, pour certains historiens, le document est vite ap-pelé à jouer un rôle central dans la définition d’une histoire traitée scientifiquement. Il supporte le discours de l’historien, et il trace une ligne de démarcation entre l’histoire et la philosophie de l’histoire. Grâce au secours du document, on croit que l’histoire sera enfin une science objective. Langlois et Seignobos, comme on le sait, [6] ont poussé ce raisonnement jusque dans ses derniers retranchements.

Mais Fustel de Coulanges leur avait déjà ouvert un sentier quelques décennies auparavant. Non seulement considère-t-il l’his-toire comme une science, mais il déclare qu’elle est une « science pure ». Sa conception de l’histoire lui fait entretenir les plus hautes ambitions. En principe, tout est histoire. L’histoire n’est pas une science parmi d’autres, elle est une science maîtresse, la science des sciences. Le document lui assure la neutralité et le recul que nécessite toute investigation scientifique. Pas de documents, pas d’histoire. La phrase clé est lancée ; un grand nombre d’historiens en feront une ver-tu.

Pour le jeune directeur de la Revue historique, Gabriel Monod, le document est une garantie contre toutes tentatives d’interprétation de l’histoire par des causes surnaturelles, métaphysiques. Dans son fa-meux programme méthodologique de 1876, Monod déclare la guerre aux systèmes de pensée et se fait l’apologiste de l’histoire-science : « On a compris le danger des généralisations prématurées, des vastes systèmes a priori qui ont la prétention de tout embrasser et de tout ex-pliquer. » 7 Et il précise : « Au développement des sciences positives qui est le caractère distinctif de notre siècle correspond, dans le do-maine que nous appelons littéraire, le développement de l’histoire, qui a pour but de soumettre à une connaissance scientifique et même à des

7 G. Monod, Du progrès des études historiques en France, Revue historique, 1876, 1, p. 33-34.

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lois scientifiques toutes les manifestations de l’être humain. » 8 Même écho dans la Revue des questions historiques  : l’histoire se fera « sans passion, sans parti pris, avec le seul désir de chercher la vérité et de la dire » 9.

[7]Mais l’objectivité n’est pas toujours une caractéristique fondamen-

tale du positivisme historique et du positivisme en général. On cher-cherait en vain chez Taine et Renan, que l’on a pourtant associés inti-mement au positivisme, une étroite quête d’objectivité. En effet, ces théoriciens font sans cesse la promotion d’une science de l’histoire située aux confins de l’art et de la science, où l’historien est complice avec l’histoire. L’historien fait l’histoire, il en est le produit. Mais sur-tout, l’historien est un artiste : ses émotions interviennent allègrement et guident son interprétation du passé. Dans l’œuvre de Taine et de Renan, la discipline historique n’a pas encore rompu avec les fresques romantiques. L’histoire n’est pas qu’une discipline scientifique, mais elle est aussi un art, elle est surtout une foi.

On remarque d’ores et déjà que, malgré le souhait de plusieurs, l’histoire dite positiviste n’évacue pas complètement toute philoso-phie. Pas plus qu’elle ne renonce à la systématisation. Pour certains, comme Paul Lacombe, l’histoire deviendra scientifique seulement lorsqu’elle aura établi des lois explicatives du comportement humain. L’histoire, dit-il, devra montrer comment les hommes tentent de satis-faire leurs besoins psychologiques et biologiques à travers les institu-tions. D’autres, comme Louis Bourdeau, en se réclamant des théories d’Auguste Comte, tentent d’expliquer la marche irréversible de l’in-telligence humaine. Selon Bourdeau, l’histoire est la science de la rai-son.

Face à ces perspectives hétérogènes, il est difficile au premier abord de se faire une idée générale de ce qu’on a appelé, abusivement et souvent sans effort de précision, le « positivisme historique ».

[8]

8 Ibid., p. 26-27.9 G. du Fresne de Beaucourt, Introduction, Revue des questions historiques,

1866, 1, p. 9.

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2- POLYSÉMIEET AMBIGUÏTÉS DE LA NOTION

DE « POSITIVISME HISTORIQUE »

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Devant la diversité des points de vue qu’il recouvre, le terme de « positivisme historique » n’est certes pas dépourvu d’équivoques. Jusqu’à récemment, on a rarement éprouvé le besoin d’en préciser le concept. « C’est à tort, écrivent Bourdé et Martin, que l’on a qualifié et que l’on qualifie encore l’école historique qui s’est imposée en France entre 1880 et 1930, de courant positiviste. » 10 Charles-Olivier Carbonell souligne dans le même sens que le positivisme historique est une « doctrine sans praticiens ». « En fait, précise-t-il, il n’y a pas eu à cette époque (fin du XIXe siècle) d’école ou de courant positiviste parmi les historiens français. Il n’y en a du reste jamais eu. » 11 Rien n’est plus vrai. Aucun historien français de la seconde moitié du XIXe

siècle ne s’est qualifié lui-même de positiviste. Peut-être est-ce déjà là un indice sérieux de l’ambiguïté relative de ce terme. En réalité, la notion de positivisme historique est née beaucoup plus tard. Elle appa-raît pour la première fois dans les années 1940 sous la plume d’histo-riens soucieux de se démarquer de l’héritage de leurs devanciers. A ce moment, la notion de positivisme historique a un sens nettement péjo-ratif. L’éminent Charles Seignobos, fort de son prestige d’universi-taire, est la cible des plus rudes attaques : il « entonne le péan en l’honneur de l’histoire tableau - qui est l’histoire-manuel », déclare Lucien Febvre 12 ; il s’est [9] fait « une image un peu simpliste » de l’heuristique, ajoute Henri-Irénée Marrou 13.

Évidemment, le positivisme historique ne peut se réduire à un seul nom, aussi prestigieux soit-il. Le positivisme historique renvoie à une pluralité de perspectives. L’étiquette sied aisément à Fustel de Cou-langes, à Paul Lacombe, à Camille Jullian, à Ferdinand Lot : des an-cêtres lointains de l’école des Annales. Étrange paradoxe qui ne fait

10 G. Bourdé, H. Martin, Les écoles historiques, Paris, Seuil, 1983, p. 161.11 C.-O. Carbonell, Histoire et historiens, Paris, Privât, 1976, p. 410.12 L. Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Colin, 1965, p. 72.13 H.-I. Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1966, p. 73.

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que souligner le caractère anachronique de l’expression « positivisme historique » 14.

Comment s’y retrouver ? Il serait trop facile d’affirmer qu’Auguste Comte est l’instigateur du positivisme historique. Des historiens comme Fustel de Coulanges ou Seignobos ne partagent aucunement les idées maîtresses du père du positivisme. Eux-mêmes ne se sont d’ailleurs jamais définis comme des positivistes, même qu’ils évitent soigneusement de prononcer ce mot. Au vrai, les historiens du XIXe

siècle sont généralement hostiles aux travaux de Comte et de ses dis-ciples.

L’affirmation de Carbonell selon laquelle « il n’y a pas eu d’école ou de courant positiviste parmi les historiens français du XIXe siècle » est donc vraie en grande partie ; en revanche, on pourrait presque dire aussi à la limite qu’en histoire il y a autant de positivismes que de po-sitivistes. Face à un tel brouillard, faut-il se résigner à abandonner le terme d’histoire positiviste ? C’est ce que des historiens pensent de-puis un certain temps. Dans leur ouvrage sur les Écoles historiques, Bourdé et Martin n’utilisent pas le terme d’histoire positiviste. Plus prudemment, ils parlent plutôt d’école méthodique. Mais cette nou-velle épithète ne résoud [10] pas le problème pour autant. En réalité, l’expression d'école méthodique semble plus erronée et tout aussi im-précise car elle implique, d’une certaine manière, que les historiens de cette époque pratiquaient une méthode commune. Ce qui n’est évi-demment pas le cas. Bourdé et Martin l’admettent eux-mêmes : « Le programme de L. Bourdeau se situe à l’opposé du projet commun à G. Monod, E. Lavisse, Ch.- V. Langlois, Ch. Seignobos et leurs amis », écrivent-ils 15. Et que dire de la distance considérable qui sépare Paul Lacombe ou Henri Berr de Charles Seignobos ou d’Ernest Lavisse ? Le moins que l’on puisse ajouter c’est que de telles divergences étonnent à l’intérieur même de ce qui serait supposé constituer une école... Comment peut-on parler d’école quand il n’y a pas de consen-sus entre les membres qui sont supposés composer ladite école, quand on ne peut désigner ni de chef, ni d’initiateur particulier ? Le terme « histoire-science », qu’utilise déjà Lacombe à la fin du XIXe siècle,

14 L. Mucchielli, Aux origines de la nouvelle histoire en France : l’évolution intellectuelle et la formation du champ des sciences sociales (1880-1930), Revue de synthèse, 1995, 116, p. 57-59.

15 G. Bourdé, H. Martin, op. cit., p. 162.

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semble plus sûr. Il a certainement une portée plus large, mais il a le mérite de rassembler sous une étiquette commune les diverses ten-dances que l’on retrouve au sein d’une kyrielle de penseurs engagés dans la construction d’une histoire scientifique. De fait, l’histoire-science, telle qu’elle apparaît à cette époque, n’est pas un programme d’école mais une inclination commune à des penseurs par ailleurs in-dépendants.

3- PROPOS ET PLAN DE L’OUVRAGE

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Ces quelques remarques permettent de mieux préciser l’intention de cet ouvrage. Une multitude d’auteurs et de paradigmes y seront abordés. À partir de la définition d’une [11] histoire-science dévelop-pée par certains théoriciens de la fin du XIXe siècle, de la synthèse historique du philosophe Henri Berr, de la sociologie durkheimienne où il sera surtout question de l’œuvre de François Simiand, on se pro-pose d’analyser les rapports entre l’histoire-science et la sociologie de 1880 à 1930, bien que ce cadre chronologique ne soit pas rigide. Il s’agira d’insister sur les conflits de méthodes, sur les querelles entre les praticiens des deux disciplines, sur la nature de leurs arguments et de leurs interrogations ; et d’évoquer les possibilités d’un terrain d’élection entre les deux communautés intellectuelles.

Le propos s’articule en trois parties.Est d’abord examiné, à titre introductif, le rôle capital que joue

l’histoire dans l’élaboration des sciences sociales au milieu du XIXe

siècle chez les pionniers de la pensée positiviste comme Comte, Re-nan et Taine. S’ensuit une analyse des diverses ramifications de l’his-toire-science à partir de quatre perspectives, illustrées par des auteurs aussi hétéroclites que Fustel de Coulanges, Louis Bourdeau, Paul La-combe et Charles Seignobos. La difficulté essentielle, le souci com-mun de ces historiens et théoriciens de l’histoire est de construire un programme qui puisse permettre à l’histoire de devenir scientifique. Mais à travers ces perspectives, qui tantôt s’opposent et qui tantôt se complètent les unes les autres, deux tendances méthodologiques dia-métralement opposées se dégagent : une pour qui l’histoire n’est

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qu’une mise en œuvre d’événements singuliers (Seignobos) et une autre pour qui la marche de l’histoire humaine est dominée par une implacable nécessité (Fustel de Coulanges, Bourdeau). On verra com-ment la science historique oscille constamment entre ces deux pers-pectives antinomiques, de même que les ambiguïtés et les hésitations qui en découlent chez certains auteurs (Lacombe). La confrontation de ces diverses perspectives permettra de repérer les principaux enjeux méthodologiques et théoriques de l’histoire-science et ses rapports [12] avec la sociologie naissante. Une multitude de questions seront posées et reviendront sous diverses formes tout au long de cet ou-vrage. L’histoire des institutions, des mœurs et des croyances appar-tient-elle au domaine de l’histoire ou à celui de la sociologie ? L’his-toire des faits individuels est-elle légitime sur le plan scientifique ? L’histoire-science doit-elle embrasser conjointement le nécessaire et le contingent ? L’histoire peut-elle être explicative au même titre que la sociologie ?

Ces questions demeurent centrales au début du XXe siècle et elles sont débattues dans un contexte intellectuel en pleine mutation. Il faut dire que l’essor des sciences de l’homme participent pleinement au renouvellement des études historiques. En plus d’indiquer de pré-cieuses pistes méthodologiques et théoriques, elles permettent d’éclai-rer le passé sous des aspects peu explorés : social, géographique, psy-chologique, etc.

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Se trouve ainsi justifiée la place considérable que l’on se propose d’accorder à Henri Berr. Pendant plus d’un demi-siècle, ce philosophe est l’un de ceux qui contribuent le plus efficacement à étendre le do-maine de l’histoire à de nouveaux horizons et à favoriser l’émergence de champs d’étude inédits. Son œuvre, trop souvent méconnue, est un véritable plaidoyer à l’ouverture d’esprit, et soulève un nombre consi-dérable de débats et de discussions dans la jeune famille des sciences de l’homme. Non seulement Berr propose-t-il de rassembler diverses sciences autour de la durée historique, mais il souhaite que des cher-cheurs, aux préoccupations par ailleurs hétéroclites, voire même di-vergentes, se réunissent autour d’une discipline qu’il appelle la « syn-thèse historique ». Il fonde, entre autres, deux organes pour faire la promotion de cette science plénière aux possibilités cognitives presque illimitées : la Revue de synthèse historique en 1900, de même qu’une ambitieuse collection d’ouvrages aux allures encyclopédiques, L’évolution de l’humanité en 1919. Ces entreprises collectives, [13] aux ambitions souvent démesurées, montrent les limites et les fai-blesses de l’histoire historisante, et annoncent la « nouvelle histoire ». Ainsi peut-on observer, à travers les débats soulevés par Henri Berr et ses collaborateurs, que l’objet de l’histoire se déplace constamment du singulier au général. L’événement s’efface peu à peu au profit de l’institution.

La sociologie durkheimienne n’est évidemment pas étrangère à cette mutation. Elle contribue, par ses nombreuses critiques ainsi que par l’exemple de ses propres recherches, à orienter la science histo-rique sur la voie des faits généraux et institutionnels. L’histoire avait quant à elle apporté une aide précieuse à la sociologie naissante dans l’élaboration de son programme. Très tôt, elle fut considérée comme une science auxiliaire fondamentale. Car, pour Durkheim, le social s’explique non pas à partir d’un agrégat de faits individuels, mais par d’autres faits sociaux saisis dans la durée historique. En fait, le détour par la genèse permettait à la sociologie d’éviter les pièges de l’épiphé-noménisme individualiste. Célestin Bouglé, François Simiand et Mau-rice Halbwachs, on le verra, partagent pleinement ce souci de la dis-tance temporelle.

Certes, des théories et des méthodes scientifiques énoncées il y a un siècle sembleront parfois banales à certains égards. Il importe pourtant de montrer comment ces théories et ces méthodes se sont

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constituées, le plus souvent à la suite de débats, de tâtonnements et de controverses. L’actualité des théories et des méthodes d’une époque étrangère à la nôtre est parfois saisissante.

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Première partie

LE PROJETD’UNE HISTOIRE

SCIENTIFIQUE

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PREMIÈRE PARTIE.Le projet d’une histoire scientifique

Chapitre I

Les sciences de l’hommeet l’histoire

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L’engouement pour l’histoire que l’on connaît à partir du début du XIXe siècle influence grandement les sciences positives de l’homme. Nées de la crise des sociétés occidentales, des incertitudes créées par l’accélération subite de l’histoire, il n’est pas étonnant a priori que ces sciences tentent de définir les lois du devenir humain. Les sciences de l’homme seront nécessairement historiques. Comte, Renan et Taine ne les conçoivent pas autrement.

1- AUGUSTE COMTE OU LES PROGRÈSDE L’INTELLIGENCE HUMAINE

La pensée d’Auguste Comte (1798-1857) est pleinement tributaire de cette effervescence provoquée par le heurt de la Révolution. Comte l’a lui-même admis : « Sans la Révolution il n’y aurait pas eu de théo-rie du progrès, ni de science sociale. » Au lendemain de la Révolution - et cela pendant tout le XIXe siècle -, une question subsiste chez un grand nombre de penseurs : quels seront les principes de [18] l’ordre social ? Comte croit qu’il appartient à la philosophie positive de déga-ger ces principes. Et il estime que la philosophie verra de moins en

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moins d’intérêt dans la spéculation métaphysique et, qu’inévitable-ment, elle tentera de nouer des liens de plus en plus étroits avec la science. Mais, insiste Comte, avant d’être scientifique, la philosophie sera surtout pratique. Comme l’a remarqué Lévy-Bruhl, toute l’œuvre de Comte est inspirée par ce mouvement de réformes sociales : « Chez Comte, dit-il, l’intérêt scientifique, si vif qu’il soit, se subordonne à l’intérêt social » ; en fait, il « demande à la philosophie d’établir les bases de la société moderne » 16. La fonction de la science de la société a dès lors une inestimable fonction : elle doit présider à la réorganisa-tion des mœurs. « Je regarde toutes les institutions comme de pures niaiseries, jusqu’à ce que la réorganisation spirituelle de la société soit effectuée ou du moins fort avancée. » 17

La réforme de la société et la réforme du savoir se supposent et se complètent mutuellement. Or, si la société doit être réorganisée, il en est de même pour l’ensemble des sciences. À ce sujet, Comte a propo-sé une classification des sciences. Sa classification est hautement sé-lective ; elle laisse de côté toutes les disciplines à caractère artistique (la littérature, la philologie, la poésie, etc.), de même que toutes les sciences concrètes (la géographie, la zoologie, etc.), et ne considère que les sciences abstraites ou théoriques, c’est-à-dire celles qui ont pour objet la connaissance de lois. Comte ne retient en fait que six sciences : les mathématiques, l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie et la sociologie. Et ces sciences il les inscrit dans une impla-cable durée historique.

Le grand projet de Comte est de comprendre les progrès de l’intel-ligence humaine, sa classification des sciences [19] en est d’ailleurs la preuve éloquente. Quelle science est-elle la mieux armée pour saisir les principales articulations de ce progrès ? D’emblée, Comte rejette la psychologie introspective et daigne lui accorder une place dans sa classification ; c’est que l’individu, à ses yeux, n’a aucune portée scientifique, il n’est qu’une pure abstraction. Ainsi, Comte soutient que le mouvement dans lequel est engagée l’humanité ne peut être compris que par une psychologie collective et qui a pour nom « phy-sique sociale » ou « sociologie ». Se trouve ainsi justifiée la création d’une science de la société qui, à l’instar de toutes les autres sciences, s’articule selon un double versant : statique et dynamique. La statique, 16 L. Lévy-Bruhl, La philosophie d'Auguste Comte, Paris, Alcan, 1913, p. 3-4.17 Auguste Comte, cité par Lévy-Bruhl, op. cit., p. 5.

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qui est la science de l’ordre, a pour fonction de dégager des lois de coexistence tandis que la dynamique, qui est la science du progrès, est chargée d’étudier des lois de succession. La sociologie, selon Comte, devient réellement une science seulement lorsqu’elle superpose ces deux étapes de la connaissance.

Cette place fondamentale de l’histoire dans l’œuvre de Comte est trop connue pour que l’on s’y arrête, il s’agit simplement de se borner à signaler comment le père du positivisme était hostile au caractère narratif de l’historiographie de son temps. « Il n’existe point jusqu’ici de véritable histoire conçue dans un esprit scientifique, écrit-il dans un essai de jeunesse, c’est-à-dire ayant pour but la recherche des lois qui président au développement de l’espèce humaine. » 18 Dans son Cours de philosophie positive, Comte mentionne que l’histoire politique et militaire, chère aux historiens de l’époque, n’est qu’un étalage d’éru-dition « stérile et mal dirigée », qui tend à entraver l’étude de l’évolu-tion sociale 19. L’histoire ainsi conçue est superficielle [20] et d’une utilité médiocre ; elle n’est qu’une « incohérente compilation de faits » 20. Collectionner une multitude de faits hétérogènes est contraire à toute démarche scientifique sérieuse. En conséquence, l’histoire est encore fort éloignée de l’état idéal, de ce que Comte appelle l’état po-sitif. L’étude des faits singuliers, remarque Comte, contribue à « maintenir encore la croyance théologique et métaphysique de la puissance indéfinie et créatrice des législateurs sur la civilisation (...) Ce fâcheux effet résulte de ce que, dans les grands événements, on ne voit que les hommes, et jamais les choses qui les poussent avec une force irrésistible » 21. D’où cette condamnation sans appel : « Tous les ouvrages historiques écrits jusqu’à ce jour, même les plus recomman-dables, n’ont eu essentiellement, et n’ont dû avoir de toute nécessité, que le caractère d’annales, c’est-à-dire de description et de disposition chronologique d’une certaine suite de faits particuliers, plus ou moins importants et plus ou moins exacts, mais toujours isolés entre eux. » 22

18 A. Comte, Plan des travaux scientifiques pour réorganiser la société, Paris, Aubier-Montaigne, 1970, p. 168.

19 A. Comte, Cours de philosophie positive, t. 5, Paris, Baillière, 1869, p. 4 et suiv.

20 Ibid., p. 10.21 A. Comte, Plan des travaux pour réorganiser la société, op. cit., p. 115.22 Ibid., p. 168.

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Or, tout n’est pas également important dans la matière historique : « Nous ne devons comprendre (...) du passé humain que des phéno-mènes sociaux ayant évidemment exercé une influence réelle, au moins indirecte ou lointaine, sur l’enchaînement graduel des phases successives qui ont effectivement amené l’état présent des nations les plus avancées. » 23 La loi des trois états, qui se veut une des réalisa-tions les plus originales de Comte, établit un principe d’harmonie entre l’histoire de la pensée, l’histoire générale des sciences et de la société.

On sait que c’est en 1822 dans son Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société que Comte [21] expose pour la première fois, à l’état embryonnaire, sa fameuse loi des trois états : l’état théologique et militaire, l’état métaphysique et légiste, l’état po-sitif et industriel. Dans le Cours, il soutient que les phases de dévelop-pement social dépendent davantage des genres du savoir : à l’état théologique correspond une structure sociale archaïque, à l’état méta-physique une structure sociale féodale, à l’état positif une structure sociale industrielle. Il n’y a, du reste, qu’une loi dynamique et elle commande toute la sociologie et toutes les connaissances de l’homme 24 : « Chacun de nous en contemplant sa propre histoire, ne se souvient-il pas qu’il a été successivement théologien dans son en-fance, métaphysicien dans sa jeunesse et physicien dans sa virili-té ? » 25

23 A. Comte, Cours de philosophie positive, op. cit., t. 5, p. 3.24 J. Lacroix, La sociologie d'Auguste Comte, Paris, PUF, 1967, p. 39-40.25 A. Comte, Cours de philosophie positive, op. cit., t. 1, p. 11.

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2- ERNEST RENANOU L’APOLOGIE DE LA SCIENCE

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Au même titre que l’œuvre d’Auguste Comte, celle d’Ernest Renan (1823-1892) porte les marques de la Révolution française. Chez Re-nan, les brusques accélérations de l’histoire qui découlent de cet évé-nement donne lieu à de nombreuses inquiétudes, mais aussi à de vives espérances. L’essentiel de son projet se trouve dans son livre de jeu-nesse écrit en 1848, mais publié en 1890, L’avenir de la science, que Charles Péguy a qualifié, dans une belle et juste formule, de « testa-ment avant la vie » 26.

[22]Au lendemain de la Révolution, la valeur de la religion est remise

en question au sein de l’intelligentsia ; son influence décroît non seulement parce qu’on ne croit plus qu’elle détienne le monopole des valeurs morales, mais aussi parce que certains pensent qu’elle n’est plus en mesure d’expliquer d’une façon satisfaisante la destinée hu-maine. Le vide laissé par la religion favorise l’émergence d’une multi-tude de systèmes philosophiques qui se succèdent pendant toute la première moitié du XIXe siècle. Renan est de ceux qui ont perdu la foi. Il s’est donné une nouvelle mission : libérer l’esprit du « grave danger » du catholicisme 27 qui « exerce des effets funestes sur le dé-veloppement du cerveau » 28. Désormais il ne croira qu’à la science ; elle lui apparaîtra comme une vertu. Si l’homme ne croit plus aux va-leurs religieuses, il est impératif, selon Renan, qu’il ait néanmoins une conception du monde car « vivre sans un système sur les choses, ce n’est pas vivre une vie d’homme » 29. La science devient ainsi, pour

26 C. Péguy, De la situation faite à l’histoire et à la sociologie (1906), Œuvres en prose, t. 3, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue, 1927, p. 69.

27 E. Renan, Philosophie de l'histoire contemporaine (1859), in Œuvres com-plètes, t. 1, Paris, Calmann-Lévy, 1948, p. 66-67.

28 E. Renan, La réforme et morale et intellectuelle (1870), in Œuvres com-plètes, op. cit., t. 1, p. 392.

29 E. Renan, L'avenir de la science (1848), in Œuvres complètes, op. cit., t. 3, p. 746.

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Renan, « une façon de désobéir à Dieu » 30 ; c’est ce qui explique, du coup, pourquoi « le christianisme a été peu favorable au développe-ment de la science positive » 31.

Mais Renan estime que la science n’a pas seulement qu’une extra-ordinaire portée cognitive, elle se présente aussi comme la principale organisatrice de l’ordre moral. La science est donc appelée à rempla-cer la religion, même si elle diffère fondamentalement dans ses prin-cipes : « elle ne vient pas d’en haut », elle « sort du fond de la conscience » ; [23] comme la religion toutefois elle est une chose sa-crée, sa fonction est analogue : résoudre « l’énigme humaine », (...) « dire définitivement à l’homme le mot des choses », et, enfin, servir de symbole aux hommes 32. « Ce n’est donc pas une exagération, écrit Renan, de dire que la science renferme l’avenir de l’humanité, qu’elle seule peut lui dire le mot de sa destinée et lui enseigner la manière d’atteindre sa fin. » 33

La pensée rationnelle se constitue autour des bouleversements en-gendrés par la Révolution : « C’est l’avènement de la réflexion dans le gouvernement de l’humanité. C’est le moment correspondant à celui où l’enfant, conduit jusque-là par les instincts spontanés, le caprice et la volonté des autres, se pose en personne libre, morale et responsable de ses actes. » En fait, pour Renan, tout ce qui est antérieur à 1789 est « la période irrationnelle de l’existence humaine (...) La vraie histoire de France commence à 89 ; tout ce qui précède est la lente préparation de 89 et n’a d’intérêt qu’à ce prix » 34. 1789 est donc beaucoup plus qu’une révolution politique qui a mené au renversement de la monar-chie ; c’est plus aussi qu’une révolution démocratique qui a donné la parole au peuple : c’est surtout la révolution de la pensée. Auparavant, il y avait des institutions, des croyances, des dogmes dont on ne re-mettait jamais en question les origines et les significations profondes : « Le monde était une grande machine organisée de si longue main et avec si peu de réflexion, qu’on croyait que cette machine venait d’être montée par Dieu même. » 35

30 Ibid., p. 742.31 E. Renan, Averroès et l'averroïsme (1852), Œuvres complètes, t. 3, p. 13.32 E. Renan, L’avenir de la science (1848), in Œuvres complètes, t. 3, p. 744.33 Ibid., p. 756-757.34 Ibid., p. 747.35 Ibid., p. 750.

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Comme celui de Comte, le système de Renan se propose d’éclairer les progrès de l’intelligence humaine. Toutefois, Renan fait intervenir des sciences dont Comte avait [24] méconnu ou sous-estimé l’impor-tance. La philologie en est un exemple éloquent. Renan lui confère une fonction essentiellement heuristique. La philologie, écrit-il, « n’a point de but en elle-même : elle a sa valeur comme condition néces-saire de l’histoire de l’esprit humain et de l’étude du passé » 36 ; elle est en fait « la science exacte des choses de l’esprit. Elle est aux sciences de l’humanité ce que la physique et la chimie sont à la science philosophique des corps » 37.

La philologie donne accès aux faits, il reste à les interpréter, à les théoriser. C’est ici que la psychologie intervient. Dans l’esprit de Re-nan, la psychologie a un sens très large ; elle est définie comme la science de la genèse d’un « être », individuel et collectif, « se créant et arrivant par des degrés divers à la pleine possession de lui-même ». Derechef, Renan refuse de se présenter comme un évolutionniste au sens comtien du terme ; l’évolution de l’humanité, insiste-t-il, ne passe pas nécessairement par des phases de développements histo-riques successifs : « S’il y a pour nous une notion dépassée, c’est celle des nations se succédant l’une à l’autre, parcourant les mêmes pé-riodes pour mourir à leur tour, puis revivre sous d’autres noms, et re-commencer ainsi sans cesse le même rêve. Quel cauchemar alors que l’humanité ! Quelle absurdité que les révolutions ! Quelle pâle chose que la vie ! » 38

Mais d’un point de vue méthodologique, Renan, tout comme Comte, tend à considérer l’individu comme une pure abstraction. Der-rière toute action individuelle, insiste Renan, il y a la foule, dont le rôle souvent effacé n’en est pas moins capital : « La foule lui prête la grande matière ; l’homme de génie l’exprime, et en lui donnant la forme la fait être ; alors la foule, qui sent, mais ne sait point parler, [25] se reconnaît et s’exclame. » Tout pouvoir de création émane de la collectivité : « C’est la masse qui crée ; car la masse possède éminem-ment, et avec un degré de spontanéité mille fois supérieur, les instincts moraux de la nature humaine. » 39 Cette affirmation, qui date du milieu

36 Ibid., p. 832.37 Ibid., p. 847.38 Ibid., p. 866.39 Ibid., p. 885-886.

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du XIXe siècle, annonce certaines idées maîtresses de la sociologie durkheimienne. Et, au lendemain de la défaite de 1870, Renan fait ré-férence à l’idée de « conscience collective » : « Un pays n’est pas la simple addition des individus qui le composent ; c’est une âme, une conscience, une personne, une résultante vivante. » 40

Qui sont les responsables de cette négation du rôle de la collectivi-té ? Renan les a clairement identifiés : il s’agit, d’une part, des histo-riens qui ne se sont attardés qu’à la présentation d’événements et de singularités diverses, et, d’autre part, des philosophes qui, en négli-geant les faits empiriques, se sont réfugiés dans de vastes systèmes abstraits. Comment concilier ces deux approches antinomiques ?

Renan envisage une réforme en profondeur du travail intellectuel. « Le but de l’humanité n’est pas le bonheur, soutient-il ; c’est la per-fection intellectuelle et morale. » 41 Et cette perfection passe par le sa-voir. Une première tâche, d’une urgence extrême, s’impose : toute science doit d’abord lutter contre l’esprit de spécialisation, contre les « études sectaires et restreintes ». Le meilleur moyen pour éviter l’écueil de la spécialisation, selon Renan, est de procéder en trois étapes successives inspirées par la philosophie hégélienne : « 1/ Vue générale et confuse du tout ; 2/ Vue distincte et analytique des par-ties ; 3/ Recomposition synthétique [26] du tout avec la connaissance des parties ; de même l’esprit humain, dans sa marche, traverse trois états qu’on peut désigner sous les trois noms de syncrétisme, d’ana-lyse, de synthèse, et qui correspondent à ces trois phases de la connaissance. » 42 « La science parfaite n’est possible qu’à la condition essentielle de s’appuyer préalablement sur l’analyse et la vue distincte de ses parties (...) L’humanité ne sera savante que quand la science aura tout exploré jusqu’au dernier détail et reconstruit l’être vivant après l’avoir disséqué. » 43 L’analyse et la synthèse deviennent donc les deux étapes fondamentales de la démarche scientifique : « Les hé-ros de la science sont ceux qui, capables des vues les plus élevées, ont pu s’interdire toute généralité anticipée, et se résigner par vertu scien-

40 E. Renan, La réforme morale et intellectuelle de la France, in Œuvres com-plètes, t. 3, p. 361.

41 E. Renan, Réflexions sur l’état des esprits (1849), Œuvres complètes, t. 1, p. 214.

42 E. Renan, L'avenir de la science, in Œuvres complètes, t. 1, p. 968.43 Ibid., p. 974.

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tifique à n’être que d’humbles travailleurs. » 44 La démarche qui est ainsi proposée est un compromis entre le strict empirisme des histo-riens et l’hyper-théorisation des philosophes.

Ce fusionnement de l’analyse et de la synthèse est aux yeux de Re-nan le seul moyen de rétablir l’unité de la pensée et du savoir. C’est aussi la condition essentielle à toute élaboration d’un nouvel ordre moral.

3- HIPPOLYTE TAINEOU L’APPLICATION DU MODÈLE

DES SCIENCES DE LA NATURE À L’HISTOIRE

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Comme Renan, Hippolyte Taine (1828-1893) appartient à la fa-mille élargie du positivisme. Convaincu des [27] bienfaits de la science, il soutenait que depuis trois siècles le développement du posi-tivisme était l’avènement capital de l’histoire intellectuelle. Taine de-mandera tout à la science. Elle sera son guide, sa foi. Les sciences de la nature, dont la physiologie, lui serviront de modèle pour construire les lois du passé humain.

Le souci d’ériger une science de l’histoire a habité l’esprit de Taine très tôt. Dès l’École normale, il a déjà jeté les bases de son propre sys-tème philosophique « en contradiction avec l’enseignement qu’il rece-vait » 45. À ce moment, et pendant tout le début de sa carrière intellec-tuelle, Taine est fortement attiré par l’histoire, mais appliquée à la lit-térature. Il s’intéresse à Lafontaine, à Racine et explique leur œuvre par sa théorie du milieu qui est alors en gestation. Mais cette histoire littéraire, il la conçoit scientifiquement. En 1852, alors qu’il n’a pas 25 ans, il écrit à son ami Prévost-Paradol : « Je rumine de plus en plus cette grande pâtée philosophique (...) qui consisterait à faire de l’his-toire une science en lui donnant comme au monde organique une ana-

44 E. Renan, La métaphysique et son avenir (1860), Œuvres complètes, t. 1, p. 701-702.

45 H. Sée, Science et philosophie de l’histoire, Paris, Alcan, 1933, p. 386.

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tomie et une physiologie. » 46 Témérité de jeunesse ? Audaces de nor-malien ? Non pas. Cette conception de l’histoire ne se modifiera guère dans l’esprit de Taine. Dans ses Essais de critique et d’histoire, il sou-tient qu’il « y a une anatomie dans l’histoire humaine comme dans l’histoire naturelle », car si l’on « décompose un personnage, une litté-rature, un siècle, une civilisation, bref, un groupe naturel quelconque d’événements humains, on trouvera que toutes ses parties dépendent les unes des autres comme les organes d’une plante, d’un animal » 47. Cependant, aux yeux de Taine, l’histoire n’en demeure pas moins [28] un art ; sa fonction première, dit-il, est de rendre compte des émotions - car « les hommes n’ont pas fait de grandes choses sans émotions » 48. L’événement, l’individuel font aussi partie des préoccupations de l’histoire-science. « La vie humaine que l’historien imite n’est pas une formule mais un drame et les lois n’y agissent que par des événe-ments. » 49 La vie du grand homme est elle aussi attachée intimement au drame humain : « Puisque le sentiment héroïque est la cause du reste, c’est à lui que l’historien doit s’attacher. Puisqu’il est la source de la civilisation, le moteur des révolutions, le maître et le régénéra-teur de la vie humaine, c’est en lui qu’il faut observer la civilisation, les révolutions et la vie humaine. » 50

Tout comme Renan, Taine croit que la science historique doit ex-poser les principes de l’évolution psychique des peuples. À cet égard, il souhaite réunir la psychologie et l’histoire, sciences, qui, selon lui, avaient un objet analogue : la genèse de l’homme, sauf qu’elles l’abordaient de différentes manières. Dans De l'intelligence, considéré par Paul Lacombe comme « un document de psychologie natio-nale » 51, Taine écrit : « Celui qui étudie l’homme et les hommes, le psychologue et l’historien, séparés par les points de vue, ont néan-moins le même objet en vue ; c’est pourquoi chaque nouvel aperçu de l’un doit être compté à l’acquis de l’autre. - Cela est visible aujour-d’hui, notamment dans l’histoire. On s’aperçoit que, pour comprendre

46 Taine, cité par G. Monod, Les maîtres de l’histoire, Paris, Calmann-Lévy, 1894, p. 86.

47 Taine, cité par V. Giraud, Essai sur Taine, Paris, Hachette, 1902, p. 46.48 H. Taine, Histoire de la littérature anglaise, Paris, Hachette, t. 5, p. 282.49 H. Taine, Essai sur Tite-Live, Paris, Hachette, 1896, p. 189-190.50 Ibid., p. 282.51 P. Lacombe, Taine historien et sociologue, Paris, Giard & Brière, 1909, p.

43.

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les transformations que subit telle molécule humaine ou tel groupe de molécules humaines, il faut en faire la psychologie. » 52 Est ainsi éta-blie une division des tâches entre [29] l’histoire et la psychologie : à la première il incombe d’accumuler les faits, à la seconde d’en ériger des principes théoriques.

À l’automne de sa vie, Taine n’a rien modifié à sa conception de l’histoire, pas même par des nuances. Puisque l’histoire et les sciences naturelles sont voisines, il estime qu’elles doivent adopter des prin-cipes méthodologiques communs. Dans la dernière phase de son œuvre, celle qui correspond aux Origines de la France contempo-raine, Taine présente le pays qu’il aime tant, la France, comme s’il s’agissait d’un être vivant ; il l’analyse dans toute sa complexité, non pas avec la froideur du scientifique, mais avec l’émotion de l’artiste. Il tente d’en retracer la genèse. Le premier volume sur l’Ancien régime commence avec cette interrogation : « Qu’est-ce que la France contemporaine, demande Taine ? Pour répondre à cette question, il faut savoir comment cette France s’est faite, ou, ce qui vaut mieux encore, assister en spectateur à sa formation. À la fin du siècle dernier, pareille à un insecte qui mue, elle subit une métamorphose. Son an-cienne organisation se dissout ; elle en déchire elle-même les plus pré-cieux tissus et touche en des convulsions qui semblent mortelles. Puis, après des traitements multipliés et une léthargie pénible, elle se re-dresse. » 53

Ce n’est pas là le langage d’un historien : celui-ci, à vrai dire, ne se nourrit guère de métaphores semblables. L’œuvre de Taine est davan-tage celle d’un philosophe qui considère l’histoire, plutôt que celle d’un historien qui jette un regard philosophique sur le passé. Avant les Origines de la France contemporaine, Taine n’avait pas écrit sur l’histoire sociale ; il s’était limité à la théorie de l’histoire, à l’histoire de l’art et à l’histoire littéraire. Les Origines marquent une rupture dans son œuvre. La défaite de 1870 n’y est certes [30] pas étrangère. Depuis le livre de Claude Digeon 54, on connaît toute l’ampleur de ce drame sur les générations d’intellectuels français qui l’ont vécu. Le biographe de Taine, Victor Giraud, écrivait au début de notre siècle :

52 H. Taine, De l’intelligence, t. 1, Paris, Hachette, 1906, p. 20-21.53 H. Taine, Les origines de la France contemporaine, Paris, Hachette, 1909,

p. III-IV.54 C. Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, PUF, 1959.

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« Ce fut un triste réveil. Pour Taine, comme pour Renan et d’autres encore, l’Allemagne avait été la grande éducatrice intellectuelle ; pour lui, peut-être plus que pour tout autre, elle avait été comme une se-conde patrie. » 55 Taine écrit l’histoire, mais Taine est aussi un acteur engagé dans le spectacle de l’histoire, et il s’en glorifie. Les boulever-sements de 1870 ouvre la voie, chez Taine, à de nouvelles préoccupa-tions intellectuelles. À partir de ce moment, il délaisse la spéculation philosophique pour se consacrer entièrement à la reconstruction de l’héritage français, dont l’urgence lui est dictée par son patriotisme. « Taine sera un médecin épiant les symptômes du mal, anxieux d’en diagnostiquer la nature et désireux de le guérir », conclut Gabriel Mo-nod 56. On retrouve dans ce souci de réforme sociale un des éléments les plus fondamentaux de la doctrine positiviste.

4 - RAMIFICATIONS DU POSITIVISME

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Le fait que l’on puisse considérer Renan et Taine comme des posi-tivistes n’en font pas pour autant des disciples de Comte ; au contraire, ils sont même hostiles aux travaux de celui-ci et de ses continuateurs. Chacun, à sa manière, s’est opposé au système de pen-sée d’Auguste [31] Comte. Écoutons Renan : « La méthode de M. Comte est (...) a priori. M. Comte au lieu de suivre les lignes indéfini-ment flexueuses de la marche des sociétés humaines (...), aspire du premier coup à une simplicité que les lois de l’humanité présentent bien moins encore que les lois du monde physique (...) L’histoire de l’humanité est tracée pour lui quand il a essayé de prouver que l’esprit humain marche de la théologie à la métaphysique à la science posi-tive. La morale, la poésie, les religions, les mythologies, tout cela est pure fantaisie sans valeur (...) Le malheur de M. Auguste Comte est d’avoir un système et de ne pas poser assez largement dans le plein milieu de l’esprit humain ouvert à toutes les aires de vents. » 57 Les propos de Taine ne sont guère différents : « Ce qu’on savait de M. Comte n’était guère propre à lui attirer des lecteurs. Entre les mauvais 55 V. Giraud, op. cit., p. 87.56 G. Monod, op. cit., p. 123.57 E. Renan, L’avenir de la science (1848), in Œuvres complètes, t. 3, p. 848.

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écrivains, il est probablement un des pires ; si les premiers volumes de son Cours sont tolérables, les derniers et, en général les ouvrages où il traite de politique, de religion et d’histoire égalent, par leur barbarie, les traités les plus rébarbatifs de la philosophie allemande ou de la philosophie scolastique. Je pense qu’il est difficile d’en lire plus de 50 pages à la fois ; encore faut-il, pour en garder quelques idées précises, prendre une plume et les traduire. » 58 Des attaques aussi rudes ne laissent guère d’équivoques quant aux sentiments de Renan et Taine vis-à-vis des travaux d’Auguste Comte. Pourtant, on présente encore souvent Renan et Taine comme des disciples de Comte. Curieuse-ment, on a soutenu que Renan et Taine étaient des « héritiers directs du positivisme comtien » 59. L’affirmation [32] est fort contestable et il semble plus exact d’admettre, avec un auteur, que « Renan (...) a soin d’écarter (...) la philosophie positive de Comte » 60. Bergson va encore plus loin : « Renan, écrit-il, n’a pas de parenté intellectuelle avec Comte. » 61 On peut en dire tout autant de la pensée de Taine qui rap-pelle davantage Hegel que le père du positivisme français 62 : quoi de plus éloigné du comtisme que sa psychologie des sensations ou son histoire de l’art ?

Aussi bien, on ne retrouve pas chez Renan ni chez Taine une vo-lonté de s’effacer devant l’objet qu’ils observent. Ils ont gardé des traits fondamentaux du romantisme. Le philosophe Émile Bréhier l’a bien remarqué : « Il y a, écrit-il, (...) chez Renan comme un conflit entre une conscience intellectuelle qui se plie aux méthodes des sciences positives et ses aspirations romantiques. » Et à propos de Taine, il note « qu’en méditant les œuvres de Spinoza, de Condillac et de Hegel, (il) est arrivé à une notion de l’intelligibilité qui paraît, au premier abord, assez étrangère aux préoccupations positivistes qui régnaient vers 1850 » 63. On pourrait aussi évoquer que Taine et Re-nan, contrairement à Comte, ont mené diverses recherches empi-

58 Taine cité par J. T. Nordmann, Taine et le positivisme. Romantisme, 1978, nos 21-22, p. 23.

59 G. Dholquois, Histoire de la pensée historique, Paris, Colin, 1991, p. 166.60 K. Gore, L'idée de progrès dans la pensée de Renan, Paris, Nizet, 1970, p.

83.61 H. Bergson, La philosophie, in La science française, Paris, Larousse, 1915,

p. 23.62 D. D. Rosca, L’influence de Hegel sur Taine théoricien de la connaissance

et de l’art, Paris, Gamber, 1928.

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riques. Songeons simplement aux travaux de Renan sur l’histoire des religions et à ceux de Taine sur la France contemporaine.

Mais Comte, Renan et Taine ont néanmoins certaines caractéris-tiques communes : à leur manière respective, ils ont proposé un sys-tème philosophique où l’histoire occupe une position capitale. D’une manière générale, leur souci [33] fondamental est de comprendre et d’analyser le progrès de l’intelligence humaine. Mais il y a davan-tage : tous arrivent à la conclusion irréfutable que la science doit être le principal instrument de ce progrès. Et par le biais de la science ils ont la certitude de pouvoir guérir les maux dont souffre les sociétés modernes ; ils se mettent à rêver que la science peut rétablir l’ordre moral. Ce n’est pas un hasard si, dans leurs recherches, ces auteurs ont accordé une place capitale à la dimension temporelle : ils ont été des spectateurs déchirés de grands bouleversements, ils ont été témoins de grandes et subites accélérations de l’histoire. La Révolution française, comme on l’a vu, a constitué l’inspiration centrale de toute la philoso-phie positive de Comte. Et ce sont les événements de 1848 qui ont ramené Renan au cœur des aspirations révolutionnaires de 1789. À travers son œuvre diversifiée, les échos de la Révolution se font clai-rement entendre. Enfin, Taine, au lendemain de l’humiliation de 1870, a mis sa culture scientifique au service de la patrie.

On est ainsi amené à poser, à l’égard des travaux de ces précur-seurs du positivisme français, une question que suscite l’ambiguïté et la très large portée de la notion de positivisme : qu’elle est leur in-fluence sur l’historiographie française dite positiviste de la fin du XIXe siècle ?

À première vue, elle se mesure difficilement. Plus précisément, elle s’est manifestée assez indirectement. Comte, on le sait, fut vili-pendé par les historiens. Renan et Taine ne recueillent pas davantage d’appuis au sein de la communauté historienne. On les a souvent considérés non pas comme des scientifiques mais comme des méta-physiciens ou, au mieux, comme des philosophes de l’histoire. Au carrefour du romantisme et du positivisme, Renan et Taine ont eu un retentissement essentiellement chez les littéraires.

63 E. Bréhier, Histoire de la philosophie, XIX e -XX e siècles , t. 3, Paris, PUF, 1991, p. 813-814.

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À travers la masse et la diversité de leurs travaux, Comte, Renan et Taine n’ont en somme qu’esquissé les bases d’une histoire-science. Ils ne lui ont pas donné de [34] programme, ni de méthode. Leur dessein est resté surtout philosophique, et dans le cas de Renan et Taine il s’enjoint d’un emballage littéraire, poétique, qui rappelle les plus belles plumes de l’époque romantique. Pour l’histoire-science, il y a là tous les éléments d’une condamnation sans appel.

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[35]

PREMIÈRE PARTIE.Le projet d’une histoire scientifique

Chapitre II

Pluralité des perspectivesen histoire-science

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L’histoire-science est davantage l’œuvre d’historiens de profession que de philosophes. À partir des deux ou trois dernières décennies du XIXe siècle, les historiens qui ont travaillé à la construction d’une his-toire-science sont fort nombreux. Charles-Victor Langlois soutenait que l’avènement de l’histoire-science n’était attribuable à aucun histo-rien en particulier, mais qu’elle résultait d’une œuvre collective et anonyme. À vrai dire, cette affirmation ne nous mènerait pas bien loin.

Datera-t-on l’acte de naissance de l’histoire-science des premiers ouvrages où l’expression est utilisée explicitement ? Il y a là le double risque d’oublier, d’une part, des contributions importantes où l’on n’en fait aucun usage particulier et, d’autre part, de s’attarder à des tentatives qui, bien qu’elles se réclament de l’histoire-science, sont d’une importance secondaire. Il convient donc de faire des choix, de délimiter les contributions qui apparaissent les plus fécondes. Un échantillon de perspectives prudemment choisies peut donner une vue d’ensemble du domaine de l’histoire-science.

L’œuvre de Fustel de Coulanges peut certainement servir à mar-quer les origines de l’histoire-science. Son rôle est [36] celui d’un

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pionnier, d’un initiateur. Fustel illustre à merveille le renouveau des études historiques en France qui s’opère dans le dernier tiers du XIXe

siècle. Bien que contemporain de Taine et Renan, il se démarque net-tement d’eux sur un point bien précis : il est historien de profession et de formation. Cela n’est pas qu’un détail d’appartenance académique car Fustel a travaillé et réfléchi en historien. Il excluait toute spécula-tion, préférant s’en tenir rigoureusement aux faits empiriques. Et sa méthode, qui annonce la sociologie durkheimienne, est mieux définie que celle de n’importe lequel des historiens de son époque.

On peut parler ici d’une double rupture : rupture, d’une part, et avec le romantisme et rupture avec la philosophie de l’histoire, d’autre part.

Mais l’histoire-science ne se constitue pas unanimement autour du rejet de la philosophie de l’histoire. Les travaux d’un Louis Bourdeau en sont un indice éloquent. Il s’agit là d’un auteur troublé, lecteur d’Auguste Comte, préoccupé par les progrès de la connaissance scien-tifique, révolté contre la méthode des historiens de son époque, son dessein est de dégager une lecture philosophique du développement humain. Dans son livre principal, L’histoire et les historiens (1888), qui se veut un manifeste de combat avant la lettre contre l’histoire his-torisante, Bourdeau fait la promotion d’une histoire dénuée de rupture où l’individu est enveloppé dans une implacable nécessité et dont l’objet porte sur le développement de la raison. Grâce à l’intervention de la statistique, Bourdeau souhaite faire de l’histoire une authentique science de l’homme. Un bon nombre de ses réflexions évoque la so-ciologie et laisse entrevoir les possibilités, à l’état embryonnaire, d’une démographie historique.

Paul Lacombe cherche également à restaurer la philosophie de l’histoire mais il ne récuse pas pour autant l’individuel et l’accidentel qui, selon lui, peuvent contenir les germes du général et de l’institu-tionnel. Le fait individuel, [37] estime Lacombe, devient intéressant pour la science seulement au moment où, par voie d’imitation et d’émulation, il s’institutionnalise. On ne s’étonnera pas, dans cette perspective, que dans plusieurs de ses travaux Lacombe tente de se situer par rapport à la tradition sociologique. D’un côté, il cite Comte et Durkheim et, de l’autre, Cournot et Tarde. Cet intérêt pour des pers-pectives diversifiées ne s’explique que par le souci perpétuel de syn-

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thèse qui anime toute l’œuvre de Lacombe. On y verra d’ailleurs des similitudes évidentes avec les travaux de Berr.

Toutefois, cette philosophie de l’histoire renouvelée est loin d’en-thousiasmer la plupart des historiens de profession. Charles Seignobos et son complice Charles-Victor Langlois se présentent comme de sé-rieux adversaires aux interprétations philosophiques de l’histoire. Ils ont la certitude que l’histoire, plutôt que de s’enfoncer dans la spécu-lation, doit se doter d’une méthode précise et rigoureuse. Et très tôt ces deux auteurs se sont persuadés que le document est la voie royale de l’objectivité et de la scientificité.

Ces perspectives hétéroclites peuvent sans doute constituer un bon échantillon des principales perspectives que l’on regroupe sous la ban-nière de l’histoire-science. Elles présentent aussi l’intérêt de se situer par rapport à la tradition sociologique du temps.

1- FUSTEL DE COULANGESET LES DÉBUTS DE L’HISTOIRE-SCIENCE

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Fustel de Coulanges (1830-1889) est le véritable instigateur de l’histoire-science. On ne propose pas ici une analyse détaillée de toute la production intellectuelle, d’ailleurs assez diversifiée, de cet éminent historien ; d’excellents travaux existent déjà sur le sujet. L’objectif visé est plus spécifique ; [38] il s’agit avant tout de montrer par quels moyens Fustel tente d’élaborer une histoire scientifiquement traitée et comment celle-ci se définit par rapport à la sociologie naissante.

Fustel de Coulangeset la science historique de son temps

Le rôle joué par Fustel de Coulanges dans le développement des études historiques en France est à bien des égards celui d’un pionnier. Certes, il n’est pas le premier à promouvoir la scientificité de l’his-toire, mais il est le premier à proposer une méthode rigoureusement

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définie pour l’histoire-science. Si de son vivant Fustel n’a pas écrit de traité de méthode, sa préoccupation pour la méthode fut pourtant très vive et on retrouve, sous diverses formes, de nombreux fragments mé-thodologiques parsemés à travers son œuvre.

Cette méthode est construite sous le signe de la polémique. Car, et il faut insister là-dessus, Fustel voulait surtout se détacher de la tradi-tion historique de son temps : celle du romantisme. Et cette tradition, sans aucun doute, Michelet la représentait mieux que quiconque. Dans le récit romantique, on le sait, l’auteur entretient avec son objet une relation privilégiée, presque amicale, il se confesse, fait état de ses sentiments et de ses émotions. Bref, sa plume est constamment gou-vernée par ses états d’âme et ses angoisses. La préface de l’ Histoire de France de Michelet, écrite en 1869, constitue le plus bel exemple que l’on puisse évoquer à ce sujet : « Ma vie fut en ce livre, elle a pas-sé en lui. Il a été mon seul événement. Mais cette identité du livre et de l’auteur n’a-t-elle pas un danger ? (...) Si c’est là un défaut, il nous faut avouer qu’il nous rend bien service. L’historien qui en est dépour-vu, qui entreprend de s’effacer en écrivant, de ne pas être (...) n’est pas du tout historien (...) L’histoire, dans le progrès des [39] temps, fait l’historien, bien plus qu’elle n’est faite par lui. » 64 L’historien et l’histoire se mêlent. Michelet s’entretient avec l’histoire : le temps où il a vécu lui sert de lieu de rencontre privilégié. Aux yeux de Fustel de Coulanges, une telle démarche est aux antipodes de la science, elle n’est qu’une « pure rêverie ». La « bonne méthode » exige, au contraire, que l’historien évite de s’identifier personnellement à son objet, qu’il soit neutre et impartial ; son guide le plus sûr ce ne sont pas ses émotions, ce sont les faits. Dans son Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, Fustel de Coulanges a écrit ce qui semble être, à bien des égards, des directives méthodologiques pour les historiens de son époque : « Mettre ses idées personnelles dans l’étude des textes, écrit-il, c’est la méthode subjective. On croit regar-der un objet, et c’est sa propre idée que l’on regarde (...) Plusieurs pensent pourtant qu’il est utile et bon pour l’historien d’avoir des pré-férences, des “idées maîtresses”, des conceptions supérieures... Le meilleur des historiens est celui qui se tient le plus près des textes, qui

64 Michelet in C. Jullian, op. cit., p. 319-320.

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les interprète avec le plus de justesse, qui n’écrit et même qui ne pense que d’après eux. » 65

On dirait qu’en écrivant ces lignes Fustel réagissait directement à la célèbre préface de Michelet. Il est certain en tout cas que Fustel a lu Michelet bien qu’il ne le cite pas. Les deux historiens n’appartiennent pas à la même génération : Michelet est né en 1802, Fustel de Cou-langes en 1830. Ici, la nouveauté de l’histoire-science par rapport au romantisme n’est pas le recours au document, car Michelet consultait aussi les documents, c’est le souci d’objectivité. Cette volonté d’ériger une science, une science « pure », comme le souhaite vivement Fustel, est bien étrangère à Michelet.

[40]C’est dans un climat intellectuel dominé par Michelet et ses émules

que Fustel fait l’apprentissage du métier d’historien. Très tôt, Fustel apparaît isolé dans la communauté des historiens. Si bien qu’à pre-mière vue il est difficile d’identifier son œuvre à un système de pensée ou à une doctrine.

D’abord, Fustel n’est pas spécialiste. Il ne s’est jamais borné à étu-dier une seule période de l’histoire humaine ; ses recherches fran-chissent de vastes épisodes temporels : « L’historien ne remplit vérita-blement son objet qu’à la condition d’embrasser une large série de siècles. » 66 Pourtant, sans doute en raison du succès retentissant que connaît La Cité antique, on a souvent pensé que Fustel était un spécia-liste de l’Antiquité. Il n’en est rien, comme l’a bien montré François Hartog 67. Si Fustel avait une parfaite connaissance de cette époque, il ne s’y est jamais limité. En fait, il a consacré la majeure partie de ses écrits à l’histoire de la France médiévale et moderne. Lorsqu’on ob-serve le développement de sa pensée, on est étonné par l’ampleur et par la diversité des travaux qu’il a accumulés sans relâche. Tantôt il écrit sur l’histoire antique et médiévale ; tantôt il s’attaque aux pro-blèmes politiques et sociaux de son époque, ce qui le mènera d’ailleurs, comme bien d’autres, à réfléchir sur les causes de la défaite 65 Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l'ancienne

France, t. 3, Paris, Hachette, 1905, p. 32-33.66 Fustel de Coulanges, Leçons inédites, Revue de synthèse historique, 1900,

1, p. 243.67 F. Hartog, Le XIXe siècle et l’histoire. Le cas Fustel de Coulanges, Paris,

PUF, 1988, p. 14.

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de 1870-1871. Et tantôt, il discute de méthode et s’efforce de définir le champ de la pratique historienne.

Sur le plan idéologique, Fustel se voulait discret et indépendant. « L’esprit de recherche et de doute est incompatible avec toute idée préconçue, toute croyance exclusive, tout esprit de parti. Il faut n’avoir de préjugés ni en politique, ni en religion. Il faut être ni répu-blicain, ni [41] monarchiste, ni anticatholique. Car chacune de ces opinions donne à l’esprit une manière personnelle de voir les choses. » 68 De fait, comme l’explique Carbonell, la position de Fustel « par rapport aux grandes revues historiques de son temps révèle que l’homme, comme son œuvre est inclassable. Il collabora en effet aussi bien à la Revue des questions historiques, organe de l’école catholique et royaliste, qu’à la Revue historique qui prit en quelque sorte le relais de la Revue critique comme tribune de l’école rivale » 69.

L’œuvre de Fustel est celle d’un érudit solitaire colligeant patiem-ment les documents. Il n’avait pas de maître, ne se réclamait d’aucune doctrine et quelques rares disciples, comme Camille Jullian et Paul Guiraud, l’ont suivi. Mais Fustel de Coulanges est davantage un insti-gateur qu’un marginal. Comme l’a souligné Gabriel Monod, Fustel était un érudit « dédaigneux des sentiers battus et des opinions re-çues » 70. En conséquence, on peut difficilement cerner avec précision les influences qu’il a subies. Pour lui, la science de l’histoire était à refaire ; sa méthode était à construire. C’est ainsi, croyait-il, qu’il n’y avait pas de modèles à suivre ou à imiter. « Fustel de Coulanges ne s’est attaché à ses prédécesseurs que pour les combattre, écrit Camille Jullian. Ils l’ont formé (...) par un effet de réaction. » 71 Fustel était « indépendant à l’égard des autres », note Georges Pellisier. Bref, conclut Paul Guiraud, Fustel de Coulanges « resta toujours lui-même ».

Ces portraits, tracés par des disciples de Fustel, ont la caractéris-tique commune d’être dithyrambiques, mais ils ne sont pas pleinement conformes à la réalité. Il est vrai [42] que Fustel est un esprit nova-teur, on ne peut affirmer toutefois qu’aucune influence extérieure n’a 68 Fustel de Coulanges, Une leçon d’ouverture et quelques fragments inédits,

Revue de synthèse historique, 1901, 2, p. 262.69 C.-O. Carbonell, op. cit., p. 320.70 G. Monod, M. Fustel de Coulanges, Revue historique, 1889, 41, p. 277.71 C. Jullian, Fustel de Coulanges, Revue des Deux Mondes, 1930, p. 246.

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marqué sa pensée. On peut faire des rapprochements entre Fustel et certains auteurs. Ainsi, son style, net et sobre, par la rigueur et la fi-nesse de l’analyse, peut rappeler Montesquieu ou Tocqueville. Fustel embrasse la même conception libérale de l’histoire que ces auteurs. On peut aussi penser que Guizot l’a influencé, du moins indirecte-ment.

Si Fustel de Coulanges tentait de se démarquer par rapport à ses devanciers, sa réaction fut également vive à l’égard des historiens de son temps. Quand il s’agissait de rendre compte des travaux d’un contemporain, son langage était souvent rude et rarement conciliant. Au cours de sa carrière, il fut constamment au centre d’une querelle ou d’un conflit de méthode. Sa vie a été, en fait, une véritable bataille intellectuelle. Il n’hésitait pas à corriger les historiens qui, à son sens, ne pratiquaient pas la « bonne méthode ».

Retenons un exemple assez connu. En 1887, vers la fin de sa vie, Fustel de Coulanges vilipende Gabriel Monod, le jeune directeur de la Revue historique. Il choisit d’exposer les failles de la méthode de Mo-nod dans les pages de la Revue des questions historiques, la grande rivale de la Revue historique. Le débat porte sur un texte de Grégoire de Tours que Monod a, semble-t-il, mal interprété. Le ton de Fustel est celui du maître qui fait la leçon à l’élève : « L’analyse d’un texte, tel qu’une charte, un article de loi, une lettre, un récit d’un historien, une simple phrase, consiste à examiner par le menu chacun des élé-ments de ce texte, à établir le sens de chaque mot, à dégager la vraie pensée de celui qui a écrit. » 72 Monod, proteste Fustel, ne se conforme pas à cette rigueur scientifique : « Si M. Monod avait fait une vraie analyse, il aurait pris l’un après l’autre chaque mot de l’historien, il en [43] aurait cherché le sens, il aurait surtout bien marqué la pensée de son auteur dans chaque ligne, et il aurait dégagé le fait, l’usage, l’ins-titution que l’auteur avait en vue en écrivant cette ligne. Il procède autrement. Il prend chaque phrase de Grégoire de Tours ; très rare-ment il l’explique en elle-même. » 73 Grave accusation ! Plus loin, Mo-nod est taxé de subjectivisme. « Au lieu d’étudier l’objet en soi tel qu’il est, vous y portez, vous sujet pensant, vos idées personnelles. Vous croyez regarder l’objet, et vous ne regardez que votre propre

72 Fustel de Coulanges, De l’analyse des textes historiques, Revue des ques-tions historiques, 1887, 41, p. 5.

73 Ibid., p. 8.

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pensée. Vous êtes dominé par votre pensée au point de ne voir qu’elle et de la voir partout. C’est là la plus grande cause d’erreur en histoire (...) Si l’histoire est la plus difficile des sciences, c’est surtout parce qu’elle exige que le chercheur soit libre de toute idée préconçue. » Et Fustel évoque l’exemple des sciences de la nature pour donner une plus grande autorité à ses propos : « En physique et en chimie, les idées préconçues ont moins de danger, parce que les expériences du moins se font toujours indépendamment des idées du savant. En his-toire, une pensée qui occupe l’esprit peut troubler le regard du cher-cheur au point qu’un texte lui paraisse justement le contraire de ce qu’il est. » 74

L’histoire en tant que « science pure »

En déclarant à plusieurs reprises que l’histoire est une « science pure », il est évident que Fustel de Coulanges tente de creuser un gouffre entre l’histoire-science et l’histoire littéraire. Avant d’être un écrivain, l’historien est un savant. « Je suis un savant en us, un pio-cheur de texte, écrit modestement Fustel. Je me rends bien compte de tout ce qui me manque pour être un écrivain. » 75 Pourtant, Fustel [44] avait tous les talents de l’écrivain. Mais il craignait tellement d’être associé au mouvement littéraire de son temps qu’il paraissait irrité lorsqu’on louait la qualité et la rigueur de son style. Son appréhension principale était que le style vienne masquer le caractère scientifique de l’histoire. Entre l’art et la science, le dialogue lui semblait impossible. De même, comme le rapporte Tourneur-Aumont, lorsque Fustel ensei-gnait, il « n’aimait pas le nom de Faculté des lettres parce que ce nom risque de tromper sur le caractère de la science historique, dont l’en-seignement est rattaché » 76. Voilà, à l’évidence, une anecdote fort ré-vélatrice.

L’investigation scientifique exige un dépaysement de la part du chercheur, comme l’ethnologue qui examine les mœurs et les cou-

74 Ibid., p. 34-35.75 Fustel de Coulanges, cité par G. Pellisier, Fustel de Coulanges, Revue

bleue, 1897, 7, p. 816.76 J.-M. Tourneur-Aumont, Fustel de Coulanges 1830-1889, Paris, Boivin,

1931, p. 170.

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tumes d’une société différente de la sienne. L’historien doit étudier le passé sans sympathie, sans y porter jugement, sans se référer au pré-sent. Car l’histoire est une matière autonome qui s’explique en elle-même. Comment atteindre cette neutralité ? Fustel répond : « Nous ne manquerons guère de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les regardons à travers les opinions et les faits de notre temps (...) Pour connaître la vérité sur ces peuples anciens, il est sage de les étu-dier sans songer à nous, comme s’ils nous étaient tout à fait étran-gers. » Chaque peuple à sa singularité, l’historien doit en rendre compte sans interférence : « La Grèce et Rome se présentent à nous avec un caractère absolument inimitable. Rien dans les temps mo-dernes ne leur ressemble. » 77 Ces passages de La Cité antique ren-ferment des indications méthodologiques précieuses. Y est exposé l’épineux problème de la distance temporelle. L’homme change, avec ses institutions, ses croyances et ses mœurs ; mais surtout l’historien change. En [45] conséquence, l’historien du XIXe siècle n’a pas la même vision des faits que celui qui les a vécus. Malheureusement, selon Fustel, l’historien est trop souvent prisonnier du présent. « L’histoire doit arriver à connaître les institutions, les croyances, les mœurs, la vie entière d’une société, sa manière de penser, les intérêts qui l’agitent, les idées qui la dirigent. C’est sur tous ces points que notre vue est absolument troublée par la préoccupation du présent. » 78 Il ne faut donc « pas juger (...) avec nos idées modernes » 79.

Le meilleur moyen d’étudier objectivement les sociétés anciennes est de consulter les acteurs de l’époque, de déchiffrer les traces qu’ils ont laissées à travers les documents : « Il nous semble que, si l’on veut connaître l’antiquité, la première règle doit être de s’appuyer sur des témoignages qui nous viennent d’elle. » 80 En fait, l’historien doit se transposer par la pensée au milieu des anciennes générations et « juger d’après les idées de ce temps-là, non d’après celles d’aujourd’hui. L’historien n’a pas à dire ce qu’il pense personnellement (...), il doit dire plutôt ce que les hommes d’alors ont pensé » 81. Pour comprendre

77 Fustel de Coulanges, La Cité antique, Paris, Flammarion, 1984 (lrc éd., 1864), p. 2.

78 Fustel de Coulanges, Questions historiques, Paris, Hachette, 1893, p. 406.79 Fustel de Coulanges, La Cité antique, op. cit., p. 163.80 Ibid., p. 152.81 Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l’ancienne

France, t. 1, op. cit., p. 168.

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le passé, le présent n’est donc d’aucune utilité : « L’histoire est une science ; elle procède suivant une méthode rigoureuse ; elle doit voir les faits comme les contemporains les ont vus, non pas comme l’esprit moderne les imagine. » 82 Plaute, Virgile, Homère, Sophocle, et d’autres, étaient des hommes de leur temps, en conséquence, ce sont eux qu’il faut prendre comme guides pour expliquer l’Antiquité. Ils sont des observateurs directs. Selon Fustel, plus l’histoire [46] pourra connaître « directement », plus elle sera près de la scientificité. Il faut donc, nous dit Fustel, « prendre à la lettre les textes anciens, le plus qu’il est possible » 83 et ne « rien accepter comme vrai qui ne soit dé-montré par les documents » 84.

À première vue, le document est neutre et objectif : il est mandaté pour éviter à l’histoire l’écueil de la spéculation métaphysique. « L’histoire ne se fait pas par imagination. Elle est une science, et c’est par l’observation qu’elle procède. Pour que nous ayons le droit de dire qu’une ancienne société a eu telle ou telle institution ou tel régime, il faut que les documents laissés par cette société contiennent la marque de cette institution ou de ce régime. En dehors des docu-ments, il ne peut y avoir que fantaisie et erreur. » 85 Pas de documents, pas d’histoire.

Une mise en garde s’impose, cependant : l’historien ne doit pas accepter les sources sans examen critique car « la science ne réside pas dans les documents ; elle réside dans l’intelligence qui connaît et comprend les divers documents » 86. Devant l’abondance des docu-ments, l’historien doit être un « douteur », au sens cartésien du terme : cela signifie qu’il doit se libérer de toute autorité religieuse, politique ou idéologique.

Il faut douter, mais il faut aussi comparer. D’une certaine manière, la méthode comparative peut protéger la science historique contre ce

82 Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, t. 3., Paris, Hachette, 1905, p. 303.

83 Fustel de Coulanges, Questions historiques, op. cit., p. 407.84 Fustel de Coulanges, Une leçon d’ouverture et quelques fragments inédits,

op. cit., p. 256.85 Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l'ancienne

France, t. 4, Paris, Hachette, 1889, p. 172.86 Fustel de Coulanges, Une leçon d’ouverture et quelques fragments inédits,

op. cit., p. 260.

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que Fustel appelait péjorativement le « spécialisme » : « Il est incon-testable que la méthode comparative est, non seulement utile, mais indispensable. » 87 [47] Mais elle n’est pas sans comporter certains dangers ; le comparatisme peut mener à la subjectivité : « Si la mé-thode comparative prévaut, prévient Fustel, l’histoire cessera d’être une science pour devenir une rêverie. » 88 La Cité antique est un exemple admirable d’étude comparative. Fustel y montre à la fois les analogies et les différences entre les croyances religieuses des Grecs et des Romains et certaines de ces conclusions annoncent directement la sociologie durkheimienne 89. L’analyse comparative se limite ici à des sociétés qui sont sensiblement au même niveau de développement intellectuel et matériel. La situation devient problématique quand on compare des époques différentes. L’historien du XIXe siècle ne doit pas comparer les anciens en fonction des bouleversements de son époque ou de ses interrogations personnelles, comme Fustel l’a repro-ché à Gabriel Monod. C’est là que se trouve toute la difficulté du mé-tier d’historien : malgré les tentations extérieures et les sollicitations du milieu, il doit rester neutre et objectif. Voilà un idéal à atteindre sur le plan méthodologique, mais la réalité est différente, et Fustel en est bien conscient : « Tout le monde sait, écrit-il, que le fond de tout rai-sonnement humain est une comparaison. Même quand nous ouvrons les yeux et que nous voyons, c’est une comparaison ou une série de comparaisons que nous faisons sans y penser. Quand nous observons un fait historique, il existe à notre esprit, à notre insu même, un terme de comparaison. » 90 II n’en demeure pas moins, conclut [48] Fustel, que la méthode comparative, « si dangereuse pour ceux qui s’en servent mal est pourtant nécessaire à l’historien » 91.

L’histoire considérée comme science sociale

87 Fustel de Coulanges, Questions historiques, op. cit., p. 87.88 Fustel de Coulanges, cité par J.-M. Tourneur-Aumont, op. cit., p. 182.89 François Hcran, L’institution démotivée. De Fustel de Coulanges à Dur-

kheim et au-delà, Revue française de sociologie, 1987, 28, p. 67-98 ; De « La Cité antique » à la sociologie des institutions, Revue de synthèse, 1989, nos 3-4, p. 363-390.

90 Fustel de Coulanges, Une leçon d’ouverture et quelques fragments inédits, op. cit., p. 262.

91 Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, t. 3, op. cit., p. 60.

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C’est entendu, La Cité antique rompt avec la tradition historiogra-phique de son temps. Lors du centenaire de la naissance de Fustel, Camille Jullian souligne que l’ouvrage « avait à son origine une aspi-ration morale, il annonçait une manière de comprendre le passé ; il suggérait la méthode pour le retrouver, le reconnaître, et, enfin, il pré-parait l’avènement d’une science nouvelle » 92. Une science nouvelle suppose inévitablement une méthode nouvelle. « Voilà des croyances (celles des anciens) bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et ridicules. Elles ont pourtant exercé leur empire sur l’homme pendant un grand nombre de générations. Elles ont gouverné les âmes ; (...) elles ont régi les sociétés, et (...) la plupart des institutions domes-tiques et sociales sont venues de cette source. » 93 La méthode propo-sée est donc objective ; elle proscrit vigoureusement toute forme de jugements de valeur. Elle indique une voie pour comprendre l’étran-geté de croyances anciennes.

Parallèlement, se conjugue une histoire des institutions. « Les plus vieilles (institutions) sont celles qu’il nous importe le plus de connaître. Car les institutions et les croyances que nous trouvons aux belles époques de la Grèce et de Rome ne sont que le développement de croyances et d’institutions antérieures ; il en faut chercher les ra-cines bien loin dans le passé (...) C’est dans une [49] époque plus an-cienne, dans une antiquité sans date, que les croyances se sont for-mées et que les institutions se sont établies ou préparées. » 94 On voit bien ici que nous n’avons pas affaire à un historien romantique. Se manifeste chez Fustel une vive curiosité pour l’étude des formes de sociabilité. Et tout au long de l’ouvrage la primauté causale est accor-dée à la religion. Car dans les temps antiques, soutient Fustel, rien ne peut s’expliquer en dehors de la religion ; c’est autour d’elle que les individus se regroupent, que les familles se constituent, que le droit s’organise et que la vie sociale se forme et se désagrège. « La famille antique est une association religieuse plus encore qu’une association

92 C. Jullian, Fustel de Coulanges, Revue des Deux Mondes, 1930, p. 252.93 Fustel de Coulanges, La Cité antique, op. cit., p. 15.94 Ibid., p. 4.

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de nature. » 95 « La fondation d’une ville était toujours un acte reli-gieux. » 96

Les rassemblements humains s’articulent donc en fonction des croyances. Plus les individus et les groupes s’annexent, plus la reli-gion tend à se simplifier, plus le nombre des divinités se réduit. « La victoire du christianisme marque la fin de la société antique. Avec la religion nouvelle s’achève cette transformation sociale que nous avons vue commencer six ou sept siècles avant elle. » 97 Un fait nouveau d’une importance extrême se produit : l’État se sépare de la religion. « Jésus-Christ enseigne que son empire n’est pas de ce monde ; il sé-pare ce que toute l’antiquité avait confondu. » 98 L’histoire de l’Anti-quité est donc l’histoire d’une croyance. « Nous avons fait l’histoire d’une croyance. Elle s’établit : la société humaine se constitue. Elle se modifie : la société traverse une série de développements. Elle dispa-raît : la société change de face. Telle a été la loi des temps an-tiques. » 99

[50]La thèse qui est défendue dans La Cité antique en est une de socio-

logie. Et Henri Berr n’a pas manqué de souligner que Fustel a eu « le mérite de se préoccuper (...) de ce que négligent si souvent les socio-logues, l’action des idées sur les faits ».

Comme les sociologues, Fustel accorde une place éminente à la méthode, et propose un modèle théorique afin de comprendre les mu-tations sociales des sociétés humaines anciennes. Il cherche, somme toute, à expliquer les formes primitives de la sociabilité. Pourtant, il est certain que Fustel aurait été fortement hostile à l’idée que son nom soit associé à la sociologie. Le mot « sociologie » l’irritait au plus haut point. Au début de son Alleu et le domaine rural, il s’en confesse : « Je n’aime pas le mot sociologie, non parce qu’il est ré-cent, mais parce qu’il est ambitieux ; j’aime mieux le mot historique qui a moins de prétentions et qui offre le même sens. » Dans le contexte intellectuel de l’époque, le raisonnement de Fustel est parfai-

95 Ibid., p. 41.96 Ibid., p. 151.97 Ibid., p. 456.98 Ibid., p. 461.99 Ibid., p. 464.

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tement logique. Si, dans cette perspective le mot « sociologie » et le mot « historique » ont le même sens, comment justifier l’existence de la sociologie en tant que science autonome ? Ce qui revient à dire que, si l’histoire est pratiquée scientifiquement, la sociologie est soit appe-lée à disparaître ou encore, ce qui revient au même, à se fondre dans l’analyse historique. « On a inventé depuis quelques années le mot “sociologie”, proteste Fustel. Le mot “histoire” avait le même sens et disait la même chose, du moins pour ceux qui l’entendaient bien. L’histoire est la science des faits sociaux, c’est-à-dire la sociologie même. » La sociologie naissante ne pouvait être complètement en désaccord avec [51] une telle remarque. Et Durkheim nous en donne la preuve, dès la première livraison de L'Année sociologique  : « Fustel de Coulanges aimait à répéter que la véritable sociologie, c’est l’his-toire : rien n’est plus incontestable, pourvu que l’histoire soit faite so-ciologiquement. » 100 Comme le note Georges Lefebvre : « Sans se donner pour sociologue, il (Fustel) pratique une méthode qui tend na-turellement vers les conclusions sociologiques. » 101 « Sa méthode his-torique avait un but sociologique et humaniste », remarque Tourneur-Aumont 102. Fustel de Coulanges a été « le psychologue des foules et des époques », conclut Gabriel Hanotaux 103.

Fustel de Coulanges, et c’est là son mérite, a fait ce que les histo-riens ont souvent négligé ou dédaigné : il a réfléchi sur son métier et sur les limites de sa discipline. Et mieux que quiconque, à son époque, il a montré les conditions d’une histoire scientifique. Insatisfait de la simple narration, il a tenté, comme le prouve La Cité antique, de faire de l’histoire une discipline théorique. Si ce projet lui a valu les éloges de Taine 104, il s’est par ailleurs attiré la critique de bien des historiens du temps. C. Morel dans la Revue critique protestait contre le dessein théorique de La Cité antique. « Il (Fustel) a été tellement préoccupé de démontrer sa théorie que pour lui l’histoire n’existe pas et il en ar-100 E. Durkheim, Préface, L'Année sociologique (1896-1897), 1898, vol. 2, p.

III.101 G. Lefebvre, Naissance de l’historiographie moderne, Paris, Flammarion,

1971, p. 27.102 J.-M. Tourneur-Aumont, op. cil., p. 56.103 G. Hanotaux, Fustel de Coulanges et le temps présent, Revue des Deux

Mondes, 1923, p. 54.104 F. Hartog, Préface, La Cité antique, op. cit., p. VIII.

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rive à des conclusions inadmissibles. Son livre est fait pour fausser complètement l’histoire. Ici il rejette la tradition parce qu’elle le gêne. Là il la reprend parce qu’elle vient à l’appui de son idée. En un mot, il n’y a pas la moindre trace de critique historique. [52] Tout est forcé, exagéré, les nuances disparaissent et le tableau devient parfois d’une fausseté complète. En somme, il a échoué, comme échoueront tous ceux qui voudront construire l’histoire a priori. » 105 Ce commentaire fait clairement ressortir à quel point Fustel apparaît comme un étran-ger chez les historiens des années 1860. Sa méthode et ses intentions seront pourtant fréquemment imitées à partir des années 1870-1880.

L’œuvre de Fustel s’inscrit dans un univers mental singulier : celui où s’élaborent les sciences de l’homme. C’est pourquoi, presque in-évitablement, il est le premier historien français à avoir posé le pro-blème des rapports entre l’histoire et la sociologie. Il ouvre ainsi un sentier épineux, sujet à de vives algarades, qui sera sans cesse fré-quenté. Et à sa suite, on le verra, la plupart des historiens qui ont fait la promotion de l’histoire-science ont été amenés à préciser leur dé-marche en regard de la sociologie naissante.

2- LE POSITIVISME DE LOUIS BOURDEAU

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On connaît bien peu de choses sur le philosophe Louis Bourdeau (1824-1900). Les manuels d’histoire de la philosophie n’en parlent jamais. En vérité, il a peu innové en philosophie, mais en histoire son apport semble être plus considérable. Pourtant, là aussi, sa contribu-tion est passée presque inaperçue. Gabriel Monod le déplorait vive-ment dans les pages de la Revue historique  : « Les livres de M. Bour-deau, écrit-il, n’ont pas toute la réputation qu’ils méritent (...) Leur heure viendra le jour où on sera bien convaincu (...) que la science sociale est non seulement la [53] seule base solide de l’histoire mais la partie essentielle de l’histoire. » 106

L’œuvre de Bourdeau évoque parfaitement les grandes tentatives de synthèse que l’on retrouve en grand nombre dans la seconde moitié

105 C. Morel, cité par Tourneur-Aumont, op. cit., p. 27.106 G. Monod, Bulletin historique. Revue historique, 1896, p. 92.

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du XIXe siècle. Bourdeau a médité sur une multitude de sujets. Parmi les livres qu’il a écrit il faut retenir son traité scientifique. Théorie des sciences (1882), et surtout son ouvrage polémique, L'histoire et les historiens (1888). Le premier ne traite pas d’histoire mais il pose, semble-t-il, les bases de toute la pensée de Bourdeau. Dans ce livre, d’un niveau d’abstraction élevé, l’auteur s’efforce de séparer les sciences générales des sciences particulières, et tente de mettre en œuvre les principes d’une science intégrale, d’une « science maî-tresse », en réaction contre l’éclatement du savoir de son époque.

Mais la science française était bien trop habituée à la parution de ces gros traités lourds et abstraits qui proposent de nouvelles classifi-cations des sciences pour que l’entreprise de Bourdeau suscite l’inté-rêt. La solution au problème que pose Bourdeau dans sa Théorie des sciences se résout en grande partie dans son autre livre, L'histoire et les historiens. La « science maîtresse » semble être finalement trou-vée, et elle est clairement désignée : il s’agit de l’histoire. Bourdeau songe évidemment à une discipline historique renouvelée en profon-deur : une discipline historique qui ne s’intéresse plus aux faits parti-culiers, mais à la nécessité, une discipline nouvelle susceptible d’aboutir à des lois générales. Le problème est que l’histoire n’est à peu près jamais pratiquée de cette façon, c’est pourquoi, estime Bour-deau, il faut lui assigner un nouveau parcours méthodologique. L’in-tention de Bourdeau, aussi sinueuse soit-elle, ne peut être parfaitement saisie que si elle est mise en parallèle avec ses réflexions antérieures sur le devenir de la science.

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[54]

Esquisse d’une théorie de la science

Théorie des sciences, plan de sciences intégrales paraît en deux gros volumes en 1882 chez Germer Baillière, il s’agit du premier ou-vrage de Louis Bourdeau déjà âgé de 58 ans. Il y expose une com-plexe classification des sciences d’inspiration comtienne. Dès sa paru-tion, l’ouvrage est à peu près ignoré ou encore, pour ceux qui daignent en faire une lecture sérieuse, il est l’objet de vives critiques. On n’y voit rien d’original. Dans la Revue philosophique, un auteur anonyme écrit : « Dans cinquante ans, l’œuvre de Comte restera toujours ce qu’elle est aujourd’hui, un document historique de la plus haute im-portance sur la situation des sciences à une époque donnée ; l’ouvrage de M. Bourdeau sera loin de satisfaire aux conditions que doit présen-ter un tel document. » 107 Pourtant, l’ouvrage porte éloquemment les marques de son temps : il nous instruit sur l’éclatement du savoir dont les manifestations sont de plus en plus évidentes à partir du dernier tiers du XIXe siècle.

Spectateur déchiré devant la prolifération des disciplines scienti-fiques, Bourdeau déclare : « Ainsi la Zoologie a dû répartir entre des sections nombreuses l’ensemble du règne animal et l’on a vu s’ériger en sciences indépendantes la Zoophytologie, la Malacologie, l’Hel-minthologie, l’Ornithologie, la Mammalogie, l’Anthropologie... Cha-cune de ces sciences partielles s’est partagée à son tour et l’on aboutit de sorte aux monographies d’espèces. L’Anthropologie, section bien réduite de la Zoologie, s’est ramifiée en une multitude de branches, suivant que l’on considérait l’homme physique (Anatomie, Physiolo-gie, Médecine, Ethnographie...), l’homme moral (Psychologie, Éthique, Esthétique, Morale...) ou l’homme social (Philologie, His-toire, Économie politique, Droit...). » La discipline historique [55] est assujettie à un principe analogue et Bourdeau s’en inquiète : « L’His-toire, en appliquant le même système, répartit son sujet immense par régions, par époques, par États, par séries d’événements, et se perd à

107 Revue philosophique, 1882, 4, p. 445.

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la fin dans un minutieux détail de biographies et d’anecdotes. » 108 Rien de plus pernicieux pour la connaissance scientifique en général que la valorisation excessive des études spécialisées. On « n’a que des parties de connaissance, toujours sur le point de se résoudre en par-celles. Personne ne conçoit la Science dans la plénitude de ses déve-loppements et n’a le vif sentiment de leur unité » 109. Mais il y a plus grave encore : les sciences « n’ont ni objet défini avec précision, ni divisions rationnelles, ni lois générales, ni méthodes appropriées d’in-vestigation. Ce sont moins des sciences véritables que des éléments de science, des données qu’une élaboration nouvelle doit systématiser et unir » 110. Ce faisant, Bourdeau se propose d’ériger la connaissance en système.

Or, tout système suppose d’abord une classification : « Des ré-formes partielles ne pouvaient suffire ; il fallait une refonte totale. La classification des sciences doit reprendre et coordonner l’ensemble des connaissances. » À l’instar d’Auguste Comte, la pensée de Bour-deau est profondément animée par une vive préoccupation encyclopé-dique. En fait, Bourdeau veut continuer l’œuvre de Comte. L’ortho-doxie n’est cependant pas intégrale. Bourdeau corrige le système com-tien sur un point bien précis. On sait que dans sa classification Comte admettait six sciences générales ; or, selon Bourdeau, l’astronomie, la biologie et la sociologie ne sont pas des sciences générales, mais des sciences particulières : « La réforme n’est donc accomplie qu’à moitié (...), sa théorie des sciences (celle de Comte) [56] est donc à la fois insuffisante et défectueuse. Elle aurait besoin d’être complétée et rec-tifiée. » 111 Aussi, Comte ne s’est pas dégagé du joug de la métaphy-sique : il souhaite surtout instituer une philosophie générale et non une science générale. Tout le projet de Bourdeau consiste à faire la promo-tion d’une « science intégrale ». Quelles sont les sciences générales et quel est leur objet ? Quels sont les facteurs d'intégration des sciences ? Comment définir, d’ailleurs, cette intégration ?

En premier lieu, Bourdeau soutient que la forme ou l’objet des sciences générales est inscrit dans la nature. Et il y a, selon lui, sept « aspects de la nature » : 1/ l’existence ; 2/ la grandeur ; 3/ la colloca-

108 L. Bourdeau, Théorie des sciences, t. 1, Paris, Baillière, 1882, p. VII-VIII.109 Ibid., p. IX.110 Ibid., p. X.111 Ibid., p. XVII-XVIII.

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tion ; 4/ la modalité ; 5/ la composition ; 6/ la structure ; 7/ les fonc-tions. Ce faisant, soutient Bourdeau, on trouvera, tout naturellement, sept sciences qui rendront compte de cette série de divers phéno-mènes : 1/ la logique, science des réalités ; 2/ les mathématiques, sciences des grandeurs ; 3/ la dynamique, science des situations ; 4/ la physique, science des modalités ; 5/ la chimie, science des combinai-sons ; 6/ la morphologie, science des formes ; 7/ la praxéologie, science des fonctions. Selon Bourdeau, chacune des branches du sa-voir emprunte le même parcourt cognitif : « L’objet d’une science res-semble à une vaste trame où il faut examiner séparément chaque fil pour en déterminer la matière, puis considérer leur mode d’assem-blage qui constitue le tissu. Dans tout sujet d’étude on doit de même scruter d’abord les faits un à un en s’efforçant d’en épuiser autant que possible le détail, ensuite les comparer afin de reconnaître leur ordre. » 112 On distingue ici les deux étapes essentielles du savoir scientifique : l’analyse et la synthèse.

[57]L’histoire peut-elle réunir ces deux versants inhérents à toute dé-

marche scientifique ? Ou est-elle condamnée à demeurer un genre lit-téraire ?

L’histoire, science de la raison

« L’histoire est toute à refaire ou plutôt elle n’est pas encore faite. Les fondements mêmes de la science sont à établir. La construction attend son architecte. À peine peut-on dire que le passé nous a légué des matériaux. - Pour qu’une science se trouve constituée, plusieurs conditions sont en effet nécessaires :il faut d’abord que son objet soit clairement défini ; ensuite, que les problèmes à résoudre, distribués dans l’ordre de complexité croissante, composent un programme ra-tionnel ; il est en outre besoin d’une méthode apte à mettre en lumière les vérités cherchées ; enfin, les connaissances acquises doivent pou-voir être formulées en lois. » 113 Ce sévère constat, au ton accusateur, et

112 Ibid., p. 21.113 L. Bourdeau, L'histoire et les historiens. Essai sur l'histoire considérée

comme science positive, Paris, Alcan, 1888, p. 1.

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qui ouvre L’histoire et les historiens, remet directement en cause la pratique de l’histoire. Est ainsi marquée l’orientation polémique qu’épouse l’ouvrage. D’un point de vue épistémologique, constate Bourdeau, les historiens montrent des lacunes criantes : « Ils ne se sont point occupés de déterminer nettement la fonction de l’histoire dans l’ordre des sciences. » Il en est de même sur le plan méthodolo-gique : « Jusqu’où doivent s’étendre, dans le détail, les tenants et aboutissants des choses célèbres ? Cela n’est pas indiqué. La frontière reste indécise ; chacun place les bornes à sa fantaisie. » 114 II appartient donc à l’histoire-science d’éliminer ces diversités locales arbitraires afin de devenir, au même titre que les sciences naturelles, une connaissance universelle et positive.

[58]L’histoire doit donc changer de programme et de méthode. La so-

lution envisagée par Bourdeau est simple et rappelle la démarche comtienne : l’histoire, propose-t-il, doit avant tout se définir comme « la science des développements de la raison » car c’est par la raison que l’espèce humaine se distingue des autres être vivants. « Si, par son organisation, il (l’homme) se rapproche des animaux et se classe par-mi eux à son rang, si même il leur est encore assimilable par ses modes inférieurs d’activité, la réflexivité, l’instinct et l’intelligence, il s’élève, par la raison, au-dessus de toute la création animée, et consti-tue, dans l’ordre des fonctions psychiques, une sorte de règne à part, aussi supérieur au règne animal que celui-ci l’est au règne végétal et que l’un et l’autre le sont au règne des corps bruts. » 115 On le voit, la raison, qui est la caractéristique singulière de l’espèce humaine, est ici considérée dans une perspective évolutionniste : « C’est [le] qua-trième règne, le règne humain, caractérisé par l’exercice de la raison, que la science aspire à connaître après les trois autres. » En consé-quence, l’objet de l’histoire positive « devra manifestement com-prendre l’universalité des faits que la raison dirige ou dont elle subit l’influence. Partout où vivent des hommes, partout où leur raison s’exerce et où des mutations s’accomplissent par un travail de l’espèce sur elle-même, là s’élabore la matière de l’histoire » 116. « Le véritable objet de l’histoire, le seul qu’il importe de savoir, c’est l’ordre des

114 Ibid., p. 4-5.115 Ibid., p. 10.116 Ibid., p. 11-12.

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fonctions de la raison. » 117 Car la raison, conclut Bourdeau, est l’âme de l’humanité ; elle est son guide le plus sûr.

Critique de l’historiographie traditionnelle

Cette célébration de l’histoire-science prend vite des allures de combat méthodologique. Bourdeau constate tout [59] d’abord que les historiens font « de l’espèce humaine deux parts inégales, ils mettent d’un côté les hommes célèbres, de l’autre la foule immense des incon-nus, et décident que les premiers méritent seuls de figurer dans leurs récits ». Les historiens négligent ainsi « le gros du genre humain » car « il y a bien peu d’hommes célèbres en comparaison de ceux qui ne le sont pas (...) La science peut-elle, sans trahir son mandat, sacrifier à une poignée d’homme illustres ou présumés tels la foule innombrable des hommes obscurs ? Que penseriez-vous d’un géographe qui, pour toute description de la terre, se contenterait d’en mentionner les plus hauts sommets » 118 ? L’histoire des élites, à la Carlyle, est ici condam-née : « c’est se moquer que d’offrir l’histoire d’un roi pour celle d’un peuple et de supprimer le genre humain pour la plus grande gloire de quelques héros. L’humanité n’est bien représentée que par elle-même (...) La nature humaine est une. Les héros et le vulgaire sont pétris du même limon » 119.

Toute action individuelle, aussi neuve qu’elle soit en apparence, est la résultante de causes nécessaires. « Le progrès s’explique par le concours d’une multitude d’activités anonymes mieux que par l’inter-vention de quelques génies révélateurs. » « Les personnifications glo-rieuses n’ont qu’une valeur poétique. Nous admirons en elles notre idéal. » Le progrès résulte plutôt de l’activité psychique de l’humani-té, nous dit Bourdeau fortement imprégné des idées de Comte : « La genèse du progrès s’effectue avec lenteur et mesure, suivant les stades d’une évolution continue. Les historiens, eux, ne voient qu’un mo-ment, celui où les choses viennent à terme. Ils en oublient la concep-tion mystérieuse, la gestation pénible, les accroissements successifs, et parfois il leur arrive, dans la confusion de l’événement, de prendre 117 Ibid., p. 288.118 Ibid., p. 13-14.119 Ibid., p. 16-23.

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l’accoucheuse ou la nourrice [60] pour la mère. » 120 On voit donc, chez Bourdeau, méthodologie et polémique s’entremêler, se croiser constamment.

Tout au long de son ouvrage Bourdeau s’applique, à l’aide de mul-tiples exemples, à dénigrer l’action créatrice de l’individu. Ainsi, « il n’y a pas d’invention proprement dite, il n’y a que des perfectionne-ments. Les inventeurs se succèdent, chacun ajoute, aucun ne crée. Une découverte quelconque a toujours été préparée par des découvertes antérieures et en rend d’autres possibles » 121. Même en an les apports individuels sont enveloppés dans une implacable nécessité : « À la question, en apparence très simple : Quel est l’auteur d’un chef d’œuvre ? les historiens ne manquent jamais de répondre par un nom propre. Ils tiennent chaque ouvrage d’art pour une création person-nelle et ne sauraient admettre qu’un enfant puisse avoir plusieurs pères. Néanmoins, à y regarder de près, le problème paraît complexe, et nous croyons devoir dire, après réflexion : l’auteur d’un chef-d’œuvre, c’est tout le monde. » 122 Et en science : « La foule des explo-rateurs sans nom a presque tout fait. » Le savoir scientifique est d’abord et avant tout un bien collectif : « (...) En matière de notions scientifiques, presque rien n’est à personne ; tout est à tous (...) La science, prise dans son ensemble, est moins la création d’une élite de privilégiés que la conquête d’une multitude de chercheurs obs-curs. » 123 Les tendances morales d’une collectivité s’expliquent selon un mouvement analogue : « La statistique constate que, chez un peuple, le nombre des crimes, des délits, des suicides, etc., et même celui des divers genres de crimes, délits ou suicides, varient peu d’une année à l’autre, preuve que, sous les initiatives en apparences person-nelles, agit une cause générale [61] et fixe. » 124 Cet appel au châtiment de l’individu, sous ses formes diverses, amène Bourdeau jusque dans les derniers retranchements du holisme.

Aussi peut-on trouver, dans ces propos, l’ébauche d’un programme à l’intention de la communauté historienne. On a souvent l’impression que l’ouvrage n’est en fait qu’un prétexte pour donner une sévère le-

120 Ibid., p. 22-26.121 Ibid., p. 32.122 Ibid., p. 37.123 Ibid., p. 59-66.124 Ibid., p. 74-75.

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çon de méthode aux historiens. Certains passages prennent carrément la forme de recommandation : « Constatez d’âge en âge le mouvement de la population, l’état de la fortune publique, et montrez les causes qui font croître ou décroître ; exposez les transformations du goût, l’avancement des sciences, l’amélioration des mœurs, l’extension des libertés publiques. Ne craignez pas d’entrer dans le détail des choses les plus ordinaires. L’histoire des aliments intéressera tous ceux qui mangent, l’histoire des vêtements, tous ceux qui s’habillent, l’histoire des habitations, tous ceux qui se logent, l’histoire de l’art, tous les gens de goût, l’histoire des idées, quiconque pense, l’histoire de la moralité, tous les gens de bien. » 125 Ces lignes, écrites en 1888, contiennent la plupart des éléments qui caractériseront ce que l’on ap-pellera plus tard la « nouvelle histoire ». S’y profile déjà une histoire engagée dans de multiples directions. On y perçoit une volonté nette-ment affirmée de dégager les principes d’une histoire démographique, économique, sociale en même temps que l’on voit poindre, disons-le prudemment, une histoire des mentalités. La ressemblance avec le programme de Bourdeau et celui de Marc Bloch et Lucien Febvre, ébauché en 1929, est à tout le moins frappante.

Importance de la méthode quantitative en histoire

Comment l’histoire peut-elle se dégager du joug de la narration ? Comment échapper à l’écueil de la métaphysique [62] et de la philo-sophie de l’histoire ? Comment parvenir à l’objectivité ? Nous avons déjà entrevu la réponse que Bourdeau donnait à ces questions : l’his-toire humaine est tissée de régularités contraignantes, d’enchaîne-ments constants, estime-t-il, et il appartient à l’histoire-science de les mettre en lumière. Certes, mais comment ? L’engouement pour la quantification, qui s’affirme avec force depuis le début du XIXe siècle, fournit une réponse aux interrogations de Louis Bourdeau. Il a la conviction profonde que l’histoire-science devra nouer des liens étroits avec la statistique naissante : « Tout l’avenir des études histo-riques dépend de cette science nouvelle (la statistique) que laisse en-core dans l’ombre l’inévitable modestie de ses débuts (...) Seule pour-tant elle donne le moyen d’explorer la vie commune, d’en poursuivre

125 Ibid., p. 126-127.

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l’étude à fond et d’en établir une représentation exacte. » Ainsi, la sta-tistique se veut la voie royale de la scientificité : « Les sciences de la nature, d’abord livrées à l’esprit de spéculation et d’hypothèse, ont dû, pour se constituer à l’état positif, soumettre leurs notions à l’épreuve du calcul. » 126

La portée explicative, la valeur scientifique de l’histoire dépend donc directement et uniquement de sa capacité à se constituer en science quantitative : « Un simple chiffre est souvent plus explicite qu’une verbeuse narration (...) Le nombre des tués et des blessés que les historiens consciencieux mentionnent parfois à la fin de leurs rela-tions de bataille révèle mieux l’ardeur de la lutte que le récit pitto-resque de ses principaux incidents. » La statistique ne s’intéresse guère aux exceptions et aux accidents ; elle s’attaque au problème des moyennes, des écarts, développe des probabilités. Ainsi, la statistique permet d’espérer l’élaboration d’une histoire sociale et démogra-phique : « Le chiffre des naissances annuelles donne la mesure de la [63] fécondité d’un peuple. Celui des morts révèle sa continuation pa-thologique, les maladies régnantes, le degré de salubrité de la ré-gion. » 127

Mais ce n’est pas tout. La méthode statistique évite aussi à l’histo-rien les pièges de la spéculation. Elle « est trop prosaïque pour prêter au travail de l’imagination. Rien d’idéal ne s’y mêle. On n’a plus à choisir un sujet en considération de sa beauté, à trier ses éléments pit-toresques, à les coordonner avec art et à rédiger en brillant style un récit propre à ravir des lettrés ; on doit simplement dénombrer, suppu-ter, froide opération qui exclut l’ingérence de la fantaisie (...) Les chiffres constituent la plus parfaite des langues » car « ils donnent la plus juste idée de la grandeur. Leur détermination, peu faite pour ten-ter des rêveurs, est réservée aux hommes de sciences ». La statistique protège l’historien des jugements de valeurs et des interférences per-sonnelles : « L’étude des fonctions générales nous laisse calmes parce que nous nous sentons impuissants à modifier leur ordre et comme vaincus d’avance par cette force des choses qui domine tout. » 128

Cette profession de foi à l’endroit de la méthode statistique est in-évitablement couronnée par une vision prophétique du savoir histo-126 Ibid., p. 289-290.127 Ibid., p. 292-296.128 Ibid., p. 309-310.

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rique : « Une réforme s’impose et se fera, par les historiens ou contre eux. L’âge de l’historiographie littéraire touche à son terme ; celui de l’histoire scientifique va commencer. » Mais au moment où Bourdeau se laisse entraîner par cet élan d’optimisme, la réforme du savoir his-torique s’effectue lentement. La forme littéraire envahit toujours le discours historique. D’où cette solution radicale : « Le moment est donc venu de disjoindre les deux méthodes (la méthode narrative et la méthode statistique) et de les appliquer chacune à part. Laissons les grands écrivains composer de belles histoires et demandons avec in-sistance [64] que des savants nous fassent enfin l’histoire vraie où nous pourrons apprendre les développements et les lois de l’activité humaine. » 129 Voilà la phrase clé, voilà l’objet de l’histoire-science. En apprenant « les développements et les lois de l’activité humaine », nous nous instruisons non seulement sur le passé, mais nous pouvons, avec prudence, prévoir l’avenir, estime Bourdeau : « Si grand que soit en histoire l’intérêt des restitutions du passé, le pouvoir d’émettre des prévisions a bien plus de prix encore, parce que, d’une part, il soumet à une épreuve décisive la justesse des lois proposées, et, de l’autre, donne le moyen d’en faire l’application à la conduite de notre vie. » 130 On le voit, dans cette perspective, le temps de l’histoire ne se limite plus exclusivement au passé : « Dès lors, notre esprit, n’étant plus ar-rêté par les limites de l’observation, s’installe en maître dans le temps illimité. Retrouvant ce qui n’est plus, pressentant ce qui n’est pas en-core, il a la double vue, rétrospective et prophétique, des choses. » 131 L’histoire est ainsi appelée à nous renseigner sur les innombrables incertitudes de l’avenir. C’est pourquoi, conclut Bourdeau, l’histoire sera un jour la science « la plus féconde ». « Les sciences de la nature ne nous livrent en effet que le gouvernement des choses ; l’histoire nous livrera le gouvernement de notre propre activité. Elle justifiera pleinement alors le titre “d’institutrice de la vie” (...) C’est la science maîtresse. Avec elle, il s’agit de nous-mêmes et de notre tout » 132.

Il ne s’agit pas de s’attarder aux formules malhabiles, aux passages pleins de candeur et de dogmatisme qui fourmillent dans l’œuvre de

129 Ibid., p. 320-324.130 Ibid., p. 411.131 Ibid., p. 397.132 Ibid., p. 431-432.

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Bourdeau. Mais il convient surtout d’indiquer comment on peut y per-cevoir un authentique projet de théorisation de l’histoire.

[65]L’originalité de Louis Bourdeau se manifeste dans la mise en lu-

mière d’une science historique ouverte à de nouveaux horizons. Ou-verture vis-à-vis de nouveaux objets : l’histoire ne se satisfait plus d’étudier le politique et les événements, elle cherche à comprendre les mœurs et les coutumes des sociétés passées. Ouverture aussi vis-à-vis de la durée : l’histoire ne se cantonne plus dans l’étude du passé, elle embrasse également le présent et le futur.

Il est assez étonnant de remarquer que, dans ce livre, Bourdeau ne se réfère que très peu aux travaux des historiens de son temps. Le nom de Fustel de Coulanges est à peine mentionné, celui de Gabriel Monod est ignoré. Assez curieusement, Bourdeau se borne surtout à citer des historiens de l’Antiquité classique comme Thucydide et Tite-Live. Pour le reste, il discute des philosophies de l’histoire de Vico, de Comte, de Herder. Peut-être que ce silence envers les historiens de l’époque peut expliquer en grande partie le fait que le livre de Louis Bourdeau fut à peu près ignoré par la communauté historienne. Peut-être était-il perçu comme un homme d’une époque révolue en se récla-mant des idées de Comte. Ou, au contraire, peut-être était-il en avance sur son temps : son apologie de la méthode statistique en est un indice. On ne s’étonnera pas à cet égard que Charles Seignobos, l’incontes-table représentant de l’histoire événementielle du tournant du siècle, soutienne que « l’échec lamentable » de Bourdeau est d’avoir tenté d’appliquer la statistique aux faits historiques 133. Certes, l’utilisation de la statistique par Bourdeau est rudimentaire ; il en a défini trop brièvement le rôle et s’est laissé emporter par des ambitions parfois démesurées. Sans doute, son acharnement à discréditer l’action créa-trice de l’individu n’est pas acceptable d’emblée, et Henri [66] Berr, on le verra, a fortement insisté sur les limites de ce déterminisme.

Il n’en demeure pas moins qu’en cette fin de XIXe siècle l’œuvre de Bourdeau appelle au changement. Penseur isolé, marginal, Bour-deau est l’un des premiers a avoir contesté systématiquement la mé-

133 C. Seignobos, Les conditions pratiques de la recherche des causes dans le travail historique (1907), Études de politique et d’histoire, Paris, PUF, 1932, p. 44.

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thode des historiens de son époque. Et, dans d’autres travaux, il les a invités à étudier des sujets en apparence anodins comme l’histoire de l’alimentation. « Dédaigneux des conditions de la vie commune, ils (les historiens) tiennent pour malséant la curiosité qui s’attache à ce bon détail et planent dans un monde idéal, étranger aux besoins de la prosaïque réalité. On mange peu dans leur récit (...) Pour la science exacte des choses humaines, un menu repas est plus instructif qu’une narration de faits de guerre. » 134 À la lecture d’un tel passage, on se prend à s’étonner que les travaux de Bourdeau aient été si peu consi-dérés par les historiens des Annales.

3- LA SOCIOLOGIE HISTORIQUEDE PAUL LACOMBE

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Paul Lacombe (1834-1919) refuse de se laisser classer dans les li-mites traditionnelles des spécialisations. Sa démarche se situe aux confins de l’histoire, de la sociologie, de la science économique, de la psychologie et de la littérature. Mais c’est dans le domaine de la théo-rie de l’histoire que la contribution de Lacombe s’est avérée la plus fructueuse. Toutefois, cette préoccupation pour la théorie de [67] l’histoire se manifeste assez tardivement chez Lacombe. Après une longue carrière d’historien, Lacombe a vu la nécessité de méditer sur l’objet et la méthode de la science historique. Sa pensée théorique s’inspire d’une multitude de courants de pensée et d’auteurs. Bien que Lacombe lise « dans toutes les directions », comme l’écrit son ami Henri Berr, il semble qu’il trouve ses influences intellectuelles chez les philosophes français du XIXe siècle. Cournot et Taine sont ses principales sources d’inspiration. Néanmoins, Paul Lacombe reste as-sez indépendant d’esprit ; il n’appartient à aucune école, et ne pourrait être associé à un courant de pensée particulier.

Dans la dernière décennie du XIXe siècle, Lacombe écrit deux ou-vrages importants : De l’histoire considérée comme science (1894), Introduction à l’histoire littéraire (1898). Et l’on rencontre fréquem-ment sa signature dans les revues philosophiques de l’époque. En 134 L. Bourdeau, Histoire de l’alimentation, Paris, Alcan, 1894, p. 5.

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1900, lorsque Henri Berr fonde la Revue de synthèse historique, il en devient un collaborateur assidu. Il n’est pas douteux que cette revue, où, comme le remarque Berr, « il fut chez lui dès l’origine », répond alors pleinement aux « préoccupations théoriques » de Lacombe et lui fournit « l’occasion de préciser par la discussion, de monnayer par des applications diverses ses thèses essentielles ». 135

Le salut par la science

On peut dire d’emblée qu’une bonne partie de l’œuvre de maturité de Paul Lacombe se propose de répondre à une question fondamen-tale : comment et à quelle condition l’histoire peut-elle devenir une science ? « Tenter la constitution de l’histoire science est un ouvrage qui [68] s’impose à notre temps ; il s’agit non seulement d’utiliser des matériaux en nombre immense, dont jusqu’ici le profit est presque nul ; mais il y a surtout urgence à alléger l’esprit humain d’un faix qui devient écrasant. On ne diminue le poids des phénomènes recueillis dans l’esprit qu’en les liant, et ce lien ne peut être qu’une généralisa-tion scientifique. » 136 Le fait particulier pris isolément est donc d’un intérêt médiocre pour la science. À l’instar des sciences de la nature, l’histoire doit recueillir des similitudes, des répétitions afin d’aboutir à des lois générales, car « l’histoire scientifiquement traitée cherche des lois » 137. D’où cette définition de la science : « On appelle science un ensemble de vérités, c’est-à-dire de propositions énonçant qu’il y a une similitude constante entre tels et tels phénomènes. » 138 Or, l’his-toire n’a été jusque-là qu’un récit anecdotique rassemblant une multi-tude de faits hétérogènes. La raison n’en est pas accidentelle : la science historique n’a point de méthode. Il n’est donc guère étonnant dans ce cas qu’elle n’en soit encore qu’à ses premiers balbutiements scientifiques. Beaucoup reste à faire, comme le soutient Lacombe dès le tout premier numéro de la Revue de synthèse historique  : « En his-135 H. Berr, L'histoire traditionnelle et la synthèse historique, Paris, Alcan,

1921, p. 118.136 P. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, Paris, Vrin, 1894, p.

XI.137 P. Lacombe, La méthode en histoire. Essai d’application à la littérature, Re-

vue de métaphysique et de morale, 1895, p. 422.138 P. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, op. cit., p. 2.

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toire-science, déclare-t-il, nous en sommes au plus là où en était la chimie il y a cent ans. » 139 La solution envisagée par Lacombe est simple : l’histoire doit s’intéresser moins « aux événements qu’aux faits significatifs où se traduisent les nécessités permanentes de la vie sociale et le travail continu de la civilisation » 140. Et ces nécessités il [69] faut les observer objectivement, d’une façon « froide, rigoureuse, sévère » 141. L’histoire deviendra ainsi une science inductive.

À la recherche d'un compromisentre l'individuel et l'institutionnel

L’histoire-science doit donc chercher des similitudes. En quoi les hommes se ressemblent-ils ? Quels sont les traits généraux de l’espèce humaine ? De telles questions indiquent bien que Lacombe est non seulement soucieux de proposer un programme pour l’histoire-science, mais qu’il aspire surtout à élaborer une théorie générale du comportement humain : « En dépit du temps et de l’espace, les visées capitales de l’humanité restent les mêmes ; les besoins inéluctables du corps ne permettent pas, ne permettront jamais, qu’elles diffèrent si-non dans d’étroites limites. » 142 Nous avons là l’ossature d’une théorie de l’histoire. L’homme cherchant à satisfaire ses besoins, Lacombe l’appelle « l’homme général » : « Les besoins fondamentaux nous poussent du dedans ; mais on peut sans inconvénient se les représenter comme des forces extérieures qui nous tirent et nous mènent. » 143 Ces forces extérieures proviennent des institutions. Pour comprendre le sens de l’histoire, il convient d’examiner les institutions qui corres-pondent aux besoins fondamentaux de l’homme. Les principaux be-soins de l’homme, selon Lacombe, sont les suivants : l'économique, le génésique, le sympathique, l'honorifique, l'artistique, le scientifique. Les institutions correspondent à des combinaisons de besoins. À cet effet, Lacombe classe huit institutions par ordre « d’urgence » : insti-139 P. Lacombe, La science de l’histoire d’après M. Xénopol, Revue de syn-

thèse historique, 1900, 1, p. 51.140 Lacombe, cité par D. Ëssertier, Philosophes et savants français du XIXe

siècle, Paris, Alcan, 1930, p. 286.141 P. Lacombe, Introduction à l’histoire littéraire, op. cit., p. 354.142 P. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, op. cit., p. 4.143 Ibid., p. 45.

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tutions [70] économiques, institutions familiales, institutions morales et juridiques, institutions de distinction ou de classe, institutions mon-daines, institutions politiques, institutions artistiques et littéraires, institutions scientifiques, institutions religieuses. À la fin de sa vie, dans une série d’ouvrages, Lacombe se proposait d’étudier ces di-verses institutions ainsi que les problèmes qui en découlent. Un projet aussi téméraire dut finalement être abandonné.

L’homme général dont parle Lacombe est en réalité une abstrac-tion. « L’homme singulier », au contraire, est une réalité concrète, c’est l’homme qui appartient à une époque ou à un lieu particulier ; « c’est l’individu historique considéré dans les effets qui partent de son caractère singulier, et non plus du fond psychique qui lui est com-mun avec les hommes de son temps ou de tous les temps ». L’homme singulier, pris isolément, n’intéresse donc pas la science puisqu’il est contingent, et la contingence, nous dit Lacombe, « résiste à une expli-cation complète » 144. Pourtant, déplore Lacombe, c’est à l’égard des contingences de toutes sortes que les historiens ont manifesté le plus d’intérêt. L’homme général et l’homme singulier sont donc fonda-mentalement opposés, mais, en même temps, ils sont complémen-taires. L’homme général et l’homme singulier se rencontrent dans ce que Lacombe appelle « l’homme temporaire ou historique » : « Il y a, en tout individu, l’homme d’une époque et d’un lieu (cela va toujours ensemble), l’homme qui a des manières de penser, de sentir et d’agir, ni singulières, ni générales, mais communes à un groupe plus ou moins large : nous appellerons celui-ci l’homme temporaire ou histo-rique. » Autrement dit, « l’homme temporaire » est « l’homme géné-ral », « affecté par un ensemble particulier de circonstances ou, si l’on veut, par un milieu spécial » 145.

[71]Le concept d’homme temporaire ou historique témoigne éloquem-

ment de l’esprit de synthèse qui anime l’œuvre de Lacombe ; « Notre siècle a réagi contre le précédent ; celui-ci avait beaucoup spéculé sur l’homme général ; le nôtre n’a voulu admettre que l’homme tempo-raire et local. » Ces deux tendances sont excessives et n’expliquent qu’une partie de la réalité historique car le général et le singulier sont

144 Ibid., p. 248-249.145 Ibid., p. 5 et 131.

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« irrévocablement enfermés en tout individu » 146. D’où la nécessité d’un compromis ; chaque individu, conclut Lacombe, porte le « triple sceau » du général, du temporaire et du singulier.

Au demeurant, l’individuel est la cause efficiente du général ; « Les phénomènes sociologiques doivent être traduits d’abord en termes psychologiques, quitte plus tard, si on peut, à traduire les phé-nomènes psychologiques eux-mêmes en langage biologique. » 147

Dans L’homme et la guerre, Lacombe fait encore des concessions importantes à l’individu. « Toute l’histoire, y compris la plus récente, la tout à fait contemporaine, témoigne qu’un homme, fait d’une cer-taine manière, peut exercer l’ascendant de sa volonté sur une multi-tude surprenante de ses semblables ; entraîner, moitié gré, moitié force ou surprise, tout un peuple, plusieurs même, dans le chemin où il lui plaît de marcher : Napoléon, Palmerston, Lincoln, Alexandre II, Ca-vour, Bismarck, en bien, en mal, comme ces hommes ont pesé sur la destinée des nations ! » 148 On croirait lire Seignobos ! Et ailleurs, dans son Introduction à l’histoire littéraire, Lacombe développe une théo-rie de la connaissance où il montre que l’auteur d’une grande œuvre n’est pas que le simple reflet de son milieu, mais, au contraire, qu’il est le grand responsable du processus de [72] création artistique et scientifique. Critiquant la thèse de Taine pour avoir méconnu « ce qui appartient à l’individu », Lacombe écrit à titre d’exemple ; « Il ne faut pas vouloir expliquer tout Racine par son époque, tout Platon par sa race. » À propos de Racine, Lacombe note encore ; « Il a été un pro-fond psychologue, mais avec cette forme, c’est-à-dire entre (les) li-mites. Les limites, voilà ce qui le plus certainement appartient au temps ; ce dont le temps est responsable. » 149

Il ne faut donc pas, conclut Lacombe, considérer l’institutionnel comme autonome, sui generis, ainsi que le voudra Durkheim. Bien au contraire, « l’institution débute par un homme qui commence à prati-quer la chose nouvelle ; puis graduellement l’uniformité s’étend (...) De même, elle (l’institution) ne meurt pas tout d’un coup, mais va se rétrécissant et finit, comme elle a commencé, par être un acte indivi-duel, un événement. On est donc autorisé à dire ; l’Institution est un 146 Ibid., p. 5.147 P. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, op. cit., p. 34.148 P. Lacombe, L’homme et la guerre, Paris, Bellais, 1900, p. 408-409.149 P. Lacombe, Introduction à l'histoire littéraire, op. cit., p. 24-26.

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événement qui a réussit » 150. Tarde n’aurait pas parlé autrement. C’est que, semble-t-il, Lacombe avait lui-aussi la conviction profonde que l’imitation donnait la clef de l’histoire.

Esquisse d’une théorie psychologisantede l’évolution humaine

Tout naturellement, dans l’élaboration de son projet, Lacombe fait largement appel à la psychologie, science qui est en plein essor dans les dernières décennies du XIXe siècle. « La connaissance de l’homme général, écrit-il, est l’objet particulier d’une science (...), la psycholo-gie (...) Par cela même que la psychologie livre l’homme général à [73] l’histoire, nous concevons déjà l’idée essentielle des rapports qui lient l’une à l’autre ces deux sciences. » 151 En fait, l’histoire n’est « que le déploiement de la psychologie dans l’espace et le temps » 152. La psychologie a pour fonction de permettre à la science historique d’expliquer l’évolution des besoins humains : « Toute fin poursuivie, toute visée humaine a une cause : c’est, dans l’homme intérieur, un état psychique, auquel nous donnerons le nom de besoin. Tout ce qui sollicite intimement l’homme à agir au dehors sera donc pour nous un besoin. » 153 Un besoin, aux yeux de Lacombe, est un fait scientifique par excellence car il est à l’origine de l’institutionnel : c’est dans le but de satisfaire ses besoins que l’homme a créé des institutions.

Ce sont donc les « besoins » qui inspirent toute l’évolution hu-maine. Ceux-ci Lacombe les considère non pas en tant que forces bio-logiques, mais comme forces psychologiques : « Les besoins fonda-mentaux nous poussent du dedans ; mais on peut sans inconvénient se les représenter comme forces extérieures qui nous tirent et nous mènent. Ces forces permanentes constituent les causes primordiales de l’histoire. » 154

On aura remarqué que lorsque Lacombe parle de l’individu il ne s’agit évidemment pas de l’homme célèbre, de l’homme politique ou 150 P. Lacombe, De l'histoire considérée comme science, op. cit., p. 10.151 Ibid., p. 26-27.152 P. Lacombe, La famille dans la société romaine, Paris, Vigot, 1889, p. 425.153 P. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, op. cit., p. 35.154 Ibid., p. 45.

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du génie, mais de « l’homme général ». « Le grand individu échappe à la science : c’est une cause perturbatrice. » 155 L’individu n’est donc pas l’individuel, insiste Lacombe. L’individu est lié au général alors que l’individuel se rapporte à la contingence. Or, selon Lacombe, il est impératif pour toute science de démêler le général (ou le détermi-né) et la contingence. [74] Non pas pour les opposer, mais pour en montrer la réciprocité.

Comment s’articule concrètement cette réciprocité ? L’invention, par exemple, est d’abord et avant tout un fait individuel, toutefois der-rière l’initiative personnelle se cachent des causes permanentes condi-tionnées par le contexte, enfantées par les besoins de la collectivité. Ainsi, « l’invention de l’imprimerie aurait pu avoir lieu dans l’antiqui-té grecque et romaine ; les anciens avaient le papyrus équivalent au papier ; ils avaient l’encre, et ils avaient des poinçons. Elle ne s’est pas faite. Si le besoin de posséder des livres avait eu la force de solli-citation d’un besoin économique, tel que le besoin de posséder une monnaie, par exemple, il est probable que l’invention de l’imprimerie se serait produite dès l’Antiquité » 156.

Si, de toute évidence, l’innovation peut être stimulée par les res-sources propres au temps et au lieu ou à toutes sortes de conditions extérieures, elles n’en demeurent pas moins, au départ, un fait contin-gent et fortuit : « L’innovation une fois produite par l’individu, la col-lectivité entre en scène ; son rôle est d’accepter ou de refuser l’innova-tion, d’imiter ou de ne pas imiter, de répondre à l’événement par telles impressions intellectuelles et morales ou par d’autres. » 157

Il y a donc là un déplacement du contingent au déterminé. Autre-ment dit, la naissance des choses est fortuite, mais la détermination croît à mesure que les choses durent. C’est grâce au phénomène de l’imitation, selon Lacombe en s’inspirant de Gabriel Tarde, qu’un événement peut se transformer en institution. Lacombe aboutit à cette conclusion : « Ce qu’il y a de plus déterminé dans la vie des sociétés, c’est que l’intelligence aille s’élargissant et s’approfondissant. Si on pouvait croire que la nature vise pour nous un but, on dirait : ce but c’est l’accroissement de l’intelligence [75] humaine. » 158 En dépit 155 Ibid., p. 246.156 Ibid., p. 261.157 Ibid., p. 263.158 Ibid., p. 281.

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d’une telle affirmation, Lacombe refuse de croire à une marche irré-versible du progrès ; et dans de nombreux passages, il s’oppose à une lecture évolutionniste de type comtien ou spencerien de l’histoire. Il n’y a pas de progrès rectiligne, nous dit Lacombe : « Acceptons l’évi-dence : il y a eu, au Moyen Age, régression certaine au moins sur quelques points. C’en est assez pour qu’il soit illégitime de considérer le progrès comme une loi constante, car si la régression a eu lieu sur certains points, elle pourrait, moyennant des circonstances inconnues, porter un jour sur d’autres points ou même sur tous. » 159

L’histoire, qui est d’inspiration psychologique, est donc une science synthèse : synthèse du général et du particulier, de l’événe-mentiel et de l’institutionnel, de la contingence et de la nécessité. Cette perspective, on le verra, annonce directement la synthèse histo-rique de Henri Berr.

En définitive, la psychologie à laquelle Lacombe fait référence est en quelque sorte une psychologie collective ou une sociologie. Et l’histoire-science, tout comme la sociologie naissante, s’intéresse aux faits institutionnels. Mais, on l’a vu, Lacombe se tient éloigné du dé-terminisme sociologique que l’on retrouve chez certains auteurs de l’époque : loin de rejeter l’individuel et l’événementiel il s’en sert comme point de départ, voire comme cause efficiente, du général et de l’institutionnel. Comment alors distinguer l’histoire-science de la sociologie ? En vérité, Lacombe ne voit aucune différence entre les deux disciplines et il s’en est clairement expliqué : « Puisqu’il n’existe à nos yeux que deux ordres de travaux, répondant l’un à la recherche de la vérité, érudition d’une part, histoire et [76] sociologie d’autre part, nous aurions pu mettre ici partout, à la place d’histoire, le mot sociologie, d’autant mieux qu’il semble prédestiné à prévaloir. Nous avons cependant résolu de conserver le terme d’histoire (...) Avec le titre de sociologie, mon ouvrage courait le risque d’éloigner tout d’abord les hommes qui font de l’érudition ou de l’histoire dans le sens ordinaire du mot. Or, c’est à ces derniers plus encore qu’aux so-ciologistes que ce livre me semble précisément destiné à rendre quelque service. » 160 La véritable frontière réside donc non pas entre histoire-science et sociologie, mais entre histoire-science et histoire.

159 Ibid., p. 291-292.160 Ibid., p. VIII.

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Un paradoxe apparaît aussitôt. Bien que Lacombe prétende s’adresser à la communauté historienne, il ne cite à peu près jamais les historiens de son temps. Il est sans cesse soucieux de se placer par rapport à la tradition sociologique. Presque deux décennies après la parution de L’histoire considérée comme science, Lacombe admet son appartenance intellectuelle à la communauté des sociologues : « J’ai publié, en 1894, un ouvrage intitulé : L’histoire considérée comme science. Aujourd’hui, je donnerai probablement à ce livre un titre dif-férent, car il se compose de sujets auxquels il est désormais convenu d’appliquer le nom de la sociologie. » 161 Et si Lacombe avait vérita-blement fait œuvre de sociologue il est limpide qu’il aurait tenté un compromis entre Durkheim et Tarde. Pour s’en convaincre, il suffit d’évoquer ce passage de L’histoire considérée comme science où La-combe définit la société comme « un groupe d’hommes où l’on se contraint mutuellement et où l’on s’imite particulièrement » 162.

161 P. Lacombe, L'appropriation du sol. Essai sur le passage de la propriété collective à la propriété privée, Paris, Colin, 1912, p. V.

162 P. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, op. cit., p. 234.

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4 - DISCOURS DELA MÉTHODE HISTORIQUE :LANGLOIS ET SEIGNOBOS

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Langlois et Seignobos réagissent vivement contre ces tentatives d’ériger une philosophie de l’histoire restaurée. Hostiles aux interpré-tations métaphysiques, suspicieux devant la montée irréductible des sciences de l’homme, ces deux historiens, dans leur célèbre Introduc-tion aux études historiques, tentent, à l’aube du XXe siècle, de codifier en définitive la pratique historienne.

Charles-Victor Langlois (1863-1929) est médiéviste et chartiste. Élève de Lavisse, il étudie en 1881 à l’École des Chartes où il sera diplômé en archivistique. Agrégé d’histoire en 1884, il obtiendra trois ans plus tard un doctorat ès lettres. Sa thèse sur le règne de Philippe III le Hardi sera remarquée. En 1888, il devient responsable du cours des sciences auxiliaires à la Sorbonne où il occupe la chaire d’histoire du Moyen Age de 1909 à 1913. De 1913 à 1922, il est directeur des Archives nationales. Pendant ces années, il participe à la première sé-rie de la grande Histoire de France dirigée par Ernest Lavisse dans laquelle il signe le troisième tome : Saint-Louis, Philippe le Bel et les derniers Capétiens (1226-1328).

Le rôle de Charles Seignobos (1854-1942) dans le développement des études historiques en France est encore plus déterminant. Ancien élève de Fustel de Coulanges et d’Ernest Lavisse, il est l’un des histo-riens les plus importants en France durant les deux premières décen-nies du XXe siècle. Il est le premier de la nouvelle génération d’uni-versitaires à proposer une définition scientifique de la méthode histo-rique 163.

163 W. R. Keylor, Academy and Community, the Foundation of the French Historical Profession, Cambridge, Harvard University Press, 1975, p. 75.

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[78]Très tôt, le jeune Seignobos est séduit par l’histoire scientifique

issue des séminaires de Ranke. Comme bien d’autres historiens l’avaient fait avant lui, parmi lesquels Gabriel Monod et Camille Jul-lian, Seignobos entreprend un voyage d’étude en Allemagne à la fin des années 1870. Mais l’Allemagne qu’il avait idéalisée le décevra rapidement. L’époque des grands maîtres est révolue, constate-t-il avec dépit ; et elle a fait place à « la stérilité des historiens sortis de certains séminaires célèbres (...) Peut-on se plaindre de ne pas voir sortir d’architectes d’une génération d’hommes élevés comme des ma-nœuvres », demande-t-il 164. L’Allemagne n’en demeure pas moins un modèle de rigueur scientifique et intellectuelle. Dès son retour d’Alle-magne, Seignobos signe un article dans la Revue internationale de renseignement, en 1881, dans lequel il célèbre les mérites de l’ensei-gnement historique en Allemagne : « Il ne faut pas, dit-il, oublier les services qu’il a rendus jadis. Il a chassé la rhétorique de l’histoire, et appris à recourir aux documents originaux. La France a grand besoin de profiter de cet exemple (...) Tout compte fait, nous avons beaucoup à envier à l’Allemagne. » 165

Toujours en 1881, Seignobos obtient son doctorat avec une thèse sur Le régime féodal en Bourgogne depuis 1360. Après un bref séjour de trois ans (1879-1882) comme professeur à l’Université de Dijon, Seignobos se joint au corps professoral de la Sorbonne où il enseigne la méthode historique et l’histoire moderne et contemporaine. La plu-part de ses travaux sont consacrés à l’histoire nationale. Comme Lan-glois, il contribue à l’Histoire de France contemporaine dirigée par Ernest Lavisse où il publie trois volumes : La [79] Révolution de 1848, le Second Empire (1848-1859) ; Le déclin de l’Empire et réta-blissement de la Troisième République (1859-1875) ; L’évolution de la Troisième République (1875-1914). Dans chacun de ces volumes, Seignobos présente une histoire narrative où sont dessinés avec minu-tie les contours des événements et des contingences les plus diverses.

À la fin de sa vie, Seignobos n’a guère changé son approche de l’histoire. Dans un de ses derniers livres, Histoire sincère de la nation 164 Seignobos, cité par C. Digeon, La crise allemande de la pensée française,

Paris, PUF, 1959, p. 377.165 C. Seignobos, L’enseignement de l’histoire dans les universités allemandes

(1881), in Études de politiques et d’histoire, Paris, PUF, 1932, p. 108.

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française (1933), et ce malgré le fait que la discipline historique soit en constante mutation depuis les travaux de l’école durkheimienne et de l’école des Annales, Seignobos reste étroitement attaché au particu-lier et au politique. Dans l’introduction de cet ouvrage, il écrit : « On pourrait juger que j’ai fait la part trop large à la politique ; c’est que je suis convaincu que l’autorité politique et les accidents politiques, in-vasions, guerres, révolutions, changements de souverain, ont de tout temps exercé une action décisive sur l’évolution du peuple français. » Et il ajoute, plus explicitement encore, que l’histoire de France s’ex-plique par une suite d’accidents : « Les frontières de la France ne se sont formées que très lentement, par une série d’accidents. » 166 Com-ment une discipline qui privilégie l’événement et l’accidentel peut-elle se constituer en science ? C’est cet épineux problème que tente de ré-soudre une bonne part de l’œuvre de Seignobos.

Le culte du document

Selon plusieurs historiens opposés à la philosophie de l’histoire et à la métaphysique, une seule voie s’offrait réellement à l’histoire-science : elle devait se soumettre au [80] document, ne rien affirmer sans une connaissance approfondie des sources premières. Cette idée est déjà largement répandue à la fin du XIXe siècle. Fustel de Cou-langes est de ceux qui défendaient fortement ce principe méthodolo-gique. On connaît la question qu’il posait d’emblée à ses étudiants : « Avez-vous des documents ? » Cette simple phrase montre bien à quel point, chez Fustel, le récit historique dépend pleinement du docu-ment. Pour Camille Jullian, le document n’est pas seulement un moyen, c’est aussi une fin : « L’étude du document est le commence-ment et la fin de la vraie science. » 167 Pour d’autres encore, le docu-ment remplaçait carrément l’expérimentation directe qui faisait défaut aux études historiques. « Les textes, écrit Charles De Smedt, sont pour l’historien ce que les observations et les expériences sont pour les

166 C. Seignobos, Histoire sincère de la nation française, Paris, PUF, 1969, p. 9-15.

167 C. Jullian, Extraits des historiens français du XIXe siècle, op. cit., p. CXX-VII.

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sciences de la nature. » 168 Les exemples en ce sens pourraient être multipliés tant sont nombreux les historiens qui croient que la scienti-ficité de l’histoire dépend du document. En affirmant à leur tour que « l’histoire se fait avec des documents », car « pas de documents, pas d’histoire » 169, Langlois et Seignobos n’innovent donc pas ; ils ne font que reprendre un principe méthodologique déjà largement usité.

L’historien doit en premier lieu chercher et recueillir les docu-ments nécessaires à son investigation. Cette opération de base s’ap-pelle l’heuristique. L’historien doit ensuite analyser les documents, les déchiffrer, les comparer et surtout en vérifier la validité. Face au do-cument, l’historien doit être sceptique, et comme Fustel l’a enseigné, il doit « douter », dans le plein sens cartésien du terme : « Tout ce qui [81] n’est pas prouvé doit rester provisoirement douteux ; pour affir-mer une proposition il faut apporter des raisons de la croire exacte. » 170 Pour déchiffrer les documents, de solides connaissances philologiques sont impératives afin que chaque mot, chaque phrase soient situés dans leur contexte particulier.

Dès ses premiers écrits, Seignobos a déjà la conviction profonde de la très large portée cognitive du document : « Il ne peut y avoir de connaissance historique que par le moyen d’un document (...) Les do-cuments sont les seuls matériaux de la connaissance historique. » 171 On peut y voir un sérieux avertissement méthodologique. Devant l’ab-sence de documents, plutôt que de spéculer sur la marche des sociétés humaines, et de ressusciter la philosophie de l’histoire, l’historien doit rester muet au risque de laisser dans l’obscurité certaines époques ou phénomènes historiques.

Est ici développé un strict empirisme. En science, les faits peuvent être abordés de deux manières : « Ou bien directement si on les ob-serve pendant qu’ils passent, ou bien indirectement, en étudiant les traces qu’ils ont laissées. » 172 Contrairement à la plupart des sciences de la nature, l’histoire est une connaissance indirecte. Et c’est pour

168 C. De Smedt, Principes de la critique historique, Librairie de la société bibliographique belge, 183, p. 41.

169 C. Langlois et C. Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, Hachette, 1898, p. 1-2.

170 Ibid., p. 131.171 C. Seignobos, Les conditions psychologiques de la connaissance historique,

Revue philosophique, 1887, p. 5.

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cette raison, selon Seignobos, que l’histoire est une connaissance im-parfaite, et qu’elle « est au plus bas degré de l’échelle des sciences » 173. Dans les sciences d’observation, c’est le fait lui-même qui est le point de départ ; en histoire, avant d’en arriver au fait, il y a un intermédiaire incontournable [82] qui est le document. La méthode historique est donc forcément problématique : « Comparé aux autres savants, l’historien se trouve dans une situation très fâcheuse. Non seulement il ne lui est jamais donné, comme au chimiste, d’observer directement des faits ; mais il est très rare que les documents dont il est obligé de se servir représentent des observations précises. » 174 L’objectivité échappe donc en grande partie à l’historien : « Par la na-ture même de ses matériaux l’histoire est forcément une science sub-jective. » 175

« L'histoire est la sciencede ce qui n'arrive qu'une fois »

L’histoire n’en demeure pas moins une science dans toute la force du mot. Mais, précise aussitôt Seignobos, elle est de la catégorie des sciences descriptives qui diffèrent fortement des sciences générales comme la physique, la chimie ou la biologie qui tentent de découvrir des lois, c’est-à-dire des successions constantes de même espèce dans le but, non pas simplement de constater la réalité, mais de prévoir ce qui se produira dans des conditions données. Les sciences descriptives cherchent à connaître des réalités particulières ; elles recherchent comment elles se répartissent dans le temps et dans l’espace 176. « L’histoire est ici dans la même condition que la cosmographie, la géologie, la science des espèces animales ; elle n’est pas la connais-

172 C. Langlois et C. Seignobos, Introduction aux études historiques, op. cit., p. 43.

173 C. Seignobos, Les conditions pratiques de la recherche des causes dans le travail historique (1907), in Études de politique et d’histoire, Paris, 1934, PUF, p. 31.

174 C. Langlois et C. Seignobos, Introduction aux études historiques, op. cit., p. 47.

175 Ibid., p. 186.176 La dernière lettre de Charles Seignobos à Ferdinand Lot, Revue historique,

1953, p. 4-5.

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sance abstraite des rapports généraux entre les faits, elle est une étude explicative de la réalité ; or la réalité n’a [83] existé qu’une seule fois. Il n’y a eu qu’une seule évolution de la terre, de la vie animale, de l’humanité. Dans chacune de ces évolutions les faits qui se sont succé-dé ont été le produit non de lois abstraites, mais du concours à chaque moment de plusieurs faits d’espèce différente. Ce concours, appelé parfois hasard, a produit une série d’accidents qui ont déterminé la marche particulière de l’évolution. L’évolution n’est intelligible que par l’étude de ces accidents ; l’histoire est ici sur le même pied que la géologie ou la paléontologie. » 177

Et puisque l’accident est unique il ne se prête à aucune comparai-son. « On a presque jamais affaire à des phénomènes suffisamment analogues, pour permettre une comparaison », déclare Seignobos lors d’une discussion avec Durkheim 178. « Les choses passées qu’il faut s’imaginer ne sont pas entièrement semblables aux choses présentes qu’on a vues ; nous n’avons aucun homme pareil à César ou à Clovis, et nous n’avons pas passé par les mêmes états intérieurs qu’eux. » 179 C’est donc dans la mise en œuvre du singulier que réside l’objet de l’histoire : « Les actes humains qui font la matière de l’histoire dif-fèrent d’une époque et d’un pays à l’autre comme ont différé les hommes et les sociétés, et c’est même l’objet propre de l’histoire d’étudier ces différences ; si les hommes avaient toujours eu le même gouvernement ou parlé la même langue, il n’y aurait pas lieu de faire l’histoire des gouvernements et des langues. » 180

Et du reste, « ce sont les hommes qui ont modifié l’état d’une so-ciété soit comme créateurs ou initiateurs d’une [84] habitude (artistes, savants, inventeurs, fondateurs, apôtres), soit comme directeurs d’un mouvement, chefs d’États, de partis, d’armées. Ce sont les événe-ments qui ont amené un changement dans les habitudes ou l’état des sociétés » 181. Il y a là une mise en garde sérieuse, bien qu’elle ne soit pas parfaitement explicite, contre l’impérialisme méthodologique de 177 C. Langlois et C. Seignobos, Introduction aux études historiques, op. cit., p.

212-213.178 C. Seignobos, Débat sur l’explication en histoire et en sociologie, Bulletin

de la société française de philosophie, 1908, 8, p. 206.179 C. Langlois et C. Seignobos, Introduction aux études historiques, op. cit., p.

189.180 Ibid., p. 193.181 Ibid., p. 234.

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Durkheim 182. Et quelques années plus tard dans La méthode historique appliquée aux sciences sociales, Seignobos passe carrément à l’offen-sive en célébrant les vertus de l’individu comme vecteur du change-ment social : « L’action de l’individu est évidente (...) ; l’initiateur amène la société à changer de conduite. » En fait, l’individu « agit (...) directement sur certains usages économiques, sur l’organisation de la production, du commerce, de la répartition ou même sur la distribu-tion de la population, par exemple en créant ou détruisant une ville » 183.

Apologie de la méthode historique

Dans leur traité de 1898, Langlois et Seignobos se limitent presque exclusivement à des considérations d’ordre méthodologique ; les pro-blèmes théoriques et épistémologiques y sont quasiment absents ou ils sont discutés à la hâte. L’ouvrage se présente essentiellement comme un guide à l’usage du normalien soucieux de s’initier aux principes d’une histoire scientifiquement traitée.

Retrouvons Seignobos en 1901. Depuis la parution de l’Introduc-tion aux études historiques, le contexte intellectuel s’est modifié. La venue remarquée de l’école durkheimienne, constituée autour de L’Année sociologique, donne [85] de sérieux motifs à Seignobos pour réfléchir sur le rôle de l’histoire dans la famille des sciences de l’homme. Dans ce contexte, le livre qu’il fait paraître, La méthode historique appliquée aux sciences sociales, tente de prouver la dépen-dance des sciences sociales vis-à-vis de la méthode historique. Car, soutient Seignobos, tous les travaux sur les faits sociaux s’opèrent sur des documents écrits.

Deux grandes parties commandent toute la structure de l’ouvrage ; la première reprend et résume les idées principales et les directives méthodologiques de l’Introduction aux études historiques  ; la seconde partie, la partie originale, discute des rapports de l’histoire avec les sciences sociales.182 L. Mucchielli, Une relecture de Langlois et Seignobos, Espaces-Temps,

1995, 59-60-61, p. 130-136.183 C. Seignobos, La méthode historique appliquée aux sciences sociales, Pa-

ris, Alcan, 1901, p. 299.

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Il s’agit d’abord de définir les termes « histoire » et « sciences so-ciales ». L’histoire, nous dit Seignobos, « est la science des faits hu-mains du passé ». Plus précisément : « Est historique tout ce qu’on ne peut plus observer directement parce qu’il a cessé d’exister. » 184 De leur côté, les sciences sociales « étudient les faits sociaux, c’est-à-dire ceux qui se produisent en société : les habitudes humaines de tout genre, les phénomènes intellectuels, les institutions politiques ou éco-nomiques » 185.

Seignobos estime que les sciences sociales comprennent trois branches particulières : 1/ les sciences statistiques, y compris la démo-graphie ; 2/ les sciences de la vie économique ; 3/ l’histoire des doc-trines et des tentatives économiques. Et il prend soin de ne pas nom-mer la sociologie, se contentant de dire, et non sans un dédain mal dissimulé, que « le mot sociologie a été inventé par des philo-sophes » 186. La sociologie est marginalisée davantage quand Seigno-bos [86] dit que les sciences sociales « n’ont qu’un seul caractère commun, c’est d’étudier des phénomènes qui correspondent aux inté-rêts matériels des hommes » 187. Il écarte ainsi l’influence des idées qui constitue un des objets privilégiés de la sociologie.

Seignobos veut faire la preuve que la méthode historique est « in-dispensable » à l’ensemble des sciences sociales. Et cela, pour deux raisons principales : « 1/ Toute science sociale, soit démographique, soit science économique, doit se constituer par l’observation directe des phénomènes. Mais, en pratique, l’observation des phénomènes est toujours limitée à un champ très étroit. Pour arriver à une connais-sance étendue, il faut toujours recourir au procédé indirect, au docu-ment. Or le document ne peut s’étudier que par la méthode historique (...) La méthode historique est donc nécessaire pour utiliser correcte-ment même les documents contemporains. 2/ Toute science sociale s’applique à des phénomènes qui ne restent pas constants ; pour les comprendre il faut en connaître l’évolution (...) Cette nécessité de connaître l’évolution est bien plus grande encore pour la vie écono-mique, où aucune organisation n’est intelligible que par son passé his-

184 C. Seignobos, La méthode historique appliquée aux sciences sociales, op. cit., p. 2-3.

185 Ibid., p. 6.186 Ibid., p. 7.187 Ibid., p. 13.

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torique. Il faut donc une étude historique des phénomènes sociaux an-térieurs, et cette étude n’est possible que par une méthode histo-rique. » 188

La dépendance des sciences sociales vis-à-vis de l’histoire s’ex-prime ici très nettement. C’est que les sciences sociales, nous dit Sei-gnobos, sont principalement des sciences d’observation indirecte. Pour cette raison, elles doivent se conformer aux procédés de la mé-thode historique. Non seulement l’histoire sert de guide à l’ensemble des sciences sociales, mais elle devient, d’une certaine [87] manière, la science des faits sociaux par excellence. En cela, Seignobos se trouve à répondre directement à l’impérialisme méthodologique de la jeune sociologie durkheimienne. Pourtant, Seignobos prononce rare-ment le mot « sociologie », qui n’est qu’un « mot », ainsi que le croyait Fustel de Coulanges, et non pas une science pleinement consti-tuée.

Dans ce cas, quelle science sera chargée d’étudier l’évolution des sociétés humaines ? Seignobos reconnaît la légitimité d’une histoire sociale, bien qu’il la considère simplement comme une des nom-breuses ramifications de l’histoire générale. Cependant, tout au long de l’ouvrage, c’est à l’histoire sociale que sont accordés les plus longs développements. Seignobos en donne une définition très large : l’his-toire sociale, dit-il, est l’étude des faits matériels. À cela s’ajoute im-médiatement cette condition : « Pour qu’un phénomène soit social, il faut qu’il soit l’acte, ou l’état, ou la dépendance matérielle d’un homme ou d’un groupe d’hommes. » 189 Le social n’est en fait qu’un dérivé de phénomènes individuels ; « tout phénomène social contient un élément psychique individuel nécessaire pour lui donner son carac-tère propre » 190. « Il faut donc, conclut-il, pour décrire les phénomènes historiques ou sociaux connaître (...) la connaissance de leur mo-tif. » 191 Ce point de méthode se transforme vite en une déclaration de guerre à l’endroit de la théorie durkheimienne. « L’expérience ne nous fait connaître de conscience que dans un individu. La conscience col-

188 Ibid., p. 14-15.189 Ibid., p. 214.190 C. Seignobos, La méthode psychologique en sociologie (1920), in Etudes

de politique et d’histoire, op. cit., p. 16.191 C. Seignobos, La méthode historique appliquée aux sciences sociales, op.

cit., p. 216.

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lective est donc ou bien un jeu de mots, car, suivant une remarque dé-jà ancienne, la conscience d’appartenir à une collectivité n’est pas conscience [88] collective ; ou bien, si elle est attribuée à une “indivi-dualité psychique de genre nouveau” suivant l’expression de Dur-kheim, ni cette individualité, ni cette conscience spéciale, inacces-sibles à toute observation, ne peuvent être autre chose que des hypo-thèses, subjectives sinon métaphysiques (...) Nous ne connaissons que des états de conscience individuels. » 192

La notion de conscience collective est donc complètement chimé-rique aux yeux de Seignobos. Lors d’un débat à la Société française de philosophie, Seignobos demande à Durkheim : « Je voudrais bien savoir où est ce lieu où la société pense consciemment ? » 193 Cette question, pleine de candeur, illustre bien la crainte toujours éminente, dans l’esprit de l’historien, que l’histoire se confonde avec la méta-physique.

Avec Langlois et Seignobos, la méthode historique s’est dotée de règles. Pendant longtemps, l’Introduction aux études historiques sera considérée comme l’ouvrage fondateur de ce qu’on a appelé, impro-prement d’ailleurs, le « positivisme historique ». Toutefois, l’ascé-tisme de la méthode dont l’ouvrage fait la promotion a vite rencontré des opposants.

Dès le début du siècle, les attaques contre la pensée de Langlois et Seignobos se sont multipliées à un rythme soutenu. Plusieurs ont vu dans leur démarche une véritable sclérose intellectuelle. L’historien belge Henri Pirenne est sans doute un des premiers à la dénoncer. « Un grand nombre d’entre eux (les historiens), écrit-il dès 1898 en parlant de Langlois et Seignobos, mettent une véritable passion [89] à soutenir que “ce qu’ils font” est une science. Leur véhémence m’a toujours paru incompréhensible. La question n’est pas en effet de sa-voir de quel nom on appellera ce qu’ils font mais si ce qu’ils font vaut la peine d’être fait. » 194 En 1913, dans un article de la Revue des Deux Mondes, l’historien Gabriel Hanotaux condamne rudement la méthode

192 C. Seignobos, La méthode psychologique en sociologie (1920), op. du, p. 17.

193 C. Seignobos, Débat sur l’explication en histoire et en sociologie, op. cit., p. 238.

194 Pirenne, cité par J. Hours, Valeur de l'histoire, Paris, PUF, 1960, p. 77.

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du document : « L’abus du document est une paresse » 195, affirme-t-il sans détour. Péguy, avec son ironie habituelle, se plaît à inverser l’aphorisme de Langlois et Seignobos : « L’histoire se fait aussi contre les documents », insiste-t-il 196. Même le psychologue Théodule Ribot participe au débat. Il rappelle dans un article qu’en « histoire l’obser-vation objective n’est pas possible. La connaissance des documents écrits ou autres en tient lieu, mais ces documents ne sont vrais qu’en gros, d’une vérité approximative, sujette à contestation » 197. Et, enfin, on peut supposer que Paul Valéry songe à Langlois et Seignobos lors-qu’il écrit dans les années 1930 : « Les grands événements ne sont peut-être tels que pour les petits esprits. Pour les esprits plus attentifs, ce sont les événements insensibles et continuels qui comptent. » 198

Mais, fondamentalement, l’œuvre de Langlois et Seignobos fait état des nombreuses difficultés que suppose la rencontre de l’histoire et des sciences sociales.

195 G. Hanotaux, De l’histoire et des historiens, Revue des Deux Mondes, 1913, p. 317.

196 C. Péguy, Œuvres en prose, 1909-1914, p. 242.197 T. Ribot, La conception finaliste de l’histoire, Revue philosophique, 1917,

83, p. 212.198 P. Valéry, Regards sur le monde actuel, Paris, Gallimard, p. 63.

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[90]

ENTRE LE HÉROSET LA MASSE ANONYME

L’historiographie scientifique de la fin du XIXe siècle nous appa-raît comme un vaste domaine d’une immense diversité. Si l’on s’en-tend unanimement sur la nécessité de construire une science de l’his-toire, les moyens mis en œuvre pour y parvenir divergent fondamenta-lement. Entre certains auteurs, entre certaines idées ou conceptions méthodologiques, le fossé a parfois semblé infranchissable. Pourtant, dans la diversité, une certaine forme de consensus peut être mise en relief.

Le romantisme, on l’a vu, est fréquemment perçu comme l’ennemi principal des historiens scientistes. Mais entre l’histoire romantique et l’histoire-science la rupture est-elle aussi radicale que le laissent croire les historiens scientistes du temps ? Jean Walch soutient qu’au fond la rupture essentielle dans l’historiographie française ne s’est pas produite entre le romantisme et le positivisme historique, mais entre l’historiographie traditionnelle - celle d’avant la Révolution - et l’his-toriographie romantique 199.

Benedetto Croce dans son livre Théorie et histoire de T historio-graphie soutient que c’est le romantisme qui « avait mis fin au dua-lisme historique par lequel la réalité contenait des faits positifs et né-gatifs, les uns élus, les autres réprouvés. Le positivisme répéta (...) que tous les faits sont des faits et qu’ils ont tous droit égal à entrer dans l’histoire » 200. Mais plus loin, Croce affirme, assez curieusement, [91] que « le positivisme refusa l’atomisme individualiste ; il parla de masses, de races, de société, de technique, d’économie, de science, de tendances sociales. Il parlait de tout, en somme, sauf de l’arbi-traire » 201. Une nuance s’impose. D’abord le positivisme ne refuse pas

199 J. Walch, Romantisme et positivisme. Une rupture épistémologique dans l’historiographie? Romantisme, 1978, 19, p. 160-172.

200 B. Croce, Théorie et histoire de l’historiographie, Genève, Droz, 1968, p. 191.

201 Ibid., p. 192.

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« l’atomiste individualiste » ; et l’œuvre de Langlois et Seignobos en est un exemple éloquent.

D’un autre côté, il est difficile d’admettre avec Croce que « l’ato-misme individualiste » est la caractéristique principale du romantisme. Remarquons aussitôt que le romantisme s’est aussi intéressé aux races, aux peuples, aux institutions et à la société. Michelet et Thierry ne parlent pas d’autre chose. Pierre Moreau a montré qu’au lendemain de la Révolution française, l’historiographie romantique s’est à peu près complètement dégagée du joug de l’individuel. Il y a là une mu-tation, selon Moreau, qui ne peut s’expliquer que par le climat social qui prévaut au lendemain des bouleversements révolutionnaires : « L’œuvre des chefs ou des grands hommes y a été moins apparente que la tâche collective, le travail de la foule, la masse en mouvement. L’histoire avait eu jusque-là pour protagonistes des souverains ou des capitaines, les acteurs de premier plan du drame ; elle sentira mieux désormais la présence du grand acteur anonyme. » 202 Dans un même mouvement, Durkheim ajoute : « Depuis un siècle, les historiens ont mis en relief l’action (des) forces collectives et anonymes, qui mènent les peuples parce qu’elles sont l’œuvre des peuples, parce qu’elles émanent, non de tel ou tel individu, mais de la société dans son en-semble. » 203 Tout cela ne signifie pas pour autant que tous les histo-riens, à partir du début du XIXe siècle, se sont intéressés subitement [92] à l’action des manifestations sociales les plus diverses.

En histoire des idées, les ruptures radicales sont rares. Les change-ments de mentalité ne sont observables qu’avec un certain recul. Au lendemain de la Révolution, un bon nombre d’historiens restent atta-chés étroitement à l’événement et au grand homme. Aussi, à partir du milieu du XIXe siècle, les spécialistes des sciences de l’homme nais-santes voient la nécessité de se référer aux faits historiques tout en opposant leur démarche à celle des historiens.

À ce sujet, le cas de Tocqueville doit être évoqué. La démarche qui est proposée dans L’Ancien Régime et la Révolution s’oppose explici-tement à la pratique historienne du temps. Tocqueville débute son ou-vrage par cet aveu : « Le livre que je publie en ce moment, écrit-il, n’est point une histoire de la Révolution, histoire qui a été faite avec

202 P. Moreau, L’histoire en France au XIXe siècle, op. cit., p. 30.203 E. Durkheim, L’éducation morale, Paris, PUF, 1963 (lrc éd., 1934), p. 234.

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trop d’éclat pour que je songe à la refaire ; c’est une étude sur cette Révolution. » 204 Cette histoire, maintes fois reconstituée, et à laquelle Tocqueville fait référence, est bien évidemment celle des événements et des individus. Ce qu’il propose, en revanche, est plutôt une théorie du phénomène révolutionnaire : « Nous croyons très bien connaître la société française de ce temps-là (celle du XVIIIe siècle), parce que nous voyons clairement ce qui brillait à sa surface, que nous possé-dons jusque dans les détails l’histoire des personnages les plus cé-lèbres qui y ont vécu, et que des critiques ingénieuses ou éloquentes ont achevé de nous rendre familières les œuvres des grands écrivains qui l’ont illustrée. Mais, quant à la manière dont se conduisaient les affaires, à la pratique vraie des institutions, à la position exacte des classes vis-à-vis les unes des autres, à la condition et aux sentiments de celles qui ne se faisaient encore ni entendre, ni voir, au fond même des opinions et des [93] mœurs, nous n’en avons que des idées confuses et souvent fautives. » 205 La portée explicative de la narration est ici récusée. Et Tocqueville entend bien se démarquer des « grands écrivains », qui ne sont en fait que les historiens de son temps, afin d’élaborer, comme Raymond Boudon l’a remarqué, une théorie du changement social 206. Les faits, la description, tout cela lui est d’un intérêt secondaire : « J’indiquerai les faits sans doute, écrit Tocque-ville à un ami, et j’en suivrai le fil, mais ma principale affaire ne sera pas de les raconter. » Les faits servent de point de repère, tout au plus. L’individu doit laisser l’avant-scène aux classes, insiste Tocqueville dans un langage qui s’approche étrangement de celui de Marx : « On peut m’opposer sans doute des individus, je parle des classes : elles seules doivent occuper l’historien. » 207 D’un autre côté, Tocqueville n’hésite pas à se confronter aux systèmes philosophiques qui tentent d’interpréter le sens de l’évolution sociale : « Je hais, pour ma part, ces systèmes absolus qui font dépendre tous les événements de l’his-toire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’his-toire du genre humain. Je les trouve étroits dans leur prétendue gran-

204 A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 43.

205 Ibid., p. 44.206 R. Boudon, La place du désordre, Paris, PUF, 1984, p. 21.207 Tocqueville, cité par G. Lefebvre, Réflexions sur l’histoire, Paris, Maspero,

1978, p. 134-135.

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deur, et faux sous leur air de vérité mathématique. » 208 On peut suppo-ser ici que Comte est la cible de cette attaque.

Bien que dans la plupart de ses travaux Tocqueville ne cite guère les historiens de son temps, il est intéressant de remarquer que dans le deuxième tome De la démocratie en Amérique, il distingue deux types d’historiens, sans nommer personne toutefois. Il y a d’abord ceux, dit-il, « qui écrivent [94] dans les siècles aristocratiques » et qui réduisent l’histoire aux événements particuliers ; et ceux, à l’opposé, « qui écrivent dans les siècles démocratiques » : ces derniers « font une large part aux causes générales ». Tocqueville refuse de souscrire à l’une ou l’autre de ces interprétations extrêmes. « Pour moi, écrit-il, je pense qu’il n’y a pas d’époques où il faille attribuer à des faits très généraux, et une autre à des influences très particulières. Ces deux causes se rencontrent toujours ; leur rapport seul diffère. » 209

On a vu que l’interprétation des causes était à l’origine d’un nombre considérable de polémiques au sein de l’histoire-science. Deux grandes tendances méthodologiques se sont opposées : une qui privilégie l’événement et le contingent, et une autre qui interprète l’évolution humaine à la lumière d’une irréductible nécessité. L’histo-rien Gabriel Hanotaux a fait ressortir cette dichotomie : « L’histoire de l’homme est une géographie, une économie ; mais elle est excel-lemment une psychologie : psychologie des individus, psychologie des foules - et l’on sait maintenant, comment ces deux psychologies s’opposent dans leur unité même. » 210 Le XIXe siècle, siècle de l’his-toire ? Oui, mais aussi siècle de la méthode historique. Les deux der-nières décennies sont particulièrement fécondes en débats et en dis-cussions méthodologiques. Dans une lettre de 1941, Charles Seigno-bos le rappelait à Ferdinand Lot : « J’ai l’impression que depuis un quart de siècle à peu près, le travail de pensée sur la méthode histo-rique, très actif depuis 1880 et 1890, a atteint un point mort. Je n’ai plus rien lu de nouveau, rien que des morceaux de philosophie de l’histoire, c’est-à-dire de métaphysique. » 211 Au seuil du XXe siècle,

208 A. de Tocqueville, Souvenirs, Œuvres complètes, 1951, p. 84.209 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. 2, Paris, Gallimard, p.

121-123.210 G. Hanotaux, op. cit., p. 321.211 La dernière lettre de Charles Seignobos à Ferdinand Lot, Revue historique,

1953, p. 3-4.

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[95] Charles-Victor Langlois affichait la même nostalgie que son an-cien collaborateur dans une intervention pleine de naïveté : « Quoi-qu’il arrive désormais, déclarait-il, le XIXe siècle restera toujours capi-tal dans l’histoire des études historiques, comme celui où les mé-thodes auront été définitivement constituées, et où l’humanité aura appris, et compris, le plus de choses sur son passé. » 212

Et pourtant, au début du XXe siècle, l’élaboration des sciences de l’homme, la mise en œuvre de nouveaux chantiers méthodologiques, allaient nous instruire encore sur le passé.

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212 C. Langlois., Les études historiques au XIXe siècle, Revue bleue, 1900, 14, p. 228.

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Deuxième partie

HENRI BERRET LA SYNTHÈSE

HISTORIQUE

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DEUXIÈME PARTIE.Le Henri Berr et la synthèse historique

INTRODUCTION

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Tant par ses écrits que par les projets collectifs qu’il a organisés, Henri Berr (1863-1954) a joué un rôle éminent dans les progrès de la science historique en France au début du XXe siècle.

Mais c’est par la philosophie que Berr est arrivé à l’histoire. Sa formation philosophique, qu’il a acquise notamment auprès de Bou-troux, explique son intérêt pour les questions épistémologiques de son temps et ses larges vues sur le devenir humain. L’histoire, qu’il consi-dère comme « la science des sciences », doit embrasser tous les faits passés : aussi bien les faits particuliers que les faits généraux, de même que les idées et les faits matériels. Soucieux d’agrandir le do-maine de l’histoire presque sans limites, Berr s’assure la collaboration d’intellectuels éminents avec qui il compte explorer des aspects in-édits du passé humain qu’avait négligés l’histoire traditionnelle. Le développement récent de certaines sciences de l’homme, comme la sociologie, permet à Berr d’espérer un décloisonnement définitif de la discipline historique.

Autant par sa méthode que par sa problématique Berr se distingue des historiens de son époque. Il a envisagé l’histoire sous un double point de vue, de la façon la plus philosophique et la plus positive à la fois. En philosophe, il demande à l’histoire le sens de la vie humaine, et ses écrits ont souvent une coloration morale ; en scientifique, il cherche à établir des faits et à les rattacher les uns aux [100] autres par des relations. Ce dialogue de la philosophie et de la science est en fait

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la clé de voûte de toute la pensée de Berr. Et il avait à cet égard de nombreux modèles à imiter, la plupart issus du XIXe siècle français.

Le style de Berr, qui rappelle parfois l’élégance de Sainte-Beuve, et son souci perpétuel pour la systématisation qui évoque les plus belles tentatives de Taine et de Renan, font en sorte qu’il s’inscrit dif-ficilement dans les cadres d’une discipline particulière.

On ne pourrait donc considérer Berr comme un positiviste de stricte obédience. Quand il apparaît sur la scène philosophique, à la fin du XIXe siècle, il se présente, à la suite de Boutroux et de Bergson, comme un critique du mécanisme scientifique. Dans sa thèse de doc-torat, L’avenir de la philosophie, Berr soutient qu’il est possible de constituer une science de l’évolution humaine qui ne se limite pas ex-clusivement à la nécessité, mais qui s’ouvre aussi à la contingence et aux faits individuels. À première vue, rien de neuf ne semble ressortir de cette intention. Mais lorsque Berr transpose ce principe philoso-phique aux études historiques, sa démarche devient plus originale. En réaction contre l’historiographie scientiste du temps, Berr soutient que la condition de la scientificité de l’histoire n’est pas que l’historien se dissimule derrière ses documents, mais, au contraire, qu’il apparaisse au grand jour, qu’il interagisse avec son objet, qu’il pose des ques-tions au passé en fonction de préoccupations contemporaines. De cette manière, pense-t-il, l’histoire sortirait définitivement de sa phase mé-taphysique et deviendrait, comme le souhaitait Auguste Comte, une science utile, susceptible de jeter les bases d’une organisation morale nouvelle.

Cette science générale de l’évolution humaine, que Berr appelle « synthèse historique », doit s’édifier avec les matériaux des sciences de l’homme. Une vision multidisciplinaire, organisée autour de la di-mension temporelle, est ainsi proposée à la communauté scientifique du temps. [101] Et cette dernière répond favorablement en collaborant dûment aux grandes entreprises de travail collectif que Berr n’a point cessé de mener.

Ces quelques remarques inspirent le plan de la seconde partie de l’ouvrage. S’y dégagent deux intentions complémentaires. Il s’agit d’une part de comprendre les sources théoriques et les lignes direc-trices dans l’œuvre de Berr ; et, d’autre part, d’insister sur son rôle d’organisateur et d’animateur en évoquant deux des plus importants

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projets collectifs qu’il a fondés et dirigés : la Revue de synthèse histo-rique et L’évolution de l’humanité.

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DEUXIÈME PARTIE.Le Henri Berr et la synthèse historique

Chapitre III

Henri Berr, théoricienet la connaissance

historique

1 - ÉDIFIER LA SYNTHÈSE

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La pensée de Berr n’a pas beaucoup changé ; de ses écrits de jeu-nesse jusqu’à ses travaux de maturité il a surtout médité sur la nécessi-té et l’importance d’une science générale de l’évolution humaine. Mais il semble que, pour bien comprendre la pensée de Berr, il est nécessaire d’examiner ses premiers travaux et de montrer comment s’articulent ses premières idées, et de voir, en première analyse, quelles sont les principales influences qu’il a subies.

Deux influences :Fustel de Coulanges et Emile Boutroux

Les influences qui ont contribué à la pensée de Berr sont trop nom-breuses pour être exposées systématiquement. Retenons donc simple-ment deux grandes influences directes, celles de deux de ses profes-seurs : Fustel de Coulanges et Émile Boutroux.

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[104]Comme beaucoup de jeunes intellectuels de sa génération, dont

Camille Jullian et Émile Durkheim, Henri Berr subit fortement l’in-fluence de Fustel. Sous sa tutelle, Ben s’initie à une nouvelle concep-tion de l’histoire, à une nouvelle façon de questionner le passé. Fustel ne parle jamais d’événements ou d’hommes célèbres. Il discute de croyances, de mœurs, d’institutions, il cherche à comprendre l’âme humaine dans son entier : il se demande comment les hommes du pas-sé réfléchissaient, aussi bien qu’il s’intéresse au processus de forma-tion et de désintégration des sociétés. L’histoire ainsi comprise dé-passe nettement la conception trop étroite que s’en faisaient certains historiens : elle devient, comme on l’a vu, « la science des sociétés humaines ».

L’influence de Fustel ne se limite pas qu’à cette considération mé-thodologique, bien qu’elle soit fondamentale ; l’auteur de La Cité an-tique enseigne au jeune Berr les vertus d’une science historique concrète et utile, susceptible d’éclairer l’action humaine : « L’histoire, dit-il dans ses cours, est autre chose qu’un passe-temps. » 213 II y a là une précieuse leçon de méthode, et Berr a lui-même admis sa dette intellectuelle à l’endroit de Fustel. Dans les premières livraisons de la Revue de synthèse historique Berr publie avec enthousiasme des textes inédits de Fustel, dans le but inavoué de donner une certaine légitimité à la nouvelle revue. L’auteur de La Cité antique aurait sans doute été « sympathique » au programme de notre revue, écrit-il 214.

L’influence d’Émile Boutroux (1845-1921) se manifeste d’une autre manière. Sans doute est-elle plus profonde encore. C’est Bou-troux qui dirige la thèse de Berr à la fin des années 1890. En bon his-torien de la philosophie, il lui suggère d’étudier l’histoire de la pensée philosophique, d’analyser les doctrines les plus diverses, et de les [105] confronter entre elles. Boutroux soutient que le détour par l’his-toire des idées est indispensable afin que le philosophe ne s’enferme pas dans sa propre pensée.

Mais Boutroux n’est pas qu’un historien des idées ; il est aussi un épistémologue et un théoricien d’importance. À la fin du XIXe siècle, il est sans doute, avec Lachelier et Renouvier, un des philosophes

213 Fustel de Coulanges, Quelques fragments inédits, op. cit., p. 243.214 H. Berr, ibid., p. 242.

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français les plus connus et les plus influents. Les cours de Boutroux ont une large audience et ses livres sont lus et médités par l’intelli-gentsia française. Cette reconnaissance lui provient en grande partie de sa thèse qui a eu un grand retentissement, De la contingence des lois de la nature (1874). Dans cet ouvrage, tout en remettant en ques-tion certains principes du mécanisme scientifique, Boutroux tente de mettre en relief l’initiative de l’esprit dans la constitution de la science. Les lois naturelles, dit-il, ne doivent pas apparaître comme des données imposées du dehors, mais plutôt comme des créations de l’esprit. Et il conclut que la nécessité n’est rien d’autre que « la tra-duction, en langage logique aussi abstrait que possible, de l’action exercée par l’idéal sur les choses » 215.

Dans un même mouvement, Boutroux soutient qu’il n’existe au-cune opposition entre l’individu et le général, entre le contingent et le nécessaire ; ce sont là, au contraire, des données complémentaires. Ainsi, l’individu participe pleinement au processus cognitif et ne peut donc pas en être exclu. Dans Science et religion, Boutroux se ques-tionne : « L’individu, dans la science, cherche à systématiser les choses d’un point de vue impersonnel. Comment la science, qui est son œuvre, lui interdirait-elle de chercher également à les systématiser du point de vue de l’individu lui-même ? » 216

[106]Tout rassembler, ne rien exclure, telle est, aux yeux de Boutroux,

la tâche essentielle de la philosophie. Dans un article qu’il signe dans le tout premier numéro de la Revue de synthèse historique, Boutroux transpose les principes théoriques de la synthèse philosophique à la synthèse historique. Il suggère que l’histoire doit être à la fois analy-tique et synthétique. Les grands faits, écrit-il, « sont nos guides pour déterminer les petits. Car n’est-ce pas une maxime courante que, pour comprendre un homme, un événement, il faut le replacer dans son temps, dans son milieu ? Qu’est-ce à dire, sinon que le détail ne se connaît que par l’ensemble, de même que l’ensemble, ne nous est donné que dans la multitude de détails ? (...) L’histoire (...) ne peut se passer de ce qu’on appelle, improprement d’ailleurs, la synthèse, 215 E. Boutroux, De la contingence des lois de la nature, Paris, Alcan, 1913 (lre

éd., 1874), p. 169.216 E. Boutroux, Science et religion dans la philosophie contemporaine, Paris,

Flammarion, 1908, p. 358.

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jointe à l’analyse ». L’histoire, comme toute science insiste-t-il, est d’abord une opération de l’esprit sur les choses : elle est la « prise de possession des documents historiques par l’intelligence humaine, comme la réduction des phénomènes physiques en formules mathéma-tiques est la prise de possession de la matière » 217. Cette définition de la science historique s’accorde pleinement avec celle que Berr s’ef-force de promouvoir. Que Boutroux écrive dans le tout premier numé-ro de cette revue - sa signature n’y apparaîtra plus par la suite - n’est d’ailleurs pas un hasard. La présence de Boutroux, même si son article est bref et peu original, donne une crédibilité certaine au projet de Berr.

Gestation d’un projet

En s’engageant dans la voie qu’avait ouverte Boutroux, Berr es-time que c’est autour d’une science historique restaurée, qui associe la marche des idées aux conditions matérielles d’existence, que doit s’édifier la véritable synthèse. [107] Il considère l’histoire non pas seulement comme la science du passé, mais aussi comme la science du présent et de l’avenir.

Berr n’est évidemment pas le premier à promouvoir une science générale de l’évolution humaine. Au tournant du siècle, ce projet ali-mente les discussions de plusieurs intellectuels. Un nombre considé-rable de travaux sont publiés sur le sujet.

L’ambiance intellectuelle du temps prédispose Berr à s’intéresser à des problèmes relatifs à la théorie de l’histoire. Un de ses premiers écrits paraît en 1890 dans une revue obscure, la Nouvelle Revue, et s’intitule Essais sur la science de l’histoire, la méthode statistique et la question des grands hommes. Au premier abord, cet article s’an-nonce comme un simple compte rendu où notre jeune auteur se pro-pose d’analyser d’une façon impartiale cinq ouvrages de théorie histo-rique. La réalité est autre : Berr se sert de cette tribune pour défendre ses propres idées. Les toutes premières lignes indiquent bien la direc-tion que prendra l’article : « Une science nouvelle semble près de

217 E. Boutroux, Histoire et synthèse, Revue de synthèse historique, 1900, 1, p. 12.

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naître, longtemps attendue, souvent promise, toujours différée ; de toutes les sciences la dernière en date mais la première en importance, et qui met à profit la plupart des autres en les couronnant, puisqu’elle a pour objet les plus complexes des phénomènes : ceux qui constituent l’évolution de l’humanité. »

Cette « science nouvelle » a une double importance : elle permet à l’homme d’éclairer à la fois « le mystère de son origine et de son ave-nir ». On peut déjà prendre la mesure de l’immense étendue que devra couvrir la connaissance historique dans la pensée de Berr.

Comme Boutroux, Berr ne cherche pas à opposer les courants d’idées mais à les rassembler. Il ne remet jamais en question la perti-nence et l’intérêt des ouvrages qu’il analyse, il ne s’objecte point aux efforts, souvent stériles, de ses devanciers. Il analyse, il discute, il note des objections, il complète la pensée des auteurs par d’abondantes ré-flexions [108] personnelles et il insiste fréquemment sur le fait que l’histoire est un savoir en construction : « À déclarer qu’une telle science va naître, on risque d’étonner et de faire sourire : les uns parce qu’ils la croient depuis longtemps constituée ; les autres parce qu’ils l’estiment impossible. — Pourtant, qu’elle existe déjà, on a le droit de le contester : serait-il difficile à démontrer que la philosophie de l’his-toire n’a été le plus souvent qu’une métaphysique aventureuse, une systématisation improvisée par des esprits préoccupés par des causes finales ? »

On serait tenté de voir dans cette page l’acte de décès de la méta-physique et de la philosophie de l’histoire. Mais Berr ne condamne aucunement la phase métaphysique qu’il inscrit dans un processus de continuité. La pensée, soutient-il, progresse et tend sans cesse vers un plus haut niveau de perfection. Il n’est pas douteux que, sur ce point, le jeune Berr a subi très fortement l’influence d’Auguste Comte et du positivisme ambiant. D’où l’inévitable question : l’histoire est-elle entrée dans la phase positive ? « Les constructions chimériques du passé n’étaient-elles pas d’ailleurs l’annonce d’un monument durable, comme l’alchimie ou l’astrologie annonçaient en les préparant les sciences qui les ont supplantées ? S’il fallait adopter les trois phases d’Auguste Comte, - et il y a là, comme dans tout système, une parcelle de vérité - “la Science Nouvelle” qu’entrevoyait Vico arriverait enfin à la période positive. Les premières tentatives avaient échoué parce que, sitôt que cette lumière brilla aux esprits qu’il y a de l’ordre dans

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l’histoire, on avait voulu plier aux spéculations d’une philosophie té-méraire la matière complaisante d’un passé mal connu. » 218 Par consé-quent, la « science nouvelle », se réalisera seulement lorsque la philo-sophie se sera rapprochée de l’érudition.

[109]Mais ce n’est pas tout, et on arrive au point névralgique de l’ana-

lyse de Berr : la « science nouvelle » doit se construire à partir des interprétations les plus diverses du devenir historique et indiquer les limites des thèses réductionnistes. Concernant la statistique historique de Louis Bourdeau « qui prétend tout expliquer », Berr reste songeur : « Est-il exact, demande-t-il, que tout puisse se traduire en documents quantitatifs ? » Et que fait-on de la vie psychique ; est-elle explicable quantitativement ? Sous prétexte d’aboutir à des lois générales, pro-teste Berr, la statistique nie le rôle de l’événement et du grand homme : « Fonder toute l’histoire sur la statistique, c’est nier l’excep-tion, le génie. » 219 À l’inverse, « la science nouvelle » ne peut se limi-ter à collectionner des faits hétérogènes. Un grand nombre d’histo-riens, remarque Berr, considèrent la matière historique comme un tis-su d’événements et de faits singuliers.

Entre ces deux positions extrêmes, et en apparence irréconciliables, le but de la science historique consiste à identifier les « principaux agents de l’histoire ». L’individu célèbre, le roi, le souverain, l’homme politique, peut-il être considéré comme le principal agent du changement historique ? Devant cette question capitale, Berr adopte une position qui évoque parfaitement celle des philosophes du XIXe

siècle comme Cournot et Taine ; il insiste sur la réciprocité de l’indi-vidu et du milieu : « Un roi n’a de pouvoir que ce que ses sujets lui en concèdent, et sa volonté n’est efficace que si tout le monde veut avec lui. » L’individu célèbre, bien que son prestige et son autorité dé-pendent de la masse, n’est pas dépourvu d’autonomie pour autant : « Supprimez par hypothèse Napoléon III ou M. de Bismarck, prolon-ger la vie de Gambetta ou de Frédéric III : pensez-vous que rien n’en sera changé ? » 220 À l’évidence [110] non, répond Berr. Les grands mouvements qui transforment la destinée des peuples résultent à la 218 H. Berr, Essais sur la science de l’histoire. La méthode statistique et la

question des grands hommes, Nouvelle Revue, 1890, 64, p. 516-518.219 Ibid., p. 525.220 Ibid., p. 726-727.

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fois de nécessités et d’initiatives individuelles. Nous avons là une ten-tative d’explication de la causalité historique, de même qu’une es-quisse d’une théorie de la connaissance historique. L’individu célèbre s’explique en partie par son milieu, mais il s’en démarque, il tend à le dépasser, et son action rend parfois la masse conforme à ses volontés. Autrement dit, le milieu sert de condition à une œuvre, mais il n’en est pas la cause efficiente ; la part de l’individu lui est supérieure 221. « La foule a beau vouloir, elle ne peut faire naître l’artiste : celui-ci, au contraire, peut quelquefois se développer en dehors du milieu et mal-gré lui. Si tous les artistes ont quelque chose de commun, ce don de créer qui est leur privilège et les distingue des autres hommes, ils ont, d’ailleurs, un caractère qui les distingue les uns des autres. » 222

C’est bien une thèse individualiste que Berr nous propose ici. Tout le progrès y est expliqué par les « qualités d’un individu » : « La puis-sance humaine se développe grâce à certains esprits, non point provi-dentiels mais privilégiés, que le besoin général peut stimuler mais qui sont nécessaires même pour qu’un besoin général soit satisfait, et qui, presque toujours, impatients du milieu, devancent leurs contempo-rains. » 223 En fait, « c’est l’individuation forte qui est la condition d’une histoire complète. Il y a des actes, des œuvres, des inventions, des idées qui sont comme l’empreinte éternelle et glorieuse d’une va-riation individuelle » 224. À l’évidence, Berr se démarque nettement d’une certaine forme de positivisme scientiste qui triomphe à l’époque. Ainsi, il s’objecte avec virulence à la philosophie de l’his-toire de Bourdeau où les variations et les initiatives individuelles se confondent dans le déploiement d’une implacable nécessité.

221 H. Berr, L’histoire des romans de M. A. Daudet. Contribution à l’étude de la formation d’œuvre d’art, Revue bleue, 1888, 25, p. 242-247.

222 H. Berr, Essais sur la science de l’histoire, op. cit., p. 731-732.223 Ibid., p. 735.224 Ibid., p. 741.

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[111]Comment concilier l’apologie de la philosophie de l’histoire, d’un

côté, et cette rude attaque contre elle, de l’autre ? C’est autour de ce paradoxe que se construit la synthèse historique de Berr.

Unifier la vie et la science :une quête incessante

En 1894, Berr publie son premier ouvrage, Vie et science, lettres d'un vieux philosophe strasbourgeois et d’un étudiant parisien. Ne nous laissons pas leurrer par ce curieux sous-titre : il ne s’agit pas d’un recueil de correspondances mais plutôt d’un roman philoso-phique à caractère autobiographique. La physionomie en est assez sin-gulière d’ailleurs, le héros - l’unique héros en réalité - c’est Henri Berr qui se dissimule derrière deux personnages fictifs entre lesquels il imagine un dialogue philosophique. L’étudiant pose de nombreuses questions au philosophe, étale ses états d’âme ; le philosophe lui ré-pond, avec sagesse et nostalgie. À travers ses personnages, Berr appa-raît tourmenté : il s’inquiète de l’éclatement du savoir, de la spéciali-sation académique. Au fait, Berr quitte souvent le ton du roman pour emprunter celui du manifeste. Un manifeste pour la synthèse. Sans exagérer l’importance de ce livre, on peut dire que Vie et science est à Berr ce que L’avenir de la science fut à Renan : un essai de jeunesse au ton polémique, vif, lucide, souvent émouvant qui discute du rôle de la science dans les sociétés contemporaines.

Cette œuvre du jeune Berr reflète parfaitement la situation dans laquelle se trouve la pensée philosophique en France à la fin du XIXe

siècle. La philosophie connaît une grave crise d’identité. Ravaisson l’a entrevue dès 1867 dans son Rapport ; au tournant du siècle, Boutroux s’en est [112] alarmé. Tous arrivent à la même conclusion : la margi-nalisation de la philosophie est due à l’émergence d’une multitude de sciences positives. La philosophie n’est plus la science maîtresse, la science totale qui avait naguère pour mandat de gouverner l’ensemble du savoir. L’esprit de spécialisation est triomphant. Les ambitieuses synthèses philosophiques, et cela se vérifie notamment dans les mi-lieux académiques, sont plongées dans un état de désuétude. Comme

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bien des intellectuels du temps, cette situation a hautement préoccupé Berr.

Si le savoir est en crise, c’est que l’homme est en crise. Si la science s’est dissociée de la philosophie, c’est que l’homme n’a plus de pensée globale. Ou pire encore, c’est peut-être parce qu’il « ne pense plus » ; tel est le constat auquel aboutit Berr dans une belle page : « À l’heure présente, il y a des gens qui ne pensent point ; il y a des gens qui ne pensent que pour condamner la pensée ; il y a des gens qui pensent en dehors de la science et il y en a qui pensent à re-bours de la science ; il y a des gens enfin qui font de la science sans penser. La science ne joue point le rôle qu’elle devrait jouer ; elle sert par l’utilité des inventions plutôt qu’elle n’agit par la vertu des prin-cipes et des vérités : elle n’éclate point aux esprits, elle ne parle pas aux cœurs ; elle ne triomphe pas, elle ne règne point. Et cela parce que, à bien y regarder, elle est analytique et non synthétique. » 225

La science doit rétablir des liens étroits avec la philosophie. Sans fondement philosophique, la science est inachevée : « La science, en étendant son empire, a répandu l’habitude de n’admettre rien que du positif, de ne pas dépasser les phénomènes et leurs lois, d’expliquer ou de prétendre à expliquer tout par des causes de même ordre que les effets. » 226

[113]Le positivisme scientiste, déplore Berr, a hautement contribué à

ruiner la philosophie : « Tout ce siècle a souffert (...) par l’excès de l’analyse scientifique  : le savoir, sous sa forme actuelle, produit dans les esprits comme un écartèlement douloureux ; il nuit, tandis qu’il pourrait guérir (...) Il est bon de se méfier des fausses synthèses posi-tives, maladroites et incomplètes, qui aggravent le mal par d’inévi-tables déceptions. » 227

Comment rétablir l’unité de la pensée ? Berr répond à cette ques-tion en empruntant le même parcours qu’Auguste Comte : il convient d’abord d’ériger une nouvelle morale, puis de repenser les institutions.

225 H. Berr, Vie et science. Lettres d’un vieux philosophe strasbourgeois à un jeune étudiant parisien, Paris, Colin, 1894, p. 5.

226 H. Berr, Peut-on refaire l’unité morale de la France ?, Paris, Colin, 1901, p. 52.

227 H. Berr, Vie et science, op. cit., p. 182-185.

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La crise de la pensée a pour cause la crise des valeurs morales. Entre les hommes, l’unité morale se désagrège, le chaos s’installe. Le mal est-il incurable ? Cette question occupe Berr dans un opuscule au titre révélateur : Peut-on refaire l’unité morale de la France ? Ce n’est pas un hasard si l’ouvrage paraît en 1901 dans une période où l’esprit public est troublé ; l’affaire Dreyfus déchire la France depuis déjà quelques années. Berr lance ce cri d’alarme : « Oui, l’heure pré-sente est grave. Comme à l’époque où Fichte, par ses admirables Dis-cours, avec des paroles qui furent fécondes d’action, travaillait à uni-fier l’Allemagne, c’est une ambition naturelle à tout Français qui ob-serve et qui réfléchit de refaire l’unité de cette France d’aujourd’hui, si déchirée et si incohérente, et ainsi de préparer l’unité humaine. » 228

L’éducation entretient le malaise. Au lycée comme à l’université, l’enseignement se spécialise de plus en plus étroitement ; les divers savoirs errent dans des directions opposées, et les disciplines s’ignorent mutuellement. Les sciences de l’homme sont particulière-ment touchées par les [114] nombreuses cloisons érigées entre les dis-ciplines. Songeant à ses années d’apprentissage, Berr écrit : « Tout ce domaine immense des recherches qui concernent l’homme était à mes yeux comme un sombre et inextricable fourré ; la philologie avec ses subdivisions, l’histoire avec ses sciences auxiliaires, une prodigieuse multiplicité de matières, tant de siècles, tant de peuples, tant de langues, tant de faits et tant d’œuvres - quels étaient les rapports, quel était le but de tout cela ? » 229 Berr est inquiet, tourmenté. Néanmoins, il se laisse emporter par cet élan d’optimisme : « Le temps de la syn-thèse est venu (...) Il faut que la préoccupation synthétique subsiste jusque dans l’analyse ; et par là non seulement le travail de chacun sera plus efficace, et la collaboration de tous plus étroite, mais sur chaque petite recherche de détail se répandra un reflet de cette joie que donne la vue de l’ensemble. » 230 Ce passage de Vie et science peut résumer l’œuvre de Berr. Le mot « synthèse », le mot clé, y est pro-noncé pour la première fois. Pour le moment, il ne s’agit que de la synthèse générale, dans son sens philosophique ; l’épithète « histo-rique » n’y est pas encore attachée. Dans cette œuvre de jeunesse, on chercherait en vain une définition systématique de la synthèse ; certes

228 H. Berr, Peut-on refaire l’unité morale de la France ?, op. cit., p. 6.229 H. Berr, Vie et science, op. cit., p. 97230 Ibid., p. 174.

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Berr en fait la promotion à maints endroits mais il ne la définit point. Il faut dire que Vie et science n’a aucune prétention scientifique. En apparence, l’ouvrage se veut un recueil de réflexions personnelles, mais y est néanmoins exposé l’embryon du projet scientifique de Berr.

L’histoire de la pensée ou la recherche de l’unité

De 1894 à 1899, la signature de Berr n’apparaît plus dans les re-vues philosophiques et littéraires. De même, il n’écrit aucun livre du-rant toute cette période. Pendant ces [115] cinq années, il se consacre à la rédaction de sa thèse de doctorat. Le projet d’une synthèse histo-rique commence à se préciser dans son esprit, et il parvient à la conclusion que la synthèse doit s’articuler autour de la durée histo-rique. Le titre de sa thèse principale est révélateur : L’avenir de la philosophie, esquisse d’une synthèse des connaissances fondée sur l’histoire. Et sa thèse latine porte sur l’œuvre philosophique de Gas-sendi, ce qui n’est pas un hasard : il est l’un des premiers en son temps, estime Berr, à avoir considéré la possibilité d’une science gé-nérale de l’histoire.

Henri Berr, lecteur de Gassendi. — Berr s’est constamment inté-ressé à l’œuvre de Gassendi. Cet engouement pour un penseur laissé dans l’ombre par le cartésianisme peut, au premier abord, soulever certaines interrogations. Pourquoi étudier cet obscur philosophe du XVIIe siècle ? Quel est l’intérêt de sa pensée à la fin du XIXe siècle ?

Non seulement importe-t-il, selon Berr, de montrer l’importance de la pensée de Gassendi dans l’histoire des idées, mais surtout d’en sou-ligner l’intérêt actuel. Car, en grande partie, on le verra, les questions qui préoccupent Gassendi au début du XVIIe siècle sont aussi celles qui, en grande partie, habitent Berr à la fin du XIXe siècle.

Parmi les nombreux objets d’étude auxquels Gassendi s’est intéres-sé - philosophie, astronomie, physique, érudition - Berr n’a retenu que la philosophie. Mais, en réalité, la philosophie de Gassendi est construite d’une manière si large qu’elle englobe pratiquement toutes les sciences de son époque. Il s’est fait le défenseur d’une science uni-verselle qu’il appelait « Syntagma ». Voilà un mot clé qui permet déjà

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d’entrevoir les raisons pour lesquelles Berr s’est efforcé de hisser Gas-sendi parmi les grands de la pensée. « Je n’hésite pas à affirmer, sou-ligne-t-il, que l’histoire du XVIIe siècle ne sera complètement éclairée que lorsqu’on aura, sur l’activité et la pensée de Gassendi, fait une [116] sérieuse enquête et précisé l’influence de ses écrits, de ses pro-pos, de son exemple sur ses contemporains et ses successeurs. » 231

L’œuvre de Gassendi rompt avec les idées admises à son époque : « Pour ma part, écrit Berr, je suis convaincu, je l’ai été de jour en jour davantage, que Gassendi fournit comme un centre excellent pour considérer tout ce qui, au XVIIe siècle, s’est opposé aux principes ré-gnants. » 232 Ces « principes » contre lesquels Gassendi s’oppose ce sont ceux de la spécialisation. Au XVIIe siècle, une multitude de doc-trines philosophiques apparaissent et se heurtent les unes aux autres. « Depuis longtemps les historiens ont observé que les conflits reli-gieux, la renaissance des lettres antiques, le développement de la science, l’élargissement tout à la fois du monde et de la pensée avaient eu le résultat d’accabler les esprits sous le poids des connaissances et de les écarteler en quelque sorte par la diversité des systèmes. » 233 Comment unifier les systèmes ? Comment favoriser le dialogue entre les nouveaux savoirs ?

Gassendi a la certitude que l’unité n’est possible que par l’histoire ; il a « le large pressentiment des études historiques » 234. À l’évidence, l’histoire qui intéresse Gassendi n’est pas celle des événements et des grands hommes, mais bien celle des progrès de la connaissance et de l’esprit humain : « L’histoire est assurément la lumière de la vie, puis-qu’en effet non seulement elle dégage les temps passés de leur obscu-rité et dissipe leur confusion, mais aussi, par une foule d’exemples, instruit notre esprit et lui donne l’occasion de comprendre, d’après le passé, ce qu’il faut espérer de l’avenir, ce qu’il faut poser comme le but de la [117] vie, vers quoi se dirige cette universelle comédie, en quoi rien ne saurait être nouveau ni surprenant. » 235

231 H. Berr, Du scepticisme de Gassendi, Paris, Albin Michel, 1960, p. 13.232 Ibid., p. 16.233 Ibid., p. 27.234 H. Berr, Gassendi historien des sciences, Rapports et comptes rendus du IIe

Congrès international de philosophie, Genève, 1904, p. 856.235 Gassendi, cité par H. Berr, Du scepticisme de Gassendi, op. cit., p. 85.

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Cette page aurait pu être écrite par Berr tant elle évoque le contexte intellectuel de la fin du XIXe siècle. Il n’est pas exagéré de dire que, comme ce passage en fait état, Gassendi tente de dégager des « lois » de l’histoire, bien qu’il n’utilise pas ce terme. Avec Gassendi, le do-maine de l’histoire s’ouvre à de nouveaux horizons : il ne se limite plus au passé, il s’étend désormais au présent et à l’avenir. Berr, on le verra, ne conçoit pas l’histoire autrement.

Gassendi ancêtre de la synthèse historique ? Entre Gassendi et Berr l’harmonie des vues est assez frappante. On a d’ailleurs déjà fait re-marquer que Gassendi et Berr étaient « deux esprits forts, qui se tendent les mains à travers les siècles » 236. Rien n’est plus vrai. Leur époque respective a été marquée par de profonds bouleversements, par d’intenses mutations sociales. Gassendi a été témoin de la Réforme, des conflits de doctrines, de l’élargissement du monde occidental ; Berr a vécu la guerre franco-prussienne, l’affaire Dreyfus, deux guerres mondiales. Et pourtant, bien que trois siècles les séparent, les deux se sont donné le double objectif d’établir un principe d’intelligi-bilité des changements en cours et de réorganiser le savoir de leur temps.

Progrès de la pensée philosophique et mise en œuvre de la syn-thèse. — L’histoire des idées est un domaine que Berr n’a point cessé d’explorer ; il y cherchait des matériaux pour élaborer la synthèse. Son intérêt pour l’œuvre de Gassendi nous en donne un indice sérieux, sa thèse de doctorat, L’avenir de la philosophie, nous en convainc da-vantage. [118] La problématique de l’ouvrage est ambitieuse, sans doute téméraire. Berr cherche à montrer, à travers l’histoire de la pen-sée depuis le XVIe siècle, que la déduction scientifique s’est constam-ment appuyée sur un fondement philosophique. Témoin tourmenté du morcellement du savoir, Berr s’est donné une mission : faire pénétrer partout l’esprit philosophique, même dans les domaines prétendument réservés aux sciences positives.

Comment établir la synthèse ? Un principe commande toute la dé-marche et toute la construction de la thèse de Berr : la synthèse se trouve non pas dans la réalité matérielle mais dans l’être, le sujet. Au-

236 N. Nedelkovitch, Gassendi et Henri Berr, Revue de synthèse, 1964, 85, p. 110.

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trement dit, le sujet est principe d’unité : c’est la seule certitude, c’est la seule vérité. Autour de cette idée, soutient Berr, se constitue toute l’évolution de la philosophie moderne. Il est dès lors légitime de croire que la philosophie évolue, qu’elle n’est pas un éternel recom-mencement car, en dépit des apparences, les systèmes de pensée entre-tiennent des rapports étroits entre eux : « La philosophie progresse, voilà la donnée capitale, déclare Berr ; elle progresse au même titre que la science avec qui elle est d’ailleurs en étroite relation tout au long de son histoire. » 237 Plus précisément, la science est l’instrument des progrès de la pensée ; elle se veut une méthode visant à résoudre des problèmes philosophiques.

Mais toute « vérité » sera obtenue par le « savoir positif ». Et, se-lon Berr, le savoir positif comprend conjointement le savoir psycholo-gique et le savoir scientifique.

D’abord le savoir psychologique. Observons ici qu’il s’agit non pas d’une psychologie au sens où la concevait Ribot, mais bien comme l’établissait Maine de Biran, c’est-à-dire une psychologie in-trospective. Cette psychologie a pour objet le « moi ». Le moi, nous dit Berr, est le [119] point de départ de toute connaissance : « Le phi-losophe qui réfléchit sur le mot moi doit, semble-t-il, développer ainsi la connaissance inductive et fondamentale qui s’est déposée et condensée dans cette syllabe : il y a une réalité et qui s’aperçoit telle. Conscience, Réalité, Unité - voilà ce que le mot moi implique ; voilà ce que la réflexion y découvre si elle le considère, pour ainsi dire, in-génument. » Mais le moi ne devient pleinement intelligible que lors-qu’il est confronté à la réalité extérieure, c’est-à-dire le « non-moi ». C’est par l’un et par l’autre que leur singularité respective peut être mise en relief. « Le moi essentiel ne se connaît que dans le moi adven-tice, comme unité de ses modifications : cela veut dire, en définitive, que le moi ne se connaît que par le non-moi ; que moi et non-moi sont donnés simultanément dans la conscience et s’aperçoivent simultané-ment dans la réflexion. » 238

Il appartient à la psychologie d’établir un rapport dialectique entre le moi et le non-moi. « La psychologie découvre dans la conscience la réalité du moi au non-moi : elle définit le moi comme unité sentante

237 H. Berr, L'avenir de la philosophie, op. cit., p. 300.238 Ibid., p. 305-308.

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et, par suite, unifiante ; elle pose le non-moi sans le définir. Mais le non-moi n’est concevable que d’après le moi. La science repose sur une hypothèse nécessaire, qu’elle prouve peu à peu : elle est une ap-plication, d’abord spontanée, du moi au non-moi, une extension de la psychologie. » 239 Le savoir scientifique s’appuie donc sur une forme abstraite de psychologie : l’objet « ne peut être connu que s’il res-semble à quelque degré au sujet ». La science n’est rien d’autre qu’ « une application spontanée de la psychologie au non-moi » 240. En fait, il y a dans la science un « anthropomorphisme indéniable et in-évitable ». Berr admet le principe qu’il n’y a de science que du géné-ral, mais il s’empresse d’apporter cette [120] nuance qui nous ramène au cogito cartésien : « Pour qu’il y ait du général, écrit-il, il faut qu’il y ait des uniformités, des ressemblances ; et la ressemblance n’est point attachée aux choses, elle leur est attribuée par l’esprit qui recon-naît les semblables ; elle résulte de la façon dont l’unité du moi est affectée par l’objet. » 241 Le savoir scientifique est donc l’œuvre com-mune des choses et de la pensée. En fait, toute science, des mathéma-tiques jusqu’à l’histoire, exprime « l’essence du moi ». « L’être qui est, l’être qui se fait, les rapports dans l’être de ce qui est avec ce qui se fait : voilà le triple objet de la recherche synthétique. » 242

Comment doit s’effectuer la recherche synthétique ? La conclusion à laquelle Berr aboutit est saisissante tant elle rappelle Gassendi. La « recherche synthétique », déclare-t-il, ne peut s’accomplir efficace-ment que par l’histoire : « C’est sur l’histoire proprement dite, sur le règne humain considéré dans son évolution, que je me propose d’in-sister. Parmi toutes les études, il n’en est point d’égale valeur : cette histoire, dans la réalité, est quelque chose d’inachevé par quoi tend à s’achever le reste ; par cette histoire, dans la science, la spéculation et l’activité se rejoignent : la spéculation règle l’activité, et la règle d’ac-tivité réagit sur la spéculation. » 243

Bien entendu, pour que l’histoire soit synthétique il faut la repen-ser : cela signifie que ses principes méthodologiques doivent être complètement restaurés. L’histoire érudite est vaine : elle ne sert qu’à

239 Ibid., p. 444.240 Ibid., p. 319-320.241 Ibid., p. 321.242 Ibid., p. 445.243 Ibid., p. 416.

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« charmer » et à « amuser » ; tandis que la philosophie de l’histoire est chimérique : « Elle a fait violence au passé pour le plier à ses concep-tions. » 244

Confronté à ce double écueil, Berr emprunte un parcours qui fait penser à celui de Lacombe : l’histoire, [121] estime-t-il, doit soutenir d’étroites relations avec la psychologie. Mieux, elle doit devenir une psychologie multiple : psychologie ontologique, psychologie sociale, psychologie biographique. L’assemblage de ces psychologies consti-tue l’objet même de la synthèse historique.

L’élaboration d’une science générale de l’évolution humaine, comme le souhaite Berr, pose inévitablement le problème de la légiti-mité de la sociologie. Depuis Auguste Comte, la sociologie s’est éga-lement proposée d’unifier le savoir, mais Berr estime qu’elle a échoué. Et cela, dit-il, tient à ses intentions méthodologiques qui sont complètement défectueuses : elle définit le social comme une réalité autonome qui domine les individus. Or, aux yeux de Berr, ce détermi-nisme est inacceptable : « Les éléments qui constituent la société sont conscients, sont pensants ; et ils sont de plus en plus conscients et pen-sants : ils se pensent eux-mêmes, et ils pensent la société ; et ils se pensent de plus en plus comme éléments de la société. La contrainte que la société exerce sur eux, ils l’acceptent, ils la veulent ; et, par suite, ils la font évanouir peu à peu : ils reconnaissent qu’elles émanent de leur volonté inconsciente, qu’elle répondait à la loi ultime de leur être. En somme, l’individu, comme être pensant, et la société se développent parallèlement - ou mieux, réciproquement : le progrès de la société permet celui de l’individu, et le progrès de l’individu ce-lui de la société. » Pour Berr, la société, loin d’être une réalité sui ge-neris, est au contraire l’œuvre « consciente » des individus. Elle ré-sulte de la pensée individuelle qui est à la fois la cause et la condition de la vie sociale : « La société, c’est l’être où s’épanouit la pensée en psychologie : essentiellement plastique, la société se modifie et s’or-ganise en fonction des progrès de cette pensée qui, dans la réflexion, atteint, par-delà l’individu et l’être social, le fond même de l’être. » 245 Peut-on déceler dans [122] ces propos l’ouverture d’une polémique avec Durkheim ? On peut voir se poindre en tout cas des divergences

244 Ibid., p. 418.245 Ibid., p. 427-428.

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réelles. Et nous les retrouverons sous d’autres formulations dans les années subséquentes.

Nous aurons à y revenir, mais évitons tout de suite un malentendu. L’intention de Berr, dans les propos que l’on vient de citer, n’est pas de montrer que la sociologie est chimérique, mais plutôt de la définir, d’en préciser la portée : bref, d’indiquer le rôle qu’elle doit jouer dans la constitution de la synthèse historique.

Quelle est l’originalité de la thèse de Berr ? En quoi ses réflexions sur l’évolution de la philosophie peuvent-elles permettre de justifier l’élaboration d’une science générale de l’histoire ?

Il ne faudrait pas voir dans ce travail une pensée arrivée à maturité. Trop de questions sont encore imprécises, la démarche trop sinueuse. Une importante partie, sans doute trop exhaustive, est consacrée à l’examen de l’histoire de la pensée depuis Descartes jusqu’à la fin du XIXe siècle. Trois siècles d’histoire intellectuelle occidentale sont ain-si parcourus à la hâte ; des centaines d’auteurs sont cités, une multi-tude de doctrines et de systèmes se succèdent. Comment cerner l’in-tention de cette présentation ? Les membres du jury s’en sont interro-gés. Boutroux formule cette critique : « M. Berr a beaucoup lu ; il a trop lu, et, par une conséquence inévitable, trop d’ouvrages de se-conde main. En philosophie, il faut lire cent fois le même texte ; trop lire empêche de bien lire. » Et Espinas d’ajouter, plus sévèrement en-core : « Je n’ai pas vu nettement l’idée dominante de votre esquisse d’histoire de la philosophie ; c’est un manuel convenable d’histoire de la philosophie, mais qui ne fait pas partie intégrante d’un travail origi-nal. » 246

[123]Ce sont là des objections parfaitement légitimes. Mais, à la défense

de Berr, il faut dire que ce n’est pas dans le domaine de la philosophie ou de l’histoire de la philosophie que sa thèse prétend à l’originalité, mais bien dans celui de l’histoire-science qui est en plein essor. En quoi la genèse de la philosophie sert-elle son dessein ? Simplement, Berr tente de transposer à la discipline historique l’idée du sujet unifi-246 Revue de métaphysique et de morale, 1899, 7, p. 16.

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cateur et rationnel que l’on retrouve, sous des formes diverses, à tra-vers l’histoire de la pensée philosophique moderne.

2 - SYNTHÈSE HISTORIQUEET SOCIOLOGIE

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L’avenir de la philosophie est essentiellement, on l’a vu, un pro-gramme pour accéder à la synthèse. On peut s’étonner à cet égard de sa grande sinuosité.

Les premières années du XXe siècle marquent, dans la pensée de Berr, une tentative pour parvenir à une élaboration rigoureuse et pra-tique de l’idée de synthèse. Son langage s’est modifié : il ne parle plus de la synthèse sans y attacher l’épithète « historique ». Au même mo-ment, la sociologie acquiert peu à peu une reconnaissance de légitimi-té tant sur le plan méthodologique qu’institutionnel. Les durkheimiens tiennent en haute estime la portée cognitive de leur discipline. Ils la définissent non seulement comme le « corpus » des sciences sociales, mais ils souscrivent aussi à l’irréductibilité de leur objet d’étude.

Comment Berr réagit-il face à une discipline dont l’ultime ambi-tion est de devenir la gouvernante du savoir humain ? Berr commence par remettre en question les fondements du principe méthodologique selon lequel le social se veut une réalité autonome, distincte des indi-vidus qui le composent. Et dans un même mouvement, il souligne le [124] caractère hétéroclite de la science sociologique. « Il y a trop de sociologies, déclare-t-il, pour que la sociologie puisse être considérée comme constituée. » 247 Cet éclatement méthodologique est lacunaire et prouve une fois de plus que la sociologie n’a pas encore atteint le niveau de science : « C’est incontestablement une infirmité des études sociologiques qu’il paraisse tant d’ “Introductions” à la sociologie où cette science est définie de façons diverses ; qu’il y ait tant de sociolo-gies “générales”, “pures”, “abstraites”, tant de “manuels” où les faits sont systématisés de manières si différentes. » 248 Qui sont les victimes

247 H. Berr, La synthèse en histoire, Paris, Albin Michel, 1953, p. 119.248 Ibid., p. 118.

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de cette attaque où aucun nom n’est pourtant mentionné ? Worms ? Fouillée ? Probablement. Durkheim ? Non pas.

C’est que, selon Berr, Durkheim et son « groupe de bons tra-vailleurs » sont animés par le souci commun de tenter de constituer la sociologie scientifiquement en lui assignant des règles méthodolo-giques. Berr n’en est pas moins en désaccord avec la lecture de l’his-toire proposée par les durkheimiens : ils « tendent à donner de l’his-toire une interprétation purement sociologique », remarque-t-il. « Quelque réalité que représentent les sociétés ; si légitime, par suite, que soit cette abstraction : la société ; et si important que puisse être ce facteur de l’explication historique, il ne faut point, par réaction contre l’histoire individualiste, poser a priori l’être social comme une donnée irréductible, source primordiale de tous les faits humains. » Berr refuse de croire que l’individu obéisse servilement à la force coercitive que lui impose la vie collective. Il va même plus loin : il soutient, dans des pages stimulantes qui, disons-le prudemment, peuvent évoquer la tradition utilitariste, que toute forme d’association humaine est l’œuvre consciente des individus. S’il y a société, nous dit Berr, c’est que des individus manifestent le désir de vivre en-semble. « Il n’est [125] pas prouvé, il n’est pas vraisemblable que la société se soit constituée d’emblée : il ne faut pas lui attribuer une réa-lité antérieure et supérieure à celle des individus, ou alors en quoi peut bien consister cette réalité initiale ? » Ce qui se produit dans la société n’est donc « pas exclusivement produit par la société » 249.

L’opposition entre Berr et l’école durkheimienne porte donc essen-tiellement sur les origines de la vie sociale. Certes, Berr admet avec Durkheim que la vie collective est extérieure aux individus et qu’elle est susceptible d’exercer une action contraignante, mais cette extério-rité et cette contrainte, soutient-il, s’affirment seulement lorsque la société est fermement constituée, c’est-à-dire au moment où elle s’est dotée d’institutions : « La société ne s’est pas constituée tout d’une pièce. Avant qu’il y eût une organisation sociale véritable, on ne sau-rait dire que les hommes étaient hostiles ou fermés à ce qui n’existait pas ; et ce ne peut être que l’instinct social des individus, par une évo-lution logique, qui a fait naître précisément cette organisation sociale, puis qui l’a développée - en raison des bienfaits qu’elle leur procu-

249 Ibid., p. 127.

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rait. » 250 Qu’il y ait une conscience collective « distincte des sujets qui la constituent », voilà qui est accepté « difficilement », selon Berr : « Pour que la société agisse sur les individus, il faut d’abord que les individus - êtres sociaux - créent la société. L’effet réagit sur l’agent. » Suivant ce mouvement dialectique, l’individu est à la fois cause et effet de la vie sociale : « Ce qui semble évident, c’est que la société et l’individu, au point de vue mental, sont à la fois en opposi-tion, virtuelle ou effective, et en relation intime. Durkheim et les tra-vailleurs qui se rattachent à lui ont donc le tort de ne pas reconnaître ce jeu compliqué d’action et de réaction constantes ; de ne pas distin-guer, dans leurs études sur la genèse de la pensée, ce [126] qui est in-dividuel - au sens d'humain ou de logique - de ce qui est social ; de ne pas se rendre compte que l’action de la société se borne à affermir, libérer, développer la logique rationnelle, qu’elle ne saurait créer. C’est l’individu qui la crée. » 251

Le désaccord entre Berr et Durkheim semble donc considérable. Mais Bouglé, qui était un lecteur attentif de la Revue de synthèse his-torique, soutient que les remarques de Berr concernant Durkheim et L’Année sociologique ont « moins de gravité qu’il ne semble à la pre-mière apparence » 252. Il n’en demeure pas moins que nous sommes en présence de deux orientations méthodologiques diamétralement oppo-sées.

Dans un contexte où les vastes synthèses encyclopédiques tom-baient en désuétude au profit de la spécialisation des disciplines, Berr apparaissait ainsi voué à l’échec. Au carrefour de l’histoire « histori-sante », des anciennes philosophies de l’histoire et de la sociologie naissante, il aura toutes les difficultés à faire triompher ses idées sur le plan institutionnel.

3 - LA CHAIRE D’HISTOIREAU COLLÈGE DE FRANCE :

BILAN D’UN ÉCHEC250 Ibid., p. 165.251 Ibid., p. 193.252 C. Bouglé, Histoire et sociologie, Annales sociologiques, 1934, série A, 1,

p. 177 ; J. Faublée, Henri Berr et L'Année sociologique, Revue de synthèse, 1964, 85, p. 68-74.

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On l’a dit, bien qu’il n’était historien ni de formation ni de profes-sion, Berr a sans cesse travaillé à l’avancement de la science histo-rique. Cela le plaçait parfois dans des [127] situations ambiguës. Les historiens ont parfois accueilli son œuvre avec indifférence. En réalité, plusieurs historiens se sont sentis peu concernés par les travaux de Berr qu’ils considéraient comme relevant de la sociologie ou encore ils y voyaient un retour à la philosophie de l’histoire.

Il est donc étonnant au premier abord que Berr sollicite une chaire d’histoire générale au Collège de France en 1903, l’année même où les échanges entre historiens et sociologues atteignent un rare niveau de polémique 253.

Même s’il n’a pas encore quarante ans au moment où il pose sa candidature, Berr a déjà une carrière intellectuelle passablement rem-plie. Professeur de rhétorique au lycée Henri-IV, il compte plusieurs publications : des dizaines d’articles et comptes rendus et trois livres. Surtout, il a fondé la Revue de synthèse historique qui, écrit-il avec fierté, a déjà largement contribué à enrichir « la science française ». Mais Berr ne se contente pas de mettre en valeur son projet, il en pro-fite du même coup pour s’attaquer aux philosophes, aux historiens et aux sociologues. Tout cela s’est avéré ainsi, infructueux. Aux yeux de plusieurs historiens, la synthèse historique de Berr n’avait pas sa place au sein d’une chaire d’histoire générale. On considérait son dessein beaucoup trop philosophique. C’était là, entre autres, le point de vue d’un candidat de prestige à cette même chaire, l’historien Gabriel Mo-nod. Ce dernier, qui parle au nom de la communauté historienne, en fait d’ailleurs la remarque personnellement à Berr en soulignant qu’il existe déjà « suffisamment de chaires de philosophie ». On comprend la fermeté avec laquelle Berr lui a répondu : « M. Monod se trompe en m’écrivant : il y a assez de chaires [128] de philosophie au Collège de France. Je pourrais lui répondre : il y a assez de chaires d’histoire pure comme de philosophie proprement dite. » 254 L’opinion de Monod était sans doute partagée par beaucoup d’autres puisque la candidature de 253 M. Rebérioux, Le débat de 1903 : historiens et sociologues, in C.-O. Cabo-

nell et G. Livet, Au berceau des Annales, le milieu strasbourgeois, l’histoire en France au début du XXe siècle, Toulouse, Presses de l’Institut d’études politiques de Toulouse, 1983, p. 219-230.

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Berr ne fut pas retenue. Ironiquement, c’est à Monod, fondateur de la Revue historique, que la chaire sera octroyée. À tout point de vue, Monod était nettement avantagé sur Berr. Monod jouissait du prestige universitaire alors que Berr était professeur de lycée ; de surcroît, la Revue historique était lue et avait une large audience chez les histo-riens, ce qui n’était évidemment pas le cas pour la Revue de synthèse historique qui intéressait surtout les sociologues et les philosophes.

Cet échec n’empêche pas Berr de continuer à croire aux vertus de la synthèse historique ; et dans les années qui suivent, il défend ses idées avec la même ferveur et cherche des tribunes afin de les pro-mouvoir. C’est ainsi qu’en 1912 - au moment même où François Si-miand convoite la chaire d’histoire du travail - il pose sa candidature au Collège de France une seconde fois, appuyé cette fois-ci par Berg-son et Bédier. Mais encore là, le Collège de France se montre peu ré-ceptif à la synthèse. « Sans doute, affirme un auteur, c’était une vic-toire pour les érudits conservateurs du Collège de France, gardiens des rapports entre les disciplines. » 255

À l’évidence, l’éclectisme de Berr était peu attrayant. Et plusieurs doutaient que Berr, dont la formation philosophique le rendait sûre-ment suspect, puisse apporter une contribution originale dans un champ particulier de l’histoire. L’attribution de la chaire d’histoire générale à Monod vient en quelque sorte confirmer « la domination [129] de l’historiographie érudite et analytique » 256. En 1913, dans un article où la déception de ses récents échecs se laisse entrevoir, Berr rappelle aux lecteurs de la Revue de synthèse historique les dangers de l’hyperspécialisation : « Beaucoup d’érudits et d’historiens pragma-tistes restent sceptiques sur l’efficacité de nos recherches : elles leur apparaissent comme un luxe philosophique et non comme l’armature même de l’histoire dans sa constitution définitive. » 257

254 Berr cité par M. Siegel, Henri Berr et la Revue de synthèse historique, in C.-O. Carbonell, G. Livet, Au berceau des Annales, Toulouse, 1983, p. 229.

255 M. Seigel, ibid., p. 211.256 G. Gemelli, Communauté intellectuelle et stratégies institutionnelles, Revue

de synthèse, 1987, 2, p. 230.257 H. Berr, Nouvelle série, Revue de synthèse historique, 1913, 27, p. 2.

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DEUXIÈME PARTIE.Le Henri Berr et la synthèse historique

Chapitre IV

Henri Berr,organisateur et animateur

de la synthèse

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L’histoire est synthèse : elle lie le contingent à la nécessité et à la logique, elle rassemble les sciences et indique leurs principes d’unité. Or, unifier les savoirs signifie aussi unifier des spécialistes qui pro-viennent d’horizons diversifiés. Dès son premier livre, Vie et science, Berr déplorait l’isolement dans lequel se tenaient les membres de la communauté scientifique : « La synthèse n’est point organisée encore. Elle s’essaye dans quelques têtes rares ; elle ne s’édifie point par un commun accord. » 258 Comment et par quels moyens l’unité du savoir pourra-t-elle s’édifier ?

Un vif souci d’organisation commande toute la démarche de Berr. En 1900, il fonde la Revue de synthèse historique, et les enjeux sont clairement définis : il s’agit, grâce à « l’aménagement de la coopéra-tion », de préciser le rôle qu’est appelée à jouer l’histoire dans la fa-mille des sciences de l’homme. On ne s’étonnera pas à cet égard qu’une bonne part des travaux publiés dans les premières années d’existence de la Revue de synthèse historique porte sur des questions de méthode, de théorie et d’épistémologie. À l’aube de la Première 258 H. Berr, Vie et science, op. cit., p. 5-6.

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Guerre mondiale, Berr [132] tente de vérifier la validité de ses ré-flexions théoriques sur le terrain même de l’histoire. L'évolution de l'humanité, qu’il fonde en 1919, répond à ce souci d’ériger une his-toire pleinement concrète.

1 – OBJECTIFS DE LA REVUEDE SYNTHÈSE HISTORIQUE

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La synthèse suppose l’unité. Dans les dernières lignes de sa thèse, Berr le rappelle : « La Synthèse doit absorber toutes les énergies, déri-ver et raviver l’ancien esprit d’aventure. Se lancer à la conquête de tout l’inconnu ; contrôler l’hypothèse de l’Unité ; réaliser les fins ul-times de l’Être : n’est-ce pas une aventure assez passionnante ? » 259 Cette remarque a des allures de programme. En écrivant la conclusion de sa thèse, sans doute Berr songe-t-il à fonder une revue où l’histoire est appelée à « contrôler l’hypothèse de l’unité ».

C’est dans ce dessein que la Revue de synthèse historique est lan-cée. Dès le départ, le mouvement historique enclenché de l’autre côté du Rhin séduit le jeune Berr. Il s’y pratique une histoire qui tente de rallier la marche des faits au développement sinueux des idées. « En traçant notre programme, écrit Berr quelques années plus tard, nous avions les yeux fixés sur l’Allemagne. » 260 Le contenu de la première livraison ne pouvait d’ailleurs le dissimuler : on y trouvait la mono-graphie d’A. Bossert (Portraits d'historiens : Niebhur, Ranke, Sybel, Mommsen) et l’article de l’éminent historien [133] allemand Karl Lamprecht (La méthode historique en Allemagne).

La Revue de synthèse historique, qui à cet égard peut difficilement se comparer aux revues d’histoire française de l’époque, se propose de dresser un bilan de la vie scientifique et d’inviter les sciences à préci-ser leur objet par rapport à la synthèse. Une telle intention évoque à merveille le dessein de L'Année sociologique. Il n’est d’ailleurs pas douteux que la Revue de synthèse historique se soit grandement inspi-259 H. Berr, L’avenir de la philosophie, op. cit., p. 510-511.260 H. Berr, Les études historiques et la guerre, Revue de synthèse historique,

1919, 29, p. 7.

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rée du projet durkheimien sans toutefois être l’organe d’une école ou d’une doctrine. Une rubrique de la revue, intitulée L'Année sociolo-gique, et qui est sous la responsabilité d’Edmond Goblot, résume et analyse les travaux du groupe durkheimien.

Dans les premières années de son existence, les articles de la Re-vue de synthèse historique portent principalement sur la théorie de l’histoire et sur l’histoire des idées. « Les études théoriques seront peut-être nombreuses au début : à moins de redites, c’est une veine qui ne saurait tarder à s’appauvrir. Et, d’ailleurs, il ne faut pas que le mot de théorie donne des inquiétudes : il n’appelle pas nécessaire-ment, il n’appelle absolument pas ici des considérations vagues, trop générales, émises par des penseurs qui n’aient aucune pratique de l’histoire. » 261 En 1913, Berr a le sentiment d’avoir rempli sa mission avec succès : « La théorie de l’histoire est nécessaire ; et, au moment où la Revue s’est fondée, elle était trop négligée - en France du moins (...) Notre préoccupation essentielle a été de promouvoir la théorie de l’histoire, d’élucider les principes et de préparer les cadres d’une science explicative - aussi distincte de la pure analyse ou de la narra-tion que de la philosophie a priori. » 262

[134]D’un point de vue théorique, le programme de la revue ne vise

qu’à approfondir la psychologie historique à laquelle Berr avait sans cesse fait la promotion dans ses propres travaux : « Aboutir en histoire à la psychologie, voilà qui est tout à fait nécessaire, mais qui est infi-niment délicat. Cette Revue, en provoquant des travaux de ce genre, n’en veut pas dissimuler les difficultés : elle ne tient pas à encourager les fantaisies qui n’ont rien à voir avec la science. Elle voudrait ame-ner à la synthèse les recherches solides d’érudition, non seulement en les rapprochant, mais en les approfondissant et en les unifiant ; elle souhaite donc d’obtenir des essais de psychologie historique. » 263 Cette psychologie historique est appelée à examiner l’homme sous de multiples aspects : « L’étude comparative des sociétés doit aboutir à la psychologie sociale, à la connaissance des besoins fonciers auxquels répondent les institutions et de leurs manifestations changeantes. L’étude des séries historiques doit aboutir à la psychologie des grands 261 H. Berr, Sur notre programme, op. cit., p. 1.262 H. Berr, Nouvelle série, Revue de synthèse historique, 1913, 27, p. 1.263 H. Berr, Sur notre programme, op. cit., p. 2.

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hommes d’action et de pensée, des individualités ethniques, des mo-ments critiques de l’histoire. Et c’est une question de psychologie, importante et délicate, à élucider que celle du rôle joué dans l’histoire par l’élément intellectuel. » 264

2 - DIALOGUE DELA SYNTHÈSE HISTORIQUE

ET DE LA SOCIOLOGIE

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La Revue de synthèse historique cherche donc à dépasser la socio-logie tout en s’en inspirant. Dans l’esprit de Berr la sociologie, loin d’être la science maîtresse qu’elle prétend être, n’est en fait qu’une propédeutique à la synthèse historique. [135] Son rôle n’en demeure pas moins fondamental dans l’élaboration d’une science générale de l’histoire, et c’est pourquoi la Revue de synthèse historique compte, dès le départ, accorder une large place aux récents travaux de sociolo-gie. « Il y aura dans cette Revue une part importante de sociologie po-sitive », souligne Berr 265. Les sociologues, principalement recrutés auprès de Durkheim, sont dès lors invités à participer au décloisonne-ment de la discipline historique et à préciser leur point de vue par rap-port à la synthèse.

Un grand nombre de durkheimiens répondent favorablement à l’in-vitation lancée par Berr. Si bien que pendant les cinq ou six premières années de son existence la Revue de synthèse historique est littérale-ment envahie par les travaux des sociologues. Cette collaboration de la sociologie avec la Revue de synthèse historique a donné lieu à di-vers commentaires. Hubert Bourgin soutenait qu’avec « sa Synthèse historique, Henri Berr a fondé, derrière Durkheim et Lévy-Bruhl, une sorte d’école préparatoire à la sociologie » 266. Lucien Febvre estimait pour sa part que la revue de Berr n’avait été rien de moins que le « cheval de Troie des sociologues ». Et Fernand Braudel, à regret,

264 Ibid., p. 6.265 Ibid., p. 4.266 H. Bourgin, De Jaurès à Léon Blum. L'École normale et la politique, Paris,

Fayard, 1938, p. 232.

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soulignait que « la Revue de synthèse a été trop attentive à la sociolo-gie » 267.

Malgré la collaboration fructueuse entre le groupe des durkhei-miens et Henri Berr, ce dernier, on le sait, reste critique vis-à-vis d’une interprétation purement sociologique de l’évolution historique. « Si légitime et si importante que soit la sociologie, épuise-t-elle toute l’histoire ? Nous ne le croyons pas. Mais, quelles que soient nos convictions, on [136] reconnaîtra qu’il y a là, tout au moins, un pro-blème. La sociologie est l’étude de ce qui est social dans l’histoire : mais tout y est-il social ? Le rôle des individus, le rôle des grandes individualités historiques, dont la sociologie comparative n’a pas à tenir compte, - si faible qu’on le suppose, -, est-il absolument négli-geable ? » 268 C’est à cette question que deux collaborateurs de la Re-vue de synthèse historique, A.-D. Xénopol et Paul Mantoux, tentent de répondre.

A.-D. Xénopol

Docteur en philosophie de Berlin, auteur d’une histoire de la Rou-manie, Xénopol (1847-1920) a consacré une part importante de ses travaux à réfléchir sur des problèmes de théorie de l’histoire. Dès le début, Xénopol s’impose comme un des collaborateurs assidus de la Revue de synthèse historique, et rares sont les numéros, dans les pre-mières années du siècle, où sa signature n’y apparaît pas.

Un des principaux objectifs de Xénopol consiste à préciser le rôle de l’histoire dans la hiérarchie des connaissances. Sa conception de la science, ses idées et son langage rappellent souvent le positivisme scientiste du milieu du XIXe siècle. La science, écrit Xénopol, « n’est pas une création de notre esprit, comme le sont la religion, les arts, les ormes de gouvernement. Elle est le reflet dans l’entendement, la pro-jection de la raison des choses dans la raison humaine ». D’où la va-leur universelle du savoir scientifique : « La science est unique et ne

267 F. Braudel, Hommage à Henri Berr pour le centenaire de sa naissance (1863-1954), Revue de synthèse, 1964, 85, p. 24.

268 H. Berr, Sur notre programme, op. cit., p. 4-5.

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saurait se colorer différemment par les divers esprits à travers lesquels elle se manifeste (...) La vérité est unique et n’a pas de patrie. » 269

Selon Xénopol, les sciences doivent être classées selon [137] les ordres de phénomènes que l’on observe dans la nature. Or la nature renferme deux ordres de phénomènes : les phénomènes de « répéti-tion » et les phénomènes de « succession » 270. La « répétition » ren-voie à des similitudes, à de la stabilité ; alors qu’au contraire la « suc-cession » renvoie à du singulier et du variable. Mais il y a une autre différence : la caractéristique fondamentale des faits de répétition est que, contrairement aux faits de succession, ils peuvent être prévus et prédits. Aussi, Xénopol soutient que les faits de répétition sont « gé-néraux quant au temps », alors que « les faits de succession sont tou-jours individuels quant au temps ». La science doit-elle s’en tenir uni-quement au général, comme le suppose le vieil axiome ? Non, répond Xénopol, car la nature se compose à la fois de faits de répétition et de succession ; et il est possible de concevoir l’histoire comme une disci-pline scientifique puisqu’elle « constitue un des deux modes univer-sels de conception du monde » 271.

L’histoire est ici considérée comme une science de l’individuel par excellence. « L’élément principal de l’histoire de toute formation de l’univers, écrit Xénopol, (...) consistera donc dans les modifications qui se montrent une seule fois sur l’océan des temps, pour y sombrer et ne plus jamais y revenir. » 272 Les faits historiques sont uniques, ils ne se répètent jamais, mais plutôt ils se modifient dans le temps. L’histoire, nous dit Xénopol, doit donc être « considérée comme un développement et non comme une éternelle répétition des mêmes phé-nomènes » 273. La tâche de l’histoire consiste à relier et coordonner les faits individuels [138] les uns aux autres afin d’en dégager des lois. Il est donc possible théoriquement d’aboutir à une explication scienti-fique à partir de faits individuels ou successifs.

269 A.-D. Xénopol, La classification des sciences et l’histoire, Revue de syn-thèse historique, 1901, 2, p. 265-266.

270 A.-D. Xénopol, La théorie de l'histoire, Paris, Leroux, 1908, p. 23 et s.271 Ibid., p. 276.272 A.-D. Xénopol, Caractère de l’histoire, Revue philosophique, 1904, 57, p.

43-44.273 A.-D. Xénopol, Race et milieu, Revue de synthèse historique, 1900, 1, p.

255.

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Cette conception de l’histoire, qui insiste sur la primauté causale des faits individuels, oppose directement Xénopol aux positions théo-riques de la sociologie naissante. Contrairement à l’histoire, comprise comme une science de succession, Xénopol définit la sociologie comme une science de « répétition ». La sociologie, remarque-t-il, s’intéresse d’abord aux faits permanents et stables (institutions, croyances, mœurs, etc.), tandis que l’histoire s’attache aux faits indi-viduels et variables (guerres, traités, événements). Plus précisément : le rôle de l’histoire consiste à « localiser » et à « individualiser les ac-tions humaines » 274. Or, la sociologie méconnaît la portée scientifique de l’individuel. Il s’agit là d’une grave erreur, estime Xénopol, car il y a une part importante d’individualités et de contingences dans tout objet scientifique. Le social, malgré l’apparence d’irréductibilité, ré-sulte lui-même de causes individuelles ; et il est individualisé de mul-tiples façons : notamment par le temps et par l’espace. Bref, le fait social « ne se produit qu’une fois dans le cours des âges et ne se re-produira plus jamais d’une façon identique » 275. Tant que la sociologie ne reconnaîtra pas le rôle et l’importance de l’individuel dans le pro-cessus cognitif, sa méthode restera lacunaire. « Dans cette lutte entre la sociologie et l’histoire, conclut Xénopol, c’est la dernière qui doit remporter la victoire, car la vérité est de son côté. » 276

274 A.-D. Xénopol, Les sciences naturelles et l’histoire, Revue philosophique, 1900, 50, p. 383.

275 A.-D. Xénopol, La causalité dans la succession. Revue de synthèse histo-rique, 1904, 9, p. 13.

276 A.-D. Xénopol, Sociologie et histoire à propos d’un ouvrage de M. Cesare Rivera, Revue de synthèse historique, 1906, 12, p. 72.

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[139]

Paul Mantoux

L’historien économiste Paul Mantoux (1877-1956) ne peut certai-nement pas être qualifié d’historien historisant ou traditionnel. Dans le débat qui oppose l’histoire et la sociologie au début du siècle, son intervention est restée célèbre. Dans la Revue de synthèse historique de 1903, Mantoux signe un de ses rares articles, « Histoire et sociolo-gie », dans lequel il s’oppose à François Simiand et réclame la possi-bilité d’une science de l’individuel. Le ton austère de l’article n’em-pêche pas le jeune Mantoux d’espérer nouer des alliances entre l’his-toire et la sociologie. Mais selon lui le meilleur moyen pour y parvenir est d’abord d’indiquer la spécificité des deux disciplines.

Le distinguo entre l’histoire et la sociologie que propose Mantoux se réduit à sa plus simple expression : l’histoire est une discipline nar-rative et ne saurait à cet égard être considérée comme une science au même titre que la chimie ou la physique, tandis que la sociologie, en tentant de découvrir des relations causales stables et permanentes, fait œuvre de science. Et pour ce qui est des similitudes entre les deux dis-ciplines, Mantoux souligne, comme Seignobos, qu’elles pratiquent toutes deux le même « mode de connaissance », c’est-à-dire un mode de connaissance indirecte. De ce fait, la sociologie est tout aussi éloi-gnée que l’histoire du type d’observation que l’on retrouve dans les sciences de la nature : « Non seulement la plupart des faits passés, mais aussi l’immense majorité des faits présents, échappent à l’obser-vation directe. » 277 Pareille déclaration ne va pas bien loin. La contri-bution de Mantoux réside dans la définition, à travers les contrastes et les similitudes des deux disciplines, d’un lieu de rencontre possible entre l’histoire et la sociologie.

[140]La matière historique offre de précieux renseignements à la socio-

logie naissante, désireuse de s’éloigner des interprétations métaphy-siques : « À chaque instant le sociologue est forcé d’emprunter à l’his-

277 P. Mantoux, Histoire et sociologie, Revue de synthèse, 1903, 8, p. 124.

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toire les termes de son raisonnement, et il suppose implicitement que l’histoire les lui fournit solides et de bon aloi. » 278 Comment la socio-logie peut-elle nouer des liens avec une discipline qui privilégie la narration, l’événement et l’individu ? Il n’est pas prouvé, soutient Mantoux, que l’individuel « n’est pas et ne peut jamais être une cause, au sens scientifique du mot, il faudrait être sûr qu’en l’éliminant on ne fait rien disparaître d’essentiel » 279. L’individu peut donc agir comme cause efficiente ; il peut être, comme le souligne Mantoux avec La-combe, à l’origine de l’institutionnel et du général.

Mantoux propose ici une thèse qui rejoint l’essentiel des conclu-sions de la psychologie sociale. Il décrit la vie collective comme étant le résultat de la multiplication d’éléments psychologiques. Mantoux se heurte ainsi à la conception durkheimienne de la causalité : « Il est possible - et même probable - que les phénomènes sociaux n’aient pour cause, au sens scientifique du mot, que d’autres phénomènes so-ciaux. Mais ce n’est là qu’une présomption, qu’on doit admettre pro-visoirement et sous bénéfice d’inventaire. D’ailleurs, à côté de l’idée de cause, nous en rencontrons une autre ; c’est celle de condition né-cessaire. » En chimie, « la cause d’un phénomène chimique ne se trouve que dans le rapprochement de certains corps ; mais il y a des conditions de chaleur qui sont indispensables à la production du phé-nomène. Parce que la chaleur est du domaine de la physique, condam-nera-t-on la thermochimie ? — Le développement d’une ville est un phénomène social ; il a telle cause sociale que l’on voudra, mais il est soumis à des conditions géographiques qu’il est impossible [141] de négliger » 280. Il devient donc légitime de croire que tout phénomène, naturel ou social, se tisse de nécessités et de contingences. Si le rôle de la sociologie consiste à rendre compte du nécessaire, il appartient à l’histoire de livrer l’élément contingent qui compose le social. C’est dans cette division des tâches précisément que l’histoire et la sociolo-gie deviennent des disciplines complémentaires.

On l’aura remarqué dans les analyses qui précèdent, Mantoux adopte une position méthodologique assez analogue à celle de Berr. À mi-chemin entre Durkheim et Tarde, Mantoux interprète la vie sociale comme le produit de la contrainte et de l’imitation. On en a un indice

278 Ibid., p. 127.279 Ibid., p. 130.280 Ibid., p. 136-137.

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éloquent quand il prend l’exemple du langage : « Le langage, écrit Mantoux, est (...) parfaitement distinct de ceux qui le parlent : c’est une chose. Le langage s’impose aux individus (...) Le langage est imi-té : il est et demeure, à chaque instant, le produit de l’imitation. » 281

3 - UNE ENCYCLOPÉDIE HISTORIQUE :L’ÉVOLUTION DE L’HUMANITÉ

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Le second moment de l’œuvre collective orchestrée par Henri Berr débute en 1920 lorsqu’il fonde une vaste encyclopédie historique, L’évolution de l’humanité, qui se propose d’être « le miroir de la civi-lisation mondiale » 282.

Au premier abord, l’entreprise de Berr n’est guère nouvelle : il est fréquent à l’époque de réunir différents auteurs afin de constituer une histoire universelle. Pour y [142] parvenir, on utilise souvent la même démarche : les collaborateurs, la plupart historiens de formation et de profession, se partagent la tâche en fonction de leur spécialité. Géné-ralement, chaque auteur couvre une aire particulière ; une date, un événement ouvrent et ferment chacun des ouvrages. Berr se démarque nettement de cette tradition : ses collaborateurs, qui ne sont pas seule-ment des historiens, sont recrutés parmi l’élite des praticiens des sciences sociales.

Mais ce n’est pas tout. La matière abordée par L’évolution de l’hu-manité est immense : elle s’étend de la préhistoire jusqu’à la moderni-té, et elle couvre des domaines aussi divers et inédits que l’histoire de l’art et de la littérature, l’histoire des sciences en passant par l’histoire des idées et des mentalités. Chacun des ouvrages a son autonomie et soulève un problème particulier. Les collaborateurs, tant par leur for-mation que par leur inclination théorique, sont assez diversifiés : « Il ne nous déplaît pas de trouver chez nos différents collaborateurs des tendances, des hypothèses directrices diverses, de façon que L’évolu-tion de l’humanité apparaisse vraiment comme cette expérience, que 281 Ibid., p. 138.282 L.-P. May, Nécrologie Henri Berr (1863-1954), Revue historique, 1955,

213-214, p. 202.

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nous avons promise, où soient mis à l’essai les divers facteurs explica-tifs et mesuré leur pouvoir d’explication. » 283 Comme organisateur, Berr signe au début de chacun des ouvrages un long avant-propos où il expose et discute la thèse de l’auteur et rappelle les principes de la synthèse.

Intentions de « L’évolution de l’humanité »

Comme on l’a vu, la Revue de synthèse historique, dans les pre-mières années de son existence, rassemble surtout des travaux théo-riques ; le dessein de L’évolution de [143] l’humanité est autre, bien qu’il en soit tout à fait complémentaire. Il ne s’agit plus ici de discuter de théorie ; mais il convient surtout, promet Berr, de mettre en pra-tique les principes de la synthèse historique, d’en vérifier la validité sur le terrain même des faits : « La théorie de l’histoire qui s’était éla-borée dans la Revue, et que nous avons dégagée dans notre Synthèse en histoire, devait être soumise à l’application (...) D’où L’évolution de l’humanité, œuvre de synthèse collective, émanation de la Revue et destinée à en expérimenter les résultats théoriques. » 284 L’histoire sort ainsi de la pure spéculation. En 1913, Berr parle déjà de ses préoccu-pations théoriques comme étant choses du passé : « Nous croyons maintenant qu’il y a encore autre chose à faire que de la théorie, ou de timides essais d’application dans des articles étroits. » 285 L’idée est simple et évoque les plus profondes aspirations positivistes : l’histoire doit devenir une science utile et concrète. Les événements de 1914- 1918 ne font que renforcer cette croyance déjà enracinée profondé-ment dans l’esprit de Berr. Au lendemain de la guerre, il écrit : « Ce qu’il faut, c’est que l’histoire s’oriente nettement vers la solution des problèmes qui intéressent la vie, la vie des peuples et celle des indivi-dus, la vie matérielle et la vie de l’esprit. » 286

Il est difficile de dire à quel moment Berr envisage le projet d’éla-borer une histoire universelle. Quelques passages de son œuvre

283 H. Berr, Préface, M. Granet, La pensée chinoise, Paris, La Renaissance du livre, 1934, p. XVI.

284 H. Berr, Au bout de trente ans, op. cit., p. 55.285 H. Berr, Nouvelle série, op. cit., p. 1-2.286 H. Berr, Les études historiques et la guerre, op. cit., p. 27.

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peuvent laisser deviner que ce projet est en gestation depuis ses plus lointaines années de jeunesse. Ce que l’on sait cependant avec certi-tude, c’est que Berr entreprend des démarches sérieuses dès 1910 (re-crutement de collaborateurs, contact avec des maisons d’éditions, etc.). Dès 1912, le plan de L’évolution de l’humanité est esquissé et, l’année suivante, Berr fait part de son projet [144] aux lecteurs de la Revue de synthèse historique 287. Le premier volume est attendu pour 1914, mais l’enthousiasme de Berr est freiné par la guerre. La paru-tion de L’évolution de l’humanité sera retardée pendant plus de six ans. En 1920, l’ouvrage d’Edmond Perrier, La terre avant l’histoire, ouvre définitivement la collection ; une centaine d’autres ouvrages suivront, dont plus d’une cinquantaine seront préfacés par Berr.

Dans l’introduction générale à la collection, Berr estime que deux facteurs fondamentaux favorisent hautement la constitution d’une his-toire universelle : le développement des études historiques, assisté d’une multitude de nouvelles sciences de l’homme, d’une part ; et, d’autre part, les conditions « mondiales » de la vie des peuples. L’évo-lution de l’humanité est bel et bien la fille de son temps. Berr, qui a été un spectateur déchiré de la Première Guerre mondiale, ne manque d’ailleurs pas de rappeler la nécessité, l’urgence, d’un renouvellement des études historiques afin de répondre aux besoins d’une société en constante évolution. Et il estime que ce renouvellement suppose l’aménagement de pistes de recherche, souvent négligées par la com-munauté historienne, comme l’histoire des mentalités, l’histoire des religions, l’histoire des civilisations, l’histoire des sciences, etc. Le sens que revêt pareille entreprise exige, encore une fois, la collabora-tion de l’ensemble des spécialistes des sciences sociales.

287 H. Berr, Nouvelle série, op. cit., p. 2.

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« L’évolution de l’humanité » et la sociologie

Si, comme l’a remarqué Lucien Febvre, la Revue de synthèse his-torique a été le « cheval de Troie des sociologues », la communauté des sociologues, et plus particulièrement le groupe durkheimien, continue de collaborer avec enthousiasme [145] à L’évolution de l’hu-manité. Marcel Mauss s’en est fait le porte-parole : « Un certain nombre d’entre nous collaborent et collaboreront à cette œuvre (L’évolution de l’humanité) ; c’est dire avec quelle sympathie nous la suivons et applaudissons à son succès. » 288

Quels services la sociologie est-elle appelée à rendre ? Comment se définit son rôle dans l’élaboration de L’évolution de l’humanité ? « La “sociologie”, lorsqu’elle est consciente et rigoureuse, considère les sociétés en tant que sociétés seulement. L’œuvre propre du socio-logue, estime Berr, c’est l’étude de l’organisation sociale - faite d’un point de vue comparatif. Pour mieux définir les fonctions essentielles de la société qui se traduisent en institutions, pour préciser davantage le rapport de ces fonctions avec la structure sociale et leurs rapports réciproques, elle isole l’élément social de l’histoire. Elle est un aspect de la synthèse historique, mais elle n’en est qu’un des aspects. La syn-thèse historique plénière remet cet élément, les nécessités ou lois so-ciales, en contact avec les autres éléments de l’histoire, que négligent - ou parfois nient - les purs sociologues. » 289

On le voit, à l’aube des années 1920, la place de la sociologie n’a pas changé dans l’esprit de Berr. « Il ne faudrait pas s’imaginer que le social (...) donne la clef de l’histoire », rappelle-t-il 290.

La « clef de l’histoire », pour Berr, on le sait, réside dans la lo-gique. Car c’est le facteur logique, écrit-il, « qui donne à l’évolution sa continuité réelle, sa loi intérieure ; c’est par rapport à lui, précisé-ment, c’est dans la mesure où elles le servent ou le contrarient, que les contingences prennent leur valeur foncière : celles-ci amènent de 288 M. Mauss, compte rendu de H. Berr et ses collaborateurs, L'Année sociolo-

gique, 1925, p. 288.289 H. Berr, En marge de l’histoire universelle, Paris, La Renaissance du livre,

1934, p. 7-8.290 H. Berr, Préface, L. Febvre, La terre et l’évolution humaine, Paris, La Re-

naissance du livre, 1922, p. XVII.

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l’autre ; celui-là [146] seul produit du nouveau, seul il est créa-teur » 291. En fait, rappelle Berr, la vie collective trouve sa source dans la structure mentale des individus : « La société, répétons-le, ne pense pas ; c’est l’individu qui pense : aussi peut-il être plus encore qu’agent social ; il peut être initiateur, inventeur social. La logique mentale et la logique sociale ont la même source profonde, et elles se rejoignent ici. Née des réussites de l’action, la pensée s’emploie, dans l’individu, à servir l’action, à perfectionner la vie sociale. » 292

Les préfaces de Berr sont parsemées de passages similaires : sou-vent, pour mettre en relief les limites de la méthode durkheimienne, elles insistent sur l’action réciproque du contingent, de la nécessité et de la logique tout en s’opposant à une organisation de la matière histo-rique en fonction de la chronologie et des grandes coupures histo-riques traditionnelles. Et cette conception de l’histoire ne peut être mieux représentée que dans le Rabelais de Lucien Febvre : « Qu’on ne s’étonne pas, écrit Berr à propos de ce livre, si, dans une œuvre desti-née à étudier L'évolution de l'humanité, si nous avons admis qu’un homme soit le “centre” de tout un volume. Cette œuvre veut être ex-plicative : or l’explication comporte l’étude du rôle de l'individu soit comme interprète d’un temps, soit comme initiateur de l’avenir. Et justement il s’agit ici de savoir dans quelle mesure celui-là reflète son siècle, dans quelle mesure il a pu le devancer ou le dépasser. » 293 L’in-estimable mérite de Febvre, remarque Berr à propos d’un autre ou-vrage, est d’avoir parfaitement saisi le rôle créateur de l’individu : « L’activité réfléchie, l’intelligence créatrice, la volonté éprouvée aux prises avec les puissances obscures du milieu et luttant pour les appli-quer au mieux de ses besoins, qui [147] enfantent les États, il (Febvre) sait bien qu’elles appartiennent aux individus. » 294

On voit poindre, dans ces propos, une théorie de l’histoire que les travaux de jeunesse de Berr avaient déjà largement annoncée. Pour Berr, les origines de l’organisation sociale ne peuvent s’expliquer que par l’agglutination d’une multitude de choix individuels et rationnels. L’individu s’associe avec ses semblables, non pas par un contrat,

291 H. Berr, En marge de l’histoire universelle, op. cit., p. 10.292 Ibid., p. 12-13.293 H. Berr, Préface, L. Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle,

Paris, La Renaissance du livre, 1947, p. IX.294 H. Berr, Préface, L. Febvre, La terre et l’évolution humaine, op. cit., p. xxv.

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« mais avec la conscience des bienfaits de l’entraide, de l’accroisse-ment de vie qui en résulte pour eux » ; c’est donc dire que la société « n’est pas antérieure aux individus : elle se fait par eux, à la faveur d’états de conscience appropriés. Elle est liée au progrès du psy-chisme : comme lui, elle tend à accroître la vie » 295. Ce passage resti-tue la différence, initialement remarquée, entre la problématique de Berr et celle de Durkheim. La solidarité de type mécanique, qui se caractérise notamment par la contrainte sociale, ne saurait donc être considérée, aux yeux de Berr, comme le premier stade de l’évolution humaine. Et Berr, ce qui n’est pas un hasard, ne manque pas de le rap-peler avec insistance dans sa préface au livre du durkheimien Louis Gernet : « Dans le psychisme initial, l’émoi de l’homme en face de la nature était complexe : la crainte dominait peut-être ; mais ce qu’il y avait de bienfaisant dans les choses appelait la reconnaissance et la confiance. Cette confiance, en se fortifiant, devait appeler à son tour un désir d’union, d’identification même avec l’être bon et tuté-laire. » 296 On ne peut donc parler de contrainte à cette étape de l’évo-lution humaine car les liens entre les individus sont encore trop em-bryonnaires. Mais, selon [148] Berr, cette période fut brève. Petit à petit, il se forme une sorte de symbiose entre les individus que Berr appelle 1’« état de foule ». Et c’est dans cet « état de foule » que se développent les institutions sociales. La société et les individus sont alors entraînés dans un implacable mouvement dialectique. Dans la préface Des clans aux empires dont l’un des coauteurs est Georges Davy, un des gardiens de l’orthodoxie durkheimienne, Berr le men-tionne explicitement : « On ne saurait trop insister sur ce point que la société est liée au psychisme. Elle profite de ses progrès, et elle y contribue. Tout en absorbant les individus, elle développe l’individua-lité. » 297

Où débute la seconde phase de l’humanité ? Bien sûr, Berr ne donne pas de dates. Mais il estime que la première période de l’huma-nité est achevée quand la contrainte fait son apparition. En d’autres termes, quand la vie collective impose son pouvoir coercitif aux indi-vidus : « Nous nous représentons donc les origines comme quelque 295 H. Berr, En marge de l’histoire universelle, op. cit., p. 108.296 H. Berr, Préface, L. Gernet, Le génie grec dans la religion, Paris, La Re-

naissance du livre, 1932, p. XXXIX.297 H. Berr, Préface, G. Davy, A. Mortet, Des clans aux empires, Paris, La Re-

naissance du livre, 1923, p. XVI.

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chose de mouvant et de progressif, où l’individu et la société se créent l’un l’autre - jusqu’au point où la société qui s’organise et l’individu qui se développe entrent en un conflit, réel ou virtuel. C’est alors que l’être social, pour réaliser pleinement sa nature, exerce le maximum de contrainte. » 298 La contrainte sociale se développe si fortement que non seulement les institutions « enserrent toute l’activité des indivi-dus, mais que le psychisme même s’institutionnalise ». Les individus deviennent homogènes et les initiatives individuelles tendent à être réprimées : « La spontanéité créatrice, d’où est née l’organisation so-ciale, a été étouffée à la longue par cette organisation même, et l’élan initiateur de l’esprit brisé par la socialisation de la pensée (...) Pour que le progrès se poursuive, pour que les [149] représentations, puis les concepts, se moulent sur les êtres et les choses, il faut une plastici-té que le pseudo-primitif a perdue. » 299 Le progrès, selon Berr, ne s’ef-fectue donc pas suivant un mouvement rectiligne, comme le suggère Durkheim.

La troisième phase de l’évolution humaine, caractérisée non pas par la spontanéité mais bien par la liberté, débute lorsque « le rôle de l’individu va sans cesse grandissant et où, par là même, la société est rendue plus vivante et plus plastique, bien loin que sa vitalité en soit nécessairement compromise » 300.

L’hypothèse générale que sous-tend cette loi des trois états n’est, en réalité, que la poursuite du dialogue avec la sociologie durkhei-mienne. « Et il nous plaît de constater, insiste Berr, que, dans cette conception, l’essentiel de la sociologie durkheimienne se trouve rete-nu et assimilé. » À cela, Berr s’empresse d’apporter une nuance qui prend immédiatement la forme d’une critique de méthode : « Cette société rigide, qui exerce sur l’individu une pression souveraine, qui le façonne tout entier, jusque dans son être intime, nous l’admettons - mais non pas comme donnée première de l’histoire : apparue toute faite, elle serait inexplicable, quant à elle, et il serait impossible de comprendre comment elle aurait produit ce qui est en contradiction ou même en lutte avec sa nature propre. » 301 Le désaccord entre Berr et

298 H. Berr, En marge de l’histoire universelle, op. cit., p. 111.299 Ibid., p. 112-114.300 Ibid., p. 117.301 Ibid., p. 118-119.

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Durkheim réside, somme toute, dans la recherche des origines de la vie sociale.

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Histoire et sociologie en France.De l’histoire-science à la sociologie durkheimienne

Troisième partie

L’ÉCOLEDURKHEIMIENNE

ET L’HISTOIRE

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TROISIÈME PARTIE.L’école durkheimienne et l’histoire

INTRODUCTION

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Devant la montée de la science historique, comment réagit la com-munauté sociologique rangée derrière Durkheim ? À défaut de pou-voir mener une lutte à armes égales sur le plan institutionnel, la socio-logie naissante oppose des arguments de méthode aux historiens du temps. Le défi est considérable car le XIXe siècle qui s’achève, en France, a couronné unanimement l’histoire comme la science de l’homme la plus importante. À partir des années 1880, les problèmes relatifs à la définition de la méthode historique soulèvent de nom-breuses discussions et mobilisent une part importante de l’intelligent-sia française. Des interprétations diverses se sont confrontées. Non seulement le discours de l’historien en a été profondément modifié, mais cette mutation de la science historique a suscité l’intérêt des sciences de l’homme en général. Les philosophes deviennent histo-riens, les littéraires se transforment en historiens de la littérature et les sociologues construisent leurs théories à partir des matériaux de l’his-toire.

Durkheim et ses collaborateurs, groupés autour de L'Année socio-logique, participent pleinement au vaste héritage de la pensée histo-rique. Dès le départ, le détour par la genèse donne une profondeur à l’investigation sociologique soucieuse de dépasser la simple constata-tion journalistique 302. On peut même dire que, d’une manière générale, [154] Durkheim et ses disciples ont tenté d’appliquer une méthode précise, expérimentale et comparative aux faits concrets de l’histoire.302 P. Besnard, L’impérialisme sociologique face à l’histoire, in Historiens et

sociologues aujourd'hui, Paris, CNRS, 1986, p. 27-35.

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À première vue, il peut y avoir là un paradoxe si l’on songe à toutes les divergences qui ont opposé le groupe durkheimien aux his-toriens. Il faut remarquer aussitôt que ce n’est pas contre l’histoire en tant que connaissance positive que les durkheimiens s’élevaient, mais contre le déterminisme individualiste de certains historiens. À l’évi-dence, la plupart des durkheimiens reconnaissaient l’importance de l’histoire ; ils en font d’ailleurs une des principales sciences auxi-liaires à la sociologie.

Marcel Mauss s’est maintes fois exprimé en faveur d’une collabo-ration étroite entre la sociologie et la science historique. « Une meilleure description historique des rapports de civilisation entre les diverses sociétés réagira nécessairement à bien des points de vue sur nos études », écrit-il 303. Et il ajoute ailleurs : « L’histoire (des reli-gions) est un outil indispensable, puisque c’est elle qui fournit le ma-tériel des faits et garantit leur exactitude. » 304 Bref, conclut-il dans un article écrit avec Paul Fauconnet, la sociologie doit « adopter en gros les procédés de la critique historique » 305. À cela, Henri Hubert ajoute ; « La véritable analyse sociologique (...) a tout à gagner des recherches historiques originales, faites à dessein de nous renseigner sur les indices fugitifs des faits sociaux. » 306

Cette idée selon laquelle l’histoire sert de fondement à l’explica-tion sociologique fut reprise par des durkheimiens [155] de moindre autorité. Dominique Parodi soutient dans les pages de L’Année socio-logique que l’histoire est « un travail préparatoire et préalable à la constitution de la science des actions humaines » 307. Dans un même mouvement, Gaston Richard note que « la sociologie reçoit ses maté-riaux de l’histoire » 308 ; c’est donc à la « science historique, précise-t-

303 M. Mauss, Divisions et proportions de la sociologie (1927), extrait de L'An-née sociologique, Œuvres, t. 3, 1975, p. 182.

304 M. Mauss, compte rendu de Teil, L'Année sociologique (1897- 1898), 1899, 2, p. 188.

305 M. Mauss, P. Fauconnet, La sociologie   : objet et méthode (1901), in M. Mauss, Essais de sociologie, Paris, Minuit, 1975, p. 34.

306 H. Hubert, Introduction, P.-D. Chantepie de La Saussaye, Manuel d'histoire des religions, Paris, Colin, 1921, p. XIII.

307 D. Parodi, compte rendu de C. Langlois, C. Seignobos, L'Année sociolo-gique (1897-1898), 1899, 2, p. 144.

308 G. Richard, Les obscurités de la notion sociologique de l’histoire. Sociolo-gie et axiologie, Revue philosophique, 1906, p. 646.

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il, qu’il faut demander la véritable sociologie génétique » 309. Et dans son livre sur La responsabilité, Paul Fauconnet déclare : « Nous avons cherché (...) à satisfaire (...) aux légitimes exigences de la critique his-torique. » 310 L’histoire expose des faits, la sociologie les unit par des relations générales. « Montrer l’unité des “facteurs” historiques, écrit Paul Lapie, c’est rendre à la sociologie un service analogue à celui qui fut rendu à la psychologie quand on démontra que les trois facultés de l’âme ne sont pas des personnes séparées, mais des classes de faits mal délimités. » 311 Si, chez les durkheimiens, on s’entend unanime-ment sur l’importance de l’histoire dans l’élaboration d’une sociologie positive, on s’accorde difficilement avec les principes méthodolo-giques qui prévalent dans la discipline historique. Entre les praticiens des deux disciplines, les conflits méthodologiques ont d’ailleurs été fort nombreux.

L’ouverture d’une telle question devait, tout naturellement, se faire avec l’œuvre de Durkheim. Restait alors à choisir les réflexions les plus fécondes et les plus neuves concernant l’histoire parmi celles qu’ont émises les membres de l’école française de sociologie.

[156]Il a paru préférable de se limiter aux durkheimiens dont l’objet

porte sur les sociétés contemporaines et occidentales. Les travaux d’ethnologie ou d’histoire des religions, fort nombreux comme on le sait dans l’école durkheimienne, ont été systématiquement écartés. Il va sans dire toutefois que la frontière entre la science historique et l’ethnologie a souvent été difficile à tracer étant donné qu’à l’époque les cloisons entre les disciplines sont moins apparentes qu’aujour-d’hui. Aussi, seuls les durkheimiens qui ont collaboré à la première série de L’Année sociologique (1898-1913) ont été retenus. Et la rai-son en est fort simple : car c’est dans les premières années d’existence de cette revue que le problème de l’histoire est discuté avec le plus d’intensité. La sociologie naissante est alors amenée à se définir par rapport à la science historique nettement mieux établie et reconnue dans les milieux académiques.309 G. Richard, La sociologie ethnographique et l’histoire, Revue philoso-

phique, 1905, p. 506.310 P. Fauconnet, La responsabilité, Paris, Alcan, 1922, p. 17.311 P. Lapie, compte rendu de Labriola, L'Année sociologique (1896- 1897),

1898, 1, p. 274.

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Ce faisant, les noms de Célestin Bouglé, de François Simiand et de Maurice Halbwachs ressortent immédiatement. Non seulement ont-ils participé à des discussions concernant la méthode historique mais ils ont mis l’histoire au centre de leurs propres recherches. Le premier utilise les matériaux de l’histoire pour élaborer une théorie de l’égali-tarisme ; le second s’y réfère pour dégager une explication positive de l’évolution économique ; et enfin le dernier consulte la matière histo-rique afin de construire une sociologie de la mémoire.

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[157]

TROISIÈME PARTIE.L’école durkheimienne et l’histoire

Chapitre V

Le problème de l’histoirechez Émile Durkheim

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On a étudié la pensée de Durkheim sous divers aspects, le poli-tique, le religieux, l’économique, mais on a très peu analysé le rôle fondamental qu’a joué l’histoire dans son œuvre 312. Il faut dire, semble-t-il, que ce rôle, pourtant décisif, a souvent été mal compris. Certains ont même avancé que la sociologie de Durkheim était ahisto-rique. Charles Andler a sans doute été un des premiers à véhiculer cette idée. En 1896, dans un article paru dans la Revue de métaphy-sique et de morale, Andler soutient que la sociologie, et il songe à Durkheim, est incapable de fournir une explication satisfaisante et ra-tionnelle de la démocratie parce qu’elle écarte l’histoire : « On fait de la sociologie sans psychologie et sans histoire » ; et il conclut : « La sociologie contemporaine à vrai dire professe de ne pas consulter (l’histoire). » 313 La remarque d’Andler suscitera une vive réplique de la part de Bouglé 314. Certes, Durkheim craint les empiétements de

312 R. Bellah, Durkheim and History, American Sociological Review, 1959, 24, p. 447-461.

313 C. Andler, Sociologie et démocratie, Revue de métaphysique et de morale, 1896, 4, p. 255.

314 C. Bouglé, Sociologie et démocratie, ibid., p. 118-122.

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[158] la psychologie introspective, fait remarquer Bouglé, mais il ne s’objecte pas pour autant à l’histoire.

L’édifice historique peut-il se réduire à n’être qu’un agrégat de faits singuliers et hétérogènes ? Ou, au contraire, est-il un tout irréduc-tible composé uniquement de nécessités ? Quelle est la fonction de l’histoire ? L’histoire a-t-elle pour mandat d’interpréter le sens de l’humanité en établissant des lois ? Ou doit-elle simplement rendre compte des faits ? Toutes ces questions, qui sont largement discutées par la communauté historienne dans la seconde moitié du XIXe siècle, intéressent vivement la sociologie naissante. En réalité, on peut sup-poser que la sociologie de Durkheim se situe entre l’empirisme ex-trême de certains historiens et les larges vues spéculatives de la philo-sophie de l’histoire.

1 - LA SOCIOLOGIEET LES SCIENCES PARTICULIÈRES :

À LA RECHERCHE DE L’UNITÉ DU SAVOIR

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Le besoin d’organisation et d’unité, tant moral que méthodolo-gique, domine toute l’œuvre de Durkheim.

La sociologie durkheimienne se propose d’être la science de la so-ciété en tant que telle ; elle considère le social comme un tout, distinct de ses parties. La science sociologique forme une unité à la fois dis-tincte et supérieure aux sciences particulières dont elle a besoin pour se définir. Et Durkheim le fait remarquer dès la première livraison de L’Année sociologique  : « Ce dont les sociologues ont, croyons-nous, un pressant besoin, c’est d’être régulièrement informés des recherches qui se font dans les sciences spéciales, histoire du droit, des mœurs, des religions, statistique morale, sciences économiques, etc., car c’est là [159] que se trouvent les matériaux avec lesquels la sociologie se doit construire. » 315

Certes, la sociologie se construit à partir de ces sciences mais en les regroupant, elle les modifie fondamentalement. Elle les rend com-315 E. Durkheim, Préface, L’Année sociologique (1896-1897), 1898, 1, p. I.

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plémentaires les unes des autres. La sociologie devient ainsi le « cor-pus » des sciences sociales. « Comme la sociologie générale ne peut être qu’une synthèse (des) sciences particulières, comme elle ne peut consister que dans une comparaison de leurs résultats les plus géné-raux, elle n’est possible que dans la mesure où elles sont elles-mêmes avancées. C’est donc à les constituer qu’il faut, avant tout, s’appli-quer. » 316 Constituer ces sciences, pour Durkheim, signifie du même coup les initier à une méthode scientifique commune.

Si Durkheim s’arrêtait là, ce serait, somme toute, banal, et l’utilité de la sociologie serait douteuse. Il importe surtout, estime-t-il, que la sociologie fasse ressortir comment, dans tous les ordres de phéno-mènes - religieux, économiques, historiques, démographiques, mor-phologiques -, la société s’impose aux individus qui la composent. C’est de cette manière que la sociologie peut rassembler les diffé-rentes sciences et qu’elle peut leur faire prendre conscience de leur solidarité. En fait, pour aboutir à une explication scientifique des faits sociaux, Durkheim soutient que les faits traités par les diverses sciences positives doivent être rattachés « à un milieu social détermi-né, à un type défini de société, et c’est dans les caractères constitutifs de ce type qu’il faut chercher les causes déterminantes du phénomène considéré » 317. Ainsi donc, là où s’achève le travail des sciences parti-culières, débute celui [160] de la sociologie. Au moment même où ces sciences lui ont fourni une masse de faits à l’état brut, la sociologie en dégage des lois explicatives.

Selon Durkheim, le fait que la sociologie regroupe les faits sociaux les plus divers et qu’elle les compare entre eux, la rend, en consé-quence, supérieure aux autres sciences sociales. Si le social forme un tout qu’on ne peut décomposer en ses parties, il en est de même d’une certaine manière pour le savoir sociologique. Or, le problème c’est qu’une kyrielle de sciences sociales isolent des parties du social, et perdent ainsi la vision d’ensemble nécessaire à l’investigation scienti-fique. Découper l’objet social, soutient Durkheim, entraîne nécessaire-ment une compréhension partielle de cet objet.

Durkheim se prend ainsi à regretter : « Nous sommes loin du temps où la philosophie était la science unique ; elle s’est fragmentée en une

316 Ibid., p. IV.317 E. Durkheim, Préface, L’Année sociologique (1897-1898), 1899, 2, p. II.

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multitude de disciplines spéciales dont chacune a son objet, sa mé-thode, son esprit. » 318 La philosophie peut-elle toujours assurer l’unité du savoir ? Rien n’est moins sûr. « Ce que le gouvernement est à la société dans sa totalité, la philosophie doit l’être aux sciences. Puisque la diversité des sciences tend à briser l’unité de la science, il faut char-ger une science nouvelle de la reconstituer. Puisque les études de dé-tail nous font perdre de vue l’ensemble des connaissances humaines, il faut instituer un système particulier de recherches pour le retrouver et le mettre en relief. » 319 Car, « la philosophie est comme la conscience collective de la science, et, ici comme ailleurs, le rôle de la conscience collective diminue à mesure que le travail se divise » 320. En consé-quence, les sciences offrent « le spectacle d’un agrégat de parties dis-jointes qui ne concourent [161] pas entre elles. Si donc elles forment un ensemble sans unité, ce n’est pas parce qu’elles n’ont pas un senti-ment suffisant de leurs ressemblances ; c’est qu’elles ne sont pas orga-nisées ». Et, « si la division du travail ne produit pas la solidarité, conclut Durkheim, c’est que les relations des organes ne sont pas ré-glementées, c’est qu’elles sont dans un état d’anomie » 321. Il appartient donc à la sociologie, de mettre fin à l’état d’anomie qui prévaut dans le savoir. « On peut donc s’attendre, écrit Durkheim, à ce que la socio-logie détermine une redistribution nouvelle, plus méthodique, des phé-nomènes dont s’occupent ces diverses études ; et ce n’est pas un des moindres services qu’elle est destinée à rendre. » 322

Quel est, dès lors, le rôle qu’est appelée à jouer l’histoire dans la constitution du corpus sociologique ?

318 E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF (1893), 1991, p. 2.319 Ibid., p. 350.320 Ibid., p. 355-356.321 Ibid., p. 360.322 E. Durkheim, Préface, L’Année sociologique (1897-1898), 1899, 2, p. IV.

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2 - IMPORTANCE ET RÔLEDE L’HISTOIRE

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Quand on considère l’œuvre de Durkheim dans son ensemble, il est visible qu’elle s’inspire plus particulièrement de trois sciences auxiliaires : la statistique morale, l’ethnographie et l’histoire 323. Si la fonction de la statistique morale et de l’ethnographie est bien connue, celle de l’histoire l’est beaucoup moins. Pourtant, il n’est pas douteux que l’histoire chez Durkheim joue un rôle tout aussi important que ces deux sciences. À cet égard, il faut lire la préface de L’Année sociolo-gique. Après un bref exposé du [162] programme de sa revue et de l’état de la sociologie, Durkheim se montre désireux de nouer des al-liances avec les sciences voisines, mais surtout avec la science histo-rique. « Notre entreprise, écrit-il, (...) peut servir à rapprocher de la sociologie certaines sciences spéciales qui s’en tiennent trop éloignées pour leur plus grand dommage et pour le nôtre. » Et il précise : « C’est surtout à l’histoire que nous pensons en parlant ainsi. Ils sont rares, même aujourd’hui, les historiens qui s’intéressent aux recherches des sociologues et sentent qu’elles les concernent. Le caractère trop géné-ral de nos théories, leur insuffisante documentation fait qu’on les considère comme négligeables ; on ne leur reconnaît guère qu’une importance philosophique. Et cependant, l’histoire ne peut être une science que dans la mesure où elle explique, et l’on ne peut expliquer qu’en comparant. » 324

Il est assez frappant de constater que dans ce programme aucune autre science que l’histoire n’est discutée ou mentionnée. Pas même l’ethnographie qui occupera pourtant une position capitale dans tous les fascicules de L’Année sociologique. Cela peut sembler étonnant d’autant plus qu’à l’époque l’histoire apparaissait comme la grande rivale de la sociologie. Non seulement cette rivalité se manifestait-elle avec acuité sur le plan institutionnel, mais leurs méthodes respectives étaient aux antipodes. Cela n’excluait pas pour autant, aux yeux de Durkheim, la possibilité d’un dialogue fécond entre les deux disci-plines. « En réalité, écrit-il, il n’y a pas à ma connaissance de sociolo-323 P. Besnard, ibid., p. 29.324 E. Durkheim, Préface, L’Année sociologique (1896-1897), p. II.

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gie qui mérite ce nom et qui n’ait pas un caractère historique. » 325 Et ailleurs : « D’un côté, non seulement la sociologie ne peut se passer de l’histoire, mais elle a même besoin d’historiens qui soient en même temps des sociologues [163] (...) Susciter des historiens qui sachent voir les faits historiques en sociologue, ou, ce qui revient au même, des sociologues qui possèdent toute la technique de l’histoire, voilà le but qu’il faut poursuivre de part et d’autre. » 326 Ce plaidoyer pour l’unité soulève une question. Est-ce à dire que l’histoire et la sociolo-gie sont appelées à se confondre en une discipline commune ? Dans plusieurs écrits, Durkheim évoque l’inévitable fusion des deux disci-plines : « Les sciences historiques et les sciences sociales sont de proches parentes » 327, entre elles « il n’y a pas de cloison étanche » 328, elles sont « destinées à se confondre les unes les autres » 329. Enfin, dans un ouvrage collectif, Durkheim prévoit que les rapports entre la sociologie et l’histoire « sont destinés à devenir toujours plus intimes et qu’un jour viendra où l’esprit historique et l’esprit sociologique ne différeront plus que par des nuances » 330.

Malgré l’appel à un territoire commun entre l’histoire et la sociolo-gie, Durkheim refuse de conférer à l’histoire un statut égal à celui de la sociologie. Et la raison est en simple : l’histoire est incapable de généraliser. Durkheim en a la conviction profonde dès 1888 : « D’une manière générale, écrit-il, j’ai toujours trouvé qu’il y a une sorte de contradiction à faire de l’histoire une science et à ne demander pour-tant aux futurs historiens aucun apprentissage scientifique (...) Je sais bien que l’historien n’est pas un généralisateur ; son rôle tout spécial est, non de trouver des lois, mais de rendre à chaque temps, à chaque peuple, [164] son individualité propre et sa physionomie particulière. Il reste et doit rester dans le particulier. » 331 Le sociologue refuse de se 325 E. Durkheim, Débat sur l’explication en histoire et en sociologie (1908),

Textes, op. cit., t. 1, p. 199.326 E. Durkheim, Préface, L’Année sociologique (1896-1897), p. III.327 E. Durkheim, L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1990 (lrc éd.,

1938), p. 380.328 E. Durkheim, Remarques sur l’évolution du droit criminel en Grèce (1904),

in Textes, t. 1, Paris, Minuit, 1975, p. 242.329 E. Durkheim, Préface, L’Année sociologique (1896-1897), 1898, 1, p. III.330 E. Durkheim, Sociologie et sciences sociales (1909), in La science sociale

et l’action, Paris, PUF, p. 157.331 E. Durkheim, Cours de science sociale. Leçon d’ouverture (1888), in La

science sociale et l'action, op. cit., p. 107.

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limiter à des restrictions d’espace ou de lieu ; il cherche plutôt « des lois vérifiables dans des sociétés différentes » 332. La dichotomie est frappante : tout le domaine du général et de la comparaison appartient à la sociologie, tandis que celui du particulier et du contingent relève de l’histoire. « Il y a, dans l’histoire, écrit Durkheim, du général et du permanent qui peut être traduit en lois ; mais il y a aussi du variable, du contingent qui est imprévisible. L’origine des contingences est l’in-dividu sous toutes ses formes : individualité personnelle, individualité collective, géographique, etc. Le domaine du nécessaire est le do-maine même de la sociologie. » 333

Quelle est, en regard de cette manifestation évidente d’impéria-lisme méthodologique, la fonction de l’histoire ? Elle sert d’instru-ment de recherche, répond Durkheim : « L’histoire, au sens usuel du mot, est à la sociologie ce que la grammaire latine ou la grammaire grecque ou la grammaire française, prises et traitées séparément les unes des autres, sont à la science nouvelle qui a pris le nom de gram-maire comparée. » 334 II ajoute : « En un mot, l’histoire joue, dans l’ordre des réalités sociales, un rôle analogue à celui du microscope dans l’ordre des réalités physiques. » 335 Et ce rôle consiste à collecter les faits d’où émergera la théorie sociologique.

Dans la préface à la seconde édition des Règles de la [165] mé-thode sociologique, Durkheim aboutit à une définition précise et cir-conscrite de la sociologie qu’il n’abandonnera plus par la suite : « On peut (...) appeler institution toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être défi-nie : la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionne-ment. » 336 Et, dans un de ses derniers textes de méthode en 1909, il insiste sur la nécessité d’une approche historique : « L’institution considérée s’est constituée progressivement, fragment par fragment ; les parties qui la forment sont nées les unes après les autres, et se sont ajoutées plus ou moins lentement les unes aux autres ; il suffit donc

332 E. Durkheim, Sociologie et sciences sociales (1909), op. cit., p. 155.333 E. Durkheim, compte rendu de Henri Berr, L'Année sociologique (1909-

1912), 1913, 12, p. 27.334 E. Durkheim, Sociologie et sciences sociales (1909), op. cit., p. 156-157.335 Ibid., p. 154.336 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1981 (Ie

éd, 1895), p. XXII.

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d’en suivre la genèse dans le temps, c’est-à-dire dans l’histoire, pour voir les divers éléments dont elle résulte, naturellement dissociés. » 337

Se dégage, de ces définitions, où s’entrecroisent la recherche des causes diachroniques et synchroniques, l’intention de se démarquer du « psychologisme ». Le fait social ou institutionnel doit s’expliquer non pas en additionnant des manifestations individuelles, mais en le faisant dériver de faits saisis dans la matière historique. « La cause déterminante d’un fait social, écrit Durkheim, doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de la conscience individuelle. » 338 Le présent n’est rien en lui-même, il n’est en fait « que le prolongement du passé » 339. « On a fait une grosse erreur de croire que pour connaître l’homme il suffit de le regarder sous ses formes les plus modernes et les plus achevées. Nous ne pouvons le connaître qu’en l’analysant ; nous ne pouvons l’analyser que par l’his-toire. » 340 « Pour bien comprendre une pratique [166] ou une institu-tion, une règle juridique ou morale, il est nécessaire de remonter aussi près que possible de ses origines premières ; car il y a, entre ce qu’elle est et ce qu’elle a été, une étroite solidarité. » 341 « Pour savoir de quoi sont faites ces conceptions que nous n’avons pas faites nous-mêmes, il ne saurait suffire que nous interrogions notre conscience ; c’est hors de nous qu’il faut regarder, c’est l’histoire qu’il faut observer, c’est toute une science qu’il faut instituer. » 342 Ces axiomes, saisis à diffé-rents moments dans l’œuvre de Durkheim, font évidemment l’apolo-gie de la méthode historique, mais aussi ils condamnent l’individuel sous toutes ses formes.

3 - DURKHEIM CONTREL’HISTOIRE TRADITIONNELLE

337 E. Durkheim, Sociologie et sciences sociales (1909), op. cit., p. 154.338 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 109.339 E. Durkheim, L'évolution pédagogique en France, op. cit., p. 22.340 Ibid.341 E. Durkheim, La prohibition de l’inceste et ses origines, L'Année sociolo-

gique (1896-1897), 1898, 1, p. 1.342 É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF,

1990 (lre éd., 1912), p. 27-28.

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Dans ses divers travaux, Durkheim a sans cesse confronté ses vues avec celles des historiens de son temps. On retrouve de multiples ar-ticles ou comptes rendus où il conteste ouvertement la méthode de la discipline historique.

En 1903, il dénonce, dans les pages de L'Année sociologique, la thèse de l’historien italien Salvemini selon laquelle l’histoire-science est chargée d’analyser le particulier. « Généralement, écrit Durkheim, (...) quand on fait de l’histoire une science, on lui assigne pour objet, non le détail des événements particuliers, mais les institutions, les [167] mœurs, les croyances, les choses collectives, en un mot, dont on oppose la constance et la régularité à la contingence et à l’extrême fluidité des faits individuels. » 343 Salvemini cultive donc l’ambiguïté. Une histoire scientifiquement comprise ne peut accorder la primauté à l’individuel, et Durkheim le souligne à Henri Berr : « Nous avons re-connu que les personnages historiques étaient des facteurs de l’his-toire. Mais, outre que nous croyons que leur influence a été grande-ment exagérée, nous avons montré qu’ils ont eux-mêmes des causes et, en partie, sociales. » 344 La discipline historique est ici confrontée à un épineux problème : ou bien elle se borne à l’examen de l’individuel et elle demeure un genre littéraire, ou bien elle s’élève « au-dessus de l’individuel » et devient une science. Dans le deuxième cas, l’histoire-science perd alors sa raison d’exister et se confond entièrement avec la « sociologie dynamique » 345. Nous avons là une manifestation évi-dente de l’impérialisme sociologique que l’on a souvent attribué à Durkheim : il tente de s’assurer l’exclusivité de l’étude scientifique de l’évolution sociale.

On comprend dès lors le sens et la portée de la critique que dirige Durkheim contre Xénopol. Ce théoricien de l’histoire, dans son livre Les principes fondamentaux de l’histoire, distingue les lois de succes-sion des lois de répétition et il en arrive à la conclusion que les pre-mières appartiennent à l’historien et que les secondes reviennent de droit au sociologue. Durkheim conteste cette démarche avec véhé-mence car elle vise, estime-t-il, à limiter la sociologie à l’étude des

343 E. Durkheim, compte rendu de Salvemini, Croie, Sorel, L’Année sociolo-gique (1901-1902), 1903, 6, p. 123.

344 É. Durkheim, compte rendu de Henri Berr, op. cit., p. 27.345 E. Durkheim, compte rendu de Salvemini, Croie, Sorel, op. cit., p. 124.

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lois statiques et à réserver l’exclusivité du domaine des lois dyna-miques à l’histoire 346. Il s’agit là, aux [168] yeux de Durkheim, d’une distinction qui n’est nullement justifiée. La sociologie, insiste-t-il, en reprenant le modèle d’Auguste Comte, englobe à la fois l’élément sta-tique et l’élément dynamique 347. Si la sociologie devait se limiter sim-plement aux lois statiques, elle serait une science incomplète et par-tielle.

Ces objections, malgré leur austérité, apparaissent mineures si on les compare à celles que Durkheim adresse à Seignobos pendant la même période. Le ton change, les attaques deviennent plus rudes. Il faut dire que Seignobos est l’historien le plus important à l’époque. Son prestige et sa notoriété en font une cible de choix. Et d’ailleurs, dans les premières années du siècle, plusieurs durkheimiens, dont D. Parodi, F. Simiand et H. Bourgin tenteront d’infirmer sa démarche méthodologique.

C’est dans L'Année sociologique, en 1902, que Durkheim se heurte pour la première fois à Seignobos. Le motif de cette intervention lui est fourni par la publication récente du livre de Seignobos, La mé-thode historique appliquée aux sciences sociales. Déjà, le titre est sus-pect. Répliquant au nom de la communauté historienne aux récentes manifestations d’impérialisme méthodologique de la sociologie nais-sante, Seignobos affirme la suprématie de l’histoire sur l’ensemble des sciences sociales. Il présente l’histoire comme un modèle de rigueur et d’analyse scientifique. Le document, selon lui, assure la scientificité de l’histoire car il expose des faits à l’état brut, sans interférence au-cune. Et dans un même mouvement, Seignobos invite les sciences so-ciales, soucieuses d’objectivité, à se soumettre à l’autorité du docu-ment. Point de vue qui n’est aucunement partagé par Durkheim ; la science, s’empresse-t-il de noter, ne peut s’appuyer simplement sur la constatation empirique. Des faits exposés sans théorie n’ont aucune valeur explicative : « La science n’est [169] pas simplement un inven-taire de faits ; elle les groupe et les systématise. » 348 Le souci de neu-tralité de Seignobos, combiné à sa crainte implicite que l’histoire re-

346 E. Durkheim, compte rendu de Xénopol, L’Année sociologique (1904-1905), 1906, 9, p. 139-140.

347 E. Durkheim, Sociologie et sciences sociales (1909), op. cit., p. 146-147.348 E. Durkheim, compte rendu de Seignobos, L’Année sociologique (1900-

1901), 1902, 5, p. 124.

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noue avec la métaphysique, le mène dans une impasse, conclut Dur-kheim.

Mais, les divergences entre les deux auteurs sont plus profondes encore. Seignobos refuse de reconnaître les autres sciences sociales ; il considère l’histoire comme « la seule science sociale possible au-jourd’hui ». En conséquence, il s’objecte aux notions et aux concepts que l’on retrouve dans ces sciences ; la notion de représentation col-lective lui apparaît particulièrement obscure et insoutenable. De fait, Seignobos refuse toute légitimité à la sociologie. Elle n’est qu’un « mot inventé par des philosophes » 349, écrit-il, dans une formule qui rappelle curieusement Fustel de Coulanges. Devant une attaque aussi sérieuse, Durkheim réplique lui-même à Seignobos dans L'Année so-ciologique  : « S’il est incontestable que la vie sociale est faite exclusi-vement de représentations, il s’ensuit nullement qu’une science objec-tive n’en puisse être faite. Les représentations d’un individu sont des phénomènes également intérieurs ; et cependant, la psychologie contemporaine les traite objectivement. Pourquoi en serait-il autre-ment des représentations collectives ? » 350

Question à laquelle Durkheim n’obtiendra guère de réponse satis-faisante quand il sera confronté à Seignobos quelques années plus tard lors d’un débat à la Société française de philosophie. Le sujet de la discussion porte alors sur l’explication en histoire et en sociologie. Même si, dans ce débat, Durkheim et Seignobos sont mis à l’avant-scène, il faut noter la présence, par ailleurs assez discrète, de Marc [170] Bloch, de Paul Lacombe, de Célestin Bouglé et du philosophe André Lalande. En principe, on aurait pu penser qu’il s’agissait là d’un débat entre l’histoire et la sociologie puisque les deux disciplines avaient leurs représentants : d’un côté, Durkheim accompagné de Bouglé défendant les principes de la sociologie naissante, et de l’autre, Seignobos, Bloch et Lacombe porte-paroles de la tribu des historiens. Mais il n’en est rien ; le groupe se mobilise contre Seigno-bos. Isolé, pressé de questions, Seignobos apparaît visiblement mal à l’aise. Ses interventions seront brèves mais percutantes.

Seignobos soutient qu’expliquer un fait consiste à le rattacher à d’autres faits ; et cette liaison du particulier au particulier n’est saisis-349 C. Seignobos, La méthode historique appliquée aux sciences sociales, op.

cit., p. 7.350 E. Durkheim, compte rendu de Seignobos, op. cit., p. 127.

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sable qu’à travers les documents. Cette démarche, remarque Dur-kheim, n’offre que les apparences de l’objectivité. L’histoire ainsi comprise ne retient que la partie visible, donc souvent superficielle, des phénomènes. Or, une véritable explication scientifique doit re-chercher la cause générale qui est à l’origine d’un fait : « Tous ceux qui s’occupent de l’étude du passé savent bien pourtant que les motifs immédiatement visibles, que les causes les plus apparentes sont de beaucoup les moins importantes. Il faut descendre beaucoup plus bas dans le réel pour pouvoir le comprendre. » 351 Et pour comprendre, conclut Durkheim, il faut comparer.

4 - LES LIMITES DELA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE

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La démarche des philosophes de l’histoire est à rebours de celle des historiens ; dédaigneux des faits, ils sont soucieux [171] d’indi-quer la direction dans laquelle l’humanité se dirige. Ils parlent de l’Humanité ou de la Société, mais rarement des sociétés particulières. Très tôt, Durkheim s’est élevé contre les vastes constructions méta-physiques et philosophiques sans fondement empirique. Or, la socio-logie, dans son projet initial, se devait de dépasser le stade des vues a priori et des systèmes philosophiques afin d’aboutir à une explication rationnelle et scientifique de la société. C’était là le grand projet d’Au-guste Comte. Mais, selon Durkheim, Comte n’a accompli son pro-gramme que partiellement. Car la loi des trois états n’a rien d’un rap-port de causalité dans le sens scientifique du terme.

La lecture que propose Durkheim de Comte est tissée d’éloges et de critiques. Dès sa thèse latine sur Montesquieu, Durkheim souscrit pleinement à la division bipartie - entre une dynamique sociale et une statique sociale - de l’objet sociologique que l’on retrouve dans le Cours de philosophie positive  : « Il y a, écrit-il, deux genres de condi-tions qui sont les moteurs de la vie sociale. Les uns se trouvent dans les circonstances présentes, comme la nature du sol, le nombre des

351 E. Durkheim, Débat sur l’explication en histoire et en sociologie (1908), Textes, op. cit., t. 1, p. 203.

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unités sociales, etc. ; les autres dans son passé historique. En effet, de même qu’un enfant serait autre s’il avait eu d’autres parents, la société est autre selon la forme des sociétés antécédentes. » 352 Toute explica-tion des phénomènes sociaux doit donc s’enraciner à la fois dans la structure même de la société et dans son histoire. Autrement dit, la sociologie doit combiner l’analyse synchronique et l’analyse diachro-nique. Or, la loi des trois états comtienne met surtout l’accent sur l’as-pect historique des sociétés humaines, elle « est essentiellement dyna-mique ». De fait, elle tend à méconnaître les conditions structurelles de la vie sociale. Il y a plus grave encore : Comte ne s’est pas intéres-sé aux sociétés particulières, mais à la « société [172] humaine en gé-néral » ; il a proposé un évolutionnisme linéaire qui repose sur « un unique peuple-sujet » 353. Bref, il « raisonne comme si l’humanité for-mait un tout réalisé, comme si le genre humain, dans sa totalité, était une seule et même société qui se développe toujours dans le même sens, suivant une marche rectiligne » 354. Pourtant, objecte Durkheim, « la Société n’existe pas » 355, elle est une abstraction : « Ce sont les tribus, les nations, les États particuliers qui sont les seules et véritables réalités historiques dont la science doive et puisse s’occuper. » 356 Comme les individus, les sociétés sont uniques : « Ce que l’enfant continue, ce n’est pas la vieillesse ou l’âge mûr de ses parents, mais leur propre enfance. » 357 C’est donc arbitrairement que Comte en est arrivé à la conclusion que l’humanité est passée du stade théologique, au stade métaphysique jusqu’au stade positif. La loi des trois états, conclut Durkheim, est « un coup d’œil sommaire sur l’histoire écoulée du genre humain » 358.

Méthodologiquement, aux yeux de Durkheim, cette démarche est hautement lacunaire. Comte en vient ainsi, inconsciemment ou non, à

352 E. Durkheim, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, Paris, Rivière, 1953, p. 106.

353 M. Gane, Durkheim contre Comte dans les règles, in C.-H. Cuin, Durkheim d'un siècle à l'autre, Paris, PUF, 1997, p. 34-35.

354 E. Durkheim, La sociologie en France au XIXe siècle (1900), op. cit., p. 119.

355 E. Durkheim, Cours de science sociale (1888), op. cit., p. 88.356 E. Durkheim, La sociologie en France au XIXe siècle (1900), op. cit., p.

119.357 E. Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 146.358 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 117.

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réduire la vie sociale à n’être qu’un épiphénomène de manifestations psychiques. Chez Comte, en effet, remarque Durkheim, le progrès dépend d’un facteur exclusivement psychique, à savoir « la tendance qui pousse l’homme à développer de plus en plus sa nature ». Dans cette perspective, la psychologie a « toujours le dernier mot » et la sociologie n’est qu’un « corollaire de [173] la psychologie » 359. L’ac-cusation de Durkheim est sans équivoque : Comte a une conception erronée à la fois de la réalité sociale et de la recherche sociologique 360.

Comment Durkheim se situe-t-il par rapport aux interprétations de l’évolution humaine de son temps ? Son agacement vis-à-vis d’un re-pli strictement empirique s’est manifesté parallèlement à sa suspicion vis-à-vis des envolées métaphysiques. Dans Les règles de la méthode sociologique Durkheim soutient que c’est à la jointure du « réalisme extrême » des historiens et du « nominalisme » des philosophes que le domaine de la sociologie doit se constituer. « Pour l’historien, les so-ciétés constituent autant d’individualités hétérogènes, incomparables entre elles. Chaque peuple a sa physionomie, sa constitution spéciale, son droit, sa morale, son organisation économique qui ne conviennent qu’à lui, et toute généralisation est à peu près impossible. Pour le phi-losophe, au contraire, tous ces groupements particuliers, que l’on ap-pelle les tribus, les cités, les nations, ne sont que des combinaisons contingentes et provisoires sans réalité propre. Il n’y a de réel que l’humanité et c’est des attributs généraux de la nature humaine que découle toute évolution sociale. Pour les premiers, par conséquent, l’histoire n’est qu’une suite d’événements qui s’enchaînent sans se reproduire ; pour les seconds, ces mêmes événements n’ont de valeur et d’intérêt que comme illustration des lois générales qui sont inscrites dans la constitution de l’homme et qui dominent tout le développe-ment historique (...) Il semblait donc que la réalité sociale ne pouvait être l’objet que d’une philosophie abstraite et vague ou de monogra-phies purement descriptives. » 361

[174]

359 Ibid., p. 98-101.360 J. Heilbron, Ce que Durkheim doit à Comte, in P. Besnard, M. Borlandi, P.

Vogt, Division du travail et lien social, Paris, PUF, 1993, p. 63.361 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 76-77.

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Que nous apprend Durkheim essentiellement ? Que la domination de l’histoire narrative est terminée ; que la philosophie de l’histoire est caduque ; mais surtout, qu’une ère nouvelle s’ouvre : celle d’une dis-cipline véritablement scientifique des faits sociaux, soucieuse de nouer l’analyse diachronique et l’analyse synchronique, où s’arti-culent conjointement empirie et théorie. Une voie de recherche se dé-frichait, et elle appelait la coopération.

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[175]

TROISIÈME PARTIE.L’école durkheimienne et l’histoire

Chapitre VI

Le problème de l’histoirechez Célestin Bouglé

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Bien que Célestin Bouglé (1870-1940) soit l’un des membres les plus importants et les plus influents du groupe constitué autour de L’Année sociologique, on ne pourrait le considérer comme un disciple orthodoxe de Durkheim, contrairement à Mauss ou à Hubert par exemple 362. Mais Bouglé partage néanmoins cet engouement pour une sociologie à la fois positive et historique. Ses sources d’inspiration sont des plus diversifiées : elles vont de Cournot à Tarde en passant par les sciences sociales allemandes. Bouglé est donc en possession d’un bagage intellectuel imposant lorsqu’il se joint à Durkheim.

L’œuvre de Bouglé est éclectique, et au premier abord elle semble même disparate. Ses travaux, généralement présentés sous forme d’opuscules et d’articles, ne cherchent pas à épuiser un sujet, mais à soulever des questions, à ouvrir des pistes de recherche, à susciter des débats et des échanges au sein de la communauté intellectuelle.

Attentif aux récents développements dans les sciences sociales, Bouglé est très tôt séduit par la nouveauté des méthodes que l’on pra-tique en Allemagne. Il y découvre une science sociale qui est inspirée 362 P. Vogt, Un durkheimien ambivalent : Célestin Bouglé, Revue française de

sociologie, 1979, 20, p. 123-139.

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non pas par le modèle de la [176] science biologique mais par les pro-cédés de la psychologie expérimentale. Et auprès de Durkheim, Bou-glé acquiert les principes d’une méthode positive et objective : il est sensibilisé au problème de la progression de l’individualisme, du rem-placement des structures sociales anciennes. Comment concilier une sociologie attentive aux enseignements de la psychologie et le holisme durkheimien ? C’est là un problème que tente de résoudre l’œuvre de Bouglé.

1- UNE PREMIÈRE INFLUENCE :LES SCIENCES SOCIALES ALLEMANDES

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Au lendemain de la défaite de 1870, l’Allemagne exerce une véri-table fascination auprès des intellectuels français. On la déteste, on l’admire, on en parle fréquemment. Taine et Renan sont désemparés : ils ont l’impression d’avoir été trahis par leur institutrice intellectuelle, la patrie de Hegel. Si l’on blâme le chauvinisme allemand d’un côté, l’on s’accorde unanimement de l’autre pour célébrer les louanges de la science allemande. Dès les années 1880, le voyage en Allemagne devient, pour bien des normaliens, une tradition. Le jeune Bouglé tra-verse le Rhin en 1893 dans le but de s’initier à de nouvelles méthodes et à des courants de pensée inédits. Il fréquente alors les cours des plus éminents spécialistes des sciences sociales de l’époque.

Bouglé revient émerveillé de ce voyage et en tire son premier livre, Les sciences sociales en Allemagne dans lequel sont examinés quatre auteurs « occupés à la construction de sciences sociales différentes » : Lazarus et la psychologie des peuples, Simmel et la science de la mo-rale, Wagner et l’économie politique, von Jhering et la philosophie du droit.

Que retient Bouglé des sciences sociales allemandes ? Il observe tout d’abord un incessant chassé-croisé où se [177] conjuguent le spé-culatif et le concret. Historiquement, ce mouvement évolue en quatre phases distinctes depuis le XVIIIe siècle. La première phase, essentiel-lement spéculative, correspond à « l’âge héroïque de la philosophie allemande ». De Kant à Hegel, de Fichte à Schiling, la philosophie

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allemande est imprégnée par la spéculation et les idées a priori. Les faits sont absents ; les idées occupent toute la place. C’est tout le contraire pour la deuxième phase : les faits sont mis à l’avant-scène, on veut être objectif et impersonnel. Avec Ranke et ses disciples, l’idée d’une science universelle s’évanouit : « Ils se complairont dans le concret comme on se complaisait dans l’abstrait (...) Ils tiendront à distinguer, comme les spéculatifs à assimiler. » Selon Bouglé, la troi-sième phase est dominée par une réaction anti-empirique : « L’esprit se sentit comme oppressé par la multitude des faits que les historiens lui apportaient. On voulut remettre de l’unité dans cette multiplicité, et, après avoir distingué, assimiler à nouveau. » Désormais, on cherche des lois ; et, pour y parvenir, on s’inspire du modèle des sciences de la nature. « C’est ainsi qu’un Schäffle ou un Lilienfeld, pour constituer la science de la structure et de la vie du corps social, le rapprocheront, par une comparaison systématique, de l’organisme. » Ce naturalisme fut vivement combattu par Wundt et Dilthey, et c’est avec eux, estime Bouglé, que la quatrième phase débute ; désormais les faits sociaux ne se rattachent plus aux phénomènes biologiques, mais aux phénomènes psychologiques. La pensée allemande franchit ainsi une étape décisive aux yeux de Bouglé : « On n’aura plus ni le mépris des faits ni la défiance des idées, mais on tâchera d’unir les unes aux autres pour constituer de véritables sciences sociales. » 363 Lazarus, Simmel, Jhering, Wagner ont le souci commun de fonder une science à la jointure du spéculatif [178] et du concret, de la théorie et de l’empirie où la psychologie et l’histoire sont étroitement liées. Voi-là des noms importants. À travers le cheminement intellectuel de ces penseurs, le jeune Bouglé, qui prépare alors sa thèse, cherche des indi-cations méthodologiques afin d’élaborer sa propre méthode.

Bouglé interroge fébrilement les travaux de penseurs allemands soucieux d’établir les fondements d’une psychologie historique. Les spécialistes des sciences sociales en Allemagne, constate-t-il, ad-mettent l’inestimable importance de la matière historique. Mais, ils ne se complaisent point dans la narration et la description : ils tentent de théoriser l’histoire. Ils recherchent les causes profondes, souvent diffi-ciles à atteindre, qui se dissimulent derrière les faits. Et ils sou-tiennent, presque unanimement, que les causes des événements histo-riques résultent de motifs psychologiques : « Or, guerres ou institu-

363 C. Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne, Paris, Alcan, 1896, p. 4-7.

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tions, ce sont toujours des sentiments et des idées qui les font naître et vivre, qui en sont l’âme, qui en cachent les causes ; et les seules lois qui pourront nous apparaître sous l’infini ondoyant des événements historiques seront les lois des sentiments et des idées. » Entre l’his-toire et la psychologie une implacable division des tâches est ainsi posée : « La vie sociale sera (...) décrite par l’histoire et expliquée par la psychologie. » 364. La psychologie, qui est « l’âme des sciences so-ciales » 365, est donc appelée à proposer une nouvelle lecture du passé.

Bouglé ne songe aucunement ici à une psychologie introspective, à la recherche de l’âme, mais bien à une psychologie sociale ou une psychologie des peuples susceptible d’établir des lois qui « éclaire-raient l’histoire des peuples, la biographie de l’humanité, comme les lois de la psychologie individuelle éclairent la biographie des [179] individus » 366. « La psychologie nécessaire à la construction des sciences sociales n’est pas une sorte de psychologie sans corps, spécu-lation sur l’esprit abstrait, indépendamment de toutes conditions phy-siques et de toutes relations sociales. » 367 Et, dans un même mouve-ment, il loue les auteurs allemands d’avoir montré les insuffisances de l’introspection individuelle : « Prendre l’individu tel qu’il est donné à l’observation intérieure, étudier la manière et la forme de son esprit, abstraction faite de la société qui lui offre ou lui impose l’une et l’autre, c’est un artifice scientifique dont il ne faut pas être dupe. » 368 II importe donc d’établir des lois universelles de la vie collective : « Quand nous dirons, appuyés à la science psychologique, que telle transformation historique devait nécessairement se produire, nous en-tendrons, non pas seulement qu’elle s’est produite ainsi en fait, toutes les fois que des conditions analogues se sont rencontrées, mais que, en vertu de lois psychologiques universelles, l’esprit public devait ainsi réagir. » 369 Ces lois, l’histoire les demandera donc « à la psycholo-gie » 370. « La psychologie, conclut Bouglé, servira de science ration-

364 Ibid., p. 19.365 Ibid., p. 144.366 Ibid., p. 20.367 Ibid., p. 37.368 Ibid., p. 21.369 Ibid., p. 36.370 Ibid., p. 59.

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nelle à l’histoire de l’humanité comme la physique et la chimie à la biologie, ou comme la mécanique à la physique et à la chimie. » 371

Se trouve résumé dans cette phrase la grande leçon de méthode des sciences sociales allemandes : la sociologie doit reposer à la fois sur l’induction historique et sur l’intuition psychologique.

[180]

2- RÔLE DE LA MÉTHODE HISTORIQUE

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L’idée d’une science historique renouvelée, qui servirait de point de départ à la synthèse sociologique, ou du moins qui serait pour elle un auxiliaire indispensable, est centrale dans la pensée de Bouglé. En 1904, dans un article de L’Année sociologique, il invite la communau-té des sociologues à prendre conscience du recul temporel : « La so-ciologie ne doit pas oublier que les secours de l’histoire lui restent in-dispensables, non seulement parce que l’histoire établit les faits parti-culiers que la sociologie aura à composer, mais parce que la sociolo-gie, si elle ne veut pas s’en tenir à formuler des lois “en l’air”, déga-gées de toute détermination de temps et d’espace, si elle veut recher-cher les lois propres à telle espèce ou à tel milieu social, ne doit pas négliger la mobilité, les transformations, les caractères historiques en-fin de ce milieu ou de cette espèce. » 372 Pas d’histoire, pas de sociolo-gie. Ou plutôt : pas de faits historiques, pas de théorie sociologique. Dans son dernier livre en 1939, Qu’est-ce que la sociologie   ? , Bouglé rappelle encore l’importance de la perspective historique : « L’induc-tion sociologique exige de longues recherches historiques » 373, écrit-il.

Il n’est donc pas inutile à cet égard, estime Bouglé, de favoriser les échanges entre l’histoire et la sociologie. En 1899, au moment où de nombreuses querelles de méthodes se déclaraient, Bouglé exprimait le souhait que les rapports entre les deux disciplines deviennent « de

371 Ibid., p. 36.372 C. Bouglé, compte rendu de Mantoux, L’Aimée sociologique (1903-1904),

1905, 8, p. 163.373 C. Bouglé, Qu’est-ce que la sociologie   ? , Paris, Alcan, 1939, p. 1-2.

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plus en plus intimes » 374. Plus de trois décennies plus tard, il se [181] réjouissait devant la croissance des échanges entre les deux disci-plines : « Il est permis d’espérer qu’à l’antagonisme dénoncé naguère succédera, entre l’histoire et la sociologie en France, une collaboration de plus en plus fructueuse. » 375 On peut dire que Bouglé, dans ses propres travaux, a déployé de nombreux efforts à rapprocher les so-ciologues des historiens - les « ennemis ironiques de la sociologie » 376. Lecteur attentif de la Revue de synthèse historique, il suivait avec en-thousiasme et assiduité, dans la rubrique de sociologie générale de L’Année sociologique dont il avait la responsabilité, les récents déve-loppements de la science historique, et il vouait une sincère admira-tion à l’œuvre de Henri Berr.

Bouglé était donc peu enclin à la polémique. D’ailleurs, il demeure relativement discret au moment où s’engagent des conflits de méthode entre les historiens et les sociologues dans la première décennie du XXe siècle. Certes, il participe avec Durkheim, Seignobos et d’autres à la célèbre discussion de 1908 à la Société française de philosophie, mais il y joue un rôle secondaire et ses interventions, souvent géné-rales, ne visent qu’à affermir la position de Durkheim contre Seigno-bos. Et lorsqu’il distinguait le travail du sociologue de celui de l’histo-rien, il évoquait des arguments similaires à ceux des autres durkhei-miens. Les moralistes, comme les sociologues, écrivait-il en 1905, « ne se contentent pas de relater les événements, d’admirer les acci-dents grands et petits, de mettre en lumière les initiatives et les révolu-tions qui ont permis à cette revendication (revendication individua-liste) de se formuler ou de s’imposer : plus profondément ils essaient de montrer qu’elle tient à l’organisation elle-même des groupements humains, qu’elle correspond à un stade de leur évolution, qu’elle [182] exprime à sa façon les besoins que les changements de structure ont déterminés » 377.

Derrière les faits, le sociologue doit rechercher la pression des si-tuations, des institutions, des milieux. « Ce qui nous intéresse spécia-

374 C. Bouglé, compte rendu de Lamprecht, L’Année sociologique (1897-1898), 1899, 2, p. 142.

375 C. Bouglé, Bilan de la sociologie française contemporaine, Paris, Alcan, 1935, p. 94.

376 Revue de métaphysique et de morale, 1899, p. 15.377 C. Bouglé, Individualisme et sociologie, Revue bleue, 1905, 4, p. 587.

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lement, ce n’est pas ce qui passe, mais ce qui se répète ; dans le flux des événements, ce sont les institutions qui surnagent. » 378 II ne faut pas voir dans ce passage une condamnation sans appel de l’événement et du contingent. Mais Bouglé soutient que l’événement n’est pas scientifique en lui-même, et le fait de juxtaposer une multitude d’évé-nements hétérogènes les uns aux autres n’a aucune valeur explicative. L’événement devient significatif seulement s’il a laissé sa marque sur l’institution. Et c’est au sociologue qu’appartient la tâche d’estimer si un événement particulier est précurseur d’un fait institutionnel.

Cette symbiose du particulier et du général permet de mieux com-prendre, comment s’articule dans la pensée de Bouglé, la complémen-tarité de l’histoire et de la sociologie. La première, essentiellement empirique, décrit, circonscrit une multitude de faits tandis que la se-conde, essentiellement théorique, les explique en les rattachant à des principes généraux et permanents : « L’histoire fait revivre, les sciences sociales expliquent. » 379 Expliquer : c’est-à-dire chercher des lois. La sociologie, déclare Bouglé, devient, dans cette perspective, « une science abstraite de l’histoire » 380.

L’histoire peut-elle, au même titre que la sociologie, être une science explicative ? « Toute explication du réel comporte une part, d’ailleurs variable, d’histoire, et une [183] part de science. Qu’il s’agisse de phénomènes chimiques, géologiques, ou sociaux, il faut, pour qu’ils soient compris, et non pas seulement constatés, que soient énoncés, d’une part, les circonstances particulières et, d’autre part, les lois générales de leur production : c’est du choc du fait avec la loi que jaillit la lumière. » 381 La distinction qui est établie ici entre histoire et science parle d’elle-même. L’histoire n’est pas véritablement scienti-fique, mais sa matière se prête à l’investigation scientifique. L’ex-trême variabilité des faits historiques doit donc être ramenée à des principes généraux. Mais cette tâche, estime Bouglé, n’incombe nulle-ment à l’historien ; elle revient d’emblée au sociologue. Comment s’effectue la théorisation de l’individuel et de l’événement ? Question

378 C. Bouglé, Essais sur le régime des castes, Paris, PUF, 1993 (lrc éd., 1908), p. XII.

379 C. Bouglé, compte rendu de Darlu, L’Année sociologique (1897- 1898), 1899, 3, p. 145.

380 C. Bouglé, Les idées égalitaires, Paris, Alcan, 1899, p. 87.381 C. Bouglé, Qu’est-ce que la sociologie   ? , op. cit., p. 47.

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considérable, estime Bouglé, qui n’a de réponse satisfaisante que dans l’œuvre de Cournot. « Un événement de quelque nature qu’il soit n’est vraiment explicatif que si on y montre le metteur en œuvre d’un cer-tain nombre de lois. Ce qui reviendrait à observer qu’on n’explique pas, à vrai dire, un autre fait particulier ; toute explication suppose la croyance à des rapports constants, escompte des propriétés plus ou moins permanentes, utilise des généralités. » 382 Voilà donc un auteur, selon Bouglé, dont la relecture est parfaitement recommandée pour dénouer l’impasse qui prévaut entre l’histoire et la sociologie. « On continue de discuter abondamment sous nos yeux, à propos de la va-leur et du rôle respectif de l’individuel et de l’universel en histoire, entre “historiens-historisants” et “historiens-sociologues”. La métho-dologie de Cournot, trop longtemps laissée dans l’ombre, ne serait-elle pas apte à réconcilier les uns et les autres en les départa-geant ? » 383

382 C. Bouglé, Les rapports de l’histoire et de la science sociale d’après Cour-not, Revue de métaphysique et de morale, 1905, 6, p. 375.

383 Ibid., p. 349.

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3- SOCIOLOGIE ET THÉORIEDE L’ÉGALITARISME

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Bouglé, comme Durkheim, songe avant tout au présent. Il estime que la sociologie est destinée à répondre aux angoisses et aux inquié-tudes des sociétés modernes. Si le problème des rapports entre l’indi-vidu et la société est au cœur de la thèse de Durkheim, le problème de l’élaboration des idées égalitaires est celui qui intéresse avant tout Bouglé. Si dans son étude sur Les sciences sociales en Allemagne Bouglé affichait des réserves à l’endroit de la méthode durkhei-mienne, notamment en favorisant l’unité de la psychologie et de la sociologie, ses travaux sur l’égalitarisme s’en réclament explicite-ment. Autant dans sa thèse de doctorat, Les idées égalitaires (1898), que dans ses Essais sur le régime des castes (1908), Bouglé se pré-sente comme un disciple assez orthodoxe de Durkheim. Dans , Les idées égalitaires, remarque Maurice Halbwachs, il y a un programme de recherche conforme « au précepte formulé dans Les Règles de la méthode sociologique, à savoir qu’il faut étudier les réalités sociales comme des choses, les observer du dehors » 384. Et William Logue ajoute que l’ouvrage de Bouglé « est une application un peu méca-nique des concepts élaborés par Durkheim dans De la division du tra-vail social (1893), à l’étude des origines et du développement des idées égalitaires dans la société occidentale » 385

Ouvrons Les idées égalitaires : « Nos préférences, fondées ou non en raison, n’ont plus voix au chapitre : c’est [185] avec un esprit mé-thodiquement désintéressé que nous devons aborder, comme s’il s’agissait de minéraux ou de végétaux quelconques, l’étude des idées égalitaires : elles ne sont plus pour nous que des produits qu’il faut

384 M. Halbwachs, Célestin Bouglé sociologue. Revue de métaphysique et de morale, 1941, 48, p. 31.

385 W. Logue, Sociologie et politique : le libéralisme de Célestin Bouglé, Re-vue française de sociologie, 1979, 20, p. 146.

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expliquer, et non estimer. » 386 On croirait lire Taine ! Et Bouglé, fidèle au positivisme français du XIXe siècle, propose un système conceptuel qui doit permettre d’embrasser l’évolution du phénomène de l’égalita-risme dans son ensemble.

La démonstration est fondée sur deux grandes intentions. Bouglé cherche tout d’abord à établir que la cause de l’émergence de l’égali-tarisme doit être recherchée dans les transformations de l’organisation sociale, résultat de facteurs morphologiques et physiologiques. Il dé-montre ensuite, par la méthode des variations concomitantes, la cor-respondance entre le phénomène de l’égalitarisme et les formes d’or-ganisation sociale.

Fort de ce cadre théorique, Bouglé estime que les sociétés primi-tives, particulièrement la société hindoue, ne peuvent aucunement constituer un terrain d’élection favorable à l’élaboration de l’égalita-risme car nulle part ailleurs la spécialisation est plus héréditaire, ni l’organisation mieux respectée, ni la répulsion réciproque plus grande. Autre obstacle : ces sociétés sont dispersées sur d’immenses étendues. D’où cette conclusion : « Ce que nous pouvons dès à présent consta-ter, c’est que la portion de la terre où les idées égalitaires se mani-festent le plus clairement est aussi celle où se rencontrent les popula-tions les plus nombreuses. » Mais, précise aussitôt Bouglé : « L’im-mensité de l’aire couverte par un Empire a peu d’action si, entre les individus qui sont ses sujets il n’y a et ne saurait y avoir que peu de relations. L’extension des sociétés n’est efficace que par le rapproche-ment de leurs [186] unités. Il faut, pour que leur nombre puisse influer sur les idées sociales, que les membres nombreux d’un même État ré-agissent réellement les uns sur les autres, et par suite qu’ils soient concentrés, non disséminés. Or cette concentration est justement le propre des nations modernes : ce qui les distingue ce n’est pas tant leur grand volume que leur grande densité. » 387 On trouvera donc dans les centres urbains des endroits tout à fait favorables à la progression des idées égalitaires.

Mais ces considérations quantitatives, aussi importantes soient-elles, jouent un rôle accessoire dans l’argumentation en regard de l’importance que Bouglé accorde à ce qu’il appelle « la qualité des

386 C. Bouglé, Les idées égalitaires, op. cit., p. 15.387 Ibid., p. 99-100.

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unités sociales ». Une question le préoccupe fortement, et elle domine une bonne partie de l’ouvrage : l’égalitarisme est-il favorisé par l’ho-mogénéité des individus ou, au contraire, par l’hétérogénéité ? Toc-queville et Tarde pensaient que le progrès des idées égalitaires se fai-sait dans le sens d’une homogénéité plus grande ; à l’opposé, Simmel, Spencer et Durkheim soutenaient qu’il dépendait de l’hétérogénéité. Bouglé cherche un compromis entre ces deux interprétations antino-miques. Ainsi, il soutient que l’homogénéité comme l’hétérogénéité favorisent l’égalitarisme, mais pour des raisons fondamentalement opposées : « Les terrains les mieux préparés pour la semence des idées égalitaires sont ces civilisations où l’on rencontre le plus d’individus qui se ressemblent par certains côtés pendant qu’ils diffèrent par cer-tains autres, - où l’assimilation s’étend en même temps que la diffé-renciation s’y approfondit, - où l’hétérogénéité coexiste, en un sens, avec l’homogénéité. » 388

Cette progression parallèle de l’homogénéité et de l’hétérogénéité, estime Bouglé, est un phénomène tout à fait particulier aux sociétés occidentales. L’égalitarisme se [187] développe là où s’entrecroisent des individus et des groupes différents. La condensation progressive des ethnies fait en sorte que le concept de « race pure » est complète-ment désuet. Par exemple : « En Allemagne les Teutons sont croisés de Celtes et de Slaves. L’Angleterre est un amalgame de Bretons, de Saxons, de Normands, de Danois. La France est encore plus compo-site que toutes les autres ; la nation qui devait formuler les Droits de l’homme est aussi, on l’a répété souvent, parente de toutes les races. » 389 Différentes à l’origine, les ethnies, lorsqu’elles se re-groupent, se fondent et développent des croyances, des idées com-munes, tout en gardant néanmoins leur singularité. En somme, tout s’unifie en même temps que tout se diversifie. Incontestablement, Bouglé observe dans ce processus une loi irréversible de l’histoire.

À cela se juxtapose la « complication sociale » comme condition à l’émergence des idées égalitaires. Bouglé s’en explique : « Une socié-té est très compliquée si les individus qui s’y rencontrent, au lieu d’appartenir à un seul groupe, peuvent faire partie d’un grand nombre de groupes en même temps. » La complication sociale entraîne ainsi une multiplication d’associations : « Syndicats ou armées, clubs ou 388 Ibid., p. 148-149.389 Ibid., p. 152-153.

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églises, familles ou réunions d’actionnaires, chacun de ces groupes modifie, de par sa constitution, les sentiments et les idées des indivi-dus qu’il rassemble. » 390 En conséquence, « l’individu n’est plus en-fermé dans les sociétés. Il sort de l’une pour entrer dans l’autre, ou plutôt il est engagé, mais seulement pour une part de lui-même, dans toutes à la fois » 391. Que l’homme fasse partie de plusieurs sociétés particulières, voilà, selon Bouglé, qui est source de libération ; car, et c’est le cas notamment des sociétés primitives, [188] « lorsqu’un indi-vidu n’appartient qu’à une société, c’est alors qu’il lui appartient tout entier » 392.

D’où vient l’idée d’égalité ? Bouglé ne donne point de date, il évoque simplement quelques rares points de repères. Il observe le par-cours sinueux qu’emprunte l’idée d’égalité dans l’histoire des sociétés humaines. Elle se pointe d’abord, à l’état d’embryon, dans l’Antiquité classique. La cité antique se montre favorable, du moins théorique-ment, à l’égalité. Puis, elle est freinée par le féodalisme médiéval qui isole et hiérarchise les individus. Elle renaît ensuite à la fin de l’An-cien régime pour se développer continuellement. Que dit Bouglé de la Révolution française ? Bien peu de choses si ce n’est quelques com-mentaires rapides sur la déclaration des droits de l’homme. À vrai dire, Bouglé esquive l’événement et l’individu. Il est soucieux de re-constituer la lente gestation du mouvement égalitaire. Et il est parfai-tement convaincu de l’irréversibilité du mouvement qu’il observe.

De l’enseignement des sciences sociales allemandes, Bouglé dé-couvre le rôle qu’est appelée à jouer l’histoire dans l’élaboration d’une sociologie positive. Il se convainc rapidement que la matière historique est une propédeutique à toute analyse sociologique rigou-reuse. La fonction de l’histoire est dès lors marquée dans l’esprit de Bouglé : elle devra servir à combattre les vues métaphysiques et sur-tout le réductionnisme biologique 393. En fait, Bouglé, contrairement à Durkheim, ne craint pas les empiétements de la psychologie mais de la science biologique.

390 Ibid., p. 169.391 C. Bouglé, L’entrecroisement des groupes, Revue bleue, 1906, 6, p. 593.392 C. Bouglé, Les idées égalitaires, op. cit., p. 194.393 C. Bouglé, La démocratie devant la science, Paris, Alcan, 1904.

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Par rapport à Simiand ou à Halbwachs, la contribution théorique de Bouglé paraît bien mince au premier abord. Si l’on se fie au précieux article de Johan Heilbron, Bouglé est davantage un pédagogue qu’un chercheur pleinement original 394. [189] Hubert Bourgin le décrit plus simplement encore comme un « vulgarisateur » 395. On pourrait ajouter que Bouglé a aussi été un médiateur de première force, et qu’il a ou-vert bien des dialogues. Il a été le médiateur entre la Revue de méta-physique et de morale et L’Année sociologique, entre la sociologie et la philosophie, entre la sociologie et les sciences sociales voisines, entre la tradition sociologique française et la tradition sociologique allemande. C’est pourquoi, somme toute, Bouglé s’avère un guide précieux pour quiconque tente de reconstituer les enjeux théoriques et méthodologiques auxquels est confrontée la sociologie naissante.

[190]

394 J. Heilbron, Les métamorphoses du durkheimisme, 1920-1940, Revue fran-çaise de sociologie, 26, 1985, p. 203-239.

395 H. Bourgin, De Jaurès à Léon Blum, l'École normale et la politique, Paris, Fayard, 1938.

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TROISIÈME PARTIE.L’école durkheimienne et l’histoire

Chapitre VII

Le problème de l’histoirechez François Simiand

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En passant de Bouglé à François Simiand (1873-1935), nous chan-geons de style et de langage. Simiand n’accorde aucune attention par-ticulière à la forme ; sa dialectique est austère, le luxe des formules et les longues prémisses méthodologiques rendent sa pensée souvent obscure. Son œuvre est peu accessible. « Simiand est totalement illi-sible », nous dit Pierre Chaunu 396. Pourtant, derrière les difficultés du style qui peuvent impatienter le lecteur, le dessein de l’œuvre de Si-miand est clairement marqué. Dans la majeure partie de ses travaux, il a tenté de jeter les bases d’une science économique positive en s’ins-pirant du holisme durkheimien.

Le chemin qui mène Simiand à l’économie positive est assez si-nueux. Il y est arrivé par le biais de la philosophie et de la sociologie. Le fait d’avoir côtoyé Durkheim marque sa pensée d’une manière in-délébile. Pour Simiand, les faits économiques sont d’abord et avant tout des faits sociaux : ils sont contraignants et ils s’imposent aux in-dividus.

La pensée de Simiand se situe au carrefour de l’histoire, [192]de la science économique, de la philosophie et de la sociologie. Mais c’est 396 P. Chaunu, F. Dosse, L’instant éclaté, Paris, Aubier, 1994, p. 139.

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chez les historiens que Simiand trouve son plus large auditoire, sur-tout à partir des années 1930. Étrange paradoxe quand on songe à la force des attaques de Simiand contre certains historiens au début du siècle. Étrange paradoxe aussi quand on pense que Simiand se définis-sait lui-même d’abord comme un sociologue et un économiste. En fait, il se considérait comme un sociologue qui pratiquait l’économie. Pourtant, il fut presque ignoré par les sociologues et le demeure en-core largement aujourd’hui. Son œuvre est difficile d’accès, mais cela n’explique pas tout. Sans doute que d’un point de vue strictement so-ciologique sa méthode n’apporte que peu de choses nouvelles par rap-port à celle de Durkheim. Mais Simiand innove surtout lorsqu’il tente de transposer les principes de la méthode sociologique à l’analyse des faits d’histoire économique.

La meilleure preuve que l’histoire occupe une place capitale dans la sociologie durkheimienne, l’œuvre de Simiand nous la fournit. Et cela de diverses manières.

D’abord par sa méthode. Du premier au dernier des travaux de Si-miand, rien n’est avancé sans de solides références aux matériaux de l’histoire. Pour lui, la matière historique remplace en quelque sorte l’expérimentation qui fait défaut aux sciences de l’homme. L’histoire permet aussi à Simiand d’ébaucher une théorie de l’évolution écono-mique. Il analyse les principaux types d’économies qui se sont succé-dé en Occident depuis l’Antiquité classique. Présenter les différentes formes d’économies qui ont marqué l’histoire des sociétés modernes n’est certes pas nouveau en soi. En effet, bien des synthèses de l’évo-lution économique ont été proposées dans les manuels d’économie politique du temps, mais, en revanche, expliquer l’économie, non pas en cherchant les motifs individuels mais collectifs qui se cachent der-rière l’activité économique, c’est là une entreprise neuve qui soulève un vif intérêt [193] autant pour la science historique désireuse de rompre avec les thèses individualistes que pour la sociologie.

L’ossature du projet théorique de Simiand se trouve pour une bonne part dans ses travaux sur le salaire : on y rencontre, pour la pre-mière fois, une interprétation de l’histoire économique en termes de durée. L’économie, soutient Simiand, oscille d’une manière irréver-sible entre deux mouvements complémentaires : il y a d’abord les phases A, caractérisées par un mouvement de hausse, et les phases B caractérisées par des mouvements de baisse ou de stagnation. De là,

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Simiand estime être en mesure de dégager une explication de l’évolu-tion économique récente et, conséquemment, de montrer que la grande crise de 1929 n’est pas le résultat de causes fortuites, mais qu’elle s’inscrit au contraire dans le processus implacable de la durée.

Auteur au style polémique, Simiand a consacré une bonne part de ses travaux à commenter et à critiquer les thèses qui allaient à l’en-contre de la science économique positive. Au début de sa carrière, il se heurte tout d’abord aux historiens, puis aux économistes.

1 - SIMIAND ET LA SCIENCE HISTORIQUEDE SON TEMPS

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Très tôt, avant même de faire œuvre d’économiste, Simiand s’est intéressé à l’évolution des études historiques en France. Dans ses pre-miers travaux, il tente de préciser le rôle, qu’il juge décisif, qu’est amenée à jouer l’histoire dans la constitution d’une sociologie positive et expérimentale. Mais sa conception méthodologique, qui est inspirée de Durkheim, l’oppose directement aux historiens de son temps.

[194]

Le procès de l’histoire historisante

Simiand est tout juste sorti de l’École normale supérieure lorsque sa signature commence à apparaître dans les revues savantes fran-çaises les plus importantes de la fin du XIXe siècle. Il se fait d’abord remarquer comme collaborateur à la Revue de métaphysique et de mo-rale où il s’occupe de la rubrique L’Année sociologique, jusque-là sous la tutelle d’un autre durkheimien, le philosophe Paul Lapie, dont l’objectif est de faire connaître les principaux travaux socio- logiques à un public de philosophes. Dans sa première livraison, en 1897, Si-miand propose des comptes rendus des ouvrages de Worms, Giddings, Bernés et Durkheim. Et il y inclut une critique de l’Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos. Que Simiand signe des

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comptes rendus sur les ouvrages récents de Worms, Giddings, Bernés et Durkheim, cela va de soi, car ce sont des sociologues unanimement reconnus, mais qu’il s’intéresse, dans le cadre d’une rubrique intitulée L’Année sociologique, à l’ouvrage de Langlois et Seignobos peut pa-raître étonnant au premier abord. En réalité, cela s’explique assez faci-lement. Car Simiand estime que la sociologie est impossible sans le secours des sciences de l’homme voisines. Le terme « sociologie », dit-il, « sera fécond à la condition que sous lui réussissent à s’agréger, à s’organiser, à s’intégrer tous les efforts faits pour l’étude scienti-fique et positive de la vie des hommes en société, d’où qu’ils viennent et sous quelque titre qu’ils soient connus » 397. À ce moment, il n’est pas douteux que Simiand a déjà épousé les principes de la méthode sociologique de Durkheim. Il est convaincu que le domaine de la so-ciologie doit englober tout le champ des sciences sociales positives. C’est du haut de ce principe que Simiand examine l’ouvrage de Lan-glois et Seignobos.

[195]Le compte rendu qu’il livre appelle la controverse. Ce qui frappe

dans le livre de méthode de ces auteurs, écrit Simiand, « c’est une sorte de défiance pour les termes, les notions, les positions de ques-tions usités dans la méthodologie faite par des philosophes et des so-ciologues » 398. Mais il y a plus : Langlois et Seignobos tentent de constituer une histoire-science qui cultive l’individuel sous toutes ses formes : « Une discipline spéciale peut être ici nécessaire pour établir le recueil de ces faits individuels, contingents (...), à cause de leur quantité et de la difficulté de les atteindre ; mais ne peut être considé-rée comme la science principale elle-même. » 399 C’est bien entendu le droit à la scientificité de l’histoire qui est ici récusé par Simiand. L’at-taque du jeune représentant de l’école durkheimienne n’allait pas res-ter sans échos.

Dans La méthode historique appliquée aux sciences sociales (1901), Charles Seignobos affirme la suprématie méthodologique de l’histoire sur les autres sciences de l’homme, et met en doute l’exis-tence de sciences sociales outre la statistique (qui inclut la démogra-397 F. Simiand, L’Année sociologique française, Revue de métaphysique et de

morale, 1898, 6, p. 608.398 Ibid., p. 639.399 Ibid., p. 640-641.

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phie), l’économie et l’histoire des doctrines économiques. Quelques mois plus tard, Henri Hauser se range derrière Seignobos et s’en prend vigoureusement à la méthode durkheimienne, lui reprochant d’être trop abstraite 400.

Simiand se donne un droit de réplique et en tire son fameux texte de 1903, Méthode historique et science sociale, d’après les ouvrages récents de M. Lacombe et de M. Seignobos, publié dans la jeune Re-vue de synthèse historique. Lacombe et Seignobos, tenants de deux visions de l’histoire diamétralement opposées, sont appelés à la barre par Simiand. Le premier assigne à l’histoire-science [196] l’étude des faits généraux et institutionnels, tandis que le second privilégie l’indi-viduel et le particulier. À première vue, comme le sous-titre de l’ar-ticle le suggère, on aurait pu s’attendre à ce que Simiand confronte ces deux perspectives antithétiques, et, comme il le dit lui-même, qu’il « fixe les points essentiels du débat » 401, mais il n’en est rien. L’ou-vrage de Lacombe (qui n’est d’ailleurs pas récent puisqu’il date déjà d’une dizaine d’années) n’est pas analysé, on n’y retrouve que quelques éloges ou quelques rares références au passage. Simiand se limite à discuter essentiellement du livre de Seignobos, et aussi indi-rectement de celui de Henri Hauser.

Chacune des pages est une sévère leçon de méthode pour les histo-riens. Simiand estime au départ que la plupart des historiens ont une conception erronée de la science. Et cela, soutient-il, tient en partie au passé même de la discipline historique. Pendant longtemps, l’histoire s’est définie comme un genre littéraire ou un récit. Étudier l’histoire dans un dessein scientifique est donc une préoccupation relativement récente chez les historiens, encore qu’elle soit marginale. Le fait que les historiens soient novices lorsqu’il s’agit de discuter de questions méthodologiques, et Péguy le notera avec virulence, explique le manque de nuance de leurs propos et l’absence de précision des termes qu’ils utilisent. Ainsi, chez Seignobos, explique Simiand, « le fait social est psychologique de nature ; étant psychologique, il est subjectif » 402. La première proposition est juste, nous dit Simiand : le

400 H. Hauser, L'enseignement des sciences sociales, état actuel de cet ensei-gnement dans les pays du monde, Paris, Maresq, 1903.

401 F. Simiand, Méthode historique et science sociale, Revue de synthèse histo-rique, 1903, 6, p. 3.

402 Ibid., p. 3.

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fait social est une relation des hommes aux objets du monde extérieur ou une relation des hommes entre eux à propos de ces objets. Simiand ne conteste guère qu’il puisse y avoir des phénomènes psychologiques objectifs ; mais ils le sont [197] seulement, précise-t-il, quand ils dé-pendent d’un facteur social 403. La seconde proposition devient donc inexacte : contrairement à ce que soutient Seignobos, on ne saurait considérer les termes « psychologique » et « subjectif » comme des synonymes, ce serait renoncer « à constituer une science sociale au sens des sciences positives déjà existantes, qui toutes travaillent sur un domaine objectif et n’existent qu’à cette condition » 404.

Le subjectif et l’objectif doivent donc être définis rigoureusement. Le subjectif est intérieur à l’individu, il s’agit de ses valeurs, de ses goûts, de ses besoins, de ses aptitudes, bref c’est tout ce qui façonne sa singularité par rapport à autrui. À l’inverse, l’objectif est par défini-tion extérieur à l’individu ; et Simiand entend par là une règle de droit, une superstition, un dogme, une religion. Est objectif ce qui est contraignant : « L’objectivité des résultats de la science positive n’est pas autre chose que l’indépendance où ils s’établissent de notre action propre et de notre spontanéité pensante ; les régularités de coexistence et de succession entre les phénomènes que la science dégage et ex-prime, s’imposent à nous, ne procèdent pas de nous et de là prennent leur valeur objective. » 405 Un phénomène objectif se reconnaît donc à son caractère sui generis ; il est indépendant des volontés indivi-duelles : « Le tout est autre chose et plus que la somme des parties (...) L’élément social, dont la place est si grande dans notre vie psycholo-gique, nous est bien donné comme indépendant de notre spontanéité individuelle : [198] il est réalité, au même sens que, pour la connais-sance positive, est réalité l’élément dit matériel : il est objet comme est objet le monde dit extérieur. » 406

403 Simiand s’en était d’ailleurs expliqué : « Les éléments psychologiques (...) ne relèvent qu’indirectement de la psychologie individuelle ; ils appar-tiennent à une psychologie de groupe, à une psychologie sociale. Les phéno-mènes de psychologie sociale échappent à l’introspection individuelle ; ils doivent être traités objectivement » (F. Simiand, Déduction et observation psychologique en économie sociale, Revue de métaphysique et de morale, 1899, p. 461).

404 Ibid., p. 5.405 F. Simiand, Méthode historique et science sociale, op. cit., p. 4.406 Ibid., p. 7.

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La conception du social, considérée comme un tout irréductible à ses parties, et qui est ici défendue avec force par Simiand, ne diffère aucunement de celle de Durkheim, pas même par des nuances. Or, justement, cette définition de l’objet social soulève des interrogations chez certains membres de la communauté historienne. Examiné de cette manière, le social devient une pure abstraction : seuls les élé-ments individuels sont des réalités concrètes, soutient Seignobos. Si-miand croit voir dans ce raisonnement une « vieille illusion métaphy-sique ». Si l’on suit cette logique à l’extrême, remarque-t-il avec son ironie habituelle, on est du même coup amené à considérer l’individu comme une abstraction puisqu’il se compose avant tout d’organes : « L’individu organique est-il autre chose qu’une réunion d’éléments organiques multiples, et cette soi-disant réalité indépendante l’est-elle autrement que pour notre esprit et que par notre abstraction, abstrac-tion commune et usuelle ou abstraction du savant ? Et ces cellules, à leur tour, existent-elles en elles, à part des éléments qui les com-posent, autrement que par une opération de notre esprit qui est encore l’abstraction ? » Cet exemple banal n’a pour but que de faire ressortir l’insolubilité du problème que pose Seignobos. Il tente de démontrer qu’il est fallacieux de soutenir que le social est une abstraction sim-plement parce qu’il a pour substrat l’individu. Certes, admet Simiand, le social a pour substrat l’individu, mais ce qui importe pour toute science, comme l’a montré Durkheim à la suite de Boutroux, ce n’est pas de nier son substrat mais de ne pas s’y réduire. « Le phénomène social est une abstraction, soit : mais il ne l’est pas plus - il ne l’est pas moins - que le [199] phénomène organique, que le phénomène chi-mique ou physique. » 407

Mais la science, précise Simiand, doit rechercher seulement des abstractions de « premier ordre » ou des « abstractions heureuses », des abstractions qui, somme toute, peuvent permettre au chercheur d’établir des régularités. Abstraire : c’est-à-dire théoriser.

La théorisation des faits sociaux suppose l’établissement de faits généraux rattachés les uns aux autres par des relations. Or, selon Si-miand, les historiens partent « d’un fait ou plusieurs faits antérieurs choisis sans règle précise, au jugé, à l’impression, au flair personnel et, disons le mot, au petit bonheur » 408. De plus, ils adoptent souvent 407 Ibid., p. 9.408 Ibid., p. 14.

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une méthode finaliste. « En réalité, cette tendance est fort dangereuse. L’explication par les motifs des hommes (...), par introspection directe et inférence immédiate, n’est autre chose qu’une explication par les causes finales et ce mode d’explication est à éliminer aussi bien de la science sociale positive que des autres sciences positives. » 409

Comment, dans ce cas, l’histoire peut-elle devenir scientifique ? On l’a vu, Seignobos croyait que le point de départ d’une histoire trai-tée scientifiquement reposait dans le document. Fausse solution, fausse perspective, réplique Simiand : « Le document, cet intermé-diaire entre l’esprit qui étudie et le fait étudié, est (...) fort différent d’une observation scientifique : il est fait sans méthode définie et à d’autres fins que la fin scientifique. » 410 La scientificité de l’histoire réside ailleurs : en s’inspirant de la métaphore de Bacon, Simiand sou-tient, dans des pages bien connues, que la discipline historique doit avant tout lutter contre « trois idoles » qui empêchent l’historien d’avoir accès au [200]

réel : l’idole politique, l’idole individuelle et l’idole chronologique. Les « idoles » sont la cause principale d’un nombre considérable d’er-reurs. Les idoles déforment la réalité : en privilégiant les faits singu-liers, elles ne donnent qu’une image imparfaite et confuse de l’évolu-tion humaine. L’histoire-science doit se détourner des « faits uniques pour se prendre aux faits qui se répètent » 411. Somme toute, l’histoire sera sociologique ou elle ne sera pas scientifique 412.

La notion de cause en histoire

Très tôt, Simiand a proposé une explication causale des phéno-mènes sociaux qui se conjugue à partir du modèle des sciences de la nature : « Ici comme dans les autres sciences positives, la cause d’un phénomène est et n’est pas autre chose que, selon la formule de Mill,

409 Ibid., p. 15.410 Ibid., p. 20.411 Ibid., p. 17.412 C. Bouglé, La méthodologie de François Simiand et la sociologie. Annales

sociologiques, 1936, série A, p. 10.

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le phénomène antécédent invariable et inconditionné. L’établissement d’un lien causal se fait non entre un agent et un acte, non entre un pouvoir et un résultat, mais entre deux phénomènes exactement de même ordre ; il implique une relation stable, une régularité, une loi. Il n’y a cause, au sens positif du mot, que là où il y a loi, au moins concevable. En ce sens, on voit aussitôt que le phénomène individuel, unique de son espèce, n’a pas de cause, puisqu’il ne peut pas être ex-pliqué par une relation constante avec un autre phénomène, et que, dans un cas unique, l’antécédent invariable ne peut être établi. Si donc l’étude des faits humains veut se constituer en science positive, elle est conduite à se détourner des faits uniques pour se prendre aux faits qui se répètent, c’est-à-dire à écarter l’accidentel pour s’attacher au régulier, à éliminer l’individuel pour étudier le social. » La conception de la causalité empruntée à Mill qu’expose [201] ici Simiand met en relief une relation de succession invariable entre les faits. Le phéno-mène antécédent invariable est la cause, la contingence en est l’effet. Or, chez les historiens, la cause et l’effet sont fréquemment confon-dus. Ainsi, remarque Simiand, Charles Seignobos, dans son Histoire politique de l’Europe contemporaine, conclut que toute l’évolution politique de l’Europe au XIXe siècle ne peut s’expliquer qu’à partir de grands trois hasards : la Révolution de 1830, celle de 1848 et la guerre de 1871. Et ce n’est pas tout : toujours selon Seignobos, ces événe-ments ont été l’œuvre de trois « grands hommes », Charles X, Louis-Philippe et Bismarck. Dans cette explication, qui au fond n’en est pas une au sens où Simiand l’entend, rien ne découle de causes générales car l’auteur se contente d’établir des relations entre des faits indivi-duels. Les vraies causes sont ainsi complètement omises, proteste Si-miand : « On note l’étincelle, on oublie la puissance d’explosion de la poudre (...) Dans les effets de ces “accidents”, on note (...) des faits dont l’événement “accidentel” n’a très évidemment été que la cause occasionnelle, qui ne soutiennent avec lui aucun rapport vraiment cau-sal : indiquer la cause occasionnelle d’un fait n’est en aucune façon l'expliquer. » 413

Bien entendu, ce n’est pas seulement Seignobos qui est visé par ce grief, mais l’ensemble de la communauté historienne, et Simiand a poursuivit son combat contre l’histoire historisante bien ailleurs que dans les pages de la Revue de synthèse historique. On en retrouve

413 F. Simiand, Méthode historique et science sociale, op. cit., p. 17-19.

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quelques échos dans les Notes critiques du début du siècle, mais les développements sont trop sommaires pour nous instruire davantage. En 1906, dans une communication à la Société française de philoso-phie, Simiand ramasse l’essentiel de ses vues sur la causalité en his-toire. On n’y apprend donc pas grand-chose de nouveau par rapport à l’article de 190, si ce n’est, en première [202] analyse, qu’il loue le théoricien allemand Bernstein pour avoir montré la possibilité d’éla-borer en sciences sociales des relations causales analogues à celles qu’établissent les sciences de la nature. Puis, il revient sur le livre de Seignobos, Histoire politique de l’Europe contemporaine. Et suite à une fine analyse, une interrogation s’élève ; « De véritables causes, en trouvons-nous ? » 414 Aucunement, dans le sens scientifique du terme, répond Simiand.

S’ensuit alors une abrupte leçon de méthode. Des règles sont pres-crites aux historiens ; « définir en termes généraux l’effet précis pro-posé à l’explication » ; « distinction de la cause et la condition » ; « obligation de toujours expliciter l’antécédent immédiat » ; « tendre toujours à établir des propositions explicatives dont la réciproque soit vraie » 415. Ces règles, remarquables pour leur austérité, sont cesse rap-pelées dans les comptes rendus d’ouvrages historiques que nous donne Simiand.

414 F. Simiand, La causalité en histoire (1906), in Méthode historique et sciences sociales, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1987, p. 227.

415 Ibid., p. 229-235.

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2 - LES PRINCIPES DELA MÉTHODE POSITIVE

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À partir des années 1907-1908, Simiand a livré l’essentiel de son message scientifique à la communauté historienne. Désormais, sa principale préoccupation sera de construire une méthode positive pour la science économique comme en font état notamment ses nombreux travaux publiés sur le sujet dans L’Année sociologique.

[203]Cette méthode, il faut le préciser, s’élabore à l’encontre des princi-

pales tendances que l’on retrouve dans l’économie politique du temps ; elle s’oppose à ce que Simiand appelle l’économie finaliste et à l’économie conceptuelle. Inspiré par la méthode durkheimienne, Si-miand estime que la science économique doit devenir expérimentale. Toutefois, et on le constate surtout dans ses derniers travaux, Simiand se démarque de Durkheim et de bien d’autres durkheimiens sur un aspect bien précis : il refuse de comprendre les formes économiques avancées à partir des formes primitives ou élémentaires.

Critique de l’économie politique traditionnelle

En 1912, dans La méthode positive en science économique, son livre de « combat méthodologique » comme l’appelle justement Bou-glé 416, Simiand donne cette définition de la science économique : « (...) la science économique a pour objet de connaître et d’expliquer la réalité économique. » 417 Le mot clé, le mot dominant ici est « réali-té » car manifestement il implique une quête d’objectivité. L’écono-miste doit expliquer la réalité économique telle qu’elle est, sans juge-ments, sans prénotions, objectivement, voire comme des choses. D’où la raison pour laquelle, la science économique positive doit adopter

416 C. Bouglé, La méthodologie de François Simiand, Annales sociologiques, 1936, série A, p. 12.

417 F. Simiand, La méthode positive en science économique, Paris, Alcan, 1912, p. 179.

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les principes de la méthode sociologique. « C’est par là estime Si-miand, que l’on arrive à interpréter vraiment les faits tels qu’ils se passent, tels qu’ils se déroulent dans la réalité effective. » Ailleurs, Simiand tente d’appliquer ce principe au problème du salaire : il faut aborder le salaire, dit-il, en établissant « une liste (des) éléments et facteurs à examiner qui soit aussi [204] indépendante que possible de toute idée préconçue et de toute théorie consciente ou incons-ciente » 418. Car « une théorie de science positive est constituée par l’explication causale, à forme de loi, d’un phénomène ou d’une caté-gorie de phénomènes ; elle n’est pas la détermination idéale d’un cer-tain système hypothétique de relations entre des éléments conçus par l’esprit » 419.

Simiand se propose donc de transposer dans l’économie politique, la sociologie, l’histoire économique et sociale. Dans ce dessein, il s’est heurté à la méthode de l’économie politique classique, soucieuse de mettre en relief un homo economicus rationnel à la recherche de ses intérêts particuliers. Isolé, marginal, parmi la communauté des écono-mistes, Simiand a sans cesse combattu les systèmes économiques qui se définissaient à rebours de la sociologie économique positive.

Dès ses premiers travaux publiés dans L’Année sociologique, Si-miand s’est opposé à l’économie finaliste ou appliquée dont l’objectif fondamental, selon lui, est de dégager des solutions concrètes afin de remédier aux problèmes que rencontrent les économies modernes. « Partout, en effet, où des intérêts ou des aspirations de l’homme sont en jeu, l’application cherchée ou tentée aux fins désirées ou conçues a précédé l’étude et la connaissance pure et simple de la réalité pour elle-même ; le guérisseur non seulement à précédé le médecin, mais le médecin lui-même a précédé, et en de notables parts précède encore, le physiologiste ; et même après que la physiologie et la médecine scientifique se sont constituées et habilitées, il y a encore des guéris-seurs. » 420 Cette méthode, loin d’être [205] scientifique, n’établit aucu-nement des rapports de cause à effet. L’économie finaliste est surtout occupée à tenter de modifier la marche des phénomènes qu’elle étu-

418 F. Simiand, Le salaire, révolution sociale et la monnaie, t. 1, Paris, Alcan, 1932, p. 102-103.

419 F. Simiand, La méthode positive en science économique, op. cit., p. 183.420 F. Simiand, Le salaire, révolution sociale et la monnaie, op. cit., t. 2, p.

532.

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die. Ce souci se manifeste avec acuité dans le traitement que donnent certains économistes des crises économiques : « Les maux qu’en-traînent les crises frappent tellement les esprits dès l’abord que le point de vue strictement scientifique est d’ordinaire aussitôt perdu ou négligé. L’étude du phénomène ou de ses causes prend aussitôt le ca-ractère d’une recherche de science appliquée, et non de science pro-prement dite ; elle se préoccupe sans cesse des remèdes, avant même ou, en tout cas, pendant l’observation du cas. » 421 Non pas que Si-miand veuille dans ce texte de jeunesse refuser le droit à l’économie positive d’apporter des solutions aux problèmes économiques contem-porains, mais il souhaite que cela se fasse en dernier lieu, après que le mal eut d’abord été rigoureusement diagnostiqué et expliqué. Faute de quoi on n’explique pas, insiste-t-il, on construit un « idéal écono-mique » 422.

La méthode de l’économie conceptuelle est tout aussi lacunaire : « Par économie conceptuelle, nous voulons d’un mot désigner ici cette façon de traiter l’objet de la science économique selon laquelle on étu-die et on analyse cet objet par les idées que l’esprit de l’économiste s’en fait ou en accepte, et où l’on rend compte de ce qui s’y passe ou pourrait s’y passer par la formulation idéologique aussi des relations et explications qui paraissent à l’esprit acceptables et satisfai-santes. » 423 Dans ce type d’explication, on évoque souvent le méca-nisme de l’offre et de la demande comme [206] facteur explicatif de la vie économique ; or cette théorie est à rejeter, nous dit Simiand, car elle ne se borne qu’à expliquer la variation d’un prix, et non pas la formation de ce prix saisit dans la genèse 424. « L’essence d’une expli-cation économique par l’offre et la demande est que, supposé un mar-ché libre et des choses ou des services présentés à l’échange sur ce marché, les valeurs économiques relatives à ces choses ou à ces ser-vices se déterminent à raison inverse du rapport entre les quantités physiques qui en sont respectivement offertes et demandées à l’échange. » Simiand soutient que dans le cas d’une étude positive sur

421 F. Simiand, Systèmes économiques, L'Année sociologique (1902- 1903), 1904, 7, p. 580.

422 F. Simiand, La méthode positive en science économique, op. cit., p. 180.423 F. Simiand, Le salaire, l’évolution sociale et la monnaie, op. cit., t. 2, p.

541.424 F. Simiand, Le salaire des ouvriers des mines de charbon en France, Paris,

Cornély, 1907, p. 58 et s.

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le salaire ce principe ne peut s’appliquer « puisqu’à tous moments il existe des chômeurs, donc une offre de travail ouvrier supérieure à la demande, comment les salaires ne baissent-ils pas de façon conti-nue » 425 ?

En définitive, dans les deux exemples évoqués, c’est la « réalité » qui échappe à l’économiste. L’économie finaliste ne fait que proposer un idéal économique, et l’économie conceptuelle est une simple construction idéologique.

Au début des années 1930, Simiand reste donc un auteur polé-mique, toujours vivement intéressé par les combats de méthode. Ici, il discrédite la science économique comme il le faisait pour l’histoire au début du siècle mais cette fois pour des raisons diamétralement oppo-sées : alors qu’il reprochait aux historiens d’étaler des séries de faits, sans souci de théorisation, il reproche aux économistes d’étayer des théories sans fondement empirique. Or, toute l’œuvre de Simiand fait la promotion du dialogue de l’empirie et de la théorie. Dans un article de L’Année sociologique en 1904, Simiand écrit : « Réunir le souci théorique à l’investigation des faits serait assurément le principe [207] essentiel à une étude vraiment positive. » 426 Et, en 1932, dans l’intro-duction à son ouvrage sur le salaire, il insiste encore : « La présente tentative s’oppose, à la fois, aux théories sans faits (...), et aux études de faits sans théories. » 427 II apparaît donc indispensable pour Simiand d’éviter le double écueil du repli empirique et de la pure spéculation théorique. Cet évitement n’est possible que si la science économique devient une science expérimentale.

425 F. Simiand, Le salaire, révolution sociale et la monnaie, op. cit., t. 2, p. 543.

426 F. Simiand, Systèmes économiques, L'Année sociologique (1902- 1903), 1904, 7, p. 580.

427 F. Simiand, Le salaire, l'évolution sociale et la monnaie, op. cit., t. 1, p. X.

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Le problème de «  la recherche des origines »

En science, le phénomène antécédent invariable sert de cause. En ce sens, soutient Simiand, rechercher la cause d’un phénomène n’im-plique pas que l’on doive nécessairement remonter à son état em-bryonnaire.

L’étude des sociétés primitives occupe une place de premier plan dans les travaux de l’école durkheimienne 428. C’est en étudiant les phénomènes les plus simples, les plus élémentaires, croit-on, qu’il est possible de comprendre les phénomènes plus complexes. En 1903, dans un écrit de jeunesse, Simiand souscrit complètement à cette dé-marche méthodologique : « Il serait très important, remarque-t-il, pour la constitution d’une science économique positive et pour une meilleure intelligence des économies complexes, des évolutions avan-cées et des survivances obscures, que l’économie des primitifs fut mieux connue, et scientifiquement analysée. » 429 On ne trouve plus de propos de cette nature dans les travaux subséquents de Simiand. C’est que [208] petit à petit il change d’idée quant à l’utilité de la recherche des origines. En effet, une trentaine d’années plus tard, dans le Sa-laire, il aboutit à une conclusion différente, voire diamétralement op-posée, à celle qu’il proposait dans les pages de L’Année sociologique au début du siècle ; cette fois-ci, du moins pour ce qui a trait aux phé-nomènes économiques, il ne voit plus la nécessité d’expliquer le com-plexe par l’élémentaire : « Dans l’étude d’un phénomène ou d’un en-semble de phénomènes à développement historique, ou à développe-ment organique, on arrive plus tôt aux résultats explicateurs les plus accessibles et les plus sûrs, en étudiant l’état formé avant l’état nais-sant, l’état adulte avant l’état embryonnaire. » 430 Si Simiand aboutit à ce constat c’est que, selon lui, il est impossible de s’attaquer directe-ment aux origines, car l’objet est toujours, consciemment ou incons-ciemment, considéré dans une phase quelconque de son développe-ment. « Il est tout à fait illusoire et inexact de penser commencer une 428 P. Vogt, The Uses of Studying Primitives : A Note on the Durkheimians,

1890-1940, History and Theory, 1976, 15, p. 33-44.429 F. Simiand, compte rendu de Thonnar, L'Année sociologique (1901-1902),

1903, 6, p. 483-484.430 F. Simiand, Le salaire, l’évolution sociale et la monnaie, op. cit., t. 2, p.

578.

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étude par l’état originaire embryonnaire ; l’on ne comprend bien un commencement, une enfance, que si l’on a reconnu d’abord la réalisa-tion au plein ou l’état adulte et si nous développions ce précepte, nous pourrions montrer que l’on n’a jamais procédé autrement. » 431 En fait, pour Simiand, rechercher les origines, c’est faire une large place à la contingence. Car, explique-t-il, il n’y a pas de filiation causale qui prouve hors de tout doute qu’un fait, considéré à l’état primitif, est à l’origine de telle ou telle institution. L’étude des phénomènes sociaux par états successifs ne permet donc pas d’aboutir à une conclusion explicative.

Dans Le salaire, l’évolution sociale et la monnaie, Simiand va plus loin : il invite la tribu des sociologues à se détacher [209] de « la su-perstition de l’étude d’origine » 432. En revanche, il propose de recher-cher l’antécédent immédiat ou le moins « substituable » d’un phéno-mène : « Dans l’étude, que ce soit d’une catégorie de phénomènes, ou d’un groupe de phénomènes, ou d’un seul phénomène, on se donne le plus de chance d’aboutir, le plus aisément, le plus vite, à des résultats concluants, si, dans le champ proposé, on commence par étudier la part la plus nette, la plus simple. » Que faut-il alors comprendre par là ? Selon Simiand, il est difficile, voire impossible, chez les primitifs, de distinguer un fait économique propre avec certaines catégories de faits (techniques, matériels ou autres). Dans les sociétés primitives, « la vie économique (...) n’a pas d’existence distincte, (elle) est péné-trée d’éléments religieux, éthiques, de croyances, de pratiques extra-économiques, qui y sont étroitement intégrés ». Simiand en arrive ain-si à la conclusion que, puisque l’autonomie de la sphère économique est relativement récente dans l’évolution humaine, l’économie mo-derne doit être analysée dans sa structure propre (sans référence au-cune au monde primitif), car nulle part ailleurs « la vie économique n’est apparue plus autonome, plus dégagée de tous éléments autres, plus indépendants de tout le reste de la vie sociale » 433.

Ainsi, Simiand est amené à remettre en question la méthode com-parative. Étant donné, soutient-il, que la sphère économique est spéci-

431 F. Simiand, Recherches anciennes et nouvelles sur le mouvement général des prix du XVIe au XIXe siècle, Paris, Domat-Montchrestien, 1932, p. 6.

432 F. Simiand, Le salaire, l’évolution sociale et la monnaie, op. cit., t.2, p. 579.

433 Ibid., p. 582-583.

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fique, il faut éviter de la comparer à d’autres types de phénomènes, notamment avec les phénomènes religieux. Est-ce à dire que d’un point de vue scientifique la méthode comparative est caduque ? Si la méthode comparative a permis à la sociologie de se dégager de l’ex-plication individualiste, Simiand croit que, assez curieusement au pre-mier abord, sa tâche est complétée. En [210] fait, il pense que la mé-thode comparative ne peut s’appliquer qu’imparfaitement à l’étude des faits économiques. « Notamment en notre matière économique (...) on pourrait montrer que l’étude comparée n’est exactement qu’un pis aller. » 434

Cette critique de la méthode comparative peut étonner venant d’un durkheimien, mais elle s’explique pourtant : en effet, si l’on suit le raisonnement de Simiand jusqu’à l’extrême, la méthode comparative, en prélevant des faits dans des sociétés différentes, ne constitue qu’une constatation de coexistence ; elle n’atteint pas la condition es-sentielle de la science. Il convient plutôt d’examiner le mouvement d’un fait ; en d’autres termes, il s’agit d’expliquer le fait se produi-sant.

Ni la méthode comparative, ni la recherche des origines ne sau-raient donc mener la science économique sur la voie de la scientificité.

Une méthode expérimentale

Nous avons sans cesse rôdé autour de l’idée selon laquelle, pour Simiand, les méthodes des sciences de la nature sont susceptibles d’être appliquées aux sciences de l’homme 435. À partir des années 1920, Simiand soutient que la science économique doit adopter les principes de la méthode expérimentale, méthode dont la fécondité a été testée dans les sciences de la nature : biologie, chimie, physique. À

434 Ibid., p. 587.435 Maurice Halbwachs s’en réjouissait : « Nous n’avons rien à regretter, ni à

envier aux autres savants, s’il est vrai comme il nous paraît que (...) M. Si-miand en apporte la preuve, qu’il est, dès maintenant, possible d’élever la science de l’homme et des sociétés humaines exactement au même niveau qu’ont atteint avant elle les sciences de la nature » (M. Halbwachs, Une théorie expérimentale du salaire, Revue philosophique, 1932, 114, p. 363).

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l’évidence, l’application de la méthode expérimentale aux sciences de l’homme ne va pas sans difficulté.

[211]Dans les sciences de la nature, lorsqu’il observe les faits, l’expéri-

mentateur, souvent dans son laboratoire, procède directement sur son objet, ce qui veut dire qu’il a la possibilité de multiplier les expé-riences. Il peut en outre reproduire les phénomènes sous ses yeux. Bien entendu, les sciences de l’homme ne jouissent guère de cet avan-tage méthodologique.

Le problème dans l’élaboration d’une science économique posi-tive, estime Simiand, consiste à recréer des conditions susceptibles d’aboutir à un type d’expérimentation tel que celui que l’on retrouve dans les sciences de la nature. À cet effet, l’histoire et la statistique sont destinées à rendre de précieux services.

Fonction de l’histoire et de la statistique.

— En général, l’économiste opère sur des faits qui ne lui sont connus qu’indirectement. De fait, la méthode de la science écono-mique positive est nécessairement historique. « C’est dire que l’étude économique positive est condamnée à être principalement ici une étude par documents, c’est-à-dire par enregistrement ou témoignages d’un fait, opérés le plus souvent en dehors des fins de science et, en tout cas, autrement que par des savants (ou leurs représentants) ne se proposant que la recherche de la vérité. » 436 Il en résulte donc que l’économiste, comme l’historien, doit procéder à un examen critique des sources, et ainsi s’assurer si elles sont conformes à la réalité. Si-miand appelle cette opération critique d’exactitude, et celle-ci comporte à la fois une critique externe et une critique interne. La critique externe consiste à vérifier l’origine, l’authenticité et les modalités de publica-tion d’un document tandis que la critique interne s’attache à com-prendre le sens du document en regard de son auteur et du contexte dans lequel il a été écrit.

[212]

436 F. Simiand, Le salaire, révolution sociale et la monnaie, op. cit., t. 1, p. 38.

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Comme Durkheim, Simiand est convaincu que la méthode histo-rique a une valeur heuristique inestimable : « La recherche de science économique positive (a) beaucoup à prendre et à profiter des pratiques éprouvées et raisonnées par l’histoire en ce qu’elle a sinon de propre, du moins de plus développé, c’est-à-dire la connaissance par docu-ments, de faits échappant à l’expérimentation de laboratoire. » 437 L’histoire en elle même n’est donc pas expérimentale au sens où Claude Bernard l’entendait. Elle n’est qu’une science d’observation ; elle ne se borne qu’à rendre compte d’un corpus de faits à l’état brut. Or, il y a expérience seulement lorsque le savant compare les faits, les interroge et les contrôle les uns par les autres. Du reste, la méthode historique ne permet pas de dépasser l’étape de l’observation.

C’est ici que la statistique prend le relais. « L’histoire économique nous paraît avoir besoin d’être complétée par la statistique écono-mique, autant que réciproquement celle-ci par celle-là. Et cette liaison doublement désirable ne peut se réaliser effective et utile qu’en ne res-tant pas sur des positions d’économie empirique et qu’en se consti-tuant dans une recherche systématiquement déterminée et conduite selon les besoins et les aspirations d’un travail de science positive vé-ritable en ce domaine. » 438

Dans Statistique et expérience, Simiand établit très nettement l’uti-lité de la statistique : elle « s’emploie, montre-t-il, à permettre à l’es-prit humain de se faire d’ensembles complexes une représentation re-lativement simple, d’apprécier la valeur de ces représentations simpli-fiées, d’étudier et de reconnaître si elles soutiennent entre elles des relations et avec quel fondement, et jusqu’à quel degré ces relations sont établies » 439.

437 Ibid., t. 2, p. 567-568.438 Ibid., t. 2., p. 572.439 F. Simiand, Statistique et expérience, Paris, Rivière, 1922, p. 7.

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[213]Au demeurant, le sociologue ou l’économiste ne procède pas autre-

ment que le botaniste qui décompose un phénomène en ses compo-santes pour examiner l’action, sur chacun d’eux, de chacun des fac-teurs. « Lorsqu’on étudie les caractères d’une espèce, d’une race, que fait-on ? On cherche à dégager des traits qui manifestement caracté-risent l’ensemble des individus de cette espèce ou de cette race, sans jamais cependant que ces traits soient ni seulement ni pleinement pré-sentés dans aucun de ces individus. » 440 Le fait que la statistique tente d’établir des moyennes est, selon Simiand, une preuve supplémentaire de son caractère expérimental.

Non seulement la statistique ordonne-t-elle les faits, mais elle est une technique d’analyse objective. Elle se veut, à cet égard, un mer-veilleux complément de l’analyse historique 441. Ainsi, le couple his-toire-statistique soutient le même rapport que le couple observation-expérimentation.

3 - UNE THÉORIE DUPROGRÈS ÉCONOMIQUE

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Au début des années 1930, en France, l’histoire économique connaît un essor considérable. Les travaux de Henri Hausser, d’Ernest Labrousse ouvrent la voie à ce nouveau domaine de l’histoire. Il faut dire que le contexte de l’époque favorise grandement cette efferves-cence autour de l’étude des problèmes économiques. « L’histoire éco-nomique [214] répond à la baisse des cours mondiaux par une auscul-tation des prix et leurs oscillations, à la crise de 1929 par une problé-

440 Ibid., p. 12-13.441 C’est pourquoi, remarque Bouglé, Simiand « voudrait être historien en

même temps que statisticien : pour saisir dans un espace de temps assez long les phases d’un développement, relever le rythme des événements, détermi-ner les hausses et les baisses générales (...) c’est à ses yeux le meilleur moyen d’établir, quasi expérimentalement, des relations de causalité » (C. Bouglé, La méthodologie de François Simiand, op. cit., p. 21).

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matique des crises et des fluctuations », écrit Pierre Chaunu 442. L’his-toire économique serait-elle née des problèmes reliés à la crise de 1929 ? Elle est bien antérieure, bien que la crise ne soit pas étrangère à son développement. On perçoit déjà dans l’œuvre de Simiand, et ce dès la fin du XIXe siècle, les premiers indices d’une histoire écono-mique de longue durée.

Les fondements sociologiquesde l’évolution économique

À partir des années 1930, la théorie du progrès économique de Si-miand atteint sa forme définitive. Simiand ébauche une théorie du progrès économique qui, sur bien des points, s’oppose radicalement à celles des économistes du temps. Il dégage deux grandes phases alter-nées et antinomiques de l’évolution économique : une phase de pro-grès qu’il appelle phase A et une phase de dépression ou de stagnation qu’il appelle phase B.

Pour bien comprendre les articulations maîtresses de la théorie du progrès économique de Simiand, il faut d’abord prendre comme guide son Cours d’économie politique (3 vol., 1929-1932). De fait, il s’agit sans doute de l’ouvrage de Simiand qui a le plus influencé la commu-nauté historienne. L’ouvrage peut en effet être considéré comme un bel exemple d’histoire économique et sociale. Simiand aborde l’éco-nomie en historien et en sociologue. En historien, il consulte les sources, révise l’historiographie, retrace des genèses. En sociologue, il rattache les faits économiques à des principes généraux, propose une interprétation positive de l’évolution économique.

[215]Comme tout ouvrage de Simiand, le Cours d’économie politique

comporte une part importante de revue des publications. Les écono-mistes, remarque Simiand, distinguent généralement trois types d’éco-nomies qui correspondent à des moments précis de la durée histo-rique : 1/ l’économie fermée, 2/ l’économie d’échange simple, 3/ l’économie d’échange complexe. Dans son principe général, Simiand admet cette classification classique, et il la reprend lui-même dans ses 442 P. Chaunu, L'historien dans tous ses états, Paris, Perrin, 1984, p. 120.

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propres travaux, mais il y apporte certaines modifications. D’entrée de jeu, deux problèmes s’imposent aux yeux de Simiand : a) Peut-on considérer ces types économiques comme des touts fermés, isolés les uns des autres ? b) Cette classification suit-elle un ordre historique ir-réversible ? Dans les deux cas, Simiand répond négativement : « Il ne se rencontre guère, à proprement parlé, d’économie complètement fermée et donc que les deux premiers types sont souvent liés, au moins dans une certaine mesure. » Et il précise : « Juxtaposons à cette classification tripartite un groupement liant le type I et le type II-A (échange simple en nature) dans ce que nous appellerions l’économie en nature et un autre groupement liant le type II-B (échange simple monétaire) et le type III (économie d’échange complexe) dans ce que nous appellerions l’économie monétaire ou de crédit. » 443 Simiand ne refuse évidement pas la légitimité d’une théorie du progrès écono-mique, sauf que, pour lui, la complexité et la diversité progressive de l’économie ne s’effectue pas d’une manière rectiligne. L’évolution économique, soutient Simiand, se compose conjointement de mouve-ments de recul et de progrès. Il n’y a donc pas de « succession unique et sans retour ». Cette vision du progrès économique, composé de mouvements d’alternance, est en pleine gestation dans les premiers travaux de Simiand. Ainsi, écrit-il, dans L’Année sociologique [216] de 1899 : « Il ne faut pas croire que la forme postérieure doive élimi-ner totalement la forme antérieure. Les divers modes successivement apparus coexistent sous nos yeux. » 444

Le grand projet de Simiand est de dégager des lois sociologiques de l’évolution économique 445. En bon durkheimien, il explique l’éco-nomie par les formes sociales. Ainsi, l’économie fermée, que l’on re-trouve à divers moments de l’histoire, découle directement d’une structure sociale segmentaire où les membres sont intimement liés les uns aux autres. Dans ce type de société, comme l’avait montré Dur-kheim, la conscience collective est forte et le droit est répressif. « D’une façon très générale, note Simiand, ce qui domine la vie du primitif, c’est un ensemble de prescriptions qui, peut-on dire, en-443 F. Simiand, Cours d’économie politique 1930-1931, Paris, Domat- Mont-

chrestien, 1932, p. 38-39.444 F. Simiand, compte rendu de Bûcher, L’Année sociologique (1897- 1898),

1899, 2, p. 444.445 R. Marjolin, François Simiand’s theory of Economie Progress, Review of

Economie Studies, 1937-1938, 5, p. 159-171.

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serrent toute sa vie et toutes ses activités ; la vie collective qui est considérable (...) est faite de règles positives et de règles négatives ou interdictions. » 446 Aussi, chez les primitifs, la division du travail est peu développée, les échanges sont rares et la monnaie est inexistante. Cette faible organisation économique, estime Simiand, est largement tributaire d’une vie sociale rudimentaire.

L’économie d’échange simple résulte de rapports sociaux plus complexes. La civilisation du Haut Moyen Age constitue un bel exemple d’économie d’échange simple. En même temps qu’elle est archaïque par certains côtés, elle renferme plusieurs caractéristiques qui annoncent l’économie moderne. Au début, le commerce se limite au village ou au manoir mais petit à petit des produits de l’extérieur vont y pénétrer. C’est la mobilité des commerçants qui est responsable de l’élargissement des frontières [217] économiques. Dans les vil-lages, la division des tâches s’établit entre les individus. Bien que la majorité reste sur les terres, certains s’adonnent de plus en plus au commerce. L’arrivée massive de nouveaux produits venant du Nou-veau-Monde amène une kyrielle de nouvelles activités. La ville de-vient un marché, un lieu d’échange. Graduellement, et c’est là un fait important, les échanges se font en monnaie. La division du travail n’en reste pas moins élémentaire et les échanges sont encore limités aux frontières de la cité 447.

L'économie d’échange complexe ou capitaliste fait son apparition au XVIe siècle ; et celle-ci, insiste Simiand, découle non pas d’événe-ments politiques comme les réformes religieuses mais bien de la hausse des prix. Loin d’affecter le commerce, la hausse des prix le sert pleinement : « Qu’importe donc au commerçant que les prix haussent s’il arrive, d’abord, à faire sur une première opération un bénéfice (et même plus qu’espéré) entre ce qu’il a acheté à prix plus bas et ce qu’il revend à prix plus hauts, et ensuite, pour une seconde opération, alors même qu’il doit acheter à prix plus hauts, s’il arrive encore à vendre à prix plus élevé ? » 448 Les conditions de l’échange se modifient, et l’ac-croissement brusque du volume des métaux précieux, provoqué par

446 F. Simiand, Cours d’économie politique 1930-1931, Paris, Domat-Mont-chrestien, 1932, p. 82.

447 F. Simiand, Cours d’économie politique 1930-1931, Paris, Domat-Mont-chrestien, 1932, p. 115.

448 Ibid., p. 138.

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les grandes découvertes, n’y est guère étranger. Les fortunes person-nelles sont de plus en plus nombreuses et la monnaie devient le sym-bole de la richesse. Comment dès lors expliquer la hausse des prix ? Simiand soutient qu’elle résulte directement de l’accumulation des moyens monétaires. « Ce qui, aux XIXe et XXe siècles, est à l’origine (...) d’une orientation générale favorable dans le développement éco-nomique tout entier, ce n’est pas la constitution même du système économique, ce n’est pas la [218] liberté économique, ce n’est pas les transformations techniques, ce n’est pas le capitalisme, et ce n’est pas le socialisme : c’est la découverte et l’exploitation de mines d’or de Californie, puis de celles du Transvaal et du Klondyke. » 449 La dé-monstration de Simiand, comme l’a souligné Raymond Aron, peut sembler ambiguë à première vue 450. Les fluctuations monétaires se-raient-elles, dans ce cas, réduites au hasard et à la contingence ? Si-miand a prévu l’objection et il répond par un argument sociologique : « L’accident des découvertes de mines d’or doit, du reste, s’intégrer dans une formulation plus générale de monétarisme social. » 451

Monétarisme social et sociologie de l'action

Derrière le mouvement des moyens monétaires, nous dit Simiand, il convient surtout de déceler l’action des hommes.

Et Simiand est soucieux, dès ses premiers travaux, de développer une théorie générale du comportement humain. Pour ce faire, il ne songe aucunement à s’inspirer du modèle de la science économique classique, à la recherche d’un homo economicus rationnel, mais de celui de la psychologie collective : « Ce ne sont pas les intentions plus ou moins intimes d’une personne humaine que nous faisons (...) inter-venir. Nous constatons, en des faits objectifs (...), certains résultats impliquant une ou des actions humaines dirigées de telle façon sur tel objet, en tel ou tel rapport les unes avec les autres : que ces actions

449 F. Simiand, Le salaire, l’évolution sociale et la monnaie, op. cit., t. 1, p. XIV.

450 R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, 1981, p. 268-280.

451 Lettre de François Simiand à Gaëtan Pirou, Revue d’économie politique, 1936, 50, p. 224.

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tendent à ce résultat en ces conditions est un fait objectif causal (et non une interprétation et moins encore une hypothèse finaliste). » 452 [219] Il s’agit donc de montrer que les faits économiques ont « une réalité objective comme tels, c’est-à-dire une réalité sociale ».

Simiand dissèque cette « réalité sociale » en procédant à l’examen des rapports entre l’ouvrier et le patron qu’il inscrit dans un mouve-ment de longue durée. Il observe tout d’abord qu’en phases A, carac-térisées par l’accroissement rapide des moyens monétaires, on assiste à une augmentation générale du gain : « a) La catégorie ouvrière et la catégorie patronale, dans les ensembles atteints, manifestent une ten-dance à augmenter leur gain monétaire respectif, - en montant, puis aussi (et de plus en plus) en taux, - qui toutefois n’implique pas une augmentation de leur effort respectif et même paraît (...) en comporter une atténuation ; b) Les tendances respectivement patronale, et ou-vrière à augmenter leur gain monétaire et à ne pas augmenter (ou à diminuer) leur effort paraissent, entre groupes sociaux effectifs de l’une et de l’autre part, posséder une force relative qui, pour autant qu’elles se limitent réciproquement, les met sensiblement en balance et donc les oblige à composer entre elles. » 453 L’accroissement du gain monétaire des ouvriers n’implique nullement une augmentation de l’effort qui tend, au contraire, à diminuer ou à se stabiliser. « Des faits courants (loteries, jeu, paris, etc.) témoignent, pour une part des per-sonnes et des catégories incluses dans notre cadre, d’une certaine ten-dance au gain pleinement ou presque pleinement gratuit. On peut voir que ces diverses sortes de faits se ramènent à une seule formule : Ten-dance à une augmentation du rapport

Gain monétaire» 454

Effort

[220]Au demeurant, l’augmentation de la masse monétaire est à l’ori-

gine de ce processus. Ainsi, en phases B, c’est exactement l’inverse qui se produit ; celles-ci sont marquées par « une divergence entre les mouvements et attitudes du gain par personne ouvrière, par personne patronale, en une certaine unité de vie, ou revenu ouvrier, revenu pa-452 F. Simiand, Le salaire, révolution sociale et la monnaie, op. cil., t. 2, p. 477-

478.453 Ibid., p. 480-481.454 Ibid., p. 482-483.

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tronal, et ceux du gain respectivement correspondant par unité de pro-duit, ou coût unitaire de la main-d’œuvre et profit unitaire : alors que ceux-ci s’abaissent, et ont une certaine correspondance avec les mou-vements des prix du produit, qui paraissent bien les antécédents de cette variation, ceux-là, après non seulement un arrêt de hausse, mais quelque compression, se maintiennent davantage et conservent en tout cas une bonne part au moins de la hausse antérieure » 455. Si le proces-sus est inversé, c’est que la masse monétaire est stationnaire ou encore qu’elle décroisse légèrement. Ce résultat est obtenu grâce, d’une part, à l’augmentation des quantités produites, et, d’autre part, grâce à une amélioration et une augmentation du travail ouvrier résultant du pro-grès technique.

Il se manifeste donc une tendance commune au groupe patronal et au groupe ouvrier : en phases B, les deux groupes tentent en effet de maintenir le gain monétaire atteint antérieurement. Ce qui implique nécessairement que, dans les mouvements de crises relatives, les ou-vriers et les patrons doivent multiplier leurs efforts pour maintenir le même salaire. Le patron, face à un mouvement des prix vers la baisse, réagit soit en augmentant les quantités produites, soit en réduisant le salaire ouvrier. À ce moment, il se heurte à la résistance ouvrière. Et devant cette résistance, le patronat tente, soit de diminuer les coûts de production (recourt au machinisme, par exemple), soit d’obtenir du personnel ouvrier un effort plus important. [221] Dès lors, il pourra concilier la baisse des prix et le maintien du salaire.

Ainsi donc, les mouvements globaux du salaire ont pour antécé-dent immédiat et régulier « un jeu de tendances des catégories de per-sonnes économiques directement intéressées, catégorie ouvrière, caté-gorie patronale » 456. Selon Simiand, en phase A comme en phase B, quatre tendances, classées par ordre hiérarchique, se dégagent de cette observation :

1. Tendance à maintenir le revenu monétaire atteint ;2. Tendance à ne pas augmenter son effort propre ;3. Tendance à augmenter le taux du gain monétaire ;4. Tendance à diminuer son effort.

455 Ibid., p. 485-486.456 Ibid., p. 496.

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Cette hiérarchisation des tendances repose donc sur des mobiles d’ordre psychologique. Simiand propose ainsi une théorie de l’action économique que Gislain et Steiner appellent, dans un livre récent, « théorie socio-économique de l’interaction conflictuelle » 457. Écou-tons Simiand : « Pour chacune de ces catégories, catégorie ouvrière, catégorie patronale (...), chacune de ces tendances en cet ordre est de force supérieure à celle ou celles qui suivent (...) Entre les deux caté-gories ouvrière, patronale, les tendances de même rang se balancent sensiblement et, par suite, en cas d’incompatibilité entre leurs satis-factions, composent entre elles en une certaine proportion. » Un co-rollaire en découle : « Entre tendances de rang différent des deux caté-gories ouvrière, patronale, la tendance de rang plus élevé a force su-périeure, et donc peut commander, de chacune de ces parties, à celle de rang moins élevé de l’autre partie. » 458 Pour les deux parties, la ten-dance première est l’attachement au [222] montant du revenu moné-taire. Dans les phases A, les ouvriers et les patrons essaient d’augmen-ter leurs gains monétaires respectifs, sans pour autant augmenter leur effort respectif. Dans les phases B, les ouvriers et les patrons tentent encore de maintenir les mêmes gains monétaires, sauf que, pour ce faire, ils doivent déployer chacun plus d’efforts. Comment expliquer ce comportement ? Pourquoi l’attachement au gain monétaire est-il ce qui importe davantage aux ouvriers et aux patrons ? Ce montant mo-nétaire de revenu, répond Simiand, a pour but de faire état d’une cer-taine situation sociale, ou d’un certain « standing ». D’où la valeur symbolique de la monnaie : « Dans une société au stade d’économie d’échange monétaire, c’est ce montant qui possède essentiellement valeur de représentation sociale, d’où l’on n’accepte pas de déchoir sans abaissement dans l’échelle des catégories sociales, ou auquel on ambitionne d’arriver comme “test” d’élévation dans cette échelle. » 459 La somme d’effort révèle aussi le « standing » d’un individu : « Si nous ne trouvons pas d’augmentation du gain moyennant augmenta-tion d’effort, n’est-ce point parce que celle-ci impliquerait diminution du standing et pourrait n’être que compensée, et même non égalée par 457 J.-J. Gislain et P. Steiner, La sociologie économique, 1890-1920, Paris,

PUF, 1995, p. 91 sq.458 F. Simiand, Le salaire, l'évolution sociale et la monnaie, op. cit., t. 2, p.

497.459 Ibid., p. 501-502.

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le changement tenant au revenu, et donc la somme algébrique en va-leur de représentation sociale être nulle, sinon négative ? On s’ex-plique aussi par là que l’augmentation de gain (...) arrive à composer (...) avec cette autre forme de niveau social que serait la diminution de l’effort. » 460

Pour expliquer ces tendances, il faut comprendre le rôle primordial joué par la monnaie dans l’économie moderne d’échange complexe. Du reste, ce n’est pas en économiste que Simiand réfléchit sur la mon-naie, mais en sociologue. C’est que, selon lui, dans l’économie mo-derne d’échange, [223] la monnaie est plus qu’un simple instrument d’échange ; elle a une valeur de représentation collective. « La mon-naie est une chose qui, dans un groupe social plus ou moins étendu, est reconnue comme la représentation et mesure commune des valeurs économiques présentes et futures. » 461 La monnaie sert donc à autre chose qu’à mesurer la richesse. Elle explique les mouvements alternés des prix et des salaires : « La monnaie est ce qu’elle est, et elle agit ainsi qu’elle agit, parce qu’elle est une réalité sociale. » 462 Les sociétés croient en la valeur de leur monnaie, comme elles croient par exemple en la valeur d’une religion ou d’un dogme. « Les moyens monétaires apportent avec eux cette confiance qu’ils représentent et représente-ront durablement une possibilité assurée de réalisation en n’importe quel autre bien et dans le futur autant que dans le présent. » 463 La mon-naie est donc « matière de confiance » 464 ; confiance dans le pays émetteur, mais surtout confiance dans l’avenir de ce pays. S’il en est ainsi, c’est qu’il y a unanimité entre les individus autour d’une valeur monétaire donnée.

Évolution et fonctionnement économique

À partir des années 1930, plus particulièrement, Simiand invite les économistes à étendre leur regard au-delà des faits conjoncturels et à réfléchir au processus de la continuité. C’est là en définitive, fait-il

460 Ibid., p. 503.461 F. Simiand, Cours d'économie politique 1929-1930, op. cit., p. 350.462 F. Simiand, La monnaie réalité sociale, op. cit., p. 58.463 F. Simiand, Le salaire, l'évolution sociale et la monnaie, op. cit., 2, p. 514.464 F. Simiand, La monnaie réalité sociale, op. cit., p. 13-14.

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observer à ceux qui sont pressés d’apporter des solutions aux dérègle-ments économiques, le meilleur moyen pour comprendre la grande crise économique de 1929.

[224]En 1932, Simiand signe un ouvrage qui porte pleinement les

marques de son époque, Les fluctuations économiques à longue pé-riode et la crise mondiale. Simiand se propose de situer la grande dé-pression économique que traversent les économies occidentales dans un mouvement de longue durée. Il a acquis la certitude que l’histoire donne des moyens pour comprendre les phases de croissance et de stagnation de l’activité économique. Bien entendu, Simiand ne cherche point dans l’histoire des enseignements de morale ou encore des solutions visant à favoriser un dénouement de la crise ; ce serait là, comme il l’a vivement dénoncé pendant toute sa carrière, faire preuve d’attachement au finalisme.

Sa démonstration repose sur deux hypothèses initiales : « La pre-mière de ces thèses est que des fluctuations économiques à longue période existent, et importantes, centrales même, dans le développe-ment économique moderne et contemporain, - depuis la fin du XVIIIe

siècle jusqu’à ce temps, très sûrement, - et même depuis le XVIe

siècle, au moins très probablement ; la deuxième est que la crise mon-diale actuelle - en même temps et plus profondément qu’un tournant entre la phase d’expansion et la phase de resserrement des fluctuations plus courtes et à période à peu près décennale, ou moins que décen-nale, qui sont bien connues - est un tournant entre deux phases rele-vant de l’une de ces grandes fluctuations à longue période, interdécen-nales, semi-séculaires, déjà rencontrées. » 465

Ce cadre d’analyse n’accorde aucune place à la conjoncture parti-culière d’une crise économique ni au déterminisme individualiste. Chaque crise, nous dit Simiand, a des causes et des effets qui lui sont propres, mais ce ne sont pas ces particularités qui intéressent la science ; ce sont les traits généraux que l’on retrouve dans chacune des périodes de [225] crise économique. La matière historique pourra permettre de démontrer clairement qu’une crise, malgré sa singularité

465 F. Simiand, Les fluctuations économiques à longue période et la crise mon-diale, Paris, Alcan, 1932, p. 3-4.

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apparente, n’est pas le fruit de la spontanéité, mais qu’elle se prépare longuement dans le temps.

Ainsi, Simiand ébauche une loi du développement économique. Et cette loi, se fonde à partir du mouvement général des prix et des fluc-tuations monétaires, et se caractérise par deux phases alternées (A et B) que Simiand a largement explicité dans ses travaux sur le salaire. La phase A indique un mouvement de hausse des prix, elle est posi-tive ; la phase B détermine un mouvement de baisse ou de stagnation, elle est donc négative. Simiand constate que ces phases, établies sur un cycle interdécennal, se succèdent irréductiblement depuis le XVIe

siècle. En gros, les périodes de hausse se situent de la fin du XIXe

siècle jusqu’à la Grande Guerre, du milieu du XIXe siècle jusqu’aux années 1875-1880, d’avant 1789 jusqu’aux années 1810- 1815, et, enfin, du XVIe siècle au milieu du XVIIe. En conséquence, les phases B se trouvent entre les périodes mentionnées.

Toutefois, depuis le début de l’époque moderne, les économies occidentales fluctuent sans cesse, pour se maintenir cependant à la hausse. Mais Simiand se demande si la crise des années 1930 ne signi-fie pas la fin d’une période de phase A : « Sommes-nous à un tournant de fluctuation économique à longue période ? » « Reconnaissons-nous dans les années présentes (...) un tournant d’une de ces fluctuations longues, une indication de passage d’une phase A à une phase B ? » 466 En bon historien de l’économie, Simiand reconnaît plusieurs signes précurseurs de la crise dans les années antérieures. Les causes de la crise doivent être recherchées, non pas dans les mois précédents, mais aussi loin que dans le dernier quart du XIXe siècle, soit dans les [226] années 1875-1880, 1895-1900 où l’on aperçoit un changement à la baisse dans le mouvement interdécennal. Et cette stagnation, selon l’observation de Simiand, devient encore plus frappante dans les pre-mières années du XXe siècle : « Mais le fait majeur à cette heure est que : sur l’ensemble mondial, la production aurifère paraît être entrée, déjà depuis une décade, en diminution de son taux d’accroissement sur celui des décades 1911-1920 et plus encore 1901-1910 et semble au maximum pouvoir, jusqu’à nouvel imprévu, se maintenir à cet ac-croissement atténué ; en aucun pays actuellement, et depuis un temps plus ou moins court, mais de façon générale et commune, le taux d’augmentation des moyens monétaires soit à base de métal précieux 466 Ibid., p. 63.

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non convertibles, ne se montre croissant, fortement croissant, comme dans le plein de la phase A ou A' antérieure ; en aucun pays, il n’y a confiance, ni même seulement présomption, ni même admission dubi-tative que le taux redevienne fortement croissant de façon durable et soutenue. » La conclusion de Simiand ne nous surprendra pas : il « ap-paraît très probable qu’à cette heure l’économie mondiale entre, est entrée dans une phase à longue période du second type, dite phase B, et que la crise mondiale actuelle marque de façon majeure ce tournant d’une phase à longue période du type A en cette phase nouvelle du type B » 467. Rude constat devant lequel la science est parfaitement im-puissante. Curieuse conclusion au premier abord venant d’un militant socialiste comme Simiand, mais cohérente pour un positiviste de stricte obédience. Ce mouvement d’alternance, qui est ici irréversible, n’est pas particulier au monde économique : la nature est soumise à des lois analogues. « La poussée des plantes non seulement dans les climats tempérés, mais même dans les climats de température moins variée se fait par des alternances [227] de certaines phases avec cer-taines autres ; dans la vie animale même, beaucoup de fonctions qui sont essentielles à notre vie comportent des alternances (la circulation du sang, la respiration, l’alternance des phases de veille et des phases de sommeil, etc.). Tous ces ordres de faits semblent bien montrer que là où nous trouvons vie, nous trouvons succession d’expansions et d’arrêts ou compressions, alternance de phases de caractère contraire. » 468

On aurait donc tort, suivant ce raisonnement, de considérer les crises comme des faits pathologiques. Une crise est simplement un malaise temporaire. Pourtant, les économistes, déplore Simiand, re-gardent les crises économiques comme des pathologies ; c’est ainsi que, plutôt que d’analyser les véritables causes, ils sont surtout occu-pés à chercher des « remèdes ». Or, avant de chercher des remèdes, des solutions, il faut d’abord « apprendre à bien comprendre » 469. Comprendre : c’est-à-dire saisir les lois de développement historique d’un phénomène. Une crise économique, même si elle semble singu-lière et fortuite, ne peut s’expliquer que si elle est située dans un mou-vement de longue durée. Ainsi, pour analyser la crise des années

467 Ibid., p. 74-76.468 F. Simiand, Cours d'économie politique 1929-1930, op. cit., p. 704.469 F. Simiand, Cours d'économie politique 1930-1931, op. cit., p. 5.

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1930, il faut d’abord questionner le passé. « S’il est exact que l’écono-mie mondiale soit aujourd’hui entrée en phase B de fluctuation à longue période nous devons essentiellement (...) nous attendre au dé-roulement probable d’évolution qui est le déroulement caractéristique des phases B antérieures. » 470 II faut donc s’attendre, prévoit Simiand, à des grèves, à des conflits, à des troubles sociaux divers.

Est-il possible de hâter le dénouement de la crise ? Voilà une ques-tion maintes fois posée à l’époque mais qui [228] n’intéresse aucune-ment Simiand. C’est que, estime-t-il, le rôle premier de la science consiste à expliquer ; elle n’a pas nécessairement à apporter des solu-tions aux phénomènes qu’elle étudie. « Nous n’avons pas trouvé de panacée pour remédier à la situation présente, et cela pour cette raison qu’il n’en existe pas. » 471 Il faut prendre « parti le mieux possible de ce mal nécessaire » 472. S’il n’y a pas de panacée, c’est que l’alternance des phases A et B apparaît comme un mouvement irréductible de l’histoire. « Nous n’avons pas à déclarer pathologique la phase A plus que la phase B, celle-ci plus que la première, ni davantage le passage de la première à la seconde : chaque part de ce processus est aussi ré-gulière, normale que l’autre. » 473 Bref, conclut Simiand, la rencontre de ces deux phases est la caractéristique principale du progrès écono-mique : les phases A et B sont, du reste, les « biefs successifs d’un canal » 474

Il est facile de comprendre pourquoi Simiand ne fut jamais consi-déré par les économistes comme un de leurs pairs : son aversion pro-fonde de l’homo economicus, sa méthode holiste, son esprit de sys-tème, l’éloigne foncièrement de l’économie politique traditionnelle. En réalité, sa contribution en science économique est restée bien mince. Et en sociologie ses développements méthodologiques sont peu instructifs par rapport à Durkheim. L’œuvre de Simiand, pour des

470 F. Simiand, Les fluctuations économiques à longue période et la crise mon-diale, Paris, Alcan, 1932, p. 114.

471 Ibid., p. 126.472 F. Simiand, Cours d’économie politique 1929-1930, Paris, Domat-Mont-

chrestien, 1931, p. 701.473 F. Simiand, Les fluctuations économiques à longue période et la crise mon-

diale, op. cit., p. 126.474 F. Simiand, Cours d’économie politique 1929-1930, op. cit., p. 716.

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raisons évidentes, trouve écho essentiellement au sein de la commu-nauté historienne 475.

[229]Comme Durkheim, dont il a parfaitement épousé l’impérialisme

méthodologique, Simiand estime que les recherches sociologiques doivent être précédées de minutieuses analyses historiques. Et lors-qu’il tourne en dérision les travaux des historiens au début du XXe

siècle c’est d’abord dans le but de jeter les bases d’une science histo-rique renouvelée susceptible de collaborer à l’élaboration de la socio-logie naissante. Dans les travaux qu’il a menés au cours de la dernière étape de sa carrière sur le mouvement des prix et sur le salaire, Si-miand a indiqué une voie à suivre pour les historiens soucieux de res-taurer leur discipline. Il a lui-même élaboré l’architecture d’une socio-logie historique qui comporte simultanément une analyse de l’action humaine et une vision du développement historique de longue durée.

[230]

475 M. Bloch, Le salaire et les fluctuations à longue période. Revue historique, 1932, 173, p. 1-31 ; L. Febvre, Histoire, Economie et Statistique, Annales HES, 1930, 2, p. 581-590.

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[231]

TROISIÈME PARTIE.L’école durkheimienne et l’histoire

Chapitre VIII

Le problème de l’histoirechez Maurice Halbwachs

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Comme son maître et ami François Simiand, Maurice Halbwachs (1877-1945) accorde une importance considérable aux questions de méthode. Lorsqu’il se joint au groupe durkheimien en 1905 il est déjà attiré par les techniques quantitatives. Mais, dans le développement de la pensée de Halbwachs, l’histoire n’occupe pas une place aussi im-portante que chez Simiand ou chez Bouglé, ou même chez Durkheim. Pour Halbwachs, l’histoire n’est qu’une science auxiliaire parmi d’autres. Même que, dans un bon nombre de ses travaux, il ne se ré-fère guère à l’histoire.

On peut dire sans trop de risques que son analyse de la classe ou-vrière - et des classes sociales en général - est essentiellement statique. Dans l’introduction à La classe ouvrière et les niveaux de vie, il écrit : « La classe ouvrière ressemble bien plus, croyons-nous, à une masse mécanique et inerte qu’à un organisme vivant et souple. » En consé-quence, précise Halbwachs, « c’est dans le présent, et non dans l’his-toire, qu’il sera légitime et nécessaire d’étudier d’abord la classe ou-vrière, puisque, de toutes les parties de la société, c’est elle qui subit le

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moins d’influence et l’impulsion de son passé » 476. Au demeurant, la perspective [232] méthodologique de cet ouvrage n’a rien de singu-lier. Et ce refus de l’histoire, au profit d’une analyse synchronique, s’est manifesté à quelques reprises chez Halbwachs. Ainsi, ses travaux sur la morphologie sociale ou sur le suicide ne renferment aucune ré-férence particulière à l’histoire.

Certes, Halbwachs a souvent critiqué la science historique et cer-tains de ses représentants, mais, comme Simiand, il combattait uni-quement l’histoire événementielle ou historisante. Du reste, Halb-wachs est vivement intéressé par la nouvelle histoire qui se développe au début des années 1930 sous la tutelle de Marc Bloch et de Lucien Febvre avec lesquels il entretient des rapports étroits et harmonieux comme en témoigne sa participation au comité de rédaction des Annales dès les origines.

Le fait marquant, le fait dominant dans l’œuvre diversifiée de Halbwachs, bien que cette préoccupation soit assez tardive, est sans doute sa sociologie de la mémoire inspirée à la fois de Durkheim et de Bergson.

Se souvenir est une affaire collective. Car c’est à travers la mé-moire collective que les mémoires individuelles prennent leur signifi-cation profonde. Cependant, mémoire n’est pas histoire. Halbwachs les oppose : l’histoire, la science de l’histoire, ne fait que relater des suites d’événements et de ruptures ; la mémoire collective insiste sur la continuité.

1 - SOCIOLOGIE DE LA MÉMOIRE

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Le problème d’une sociologie de la mémoire occupe Maurice Halbwachs à partir des années 1920 477.

476 M. Halbwachs, La classe ouvrière et le niveau de vie, Paris, Alcan, 1912, p. XVII.

477 M. Amiot, Le système de pensée de Maurice Halbwachs, Revue de syn-thèse, 1991, 62, p. 265-288.

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L’homme dispose de la mémoire. Il se représente [233] l’image des choses ou d’événements en apparence périmés. Il y trouve des si-militudes avec tels ou tels événements dont il a gardé le souvenir ou qu’il connaît par l’entremise d’autrui. La connaissance du passé le guide dans ses actions, dans ses décisions. Libérer de la masse confuse certains des événements pour les mettre à l’abri du temps, c’est là, la fonction première de la mémoire. Et cette fonction, nous dit Halbwachs, répond non seulement à des besoins individuels mais col-lectifs 478.

En fait, pour Halbwachs, la mémoire est une représentation collec-tive dans toute la force du terme 479. Car elle contribue, au même titre que la religion par exemple, à produire des liens de solidarité entre les individus. Ainsi, l’individu se souvient en se plaçant du point de vue de la collectivité : « On ne peut se souvenir qu’à condition de retrou-ver, dans les cadres de la mémoire collective, la place des événements passés qui nous intéressent. Un souvenir est d’autant plus riche qu’il reparaît au point de rencontre d’un plus grand nombre de ces cadres qui, en effet, s’entrecroisent, et se retrouvent l’un l’autre en partie. L’oubli s’explique par la disparition de ces cadres ou d’une partie d’entre eux, ou qu’elle soit fixée ailleurs. Mais l’oubli, ou la déforma-tion de certains de nos souvenirs s’explique aussi par le fait que les cadres changent d’une période à l’autre. » 480 En fidèle durkheimien, Halbwachs soutient que c’est la mémoire collective qui donne un sens aux multiples mémoires individuelles : « Un homme, pour évoquer son propre passé, a souvent besoin de faire appel aux [234] souvenirs des autres. Il se reporte à des points de repère qui existent hors de lui, et qui sont fixés par la société. Bien plus, le fonctionnement de la mé-moire individuelle n’est pas possible sans ces instruments que sont les mots et les idées, que l’individu n’a pas inventés, et qu’il a empruntés à son milieu. » 481

478 F. Dumont, Préface, M. Halbwachs, La topographie légendaire des Évan-giles en terre sainte, Paris, PUF, 1971, p. VII-VIII.

479 « Une représentation, écrit Halbwachs, n’est sociale que lorsqu’elle est dans l’individu en raison du groupe où il plonge, et qui la lui impose » (La classe ouvrière et les niveaux de vie, Paris, Alcan, 1913, p. 119).

480 M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Mouton, 1976, p. 278-279.

481 M. Halbwachs, La mémoire collective, Paris, PUF, 1968, p. 36.

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C’est dire que la mémoire collective et la mémoire individuelle se supposent mutuellement. La mémoire collective est extérieure certes, mais l’individu l’intériorise graduellement au cours de son existence. Lorsqu’il relate un souvenir, l’individu est souvent amené à se deman-der s’il a réellement vécu tel ou tel fait où si on ne le lui a pas raconté. Et il en est ainsi parce que « la société, à chaque instant, dispose des moyens nécessaires pour reproduire des souvenirs » 482.

Mais la mémoire collective n’est pas d’emblée dans les consciences individuelles, l’individu l’acquiert peu à peu. Ce sont les liens qu’il tisse avec son environnement social qui lui permettront de se l’approprier : « Dès que l’enfant dépasse l’étape de la vie purement sensitive, dès qu’il s’intéresse à la signification des images et tableaux qu’il perçoit, on peut dire qu’il pense en commun avec les autres, et que sa pensée se partage avec le flot des impressions toutes person-nelles et divers courants de pensée collective. » 483 Le souvenir se re-constitue donc en bonne partie grâce au secours de la société : « Ce qui subsiste, ce n’est pas, dans quelque galerie souterraine de notre pensée, des images toutes faites, mais c’est, dans la société, toutes les indications nécessaires pour reconstruire telles parts de notre passé que nous nous représentons de façon incomplète ou indistincte, ou que, même, nous croyons entièrement [235] sorties de notre mé-moire. » 484 C’est ainsi que la mémoire de la société, celle des autres, vient renforcer et compléter la mémoire individuelle.

Les événements vécus par une nation, et qui ont eu pour effet de modifier les institutions ou la tradition, appartiennent ainsi à l’indivi-du même s’il ne les a pas vécus lui-même : « Par une partie de ma per-sonnalité, je suis engagé dans le groupe, en sorte que rien de ce que s’y est produit, tant que j’en fais partie, rien même de ce qui l’a préoc-cupé et transformé avant que je n’y entre, ne m’est complètement étranger. » 485 Autrement dit, l’histoire vécue se confond avec l’histoire en général. Le lien entre la mémoire individuelle et la mémoire collec-tive est assuré par une multitude de mémoires que l’on pourrait quali-fier d’intermédiaires. L’individu appartient à plusieurs groupes à la fois, et chacun de ces groupes façonne plus ou moins profondément sa

482 M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 290.483 M. Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 46.484 Ibid., p. 65.485 Ibid., p. 37.

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propre mémoire. À la limite, chaque classe sociale a sa propre mé-moire. Cependant, plus le groupe sera petit, plus l’individu aura un sentiment d’appartenance fort ; en conséquence il sera plus facile pour les individus « de se souvenir en commun » 486.

Dans son livre inachevé, La mémoire collective, Halbwachs dis-tingue deux sortes de mémoires : l’une intérieure, personnelle, auto-biographique ; l’autre externe, sociale, historique. Et il montre d’en-trée de jeu que, la mémoire collective ou sociale, est plus vaste et plus dense que la mémoire individuelle. « La première s’aiderait de la se-conde, puisqu’après tout l’histoire de notre vie fait partie de l’histoire en général. Mais la seconde serait, naturellement, bien plus étendue que la première. » Halbwachs précise : « S’il est entendu que nous connaissons notre mémoire personnelle seule du dedans, et la mé-moire collective [236] du dehors, il y aura en effet entre l’une et l’autre un vif contraste. Je me souviens de Reims parce que j’y ai vécu toute une année. Je me souviens aussi que Jeanne d’Arc a été à Reims, et qu’on y a sacré Charles VII, parce que je l’ai entendu dire ou que je l’ai lu. Jeanne d’Arc a été si souvent représentée au théâtre, au ciné-ma, etc., que je n’ai vraiment aucune peine à imaginer Jeanne d’Arc à Reims. En même temps, je sais bien que je n’ai pu être témoin de l’événement lui-même, je m’arrête ici aux mots que j’ai lus ou enten-dus, signes reproduits à travers le temps, qui sont tout ce qui me par-vient de ce passé. » 487 Parler de la mémoire collective c’est aussi par-ler de soi. Et Halbwachs situe sans cesse sa propre mémoire dans le grand tout collectif.

2 - MÉMOIRE ET HISTOIRE

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Si Halbwachs accorde une telle primauté à la mémoire c’est avant tout parce qu’elle a une fonction sociale inestimable : elle sert notam-ment à assurer les liens entre les générations. « L’enfant sent (...) confusément qu’en entrant dans la maison de son grand-père, en arri-vant dans son quartier, ou dans la ville où il habite, il pénètre dans une

486 Ibid., p. 68.487 Ibid., p. 37-38.

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région différente, et qui ne lui est cependant pas étrangère parce qu’elle s’accorde trop bien avec la figure et la manière d’être des membres les plus âgés de sa famille. » 488 Contrairement à la science historique, qui ne s’intéresse qu’à des événements hétérogènes, la mé-moire est une « histoire vivante ». Ainsi, Halbwachs apporte cette nuance fondamentale : « L’histoire n’est pas tout le passé, mais elle n’est pas, non plus, tout ce qui reste du passé. Ou, si l’on [237] veut, à côté d’une histoire écrite, il y a une histoire vivante qui se perpétue ou se renouvelle à travers le temps et où il est possible de retrouver un grand nombre de ces courants anciens qui n’avaient disparu qu’en ap-parence. » 489 C’est la tradition, bien plus que les manuels d’histoire, qui maintient l’histoire vivante.

La différence entre la mémoire collective et l’histoire est ainsi po-sée clairement. « L’histoire, sans doute, est le recueil des faits qui ont occupé la plus grande place dans la mémoire des hommes. Mais lus dans les livres, enseignés et appris dans les écoles, les événements passés sont choisis, rapprochés et classés, suivant des nécessités ou des règles qui ne s’imposaient pas aux cercles d’hommes qui en ont gardé longtemps le dépôt vivant. C’est qu’en général l’histoire ne commence qu’au point où finit la tradition, moment où s’éteint ou se décompose la mémoire sociale. Tant qu’un souvenir subsiste, il est inutile de le fixer par écrit, ni même de le fixer purement et simple-ment. » Malgré leur antinomie apparente, la mémoire et l’histoire sont par ailleurs complémentaires ; l’histoire prend la relève de la mémoire lorsque celle-ci s’estompe. L’histoire est donc appelée à jouer un rôle central : elle permet de préserver les souvenirs collectifs contre l’usage du temps, elle rattache les générations les unes aux autres. « Certes, un des objets de l’histoire peut être, précisément, de jeter un pont entre le passé et de rétablir cette continuité interrompue. » 490

Mais l’histoire y parvient-elle ? Rarement. Et c’est pourquoi Halb-wachs estime que la mémoire collective se distingue de l’histoire au moins sous deux rapports : « C’est un courant de pensée continu, d’une continuité qui n’a rien d’artificiel, puisqu’elle ne retient du pas-sé que ce qui est encore vivant ou capable de vivre dans la conscience du groupe qui l’entretient. Par définition, elle ne dépasse pas [238] les

488 Ibid., p. 50.489 Ibid., p. 52.490 Ibid., p. 68-69.

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limites du groupe. » 491 En ce sens, l’histoire est donc beaucoup plus vaste que la mémoire collective : « L’histoire, écrit Halbwachs, divise la suite des siècles en périodes, comme on distribue la matière d’une tragédie en plusieurs actes. Mais, tandis que, dans une pièce, d’un acte à l’autre, la même action se poursuit, avec les mêmes personnages, qui demeurent jusqu’au dénouement conformes à leur caractère, et dont les sentiments et les passions progressent d’un mouvement ininter-rompu, dans l’histoire on a l’impression que, d’une période à l’autre, tout est renouvelé, intérêts en jeu, direction des esprits, modes d’ap-préciation des hommes et des événements, traditions aussi et perspec-tives d’avenir, et que si, en apparence, les mêmes groupes repa-raissent, c’est que les divisions extérieures, qui résultent des lieux, des noms, et aussi de la nature générale des sociétés, subsistent. » 492

Aussi, l’histoire divise et oppose les périodes entre elles d’une fa-çon radicale ; et cette opposition, on le sait, s’effectue généralement autour de l’événement. C’est là une grande source d’erreur, soutient Halbwachs : « Il est possible qu’au lendemain d’un événement qui a ébranlé, détruit en partie, renouvelé la structure d’une société, une autre période commence. Mais on ne s’en apercevra que plus tard, quand une société nouvelle, en effet, aura tiré d’elle-même de nou-velles ressources, et qu’elle se sera proposé d’autres buts. » 493 En fait, même quand il semble y avoir rupture, il n’y a jamais de recommen-cement absolu, car la mémoire collective poursuit son chemin en dépit des obstacles qu’elle rencontre.

Certes, remarque Halbwachs, il y a plusieurs mémoires collectives, au même titre qu’il y a plusieurs histoires. Cependant, dans les mé-moires collectives, il se produit un [239] phénomène tout à fait singu-lier ; ce n’est pas les différences qui sont mises en relief, ce sont, au contraire, les ressemblances, les similitudes : « Le groupe, au moment où il envisage son passé, sent bien qu’il est resté le même et prend conscience de son identité à travers le temps. L’histoire (...) laisse tomber ces intervalles où il ne se passe rien en apparence, où la vie se borne à se répéter, sous des formes un peu différentes, mais sans alté-ration essentielle, sans rupture ni bouleversement. Mais le groupe qui vit d’abord et surtout pour lui-même, vise à perpétuer les sentiments et

491 Ibid., p. 79.492 Ibid., p. 70.493 Ibid., p. 72.

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les images qui forment la substance de sa pensée. » En fait, selon Halbwachs, la mémoire collective insiste sur la permanence, « elle est un tableau de permanences » tandis que l’histoire proprement dite in-siste surtout sur les changements ; « l’histoire est un tableau des chan-gements » 494. Pour voir les changements, l’histoire doit embrasser de longues périodes, tandis que la mémoire collective s’étend rarement au-delà de la durée d’une vie humaine, elle couvre une ou deux géné-rations tout au plus : « Peut-être nous sommes-nous placés à un point de vue qui n’est pas et ne peut être celui des historiens. Nous leur re-prochions de confondre en un temps unique des histoires nationales et locales qui représentent comme autant de lignes d’évolution dis-tinctes. Cependant, si on réussit à nous présenter un tableau synchro-nique où tous les événements, en quelque lieu qu’ils se soient pro-duits, sont rapprochés, c’est, sans doute, qu’on les détache des milieux qui les situaient dans leur temps propre, c’est-à-dire qu’on fait abs-traction du temps réel où ils étaient compris. C’est une opinion cou-rante que l’histoire, au contraire, s’intéresse peut-être trop exclusive-ment à l’ordre de succession chronologique des faits dans le temps. » 495

[240]Bref, l’histoire ne voit pas les modifications lentes, elle laisse

« tomber ces intervalles où il ne se passe rien en apparence », elle ne voit que des ruptures et des changements. « L’histoire est nécessaire-ment un raccourci et c’est pourquoi elle resserre et concentre en quelques moments des évolutions qui s’étendent sur des périodes en-tières : c’est en ce sens qu’elle extrait des changements de la du-rée. » 496

En posant le problème de la mémoire en tant que réalité collective, Halbwachs demeure fidèle à la pensée durkheimienne, mais, à l’évi-dence, l’influence de Bergson l’entraîne vers une voie métaphysique. Halbwachs, le positiviste naguère soucieux de preuves empiriques et qui avait fait la promotion de la méthode statistique en sciences so-ciales, est enclin ici à la plus haute spéculation. Il s’installe « dans l’espace qui a été circonscrit par la psychologie métaphysique » 497.494 Ibid., p. 77-78.495 Ibid., p. 101-102.496 Ibid., p. 103.497 F. Châtelet, Préface, in Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. IX.

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La réflexion de Halbwachs sur la mémoire collective le pousse souvent jusque dans les derniers retranchements du sociologisme. La mémoire collective a une entité propre, distincte des mémoires parti-culières. Se souvenir c’est réveiller les influences sociales cachées dans l’immédiat de la conscience. Mais ce n’est pas tout. Halbwachs veut ainsi dépasser l’histoire traditionnelle, « il veut retrouver ce qu’il appelle une “histoire vivante” : celle que se donnent les concertations obscures des consciences et qui, dans nos sociétés modernes, forment ce qu’on est tenté d’appeler des traditions » 498. Bien entendu, cette « histoire vivante » sera expliquée et mise en relief non pas par la science historique, mais par la sociologie.

Radicale est donc chez Halbwachs l’opposition entre l’histoire et la sociologie. Lors de la soutenance de dièse de [241] Raymond Aron, Halbwachs défend vigoureusement la suprématie méthodologique de la sociologie sur l’histoire. Il s’adresse à Aron dans les termes sui-vants : « Vous employez à diverses reprises l’expression de niveau microscopique et macroscopique, pour désigner, je pense, l’historique et le sociologique, mais vous semblez attribuer plus de valeur au pre-mier qu’au second. Or, la sociologie est supérieure à l’histoire. » 499 Cette intervention peut résumer presqu’à elle seule la position de l’école durkheimienne vis-à-vis de l’histoire.

[242]

498 F. Dumont, ibid., p. VIII.499 Halbwachs, cité par J. Craig, Maurice Halbwachs à Strasbourg, Revue fran-

çaise de sociologie, 1979, 20, p. 283.

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[243]

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CONCLUSION

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Fernand Dumont avait bien raison de nous rappeler que « tout au long de son histoire, la sociologie s’est toujours développée sur le ter-rain des autres sciences humaines » 500. L’on pourrait ajouter, dans un même mouvement, que l’histoire-science s’est elle aussi constamment développée sur le terrain des sciences humaines, plus particulièrement sur celui de la sociologie. Ces fréquents empiétements de la sociologie sur l’histoire et de l’histoire-science sur la sociologie ont donné lieu, comme on l’a vu, à de nombreux débats, et à des querelles soutenues entre les praticiens des deux disciplines. Georges Gurvitch soulignait qu’entre la science historique et la sociologie les confrontations étaient inévitables car « il s’agit de sciences maîtresses servant de guides à toutes les autres » 501. Que résulte-t-il des échanges du siècle passé entre l’histoire et la sociologie ? Quelles en sont les principales ramifications ? À l’évidence, le paysage cognitif de la discipline histo-rique en a davantage été modifié que celui de la sociologie. Le ho-lisme sociologique de Durkheim et la synthèse historique de Berr ont laissé des marques profondes sur la physionomie de la science histo-rique. En contestant avec véhémence le déterminisme individualiste de certains historiens, en secouant le joug de la métaphysique, ils ont forcé [244] l’entrée de l’histoire dans la famille des sciences humaines et sociales, bien que ce processus était amorcé depuis le dernier tiers du XIXe siècle.

500 F. Dumont, Chantiers. Essais sur la pratique des sciences de l’homme, Montréal, Hurtubise HMH, 1973, p. 200.

501 G. Gurvitch, Dialectique et sociologie, Paris, Flammarion, 1962, p. 299.

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1- UNE NOUVELLE HISTOIRE ?

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À partir du début du XXe siècle, l’historien sera de moins en moins un érudit isolé, recueillant et classant patiemment des documents, cherchant exclusivement à perfectionner ses méthodes d’investigation. Désormais, le territoire de l’historien se définira par rapport à celui des sciences de l’homme. La création des Annales d’histoire écono-mique et sociale en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch marque l’acte de naissance de cette nouvelle histoire pluridisciplinaire. Mais en réalité, la nouvelle histoire n’est pas si nouvelle que cela. Elle prend forme dès le milieu du XIXe siècle. Laurent Mucchielli a mille fois raison de souligner, dans une de ses riches études, que la dé-marche de Bloch et Febvre doit absolument s’inscrire dans un large processus de continuité 502.

L’histoire nouvelle, comme le souhaitent Bloch et Febvre, doit col-laborer avec tous ceux qui se consacrent « à l’étude des sociétés et des économies contemporaines » 503. À défaut d’avoir un programme théo-rique clairement défini 504, les Annales cultivent la méfiance de l’évé-nementiel et de « l’histoire-bataille ».

[245]Il y a plus. En fondant les Annales, Bloch et Febvre font la promo-

tion d’une histoire qui ne se contente plus d’être une propédeutique ou une méthode pour la sociologie, mais une science totale de l’homme, comme l’avait appelé de ses vœux Henri Berr dès les premières an-nées du siècle. La conjoncture favorise nettement les ambitions du duo strasbourgeois. L’école durkheimienne se désintègre ; son maître a disparu et la Grande Guerre lui a fait perdre des collaborateurs pro-metteurs. De son côté, la synthèse historique de Berr n’a jamais réussi à imposer pleinement à la communauté historienne sa vision philoso-

502 L. Mucchielli, Aux origines de la nouvelle histoire : l’évolution intellec-tuelle et la formation du champ des sciences sociales (1880- 1930), Revue de synthèse, 1995, 1, p. 55-99.

503 M. Bloch, L. Febvre, Introduction, Annales d’histoire économique et so-ciale, 1929, 1, p. 1.

504 F. Dumont, L’anthropologie en l’absence de l’homme, Paris, PUF, 1981, p. 323.

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phique du devenir humain. Ainsi, comme le remarque André Bur-guière, « la place était à prendre, les Annales l’ont prise » 505. L’histoire s’impose dès lors comme la fédératrice des sciences de l’homme : « Il n’y a pas d’histoire économique et sociale, déclare Lucien Febvre dans ses Combats pour l’histoire. Il y a l’histoire tout court, dans son Unité. » 506 Dans une large mesure, cette conception « totalisante » de l’histoire s’est constituée sur le modèle de la synthèse historique de Berr et sur celui de la sociologie de l’école durkheimienne. Il reste à mettre en perspective cette double influence sur la nouvelle histoire.

2- INFLUENCEDE LA SYNTHÈSE HISTORIQUE

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À l’aube du XXe siècle, la Revue de synthèse historique du philo-sophe Henri Berr prépare patiemment les jalons de la nouvelle his-toire. Dès le départ, l’intention de Berr est limpide : dépasser l’histoire historisante, événementielle, et [246] favoriser le dialogue avec les sciences de l’homme. L’invitation est lancée, et chacun est convié se-lon ses compétences particulières à participer au décloisonnement de la science historique. Il ne fait aucun doute à l’esprit de Fernand Brau-del que Berr est l’un des grands responsables de la nouvelle orienta-tion pluridisciplinaire qu’emprunte l’histoire : « Cette recherche d’une histoire non événementielle s’est imposée de façon impérieuse au contact des autres sciences de l’homme, contact inévitable et qui, en France, s’est organisé, au-delà de 1900, grâce à la merveilleuse Revue de synthèse historique d’Henri Berr dont la lecture rétrospectivement est si émouvante. » 507 Aux yeux de Braudel, l’œuvre collective de Berr n’a pas qu’un intérêt du point de vue de l’histoire des idées. En 1964, lors d’un hommage rendu à Berr, Braudel ne fait pas qu’en indiquer l’importance dans la genèse des sciences de l’homme, mais il en montre l’actualité : « Il (Henri Berr) a été le premier à lancer ou des 505 A. Burguière cité par F. Dosse, L’histoire en miettes, Paris, La Découverte,

1987, p. 39.506 L. Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Colin, 1965, p. 20.507 F. Braudel, Histoire et sociologie, in Georges Gurvitch, Traité de sociolo-

gie, t. 1, Paris, PUF, 1967, p. 86.

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entreprises dont nous vivons aujourd’hui encore, ou des formules que nous répétons (...) La Revue de synthèse pèse aussi lourd dans les ba-lances de la pensée française que L’Année sociologique de Durkheim, que les Annales de géographie fondées en 1891, ou les Cahiers de la Quinzaine de Péguy - autant ou plus, peut-être. » 508 Rappelant ses an-nées de jeunesse, Lucien Febvre ajoute : « Nous étions de jeunes his-toriens vers 1900, à l’École normale, un peu désemparés, trouvant nos études banales : enfin la Revue de synthèse historique vînt ! » 509

De 1900 jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’influence de Berr atteint son apogée. Lucien Febvre et Marc Bloch deviennent de pré-cieux collaborateurs pour Henri [247] Berr. Leurs premiers écrits pa-raissent dans la Revue de synthèse historique. Les travaux de Febvre, d’inspiration vidalienne, portent sur la Franche-Comté et ceux de Bloch sur l’Ile-de-France. Leur contribution sera tout aussi importante dans L’évolution de l’humanité ; Febvre y publie son Luther et son Rabelais, et Bloch sa Société féodale. Lorsqu’ils fondent les Annales en 1929, Febvre et Bloch mènent le même combat que Berr contre l’esprit de spécialisation. Entre les sciences de l’homme, remarquent-ils, « les murs sont si hauts que bien souvent ils bouchent la vue (...) C’est contre ces schismes redoutables que nous entendons nous éle-ver » 510. Et dans ses Combats, Lucien Febvre le rappelle encore : « Entre disciplines proches ou lointaines, négocier perpétuellement des alliances nouvelles ; sur un même sujet concentrer en faisceau la lumière de plusieurs sciences hétérogènes : tâche primordiale, et de toutes celles qui s’imposent à une histoire impatiente des frontières et des cloisonnements, la plus pressante sans doute et la plus fé-conde. » 511 Berr n’est certes pas étranger à cette définition du rôle de l’histoire.

L’histoire n’est jamais écrite une fois pour toute. Elle est la science du changement. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Febvre éprouve le besoin d’ajuster le programme des Annales en fonc-tion des récents bouleversements. La revue modifie son nom : An-nales, Economies, Sociétés, Civilisations. « Les Annales changent parce que tout change autour d’elles : les hommes, les choses ; d’un

508 F. Braudel, Hommage à Henri Berr, op. cit., p. 23.509 L. Febvre cité par Henri Berr, Au bout de trente ans, op. cit., p. 228.510 L. Febvre et M. Bloch, ibid., p. 1.511 L. Febvre, Combats pour l’histoire, op. cit., p. 14.

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mot, le monde. » 512 Cette conception de l’histoire rend la célèbre for-mule de Ranke - il faut étudier les faits comme « ils se sont réellement passés » - complètement stérile. Celle de Seignobos, - « l’histoire se fait avec des textes », - devient suspecte. [248] Ce qui ne veut pas dire pour autant que Febvre souhaite une histoire subjective, partisane, mais une histoire posant des problèmes au passé « en fonction des be-soins présents de l’humanité ». Pareille déclaration tient Febvre à dis-tance du positivisme scientisme. Et il n’est pas douteux qu’à cet égard Berr lui ait été un guide précieux. Dans tous ses travaux, on l’a vu, Berr fait la promotion d’une science de l’histoire en perpétuelle re-construction, qui se définit et se renouvelle dans un monde en constante mouvance. Pour Berr, l’histoire était d’abord la science de la vie. Relier la science et la vie, comprendre le drame humain, a été sa principale préoccupation, comme en fait état le titre de son premier livre, Vie et science. Febvre ne considère pas l’histoire autrement : « Histoire, Science de l’Homme, ne l’oublions jamais. Science du changement perpétuel des sociétés humaines, de leur perpétuel et né-cessaire réajustement à des conditions neuves d’existence matérielle, politique, morale, religieuse, intellectuelle. Science de cet accord qui se négocie, de cette harmonie qui s’établit perpétuellement et sponta-nément, à toutes les époques, entre les conditions diverses et synchro-niques d’existence des hommes : conditions matérielles, conditions techniques, conditions spirituelles. C’est par là que l’histoire retrouve la Vie. C’est par là qu’elle cesse d’être une maîtresse de la servitude et de poursuivre ce rêve meurtrier, dans tous les sens du mot : imposer aux vivants la loi dictée, prétendûment, par les morts d’hier. » 513 De son côté, Bloch, dans son Apologie pour l'histoire, invite l’historien à « comprendre le passé à partir du présent » et « comprendre le présent à la lumière du passé » 514. Le passé et le présent s’éclairent mutuelle-ment dans un profond rapport dialectique : encore une fois, la leçon de Berr a été bien assimilée.

[249]

512 L. Febvre, Face au vent ; manifeste des « Annales » nouvelles, Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 1946, p. 7.

513 L. Febvre, Combats pour l’histoire, op. cit., p. 31-32.514 M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Colin,

1971, p. 11-13.

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3- INFLUENCE DELA SOCIOLOGIE DURKHEIMIENNE

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Toute aussi décisive est l’influence de la sociologie durkheimienne sur la nouvelle histoire. Febvre le rappelle aux lecteurs des Annales dans un vibrant témoignage : « Lorsqu’à vingt ans, avec des senti-ments mêlés d’admiration et d’instinctive rébellions nous lisions L'Année sociologique, une des nouveautés qui retenaient le plus notre attention, n’était-ce point ce perpétuel effort de remaniement, de ré-adaptation des cadres de classement qui, de volumes en volumes, s’as-souplissaient et se modifiaient - et toujours pour des raisons que les collaborateurs de Durkheim exposaient, discutaient, formulaient en clair ? Belle leçon de méthode, qu’ils ne donnaient pas seulement à leurs fidèles déclarés : ils ont eu d’autres disciples, qu’ils l’aient su ou non, parmi ceux mêmes que faisait se cabrer l’intransigeance de telle ou telle de leurs affirmations ; car, en ces temps lointains, ils étaient jeunes - comme nous - et ne se préoccupaient pas toujours de mettre des coussins sous les coudes des pêcheurs. » 515 Et dans les Combats, Febvre poursuit : « Les tenants de l’école durkheimienne (sic) ne dis-sipaient pas l’histoire dans la fumée. Ils se l’annexaient en maîtres. Tout ce qui, dans le domaine des sciences historiques, leur semblait susceptible d’analyse rationnelle leur appartenait. Le résidu, c’était l’histoire : une mise en page chronologique, tout au plus, d’événe-ments de surface, le plus souvent fils du hasard. Disons : un récit. » 516

[250]Il n’en reste pas moins que l’œuvre de Durkheim et de ses disciples

demeurait un modèle de rigueur scientifique aux yeux de Febvre et de Bloch. « Il (Durkheim) nous a appris à analyser plus en profondeur, à serrer de plus près les problèmes, à penser, oserais-je dire, à moins bon marché » 517, note Bloch. D’une certaine manière, les Annales peuvent être considérées comme la fille spirituelle de L'Année socio-logique. Expliquant les objectifs de sa revue, Marc Bloch écrit à Mar-515 L. Febvre, Histoire, économie et statistique, Annales d'histoire économique

et sociale, 1930, 2, p. 583.516 L. Febvre, Combats pour l’histoire, op. cit., p. 422-423.517 M. Bloch, Apologie pour l'histoire ou métier d’historien, op. cit., p. 27.

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cel Mauss : « Nous ne voulons pas que d’une petite revue d’érudition, au sens mesquin du mot ; nous la voulons sérieuse, cela va de soi, ex-clusive de tout journalisme, mais avec un champ très large, tout le passé (primitifs compris) et tout le présent, et les mots “économiques et sociaux” eux-mêmes compris sans étroitesse (...) Nous tenons à vous prévenir, à vous dire que nous comptons bien, le jour où vous en trouverez le temps, sur votre collaboration sous forme d’articles, de notes ou de comptes rendus, et enfin à vous demander l’autorisation de mettre votre nom également sur la liste des collaborateurs (...) Nous ferons notre possible pour que les Annales rendent quelques ser-vices à ces études “humaines” pour lesquelles L'Année sociologique a déjà tout fait. » 518 Maurice Halbwachs répond favorablement à l’invi-tation de Marc Bloch et de Lucien Febvre, et il siégera sur le comité de rédaction des Annales jusqu’en 1945.

Il n’est pas douteux toutefois que la contribution la plus capitale d’un durkheimien au projet des Annales provient de François Simiand, bien qu’il n’écrive pas ou ne collabore pas directement dans la revue. On se souvient des rudes attaques du jeune Simiand dirigées contre la « tribu des idoles » des historiens. Il demandait aux historiens de [251] réorganiser leur méthode, de réviser leur objet d’étude. Bien entendu, sur le coup, comme le signale Philippe Besnard, Simiand « avait peu de chance d’aboutir à un succès diplomatique » 519. Et l’au-teur en est d’ailleurs lui-même conscient puisque ses propos appellent essentiellement l’adhésion de la prochaine génération d’historiens. À la fin de son célèbre article dans la Revue de synthèse historique de 1903, Simiand déclare : « Mais je crois qu’en fait, dans le travail propre des historiens actuels, dans le choix et l’agencement très étu-diés de leurs travaux, dans leur préoccupation manifeste de renouveler leur œuvre en profitant des progrès faits par les disciplines voisines, se manifestent déjà beaucoup de tendances à substituer progressivement à la pratique traditionnelle une étude positive, objective du phéno-mène humain susceptible d’explication scientifique, à diriger l’effort essentiel sur l’élaboration consciente d’une science sociale. Amener

518 Lettre de Marc Bloch à Marcel Mauss, in Marcel Fournier, Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994, p. 641.

519 P. Besnard, L’impérialisme sociologique face à l’histoire, op. cit., p. 32.

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ces tendances à l’acte sera, je l’espère, l’œuvre de la nouvelle généra-tion. » 520

On connaît aujourd’hui l’accueil favorable qu’ont réservé les histo-riens de la « nouvelle génération » aux revendications de Simiand. On en a un indice éloquent lorsque les Annales, pour célébrer leur cinquan-tenaire, publient le texte de Simiand. Le comité de rédaction y ajoute une note révélatrice : ce texte « est bien connu de tous ceux qui firent leur apprentissage avant 1939. Nous le publions surtout à l’intention des jeunes historiens, pour leur permettre de mesurer le chemin par-couru en un demi-siècle, et de mieux comprendre ce dialogue de l’Histoire et des Sciences sociales, qui reste le but et la raison même de notre Revue » 521. Il s’agit là sans doute d’un étrange destin pour un auteur qui avait soulevé l’ire des historiens au début du siècle ; l’ar-ticle [252] de Simiand, un demi-siècle plus tard, est pratiquement ap-pelé à servir de manifeste méthodologique pour la nouvelle histoire. Marc Bloch ne s’y était point trompé en déclarant, suite à la lecture, émerveillé du Salaire, que Simiand faisait désormais parti du « patri-moine » des historiens 522.

L’héritage intellectuel de Simiand est assez curieux. Négligé par les économistes, oublié par les sociologues, Simiand a principalement contribué au développement de l’histoire économique. On connaît d’ailleurs la filiation intellectuelle étroite qui existe entre Simiand et Ernest Labrousse 523. Lui aussi, à la suite des travaux de Simiand, s’est intéressé aux fluctuations économiques du point de vue de la durée historique. « La vie économique, écrit Labrousse, n’est, dans tous les domaines - prix, production, échanges, revenus, consommation - qu’une succession de déséquilibres, alternativement de hausse et de baisse, d’expansion et de contraction, de prospérité et de régression, habituellement classés d’après leur durée. » 524 On croirait lire Si-miand ; et c’est bien lui d’ailleurs qui ouvre la voie à cette conception du devenir économique fondée sur des phases d’alternance. Pierre 520 F. Simiand, Méthode historique et science sociale, op. cit., p. 157.521 Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, 1960, p. 83, n. 1.522 M. Bloch, Le salaire et les fluctuations économiques à longue période, Re-

vue historique, 1932, 173, p. 2.523 C. Charle, Entretien avec Ernest Labrousse, Actes de la recherche en

sciences sociales, 1980, 332-333, p. 111-125.524 E. Labrousse, La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime

et au début de la Révolution, Paris, PUF, 1990 (lre éd., 1944), p. IX.

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Chaunu n’hésite pas à considérer Simiand comme un des ancêtres lointains de l’histoire sérielle 525. « Tous les historiens parlent depuis cinquante ans la langue de François Simiand », note Chaunu en 1984 526. Il est difficile de mieux illustrer l’impact qu’a eu Simiand sur le renouvellement de la science historique en France.

[253]La rencontre de l’histoire et des sciences sociales a hautement

contribué à modifier le discours de l’historien. Sous l’impulsion d’une critique souvent incisive, il a délaissé graduellement l’étude des parti-cularités. L’événement, qui fut pourtant traditionnellement le principal centre d’intérêt de l’historien, est tombé en disgrâce. Les Annales l’ont enterré. Depuis un certain temps, des historiens s’en sont alar-més. Alain Besançon est de ceux-là : « Il existe malheureusement une manière bien inférieure d’écrire l’histoire, écrit-il, qui malheureuse-ment depuis la guerre prospère dans notre pays : l’histoire systéma-tique, ou plutôt, l’histoire à système. Cette fois les événements ne sont plus appréciés pour eux-mêmes, ne provoquent plus la surprise, l’émerveillement, l’horreur. Ils sont pris, enkystés, bétonnés dans un schéma d’ensemble toujours le même, dans une interprétation globale à laquelle ils doivent servir de justification. Quel système ? Moins souvent le marxisme qu’un sociologisme qui en dérive inconsciem-ment, porté par l’air du temps, le milieu où se recrutent les historiens, les facilités intellectuelles qu’il autorise. Économies, sociétés, civilisa-tions. » 527

La voix de Besançon n’est pas isolée. Depuis une vingtaine d’an-nées, la fin du monopole idéologique des Annales est annoncée du haut d’innombrables tribunes. Son déclin se poursuit, « sa mort est lente ». « Les thèses novatrices marquées par l’esprit des Annales sont devenues plus rares », écrit Hervé Coutau-Bégarie dans un essai polé-mique 528. Et François Dosse, tourmenté par l’émiettement de l’his-toire, suggère de redéfinir le rôle et la place de l’événement : « Ce re-foulement de l’événement conduit l’histoire sur le chemin de la dilu-

525 P. Chaunu, L’histoire sérielle, bilan et perspectives, Revue historique, 1970, 243, p. 305.

526 P. Chaunu, L’historien dans tous ses états, Paris, Perrin, 1984, p. 120.527 A. Besançon, cité par F. Dosse, ibid., p. 256.528 H. Coutau-Bégarie, Le phénomène nouvelle histoire, Paris, Econo- mica,

1983, p. VII.

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tion de ce qui fonde sa spécificité, sa fonction. Elle est la seule pra-tique à pouvoir [254] saisir la dialectique du système et de l’événe-ment, celle de la longue et courte durée, de la structure et de la conjoncture (...) Il faut rejeter cette fausse alternative entre le récit événementiel insignifiant et la négation de l’événement. Il s’agit de faire renaître l’événement signifiant, lié aux structures qui l’ont rendu possible, source d’innovation. » 529 Pareille déclaration est sans doute un indice sérieux que le problème qui occupait les ancêtres de nos dis-ciplines garde toute son actualité. La discipline historique s’efforce encore de définir les limites de son territoire : depuis qu’elle a tenté de se constituer en science positive, elle a constamment oscillé entre l’événementiel et l’institutionnel, entre le particulier et le général. Et aujourd’hui, dans une période agitée, les historiens cherchent un com-promis entre « l’événement » et « la structure ». Les termes changent, la question reste la même.

529 F. Dosse, ibid., p. 258-259.

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