histoire du xxe siÈcle

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HISTOIRE DU XXe SIÈCLE HEIBER

HITLER PARLE A SES GÉNÉRAUX Comptes rendus sténographiques des rapports journaliers du Quartier Général du Führer

(1942-1945) E. KLEE et O. MERK

LES PIONNIERS DE L'ESPACE Des V 2 à Cap Canaveral

Les archives secrètes de Peenemünde saisies par les Américains en 1945 s'ouvrent pour la

première fois ROY MACGREGOR-HASTIE

LE JOUR DU LION Vie et mort de l'Italie mussolinienne. (1922-1945)

ROLAND GAUCHER LES TERRORISTES

De la Russie tsariste à l'O.A.S. PHILIPPE TESSON

DE GAULLE Ier - La Révolution manquée Histoire du premier gouvernement de Gaulle

(Août 1944-Janvier 1946) JEAN GRANDMOUGIN

HISTOIRE VIVANTE DU FRONT POPULAIRE (1934-1939)

PETER TOMPKINS LE MEURTRE DE L'AMIRAL DARLAN

Le secret des deux conspirations CAJUS BEKKER

RAID ALTITUDE 4.000 Journal de guerre de la Luftwaffe

MICHEL C. VERCEL LES RESCAPÉS DE NUREMBERG

Les « Seigneurs de la Guerre » après le verdict WERNER KLOSE

HISTOIRE DE LA JEUNESSE HITLÉRIENNE Une génération au pas de l'oie

Hors Collection WILLIAM PEIRCE RANDEL

LE KU KLUX KLAN HENRY KAMEN

HISTOIRE DE L'INQUISITION ESPAGNOLE HELLMUT ANDICS

HISTOIRE DE L'ANTISÉMITISME

19,20 F 19.75 t.l.i.

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LES DEUX VERSANTS DE L'HISTOIRE

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GUY DE BOSSCHÈRE

LES DEUX VERSANTS DE L'HISTOIRE

AUTOPSIE DE

LA COLONISATION

ÉDITIONS ALBIN MICHEL 22, RUE HUYGHENS

PARIS

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© Éditions Albin Michel, 1967.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

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La colonisation aura représenté simultanément la promotion du coloni- sateur et la déchéance du colonisé. Et la décolonisation qui délivre le Tiers Monde de la servitude et l'induit (ou devrait l'induire) à un devenir progressivement plus enviable, va coïncider toujours plus étroitement avec le lent, mais inexorable, dépérissement de la prépondérance européenne.

L'œuvre désignée à l'attention du lecteur sous le titre général : Les Deux Versants de l'Histoire, dont l'Autopsie de la colonisation qui paraît aujourd'hui constitue le premier tome, ne propose pas, à vrai dire, une Histoire, mais ambitionne d'être, plutôt, un essai de définition et un instrument d'analyse des phénomènes de colonisation et de décolonisation, évidemment fondés sur l'Histoire et éclairés par Elle. De celle-ci n'ont été volontairement retenus que les événements les plus significatifs et les plus propres à nourrir l'analyse. Si certains faits semblent absents, ce n'est donc pas qu'ils ont été omis par distraction ou inadvertance, mais qu'ils ont été écartés résolument, en connaissance de cause. La remarque ne sera pas superflue si elle alerte sérieusement le lecteur. Qu'il ne s'at- tende pas à trouver ici le didactisme d'un manuel scolaire ou les charmes de l'Histoire romancée. En outre, une certaine culture historique sera nécessaire au déchiffrement de l'énigme d'un grand nombre d'allusions ou du sens de quelques synthèses elliptiques.

Le projet initial ne concernait que la décolonisation. Toutefois, la vanité de l'entreprise est très tôt apparue. Comment expliquer la fraîcheur, la timidité, l'émerveillement de l'aube, sans raconter l'étouffante moiteur de la nuit, ses pièges mortels et son souvenir indélébile? Or, le Tiers Monde se dé-livre aujourd'hui de la colonisation, comme le jour de la nuit. A chaque type de colonisation correspond un type équivalent de déco- lonisation, non sans que la première déteigne sur la seconde. L'Histoire ne connaît pas de miracles. Elle n'est ni plus ni moins morale que le Temps auquel Elle s'identifie parfois, ou que le feu qui anéantit certaines de Ses œuvres.

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La décolonisation est soumise — comment le nier? — à la lourde hypothèque de la colonisation. Et la destruction engendrera-t-elle jamais la prospérité? Certains s'étonnent de l'actuelle instabilité de l'Afrique. Après quatre siècles de traite, cent millions d'hommes tirés de sa chair et une colonisation sauvage ? D'autres déplorent le « marasme » algérien. Après sept ans d'une guerre atroce, le massacre d'un tiers de la population et la disparition des meilleurs cadres? Que dira-t-on demain du Viêt-nam? Les résultats seront toujours fonction des facteurs en présence, et de l'ordre où on les aligne. Comment situer la décolonisation, dans ces conditions, sans recourir à la description de ce qui dans la colonisation l'impliquait déjà ?

Les deux versants couvrent effectivement l'histoire du monde depuis ses origines. Tout au cours de notre travail, nous n'avons pas été sans éprou- ver l'impression de la revivre, mais à un autre rythme, et à un niveau inédit. De là à penser que la véritable histoire des hommes se lit en fili- grane à travers les expériences successives de la colonisation et de la déco- lonisation, où elle serait finalement celle de leur aliénation et de leur désa- liénation, il n'y a qu'un pas. Que nous ne franchirons cependant pas. Mais il demeure évident que les diverses expériences de colonisation ont essentiellement conditionné le développement de l'humanité. Et, voici qu'après la marée haute de la colonisation, le reflux de la décolonisa- tion emporte la plupart des plus funestes souvenirs, abandonnant, en revanche, sur le rivage un nombre égal de vestiges anachroniques et empoi- sonnés qu'il ne sera pas aisé de balayer. Ce grand mouvement de refoule- ment auquel aucun autre ne peut être valablement comparé demeurera sans doute l'événement le plus marquant du 20e siècle.

L'on constatera également que l'Autopsie de la colonisation constitue avant tout une radiographie de l'Europe. Les Index sont éloquents à cet égard. C'est que, depuis plus de deux mille ans, l'Europe parle haut et parle seule, qu'elle a, en permanence, l'initiative. Elle que l'on voit partout la torche allumée de la guerre au poing! Elle seule jouant un premier rôle, il est naturel que ses empreintes soient les premières relevées. En second lieu, les Perspectives de la décolonisation révéleront l'histoire, en cours d'édification, des peuples qui sortent à peine, souvent mal réveillés ou sous le coup du cauchemar qu'ils viennent de subir, de la longue nuit coloniale. C'est que l'initiative a changé de camp, et que le Tiers Monde, autrefois muet — les peuples muets ont-ils d'autre histoire que celle de leur indicible souffrance ? — crie désormais plus haut et plus fort que l'Europe.

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Le lecteur cherchera vraisemblablement à connaître le degré d'objectivité de l'ouvrage qui lui est soumis. Mais, qu'est-ce que l'objectivité? Pour tenter d'y répondre, il suffit de découvrir ce qu'elle n'est pas. L'objectivité ne consiste pas, par exemple, à renvoyer dos à dos le colonisateur et le colonisé, sous prétexte qu'ils ont usé tous deux de la violence. Car la vio- lence du colonisé n'aura jamais eu la violence de celle du colonisateur. Mais cet exemple se situe à un niveau éthique qui n'est pas fondamenta- lement celui où a été entreprise notre recherche. Il nous a paru plus impor- tant de dévoiler l'identité du colonisateur, ses antécédents, ses motivations profondes, les ressorts de sa démarche, ses desseins, et de situer, en face, le colonisé, de remonter aux sources de sa faiblesse, d'annoncer par mille indices sa trop prévisible défaite. Et à dater de leur rencontre, d'éclairer les développements de leurs rapports, les progrès de l'incomparable expérience alchimique de leur affrontement qui connaîtra son épilogue dans la déco- lonisation. La plupart du temps, nous avons laissé parler les faits eux- mêmes. Les faits sont tellement plus éloquents! Mais il nous a semblé nécessaire parfois, par un bref commentaire, de faire parler les faits quand ils ne parlaient qu'à moitié.

Le décryptage attentif de l'Histoire, auquel nous nous sommes livré, n'a pas manqué de susciter en nous quelques réflexions concernant la colo- nisation. On les trouvera dans la première partie de cet ouvrage, intitulée : Le fondement et la structure. Les trois autres parties seront consacrées à l'illustration et à la défense du point de vue développé dans la première, au sujet de la nature, des mécanismes, des orientations et des conséquences de la colonisation. Méthode qui sera également appliquée au second tome.

Nous sommes conscient de la gageure que représentait notre entreprise et de la relative maladresse avec laquelle nous l'avons tenue. Les écueils, les avons-nous évités? Ce n'est guère certain. La réussite réclamait de nous un double effort. Un premier effort de rigueur scientifique, comme celui que l'on fournit à l'occasion d'une thèse. Et, un second effort de vulgarisation, afin de rendre accessible une matière qui ne l'est pas naturellement. Là gisait la principale difficulté. L'avons-nous surmontée? Une autre difficulté, non moins préoccupante, a surgi lorsqu'il nous a fallu opérer la synthèse de trois mille ans de colonisation mondiale, travail qui n'a jamais encore, à notre connaissance, été réalisé. Et, si l'on admet que la coloni- sation est aujourd'hui un chapitre définitivement clos de l'histoire univer- selle, sur lequel un jugement peut être porté avec quelque chance d'objec-

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tivité, que dire, en revanche, de la nature éminemment mouvante de la décolonisation où chaque pari est risqué et peut être démenti sur l'heure ? Quoi qu'il en soit, et en dépit des erreurs qui ont pu s'y glisser malgré notre vigilance, nous tenons à assurer le lecteur que le seul objectif pour- suivi par la publication de ce travail est une contribution modeste à l'enri- chissement de la conscience de l'homme.

Nous ne pouvons toutefois conclure sans nous acquitter d'une dette. Il nous faut, en effet, remercier notre ami Luc Decaunes sans l'amicale insistance duquel la tâche n'eût sans doute jamais été entreprise. Et, si l'ouvrage a aujourd'hui quelque mérite, c'est d'avoir puisé constamment son inspira- tion à la source de deux livres admirables, véritables bibles de l'antico- lonialisme : le Discours sur le colonialisme d'Aimé Césaire et le Portrait du colonisé d'Albert Memmi. Que grâces leur soient rendues!

G. B. Royaumont, janvier 1967.

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I

AUTOPSIE DE LA COLONISATION

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1. LE FONDEMENT ET LA STRUCTURE

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A LA RECHERCHE D'UNE DÉFINITION

Un lexique.

Le mot de base d'où le substantif colonisation tire son origine — nous ne ferons pas l'injure à nos lecteurs de supposer qu'ils l'ignorent — est le mot colon, issu du latin colonus, qui dans le Latium désignait, au sens propre du terme, le « cultivateur d'une terre » ou « celui qui afferme une terre moyennant une part des fruits 1 ». Quand s'amorça son expan- sion — dès les deux premières guerres puniques — Rome conféra un sens extensif au mot colonus dont dériva bientôt colonia qui a donné nais- sance à colonie.

Ce n'est sans doute pas un hasard si le mot colon est apparu dans la langue française au 14 siècle, précisément dans une période de tran- sition et de répit, faisant suite et préludant à deux grands projets colo- niaux. Les Croisades venaient, en effet, de prendre fin et les grandes découvertes allaient incessamment relancer l'Europe à la conquête d'un nouveau monde. Le mot colonie a surgi dans le français médiéval, vers la même époque. Colonia, en latin, était une étendue de terre cultivable ou une ferme. Le mot existe encore actuellement en italien, mais diffé- remment accentué (colonîa); il désigne le contrat de fermage qui lie le paysan au propriétaire. Lors des premières conquêtes romaines, hors Rome et la péninsule italique, les chefs militaires distribuèrent à leurs soldats des lots de terre à cultiver. Chacune de ces parcelles était appelée colonia, par référence au champ labouré de la Mère Patrie. C'est ainsi qu'est né le sens actuel du mot colonie. La Grande Encyclopédie du 18 siècle (Diderot-d'Alembert), à propos des colonies implantées en Amérique, constate déjà que « ces colonies n'étant établies que pour l'utilité de la Métropole, il s'ensuit : 1° qu'elles doivent être sous sa dépendance immé- diate, et par conséquent sous sa protection; 2° que le commerce doit en être exclusif aux fondateurs ». Ces deux conditions sont déjà celles du projet colonial.

I. LITTRÉ : colonus et colonia dérivent tous deux du verbe colere : cultiver.

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Le mot colonisation, en revanche, est relativement récent. On le voit apparaître dans la langue courante, vers 1769. Il est composé du suffixe tion (qui correspond au suffixe tio latin) et qui exprime l'idée de l'action. L'adjonction de ce suffixe confère au substantif une certaine qualité abstraite. La colonisation, étymologiquement, est donc l'action ou le fait de fonder des colonies (la colonie étant elle-même, au-delà du sens primitif de « terre cultivable donnée ou vendue au colon », la commu- nauté humaine et foncière globale). Quelques années après l'apparition du mot colonisation (en 1776 exactement), la langue française s'enrichit de l'adjectif colonial qui qualifie tout ce qui touche de près ou de loin à la colonie. Enfin, en 1790, naît le verbe coloniser qui, par réaction, va modifier sensiblement le sens du mot colonisation. Celui-ci, en effet, ne signifie plus seulement le fait de fonder une ou des colonies, mais désigne désormais l'action de coloniser. C'est-à-dire qu'au premier sens d'action d'établissement vient s'en superposer un second : celui d'action d'orga- nisation et de développement. Il est remarquable de constater que chaque fois que la signification du mot s'enrichit, son sens antérieur se réifie. Aujourd'hui, c'est la notion même de colonisation qui est gagnée tota- lement par la réification. En effet, la colonisation est désormais devenue pour nous la chose faite, qui a définitivement pris forme.

La carte et le territoire.

Le sens du mot colonisation s'est modifié dans la mesure où avec le recul du temps, l'on a pris progressivement conscience de ce que le mot recouvrait. C'est, aujourd'hui, un lieu commun d'affirmer que les pion- niers de la colonisation ne savaient pas ce qu' ils faisaient. Comment eussent- ils pu porter un jugement sur leur action et lui donner un sens ? Les contemporains de Cortès ne voyaient dans la conquête du Mexique qu'une aventure sans réelle signification. Les Philosophes du 18 siècle, en revanche, mesuraient déjà mieux l'ampleur de la démarche colo- niale. Le mot colonisation est ainsi né d'une prise de conscience. Tou- tefois, les critiques formulées à l'époque, et même antérieurement — celles d'un Montaigne, par exemple — ne visaient encore que les abus, et parfois, certaines méthodes, non le système colonial en soi. Ce n'est qu'à la Révolution française, et par référence à une situation vécue, que la sensibilité générale est touchée par le caractère fondamentalement injuste de la colonisation. Et le verbe coloniser, dont l'apparition coïncide avec le déclenchement de l'insurrection révolutionnaire, en porte la marque.

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Il est déjà synonyme de dominer. Le phénomène de la colonisation est déjà ressenti comme une expression de la domination. Au 19 siècle, la colonisation ne sera plus innocente et ceux qui y prêteront la main sauront désormais ce qu'ils font. Le mot colonisateur apparaît en 1835 et avec lui l'aveu de la bureaucratisation. La colonisation s'institutio- nalise à travers les hommes-colonisateurs qui administrent les empires coloniaux. Enfin, en 1838, la colonisation est triomphante et ne cache plus ses desseins prospectifs : elle invente l'adjectif colonisable. Du mot colon au mot colonisateur, quel chemin parcouru! La notion de colo- nisation est désormais parfaitement perçue, non sans une certaine gêne, d'ailleurs, qui contraint aux justifications, au racisme. Ainsi, la langue s'enrichit-elle d'une expérience singulière et progressive de la réalité.

La seconde phase.

Les justifications dont l'institution colonisatrice protège, au 19 siècle, ses entreprises, ne naissent pas d'une contestation de la colonisation. Bien au contraire. Mais, sachant désormais ce qu'elle fait, elle acquiert une lucidité dont la pénétration l'épouvante, et se considérant, elle se voit à nu. Son premier mouvement sera donc de cacher l'intimité offen- sante de ses desseins aux yeux d'autrui. En revanche, dès la première moitié du 20 siècle, des Européens, de plus en plus nombreux, mettent en question le fondement et la structure de la colonisation. Cette exi- gence les conduit à forger le mot colonisé. L'étape est décisive, le pas franchi, considérable. Car, pour la première fois, l'objet de l'observation n'est plus la colonisation elle-même, mais l'un de ses résultats. Il est question de l'homme qui subit et non plus de celui qui ordonne et applique la colonisation. Ce premier coup de pouce met en route le mécanisme qui entraîne nécessairement la contestation globale de la colonisation. Le mot qui va incarner cette contestation globale sera le mot colonia- lisme. Le suffixe isme qui vient tout droit du latin ismus (ismos, en grec) sert à désigner généralement une notion abstraite, mais en particulier, dans le cas présent, une doctrine politique. Le colonialisme est donc, lit- téralement, la doctrine de la colonisation. Mais celle-ci ayant acquis mauvaise réputation, le mot colonialisme adopte lui-même un sens péjo- ratif. La colonisation étant jugée, aujourd'hui, à ses résultats, générale- ment négatifs, le colonialisme est défini comme étant la doctrine et les méthodes qui ont sécrété ces résultats. Le colonialiste n'est donc plus

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seulement, comme l'était le colonisateur, un fonctionnaire, mais plutôt un nostalgique de la colonisation, qui recourt actuellement aux modes de pensée et aux méthodes sécrétées par la colonisation. Le mot — colo- nialisme ou colonialiste — fait constamment écho au passif de l'expérience coloniale.

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UNE DISTINCTION ESSENTIELLE

Certains caractères fondamentaux et structurels distinguent la colo- nisation de toute autre forme d'expansion. La colonisation traduit une volonté consciente d'expansion. On ne peut, dès lors, la confondre avec la migration ou l'invasion du type de celles qui achevèrent de désagré- ger l'Empire romain, qui exprime également une volonté d'expansion, mais inconsciente. Certes, le mobile économique est déterminant, dans les deux cas. Mais au niveau de l'invasion, il n'est guère analysé, il est instinctif, tandis qu'à celui de la colonisation, il est déjà relativement élaboré et en voie d'être assumé. La colonisation est le fait d'une commu- nauté d'hommes ayant atteint un certain degré d'organisation sociale. Elle n'est pas concevable à partir de la tribu ou du clan. En revanche, la cité ou l'empire peut la promouvoir.

N'est pas l'impérialisme.

La colonisation ne peut être identifiée davantage à l'impérialisme, quoique les deux phénomènes se recoupent en certains points et coïn- cident momentanément. La colonisation peut être, évidemment, l'une des expressions de l'impérialisme, mais n'est pas l'impérialisme. Celui-ci est généralement un phénomène continental, tandis que la colonisation implique l'idée d'un projet ultra-marin. La plupart des entreprises colo- niales sont le fait de cités ou de pays à vocation maritime. Les grands empires de l'Histoire, au contraire — pensons à Sumer, à l'Égypte, à la Chine, au Mali, à l'Inca — sont l'œuvre de peuples à vocation conti- nentale. En outre, la démarche impérialiste aboutit souvent à l'associa- tion des peuples soumis ou vaincus, ainsi de l'empire perse, ou à l' absorption du vainqueur par le vaincu, ainsi du conquérant mongol se convertissant à la Chine conquise. La colonisation ne peut, au risque de disparaître, emprunter l'une de ces deux voies. Sa seule chance de survie réside dans le maintien permanent de l'oppression. Il y a une explication à cela. Le projet d'expansion impérialiste est toujours réalisé par l'armée

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entière du peuple ou de la nation qui conquiert : la défaite de l'ennemi en devient irrécusable. Ce qui facilite l'enrôlement du peuple vaincu dans l'empire. Dans la colonisation, au contraire, c'est le petit nombre qui impose, en permanence, sa loi à la majorité. Le colonisateur demeure le délégué des intérêts de la métropole. Le lien de vassalité qui unit la colonie à la métropole est l'une des conditions de la colonisation. Si ce lien disparaît, la colonisation change elle-même de nature. Donc, dans le rapport de forces qui oppose le colonisateur au colonisé, le pre- mier doit constamment compenser sa situation minoritaire par l'emploi de la violence et la répression permanente.

Réification et racisme.

Ce qui distingue également la colonisation de toute autre forme d'im- périalisme, c'est la nature des rapports humains qu'elle introduit dans son système. Alors que l'impérialisme traditionnel établit une relation de vainqueur à vaincu, la colonisation réifie volontiers le colonisé. L'im- périalisme entraîne la reconnaissance — nous l'avons observé dans les conflits européens — d'une différence, mais au niveau humain (différence ethnique, nationale, linguistique, etc.) tandis que la colonisation tente d'accréditer celle d'une différence d'essence. Le colonisé n'est même pas un sous-homme, il est la chose, l'objet. C'est la nécessité, engendrée par la logique même du système, qui contraint la colonisation à opérer cette réification. Cette nécessité est engendrée, encore une fois, par la condi- tion minoritaire du colonisateur. Seul en face du nombre, il n'a ni le temps ni le loisir de reconnaître au nombre qualité humaine. Il suppose qu'identifier humainement le colonisé disqualifierait automatiquement toute forme d'autorité qu'il se propose d'exercer à son égard. Il opère donc une simplification radicale qui sera de nature, selon lui, à faci- liter sa tâche. Il déclare le colonisé, non seulement inférieur, mais objet, ainsi plus aisé à manier. Et pour justifier son schéma, il abaisse réelle- ment le colonisé, le réduisant à la fonction d'objet. Pour pouvoir dire : « Voici la preuve qu'il n'est pas un homme. » Et, ainsi du même coup, souligner le bien-fondé de la tutelle. Cette forme exacerbée du racisme et cette densité du mépris voué à l'homme par l'homme ne sont conce- vables que dans le cadre de la colonisation. Elles n'ont jamais atteint, dans aucun autre processus d'expansion ou de pénétration militaire, politique ou économique, le même degré de virulence élémentaire. L'exemple britannique — si souvent invoqué à propos des Boers ou de

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l'Irlande — n'en est qu'une pâle copie. Il n'y a, peut-être, que les Nazis qui aient appliqué aux Juifs et aux peuples de l'Est européen des méthodes semblables. Il était, en effet, dans leurs intentions, de coloniser — au sens réel où nous l'entendons — la Pologne et la Russie. Dans cette pers- pective, Aimé Césaire voit juste quand il écrit que ce que « le très dis- tingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du 20 siècle... ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique 2 ».

L'occasion, l'herbe tendre.

La colonisation est née, dans un certain nombre de cas, de situations qui ne la prévoyaient pas.

Ainsi les voyages de découverte n'ont-ils pas tous été entrepris dans la perspective de la colonisation. Celle-ci est apparue, fortuitement, entraînée par des circonstances souvent accidentelles. Lorsque Richelieu fonde la Compagnie des Indes orientales, c'est avant tout dans l'intention « d'attaquer la Maison d'Autriche aux bases de sa puissance financière S'ensuit une pénétration qui se métamorphose progressivement en colo- nisation. Mais comme mue par la force des choses. De même, lorsque l'explorateur portugais Diego Câo découvre, en 1483, l'embouchure du fleuve Zaïre (Congo) et prend contact, au nom de son souverain, avec le roi du Congo, il n'entend pas encore coloniser, et il n'entre pas davan- tage dans les visées du roi de Portugal d'annexer ce royaume africain. Durant près d'un siècle, des relations cordiales, empreintes d'une défé- rence réciproque, ainsi qu'une abondante correspondance diplomatique s'établiront entre les cours de Lisbonne et de São Salvador(Mbanza). Et puis, soudain, survient l'accident imprévu qui accélère brusquement le cours de l'Histoire. Des marchands et des aventuriers portugais se livrent à la traite des noirs. Les Africains se rebiffent et contre-attaquent vigoureusement. Pour protéger ses sujets, le roi de Portugal expédie Paulo Dias de Novais qui « arriva, vers 1580, au port de Loanda, avec

2. AIMÉ CÉSAIRE : Discours sur le colonialisme. 3. GEORGES-R. MANUE : L'Empire français.

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une force restreinte de colons et de soldats 4 ». Au lieu de protéger les marchands portugais et d'explorer la côte vers le sud, ainsi qu'il lui est prescrit, Dias de Novais se contente d'occuper solidement Loanda et de s'enraciner dans le pays. C'est le début de la colonisation de l'Angola. L'on peut en déduire que si les premiers contacts de l'Europe avec les autres continents n'engendrent pas nécessairement la colonisation, il suffit, en revanche, pour la susciter que l'intérêt des nations expansion- nistes l'exige.

Colonie n'égale pas colonisation.

Il y a lieu de se demander si la fondation d'une colonie représente déjà l'amorce de la colonisation. Oui, si l'on attribue au mot colonisa- tion son sens premier, c'est-à-dire l'action d'établir une colonie. Non, si on lui affecte le sens qui est actuellement admis : l'action de coloniser. Il est des expériences coloniales qui effectivement n'ont pas donné lieu à la colonisation. Les premières colonies et les comptoirs commerciaux des Phéniciens, par exemple, n'ont pas entraîné l'établissement de la colo- nisation. Pourquoi? Principalement parce que la nature des rapports que les colons de Tyr et de Sidon entretenaient avec les aborigènes (ab origo) était essentiellement égalitaire. Ils leur achetaient le terrain néces- saire à la construction du comptoir, ainsi que les produits qu'ils reven- daient, soit à la métropole, soit à d'autres négociants. Ils demeuraient ainsi, strictement, dans les limites de leur profession de commerçant, c'est-à-dire d'intermédiaire, sans jamais chercher à les franchir. Avec la fondation de Carthage, en revanche, va naître la colonisation. Aban- donnant leurs sages pratiques, les Phéniciens vont spolier les autochtones de leurs terres, agrandir sans cesse leur propre territoire à leurs dépens et les soumettre à leurs lois. Ils vont, en outre, s'emparer des moyens de production — l'agriculture en Afrique, les mines en Espagne — et contraindre les natifs à leur servir de main-d'œuvre servile ou à peine rémunérée. Ainsi Carthage déroge-t-elle avec les habitudes prises aupa- ravant par les Phéniciens et applique-t-elle toutes les méthodes qui déterminent le passage de la colonie à la colonisation. En tant que colo- nie, elle demeure tributaire de sa métropole, Tyr, jusqu'au moment où, ayant rompu ce lien, elle devient, à son tour, Métropole. Le fait de la colonisation, c'est le déséquilibre que la colonie introduit dans ses rap-

4. JAMES DUFFY : La Présence portugaise en Angola (Présence africaine).

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ports avec la population aborigène. A des rapports d'égalité, elle subs- titue des rapports de domination. Elle occupe les terres militairement, les conquiert au lieu de les acquérir, soumet les autochtones aux lois et à l'organisation de la colonie et remplace le commerce libre par le monopole et la possession des moyens de production. A ce stade, il appa- raît clairement que la population aborigène est colonisée.

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UN PHÉNOMÈNE EUROPÉEN

Une étude, même superficielle, de l'histoire de la colonisation nous oblige à constater que l'Europe est, au cours des siècles, le seul continent à avoir sécrété cette forme d'expansion. L'exemple phénicien que nous venons d'évoquer, étant l'exception qui confirme la règle. Cette consta- tation est lourde de signification, car elle renforce l'hypothèse qui appa- raît de plus en plus fondée d'une évolution bilinéaire du monde.

Le despotisme oriental.

On a voulu voir, très longtemps, dans le schéma de l'évolution poli- tique et économique européenne (démocratie grecque et esclavage, féodalité du Moyen Age et servage, capitalisme moderne et prolétariat) un schéma universel. Or, des recherches et des études relativement récentes, auxquelles les travaux de Marx et d'Engels, précurseurs en la matière, ont ouvert la voie, tendent à prouver, au contraire, que l'Asie, l'Afrique et l'Amérique précolombienne (c'est-à-dire le Tiers Monde actuel) ont connu un processus de développement fondamen- talement différent de celui de l'Europe. Le premier stade de leur évo- lution, que nous nommerons le stade protohistorique, fut celui du clan ou de la tribu, où, suivant le schéma du sinologue hongrois F. Tokei 5 le rapport de l'individu avec la terre est conditionné par le rapport qu'il entretient avec sa communauté. « L'individu ne possède donc le sol qu'indirectement. Celui-ci appartient à la communauté qui en est collectivement propriétaire. C'est un « communisme primitif »

La propriété collective de la terre, sous sa forme primitive, s'est d'ailleurs perpétuée jusqu'à nos jours en de nombreux points d'Afrique, d'Asie et même d'Amérique latine. Cette première organisation sociale a bientôt été « prise » dans une plus vaste structure que nous appelle- rons l' État, à défaut d'une meilleure dénomination. Mais comment

5. F. TOKEI : Sur le mode de production asiatique. 6. GEORGES LAPASSADE : Groupes, Organisations et Institutions.

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est né l'État? S'il faut en croire Karl Wittfogel qui reprend et déve- loppe l'analyse de Marx, l'État est né de l'entreprise des grands tra- vaux hydrauliques et de drainage. Lorsque la nécessité de ces travaux s'imposa aux petits groupes de base, c'est-à-dire aux communautés primitives, il devint évident que seules elles ne pourraient les réaliser. Il se créa donc une association des communautés primitives, dans chaque aire de développement, en vue de la réalisation des grands travaux. Comment s'opéra cette association? Wittfogel est réticent sur ce point. Il est hasardeux de penser qu'elle fut spontanée. Il est plus logique d'ad- mettre que l'impulsion, dans chaque cas, a été donnée par une tribu ou une communauté primitive, déjà parvenue à un stade d'organisa- tion plus avancé. L'Histoire nous enseigne qu'il en fut ainsi pour les Aztèques et les Incas. Ces tribus privilégiées associèrent donc, par la force le plus souvent, les tribus environnantes moins évoluées. L'entre- prise des grands travaux (non seulement de drainage — dans le cas du Nil — mais aussi de construction de routes et de ponts — dans celui des Incas — sans oublier les pyramides égyptiennes, la Grande Muraille de Chine, etc.) suscita évidemment un groupe dominant, celui des entrepreneurs à qui était confiée la gestion des travaux effectués à l'échelle de la grande collectivité (l'État). Ce groupe de fonctionnaires est, comme le désigne P. Vidal-Naquet 8 le régulateur de l'entreprise. Il se compose aussi bien d'organisateurs et de « planificateurs » que de scribes, d'astronomes, de prêtres-savants, de comptables, de contrô- leurs financiers et de receveurs des contributions. Au passage de la division technique à la division sociale du travail va correspondre la transformation du groupe des fonctionnaires en classe bureaucratique. Celle-ci, désormais, exerce le pouvoir total en matière de direction, d'innovation et de planification du travail, fonction assumée auparavant par la communauté. En outre, cette classe bureaucratique exploite les travailleurs en prélevant, à son profit, un surplus sur la production. « Cette accumulation du surplus des richesses est particulièrement « spectaculaire » lorsqu'on découvre l'existence du « trésor royal » (chez les Incas du 16 siècle, par exemple) 9 » Selon Wittfogel, la naissance de la bureaucratie, née elle-même de la nécessité des grands travaux, entraîne automatiquement celle de l'État. Ce système que Montesquieu a désigné sous le nom de « despotisme oriental », Karl Marx, en le redécouvrant en 1851 à la faveur de recherches qu'il effec-

7. KARL WITTFOGEL : Le Despotisme oriental, avant-propos de P. VIDAL-NAQUET. 8. ID., ibid. 9. GEORGES LAPASSADE : Groupes, Organisations et Institutions.

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tuait pour une étude sur l'Inde, commandée par le journal anglais Daily Herald, le nomme mode de production asiatique (MPA). Ce système est d'essence communautaire. Non seulement il laisse subsister, dans une large mesure, la structure sociale antérieure, c'est-à-dire la pro- priété collective appartenant à la communauté primitive, mais même lorsqu'il prélève une partie des terres, contribue à constituer des « pro- priétés d'État» appartenant à la collectivité supérieure. Dans ce sys- tème, le Roi ou l'Empereur, lui-même, est le « premier fonctionnaire de l'État» et non un propriétaire privé des moyens de production. A. Caso fait d'ailleurs remarquer que lorsque le Roi (aztèque, par exemple) possédait des terres, c'était « non pas en tant qu'individu, mais en tant que fonctionnaire 10 ». L'esclavage, au sein de ce système, est massif et momentané. J. S. Mill le nomme « esclavage politique » et Marx « esclavage généralisé » pour le distinguer de l'esclavage gréco- latin, privé et permanent. Cet esclavage est massif, parce qu'il résulte de la levée en masse ordonnée par le souverain (le Pharaon en Égypte, le Roi (Salomon) en Israël, l'Empereur en Chine, le Roi des Incas ou des Aztèques en Amérique, etc.) et dirigée par la bureaucratie, en vue de la réalisation des grands travaux, mais momentané, parce que, les travaux une fois achevés, la main-d'œuvre est libérée et rejoint ses foyers. « Dans ce cadre, l'esclavage et le servage individuel peuvent, cependant, apparaître par suite des guerres, des conquêtes. Esclave et asservi deviennent propriété commune du groupe auquel appartient leur maître et ce maître lui-même dépend de sa communauté et est soumis à l'oppression de l ' É t a t Les différents traits qui le carac- térisent indiquent donc clairement que ce systeme est à la fois bureau- cratique, communautaire et totalitaire. C'est à la faveur de son instau- ration qu'apparut la première classe dominante de l'histoire : la bureaucratie. Toutefois, il nous semble incorrect de désigner le système sous le nom de « Despotisme oriental », comme l'a fait Montesquieu, ou sous celui de « mode de production asiatique» (Marx-Engels), puis- qu'il fonctionnait non seulement en Asie, mais aussi bien en Amérique et en Afrique. Jean Suret-Canale écrit, en effet : « Il semble bien qu'on puisse rapprocher le mode de production prépondérant des régions les plus évoluées de l'Afrique noire traditionnelle de ce que Marx avait dénommé le mode de production asiatique 12 » L'expression « mode de production bureaucratique » que propose Georges Lapassade pour

10. A. CASO : Land Tenure among the ancient Mexicans. 11. M. GODELIER : Le Mode de production asiatique et les schémas marxistes. 12. J. SURET-CANALE : L'Afrique noire.

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désigner le premier système politique cohérent que le monde ait connu nous paraît donc, à cet égard, beaucoup plus satisfaisante.

La rupture fondamentale.

Les premières civilisations grecques, minoenne en Crète et mycé- nienne, étaient encore des civilisations « asiatiques ». Elles étaient direc- tement influencées par l'Asie mineure, elle-même tributaire de la civi- lisation égyptienne. En Crète et à Mycènes, la terre appartient à la communauté et les travaux qui y sont effectués sont colossaux. L'éten- due des ruines que nous y contemplons aujourd'hui l'atteste. L'on peut, par conséquent, affirmer que, dans sa première phase de développement historique, le monde civilisé originel, dont le berceau se situe dans la Méditerranée orientale et en Asie mineure, adopte le même schéma d'évolution.

Et soudain, la rupture qui va isoler la Grèce, et la contraindre à son expédition solitaire! Cette rupture sera la conséquence de l'inva- sion de peuples « barbares », dès la fin du III millénaire avant Jésus- Christ, nommés diversement : « Indo-européens », « Aryens », « Peuples de la Mer ». La première vague de ces invasions, dont la Scandinavie actuelle semble avoir été l'aire de départ, déferle à travers la plaine russe, franchit le Caucase et se fixe provisoirement en Perse, avant de pousser, à la faveur d'une nouvelle marée, jusqu'en Inde. La seconde vague, qui part des plaines de l'Europe centrale, submerge les Balkans, se répand en Grèce et aboutit en Asie mineure. L'incidence de ces inva- sions sur le cours de l'histoire sera déterminante. Elles contribueront à la formation de nouveaux peuples : Iraniens, Arméniens, Hittites, Hyksos, Philistins, Indiens en Asie, et en Europe, les Hellènes. Ces invasions, en outre, enrichiront le monde civilisé de deux éléments, inconnus, dans cette région de la terre, l'un du règne minéral, le fer, l'autre du règne animal, le cheval. Néanmoins, les conséquences de ces invasions ne seront pas partout du même ordre, ni de la même impor- tance. En Asie, les nouveaux peuples se heurtent à des civilisations, déjà relativement anciennes et solidement établies (d'origine sémitique) qui finalement les absorberont. En Europe, en revanche, où aucune civilisation ne s'est encore définitivement développée, les nouveaux peuples bouleversent radicalement l'ordre existant. Lorsque les Doriens (dont l'aire d'établissement primitif coïncide approximativement avec l'actuelle Bulgarie) pénètrent en Grèce, la civilisation mycénienne est

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depuis longtemps sur le déclin. Les Doriens, non seulement hâtent la chute de Mycènes, mais abolissent sa civilisation. En Crète, la déca- dence minoenne a déjà fait place aux ruines.

Des mythes significatifs.

Avec la chute de Mycènes, plus aucun vestige ne subsiste en Europe de la civilisation primitive (bureaucratique, communautaire et totali- taire). Sur les décombres de la civilisation mycénienne, les Hellènes, le nouveau peuple né des invasions, vont édifier une civilisation qui sera désormais incomparable. Des siècles plus tard, naîtra le mythe d'Œdipe qui illustrera fabuleusement l'événement. Selon Hegel, le Sphinx, qui est égyptien, représente l'esprit voilé ou inconscient. La question qu'il pose à Œdipe (Qu'est-ce qui marche à quatre pattes, le matin, à deux à midi et à trois le soir?), il n'en connaît pas lui- même la réponse claire. Lorsque Œdipe répondra correctement (c'est l'homme) le Sphinx tombera à la mer et se noiera.

Ce qui signifie que la Grèce (qu'Œdipe personnifie en l'occurrence) a désormais donné forme à son destin, qu'elle a pris conscience de la voie singulière où elle s'engage, qui la détourne et l' isole définitivement du reste de l'univers, représenté ici exemplairement par l'Égypte.

La singularité du destin hellène sera postérieurement éclairée par deux autres mythes essentiels. Le premier est le mythe de Narcisse, qui exalte à travers la prise de conscience de soi-même (l'homme se regar- dant), le culte de l'individu. Et il apparaît, en effet, que la démarche grecque sera désormais gouvernée par l'individualisme. A la propriété collective la Grèce oppose la propriété privée. L'esclavage ne sera plus envisagé comme une nécessité provisoire au service de la collectivité, mais comme un facteur indispensable et permanent de la prospérité individuelle. Le second mythe est le mythe de Prométhée : l'homme qui viole les secrets de la nature, qui dérobe le feu du ciel pour en éclairer le monde. Ce mythe réfléchit l'image de l'homo faber, l'homme-inventeur, mais aussi l'homme de l'aventure et de l'exploration, préfiguration du colonisateur.

Ces mythes décrivent une réalité originelle (les débuts de l'histoire de l'Hellade), mais projettent une lumière prophétique sur le devenir historique de l'Europe. La Grèce est le berceau d'une nouvelle huma- nité qui se développera désormais parallèlement à celle du reste de l'univers, mais à un rythme différent. La conjugaison de l'individua-

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lisme et de l'esprit créateur conférera à l'homme européen ses carac- tères fondamentaux. L'esprit créateur sera le levier indispensable du progrès, inséparable de l'expansion. Mais qui dit progrès dit aussi perfectionnement permanent des techniques. Le progrès, lui-même, sera réalisé en faveur de l'individu, avant de l'être en faveur de la collec- tivité, celle-ci ne représentant que la somme des individus. D'où la recherche du profit privé qui fournit ses principales motivations à l'his- toire européenne. Le citoyen grec ou romain, le seigneur féodal et le bourgeois capitaliste sont tous, aux différents stades de l'évolution éco- nomique européenne, des propriétaires des moyens de production.

Une philosophie émancipatrice.

La philosophie grecque, dont la spécificité tient précisément au fait qu'elle fonde la notion de philosophie, jusque-là sans précédent, renvoie fidèlement l'image de la réalité en cours d'élaboration dont elle struc- ture et codifie les schémas d'évolution. La philosophie explicite, dans une certaine mesure, les « vérités » sous-jacentes ou obscures de la mythologie. Elle salue l'avènement de l'homme et instaure virtuelle- ment son culte, dégage l'homme des liens qui le retiennent à la nature et contribue à son désenracinement. Elle contredit donc systématique- ment tous les courants de pensée religieuse qui irriguent la quasi-totalité du monde connu : Afrique, Asie et Amérique précolombienne. L'ani- misme d'Afrique noire (ainsi que celui des Amérindiens) enseigne l'indissociabilité de l'homme et de la nature, celle-ci exprimant la divinité. L'identification de l'homme à la nature est parfaite (il est l'arbre, il est le fauve, etc.). Il ne peut s'éloigner de son foyer, qui correspond à son environnement naturel, sans risquer de se dévitaliser.

Les religions d'Asie invitent à une intériorisation perpétuelle et proposent finalement l'anéantissement dans le Tout. Ce sont, en outre, des religions dont l'aire de développement est relativement limitée dans l'espace et qui sont dépourvues de prosélytisme.

Les religions sémitiques, seules, font exception. La notion d'expansion est une notion familière aux Sémites. Le goût de l'exploration des Phéniciens et leur aventure coloniale le prouvent. La religion judaïque sera messianique, la religion chrétienne, qui en est issue, catholique (universelle) et la religion musulmane, prosélytique. Ces trois religions, issues du tronc sémite commun, partagent en outre le même fanatisme intolérant, qui les portent naturellement à la guerre sainte.

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La philosophie grecque engage l'homme dans une voie inédite. En place de la soumission à la nature, que conseille l'animisme, elle propose au contraire son appropriation et son utilisation.

Cette philosophie (ou plus précisément ces philosophies) préfigurent déjà celles qui leur succéderont en Europe au cours des temps, jusques et y compris le marxisme et l'existentialisme contemporains. Certes, le christianisme modifiera sensiblement le projet initial de l'homme grec, mais sans jamais le défigurer fondamentalement, et son catholi- cisme missionnaire (« allez par tout le monde et prêchez l'Évangile à toute la création ») 13 accentuera encore davantage la vocation projec- tive de l'homme européen.

L'Europe hellène.

L'Europe historique naît donc de la Grèce des Hellènes. Elle en héritera les trois propriétés spécifiques : l'individualisme (propriété privée), la volonté de progrès et le désir d'expansion. Et, c'est grâce â sa singularité que l'Europe réussira à dominer le reste du monde, le dynamisme européen l'emportant finalement sur le statisme du monde ancien. L'esprit prospectif et spéculatif, au service de l'intérêt individuel, fait naître le besoin du profit personnel. Celui-ci constituera désormais la plus puissante motivation des principales entreprises européennes. Les ressources de l'Europe, toutefois, apparaîtront rapidement insuffi- santes, compte tenu des besoins économiques des Européens. C'est ainsi que certains pays européens, géographiquement prédestinés (à vocation maritime), tournent leurs regards vers un monde qui leur semble regorger de richesses et leur offrir des débouchés inespérés. Les premiers rapports qui s'instaurent entre les deux mondes seront des rapports strictement commerciaux. Mais la logique du profit qui induit à la recherche de toujours plus de profit, conduit progressivement l'Europe à s'emparer des sources de la richesse. Nous avons déjà vu les Phéni- ciens victimes de cette logique. Mais cette nouvelle étape ne peut être franchie sans des moyens accrus. Or, les techniques européennes ne connaîtront pas de développements spectaculaires avant la fin du Moyen Age. Cependant, la volonté de perfectionnement, ainsi que le besoin d'expansion, qui animent l'Européen, engendrent au 16 siècle le grand « bond en avant ». Les découvertes scientifiques et géographiques du

13. Évangile selon saint Marc (XVI, 15).

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T ROIS mille ans de colonisation, quelle coupe saisis- sante! C'est l'envers du décor de l'Histoire. Quelle enfilade de séismes et de bouleversements, quelle

somme d'efforts et de larmes, de cris, de douleurs et d'inconscience ! Le bilan n'en avait jamais encore été dressé. C'est chose faite aujourd'hui.

Ce livre, à travers l'interminable cortège de la souffrance humaine qu'il décrit, suggère un diagnostic, porte un jugement provisoire. Il dévoile l'identité du colonisateur, ses antécédents, ses motivations profondes, les ressorts de sa démarche. Il situe le colonisé, remonte aux sources de sa faiblesse et annonce, par mille indices, sa prévisible défaite. Et, à dater de leur tragique face à face, où coloni- sateur et colonisé seront désormais aux prises, il éclaire les développements de leurs rapports, les progrès de l'incomparable expérience de leur affrontement qui connaîtra son épilogue dans la décolonisation.

Ce livre n'est pas précisément une étude historique. Il ambitionne d'être davantage un essai de définition et un instrument d'analyse des phénomènes de colonisation, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours. Les aperçus historiques, dans cette perspective, représentent l'illustration de la thèse proposée par l'auteur. Cette thèse se résume à un constat, « post-mortem », de la nature, des mécanismes, des orientations et des conséquences de la colonisation. C'est ce que l'on nomme une autopsie.

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