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Marc Ferro EHESS, Paris Dominique Wolton CNRS, Parts GUERRE ET DEONTOLOGIE DE L'INFORMATION Entretien réalisé par Isabelle Veyrat-Masson La guerre du Golfe (avril 1990-mars 1991) marque une rupture considérable dans l'histoire de l'information, particulièrement dans celle de l'information en images. Pour la première fois, les capacités techniques, et la volonté du camp occidental, ont permis de voir, presque en direct, un certain nombre d'événements. Cette rupture, sur le plan technique, l'est aussi sur le plan du rôle de l'information dans le reste du monde, et en particulier dans les rapports nord-sud. Paradoxalement, quatre ans après, il existe toujours peu de recherches sur cet événement, dont le souvenir s'estompe presque. L'événement a, en tout cas, marqué un tournant dans l'histoire de la presse, de l'information et du rôle du journaliste. Hermès a demandé à Marc Ferro et à Dominique Wolton, qui en France ont été les seuls à mener une recherche, en direct sur ce sujet, et à publier leur travail sous forme de livres*, de dialoguer pour mieux comprendre leurs analyses. S'il n'y a pas d'oppositions de fond, il demeure des points de vue différents, en fonction des traditions, des disciplines et de l'approche des deux chercheurs. Cet accord sur le fond, et l'éclairage différent lié aux disciplines, permettent ainsi de percevoir concrètement ce qui distingue les démarches intellectuelles des démarches journalis- tiques. * Cf. Marc Ferro, L'information en uniforme. Paris, Ramsay, 1991 ; Dominique Wolton, War game : l'information et la guerre. Paris, Flammarion, 1991 HERMÈS 13-14, 1994 133

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Page 1: GUERRE ET DEONTOLOGIE DE L'INFORMATION

Marc Ferro EHESS, Paris

Dominique Wolton CNRS, Parts

GUERRE ET DEONTOLOGIE DE L'INFORMATION

Entretien réalisé par Isabelle Veyrat-Masson

La guerre du Golfe (avril 1990-mars 1991) marque une rupture considérable dans l'histoire de l'information, particulièrement dans celle de l'information en images. Pour la première fois, les capacités techniques, et la volonté du camp occidental, ont permis de voir, presque en direct, un certain nombre d'événements. Cette rupture, sur le plan technique, l'est aussi sur le plan du rôle de l'information dans le reste du monde, et en particulier dans les rapports nord-sud.

Paradoxalement, quatre ans après, il existe toujours peu de recherches sur cet événement, dont le souvenir s'estompe presque. L'événement a, en tout cas, marqué un tournant dans l'histoire de la presse, de l'information et du rôle du journaliste.

Hermès a demandé à Marc Ferro et à Dominique Wolton, qui en France ont été les seuls à mener une recherche, en direct sur ce sujet, et à publier leur travail sous forme de livres*, de dialoguer pour mieux comprendre leurs analyses. S'il n'y a pas d'oppositions de fond, il demeure des points de vue différents, en fonction des traditions, des disciplines et de l'approche des deux chercheurs. Cet accord sur le fond, et l'éclairage différent lié aux disciplines, permettent ainsi de percevoir concrètement ce qui distingue les démarches intellectuelles des démarches journalis­tiques.

* Cf. Marc Ferro, L'information en uniforme. Paris, Ramsay, 1991 ; Dominique Wolton, War game : l'information et la guerre. Paris, Flammarion, 1991

HERMÈS 13-14, 1994 133

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Marc Ferro, Dominique Wolton

Isabelle Veyrat-Masson — J'ai le sentiment que vous n'aviez pas tout à fait, dans vos livres, la même analyse de la manière dont les médias ont traité la guerre du Golfe. C'est pourquoi, j'avais envie de faire un peu le point sur des questions qui ont été depuis tellement traitées et débattues qu'elles sont devenues des stéréotypes flous. Ainsi de « la guerre en direct »... Qu'est ce que cela veut dire une guerre en direct ?

Marc Ferro — D'après moi, les médias ont eu la tentation de substituer à une présentation des faits, une représentation instantanée des événements et à commenter la guerre comme on présente un match, comme on présente une épreuve d'athlétisme. Par conséquent, de faire participer le spectateur à la dynamique et à l'émotion de l'événement en cours en ne tenant pas compte du fait que « l'histoire ne commence pas à 20 heures », c'est-à-dire qu'elle ne commence pas au moment où le caméraman arrive. Elle a tout d'abord un ancrage dans le passé, et elle continue après l'événement filmé. Elle a ensuite ses rythmes propres. Or, la caméra ne peut pas restituer la profondeur de l'événement, c'est-à-dire son antériorité à l'événement, ce qui a sécrété l'événement. Et c'est là que la télévision manifeste, en quelque sorte, les limites de ce type d'enquête.

Isabelle Veyrat Masson — Mais est-ce qu'il y a eu en réalité une guerre en direct ?

Dominique Wolton — Le vieux problème de l'histoire, c'est d'éviter les raisonnements par anachronisme. Ce qu'a fait Marc Ferro, et ce que j'ai fait dans mon livre, c'est de se caler sur une situation historique qui était la situation en direct de l'histoire. On a essayé d'analyser les événements au fur et à mesure où ils se passaient, en examinant comment les médias couvraient la préparation de la guerre, et la guerre elle-même. Par conséquent, notre analyse est nécessaire­ment tributaire du contexte dans lequel nous étions. C'est vrai qu' après, il y a eu d'autres informations, mais l'analyse s'est faite in situ. C'est même la force de l'analyse que nous avons essayé de faire, même si nous ne nous sommes pas intéressés aux mêmes phénomènes, lui et moi. Pour revenir à la question, même à l'époque, personne ne pensait que la guerre était en direct. La médiatisation créait une sorte d'irréalité, de jeu, d'où le titre du livre War game, pour rappeler cette impression. Mais il faut rappeler que, par ailleurs, chacun savait que la guerre avait un caractère bien réel. Et chacun avait peur. Mais ce qui changeait par rapport à d'autres guerres, c'était le sentiment qu'il s'agissait pour une fois, d'une «guerre juste». Pour les journalistes comme pour les opinions publiques occidentales, le fait qu'il y ait un large accord de la communauté internationale, un vote de l'ONU, un consensus au Conseil de Sécurité compris, en faveur de l'intervention militaire, donnait à cette guerre un statut bien particulier : pas propre, mais juste. Deuxièmement, on avait pour la première fois, techniquement, la capacité de voir les opérations en direct, en permanence, en vidéo, et de plusieurs endroits à la fois, ce que l'on n'avait jamais vu.

M.F. — Je contesterai le premier point. Vous pensez que sous prétexte que c'était une « guerre juste », on avait la possibilité de la montrer, c'est bien cela que vous avez dit ?

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D.W. — Non, on pouvait la montrer pour deux raisons. D'abord parce qu'elle était «juste», c'est-à-dire faite au nom de la communauté internationale, ce qui d'une certaine manière, « autorisait » à voir. Et aussi parce que pour la première fois, ceci était techniquement possible. Troisièmement, tout le monde était installé depuis trois mois. La préparation de septembre à novembre 1990 avait eu lieu. Il n'y avait pas de surprise. D'une certaine manière, chacun attendait, les médias étant naturellement en avance sur les militaires, car il est plus facile de déployer des médias que des armées ! Quatrièmement, on pensait que les choses étaient claires, depuis la phase de préparation politique qui avait commencé au mois d'août, au début de la guerre. On avait le sentiment, par la surmédiatisation de l'été et de l'automne 1990, que l'ensemble des opinions publiques était au courant des intérêts, des enjeux et des données du problème. Si bien que, quand le conflit a démarré en janvier 1991, donc bien après l'invasion du Koweit qui a eu lieu au mois d'août, les journalistes avaient le sentiment que grâce à ces trois mois d'installation, tout avait été clairement expliqué. Ils avaient le sentiment, de bonne foi, que non seulement les opinions publiques étaient informées, que l'on disposait enfin des possibilités techniques pour diffuser les informations en direct, et de plus, que la cause politique était juste. Là où, rétrospectivement, on s'aperçoit d'une grande naïveté, c'est que les journalistes n'ont pas compris rapidement que leurs conditions d'exercice du travail étaient extrêmement réglementées par l'existence d'un pool d'information géré par les Américains.

En fait, je crois que de bonne foi, les trois quarts des médias occidentaux n'ont pas vu que cette organisation en pool, tout à fait normale en cas de guerre réduisait, en fait, leur liberté. Au contraire, ils ont eu le sentiment qu'ils faisaient librement leur travail, techniquement, politique­ment, à l'intérieur d'un consensus culturel. Donc, ils ont dit, de bonne foi, « nous allons montrer la guerre en direct ». Seuls quelques journalistes ont, dès le début, déclaré qu'il n'y avait pas de liberté de l'information, et que l'on ne voyait pas la guerre en direct. Il fallut les difficultés réelles des journalistes pendant un mois pour que ceux-ci modifient leur attitude et disent clairement, ce que le public comprit d'ailleurs naturellement, qu'il n'y avait pas de liberté de l'information. Si aujourd'hui, tous l'admettent, beaucoup ne veulent pas reconnaître qu'à l'époque, ils crurent, notamment grâce aux techniques, pouvoir travailler librement. D'autant que les opérations ne commençant pas directement, cela renforçait le sentiment d'une situation « quasiment » nor­male.

I.V-M. — Finalement, la réalité a été très différente de ce qu'annonçaient les discours ?

D.W. — Tous les hommes politiques ainsi que les opinions publiques ont eu extrêmement peur de la guerre. Rappelez-vous des vœux de François Mitterrand à la fin de l'année 1990, et de Georges Bush. Tout le monde craignait cette guerre. A l'époque, personne ne connaissait la durée de l'épreuve. Et dans War game, j'ai mis l'agenda des rumeurs pour comprendre le poids de celles-ci en situation. De toute façon, on a gagné, mais à un prix qui a été probablement très élevé. Donc, on ne peut pas dire que d'août 1990 à janvier 1991, on ait attendu la guerre comme

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Marc Ferro, Dominique Wolton

ça, avec plaisir. De bonne foi, on faisait tout, décision après décision, pour essayer d'éviter la guerre. Mais quand elle a été déclenchée à partir de janvier 1991, à ce moment là, les journalistes se sont dit : « nous sommes enfin dans des conditions objectives de traitement de l'information ». Après, lorsqu'ils ont annoncé : « On va vous montrer la guerre », ils n'ont pas dit « on va vous montrer la guerre en direct », ils ont plutôt dit, « nous allons avoir une situation généralisée de direct que nous n'avons jamais eue». En d'autres termes, ils croyaient sans doute que la guerre allait être transparente.

M.F. — Là où je me différencie un peu de votre propos, c'est que je ne crois pas que la notion de guerre juste ou injuste soit la seule qui soit intervenue dans le comportement des médias. La preuve en est, il y a eu également pratiquement une information quasi quotidienne sur les horreurs de la guerre à propos du Vietnam qui était pourtant une guerre totalement injuste. Et on peut dire que la guerre au Vietnam a été la première guerre qui ait été non pas filmée en direct (on ne va pas s'acharner sur cette expression), mais qui ait été suivie aussi quotidiennement et aussi largement. Inversement, c'est cette guerre qui a donné aux médias la capacité d'intervenir dans l'histoire, pas seulement comme photographes d'une situation mais comme agents. Or, en dénonçant ceci, en insistant sur cela, en montrant finalement les contradictions, les médias ont joué un rôle dans la fin de la guerre.

Personnellement, ce qui m'a semblé important dans la guerre du Golfe, est que justement les médias en France au moins (mais je crois qu'ailleurs, c'est un peu la même chose), ont eu le sentiment que cet événement qu'ils ne souhaitaient pas, en toute bonne foi — même si un grand nombre de journalistes étaient hostiles à Saddam Hussein — ils ne souhaitaient ni la guerre, ni des massacres, ils étaient pacifistes ; ils ont compris pourtant que cet événement allait être une occasion d'agir. C'est pourquoi, l'écart a été fantastique entre cette sorte de fébrilité dans l'action, légitimée par la réalité du dispositif en place, et la petitesse des résultats réels : « On va vous montrer vraiment comment ça se passe ici, comment réagissent les Russes, comment réagissent les Arabes, les Israéliens, etc. ». Ainsi, ils avaient l'impression qu'ils allaient, en quelque sorte, à cette occasion, jouer le même rôle, si j'ose dire, que les Américains avaient voulu faire jouer aux médias en 1973, mais dans le sens inverse puisqu'ils étaient favorables à la guerre. Et d'un seul coup, ils se sont trouvés démentis par une circonstance totalement imprévue.

En effet, l'armée américaine et les Américains, qui avaient appris la leçon eux aussi des inconvénients de la médiatisation trop directe des faits, avaient cette fois retrouvé l'esprit de la Deuxième Guerre mondiale. Ils ont interdit aux journalistes de faire ce qu'ils voulaient. Ces journalistes se sont trouvés, non pas déçus ou trompés, mais en quelque sorte pris à contre-pied par une situation à laquelle ils ne s'attendaient pas. D'où leur colère aux cris de «censure, censure, nous devons exercer notre profession, nous avons le droit de tout dire », etc.. Au fond, ils ont été dessaisis du rôle qu'ils comptaient jouer et ils ont tout d'abord rejeté la responsabilité sur la censure militaire. Nous verrons après s'ils ont eu tort ou raison. Ensuite, ils ont évoqué l'uniformisation de l'information, celle des satellites. Ils ont donc subi toute une série de

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dessaisissements qui furent à l'origine de leur colère. Avec diverses failles dans l'information, une conjonction de problèmes a abouti à une mise en cause de l'information. Ce qui est une autre question.

D.W. — L'idée de la guerre en direct est la conséquence de ce qui s'est passé pendant tout l'automne 1990. Durant les premières négociations, les médias ont joué les intercesseurs entre les deux camps, G. Bush et S. Hussein s'envoyaient des cassettes. On parla de « média-diplomatie ». Dans cette période où les médias se sont installées — plus vite d'ailleurs que les militaires — les journalistes ont eu le sentiment qu'ils allaient jouer un rôle historique, d'ailleurs un rôle d'une dimension pli., large que celui joué pendant la guerre du Vietnam. Ils s'installaient comme un des protagonistes, et pensaient même pouvoir empêcher la guerre. En tous cas, dans cette période intermédiaire de média-diplomatie, les journalistes étaient de plain-pied.

. C'est pourquoi, quand la guerre a commencé, ils ont eu le sentiment, grâce aussi aux moyens techniques, de pouvoir aller au bout de leur mission en disant : « non seulement nous sommes là avant l'armée, non seulement la cause est juste, non seulement vous savez que nous avons tout essayé pour empêcher la guerre, nous allons donc continuer à jouer ce rôle essentiel d'acteur intermédiaire en vous montrant le plus possible la "guerre en direct" ». Et c'était bien une « naïveté journalistique » d'imaginer la guerre en direct. Ils ont poussé tellement loin cette idée que certains ont trouvé normal de montrer simultanément, si c'était possible, la guerre du côté américain et du côté irakien. Et c'est typiquement la déviation de CNN qui « s'imagina » être au-dessus des camps, au nom d'une espèce de neutralité de la presse. Neutralité toujours impossible d'ailleurs, puisque l'écrasante majorité des médias occidentaux reprirent à leur compte la thèse occidentale, contribuant ainsi à créer, avec les peuples du Moyen-Orient, un fossé culturel qui est loin d'être comblé.

M.F. — La neutralité de l'information, de l'image, etc. Là-dessus, je voudrais dire un mot. Il s'agit d'une incise apparemment marginale, et c'est une incise érudite, je m'en excuse, mais quelquefois l'érudition « cuistre » apporte un éclaircissement. Pour la période de la Deuxième Guerre mondiale, j'ai été très frappé de voir que les actualités suédoises, « neutres », passaient des films d'actualités allemandes et anglaises, mais dans leur langue. Les allemandes en allemand, les anglaises en anglais, et ils ne mettaient un commentaire en suédois que sur les autres informations qui émanaient d'eux-mêmes. Explication : l'image, jugeaient-ils, n'a pas de signifi­cation, d'idéologie. En montrant les images de la propagande allemande, on ne prend pas position, puisque ce sont des images, et que ce n'est pas nous qui parlons, puisque c'est en allemand. Autrement dit, les Suédois en 1940 pensaient alors que l'image n'a pas de sens en soi, pas de portée, pas de signification reconnaissahle. Pour Dominique Wolton, ce dispositif média­tique considérait que l'information est par essence, une sorte d'instance au-dessus des autres, neutre. Mais neutre avec un Ν majuscule cette fois et ayant pour fonction, au fond, de diriger les sociétés. C'est-à-dire de télécommander les politiques.

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D.W. — C'est en cela que les journalistes eux-mêmes ont parlé de la guerre en direct. Parce qu'ils s'imaginaient, au début, être en position d'observateurs neutres, universels, qui allaient quasiment montrer les deux côtés. Rappelez-vous CNN pendant l'automne, au moment où les journalistes jouaient les diplomates. Donc, le terme de guerre en direct est, à mon avis, une conséquence de l'espèce de « surpouvoir » que s'étaient arrogé les journalistes dans cette situation originale dans l'histoire de la guerre. Car c'est cela qu'il ne faut pas perdre de vue : il s'agissait d'une situation totalement inédite qui explique les dérapages. Le problème sans doute n'est pas cette situation où l'enchaînement d'un certain nombre de circonstances a pu créer ce contexte, mais que moins de trois ans après, tout cela semble oublié, passé dans les pertes et profits, alors même que les problèmes posés ont été graves. Si les journalistes ont oublié, les opinions publiques elles, ont la mémoire plus longue. Et tel est l'enjeu : éviter qu'il y ait à la fois surmédiatisation, sous-information et finalement méfiance à l'égard de la presse.

I.V-M. — Il me semble quand même que le souvenir des événements de Roumanie a joué un rôle dans cette notion de guerre en direct. C'est à cette occasion en effet, que pour la première fois, les journalistes ont cru qu'ils pourraient filmer l'histoire qui se déroulait.

M.F. — Oui, c'est une chose. Mais c'est aussi que l'information prétend se poser comme une instance : je ne dis pas que c'est un pouvoir, je dis comme une instance, comme l'est le droit, l'économie, la médecine, la morale. Et cette instance se plaçait au-dessus du politique, alors qu'aux Etats-Unis, depuis longtemps, l'instance de l'information constituait un pouvoir mais un pouvoir bien délimité. Quand le Washington Post a fait tomber Nixon, le Washington Post n'a pas pris le pouvoir.

D.W. — C'est en cela que ce n'est pas un pouvoir, mais un contre-pouvoir.

M.F. — Alors qu'en France, c'est tout à fait différent, on assiste à une lente dérive où petit à petit, le contre-pouvoir se veut déjà pouvoir. On invite l'homme politique que l'on veut plutôt qu'un autre, on favorise une instance politique plutôt qu'une autre, selon le vent, selon les courants et selon que l'on se place pour une carrière ou pour autre chose. En France, il y a interférence entre cette volonté d'être un contre-pouvoir et cette idée qu'on peut, à l'intérieur de cette stratégie d'autonomie, trouver soi-même sa place, c'est un petit peu différent. Inversement, ici, le pouvoir a toujours voulu contrôler l'information, alors qu'aux Etats-Unis, ce n'était pas le cas.

I.V-M. — Le direct a-t-il joué un rôle particulier dans cette stratégie ?

M.F. — Le direct est un instrument. Le direct sert aux médias ; il est instrumentante, en ce sens qu'il permet de montrer la supériorité de l'instance médiatique sur les instances qui

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prennent les décisions, politiques ou militaires. Les médias peuvent leur faire la leçon, en les confrontant à des informations qu'ils viennent d'avoir, et que les autres n'ont pas. Ainsi, l'instance médiatique les dessaisit de l'autorité qui est liée à leur fonction. Telle est la fonction indirecte du direct.

I.V-M. — Est ce que cela a été le cas pour la guerre du Golfe ?

D.W. — Mais, oui ! Je voudrais finir le raisonnement sur la question précédente du thème de la guerre en direct. C'est vrai que ce ne sont pas les hommes politiques qui ont lancé le thème de la guerre en direct, mais les journalistes, qui avaient, pour la première fois, les moyens techniques, pour un conflit qui semblait juste. Mais dès le début de la guerre, ils ont été confrontés à la question de la censure, par l'existence du « pool » organisé par les Américains. Et ce qui m'a frappé, quand j'ai fait l'étude, jour après jour, c'est qu'il a fallu attendre près de dix jours, pour que le mot censure apparaisse directement dans les médias. Autrement dit, les journalistes pensaient que leur force serait suffisamment grande pour pouvoir négocier avec les contraintes de la censure et continuer à pouvoir faire leur travail d'information presque indépendamment de la censure. Ils ont été marris quand au bout de quinze jours, ils ont ressenti l'étau définitif de la censure se refermer sur eux. Et à ce moment là, ils nous ont pris, nous spectateurs, comme témoins de la censure dont ils étaient l'objet, alors que celle-ci existait dès le premier jour. Mais peut-il y avoir guerre sans censure ? A la fin de la guerre, ils rappelaient qu'ils parlaient avec l'accord de la censure. Cela permettait au public de se rendre compte que non seulement, il n'y avait pas de guerre en direct, ni de presse libre, mais que les journalistes étaient dans une situation où ils étaient contraints par les militaires.

M.F. — Mais les journalistes n'ont pas compris le fond du problème.

D.W. — Je le crois, hélas ! Tout au moins pas au début, notamment parce qu'il s'agissait souvent de journalistes jeunes qui n'avaient pas couvert de guerre, et n'avaient donc pas beaucoup d'expérience.

M.F. — Ils n'ont pas compris le fond du problème parce que le journalisme n'est pas une profession légitimée, elle n'a pas comme les médecins un ordre, même si cet ordre des médecins est contestable ; ou comme l'université des concours, même si ces concours sont contestables ; elle n'a pas, comme les hommes politiques, le suffrage universel qui les élit, même si le suffrage universel est faussé par les lois électorales, le découpage, etc. Je veux dire que eux, au fond, ils ont constamment besoin de se légitimer. En conséquence, le souci de sauvegarder les droits de leur profession est devenu une sorte d'œil du cyclope, ils ont la poutre dans l'œil et ils ne voient pas ce que cela implique. Toute profession a ses limitations ; les journalistes ne sont pas les seuls à avoir des droits en tant que professionnels, — tout le monde a des droits — mais tout le

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Marc Ferro, Dominique Wolton

monde a des droits limités. Le médecin a des droits limités, le professeur a des droits limités, tout le monde a des droits limités. Et eux, qui savent parfaitement trouver des travers chez les professeurs, chez les médecins, chez les politiques, et les critiquer, ils n'admettent pas qu'on les critique, eux : ils s'écrient « censure, censure, liberté d'expression, droits d'exercer notre profes­sion ». Pourquoi ? Parce qu'ils n'ont jamais eu la légitimité d'une profession reconnue par l'histoire. Je crois que c'est ce manque qui est à l'origine de leur aveuglement. Ça ne veut pas dire qu'ils pensent tous ainsi parce qu'on sait très bien que les grands journalistes ont acquis une légitimité. Mais je parle de la profession en tant que groupe social.

D.W. — Je suis tout à fait d'accord. C'est une profession sans cesse à la recherche de sa légitimité. J'aurais tendance à dire que dans cette quête éperdue de la légitimation d'un statut qu'ils n'arrivent pas à avoir, l'exploit est un mécanisme de légitimation. C'est pour cela qu'à chaque situation difficile, et quand ils peuvent réaliser des exploits dans la production d'infor­mation, ils sont à la fois dans l'idéal du métier de journaliste, qui est d'être le plus près possible de l'événement, et dans la volonté d'assurer la légitimité fragile de leur métier. L'exploit comme mécanisme de légitimation. Il est possible que le même mécanisme recommence à la génération suivante, car l'expérience ne se communique pas. Il s'agit d'un milieu qui se renouvelle beaucoup, et ce sont les plus jeunes, plus inexpérimentés, que l'on envoie dans ces situations difficiles. La question intéressante, est de savoir si historiquement un jour, cette profession aura suffisamment de légitimité pour admettre ses propres limites, ce que pour l'instant elle admet peu, même si elle dit le contraire.. Là où tout est compliqué, c'est qu'au fondement de l'information, il y a une lutte contre la censure, censure politique, censure économique. Donc, la liberté de l'information est justement la lutte contre les pouvoirs. C'est pourquoi, les journalistes ont du mal à admettre la limite de leur métier, de peur que par ce mécanisme, on les empêche de faire leur métier.

I.V-M. — Ils sont quand même effectivement constamment attaqués.

M.F. — Ah non ! Ils ne sont pas constamment attaqués : d'un côté, ils sont brimés, persécutés, de l'autre, ils attaquent constamment tout le monde.

I.V-M. — Oui, d'accord, mais il faut reconnaître que la tendance naturelle de l'homme politique, c'est de limiter la libre expression du journaliste, et l'objectif du journaliste de limiter le pouvoir de l'homme politique.

M.F. — Oui, seulement il y a une différence entre l'homme politique et le journaliste. C'est que l'homme politique a tout de même été légitimé par le suffrage universel, même si celui-ci est manipulé, et même si on ne sait pas trop comment se désignent les candidats. Le journaliste, lui, n'est légitimé par personne. Ce qui le rend plus vulnérable.

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D.W. — Oui, attention. Il y a une perversion du raisonnement à éviter. Ce n'est pas parce que la liberté de l'information n'est jamais acquise, ni parce que les journalistes ont toujours à se battre contre les pouvoirs, et que l'information n'est jamais libre, que cela autorise ceux qui ont pour profession d'informer de considérer qu'ils n'ont pas de limite. C'est là la perversion du raisonnement. Le journaliste n'arrête pas, au nom du fait qu'il est toujours obligé de se battre contre les pouvoirs, de glisser vers un raisonnement plus discutable consistant à dire qu'en l'attaquant, on affaiblit la liberté de la presse.

M.F. — Cela dit, il existe une hiérarchie. L'appareil de l'audiovisuel se situe en haut de la hiérarchie, il est pratiquement légitimé. Et d'une certaine façon, il constitue une instance de pouvoir, une vraie. La preuve : les « stars » des chaînes font ce qu'ils veulent. Ils choisissent les hommes politiques qu'ils veulent pour faire du direct sur l'information, en créer. « Qu'est ce que vous pensez, monsieur Giscard d'Estaing de la campagne d'Irak ? » C'est du direct et c'est l'histoire en direct. Je crois que le fait important, est que la strate supérieure de l'appareil d'information non seulement informe, mais fabrique de l'événement. Mais ceci n'est plus simplement « du direct », puisque au lieu de se contenter de reproduire et d'être présent en simultanéité, cette strate crée. La strate intermédiaire est constituée par les journalistes de l'écrit, qui sont dans une position ambiguë. Pour qu'ils puissent faire de l'information, il leur faut aller très loin. Ainsi, en va-t-il au Monde de ces journalistes « d'investigation ». Ils créent l'événement, puisque l'investigation, c'est savoir créer un événement que les instances dominantes (ordre juridique, police, etc.) n'ont pas mis à jour. Les investigateurs, pour pouvoir exister et avoir une légitimité, doivent faire une longue enquête. En bas de la hiérarchie enfin, on trouve le reporter audiovisuel, qui porte sa caméra sur le dos, et à qui on ordonne de tourner la sortie du Conseil des ministres.

D.W. — C'est un soutier !

M.F. — C'est un soutier. Le paradoxe est que l'image, à l'autre bout des représentations, est censée dire le vrai, alors que le discours est censé être idéologique et dire le faux, enfin être manipulé, idéologisé. Or, dans la réalité sociale, c'est le fabricant d'images qui est dévalorisé et c'est le fabricant de mots qui est valorisé. Il y a une contradiction intéressante qui prouve que l'image n'a pas encore droit de cité.

D.W. — Elle n'a pas encore de légitimé absolue, alors qu'en définitive, on ne croit que ce qu'on voit, et, en fait, on ne légitime que ce qu'on lit !

M.F. — Oui, c'est vraiment assez étonnant !

I.V-M. — On trouve dans vos livres à la fois l'idée qu'il y a eu une multiplication, un

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Marc Ferro, Dominique Wolton

« foisonnement de l'information », et en même temps qu'il y eu absence, « parcimonie » de l'information. Est-ce qu'il n'y a pas là une contradiction ?

D.W. — C'est un problème élémentaire, qui permet de revenir au fondement de la conception occidentale de l'information, où l'on trouve cette idée simple, mais de plus en plus discutable selon laquelle, plus on est près de l'événement, plus on dit la vérité de l'événement, plus on fait une information objective. Mais la guerre du Golfe après d'autres événements, la guerre du Vietnam, la Roumanie, Panama, etc, a prouvé qu'il peut y avoir saturation d'informa­tions, c'est-à-dire des images, des commentaires, des maquettes, des gens qui témoignent, en terme de temps d'antenne — sans pour autant que l'information soit plus complète.

Pour une raison simple : on a confondu le traitement de l'information en direct, avec la construction de l'information. Dans la guerre du Golfe, on voulait donner le sentiment au spectateur que par cette couverture en direct du maximum d'événements, le spectateur avait une sotte de prise, en tous cas une bien plus grande appréhension de la réalité. Mais en définitive, on s'est aperçu que cette quantité incroyable d'images, de sons, de commentaires, ne permettait pas de mieux comprendre l'événement. D'une part, il y avait de la censure, et d'autre part, pour une bonne information, il ne faut pas forcément couvrir en direct, mais être distancié. Et enfin, il manquait une information sur le contexte géographique, culturel...

Pourquoi la guerre du Golfe nous paraît-elle importante du point de vue de l'information ? Elle a permis à la fois aux journalistes de couvrir le plus possible en direct un certain nombre de choses, donc d'avoir le sentiment d'être plus près de la réalité, et en même temps de réaliser que ce n'est pas parce qu'ils étaient près qu'ils voyaient mieux. Je trouve que l'important a été ce double mouvement : proximité de l'événement et prise de conscience de la nécessité d'une distance vis-à-vis de l'événement pour faire une bonne information.

M.F. — Dominique Wolton ne confond-il pas proximité et direct ?

D.W. — Le direct, c'est d'être là, au plus près possible, être là quand l'événement se produit, et le couvrir. C'est-à-dire être avec une caméra, puisque là on parle de caméra ou de nagra.

I.V-M. — On n'a jamais vu ça dans la guerre du Golfe ?

D.W. — Si, il y a eu de nombreux événements en direct. Et d'une manière générale, on donnait le sentiment d'être proche de l'événement. Le différé était d'une demi-heure, d'un quart d'heure, et donnait le sentiment que les journalistes étant sur place, et déployés partout, ils allaient voir les événements en direct, en tout cas les événements les plus importants.

I.V-M. — Mais, ce n'était qu'un sentiment !

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Guerre et déontologie de l'information

M.F. — Isabelle Veyrat-Masson, sur ce point, vous êtes trop positiviste. Et Dominique Wolton a soulevé un problème qui était un vrai problème. En effet, dans la notion de direct, il existe deux aspects : l'espace et le temps. Dominique Wolton a parlé de l'espace et il a dit : « l'impression de véracité vient du fait que les images venaient du plus près du lieu, du lieu même où avait lieu l'événement ». On reviendra sur la notion de temps plus loin. Pour l'instant, on est à la proximité. Sur ce point, je suis totalement d'accord avec lui. En ce sens, je peux raconter une anecdote historique qui témoigne de l'importance et de la véracité profonde de ce qu'il a dit : û s'agit de l'assassinat de Nicolas II ; celui-ci a eu Heu à Iekaterinbourg en 1918. Evidemment, cela s'est fait secrètement, dans la nuit, on ne sait pas trop comment. L'enquête a été très compliquée. Mais quand on a commencé à faire une enquête, en 1918-1919, en France, au Parlement, un député a dit : « Mais à Iekaterinbourg, il y avait le prince Lvov ». Le prince Lvov avait été le premier président du gouvernement provisoire, pendant la révolution de février, à la chute du tsar. Effectivement, le prince Lvov avait été interné à Iekaterinbourg. On a aussitôt cherché à joindre le prince Lvov en disant « il y était ». Or le prince Lvov était certes à Iekaterinbourg, mais à un autre bout de la ville. Savait-il seulement que le tsar y résidait ? Sans doute, etc, etc. Et on lui a demandé : « Alors, la mort du tsar ? Qu'en savez-vous ? ». Le prince Lvov qui avait lu les journaux, a raconté comment celui-ci avait été odieusement assassiné : « H y avait du sang ici, il y avait du sang là », et tout le monde a commencé à dire : « le prince Lvov en témoigne. Il y était ».

D.W. — Preuve testimoniale !

M.F. — De la proximité. Alors qu'en fait, il n'avait rien vu. Et puis, il n'y avait pas de sang où il le disait, et ensuite quand on lui a dit, « mais enfin, Prince, comment avez-vous pu voir tout cela puisque vous habitiez à sept kilomètres ? », il s'est mis en colère. Il a chassé le journaliste qui mettait en doute son témoignage : l'argument d'autorité. Et puis au bout de deux ans, il a été ridiculisé parce qu'on s'est aperçu qu'il n'avait pas pu voir quoi que ce soit. Mais l'argument de proximité avait joué.

I.V-M. — On est en plein dans les problèmes qui se sont présentés aux journalistes pendant la guerre du Golfe.

M.F. — Sur place, on est censé voir plus clair. Dominique Wolton a soulevé un problème réel, en orientant la question du direct vers celui de la proximité. Alors que moi, j'oriente la notion du direct vers la simultanéité. Le direct c'est ce qui, seconde par seconde, au plus près ou au plus loin (mais au plus près plutôt), informe sur ce qui se passe. Là se trouve l'allégorie du match de football, évoquée naguère par Ignacio Ramonet. On a voulu nous montrer la guerre comme un match de football, sans noter toutefois qu'un tel match commence à huit heures et finit à dix heures trente, tandis que la guerre commence en fait avant d'avoir commencé (cf : les causes) et elle finit plus tard ; elle ne se joue pas sur un terrain, elle se joue aussi ailleurs et

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Marc Ferro, Dominique Wolton

autrement dans les consciences, dans le passé, dans l'histoire, et c'est là l'illusion de la guerre en direct.

D.W. — Tout à fait. A la décharge des journalistes, il faut toujours rappeler que c'était la première fois, qu'ils avaient vraiment les possibilités techniques de réaliser leur idéal profession­nel. Ils y sont allés de bonne foi, sans se rendre compte qu'en définitive plus les conditions techniques et professionnelles étaient faciles pour eux, plus en définitive ils allaient découvrir des questions beaucoup plus compliquées liées à la politique, l'histoire, l'incompréhension. Plus il est facile techniquement de faire de l'information, plus la dificulté de fond, à savoir, choisir, sélectionner, et construire l'information apparaît. Pendant très longtemps, les difficultés tech­niques étaient telles que, de toute façon, faire une information était en soi un exploit. Aujourd'hui, où tout peut être transmis, la question de la sélection est beaucoup plus impor­tante. L'énorme problème, redevient la question de la définition d'un fait, d'un événement. Qu'est-ce que produire une information ? C'est choisir, parmi plusieurs événements, celui qui paraît le plus significatif. Mais la définition de ce qui est significatif n'existe pas en soi, car un événement ne vaut que dans un contexte. Il y a un passé, une mémoire, l'information de guerre par exemple, ne commence pas à telle heure pour se terminer à telle heure. Les médias occidentaux sont tellement pris dans une idéologie de l'événement qu'ils n'ont pas voulu admettre qu'au-delà de l'événement, il y avait une histoire et un contexte. Ce que l'information liée à la guerre montre de manière tragique, compte-tenu de l'enjeu, se retrouve pour tous les autres genres d'information.

M.F. — La simultanéité en particulier.

D.W. — Oui, cela pose notamment la question de la simultanéité des causes, des phéno­mènes. On touche à un problème très important des limites de notre logique de l'information. On a une illusion, celle de croire qu'un événement sérieusement traité, qui est devenu de l'information, est suffisamment chargé de sens. C'est une des principales limites du métier de journaliste : admettre qu'une information même bien faite, une information bien captée, bien traitée, bien retransmise, n'est pas toujours capable de rendre compte du réel, car tout le sens d'une situation n'est pas dans l'information. Parfois, tout se résume dans un événement ; et c'est l'idéal de l'information journalistique, mais le plus souvent, cet événement a besoin d'être recalé dans un contexte.

M.F. — Personnellement, je pense, que le dispositif de l'information est responsable de cette situation plus encore que les journalistes eux-mêmes. Prenons, par exemple, cette guerre du Golfe. Ou prenons un autre événement, quel qu'il soit. A huit heures, on annonce qu'il se passe quelque chose en Roumanie ou à Bagdad, ou ailleurs. La nouvelle est importante parce que c'est la dernière information. On voit parfois la dépêche arriver sur le bureau du journaliste

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pendant le journal, pour qu'il puisse dire tout de suite ce qui vient de se passer. Et il ne l'a même pas lue, souvent. Or, l'analyse de l'événement peut avoir été faite dans un magazine qui a été préparé depuis trois semaines, de manière plus profonde, plus analytique. Pourtant, et c'est là que gît sa faiblesse ; pas une seule fois, une seule information venant de ce magazine ne sera glissée dans le journal. Parce que le journal fait du direct, il veut s'approcher du direct. Donc, il serait dessaisi de sa fonction de journal s'il commençait à réfléchir. La réflexion, c'est pour plus tard. Et s'il y a eu une enquête sur ce problème la veille, le Journal ne s'en sert pas....

Le même journaliste peut n'être qu'une sorte de perroquet intelligent quand il présente le journal et faire ensuite une enquête « géniale » sur le même sujet. Mais jamais, il n'aura eu le droit dans son journal, d'utiliser les informations du magazine qui passe une heure après. Parce que le mode de classification à la télévision procède par genre. Et c'est le genre qui définit ce qui se dit au Journal par rapport au magazine, etc.

D.W. — Je voudrais reprendre le raisonnement concernant l'illusion qui consiste à croire que plus on suit les événements en direct, mieux on comprend la réalité. Marc Ferro a dit : « Dans le direct il y a deux choses : le problème de la proximité temporelle et le problème de l'espace ». La proximité temporelle, on vient d'en parler. Mais la guerre du Golfe est aussi un événement inaugural dans l'histoire de l'information, car elle touche à l'espace. Ce qu'on avait sous-estimé, et que la guerre du Golfe a bien montré, c'est que cette information, même bien construite, même explicative de l'événement, n'a pas la même signification quand elle est reçue dans des espaces culturels différents. C'est sans doute cela la plus grande rupture, et le problème grave pour l'avenir. L'information n'intéresse pas tout le monde de la même manière d'un bout à l'autre de la planète. Il n'y a pas d'information mondiale, car il n'y a pas de citoyen universel. C'est ce que les Américains n'ont toujours pas compris, depuis la guerre du Golfe, puisqu'ils continuent avec CNN à faire la même erreur tous les jours, alors qu'une même information n'a pas de signification universelle. Selon les contextes, ou selon les espaces culturels, elle est interprétée différemment.

Dans le cas de la guerre du Golfe, cette information américaine fut reçue par les opinions publiques arabes, comme une manifestation arrogante de la supériorité occidentale. L'informa­tion est devenue un impérialisme, créant un fossé culturel entre l'Occident riche et abondant de techniques par rapport aux autres ères culturelles. Il a fallu cette expérience en grandeur nature pour s'apercevoir qu il n'y a pas d'information sans point de vue sur l'information, alors même que depuis un siècle, tout le monde rêvait de cette information mondiale. Quand celle-ci se réalise sur le plan technique, elle échoue sur le plan culturel, parce qu'il n'y a pas de citoyen mondial. D'une certaine manière, c'est tout l'idéal de l'information occidentale qui est à réexaminer. En profondeur. Et comme j'ai essayé de le montrer, dans le livre, l'Occident ne sauvera la dimension universaliste de sa conception de l'information, qui est tout de même sa grandeur, qu'à condition de l'inscrire dans un relativisme historique. Ce qui, dans un temps, lui demandera un aggiornamento réel. Mais c'est à cette condition que sera sauvé le concept d'information occidentale.

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M.F. — Oui, il y a un bon exemple. On a commencé par voir les super-armées américaines briquées, leurs militaires très bien équipés, leurs jeeps formidables ; puis on est passé sur des images de l'Irak, sur les pauvres bougres dans les rues, les magasins, etc. On changeait alors de camp. On plaignait les Irakiens. Et c'était la même chaîne qui diffusait les deux types d'images. Mais ils n'avaient pas analysé ce phénomène de réception.

I.V-M. — Mais vous parlez comme s'il y avait eu vraiment une guerre en direct. Je pense au contraire que si le direct avait été possible, si on avait vu les combats, le sang, les morts, tout aurait été différent. On pourrait alors seulement parler de l'échec ou pas de la guerre en direct.

D.W. — Il y a eu quand même des images en direct, par exemple le décollage des porte-avions pendant la première phase de la guerre. Pendant un mois, il y a eu des bombarde­ments, et plusieurs fois il y eut des images où on était en direct, avec les décollages d'avions. Il y a même eu des scènes dont je me souviens très bien où on « était dans le cokpit ». Et on « atteignait les objectifs ». Donc, il y a eu des événements filmés en direct. Par contre, il n'y avait évidemment pas les effets des bombardements en direct. C'est impossible en temps de guerre. Dans le livre, j'ai rappelé les trois agendas : celui des faits, des médias, des rumeurs. Cela est utile, car trois ans après, on ne se souvient déjà plus de tout.

I.V-M. — Avec le recul, nous savons..., ce que les correspondants sur place ont raconté : par exemple, le fait qu'ils n'ont jamais eu le droit de faire des reportages. Les cassettes étaient fournies par les pools américains.

D.W. — La plus grande partie des informations en images, ne sont pas venues des Français puisqu'ils n'étaient pas dans le « pool ».

I.V-M. — Non, elles étaient fournies par l'armée américaine.

D.W. — En fait, ce qu'on a appelé souvent guerre en direct, n'était pas une guerre en direct, c'était une guerre très médiatisée. L'idée d'une guerre en direct a d'ailleurs quelque chose d'absurde. Non seulement tous les fronts ne peuvent être visibles simultanément, mais en outre, quel serait le public et quel serait l'objectif ? Dans une guerre, l'enjeu n'est pas l'information, mais la victoire ! Je ne connais aucune situation historique où les militaires pourraient accepter que des gens se baladent comme ça, au milieu des tanks, des hélicoptères... Et puis, quand vous êtes du côté serbe, vous n'êtes pas du côté croate : on ne voit jamais les deux camps simultanément. Dans l'idéal de pseudo-objectivité de CNN, il y avait l'idée d'être simultanément dans les deux camps. Quand bien même y aurait-il eu les possibilités de couvrir en direct une opération militaire et de la retransmettre directement à l'autre bout du monde, on ne pourrait comprendre. Personne, pas plus les journalistes que les publics potentiels, ne sont en position de

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Sirius, ou de neutralité. La guerre est sûrement une des rares situations où il n'y a pas de réversibilité ou de neutralité du regard. On peut être Fabrice à Waterloo d'un côté, mais pas des deux côtés à la fois. Et cette incapacité n'est pas liée aux techniques, mais au statut de la guerre. D'ailleurs, si cette idée de neutralité absolue du journaliste qui serait au-dessus de tous les camps, au seul service de « l'information », peut plaire aux journalistes eux-mêmes, et il est clair que le public savait bien qu'il ne s'agissait pas d'un « jeu ». Quant à la guerre chirurgicale, les opinions publiques n'y ont jamais cru. Les historiens ont vite compris la part de mensonge des militaires dans cette notion de frappe chirurgicale. Les journalistes, eux, ont davantage suc­combé à cette naïveté, souvent par manque d'expérience.

M.F. — Parce qu'il y a quand même ce que j'appelais le mythe Georges Rouquier. Georges Rouquier a réalisé un film qui s'appelait Έarrebique. Il voulait filmer la vie en direct. Ce n'était pas la guerre, mais c'était la vie quotidienne d'une ferme. Alors quelle était son idée ? Il voulait mettre trente-cinq ou quarante caméras, avec des éclairages autour d'une ferme. Toutes auraient tourné en même temps. Pourquoi ? Parce qu'il voulait savoir quelles poules sortaient les premières, et quand la fermière répondait à l'appel des chiens, et le porc, quel était son comportement, etc. Il aurait filmé ainsi pendant quatre saisons, pour essayer d'avoir la vie réelle d'une ferme.

I.V-M. — C'était le rêve d'Albert Kahn, aussi.

M.F. — Avec Rouquier, on n'a guère appris. Mais son idée était novatrice. Oui, mais Albert Kahn, ce n'était pas simultané !

I.V-M. — Non, mais c'était quand même l'hypothèse que grâce à la caméra, grâce au film, on allait pouvoir faire rentrer toute la réalité dans une boîte et la conserver.

D.W. — On arrive à cette question centrale : l'information est toujours une reconstruction de la réalité. L'information n'est jamais la réalité, elle n'en est jamais la réplique. Elle est toujours un choix, une interprétation. C'est en cela qu'elle est toujours liée au travail du journaliste. Comme je l'ai dit : « Elle est le récit de l'histoire des hommes, fait par des hommes, à destination d'autres hommes». C'est cette impossible objectivité qui en fait sa grandeur et explique, par exemple, qu'elle ne soit pas au-dessus de tout. Mais sa dimension subjective n'interdit ni l'honnêteté, ni la prétention à la vérité.

I.V-M. — Est-ce qu'il n'y a pas aussi une contradiction, entre le fait de parler de « triomphe de l'information », formule qui est dans War game de Dominique Wolton, et d'autre part, des fragilités, des limites et de la dépendance de l'information ?

M.F. — Il y a eu une illusion d'abondance de l'information, alors qu' en fait il y a eu

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Marc Ferro, Dominique Wolton

parcimonisation dans la mesure où plus le temps passait, et plus on a constaté la monopolisation par une seule instance, CNN, ou encore deux ou trois chaînes mondiales, et que les autres s'éteignaient. Alors que dans le temps passé, même pendant la Deuxième Guerre mondiale, on avait le point de vue des uns, le point de vue des autres, le point de vue des opposants. Actuellement, contrairement à ce qu'on croit, on n'assiste pas à un enrichissement. C'est à mon avis pour cela que les gens se créent une contre-information. Un des phénomènes sociaux que j'ai remarqué, c'est que l'on assiste à une uniformisation de l'information. Quand vous regardez une chaîne de télévision, vous ne savez pas, comme moi, si c'est la Une, si c'est la 2, la 3 ou la 5. Ce sont les mêmes images, c'est toujours Madame Villemin qu'on voit sortir de profil du Tribunal de Troyes, où je ne sais pas d'où ; et puis, c'est toujours le même but qu'on nous montre au football. Donc, plus il y a concentration, plus il y a uniformisation.

Et c'est parce qu'il y a uniformisation de l'information que la société réagit un peu comme fonctionne une épidémie. Quand on éradique une épidémie de grippe, il y a un autre virus qui le remplace. La société réagit en se créant un système de contre-information. Et la forme que prennent ces systèmes de contre-information, selon moi, ce sont les radios libres, les associations. J'ai été très frappé par un phénomène dans ma ville de Saint-Germain. Il y a vingt ans, il n'existait que quelques associations ; aujourd'hui, un dimanche sur quatre, sur toute la place du marché, il n'y a que des associations, on ne les compte plus. Ces associations ont chacune leur journal, leurs réunions, leur système d'information, et elles ne dépendent plus exclusivement du monde extérieur ; elles vivent à l'intérieur de leur propre système. J'étais au Festival du cinéma de Sarlat, il y a quelques mois, et une collègue me disait : « Ah, aujourd'hui, vous ne pouvez pas savoir combien d'associations il y a... » Alors j'ai voulu vérifier, je suis allé à la mairie, je me suis informé, il y avait une association pour dix habitants ; 20 % ont leur journal, c'est-à-dire leur propre système d'information, de communication. Et on me dit : « Ah, vous savez, on aime bien "Histoire parallèle", mais on ne regarde pas, on n'a plus la télé maintenant ». Autrement dit, les gens ont leur thérapeutique contre l'uniformisation.

D.W. — C'est vrai. L'augmentation du volume d'information n'aboutit pas à une aug­mentation du champ couvert par l'information. Les médias traitent en même temps le même événement. La surmédiatisation n'aboutit pas à un élargissement du champ couvert par l'infor­mation, mais plutôt à un renforcement du traitement des faits qui sont, à un moment, dans le champ des médias. Finalement on retrouve le problème qu'avait dénoncé l'Ecole de Francfort, dans les années trente : il peut y avoir simultanément augmentation du volume et standardisa­tion, rationalisation et appauvrissement. On a cru que l'augmentation du nombre de chaînes allait diversifier les genres de programmes et diversifier l'information. En fait, on s'est aperçu qu'il pouvait y avoir un nombre croissant de chaînes de télévision, de programmes, et un rétrécissement des genres. C'est un vrai problème : la contradiction entre l'augmentation des volumes et le rétrécissement des genres.

I.V-M. — Vous voulez parler de la diffusion des images ou de la réception ?

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D.W. — Des deux. Le spectateur lui-même a une capacité finie d'élargissement de son champ de connaissance. Mais surtout les professionnels de l'information et de la communication qui s'observent mutuellement ont tendance à s'autocensurer. Il y a donc risque de rétrécissement des deux côtés, celui de l'émetteur et du récepteur. Avec évidemment une responsabilité particulière pour les journalistes dont c'est, a priori, le métier de s'intéresser à beaucoup de choses. En réalité, les journalistes sont à l'écoute les uns des autres, et se surveillent. Ceux de la radio lisent la presse du matin et les dépêches d'agence. Et réciproquement, l'après-midi, les informations des uns deviennent les sources des autres, chacun étant persuadé que le choix des collègues correspond à la « demande » du public. Bien sûr, pour des raisons de concurrence, il y a toujours une recherche de la nouveauté, mais à la marge. Ce qui ne change pas l'économie générale de ce système « d'auto-contrôle de l'information » par les journalistes eux-mêmes.

M.F. — Tout d'un coup, sur deux semaines, vous voyez partout « l'amour à vingt ans ». Dans Le Point, Le Nouvel Observateur, dans tous les journaux, on parle de « l'amour à vingt ans ». A quinze jours de différence, alors qu'il y a cinquante-deux semaines dans l'année !

D.W. — Et il ne faut pas croire qu'il s'agisse là d'espionnage industriel, mais plutôt d'un processus de « calage culturel mutuel ». On a vu que le volume de l'information n'a pas augmenté le nombre des genres d'information. On va constater le même phénomène dans l'avenir pour l'augmentation du nombre des chaînes. On n'arrête pas de dire que nous avons connu pendant quarante ans, cinq, six, sept, huit chaînes, que «ce n'était rien du tout», et que demain il y aurait soixante-quinze chaînes chez soi, à domicile. Eh bien, ce n'est pas si simple. Lorsqu'il y aura soixante-quinze chaînes à domicile, d'abord on ne les regardera pas toutes par manque d'envie, de temps, d'habitude, de légitimité à accorder à telle et telle chaîne, mais, surtout, elles offriront en gros les mêmes programmes. Donc l'augmentation du nombre de créneaux, de canaux, n'augmente ni la diversité ni la qualité des programmes. C'est là un des paradoxes de la communication : le caractère redondant des programmes offerts.

M.F. — Tout à fait d'accord. D'ailleurs, j'ai appelé mon livre « L'information en uniforme » au sens numéro deux, uniformiser. Et je crois effectivement que l'avenir ressemblera à cette image qui n'est pas de moi mais que je prends à mon compte : demain la télévision sera comme le kiosque à journaux. Dans un kiosque à journaux, aujourd'hui, il y a trois-cents journaux. A la télévision, il y aura trois-cents canaux, chaînes ou autre chose. Mais la vérité est différente : sur les trois-cents journaux, il y en a quinze sur l'automobile, quinze sur le football, etc.. Or, finalement, vous achetez Le Monde, et celui qui s'intéresse aux chevaux achète la revue spécialisée sur les chevaux. D y a donc rétrécissement de son champ. Avant, les médias étaient généralistes, alors que maintenant, ils se spécialisent. Les gens se « brancheront » sur du porno, du sport, ou ceci ou cela, et ils seront moins informés, malgré la multiplication des chaînes.

I.V-M. — Alors, en définitive, triomphe ou échec de l'information pendant la guerre du Golfe ?

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D.W. — En situation, puisque Marc Ferro et moi, avons écrit le livre en situation. On a eu le sentiment dans un premier temps d'un certain triomphe de l'information. Il y avait en effet, beaucoup d'informations, beaucoup d'images, beaucoup de comptes rendus radio, etc, mais très vite, on s'est aperçu que ce triomphe de l'information en lui-même, au plus près de l'événement par ses techniques, n'apportait pas forcément une meilleure information. Donc, du point de vue d'une histoire de l'information, ce qui s'est passé pendant la guerre du Golfe est un événement extraordinaire. Il n'y a jamais eu autant de conditions favorables pour traiter quasiment en direct un nombre incalculable d'événements et rapidement, on s'est aperçu que, non seulement on ne les traitait pas en direct, mais que plus on les traitait en direct, moins on comprenait. Le triomphe de l'information restait un triomphe sur le plan quantitatif, laissant entier la question de la qualité. La qualité de l'information dépend plus que jamais du travail des journalistes, donc du concept d'honnêteté, plutôt que du concept de reproduction de la réalité.

M.F. — Alors moi, j'aurais une conclusion différente. Je dirais que la guerre du Golfe a témoigné du triomphe de l'ordre de l'information comme instance, comme système. L'ordre de l'information a su gérer sa propre glorification au point qu'il a réussi à passer par-dessus le corps des ordres qui dominent d'habitude la situation dans des cas de ce genre, le militaire, le politique. Là, l'ordre informationnel s'est hissé à la hauteur des autres instances qui maîtrisent une société. Mais c'est aussi à ce moment là qu'on s'est aperçu que les informateurs n'étaient pas informés. A l'intérieur de cet ordre qui prétendait couvrir les autres, les maîtriser, sinon les dominer, au moins les manipuler, en faire ce qu'elle en voulait : faire des remontrances à un homme politique, à des généraux, e tc . , sont apparus subitement des informateurs qui n'étaient pas informés. Premièrement, ils ne connaissaient pas l'Islam ; deuxièmement, ils ne connaissaient pas le monde arabe ; troisièmement, ils ne savaient pas la différence entre les Perses, les Turcs et les Arabes, et enfin, ils ne savaient pas ce qui se disait en secret même s'ils faisaient semblant. L'informateur n'était donc pas informé, et c'est pendant la guerre du Golfe que pour la première fois la question s'est posée.

Jusqu'à présent, on se disait : « Est-ce que l'informateur est libre d'informer ». L'informateur se battait pour être libre, avec juste raison d'ailleurs. Et puis il a conquis cette liberté. Et c'est à l'occasion de la guerre du Golfe que, pour la première fois, on s'est posé la question : « Les informateurs sont-ils informés ? ». Or, si l'informateur n'est pas informé, cela pose un problème nouveau. C'est un peu comme le médecin qui n'est pas capable de guérir. Jusque là, on s'était demandé : « Est-ce que la médecine est efficace ? », « Est-ce que le Droit est équitable ? », « Est-ce que l'homme politique est compétent ? », et maintenant, le tour des journalistes est arrivé. Ils avaient su, jusqu'à présent, dénoncer l'incompétence de la médecine, l'incapacité des hommes politiques, etc. On s'aperçoit maintenant que eux aussi, ils sont vulnérables.

D.W. — Je voudrais dire deux choses qui vont dans le même sens. On a assisté, à la fois, à la victoire et à la défaite de l'ordre de l'information : victoire apparente et défaite en réalité,

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lorsque l'on s'est aperçu que le roi était nu, c'est-à-dire qu'effectivement les journalistes n'étaient pas informés. C'est pourquoi, à la fin de la guerre, qui a pourtant été très courte, puisqu'elle a démarré début janvier, jusqu'à fin février 1991, les journalistes ont arrêté de faire de l'informa­tion en continu. Ils ont fait venir des spécialistes pour compléter leur information car ils avaient pris conscience, au bout de quinze jours d'opérations militaires, que les trois-quarts des problèmes importants n'étaient pas seulement d'ordre technique et militaire, mais liés au contexte historique, géographique, anthropologique. Ensuite, ils ont dû accepter une chose évidente, valable dans toutes les guerres du monde : l'information est contrôlée par la censure et les militaires contrôlent l'information. Finalement, les journalistes ont été victimes d'une double illusion : l'illusion qu'ils savaient tout, et l'illusion qu'ils allaient être capables d'imposer l'ordre de l'information au-dessus de tous les autres ordres. Mais la fin de la guerre rétablit les choses : les journalistes ont besoin des spécialistes pour comprendre un événement, et les militaires, en cas de guerre, sont tout de même utiles... A la fin de la guerre, les médias, d'une certaine manière, étaient remis à leur place, c'est-à-dire celle d'un contre-pouvoir.

M.F. — Or, pendant la guerre du Golfe, les journalistes se voulaient au-dessus des camps. Et je le crois, de bonne foi. Mais les uns étaient américains et quand on est américain, on n'est jamais au-dessus des camps, on est d'abord américain, ou quand on est français, c'est un petit peu la même chose. Il faudrait vérifier à quel moment leur humanisme est passé au-dessus de leur patriotisme. Quand donc leur sentiment, disons des droits de l'homme, est passé au-dessus de leur patriotisme, qu'il fût français, irakien, ou d'ailleurs, c'est un premier point ? Deuxième point, qui me semble plus important encore concernant cette volonté des journalistes d'être au-dessus de la mêlée, ils ont confondu objectivité et équilibre de l'information.

I.V-M. — Neutralité ?

M.F. — Non, pas neutralité.

I.V-M. — Equilibre ! C'est-à-dire qu'on donne autant de temps à l'un qu'à l'autre.

M.F. — Voilà, c'est cela. Donner autant de temps. Par exemple, ils donnaient des informations sur l'armée américaine, sur les camps américain, anglais, français, etc, puis ils montraient Saddam Hussein. Mais quand ils montraient l'armée américaine ou l'armée française, ils se plaignaient, parce qu'ils étaient censurés. A juste titre, d'ailleurs, ils avaient parfaitement raison. Mais quand ils montraient quelque chose qui venait de Saddam Hussein, ils ne disaient pas que Saddam Hussein avait lui-même choisi les images à diffuser. Autrement dit, autant ils étaient vigilants vis-à-vis de leurs dirigeants, tout en se prétendant au-dessus des camps, autant — dès qu'ils avaient un scoop ou une occasion de montrer quelque chose de l'autre camp — le « professionnalisme » passait au-dessus de l'objectivité (ou du patriotisme). Alors, ils protes-

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taient contre la censure quand l'armée les empêchait de filmer : « Bravo ! ». Mais, quand Saddam Hussein leur faisait passer les informations, ils ne disaient pas «nous voulons autre chose ». L'argumentaire de la liberté ne jouait que dans un sens.

I.V-M. — Est-ce que vraiment dans la guerre du Golfe, les médias ont joué un rôle en tant qu'acteur ou est-ce qu'ils n'ont pas tout simplement été des médiateurs, ils n'ont fait que passer l'information. Est-ce que sans médias, la guerre du Golfe n'aurait pas été finalement la même ? Est-ce que tout cet appareil médiatique n'a pas caché une guerre classique, impérialiste ?

M.F. — Si ! Mais cela est un autre problème. En ce qui concerne l'information, tout dépend du niveau auquel on se place. Les informations n'ont pas joué le rôle d'acteur au-dessus de la mêlée, mais ils ont donné l'illusion de jouer les maîtres de séance lors des présentations du Vingt-Heures, où on donne la parole à Jérusalem, puis à Moscou, on donne la parole, etc.. Ici, l'animateur devenait le stratège. Il a joué un rôle d'« acteur » en ce sens qu'en ayant des correspondants à Jérusalem, à Bagdad, en Arabie Saoudite, en Israël, etc, et pas en Egypte, ils affaiblissaient l'Egypte comme puissance de la région. Donc, le dispositif télévisuel avait un effet pervers parce qu'il donnait au spectateur une idée fausse des rapports de force réels.

I.V-M. —Est-ce que le spectateur a eu un rôle dans la guerre du Golfe ?

M.F. — Non, mais le spectateur pouvait croire que n'était acteur que le pays où il y avait des correspondants. On va voir ce que pense Moscou du bombardement de Damas. Or Moscou s'en moquait complètement. A ce moment là, la Russie était en pleine décomposition et ce qui se passait à Damas ou à Bagdad ne l'intéressait pas. Mais le système audiovisuel impliquait la présence d'un correspondant à Moscou. Par contre, il n'y avait pas de correspondant au Caire ; or, Le Caire avait de l'importance. Ce qui signifie que le dispositif audiovisuel jouait un rôle sur l'idée qu'on se faisait de la guerre. Et c'est en cela que la télévision intervenait aussi en dévalorisant les uns et en revalorisant les autres. Deuxième exemple, elle revalorisait les forces françaises et sous-évaluait les forces anglaises. Alors qu'il y avait deux fois plus d'Anglais que de Français, on montrait trois fois plus souvent les Français que les Anglais. Résultat : on réanimait les conflits franco-anglais. En ce sens, la télévision était agent de l'histoire, mais involontaire­ment.

D.W. — Les médias ont eu finalement un rôle positif: celui de contre-pouvoir. Ils ont voulu avoir un autre rôle, mais ils ne l'ont pas eu. C'est mieux. En revanche, ils ont eu un rôle négatif, plus grave pour l'avenir, c'est le décalage culturel dans la réception de ces images. Les zones arabes et moyennes-orientales, et tout le bassin de la Méditerranée, qui recevaient largement les images américaines, les ont reçues comme un impérialisme. Cela n'a fait que creuser l'écart entre le monde occidental identifié au monde américain et les autres. Les publics

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Guerre et déontologie de l'information

ont eu le sentiment qu'en définitive, on jouait encore au cow-boy, qu'on les prenait pour des sous-développés, des sous-cultures, des sous-civilisations.

Le handicap monumental, pour l'avenir de l'information en direct, ou de l'information mondiale ou de toute autre conception de l'information au niveau mondial, est la sous-estimation de ce fait essentiel : l'information n'a pas la même valeur selon les cultures. Si un jour il y a une guerre culturelle contre les médias occidentaux, il faudra voir probablement dans l'événement de la guerre du Golfe un des événements inauguraux. Et personne ne veut voir ça. On reste trop dans ce paradigme qui nous arrange, car c'est le nôtre, d'une sorte d'information universelle. Ce n'est pas vrai. Cette information universelle n'est qu'une information occidentale perçue lorsqu'elle est reçue dans les pays du tiers-monde, comme une domination Si on ne dépasse pas ce stade, notre conception occidentale de l'information sera un jour combattue. Ce qui est bien dommage car elle est porteuse de liberté.

J'ai vu beaucoup de colloques traitant des erreurs du direct, mais rien sur le sens de l'information, alors même que la guerre du Golfe était un événement majeur dans ce domaine.

M.F. — Il y a quinze ans, le tiers-monde se plaignait de ne pas avoir droit à la parole. Cette exigence a donné lieu à pas mal de colloques de ce type.

D.W. — C'est tout le débat du « nouvel ordre mondial de l'information » posé dans les années 80. Il est encore plus vrai aujourd'hui qu'hier car la performance des techniques est encore plus grande. Plus l'information est facile à fabriquer sur le plan technique, plus les conditions culturelles de sa production, de sa distribution et de sa réception sont importantes.

Marc FERRO, Dominique WOLTON

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