granet - danses et légendes de la chine ancienne

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@ DANSES ET LÉGENDES DE LA CHINE ANCIENNE par Marcel GRANET (1884-1940) 1926 Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, collaborateur bénévole Courriel : mailto :brunet.dianevideotron.ca Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiquesdessciencessociales/inde x.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Danses et lgendes de la Chine ancienne

Marcel Granet Danses et lgendes de la Chine ancienne 32

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DANSES ET LGENDES

DE LA CHINE ANCIENNE

par

Marcel GRANET (1884-1940)

1926

Un document produit en version numrique par Pierre Palpant,

collaborateur bnvole

Courriel: mailto:brunet.dianevideotron.ca

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiquesdessciencessociales/index.htmlUne collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

Paul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole,

Courriel: pierre.palpantlaposte.net partir de:

Danses et lgendes de la Chine ancienne (1926)par Marcel GRANET (1884-1940)Paris: Les Presses universitaires de France, 2e dition,

A titre de prface, les Classiques ont choisi de prsenter le compte-rendu de lecture dHenri Maspero, paru au Journal Asiatique, 1927, t. 210.

Polices de caractres utilise:

Pour le texte: Times, 12 points.

Pour les notes : Times, 9 et 10 points.

Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11.

dition complte le 30 novembre 2004 Chicoutimi, Qubec.

Table des matires

Partie I Partie II Partie III Notes

INTRODUCTIONPREMIRE PARTIE: SACRIFICES DE DANSEURS ET DE CHEFS.

CHAPITRE PRLIMINAIRE: La CRATION du PRESTIGE au TEMPS des HGMONS.

1.0.A. Lhistoire de la priode Tchouen tsieou1.0.B. Les Hgmons

1.0.C. Le Prestige au temps des Hgmons

1.0.D. Principes de Prestige et Principes de Ruine

CHAPITRE PREMIER.: CAPTIFS SACRIFIS.

1.I.A. Le triomphe

1.I.B. Le sacrifice au Dieu du Sol de Po

1.I.C. Le rituel de la reddition

1.I.D. Les oreilles coupes

CHAPITRE II.: CHEFS SACRIFIS.

1.II.A. Comment est cr un LieuSaint royal

1.II.B. Manger ou ne pas manger son semblable

1.II.C. Communion et aversion

CHAPITRE III: DANSEURS SACRIFIS.

1.III.A. Lentrevue de Kiakou

Les rcits de lentrevue

La filiation des textes

Histoire et hagiographie

La composition dun rcit dhistoire

Le Danseur qui expie, alter ego du Chef

1.III.B. La danse des gruesDEUXIME PARTIE: LA CRATlON DUN ORDRE NEUF.

CHAPITRE PRLIMINAIRE: LE RLE DES CATGORIES.

CHAPITRE PREMIER: LES MONSTRES BANNIS. Vertu nouvelle: Temps nouveau

2.I.A. Linauguration dun Ordre neuf

Lexpulsion des Vertus primes

Lavnement dun nouvel EspaceTemps

Lamnagement du monde nouveau

La danse du Monstre banni

2.I.B. La transmission du pouvoir

Le Monstre banni: Ministre ou Fils an

La mise lpreuve du nouveau Chef

La retraite du Chef vieilliCHAPITRE II: DANSES MASQUES.

2.II.A. Intronisation et expulsion des Gnies de lAnne

La danse des Douze Animaux

Gnies des mois et Gnies des lments2.II.B. Lhiver, temps de retraite

Joutes, masques, possession

Mortesaison et saison des mortsCHAPITRE III: DRAMES RITUELS. Les Inspections du Souverain

2.III.A. Lexcution et la danse de Fangfong

Assembles fodales et joutes mythiques

LieuxSaints et danses animales

2.III.B. Lexcution et la danse de Tcheyeou

Le Souverain joute avec son Rival

Emblmes animaux et danses de confrries

2.III.C. La lutte la course et lexcution de KouafouLe Hbleur joute avec le Soleil

Essence animale et Vertu dynastique

2.III.D. Leconcours de tir et lArcher tueur de Monstres

Le Soleil vaincu et le Monde amnag

La conqute des Emblmes

TROISIME PARTIE: SACRIFICE du HROS et DANSE DYNASTIQUE.

CHAPITRE PRLIMINAIRE: LES FONDATIONS DE DYNASTIES.

CHAPITRE PREMIER: LE DVOUEMENT DU DUC DE TCHEOU.

3.I.A. Droit agnatique et droit utrin

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3.I.B. Le sacrifice dans la banlieue

CHAPITRE II.: DANSE ET DVOUEMENT DE LANCTRE DES CHANG.

3.II.A. Yi Yiu, Hraut des Chang et les lgendes du Mrier creux

Comment le Hraut, sacquiert et comment il meurt

Comment nat le Hraut

Les Arbres creux, Demeures solaires et Tambours royaux

3.II.B. Tang le Victorieux et la Fort des Mriers

Arbres cardinaux et Portes orientes

Le LieuSaint des Princes de Song

Le dvouement de Tang

La danse de Sanglin CHAPITRE III: DANSE ET DVOUEMENT DE LANCTRE DES HIA.

3.III.A. Le dvouement de Yu au Fleuve Jaune

3.III.B. La danse de Yu, vainqueur des Eaux

3.III.B.1. Les Travaux de Yu le Grand

Le Mineur qui assainit le monde

Lhirogamie des fondeurs

3.III.B.2. Le Tambour de Yu

Kouei, matre de danse et matre de forge

Le hibou

Tambour le hibou et les Ftes de la Fonte

Hiboux, Forgerons et Foudre

Laction rflexe

3.III.B.3. Le Pas de Yu

La danse sur un pied

La danse de lours

Conflits demblmes

Pierres fendues et pierres pitines

La danse du faisan

Comment est produit le Tonnerre.

Comment est produit le hros.

3.III.C. Dpense, Sacrifice, PrestigeCONCLUSION

P R F A C E

On sait combien lhistoire de la Chine ancienne est mal connue. Outre que les documents ne commencent qu une priode relativement rcente, la fin du VIIIe sicle av. J.-C., ceux qui ne sont pas dune scheresse presque inutilisable (comme le Tchouen tsieou), sont peu srs: le meilleur dentre eux, le Tso tchouan, non seulement est de date assez basse, mais encore a utilis des sources de toute origine; et des romans historiques ou philosophiques, comme 1e Kouan-tseu ou le Yen-tseu, des recueils de consultations astrologiques, etc., y sont largement employs ct douvrages tendance historique plus nette. Plus haut, la difficult saccrot: les textes (comme le Chou king, dans la mesure o il est authentique) sont des uvres dcole et portent nettement la marque de partis pris vidents, et si lon voit bien que certains font usage de vieilles lgendes, il est difficile de dterminer jusqu quel point les ides personnelles des auteurs ont influ sur leur utilisation des traditions anciennes.

On sest longtemps ingni dgager quelques faits historiques. M. Granet est parti dune ide toute oppose et plus fconde: prenant son parti de cette incertitude sur les faits et les hommes de la priode antique, il a admis que, vrais ou faux, rellement arrivs ou purement lgendaires, les rcits des historiens lui donnaient tout au moins des collections de faits possibles dans la socit chinoise ancienne, et quon pouvait en tirer parti pour reconstituer le milieu social, sinon la trame historique et chronologique. Ainsi il devenait lgitime dutiliser les faits rapports par les auteurs anciens sans avoir soccuper de leur historicit, exactement comme les chansons de geste peuvent fournir des documents sur la vie franaise du moyen ge, indpendamment du fait que leurs hros aient ou non exist, et que les aventures quon leur prte soient plus ou moins relles. Par exemple, les figures principales du milieu du VIIe sicle dans le Tso tchouan sont le prince Houan de Tsi et son ministre Kouan Yi-wou. Or, sil est facile de constater que Tsi prend alors la tte des tats de la Chine Centrale, et que Houan devint Hgmon, la manire dont il a atteint cette position est inconnue, et lexistence mme du ministre Kouan Yi-wou, aux conseils de qui on attribue ses succs, peut tre tenue pour douteuse, car son nom napparat pas dans le Tchouen tsieou, et tout ce qui est dit de lui parat sortir dun roman philosophico-historique tardif, le Kouantseu, qui a pu la rigueur inventer entirement le personnage. Au point de vue historique, on se trouve devant une situation dautant plus difficile quaucun document extrieur indpendant ne permet de choisir entre les hypothses possibles. Mais, si les discours et les actes prts Kouan Yi-wou et Houan ne sont pas srs, il est vident que les faits rapports sur eux montrent comment un crivain du IVe sicle av. J.-C. se figurait laccession dun prince feudataire lhgmonie. M. Granet est donc parfaitement justifi sen servir, sans autre recherche sur leur historicit, pour tablir comment on considrait gnralement que sacqurait lhgmonie aux temps fodaux. Ou encore, il est trs difficile de savoir si vritablement Confucius a jou lentrevue de Kiakou entre les princes de Tsi et de Lou le rle qui lui est attribu. Mais nul ne niera que M. Granet ait raison dutiliser lanecdote des danseurs cartels titre de thme sociologique, car, que Confucius soit responsable ou non de ce massacre, il est clair que lcrivain jugeait le massacre lui-mme possible, et le tenait pour un moyen lgitime datteindre le but cherch.

Par cette mthode, M. Granet atteint les faits positifs de la Chine ancienne, qui nous chappent si souvent quand, en essayant de les traiter historiquement, nous sentons la matire historique se rarfier et svanouir entre nos mains. Il a pu ainsi rendre leur valeur relle toute une srie de faits que lrudition chinoise tendait rejeter au second plan: limportance des sacrifices humains, non pas comme un fait sadique et quon pourrait tre tent dexpliquer par des raisons transitoires, mais comme le point central de certains rites particulirement graves; ou encore celle du rite jang: lanciennet du Taosme et ses rapports avec les techniques secrtes, etc. Il aainsi mis en relief certains des procds par lesquels les crivains chinois ont reconstitu leur histoire ancienne: par exemple dans son chapitre sur le rle descatgories. Ses longs chapitres sur lentrevue de Kiakou, sur la Danse et le dvouement de lanctre des Hia, sont ce point de vue trs curieux et trs instructifs. Toute la dernire partie dailleurs apporte une analyse trs fine et trs documente des faits si importants du dvouement du Chef. Et si je ne suis pas aussi sr quil parat ltre que le clan royal ait t lorigine un clan de fondeurs, matres de la Foudre, qui commandaient aux Saisons et qui taient les Ministres et les Rivaux du Ciel (p. 537), toute ltude sur le Tonnerre et le Hibou est des plus intressantes. Je nen finirais pas si je voulais simplement mentionner tout ce que contient dtudes remarquables ce livre, dont le seul dfaut est que la masse mme des faits analyss le rend trs touffu, et en rend la lecture souvent difficile.

La mthode de M. Granet a fait ses preuves: taitil aussi ncessaire quil la cru dans son Introduction dopposer cette mthode sociologique la mthode historique? Elles ne sont pas antagonistes et stayent souvent lune lautre, comme ce livre mme le prouverait surabondamment; car, si M. Granet ny fait pas personnellement de critique historique, il en utilise presque chaque pas les rsultats et il naurait pu lcrire si la critique patiente des rudits chinois navait travaill tablir des ditions correctes des textes par le collationnement des manuscrits et des ditions anciennes. M. Granet oppose les uvres et les faits (pages 25 et suiv.): ny atil pas l une rhtorique un peu vaine? Aprs tout, cest dans les uvres quon trouve les faits, et si les Chinois navaient conserv et transmis les premires, o M. Granet auraitil trouv les seconds? Ce ddain de la critique historique le conduit mme cert,aines inexactitudes. Il est impossible de mettre sur le mme pied les chapitres authentiques et les chapitres faux du Chou king, en considrant les uns et les autres comme des arrangements un peu diffrents de faits galement pris la tradition (page 27 ). Entre eux en effet il ny a pas seulement une diffrence de date considrable, il y a toute la distance entre deux mondes spars non par une, mais par plusieurs rvolutions: disparition de la fodalit avec lunification impriale, introduction du bouddhisme, etc. Aussi, dans les chapitres faux, les ides et les thmes sontils sans rapport avec lantiquit; ce sont ceux des faussaires et de leur temps, et ce quils ont pris, non la tradition, mais la littrature, ce ne sont pas des faits, mais des bouts de citations ramasses dans les uvres et intercales et l dans leur travail. videmment les chapitres authentiques ne sont pas contemporains des faits historiques quils rapportent, mais les ides, les murs, les rites, les faits sociaux sont de gens de la fin de la priode antique, celle prcisment laquelle se rapportent les tudes de M. Granet. La diffrence entre eux est si profonde et si nette quaprs lavoir ainsi rduite presque rien, lauteur a pris soin, et avec raison, de ne jamais employer dans son uvre aucun morceau du Chou king non authentique.

Cest toute la Chine ancienne qui revit dans le livre de M. Granet, non pas la Chine un peu fige dans la perfection des Saints Rois que vingt sicles de lettrs chinois prsentent notre admiration, mais une Chine plus vivante et plus relle, plus proche de la vrit historique aussi. Je ne sais si nous arriverons jamais reconstituer lhistoire de lantiquit chinoise, tant donn la pnurie de documents. Mais luvre de M. Granet contribuera beaucoup nous permettre de pntrer lesprit qui lanimait. Elle nous introduit encore plus profondment que les prcdentes du mme auteur dans le cur de la socit chinoise de cette poque, elle en montre des aspects nouveaux, modifie certaines perspectives; non seulement les rsultats acquis et durables sont considrables, mais encore elle a ouvert de nombreuses voies nouvelles; mme si on naccepte toutes les solutions proposes, elle laisse toujours les problmes mieux poss. Grce cet ouvrage, lun des plus puissants qui aient t crits sur ce sujet, nous avons de la Chine antique une vision plus exacte et une comprhension plus complte.

Henri Maspero.

A Marcel MAUSS

I N T R O D U C T I O N

1 Je ne ferai pas la faute de vouloir reconstituer une seule des lgendes chinoises.

Dcomposes, rduites ltat de concrtions littraires, dgrades plus encore, peuttre, lhistoire a pass l pour avoir servi des entreprises diverses de reconstruction rudite, il nen reste que des lambeaux mconnaissables, emmls, retaills, mutils. Une poussire de centons: pour qui dsire voir do sort la Chine fodale, voil lunique hritage. Documents pauvres et prcieux! Jai tent la gageure de les utiliser. Mais je veux le montrer: il suffit de soumettre ces lgendes dformes une analyse sociologique. On entrevoit quelles drivent de laffabulation de drames rituels et de danses religieuses. Cette valeur originelle estelle reconnue? On peut deviner les conditions sociales, techniques, ethnographiques qui prsidrent la fondation des Seigneuries.

Do cet Essai et son titre: Danses et lgendes de la Chine ancienne.

*

* *

Dans un autre Essai: Ftes et Chansons anciennes de la Chine (1), jai tabli, je crois, qu ct de la Chine des Villes, que les rituels classiques nous dcrivent, avec ses murs 2 nobles, sa famille patriarcale, sa vie de cour, existait une Chine des Villages dont les murs peuvent tre assez bien dfinies. Nous les connaissons par des pomes. Fixs sous la forme o nous les avons, ils ne se comprennent, vrai dire, que comme des posies de cour. A ceci prs cependant: ils sont constitus par des thmes qui ont lallure de dictons de calendrier et dont les vers possdent cette Vertu (incomprhensible, vraiment, sils taient des productions savantes) dobliger les hommes conformer leurs actes au cours de la Nature. Si je ne me suis pas tromp, ces thmes, quutilisait la posie de cour, taient, chaque Fte paysanne, invents par des churs de garons et de filles runis au Lieu-Saint de leur pays. Paysages rituels des Ftes o toute posie emprunte des images et des rythmes dous dun pouvoir contraignant, les LieuxSaints sont les rgulateurs de lOrdre Naturel comme de lOrdre Humain. Or, le prestige dont ils jouissent est identique celui qui donne au Seigneur fodal son autorit. Lidentit est absolue. Les LieuxSaints apparaissent comme le principe extrioris de tout gouvernement. Ils valent ce que vaut celuici. Ils durent ce quil dure. Ils prissent de la mme faon. On voit le Chef ou son Grand-Anctre tirer deux ou son nom de famille ou son nom personnel(2). Ainsi, il y a un moment o le Seigneur est identifi au LieuSaint, devenu le Centre Ancestral de la maison princire. Aussitt, son mariage et son union avec sa Dame, aux nuits de pleine lune, dterminent les astres, les hommes et toutes choses garder une conduite et des murs rgulires: ils suscitent une motion sainte(3) cellel mme quveillent 3 dans les curs paysans les noces quinoxiales o garons et filles, en sunissant sur la Terre sacre, croient sapparenter la Mre de leur Race(4). Cest alors que les ritualistes des cours fodales veulent interdire, cest alors quils condamnent les Ftes rurales(5). Tout sest pass comme si le Prince stait appropri et avait incorpor dans sa personne toute lnergie mystique diffuse dans le LieuSaint.

Comment cette Vertu diffuse atelle pu sindividualiser? Par quels prestiges le Hros fodal sestil substitu la Terre-Mre des paysans?

Une fois entrevue lhypothse dune rvolution qui apparat complexe et quon peut supposer riche denseignements, on hsite considrer lassociation des groupements nobles et paysans simplement comme une donne de fait. La tentation simpose dune recherche rsolument gntique.

Pour imaginer cette rvolution. sur laquelle aucun texte napporte de tmoignage direct, un historien a toutes ses aises: libre dinventer sa guise le systme dexplication, il trouvera aisment, dans la masse des faits juridiques et religieux, de quoi lillustrer et le rendre attrayant.

Se dcidetil pour la thse(6) que: la dualit constate, pour lensemble des pays chinois, dans larrangement de la 4 socit, a pour principe, dans chaque pays, laccouplement de deux groupes humains de races ou de civilisations diffrentes? Il lui suffira dinsister sur lopposition des murs nobles et paysannes.

Elles sopposent, dabord, mais non pas uniquement, par le principe hirarchique ou communautaire qui commande lorganisation urbaine et lorganisation villageoise (7). La premire, dans la famille comme dans la cit, accorde au premier n, issu de droite ligne et reprsentant direct dun Hros Fondateur, un pouvoir monarchique quil acquiert et transmet par hrdit, qui est son bien. La seconde ne favorise que lge; elle dlgue, successivement, la prsidence des groupes indivis, celui de leurs membres qui se trouve le plus ancien. La famille noble, forme de sousgroupes diffrencis, hirarchiss, o chaque personne a son rang, est une famille quasipatriarcale et foncirement agnatique. La famille paysanne est un groupement homogne et qui, de plus, fait, avec un groupement symtrique, un couple dont les parties ne 5 peuvent tre isoles que par abstraction. Dans lorganisation de cette large Communaut, lindividu napparat pas, mais seulement des catgories dtermines uniquement par le sexe, la gnration et la rgle exogamique. Les groupes des pres, des mres, des tantes paternelles, des oncles maternels, ainsi que les groupes qui leur correspondent dans la gnration suivante, se distribuent de faon former ce qui, par rapport chaque membre de la Communaut, constitue les deux parts de celleci sans que paraisse nettement prvaloir le principe agnatique(8). Bien au contraire: la maison paysanne est chose fminine; dans la mesure o est reconnu un principe de filiation, dans la mesure o la notion de parent, sentie comme spcifique, se distingue de la notion mixte dapparentement-alliance, on peut dire que filiation et parent sont utrines(9). A lintrieur de la Communaut, la pratique de lexogamie maintient solidement lunion des groupes accoupls; la rgle joue dune manire qui semble favoriser les femmes: le mari est avant tout un gendre reu dans la maison fminine (10). La rgle exogamique a pour fondement le principe de la sparation des sexes; ce principe est li une division du travail qui laissant aux hommes les travaux des champs rserve ceux de la maison et du verger aux femmes; cellesci tissent les pices dtoffe, chanvre ou soie, qui sont une monnaie dchange(11): dans lconomie rurale leur rle nest certainement pas le moins grand. Il est au moins gal celui des hommes dans les Ftes du LieuSaint, o ce sont les filles qui engagent les tournois potiques; elles traitent de haut les garons qumeuvent leur prestige et leurs beaux habits; elles savent exiger deux, avec 6 des cadeaux et une longue cour, des preuves dhabilet et de richesse(12). La sparation des sexes dans les campagnes ne fonctionne donc pas au dtriment des femmes. Il en est autrement la ville o elles vivent recluses dans les gynces; elles ne sortent que voiles, accompagnes dune dugne, et se trouvent cartes de toute la vie publique ou religieuse(13): chefs de guerre et de culte, les nobles, riches darmes, de pierres prcieuses, de mtaux, nont plus grandes raisons destimer haut prix le travail des tisserandes.

Voil bien des traits de murs qui sopposent. Prtendon faire driver lune de lautre ces deux morales antithtiques? Il faut compter avec dautres traits plus irrductibles et qui semblent bien tre des traits de civilisation. Laissons de ct lindication que, de deux jumeaux, le premier n est tenu pour le cadet par les nobles et, par les paysans, pour lan(14): le fait est mince, sinon insignifiant. Que diraton de cet autre: les paysans prfrent la gauche et les nobles la droite(15)? Il suppose deux cosmologie antagonistes, car (nous le savons) la droite est significative de lOrdre terrestre, et la gauche de lOrdre cleste. Il suppose deux arithmtiques en conflit, car le nombre du Ciel, des jours et du soleil est 10, tandis que 12 est le nombre de la Terre comme celui des mois et de la lune(16). Ne trouveton pas dans les textes une hsitation 7 perptuelle entre les classifications par 5 et par 6(17)? Peuton lexpliquer mieux que par le contact de deux civilisations, pourvues dune ide diffrente du Monde, qui auraient adopt, lune, le comput par 5, lautre le comput par 6(18)?

Or, la maison des paysans, couverte de chaumes, est construite en terre ou en pis(19). Estil difficile de voir en elle un driv des habitations souterraines on sait que les Chinois anciens furent troglodytes qui furent celles des aborignes du lss? Toute diffrente, faite de poutres et de charpentes(20), la maison des villes a pour caractristique dtre surleve par rapport au sol, aucun des rites, privilges des nobles, ne peut se faire sil ny a point trois degrs gravir(21). Le nom dont on la dsigne(22) se comprend (je suppose quon ait confiance dans les tymologies graphique (23) si, dans le principe, le btail, les porcs en particulier, taient logs 8 au-dessous des hommes. Nestce point l un type exotique dhabitation import au pays des cultivateurs sdentaires qui se nourrissaient de crales et surtout de millet, par ceux qui devinrent les nobles et fondrent les villes la ville se distingue peine dun camp envahisseurs nomades, chasseurs, leveurs de btail que toujours la plbe appela les mangeurs de viande(24)? La langue chinoise est apparente celles des Birmans et des Tibtains(25): en contact avec ceuxci, quelque part, en Asie centrale, a donc vcu le peuple qui conquit la Chine et lui donna son langage. Il y eut une invasion. Cest delle que date la dualit dorganisation qui est le fond du problme.

Qui oserait affirmer un fait ngatif? Ds que lhypothse dune invasion apparat vraisemblable, il est difficile de la repousser sous le seul prtexte que lhistoire napporte aucun tmoignage. A ladmettre, au contraire, on se procure lavantage de fixer un point de dpart la rvolution quon voudrait expliquer. Si, de plus, lon dcide(26) dcision logique, tant donne la marche du raisonnement qui a conduit 9 former lhypothse si lon dcide que: traits de civilisation, famille paternelle, privilges masculins, majorat, pouvoir du chef, forment un tout et constituent lapport des envahisseurs, ce parti pris confre un avantage nouveau: celui de passer au compte dautres spcialistes (qui pourront aussi lendosser) la charge dexpliquer lavnement dune autorit seigneuriale. Reste la donne, capitale, que le prestige du Chef un envahisseur est identique celui du LieuSaint puissance autochtone ; restent aussi les traces de filiation utrine et de privilges fminins que lon peut retrouver dans les usages nobles. Il suffit pour se tirer dembarras de faire appel: au fait de la conqute aux survivances possibles aux compromis ncessaires. Ces cls ouvrent tout. Le problme se trouve transpos. Il revient interprter les ractions mutuelles de deux groupes ethniques vivant en symbiose: problme dlicat, qui ne relve (si lon na pas de statistiques) que de lesprit de finesse.

Moins de penchant pour lingniosit, plus de got pour la rigueur logique, et le dsir dviter les hypothses proprement historiques peuvent conduire prfrer un autre systme dexplication. A laide, cette fois encore, de faits religieux ou juridiques, on pourra lillustrer, tout aussi bien.

Se dcide-ton pour lopinion que: la dualit de lorganisation chinoise a pour principe un procd de diffrenciation grce auquel un ensemble homogne de population sest, dans tous les pays chinois, divis en deux groupements de masse et de volume ingaux, lesquels ont volu dans un sens analogue 10 mais avec des vitesses diffrentes? On commencera, non sans raison, par insister sur la solidarit des nobles et des paysans.

Rien ne permet de dcouvrir, dans les associations hirarchises quil forment, des espces de castes ethniques antagonistes. Il y a quelque arbitraire runir, sous le nom de faits de civilisation, des faits peuttre disparates et susceptibles dinterprtations varies. Assurment on ne doit pas sattendre dcouvrir moins demprunts dans la civilisation chinoise que dans toute autre; assurment on peut penser que la Chine a subi des invasions dont lhistoire ne sait rien, plus nombreuses, cest possible, et plus importantes que les invasions historiques: qui prouve que les traits de civilisation non paysans soient tous des traits emprunts et, surtout, quils forment un systme li et constituent un apport tranger? La Chine ancienne tait un pays vaste et divers; elle sunifia peu peu et lesprit de systme rgna en matre (27). Ne fautil pas tenir compte de la varit des techniques locales et de lesprit de systmatisation qui a pu conduire les opposer par deux? Le comput par 5 estil une caractristique paysanne? cest l une induction possible; mais, ceci est certain: dans les lgendes et les usages patriciens, la classification par 5 tend lemporter sur la classification par 6: or 6, dans lhypothse, est dclar nombre caractristique des nobles(28). Les valeurs de la gauche et de la droite sont interverties quand on passe du monde des vivants au monde 11 des morts(29), tout comme quand on passe des cits aux villages. Aux femmes est rserve la droite, qui est significative de lOrdre terrestre et que les nobles prfrent: fait curieux et sans doute gnant pour qui tente dopposer les citadins organiss agnatiquement aux ruraux partisans du droit maternel et, vnrant la Terremre. Que la diversit ethnique ait t grande dans les pays chinois, nul ne le nie: lhypothse qui voudrait expliquer lhistoire des institutions de la Chine par une dualit de population et qui tend rduire cette dualit uniforme la complexit des faits ethnographiques, est, coup sur, celle qui simplifie le problme de la faon la plus arbitraire. En particulier (et sans parler des Barbares quon voit chaque instant mls la vie de toutes les seigneuries(30)) que faitelle des artisans et des marchands, habitants des faubourgs urbains? Ils forment, ct des nobles, un groupe 12 de population qui semble vivre dune vie relativement autonome(31): un rcit(32) les prsente comme descendant dun Anctre qui a accompagn, aid le Fondateur du fief et qui sest li, lui et ses successeurs, la dynastie seigneuriale, par un contrat de fidlit rciproque. Les paysans, au contraire, sont unis aux nobles par la solidarit la plus troite. Fantassins, ils sont toujours admis combattre ct des chars. Le prince, en revanche, inaugure par un labourage le travail des champs; la tradition veut que, quand on dcouvre un sage ministre, il ait la main la charrue et que, lorsquun chef se drobe au pouvoir, il se fasse laboureur. O voiton lesprit de caste? O le fait de la conqute se faitil sentir? O se rvle la diversit ethnique?

# La solidarit est certaine entre citadins et ruraux. De nombreuses indications, dautre part, font voir que les institutions patriciennes ont leur source dans des usages assez voisins des 13 usages paysans. Plus que le Hros Fondateur est vnre la Mre de la Race(33). Les naissances hroques proviennent de lincarnation dun Anctre maternel(34). Tout ce qui est fminin est tenu pour infrieur, cela est vrai: mais quelle autorit dpasse celle dune douairire(35)? Par linfluence des femmes, les fils prennent pouses de prfrence dans la famille de leurs mres(36): nul pouvoir, dans la rsidence noble, nest plus stable que celui dont dispose la dynastie des mres de famille. 14 Le groupe agnatique, distribu par gnrations alternes(37), est divis en deux parts: cette disposition, analogue celle des Communauts paysannes, nimposetelle pas lide dune drivation? Le principe du majorat est souvent contest(38) et ne lemporte pas toujours: tantt le choix de lhritier est dtermin par une intervention de vassaux et de parents(39) et le droit communautaire se rvle plus puissant que le droit patriarcal; tantt ce choix est fait en considration du prestige de la mre ou de sa famille(40) et le droit utrin se rvle plus puissant que le droit agnatique. Comment se refuser voir que lorganisation noble drive dune organisation communautaire imprgne de droit maternel?

Le passage de lune lautre rsulte dune volution. Quelques faits juridiques ou religieux permettent de la dcrire et de la comprendre. Un noble, par un mariage unique, pouse un groupe de surs(41); le nombre des femmes est fix par le protocole, mais, dans tous les cas, le groupe quelles 15 forment reprsente symboliquement la totalit des filles dune gnration. Dautre part, les rites nuptiaux supposent que le contrat matrimonial est, par essence, un contrat collectif et ne peut se conclure quentre groupes(42). Enfin, du mariage patricien dcoulent certaines interdictions qui frappent le frre cadet et la femme de lan; destines, nous diton, mettre entre eux une barrire, elles ressemblent celles qui sont momentanment imposes aux fiancs(43). Il est visible que la polygynie sororale, pratique par laristocratie chinoise, est sortie par volution dun mariage collectif unissant un groupe de frres un groupe de surs: ce type dunion est impliqu par lorganisation bipartite des Communauts rurales o la solidarit des moitis composantes est entretenue par un systme dalliances totales priodiques. Le mariage polygynique est li ladoption du majorat. Les usages matrimoniaux se sont, en effet, transforms de manire faire admettre dans le groupe des surs pouses, une de leurs nices qui doit tre fille de leur frre an. A la mort de lpouse principale, nulle succession ne souvre entre les 16 suivantes; en vertu des principes communautaires, lune delles est simplement dlgue comme remplaante. On hsite dlguer la nice de prfrence la sur cadette: cette hsitation est un signe certain de la force persistante des droits appartenant aux groupes indivis; elle est, de plus, un indice du fait que le privilge de majorit est un simple dveloppement du privilge anciennement reconnu lge(44). Lhistoire du droit matrimonial montre que les contrats collectifs rgulirement renouvels pour entretenir une alliance totale ont fait place des contrats dun type intermdiaire destins perptuer une alliance entre des branches anes, dynasties familiales substitues la famille indivise: ces contrats, collectifs encore par essence, sont cependant conclus lavantage des individus qui reprsentent ces dynasties.

Ces individus sont des hommes. Ladoption du majorat va de pair avec ladoption du privilge masculin. Ce qui, chez les nobles, se transmet par la filiation agnatique, cest, essentiellement, le titre de chef de culte chef du culte ancestral, chef, aussi, des cultes agraires troitement unis au culte ancestral(45). Lhistoire des dieux agraires rvle en eux un fond de nature fminine progressivement attnue mais toujours prte clater(46). La reprsentation de ces divinits tient au progrs des ides relatives au LieuSaint. Celuici fut dabord le lieu neutre de tout apparentement. Le progrs se fit sous linfluence des croyances dont la terre domestique devint lobjet au moment o prvalut linfluence des mres de famille: alors apparut lide de TerreMre. Lui tre prsente suffit une fille 17 pour prendre rang dans la parent. Un garon doit, en outre, tre expos sur le Lit du Pre de famille. Le Gnie du Lit est masculin; il confre la puissance virile: le pre, dans la maison, sest substitu la mre. Les usages nobles exigent, en effet, que le mariage se ralise par le dplacement des femmes; cellesci figurent dans la famille titre de brus et non plus les maris titre de gendres. Dans le droit aristocratique, cette rgle est stricte; on constate pourtant des exceptions(47). Chez les paysans, en revanche, lusage des marisgendres rsiste mais tend disparatre(48). Nestce pas la preuve quaux deux types dorganisation en prsence, noble et paysanne, il faut supposer une origine commune et des dveloppements comparables bien quingalement avancs? # Les dieux agraires des villes nobles sont des chefs hross, cependant que subsiste une Vertu spcifiquement fminine dans la terre domestique. Entre les ides de LieuSaint et de TerreMre, espces de divinits globales daspect neutre ou fminin, et la conception des dieux mles du sol, hirarchie fodale de Hros, le passage est apparent: il laisse voir que la tenure masculine est le rsultat dun progrs gnral, mais acquis de faon plus nette dans le droit public, ou, pour parler plus prcisment, dans tout ce qui touche dun peu prs lautorit publique.

Mls indistinctement aux forces saintes du Sol public ou 18 domestique, les mnes, selon les ides paysannes, vivent, masses confuses, dans les sources souterraines du pays natal(49) ou dans la terre du grenier. Les grains que les nobles prsentent leurs Anctres doivent provenir de la terre familiale; les offrandes doivent se faire aux dates des Ftes agraires; les Sources Jaunes, enfin, restent les vraies demeures des morts(50). Ceuxci, pourtant, tendent se runir dans une Cour Cleste o suzerains et vassaux conservent les rangs et les insignes que, pendant la vie, leur assignait le protocole nobiliaire(51): ils conservent la personnalit nettement dfinie que dterminait pour chacun deux le systme de liens individuels o il tait engag. Le culte des anctres qui commande lorganisation noble tout entire (pouvoir paternel, majorat, infriorit fminine, filiation agnatique), a des racines certaines dans les croyances paysannes; il na pris figure indpendante, il na mrit son nom, qu partir du moment o, ds le monde des vivants assez puissantes pour que la mort ne les ft point vanouir, taient apparues des personnalits(52). Une personnalit, 19 que la mort ellemme respecte, est un privilge rserv aux Substances enrichies par lusage des nourritures, abondantes et exquises, que lon tire de vastes domaines, champs, chasses et pches, que lon reoit, consacres par leur hommage, des groupes infods, parents ou vassaux, dans lesquelles, enfin, on incorpore des Vertus saintes grce un partage communiel avec les Dieux. Le droit de rendre un culte des Dieux agraires ou ancestraux, la jouissance dun domaine(53), laptitude 20 commander, tout cela est reu par investiture de lautorit publique, tout cela est octroy ensemble qui contracte avec un Chef un lien personnel.

La rvolution dont dpend le progrs des institutions chinoises, tant prives que publiques, a un point de dpart unique: lapparition du pouvoir seigneurial et du contrat de vassalit. Tout le progrs, dautre part, se rsume en une volution symtrique des murs urbaines et villageoises, volution plus pousse pour tout ce qui a trait au droit public et dont la marche fut plus rapide dans les cits.

Or, le Hros fodal est avant tout un fondateur de ville(54).

Supposons quun groupe dhommes se soit dtach de la communaut rurale et soit all vivre dans lenceinte dune cit ou dun gros village, au sein dune agglomration permanente. Pour ces hommes, jadis, la vie de socit tait rduite aux priodes de Ftes: leur occasion, les individus entraient en contact, mais seulement titre de dlgus dun groupe et pour servir des intrts traditionnels nettement dfinis. Devenue 21 maintenant chose quotidienne, la vie de socit engage chacun deux dans une multiplicit de rapports occasionnels, variables, incessamment renouvels. Napparatil pas que, dtach de lensemble, leur groupe, de volume moindre et de densit plus grande, forme un milieu favorable lavnement de nouveauts telles que les obligations personnelles et le pouvoir gouvernemental? Ds quune concentration peu prs permanente devient la rgle de la vie sociale, la ncessit doit se faire sentir dune puissance rgulatrice dont le contrle sexerce de faon continue sur le jeu dintrts individuels variant sans cesse et toujours en opposition. Ainsi peut sexpliquer la fondation dune autorit reposant sur des liens de nature personnelle, nouvellement conus et surajouts des liens anciens de solidarit territoriale. Telle est lautorit dvolue au seigneur fodal. Il est le chef dune communaut, mais chaque vassal est li lui personnellement; chaque terre est donne par lui en fief et pourtant le pays tout entier est son hritage.

Les hommages des vassaux sont rgis par le rythme des saisons. La cour seigneuriale garde encore quelque chose dune assemble saisonnire. Si le groupe fodal sort dune communaut territoriale accordant au LieuSaint qui prside ses runions, une Vertu rgulatrice stendant indiffremment aux hommes et aux choses, le Chef fodal ne doitil pas avoir la mme Vertu? ne doitil pas la possder indivisment avec le LieuSaint, dans une espce de collgialit? Le LieuSaint, ds lors, apparatra comme une sorte de patron la fois familial et personnel: car les liens individuels sont la base du pouvoir des dynasties seigneuriales. Enfin, la Vertu globale de ce Centre Ancestral mesure que dans la Ville tend se spcialiser laction gouvernementale confie une hirarchie de dignitaires se rpartira entre des Gnies et des Dieux, hirarchiss et spcialiss eux aussi: Anctres agnatiques des familles diffrencies, Gnies virils des maisons et des fiefs, ayant tous 22 laspect de Hros et tous pourvus, mmes les dieux agraires, dune rsidence urbaine. Avec les nouvelles conditions de vie quelle entrane, la fondation des villes au sein des Communauts rurales (ou, tout au moins, ltablissement de fortes agglomrations) est donc lorigine du dveloppement complexe qui permit au Chef dincorporer en lui la Vertu diffuse des Lieux-Saints.

Prsentes titre danalyses, et avec le simple objet de faire saillir les connexions des faits et leur ossature logique, ces vues paratraient lgitimes et, peuttre, satisfaisantes. Le sontelles, si, abandonnant lordre statique, cest btir un schma dexplication gntique quon prtend les faire servir? De ce dernier point de vue, rien, sans doute, nest plus dcevant que le prjug du processus interne. Un expos dont il inspirerait lesprit mme sil ne visait qu prsenter une perspective cavalire, mme si lon avait soin de rserver limportance des singularits, qulimine toute image gnrique aurait encore cet inconvnient majeur: chacune des tapes quon voudrait assigner au dveloppement historique des faits, on viterait difficilement demployer (au moins par prtrition) des formules telle que: il fut un temps o . . . , la ncessit se fit sentir de . . ., il arriva que. . .. Leffet de ces formules serait, au choix, soit de faire apparatre lvolution comme une suite daccidents et de caprices, soit, tout au contraire, de la supposer dtermine par lempire des besoins logiques: ceci revient, dans les deux cas, une projection dans les faits de la philosophie de lauteur, projection toujours abusive et singulirement grave si elle se fait inconsciemment. En fait, chaque tape du progrs dcrit se trouve appendue une sorte de vide historique et particulirement la premire et la plus importante. On pourrait, en somme, passer sur lindtermination des formules initiales, une fois entendu quelles sont 23 mises, non pour nier lexistence et la diversit possible des faits inauguraux, mais pour tmoigner dune ignorance de dtail la rigueur excusable; il conviendrait, tout le moins, quon soit fix sur le premier point de dpart. En lespce, cette segmentation des communauts rurales, do tout le reste, en effet, peut suivre, quelles en sont les raisons de fait?

Lhypothse dun envahisseur dont lapport aurait modifi la constitution de la socit chinoise, semble fournir un point de dpart une tude historique. Elle revient, en ralit, liminer du champ des recherches la question dont lintrt peut pousser les entreprendre, savoir: la constitution de lautorit seigneuriale. Reste seulement expliquer une srie dinteractions (hypothtiques) entre deux milieux affronts: les explications quon en peut apporter seront ncessairement dordre idologique(55). Cest encore de lidologie que ramne le second systme; car, sil prend une allure gntique, il consiste donner par transposition une chane de connexions logiques lapparence dune suite de faits historiques.

Un dfaut vident est commun aux deux partis pris. Si lon prtend reconstituer laide de faits institutionnels le dveloppement historique o ils sinsrent, on ny peut arriver qu laide de ptitions de principe continues. Tel est le cas des systmes qui expliquent tout. Lambition, au reste, est bien paresseuse la fois et presse, qui fait pouser une thse, pousse lillustrer et ne doute pas quil ny ait rien de plus faire qu la prsenter, lue et sduisante. Ces arrangements concerts pour donner lillusion du vrai et du neuf, il y a, tout au plus, intrt les produire aux regards des 24 savants de ces disciplines uses pour qui cest un bienfait quon les vienne inviter rajeunir leur effort et rompre de vieux attachements.

La sinologie nen est pas l. Lavantage quil y a pour nous confronter des systmes dexplication (en sus de celui que lon trouve faire le tour du problme, par des routes diverses, et de faon lapercevoir dans sa complexit) est de nous amener concevoir nettement lalternative suivante: ou bien, si lon est rduit des faits institutionnels, il faut se borner une tude toute statique; ou bien, si lon est dcid proposer une explication qui ait quelque droit se dire gntique, il convient dabord de trouver des documents o apparaissent les conditions relles auxquelles, au moins son dbut, est li le dveloppement des institutions fodales.

Le problme peut se formuler ainsi: par quelle mthode peuton constituer un ensemble de documents(56) renseignant sur les conditions de fait et de milieu qui ont favoris lapparition du pouvoir seigneurial et des institutions connexes?

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Si on laisse faire les Chinois et les Sinologues, de toute la littrature ancienne, il ne restera bientt rien qui semble possder quelque valeur documentaire.

Depuis deux bons sicles, lrudition chinoise a produit un norme travail. Toutes les traditions scolaires relatives aux uvres lgues par lantiquit ont t remises en question. Le moment o les Occidentaux ont connu ces recherches est une 25 date de la sinologie. Rien qu les utiliser, le progrs fut considrable. Engags dans la voie o marchaient les rudits de la Chine, les rudits de la sinologie ont quelquefois pouss plus loin(57).

Le succs de lrudition chinoise tient lesprit critique qui semble lanimer. Si brillants que puissent paratre les rsultats, je dois le dire tout de suite: lesprit qui inspire cette critique rudite nest point lesprit positif et vritablement critique.

Elle se signale par deux traits.

Elle sattache aux uvres et songe peu aux faits. Ses principes sont ceux dune exgse rationaliste qui na jamais conu de doutes sur la lgitimit de ses postulats.

Les ouvrages de la priode classique ont si belle apparence et tant de pompe scolastique les entoure, quils inspirent dabord le respect le plus grand. Mais examinez leurs papiers de famille, cherchez les secrets de leur transmission: celleci apparat comme une suite daccidents ou de dsastres. Dans la plupart des cas les interpolations se compliquent de mutilations; quelquefois, des rfections partielles, sinon totales, succdent des disparitions plus ou moins longues, voire des destructions quasicompltes. Lhistoire est lamentable: lesprit le plus pieux et lrudition la plus formidable ne sont pas de trop pour la reconstituer. Quant reconstituer les uvres, cest une autre affaire: trop heureux si lon arrive, par des hypothses savamment conduites, induire que telle rfection fut inspire par un esprit moderniste ou archasant. Jai peur de dire trop: ce nest gure que dans le choix dun type plus 26 ou moins dsuet dcriture que lun ou lautre esprit se rvle(58). Pour tablir de faon positive quelques variantes vritables (peu nombreuses et relativement rcentes, il a fallu attendre, heureuse et exceptionnelle fortune, la dcouverte des manuscrits de Touenhouang(59).

Sans doute des lettrs indignes ne dpensent jamais trop de labeur et dingniosit tablir lhistoire littraire de leur pays: ce nest, certes, pas chose sans intrt que de connatre les modes et les prjugs archologiques qui ont, au cours des temps, exerc leur action sur la lecture des ouvrages anciens. Pourtant, il faut bien le noter, de luvre entreprise se dgage un esprit qui peut faire figure desprit critique, mais dont les consquences sont parfois fcheuses. A voir rvles tant de falsifications (on emploiera ce terme un peu gros si lon veut donner de limportance au travail qui les rvle), on se sent enclin cest au moins le cas des Occidentaux qui, pour avoir exagr dabord lantiquit des choses chinoises, sont maintenant ports la rduire soit, cest la manire brutale, traiter de faux une bonne partie des uvres anciennes, soit, cest la manire modre, attribuer leur rdaction une poque assez basse. On acquiert ainsi des liberts prcieuses: tout invite expliquer par des influences trangres les faits qui, pour tre expliqus en champ clos, demanderaient pas mal de peine. Pour aider comprendre la Siwangmou, la Reine de Saba ne peutelle venir dAbyssinie avec un phnix cestdire une autruche, ou (pour varier et faire mieux) Hra descendre de lOlympe? Qui empchera daffirmer que le Taosme cet immense courant de la pense chinoise nest quune dition falsifie du Bouddhisme? Et, puisque, table rase tant faite du pass, une floraison duvres (dautant plus 27 dense) surgit une poque quon peut placer peu avant lre chrtienne, neston pas en droit dadmettre, neston pas oblig dadmettre, que ce brusque clat littraire est d un apport de ltranger?

Je nai aucune raison de croire que les influences indiennes, grecques ou abyssines ne se sont pas exerces sur les Chinois. Jprouve pourtant quelque piti voir ceuxci tout prs de perdre, sans compter leur vieille histoire, toute espce doriginalit cela par la faute de leurs lettrs, trop soucieux dhistoire littraire. La faute est certaine; nous nen serions pas l, si leur travail au lieu de se porter presque tout sur les uvres, stait port sur les faits.

Admettons ce quon appelle les rsultats les plus dcisifs de la critique: les uvres, toutes plus ou moins et toutes beaucoup, sont remanies, interpoles rcentes. Le dommage est certain, si lon dsire connatre au juste lart de lauteur, primitif ou suppos: disons, par exemple, de Confucius. Ce dommage estil grand? Pour le prtendre, il faut croire que la personnalit de lauteur saffirmait dans la rdaction primitive de louvrage: soit, par exemple, du Chou king. Quel sinologue, depuis Legge, oserait dire que, dans une uvre de ce type, puisse sentrevoir autre chose que la tradition dune cole locale? Mais laissons auteurs et uvres, passons aux faits. Certains chapitres du Chou king sont authentiques: Sseuma Tsien les a utiliss. Dautres chapitres, parus aprs lui ou quil a mpriss, sont des faux. Que veut dire authentique et que veut dire faux? Simplement ceci: que, de deux arrangements de faits, lun satteste plus ancien que lautre et que le second a t, par un artifice plus ou moins marqu, rattach au premier. Quant aux faits, dans les deux cas, ils sont pris la tradition. Celleci vaut ce quelle vaut (ce point reste voir. Relative un pass vieux dun millier dannes, dans un pays o les archives (quand il y en eut) ont toujours t rapidement dtruites, 28 croiton quelle vaille beaucoup plus ou beaucoup moins selon quelle a t recueillie trois ou quatre sicles de distance? Le Chou king authentique est plus proche de la rdaction confucenne? Cest possible. Le faux Chou king est fabriqu? Il la t laide de rcits qui se retrouvent, par exemple, dans Mei ti. Mei ti et Confucius sont sensiblement contemporains. La valeur de leurs documents diffretelle? Le Chou king authentique estil moins fabriqu que lautre?

Mais parfois il arrive aux rudits chinois de soccuper des faits: le plus souvent, cest titre subsidiaire et pour dceler des interpolations. Une critique strictement philologique devrait, en ce cas, parler en matresse. Hlas! avec une langue comme le chinois, les ressources de la philologie et de la stylistique sont minimes; comment utiliser le principe de lunit de style pour une littrature o les uvres les plus personnelles sont une marqueterie continue? En fait, un dsir anime les rudits: dgager le texte de ses impurets. Leurs principes se rsument dans lide spciale (elle nest peuttre pas particulire aux Chinois que lon se fait de la puret dun texte quand cest un texte saint: tel est le cas des Textes Classiques. crits par un Sage ou inspirs par sa Sagesse et destins avant toute chose former des sages, le lecteur ny doit rien trouver qui ne soit conforme lidal de la Sagesse, tel du moins quil le conoit ou quon le conoit dans son entourage.

Il est significatif que la critique rudite compte parmi ses anctres Tchou Hi, le plus grand des crivains traditionalistes(60); significatif, que lpoque de son panouissement concide, sous la dynastie mandchoue, avec un retour dcid la tradition; significatif, quelle soit en plein renouveau de nos jours, un moment o lesprit traditionaliste a tant de raisons de faire face et de se dfendre. Avec des allures quelquefois 29 frondeuses, lrudition chinoise est toujours au service de lorthodoxie. Si, de plus en plus, elle prend lapparence dune critique, cest quelle ne songe pas sortir des limites dune scolastique ancienne et que le besoin de rigueur orthodoxe va croissant. Son uvre est de purifier les textes, cestdire den liminer (sous prtexte daltrations) les faits o ne semble pas se manifester la raison profonde des Anciens.

Cette uvre a t poursuivie avec une ardeur accrue pendant tout le cours de lhistoire chinoise. Je ne garantis pas que les ouvrages naient pas souffert des triomphes de la critique plus que des injures du temps. Lorsque, aux dbuts de lre impriale, la doctrine dite confucenne commena sopposer rsolument la doctrine dite taoste, le mot dordre fut de pourchasser dans les uvres tout ce que lon appela ds lors fables taostes. Rien de plus instructif, sur ce point, que la biographie de Confucius. Confucius est un Saint. Il est un Saint parce quil a, non pas accompli des miracles, mais manifest un Pouvoir Princier stendant aux hommes comme aux choses. Cependant, lisez sa vie: cest une vie de matre dcole, abondant en vrits moyennes. Quelques anecdotes, il est vrai, le montrent dou dune facult surhumaine de divination ou dune perspicacit extraordinaire en matire de prodiges: on en conclut que le biographe a emprunt ces fables des recueils non orthodoxes, o on les retrouve, en effet, et que lon dclare entachs desprit taoste(61). On peut, ajouteton, apporter par surcrot, une preuve certaine de laltration impose lhistoire. Le Matre, dit le Louen yu(62), ne discourait pas sur les prodiges, les tours de force, les actes de rbellion et les tres surnaturels. La preuve parat certaine, car lide ne vient pas: rien ne garantit que la formule du Louen yu soit 30 primitive ou ait eu primitivement le sens quon veut lui donner(63). Rien, pourtant, ne prouve que le prcepte quelle parat contenir ait t appliqu du temps de Confucius. Ne peuton supposer que ladoption du prcepte conduisit prcisment faire liminer les anecdotes difiantes quil est tonnant, aprs tout, de retrouver en si petit nombre? On devrait, ce semble, propos dun Saint (ou dun Dieu), se demander si cest lhistoire ou la lgende quon trouve aux dbuts. Lemprise de lesprit historique est si grande que, sur ce point encore, les Occidentaux suivent les Chinois. On naperoit pas le postulat. On admet comme vrit de bon sens que le rcit, dabord exact, des faits sest altr peu peu, le recul aidant, sous leffort combin des zlateurs et des incroyants(64). Pourtant, mme dans la vie laque et mme en temps normal, la premire formule dun vnement(65), sil est un peu mouvant et mrite dtre retenu, ne rsultetelle pas dune association conventionnelle de thmes imposs? nestelle point un schme? et nestce pas le fait historique qui exige, pour se construire, 31 quelque recul? Une croyance, une fois tablie et devenue officielle, peut (luxe dangereux) affecter dtre fonde sur la raison humaine; elle peut vouloir spurer par le travail dune critique orthodoxe. Par quels prestiges sestelle fonde si elle ntait pas dabord toute sainte et charge de matire divine? Moins factices que sa bonhomie sont, peuttre, les traits hroques de Confucius. La question, tout au moins, doit tre examine. A priori, rien ne force, sinon une exgse dun rationalisme incorrigible, admettre que les fables taostes sont des interpolations. Au reste, de quel droit parler dinterpolations? Oublieton que, de toutes faons, la biographie tait constitue quand Taosme et Confucisme sorganisrent en coles rivales(66)?

Sseu-ma Tsien, sous lempire dun fidisme rationaliste, quon peut appeler esprit critique, si lon veut, puisquil conduit faire un choix, a limin de la vie de Confucius peu prs tous les traits lgendaires. Avec des donnes hagiographiques, il a fait une biographie. Pour la priode la plus ancienne de lhistoire de Chine, il a transform en documents historiques les dbris dune tradition mythique. Il donne ici moyen de lesprit historique en flagrant dlit de falsification. Sseu-ma Tsien avoue(67) quelque part quil a pour source un chant rituel. Ailleurs, sans rien dire, il en utilise un autre; celui-ci, propos de la Nativit dun EnfantDieu, scrie (68): Or, dans la ruelle, abandonn, bufs et moutons lont protg! Les chevaux et les bufs qui passaient, lvitaient tous et ne le foulaient pas aux pieds traduit Sseuma Tsien(69). Supposez les vers perdus: un mythe disparat presque; en 32 revanche est cr un fait presque historique. Sseuma Tsien est communment appel le Pre de lHistoire chinoise, voire mme, par les amateurs danalogie, lHrodote de la Chine. Il est vrai quil a voyag: Pour moi, jai t lOuest jusquau Kongtong. au Nord, jai pass le Tchouolou; lEst, je me suis avanc jusqu la mer; au Sud, jai navigu sur le Kiang et la Houai; lorsque je madressais aux notables et aux vieillards, tous, pris chacun part, me parlaient communment des localits o se trouvrent Houangti, Yao et Chouen; leurs traditions et leurs notions taient, certes, fort diverses; dune manire gnrale, CELLES QUI NE SCARTENT PAS DES ANCIENS TEXTES sont les plus proches de la VRIT(70). On peut voir par cette dclaration que lesprit de la critique historique et ses mfaits remontent haut.

Lhistoire de la Chine ancienne sest constitue grce la fabrication de faits historiques que lon obtenait en purant de tout lment mythique un lot dpareill de lgendes locales, de romans et de gestes(71). Lpuration a t conduite par une volont plus obstine et plus systmatique quand il sagissait des Saints, des Hros, des Anciens(72) des fondateurs de la civilisation nationale: dans leur vie ne doit se glisser 33 aucune tache. Les ouvrages (conservs par chance o se retrouvent des dbris de lgendes, ont t condamns comme des uvres htrodoxes, pleines de fables et dinventions. Quelques traits aberrants restent glisss dans les Classiques ou les Histoires officielles. Uniformment considrs comme des altrations ou des falsifications, ils servent de matire lexercice dune critique scolastique. Celleci travaille la plus grande gloire de lorthodoxie: cestdire de la Raison.

Parmi les Occidentaux, les uns (cest le parti prudent) se consacrent lhistoire littraire, satisfaits de dcouvrir les diffrentes modes qui ont rgi la lecture des uvres anciennes, et ne cherchant aucun moyen datteindre les sources profondes de ces uvres; les autres (plus hardis ou domins par le got de lhistoire) ou bien, pousss par le mpris de documents mls de fables et de faux, leur dnient toute antiquit et, heureux davoir fait table rase, sils ne se contentent pas du plaisir simple de dtruire, gotent les joies faciles dun jeu de reconstruction arbitraire, ou bien, se rsignant moins vite ne rien savoir dhistorique sur le pass chinois, hsitent devant chaque fait, tents dy trouver de lhistoire et devinant un fond lgendaire, sefforant de dmler le faux et le vrai et dsempars, sil sagit dindiquer des critres stables et justes.

Pour nous, nous voici, non pas tout fait sans ressource, mais face un hritage que linventaire rvle mdiocre et montre divis en deux lots disparates:

dune part: une chronologie qui ne remonte pas trs haut(73); dont on sait trs bien quelle a t refaite, 34 refondue par principe et systmatiquement rebtie(74); au reste, la plus sche du monde et jointe une liste de faits aussi insignifiants ou aussi abstraits que possible; dautre part: quantit danecdotes dont certaines sont rattaches la chronologie sans que jamais il puisse y avoir apparence de certitude ou que puisse tre dose la part dartifice; dont les autres, rapportes des ges sans chronologie, se prsentent tout de mme dates et localises(75); toutes ayant, par effet dune passion dorthodoxie qui tient lieu desprit historique et desprit critique, pris figure de faits singuliers; et toutes, cependant, prsentant une allure fige, strotype, conventionnelle.

Acceptons le fait.

La littrature chinoise est une littrature de centons: vrit fort simple, que bien peu, sans doute, refuseraient dadmettre parmi ceux qui ont une connaissance directe des textes, mais vrit qui, prise la rigueur et dans toutes ses consquences, fait viter de fausses dmarches et peut engager sur une bonne route.

On connat limportance des allusions littraires dans les ouvrages rcents. Ces ouvrages sont des compositions qui visent lArt et que lon pare dlgances empruntes: toffes de luxe dcores au poncif de motifs ternellement plagis. 35 Les uvres anciennes sont tournes vers la pratique; leur objet est lducation du Prince et des Sages qui pourront laider. De ces uvres faites pour lusage, les centons forment la trane et non le dcor: sentences oratoires, symboles philosophiques, thmes daction, destins persuader et guider, ayant valeur de proverbes, non pas copis de texte texte mais passant dme me, imposs lauteur, simposant au lecteur par lempire des traditions.

Sagitil de dmontrer quelles Vertus sont ncessaires un ministre et dexpliquer comment on doit sy prendre pour dfendre son prince, repousser loutrage et gagner le prestige? On nous peint Confucius qui, semparant de bouffons envoys pour bafouer son seigneur, les fait carteler aux quatre portes(76).

Lisons lanecdote en historien et faisons la critique. Un rcit lie parle pas de lcartlement: estil expurg? Les autres, au contraire, qui en parlent, ontils t altrs par la fable? Qua fait au juste Confucius? La question nest pas sans importance; mais comment la rgler avec quelque certitude?

Une autre question la domine, susceptible, celleci, dune solution correcte et qui mne plus loin. Pourquoi le thme de lcartlement sestil impos, soit lesprit de Confucius pour guider. son action, soit quelquesuns de ses biographes pour guider leur rdaction?

Lhistorien ne voit quun fait, quil intitule fait historique, savoir: lacte de Confucius. Les textes dont il dispose sont contradictoires; ils sont remanis: dans quel sens? Il faut le dcider avant de conclure. Prendon la dcision en vertu dune thorie gnrale (consciente ou non? il y a postulat.

36 Prendon parti en considrant seulement les textes? il y a ptition de principe. viteton la faute de ne pas voir dans le document une formule toute faite? nul problme ne semble plus en jeu.

Substituons la critique des philologues une analyse qui soit rsolument sociologique, ou, si lon veut, qui tienne dabord compte de lhistoire des institutions et des croyances.

Pour nous, il y a deux faits, connexes, articuls, qui, tous deux, sont des faits historiques. Lun, connu par les documents, laction de Confucius, est incertain bien que dat. Lautre fait est la rdaction des textes, ou, plutt, la croyance quelle implique. Si le thme de lcartlement ne sest pas en ralit (question rserve) impos lesprit de Confucius, il sest, en tout cas, impos celui de la plupart des rdacteurs. Ce second fait, difficile dater, est certain.

Il commande lautre. Ce nest point une date abstraite quon a seulement placer son rang dans la chronologie: il invite une enqute. Si la croyance, atteste par les biographes de Confucius, dans la vertu que possde un cartlement pour dissiper loutrage et amasser le prestige, ne sest point forme aprs la mort du Matre, si ltude que lon doit en faire montre quelle rgnait bien avant, le problme de fait se trouve prcis. Pour quelles raisons Confucius nauraitil pas obi cette croyance? Cette remarque peut, sans postulat, orienter la critique des textes. Ainsi , dans la mesure o elle juge utile et possible dtablir un fait singulier, lanalyse sociologique vient aider la critique historique impuissante sans son secours.

Ces observations font sans doute entrevoir que le fait singulier que lon nomme fait historique et qui est le fait tel que lenregistre lhistoire est, non pas un fait brut, mais le produit dune laboration; cest une construction abstraite, ralise par le travail critique de lhistorien, partir dune 37 donne qui constitue le fait rel. Cette donne complexe motionnelle plus encore quintellectuelle, et, plus encore qumotionnelle, pratique est le thme traditionnel, strotype, convenu, ou le schme, la suite de thmes, non moins traditionnel et non moins convenu, dans lesquels sest ncessairement formul tout dabord(77) ce qui a mrit de donner lieu un procs denregistrement.

Les documents chinois, poussire de centons plus ou moins raccords des dates, peuvent malaisment servir tablir ces suites de faits singuliers, hypothtiques et abstraits qui forment une histoire. Ils ne le peuvent pas, en tout cas, immdiatement et en se passant de lanalyse sociologique. Celle-ci en revanche, trouve, dans ces documents composs de thmes et de schmes, des faits, videmment mal relis entre eux, mais rels et certains, quelle est en mesure dutiliser.

Un espoir nous est permis depuis que nous savons avoir affaire un lot de formules proverbiales. Du mme coup, de fausses dmarches vont nous tre pargnes.

Ayant reconnu dans les thmes une valeur de croyance, nous ne serons point tents par le jeu rudit quoffre la recherche obstine des doublets(78).

Une princesse en avalant un uf dhirondelle conoit un fils 38 et devient la Mre dune Race. Nous trouvons ce thme deux fois: il fut exploit par les gnalogistes de la dynastie des Tsin comme par ceux de la dynastie des Yin. Y atil l un doublet, un plagiat littraire? ou bien, estce un thme mythique qui subsiste deux exemplaires?

Un historien risque dtre sduit par la premire de ces ides. Il voit, tout de suite, le profit quil en peut tirer. Il croit trouver un lment de solution pour un problme qui tient cur quand cest aux textes quon sintresse. Lorsque la maison de Tsin ou celle de Song ( hritire des Yin constiturent ou reconstiturent leurs Archives, quelle fut celle qui imita lautre? A qui appartiennent les Archives les plus anciennes? Voil matire une discussion ingnieuse.

Je nessaierai pas de limaginer.

Je me contenterai dune remarque. Dans lhistoire des Tsin un trait atteste une rdaction de basse poque. La Princesse Mre tait en train de filer quand elle goba luf miraculeux. La Mre des Yin, lorsquelle conut, se baignait en plein champ. Ici ne se sent pas linfluence dune morale qui enferme les femmes dans les gynces. Les Tsin sontils les copistes? Si cest par plagiat que leur aeule avala son neuf, do drive cette Vertu caractristique de leur famille qui y fait apparatre, des intervalles de gnrations qui semblent rguliers, des hommes apparents des oiseaux? Il ny a pas, dans la littrature, de faits o se retrouve plus aisment la trace de ce quil pouvait subsister de Totmisme dans la socit chinoise des temps o furent recueillies les lgendes qui nous restent. Alors, sontce les Yin qui ont copi? La lgende, telle quils la content, toute frache et proche de ses sources, est laffabulation directe des rites pratiqus aux Ftes printanires. Il est clair quil ny a point de plagiat de part ou dautre: nous possdons deux tats du mme thme mythique.

39 Quun sinologue savise du systme des doublets, tel quon lappliqua aux origines de Rome. En lappliquant la Chine ancienne, quelles belles ruines on pourrait accumuler avec mthode! Et quel renom desprit critique acqurir! Il est des entranements auxquels il faut apprendre rsister: quand une littrature est faite de centons, il est bien facile de faire de la critique littraire et il est sans doute faux de parler toujours de plagiat. Si la facilit ne rebute pas, ni lemploi dun passepartout, si les textes empchent de voir les faits, si lon tient au systme, on pourra se flatter de rduire au mme canevas(79) (et faire sortir des mmes archives), lhistoire des Trois Dynasties Royales, Hia, Yin et Tcheou. Hypothses et erreurs part, ceci reviendra montrer que le schma dune fondation ou dune fin de pouvoir simposait identique tous les chroniqueurs et tous les esprits. On aura rduit le nombre dexemplaires de chaque thme; il ne restera en fin de compte que des thmes. Si on les prend alors pour tels, o est lutilit du travail? O est la vrit, si on veut les prendre pour des faits (jentends: des faits singuliers)?

Sans chercher nier ou affirmer que les exemplaires dun thme drivent toujours dun original, ou sont toujours indpendants, il nous suffit den possder une collection abondante.

Il est vrai quelle est en dsordre. Reste voir si, sans trop dartifice, on peut en tirer un ensemble documentaire.

Nous nous proposons de dterminer les conditions de fait et de milieu qui ont prsid la fondation des Seigneuries. Nous savons que nous ne trouverons ni dates, au sens strict du terme, 40 ni faits, dans lacception donne ce mot par les historiens. Nous pourrons seulement recueillir, dans une littrature en assez mauvais tat, une collection danecdotes strotypes, rdiges avec tant de concision quon peut les traiter de formules, rptes avec tant de conviction quon peut les traiter de proverbes. Munis de ces formules proverbiales, notre situation nest pas sans analogie avec celle o lon se trouve, quand. tudiant le Che king pour tcher de dfinir le milieu paysan o furent inventes les premires chansons damour, on a group en faisceaux les principaux thmes potiques.

Les diffrences cependant sont sensibles.

Le Che king est une anthologie disparate. Le choix fut arbitraire et il est possible que les pices les plus intressantes aient disparu: pourtant, tant donnes les rgles de ces compositions, il y a des chances que les thmes principaux soient reprsents dans ce qui reste. Dans les uvres historiques, une passion orthodoxe a poursuivi llimination de tout lment mythique ou lgendaire: il se peut bien que les pertes soient irrparables.

Les thmes des chansons sont en relation avec un rituel saisonnier (lequel dpend de conditions minemment communes et permanentes). Ds quon la vu, la diversit des temps et des pays parat un fait secondaire dont il y a peu sinquiter. Au contraire, les dbris de lgendes, que nous devrons utiliser, se rapportent des milieux urbains: il y a lieu de supposer que, pour ceuxci, lvolution fut rapide et que furent nombreuses les variations dues aux conditions locales, aux phnomnes de contact, aux influences ethnographiques. Or, nous devons prendre nos matriaux dans des auteurs dges divers, de valeur ingale, dhistoire incertaine, de provenance varie, dcoles opposes. Et ce serait peine perdue que de chercher, pour chacun des faits, des dates ou des localisations qui soient sres et prcises.

41 Les chansons qui nous sont parvenues sont des uvres artificielles, de seconde ou de troisime formation; mais les vers sont rests peu prs immuables, les associations de thmes nont gure pu changer; linterprtation gnrale demeure inspire du mme principe: lide de la solidarit qui unit les hommes et la Nature. Les dbris de lgendes qui, grce leur nature de formules proverbiales, chapprent la transposition historique, sont rests fixs sous cette forme rsistante. Mais quil est grave de ne possder que des dbris! Comment comprendre des faits lgendaires sans savoir de quel ensemble ils sont dtachs? Ce nest pas tout: on peut poser quils proviennent densembles varis. Non seulement le lien est rompu, mais la dsintgration sest complique dune reconstruction. Empruntes des priodes ou des pays divers et se rfrant des conceptions mythologiques peuttre htrognes, trouves et prises diffrents tats de leur histoire et se rapportant des milieux dides certainement disparates, les lgendes, rduites ltat de lambeaux, ont t conserves par morceaux et, souvent, les morceaux, rajusts et retaills, ont servi fabriquer une espce de vulgate prtentions historiques. La pire difficult sera de ne point se laisser prendre des connexions arbitraires.

Ceci vu, se senton engag jouer au puzzle, la manire des archologues?

Fautil abandonner la partie?

On prendra seulement une dcision ferme: mme dans les cas o des faits en masse assez grosse paraissent se rapporter un mme ensemble, ne jamais se proposer de reconstituer une lgende ou une figure mythique(80).42 Un corollaire suit: sinterdire de travailler laide dencyclopdies ou de tout ce qui, en chinois, peut tre pris pour systme dindex. Le faire serait se condamner accepter des liaisons de faits tardives et, sans doute, arbitraires(81).

Imposonsnous une lecture lente et directe des uvres(82). Choisissons les plus riches en donnes lgendaires. Nexcluons ni celles o les donnes sont dformes par lesprit historique, ni celles qui ont la rputation de ntre que des recueils de fables ou dinventions(83). Dressons, pour chacune ou pour chaque groupe, une table de correction.

Dans les uvres littraires, oratoires ou philosophiques(84), 43 la dsintgration des lgendes semble atteindre le maximum: laspect de formules proverbiales est clatant. Les dformations secondaires, dues un arrangement systmatique, ne vont point nous gner trop. Mais, quel espoir de tirer de cette poussire un ensemble documentaire? En fait ce nest gure premire lecture des liaisons et des oppositions se rvlent, indiques le plus souvent par les balancements rythmiques de la composition(85). Ainsi se trouvent dceles des associations qui ne furent ni le rsultat dun systme, ni mme leffet dune volont de lauteur. Elles taient imposes celuici par les traditions imaginatives: les raisons de lassociation lue parfois nous pouvons retrouver, lui chappaient peuttre. Les donnes extraites des uvres littraires serviront: dabord, pour le contrle dautres donnes; puis encore, tablissant des ponts inesprs, pour tmoigner de connexions insouponnables par ailleurs.

Dans les ouvrages gographiques et, plus encore, dans les ouvrages historiques, une volont de construction est sensible. Quils se prsentent comme des travaux savants ou quils laissent entrevoir leur caractre de romans, tous un cadre est ncessaire(86). Mais, dans le dtail, le travail de composition 44 nest jamais si parfait que tous les lments soient vraiment intgrs au systme: certaines donnes lgendaires, nayant point trop perdu de leur valeur native, ont rsist lesprit rationaliste. Parfois celuici, aprs avoir chou les rduire, na pas mme pu se rsoudre les liminer. Elles figurent dans le rcit sans les dformations secondaires imposes aux autres pour le bien du systme. Par surcrot, il arrive que, mme lintrieur dun arrangement artificiel, elles se trouvent associes, par un lien qui nest point volontaire et que la composition, ici encore, peut rvler, dautres donnes, fraches ou dformes. Ainsi peut tre tablie une connexion. Ainsi peut mme sbaucher une critique. Cette dernire a plus de chances encore de russir, quand lauteur sest tir daffaire en liminant de son uvre la lgende trop rsistante. Sil se fait que, malgr ce parti pris de destruction, elle a subsist dautre part, et sil se trouve que lon soit en droit de la rapprocher de donnes symtriques historises, non seulement les principes de la reconstruction apparaissent, mais ils apparaissent dans des circonstances dfinies; une possibilit de restitution est trouve: on peut, par des extrapolations assez sres, corriger les dformations des lments connexes utiliss par lhistorien et restituer lensemble traditionnel sur lequel il a travaill(87). Ceci est de la simple critique et naboutit qu des approximations.

Il y a mieux faire et prcisment dans les cas qui paraissent dsesprs; je veux dire, lorsque lon reste face face avec le systme construit. Que lon se dcide alors traiter les 45 documents pour ce quils sont: pour des faits et que lon procde une analyse sociologique.

Jai dit: artificielles en pariant des uvres construites laide de dbris de lgendes; jai dit: dformations secondaires en pariant des altrations imposes par lentre dans un cadre systmatique. Mais le cadre et le systme sontils uvres de fantaisie? Les dformations sontelles arbitraires? Lartifice procdetil de limagination individuelle travaillant librement? Ne fautil pas plutt prsumer que les associations dides qui ont prsid larrangement des donnes thmatiques rsultent de schmes traditionnels simposant aux auteurs et dirigeant leur travail?

Si lon pense aux textes avant de penser aux faits, on dira, par exemple: au dbut des Mmoires Historiques se trouve une succession de Souverains dont larrangement sexplique ainsi: Sseuma Tsien dcida dadopter la thorie des cinq Vertus lmentaires; il emprunta son classement au Wou ti t, lequel suppose la mme thorie(88). Fort bien: nestce pas indiquer que Sseuma Tsien obit une tradition dcole, impersonnelle? Mais on insiste: Sseuma Tsien opta pour une interprtation particulire de la thorie. Il choisit celle daprs laquelle les Cinq lments se succdent en se dtruisant et non en se produisant(89). Aussi metil en tte de sa liste la Vertu de la Terre (jaune) et le Souverain Jaune (Houangti). [Linduction est vraisemblable, encore quon ait pu soutenir(90) que Houangti fut plac en tte par complaisance pour le Taosme. Le Taosme est un grand courant de la pense chinoise; lpoque de Sseuma Tsien, il est plus quune cole.] Si lhistorien et 46 opt, comme dautres, pour la conception inverse des lments, il et fait prcder Houangti dun groupe de trois (ou quatre) Augustes(91). Soit: il y eut option. Mais, remarquonsle, quelle que soit loption, la liste des Cinq Souverains reste identique et ni lune ni lautre mthode nliminent compltement un Souverain, Tche, aberrant pour toutes deux(92). Il est clair que, quelle que ft la prfrence de tel auteur pour telle thorie, personne na pu se librer dun schma impos par la tradition. Que la thorie des Cinq Elments entre pour quelque chose dans ce schma, cest fort possible cela montre simplement que la thorie a ellemme une valeur traditionnelle mais elle nen est pas le tout(93). On nglige, en effet, dindiquer que, dans larrangement conu ou transmis par les historiens, interviennent dautres ides. Cellesci, prcisment, ne dpendent en rien de leur choix et de linvention libre. Les gnalogies des trois Dynasties Royales et de la Maison de Tsin remontent au temps des Souverains: elles sont imagines de manire prsenter lAnctre Fondateur comme descendant dun Souverain la cinquime gnration (souche comprise)(94). Le Temple Ancestral contient les tablettes des Aeux de quatre gnrations seulement; la cinquime gnration, la 47 communaut de culte cesse et une segmentation de la famine peut se produire par la fondation dune branche collatrale. Les Rituels(95) indiquent la rgle: on peut, la rigueur, prsumer un emprunt des Historiens. Notons dabord que leur intervention se rduit ceci: projeter dans le pass une rgle juridique qui est, peuttre, dorigine rcente. Cette rgle, pour une poque plus basse, tait une rgie relle. Supposons que nous ne la connaissions pas par les rituels: nous pourrions linfrer par la seule analyse des schmes gnalogiques. Ces schmes attestent donc un fait rel, quil suffit de rapporter une date exacte. Notons surtout que, dans lespce, ces schmes interviennent seulement quand il sagit des Dynasties Royales, cest-dire pour tablir les titres de Familles appartenant une poque relativement rcente. Pour la priode mme des Cinq Souverains, les successions (si lon met part celle o parat Tche(96), le Souverain aberrant) se font soit dagnat agnat (de Tchouanhiu Kaosin)(97), soit de grandpre petit-fils (de Houangti Tchouanhiu)(98), soit de beaupre gendre (de Yao Chouen)(99). Or, ces deux derniers types de succession sont caractristiques dun certain droit familial, droit de transition qui correspond au passage de la filiation utrine la filiation agnatique; et nous verrons prcisment que les lgendes chinoises se rapportent lge o pareille transition sopra. Il faut avoir lu Morgan et les travaux des sociologues pour reconnatre la valeur du principe qui inspira les historiens chinois. Ils ne comprirent, ni ninventrent le schme qui les guida dans leurs arrangements de faits: il leur fut impos par la tradition.

48 Les constructions historiques relatives aux Souverains et aux Anctres des dynasties royales se sont faites par la juxtaposition (force et plus ou moins factice de lambeaux de lgendes dj dcomposes. Cette juxtaposition a eu pour consquence une dformation nouvelle de ces lambeaux mutils: mais les principes de construction et les schmes qui sont lorigine de ces dformations secondaires reposent euxmmes sur des traditions qui peuvent tre fort anciennes. Principes et schmes constituent des faits; je les appellerai: faits secondaires, sans tre sr quils sont, dans tous les cas, dune origine tardive et bien que, dans la constitution de la matire historique, ils aient jou le rle directeur.

En raison mme de ce rle directeur, cest de faits de cet ordre, mais les plus gnraux possible, que je partirai pour runir les documents dans un groupement provisoire.

Ce groupement correspond au plan adopt pour lexpos. Ltude ne peut tre que progressive. Elle tient toute dans une recherche de pistes.

Dans lhistoire ancienne de la Chine, la tradition distingue trois grandes poques: la priode des Cinq Souverains (artificiellement reconstruite, celle des Trois Dynasties Royales (lgendaire et reconstruite presque entirement), celle des Hgmons (connue par des documents, sinon tout fait srs, du moins assez vivants)(100).

Jtudierai dans ces trois priodes (101) ou plus exactement 49 dans ces trois milieux milieux documentaires plutt que milieux historiques des faits montrant quoi tient le Prestige qui donne leur pouvoir aux chefs. Jtudierai les trois milieux dans lordre suivant: les Hgmons, les Souverains, les Rois ordre adopt uniquement parce quil permet de prendre, pour le choix des faits, une orientation plus rapide et peuttre plus sre.

Le thme le plus significatif de la priode des Hgmons dautant plus significatif quil porte sur un usage jug horrible et scandaleux par les chroniqueurs est le thme des sacrifices humains. LES SACRIFICES DE CHEFS OU DE DANSEURS, soit loccasion de la mort dun seigneur, soit, principalement, loccasion dune assemble fodale, servent tablir le prestige princier. Ils tonnent dans une civilisation relativement douce et dont la religion parat vraiment humaine. La tradition chinoise aimerait persuader que ces sacrifices rsultent de limportation de coutumes barbares dans les provinces excentriques de la Chine. Mais on les voit signals tout juste au moment o des princes ambitieux, sous prtexte dhgmonie diplomatique, cherchent substituer leur Maison a la Dynastie Royale tombe en dcadence; ne portentils pas tmoignage de la ncessit dune conscration impose toute Puissance naissante? Cette conscration dispendieuse et terrible est obtenue par un grand appareil de crmonies. Elle exige comme couronnement un vritable drame rituel. Elle suppose enfin tant de passion religieuse quelle implique pour les Dieux et les hommes une communion sanglante et le cannibalisme.

A lun des rcits montrant un Chef sacrifi la gloire dun Hgmon(102), correspond, dans la priode lgendaire, un rcit exactement symtrique(103). Un chef est tu, dans une assemble 50 de seigneurs. Le prestige du sacrifiant arrive sa plnitude: une dynastie est fonde. La race du sacrifi est investie dun fief: un culte commmore le sacrifice de lAnctre; il le commmore par des danses. Lassemble sest tenue loccasion dune inspection des Quatre Orients destine assurer lordre des diffrents Espaces(104). Mais le thme des Assembles cardinales a un quivalent: cest, aprs la rception des vassaux des Quatre Orients aux Quatre Portes, la tenue dune cour o est inaugur un rgne et install un ordre nouveau du Temps(105). Cette runion se termine par lexpulsion aux Quatre Orients de Chefs qui deviendront les rgulateurs de ces Espaces rnovs. Un de ces Chefs est dpec tout comme le furent (membres jets aux quatre portes des danseurs, sacrifis, lpoque des Hgmons, pour dissiper une injure et restaurer un prestige(106). LA CRATION DUN ORDRE NEUF (quon peut tudier sous divers aspects, lgendaires ou crmoniels) rclame, avec du sang humain, un dploiement de combats rituels et de danses, avec dguisements et, parfois, avec masques.

LE SACRIFICE DU HROS ET LA DANSE DYNASTIQUE, voil les thmes conjugus que lon trouve plus ou moins dguiss et mutils par lHistoire lorigine des Trois Dynasties Royales. Le Fondateur se dvoue un LieuSaint, se sacrifiant, Homme Unique, la place du peuple dont il devient le Roi et il cre une danse, sorte de blason musical et mimique de la Dynastie qui nat de son Sacrifice. Celleci, comme titre et gage de pouvoir, possde la Danse, le LieuSaint et le culte de lAnctre; les trois ne font quun: car la Danse de lAnctre, cest le Lieu-Saint qui danse et qui est dans.

Telle est la voie principale que jai suivie. Beaucoup de pistes en partent dont jai cherch, aussi, voir o elles mnent: 51 exprience faite et toutes rserves indiques sur des fautes dinattention possibles , les pistes les meilleures se trouvent tre prcisment celles qui se raccordent le mieux la voie qui me fut tout dabord indique par la comparaison des groupements documentaires.

Le systme des chemins ainsi frays conduit un point de vue dont il y a des chances quil ne soit pas trop artificiel et qui, peuttre, est central.

Si je my place, pour une inspection provisoire des faits, et si jexamine dabord laspect des documents, une remarque simpose moi: les lambeaux de lgendes qui nous sont parvenues drivent, au moins pour une bonne part, de scnarios o se trouvait laffabulation de danses religieuses et de drames mythiques.

Bien entendu, je naccorde la remarque quune valeur provisoire; je minterdis de la prendre pour une formule magique, qui ouvre tout. Je crois tout au plus possder un fil dAriane qui peut tre fragile et sarrter court. Cest dj possder quelque chose quand on va la dcouverte dans un labyrinthe ruin.

Jessaie donc de dresser un premier inventaire des dcombres.

A un moment dtermin de lhistoire chinoise, danses et drames rituels ont jou un rle important. Des schmes imaginatifs furent alors invents, dont on peut voir qu de longs sicles de distance ils commandaient encore la pense et laction. Ils simposaient lesprit quand il sagissait de fonder un pouvoir ou den dcrire la fondation.

Je propose lhypothse que voici: danses et drames rituels ont jou un rle important lpoque o stablit le pouvoir seigneurial.

Si lhypothse parat valable, les dbris qui restent de laffabulation des drames et des danses permettent dtudier le 52 milieu dides et de sentiments et par suite le milieu rel o prit naissance lorganisation fodale.

Ce milieu, assurment, est trs complexe et compos, si je puis dire, de couches diffrentes. On y dcouvre des vestiges (le Totmisme et des traces, assez vagues, dune organisation dont les traits caractristiques sont: lexistence de confrries (lie, sembletil, une classification par orients et par vents) lusage de la maison des hommes (li, sembletil, une distribution de la population masculine par classes dge, ainsi qu une distinction entre membres actifs et membres honoraires); enfin, le caractre religieux de la saison dhiver.

Ces traits, sils pouvaient tre mieux attests, suffiraient donner la date sociologique de la fondation des chefferies.

Une date, au sens courant du mot, peut tre suggre par dautres traits. Le Chef est le matre du LieuSaint et de sa Danse. Il est le Fondateur de la Ville et cest dElle quil rgle la marche du Soleil et le cours des Saisons. Il est aussi le forgeron des Talismans dynastiques.

Dans cet ensemble dides, on devine encore des couches diffrentes.

La possession des Talismans dynastiques, armes, chaudrons, tambours, qui, au cours des sicles, restrent peuttre (Lieu-Saint part les plus prcieux des gages de puissance, confre au chef des pouvoirs magiques. Dautre part, le dvouement des Fondeurs, rituellement identique au dvouement des Chefs, forme un thme qui a rsist au temps et au rationalisme. Ce dvouement, ncessaire pour que russisse lalliage des mtaux, consiste dans un hieros gamos doubl de sacrifice.

Jindique, titre de suggestion, lhypothse que voici: les prestiges qui ont permis au Chef de se substituer, Lui et sa Ville, au LieuSaint o se faisaient les noces paysannes, rgulatrices de lOrdre naturel, il en obtint le bnfice parce que, 53 matre de forgerons, il savait, laide dunions saintes et tragiques, fabriquer, pour les danses crmonielles et les danses de guerre, des chaudires, des armes et des tambours divins.

Si cette induction tait reconnue valable, on aurait le droit de dater la fondation des chefferies et des villes, ltablissement dun rgime fodal et militaire, la segmentation des communauts rurales en groupes de villageois et de citadins, laide dune date de lhistoire des techniques. On pourrait estimer que le fait cristallisateur a t lapparition en Chine du travail et du commerce du cuivre et du bronze.

Ainsi, lanalyse sociologique de documents dont ltat, dabord, dsespre, aurait russi fixer le point de dpart dune volution et rendu, enfin, possibles une tude gntique du problme pos, une histoire volutive des institutions chinoises.

Mon travail se prsente sous la forme dune collection de documents analyss, place entre une introduction un peu longue et une conclusion assez courte.

Jai voulu isoler fortement les postulats de dpart et les hypothses darrive.

Jai rsist plusieurs entranements.

Je me suis priv du plaisir que procure toute reconstruction. Jaurais pu, dans quelques cas, prsenter des reconstitutions, assez vraisemblables et assez riches, de telle figure divine ou de tel thme lgendaire. Cet t tricher avec un sentiment trs net qui me vient des textes: les lambeaux sur lesquels on est oblig de travailler, proviennent de milieux dides (historiques ou gographiques) extrmement divers. Jai, parfois, 54 rapproch dans ltude et, parfois, tudi grande distance, des faits qui, premire vue, semblent se rfrer un mme ensemble lgendaire. Quand je ne les ai pas rapprochs, ce nest pas par inadvertance ou maladresse. Quand je les ai rapprochs, jen donne lavertissement cest pour des raisons plus positives que le dsir de reconstruire un ensemble.

Les reconstitutions font meilleure figure quand on les prsente isolment. Jai vit de me procurer les bnfices que lon amasse par une production savamment ordonne darticles de dtail. On lance doucement une premire ide qui veille lattention; on triomphe dans un second article des observations quon sest attir; on roule la boule de neige; les scories entrent dans la masse et on les oublie; la surface saccrot et brille; pardessous, de belles fissures peuvent se dissimuler: cela sappelle progresser pas pas et construire avec prudence. Jai dcid de ne point apporter une pierre aprs une pierre. Chacun, au premier coup dil, verra les trous de la btisse.

Quand les documents laissent un vide, lusage est de le masquer laide des opinions dauteurs (107). Ce sont mme ces ponts fragiles que le public savant considre comme les meilleurs passages parfois les plus solides et souvent les plus dcoratifs. Je me suis interdit ce luxe. Javais ma disposition peu dopinions dauteurs, peu du moins dont la discussion pt faire bel effet. En eusse je eu davantage, je nen aurais point fait parade. Il me manque un certain respect d