granet sur 4-2etiemble

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CE QUE JE DOIS M RCEL GR NET Etiemble Tout indigne que je me sente et me sache, amateur sinisant, d'écrire sur Marcel Granet, je lui dois trop pour ne pas triompher de ce scrupule. Bien entendu, je n'écrirai jamais la thèse qu'il faudra bien élaborer quelque jour sur ce maître de notre sinologie, de la sinologie. Je n'en ai ni l'âge, ni la compétence. Je me bornerai donc à révéler ce que je lui dois. Pour ce faire, j'ai  tenu à reprendre celle de ses œuvres qui m'importa le plus :  La Pensée chinoise.  Plus de couverture. Plus de dos. Tous les cahiers disloqués, à peine retenus par les quatre coutures de ces temps heureux où l'on bro chait encore tous les livres qu'on pouvait donc relire cent fois sans que jamais ils s'effeuillassent. Sur la page de garde, par prudence, ma signature, et "Février 1934".  L'achevé d'imprimer portant 1.34, on verra que je ne tardai guère à me procurer ce chef-d'œuvre. Quantité de passages y sont soulignés : en noir, en bleu, en rouge. Quantité de paragraphes signalés par deux ou trois barres marginales, ou commentés. Ainsi, p. 374,  à propos des sept ouvertures du corps humain, ceci :  Vanus,  8 et le  vagin  9 pourquoi ne pas les comp ter ?" ; au-dessous, d'une autre écriture, un peu plus tard, quand je parvins à la p. 383, ceci : "cf. tout de même p. 383 où Granet en parle". Encore, p. 520, à propos des taoïstes, qui tenaient la société de leur temps pour  un système fallacieux de contraintes (ita liques de Granet), je gribouille : "De même le monde bourgeois ". Même page, plus bas : "La civilisation dégrade la nature". Je souligne et j'écris : "Rousseau ?";

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  • CE QUE JE DOIS A MARCEL GRANET Etiemble

    Tout indigne que je me sente et me sache, amateur sinisant, d'crire sur Marcel Granet, je lui dois trop pour ne pas triompher de ce scrupule. Bien entendu, je n'crirai jamais la thse qu'il faudra bien laborer quelque jour sur ce matre de notre sinologie, de la sinologie. Je n'en ai ni l'ge, ni la comptence. Je me bornerai donc rvler ce que je lui dois. Pour ce faire, j'ai tenu reprendre celle de ses uvres qui m'importa le plus : La Pense chinoise. Plus de couverture. Plus de dos. Tous les cahiers disloqus, peine retenus par les quatre coutures de ces temps heureux o l'on bro-chait encore tous les livres qu'on pouvait donc relire cent fois sans que jamais ils s'effeuillassent. Sur la page de garde, par prudence, ma signature, et "Fvrier 1934". L'achev d'imprimer portant 1.34, on verra que je ne tardai gure me procurer ce chef-d'uvre. Quantit de passages y sont souligns : en noir, en bleu, en rouge. Quantit de paragraphes signals par deux ou trois barres marginales, ou comments. Ainsi, p. 374, propos des sept ouvertures du corps humain, ceci : "Vanus, 8 et le vagin 9 pourquoi ne pas les comp-ter ?" ; au-dessous, d'une autre criture, un peu plus tard, quand je parvins la p. 383, ceci : "cf. tout de mme p. 383 o Granet en parle". Encore, p. 520, propos des taostes, qui tenaient la socit de leur temps pour "un systme fallacieux de contraintes" (ita-liques de Granet), je gribouille : "De mme le monde bourgeois ". Mme page, plus bas : "La civilisation dgrade la nature". Je souligne et j'cris : "Rousseau ?";

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    ou encore, p. 580, au nom de Wang Tch'ong, je note : tudier le Louen Heng" ; quelques lignes plus bas, quand il lui reproche de ne sortir jamais "des textes et des scolies", d'user "sa fantaisie gloser sur des gloses...", je proteste : "il faut bien lut ter contre les pdants avec leurs propres armes. C'est la seule esprance de qui veut les convaincre [j'aurais d crire : la seule mthode, pour qui se propose de les vaincre] . Ils sont trop sots pour t re convaincus par l'vidence". Encore, p. 526, propos du "qui suis-je" de Tchouang tseu : "Tchouang tseu rvant qu'il est un papillon ! un papillon qui s'imagine t re Tchouang tseu ?", ce commentaire : "quel est le cr i tre de l'image vraie ? Et ce t t e question pose par la occident. Qui est plus heureux, le pauvre qui, douze heures par jour, rve qu'il est roi, ou le roi qui, douze h. par jour, rve qu'il est pauvre" ? P. 161, propos de l'indiffrence des Chinois "distinguer une fonction cardinale et une fonction ordinale des nombres", je glose en marge : "un pragmat ique] comme Poincar|le mathmaticien]donne (...) priorit l'ordinal sur le cardinal parce que le cardinal est plus abstrait que l'ordinal. Cf. en sens contraire, la phi losophie]des nombres chez Saint Thomas ch. 1 et 5 du bouquin de Masson [Oursel, videmment]". P. 382, propos des passions, je renvoie au Descartes du Trait des passions : "analyser les rapports". Plus d'une fois, dans la marge, de longues citations chinoises pour m'clairer le texte de Granet ; ainsi, p. 353, propos du "puisard plac sous une ouverture laisse au sommet du toit". Etc. e tc .

    Bref, en 1934, je me permettais de dialoguer avec celui que j 'avais pri et qui avait accept de diriger mon doctorat d'Etat sur "culture physique et mtaphysi-que dans la philosophie taoste". C'est que, depuis 1929, je suivais tous les cours qu'il faisait, tous les sminaires qu'il dirigeait : aux Langues Orientales, l'Ecole des Hautes Etudes, l'Institut des Hautes Etudes Chinoises de Paris. De sorte que le "comparatiste" que je ne de-viendrais officiellement qu'en 1955, une fois lu en

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    Sorbonne la chaire de "littrature compare", je l'-tais en puissance et en acte ds 1934, tant les cours de Granet conciliaient et stimulaient en moi le got de la philosophie et celui des grammaires compares (n'ai-je pas rcemment retrouv dans mes paperasses un gros paquet de fiches o, vers ce temps-l, j'avais dj not les diverses faons d'exprimer en chinois la voix passive des verbes appartenant aux langues indo-europennes, laquelle, en tant que telle, manque au wen yen ?).Deux mots ce propos ne seront pas super-flus.

    Sitt entr la rue d'Ulm, promotion 1929, et dsi-reux de me prparer l'agrgation de philosophie -comme Soustelle, notre "cacique" - je prcisai C-lestin Bougie, directeur des littraires, qu'il me sem-blait inadmissible de prtendre ce concours, sans connatre l'une au moins des grandes penses de l'Asie et sans tudier le droit, cette forme fige de la rfle-xion morale, sociologique et politique. A quoi Bougie rtorqua que l'agrgation de philosophie offrait si peu de places que, si je courais tant de livres la fois, je m'y ferais srement coller : "Prparez donc celle de grammaire. Beaucoup plus de places et des candidats bien moins forts" (je rsume l'esprit de son intervention par irnisme l'gard des grammairiens... dont je se-rais). Pour n'tre pas indigne de l'ide que je me formais de la philosophie, et afin de me vouer la pense de cette Chine que m'avait ouverte Louis-le-Grand, du-rant l'hypokhgne et la khgne, le mdiocre Souli de Morant (dont sans surprise je vrifie que Granet l'omet dans la longue bibliographie qui parachve La Pense chinoise), pense qui s'incarnait alors, pour moi, en Confucius, je m'inscrivis, ds 1929, l'Ecole des Lan-gues Orientales, o Vissire enseignait alors la langue parle et celle des documents administratifs, ainsi qu' presque tous ceux des cours qui se dispensaient Paris sur la civilisation chinoise. Avec, trs vite, une prdi-lection pour ceux de Louis Laloy qui, fru que j'tais de posie, rimailleur moi-mme (1), m'initia pour mon

  • 16 ETIEMBLE merveillement au Li Sao et la posie chinoise en gnral (j'en tais La Flte de jade, qui ne valait pas mieux en son genre que Souli de Morant), et pour ceux de Marcel Granet, qui comblaient en moi ce dsir pas-sionn de philosophie gnrale et compare. Certes, l'rudition de Pelliot me fascinait, et je lui sus gr, Vissire mort, de nous proposer d'emble, au lieu d'exer-cices nigauds, notre premier thme chinois sur La Vie de Confucius. Le thme, une de mes passions, encore une ! Mais les piques me piquaient qu'il administrait parfois Granet (2), que je m'tais choisi comme direc-teur de conscience philosophique, et mme comme surmoi. Orphelin tout jeune, j'eus longtemps besoin d'une imago paternelle. Aprs le P. Barrier, aumnier du Lyce de Laval, que je transposai dans L'Enfant de chur, ce fut Granet. Aprs quoi, ce sera Jean Pau-lhan (3).

    Ainsi, en mme temps que je gribouillais chez Vissire mes premiers caractres chinois, lui demandais en vain une bibliographie sommaire de la civilisation chinoise (qui me valut rprimande et convocation chez le Direc-teur, lequel voulut bien rire avec moi du grief : "me pose des questions"), j'coutais les savants sminaires des Hautes Etudes et de l'Institut des Hautes Etudes Chinoises. N'ayant quasiment rien faire en Sorbonne, cette premire anne - pourvu que j'tais dj du certi-ficat de grec, obtenu en hypokhgne, et de l'crit de celui de franais, par ma note au concours d'entre) - je me donnais au chinois huit dix heures chaque jour. Un rgal ! Une vraie dbauche !

    Un peu grignotes par les souris beauceronnes, ou les loirs de l'Eure et Loir (que j'appellerais volontiers Eure et Loirs), je viens de retrouver les notes que je pris en 1929-1930 et 1930-1931 aux sminaires de Gra-net. J'en tais alors noter Crill le nom du sinologue H. G. Creel (peu got de mon matre) dont Chicago je deviendrais le collgue, l'ami et brivement l'lve quelques annes plus tard ; et Grott celui du fameux J.J.M. de Groot. En un sens, je ne valais pas beaucoup

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    mieux que ce vieux Sudois, t rs peu dou pour le chi-nois, qui chez Vissire s'tait inscrit "afin de faire des traductions sudoises du chinois", ou que ce t te clochar-de un peu cingle, l'odeur forte, aux mains sales, qui talai t devant soi, aux sminaires de Granet, une liasse de ce papier jaune et rugueux dont les bouchers d'alors enveloppaient leur viande l'intention de leurs clients. Sans rien comprendre rien, elle tentai t de reproduire, comme si ce fussent signes cabbalistiques ou formules de magie, les caractres que Granet assez souvent de-vait nous inscrire au tableau. Relues les 26 premires pages de notes prises en 1929-1930, je ne puis m'em-pcher de rire de ma prsomption : quelle hideuse gra-phie alors, la mienne, pour des caractres aussi simples q u e ^ A j T ^ T * ^ ^ * graphie que, parfois, quelques annes plus tard, je rectifierais au crayon dans les marges. Pourtant, et quand bien mme j'en tais noter phon-tiquement Louen-Rin ce qui se devait transcrire Louen Heng - mais telle tai t ma notation phontique ! -je sais que je ne perdis pas mon temps ds ce t te audacieu-se et fort exaltante aventure : explications improvises du Li Ki ; tude critique, t rs , peut - t re un peu trop, dudit Louen Heng. Quel souvenir je prserve aussi d'une explication philologico-sociologico-philosophique du Tchao-houen (le rappel de ce que Granet appellerait "l'me du souffle" ou "l'me-souffle" par opposition ce qu'il traduit : "l'me (-du-) sang", le po). Dans sa Pense chinoise, il regre t tera encore, en brve note, que Maspero n'ait pas "craint de traduire par me le mot k'i (souffle)". Quant aux gloses de Granet sur un texte de Pao P'ou tseu (lequel n'aura pas l'honneur d'une mention, si brve soit-elle, dans La Pense chinoise), ce furent ce t te anne-l mes premires lueurs sur ce qui m'occuperait durablement par la suite : le taosme.

    Eh ! combien j 'avais eu raison de refuser de me pr-senter une agrgation de prtendue "philosophie" qui n'tudiait jamais dans ses programmes ni ce t te pense arabe, ni ce t te pense chinoise sans lesquelles il n'y aurait jamais eu de pense europenne, telle du moins

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    qu' partir du moyen ge et jusqu' la fin du XVIIIe sicle peu peu elle se forma (4). Or, pour avoir subi au Lyce de Laval, censment lac, la dogmatique tho-miste, je m'tais suffisamment renseign sur ce tholo-gien pour savoir que Mgr Tempier, archevque de Paris, avait en lui condamn un abominable mlange de pense "paenne" (Aristote) et de philosophie arabe (Ibn Rouchd, notre Averros) ! Et ces agrgs, ces membres du jury d'agrgation avaient l'impudence de se prtendre "philosophes" alors qu'ils ignoraient quitablement K'ong tseu et Ibn Khaldoun, Mo tseu et Ibn Rouchd, Tchouang tseu et al Ma'arri ! Drisoire ! L'enseignement de Gra-net m'invitait, lui, rapprocher la "connaissance com-plte" des taostes et celle du "troisime genre" selon Spinoza l'hrtique (condamn lui aussi par ces inquisi-teurs ignares et fanatiques : ce Spinoza dont j 'aurai plus tard l'occasion de me demander si, grce aux Jsui-tes, il n'avait pas obtenu quelque connaissance de la pense abominable des Chinois).

    Autre mmorable explication : celle qui t ra i ta i t de ce que devaient t re les rapports entre enfants et pa-rents selon certain chapitre du Li Ki : "Or donc, pour un pre, l'amour des enfants implique qu'il ne t ra i te en proches que ceux qui sont sages et t ra i te moins bien ceux qui ont moins de talent. La mre, elle, pour ce qui est de ses enfants, elle aime ceux qui sont sages, mais rserve sa compassion pour les moins bien dous". Ce que me rvlant, Granet m'imposait de me rpter, comme si ce ft une transposition intensive du Li Ki, l'un des pomes les plus fameux de notre Victor Hugo, propos du meurtre d'Abel. Ils pleuraient tous deux, certes , Adam et Eve, mais voici comme :

    Le pre sur Abel, la mre sur Can

    Ces convergences, ces invariants dont plus tard je ferais la chasse et l 'inventaire en tudiant les histoires et les textes des divers genres l i t traires, ne m'impor-taient pas moins que les divergences, les oppositions

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    radicales, et pour moi, mdicales, entre la pense de la Chine et la chouannerie qui m'avait empoisonn mon enfance, ma jeunesse, mon adolescence.

    Passions-nous au Tchong Yong ? Les interminables discussions sur les sens proposs pour ce t i t re , parfois imposes par telle ou telle orthodoxie provisoire, m'im-portaient moins que tel rapport que je croyais y dceler avec telle formule de Descartes, ou la "raison pratique" du philosophe de Knigsberg. Ce t ra i t me comblait surtout dans la mesure o il entendait substituer toute morale fonde sur un principe qu'aujourd'hui nous dirions "totali taire" une thique respectant la nature des indi-vidus, ou, du moins, capable de la reprendre en compte, l'occasion. Obir aux ri tes, soit ! Non pas tous, ni toujours. Prcepteur de maint gosse de riches en mme temps que disciple de Granet, mon gagne-pain m'avait enseign la valeur de la politesse (qui parvient domp-ter , ou du moins masquer la mchancet, la grossire-t naturelles - statist iquement parlant - de notre mis-rable espce). Certes , il les respectait ses r i tes, Matre K'ong, mais condition qu'ils n'touffassent point en lui les sentiments profonds et gnreux. Au scandale de ses disciples, par exemple, il enterra son chien avec une na t te , sans souci de rituel. On le lui reprocha. Pour toute justification, il se rclama de son affection per-sonnelle. Je m'en souvins voil quelques mois, quand notre Sylvie, ne Saigon le 2 aot 1972, et qui, ds l'ge de neuf ans, sauva des oisillons nus tombs d'un nid, les couva, nourrit jusqu' ce qu'ils fussent assez forts pour prendre leur vol, me pria d'enterrer avec elle son chartreux bien-aim et de planter sur sa tombe deux arbrisseaux qu'allait hlas trs bien tuer l'hiver du sicle. Mon absolu mpris des ri tes funraires me commanda, par consquent, d'accder au beau dsir de notre fil lette. Grces en soient ici rendues la mo-rale chinoise, relaye par le cher Marcel Granet.

    Si les ciseaux de Moktir, dans L'Immoraliste, m'a-vaient, deux ans plus tt , jamais spar de mon pass mainiau et des vestiges en moi du "catchisme", les

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    cours de Granet me confirmrent le bien-fond philoso-phique de ce refus, de cette rupture de ban. Grce la pense chinoise, c'en tait fini en moi de l'me im-mortelle, du Dieu transcendant, de l'Absolu, du "pch". Qu'il oppost Socrate Confucius, celui-l trop huma-niste, insuffisamment naturaliste, celui-ci galement, quitablement l'un et l'autre, voil qui ne me choquait plus, moi que ma passion pour le grec, les prsocrati-ques, Socrate et les images qu'en fournit Aristophane, avait transform en admirateur sans rserve de celui que sa vertu, son courage avaient condamn boire la cigu. Que le sage du Tchong Yong n'aspirt point au "juste milieu" mais, comme l'archer, au "milieu jus-te", voil qui me convenait, ft-ce au prix d'un certain cafouillage mental. Sous prtexte que 4-% K.'L , que l'humanisme doit tenir compte des petits sires, des pauvres bougres, dirions-nous : des pauvres, des ch-meurs, et doit se dvouer leur mieux-tre, je ne vo-yais alors aucune contradiction entre mon "milieu juste" et les textes de Marx, Engels, Lnine que j'opposerais bientt l'humanisme de Jean Grenier, son admirable essai contre L'Esprit d'orthodoxie. Mais qui se construit sans errer ? Sans erreurs graves ? Qui, d'emble, peut se dire la hauteur du chapitre Jou hing du Li Ki ? C'est Granet, toujours lui, qui m'en avait fait compren-dre la justesse et le courage. A tel point que je voulus en proposer mes compatriotes une traduction moins dcevante que celle dont ils disposaient, selon l'esprit d'un jsuite sinologue (5). Lorsque Granet nous lucida le passage o il est crit que ceux qui pratiquent le -4-"sans impulsion et sans contrainte, ce sont des hom-mes uniques", je me sentis hlas indigne de ce qui pour-tant tait mon idal. Et que cette vertu de -f- en gn-ral coincidt avec "l'ensemble des devoirs du sage l'gard des hommes", voil qui me confirma un moment dans l'ide que je me formais alors du "marxisme" -confondant un peu vite la pense de Marx, et la pratique lniniste ou stalinienne ; mais qui, ds 1936, et les "pur-ges" moscoutaires, me dlivra de mes illusions, m'impo-

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    sera de rompre avec toutes les organisations o j'avais offici (Amis du peuple chinois, avec Louis Laloy, Ecri-vains pour la dfense de la culture, avec Malraux qui m'avait impos comme secrtaire international parce qu'il savait que je n'tais pas chien couchant et que l'il de Moscou qu'on m'avait fourni comme secrtaire vigilante ne me fermerait pas les yeux). Je compris alors que rien n'tait plus loin du "milieu juste" que Staline, ses bourreaux, ses martyrs. Je me voulais digne du/{ confucen. Non pas celui qui produit la crainte du chtiment (parce qu'alors qui m'empchait de rester dans la ligne ?) et qui n'est, en effet, que le plus bas degr du jen. Non pas, hlas, le jen parfait : celui de l'homme en paix avec soi (ngan jen), parce qu'il y est gntiquement prdestin. Tout ce que je savais de mon hrdit, et qui me commandait de ne pas pro-crer, m'imposait donc de me satisfaire de la seconde catgorie du j'en, celui qui s'labore partir d'un vaste savoir, inlassablement acquis, et pass au crible compa-ratif, au crible normatif.

    La Pense chinoise, fervemment et frquemment relue, m'avait prouv qu'en elle tout s'opposait aux prsupposs mtaphysiques ou thologiques de la pense judo-chrtienne, voire une part non ngligeable de la pense grecque. Le petit-fils de la chouannerie se sentait chez soi au chapitre Jou Hing du Li Ki. Il ne lui restait plus qu' devenir un "lettr" digne en tout cas du jen de seconde classe : prt mourir, s'il le faut, pour la vrit, la justice et la libert ; se prsenter chez le tyran avec son cercueil sous le bras. La Pense chinoise me confirmait en effet dans ma vocation d'-crivain. Han Yu n'crirait-il pas, sous les T'ang, son illustre rquisitoire contre son tyrannique empereur ? Dans le "lettr" chinois, j'incarnais le philosophe et l'crivain qu'un peu navement je me voulais ; et mme, soyons franc, me croyais un tout petit peu dj... Gra-net ne fut point dupe : un jour qu'il me rendait, aux Langues Orientales, une copie de composition, afin que j'en examinasse les annotations, il me dit que j'cri-

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    vais trop mes copies ; que le l i t tra teur se manifestait l'excs ; que la philosophie veut plus de contention, de densit, que d'allant, voire de brio. De sorte que lorsqu'en 1935-36, au cours de ma dernire anne la Fondation Thiers o j 'tais cens travailler surtout ma thse de philosophie chinoise, mais que je savais que je ne pourrais achever car Granet - t a i t - ce en vue de me dcourager ? - m'assurait quand j'en parlais chez lui qu'elle me demanderait vingt ans au moins, t rente peut - t re de travail assidu, lorsque Paul Pelliot me rencontra dans le mtro, si ma mmoire ne me t ra -hit, et m'y annona que l'Ecole Franaise d'Extrme-Orient ne disposait que d'une place, et qu'elle tai t at tr ibue Rolf Stein, non seulement j 'acquiesai, car j 'admirais le savoir de cet "immigr", comme dirait M. Le Pen, savoir que Granet n'hsitait pas interroger lors de telle ou telle explication improvise, mais je me consolai t rs vite, en me disant que je ne serais donc pas confin au chinois, que je pourrais pousser plus loin ma curiosit maladive.

    Il y avait pourtant un hic. Enseigner en sixime ne m'emballait gure. En ce temps-l, un agrg de gram-maire tai t jug indigne d'exercer une fonction au-del de la quatrime. On me nomma pour 36 Beauvais. Quand M. Roustan vint m'y inspecter, il me demanda ce dont je t rai terais : "Je ferai ces messieurs une thorie du substantif". Aprs m'avoir cout, il me convoqua pour m'exprimer sa consternation et me don-ner la substance du rapport extrmement svre que mritait en effet ma thorie du substantif. J'y tais srement all de mon dada, du tcheng ming (de la rec t i -fication des termes, ou encore des dnominations cor-rectes , etc.) . Je lui exposai mon cas : mes annes de chinois avec Granet, ma passion du grec, mon mmoire sur le vocabulaire et la syntaxe des sophistes dans les comdies d'Aristophane, qui ne me prparait pas trs bien au mtier qu'on m'avait impos. Comme il tai t lui-mme fort intress par la Chine, il dchira son rapport, me demanda mes vux pour l'anne suivante.

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    Je le priai de m'accorder une quatrime, avec des l-ves dj forms aux disciplines d'un enseignement se-condaire encore mieux qu'honorable. Je me gardai de lui confier qu'en philosophie, j'avais d corriger la main, dans son manuel, ce qui ne paraissait pas ortho-doxe mon thomisto-freudien Dalbiez : c'et t flat-terie indlicate. Il me suffisait d'obtenir le maximum de ce quoi j'avais droit : initier au grec des enfants de 14 ans, dj dgourdis par l'apprentissage de la gram-maire latine, le thme, et la version.

    Mon proviseur, lui, n'apprcia gure l'intelligente et gnreuse dcision de Roustan. Qu'avait-il faire en son lyce d'un toqu de chinoiseries ? Ds 1938, je le dbarrassai de ma personne et de la Chine, en filant vers l'universit de Chicago, puis le Mexique, puis de nouveau Chicago.

    Un demi-sicle aprs cette aventure, je ne regrette rien de tout ce temps prodigu la fascination qu'exer-ait sur moi, tout indigne que j'en fusse, l'enseignement de Granet. Aujourd'hui mme, je m'efforce de n'tre pas trop indigne du 4=. de seconde classe auquel il m'a-vait initi ; de me conformer cette Conduite du Let-tr dont je publiai dans Europe ma version, que je re-produisis dans toutes les ditions du Confucius qui se sont, depuis trente ans, succdes (6) et dont une cen-taine de milliers d'exemplaires ont divulgu le texte aux lecteurs de langue franaise. Si seulement j'en avais converti un sur mille...

    Afin toutefois de n'tre pas tout fait indigne de feu mon matre, un des quatre ou cinq, depuis M. Jules Froger, directeur de l'Ecole primaire de Mayenne Ouest, en passant par Jean Thomas, "caman" Normale, qui m'offrit (autres cadeaux complmentaires) et Montaigne et Diderot, cinq, oui, pas plus, dont l'enseignement m'a form la beaut, ainsi qu' la morale, je confesserai mon seul dsaccord avec lui. Dans mes notes de 1929-1930, je relis cette dfinition de Wang Tch'ong : "Une espce de La Fouchardire (7) qui avait plaisir mettre ses contemporains dans l'embarras

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    par toutes sortes de contradictions apparentes. Il accepte une part ie de la thse, puis il rfute l'ensemble de la thse. Ainsi accep te - t - i l que l'Empereur Jaune soit mont sur un dragon ; mais, dit- i l , les dragons ne montent pas au ciel. Wang Tch'ong est le dernier hritier de l'cole des sophistes. Il est compar Lucien. Mais il est plus plaisantin, moins intelligent que celui-ci". La tradition chinoise en effet rapportait qu'aprs avoir tabli la Grande Paix, l 'Empereur Jaune tai t mont au ciel. A quoi Wang Tch'ong rtorqua : "S'il a tabli la Grande Paix, il n'est pas mont au ciel. S'il est mont au ciel, il n'a pas tabli la Grande Paix. Les deux propositions sont contradictoires". Sophisme ? Bon sens, dirais-je plutt. Raison critique. Granet r e -prochait aussi Wang Tch'ong d'tre "dterministe" en matire de biologie. A quoi je rpondrais que la g-ntique, alors encore balbutiante, mais dj sur la bonne voie, m'avait prouv que, si le milieu peut l'occasion compenser en partie certaines dficiences gntiques, les gnes exercent en nous et sur nous un pouvoir t rs souvent, trop souvent, absolu. Un chromosome de plus et nous savons aujourd'hui quelles en sont les cons-quences. Au moment o Granet formulait ce grief con-t re Wang Tch'ong, un autre de mes dadas, c'tait, pr-cisment, la gntique. Ce que je savais de mes ascen-dants m'effrayait ; j 'avais dcid de ne jamais t ransmet-t re leurs gnes, parce que j 'tais en effet peu t - t re un peu trop "dterministe". Les peti ts-fi ls de crtins qui sont gniaux, a existe, parce qu'il arrive aux gnes de constituer de fcheux mlanges qu'une gnration suivante, grce quelques autres gnes, sauvera. Mais enfin, je lisais alors trop d'ouvrages et d'articles relatifs la gntique pour accepter qu'on reprocht Wang Tch'ong d'en avoir pressenti l 'essentiel, sinon l'essence. Je n'ai lu Wang Tch'ong que dans la version de Forke, mais cela m'autorise regret ter que Granet, jusque dans sa Pense chinoise, continue tympaniser sa bte noire. Et voici Forke au pilori, cause de sa "bien-veillance" pour un homme qu'il ose comparer Lucien

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    et Voltaire ! Moi, c'est au cur Meslier, c'est Diderot que je l'galerais plutt, parce que je me rallie sans rserve ce que du mme Wang Tch'ong crit Jacques Dars dans l'article qu'il lui a dcern pour V Encyclo-paedia Universalis (je cite le premier tirage car je n'ai pas encore reu les dernires lettres du nouveau). Pour Dars, l'auteur du Louen Heng (qu'il traduit "Des pond-rables") "rejette tout ce qui n'est pas fond en raison ; c'est un penseur sans quivalent dans l'histoire de la philosophie chinoise" ; toute sa modeste vie, il la voua son unique "passion : rflchir, analyser, critiquer, dmystifier". Anticonformiste original, intransigeant, voil Wang Tch'ong. Voil l'homme dont nous aurions diantrement besoin en cet an 1985 de disgrce.

    Il est grand temps de conclure. Afin de me prsenter sans honte l'agrgation de philosophie, je dus choisir une voie qui me l'interdisait et me prcipiter au bas, pour certains, de l'chelle des valeurs : en grammaire. Comme si la grammaire compare n'tait pas l'une des sources les plus pures de la pense philosophique ! J'affirmerai donc aujourd'hui, 76 ans et deux mois, qu'une agrgation dont le "cacique" peut ignorer, outre la pense des Indiens (quasiment anantie, c'est vrai, non pas tout fait, par la bestialit des conquistadores et des curs qui les accompagnaient), jusqu'aux noms d'Ibn Rouchd, de Tehouang tseu, d'Ibn Khaldoun et de Mo tseu, d'al Ma'arri et de Wang Tch'ong (omettons, pour faire bref, les penseurs de l'Inde, ceux du Japon, tous les autres) n'a pas le droit de violer aussi impu-demment le tcheng ming de la pense chinoise. Le tcheng ming de Matre K'ong, cet infaillible postulat de toute langue qui se veut intelligible, et donc de toute pense qui se voudrait intelligente. Correction des ter-mes, rectification des dnominations, de quelque autre nuance que vous coloriez votre glose de ces deux carac-tres, le tcheng ming, qui limine impitoyablement les termes inadquats, exige que notre soit-disant et prtendue agrgation de philosophie soit ainsi dsigne dsormais : "Agrgation de philosophie europenne".

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    Ergo : Agrgation de philosophie europenne : concedo. Agrgation de philosophie ? nego. Quod erat demons-trandum.

    NOTES

    1. Voyez Le Cur et la cendre, soixante ans de po-sie, Paris 1984, Orbor, Les Deux animaux, imprimerie MC 5, 3 et 5 rue de Moscou, 75 008 Paris .

    2. Granet le cite une fois, avec loges d'ailleurs, dans La Pense chinoise ; et je me suis laiss dire qu avant d'tre spars par la mort les deux grands bougres s'-taient enfin reconnus mutuellement pour ce qu'ils -taient , chacun dans son domaine. Ce que confirment les uvres posthumes de Pelliot.

    f 3. Voir Jeannine Kohn-Etiembje, 226 Lettres indites

    de Jean Paulhan, Contribution a l'tude du mouvement littraire en France, 1933-1937, Paris , Klincksieck, coll. "Bibliothque du XXe sicle*, 1975. Prix de l'di-tion critique, 1975. Le destinataire de ces le t t res est le signataire de cet hommage ; il va publier, en 1985, aux Presses Universitaires d France, Lignes d'une vie, T. 1er : Naissance a la littrature, o il donnera une iartie des le t t res qu'il crivit Jean Paulhan et o 'on verra jusqu'o 1 gara ce pre, parfois un peu pa-r t r e .

    4. Sous le t i t re inadquat, mais qui me fut impos par la Sorbonne (parce qu'elle l'avait at tr ibu celui dont elle esprait qu'il serait lu, en 1955, la chaire de l i t tra ture compare), L'Orient philosophique, je choisis, lu contre toute a t ten te , de t ra i te r exclusive-ment de l'enchinoisement de l'Europe, depuis l'poque romaine jusqu' la Rvolution franaise. Trois volumes polycopies, 1957, 1958 et 1959. One version misera jour est prvue en deux gros tomes pour le plus tt possible sous le t i t re qui convenait : L'Europe chinoise.

    5. On la lut d'abord dans Europe, puis dans toutes les ditions de mon Confucius, en Appendice n 1.

    6. Confucius, Club franais du livre, coll. "Portraits de l'Histoire", n 1, 1956 ; 4 e dition revue et corrige, 1968 ; entre temps, publie chez Gallimard, coll. "I-des", 1966 ; actuellement puise ; j 'en achve pour "Folio/Essais", une dition mise jour, para tre en 1986 ; elle tiendra compte de la rhabilitation du vieux ma t re , d'aprs maint document chinois, entre 1980

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    7. Chroniqueur l 'uvre ; son "billet", mordant drle, l ibertaire parfois, libre toujours, tai t alors pris^ des gens de ma sorte.