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  1 HAROLD GARFINKEL RECHERCHES EN ETHNOMETHODOLOGIE Traduit de l’anglais (USA)   par Michel Barthélémy , Baudouin Du pret, Jean-Manuel de Queiroz et Louis Quéré Traduction coordonné e par Michel Barthélémy et Louis Quéré Introduction par Michel Barthélémy et Louis Quéré

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HAROLD GARFINKEL

RECHERCHES EN ETHNOMETHODOLOGIE

Traduit de l’anglais (USA)  par Michel Barthélémy, Baudouin Dupret, Jean-Manuel de Queiroz et Louis Quéré

Traduction coordonnée par Michel Barthélémy et Louis Quéré

Introduction par Michel Barthélémy et Louis Quéré

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SOMMAIRE

L’ARGUMENT ETHNOMETHOLOGIQUE, par M. Barthélémy et Louis Quéré

PRÉFACE

CHAPITRE 1

QU’EST-CE QUE L’ETHNOMÉTHODOLOGIE ?

CHAPITRE 2LE SOCLE ROUTINIER DES ACTIVITES ORDINAIRES

CHAPITRE 3

LA CONNAISSANCE COMMUNE DES STRUCTURES SOCIALES

La méthode documentaire d’interprétation 

CHAPITRE 4QUELQUES RÈGLES RESPECTÉES PAR LES JURÉS DANS LEUR PRISE DE

DÉCISION

CHAPITRE 5

« PASSER » OU L’ACCOMPLISSEMENT DU STATUT SEXUEL CHEZ UNE

PERSONNE « INTERSEXUÉE ». Première partie

CHAPITRE 6

DE « BONNES » RAISONS ORGANISATIONNELLES POUR DE « MAUVAIS »

DOSSIERS CLINIQUES

CHAPITRE 7

L’ADÉQUATION MÉTHODOLOGIQUE DANS L’ÉTUDE QUANTITATIVE DES

CRITÈRES ET DES PRATIQUES DE SÉLECTION DES PATIENTS EN

CONSULTATION PSYCHIATRIQUE AMBULATOIRE 

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CHAPITRE 8

LES PROPRIÉTÉS RATIONNELLES DES ACTIVITÉS SCIENTIFIQUES ET DES

ACTIVITÉS ORDINAIRES

APPENDICE

LES STRUCTURES FORMELLES DES ACTIONS PRATIQUES 

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Introduction

L’argument ethnométhodologique 

Par Michel Barthélémy et Louis Quéré

La traduction en français de l’ouvrage fondateur du courant désormais connu sous le nom

d’ethnométhodologie paraît quarante ans après sa publication originale1. Depuis lors, bien

évidemment, l’environnement de la réception a changé, un corpus impressionnant de travaux

inspirés de cet ouvrage a vu le jour, en même temps que l’ethnométhodologie a pris pied,

certes modestement en termes de nombre de praticiens concernés, sur à peu près tous les

continents. Plusieurs générations de chercheurs ont contribué au développement de cette

approche, qui demeure sans équivalent, quant à sa posture, dans le paysage sociologique

mondial. Ce sont les traits distinctifs de cette posture que nous allons présenter

schématiquement dans cette introduction.

Respéci f ier l a question de l’ordre social  

Harold Garfinkel trace les grandes lignes de l’argument ethnométhodologique dans la préface

et le chapitre introductif de l’ouvrage. On remarquera qu’il ne commence pas par poser un

 problème défini par rapport à un corpus de thèmes connus, ou en référence à des théories

établies, et couramment partagées par les membres d’une discipline, avant d’indiquer

comment il entend aborder d’un regard neuf ce même problème. Au lieu de cela, il s’efforce

d’emblée de circonscrire un phénomène, dans un vocabulaire particulier  qui semble venir de

nulle part, et en définissant a minima le cadre théorique et l’outillage conceptuel utilisés. Ce

 phénomène est celui de la production, par les agents sociaux, dans leurs activités concertées

de la vie quotidienne, de la réalité objective des faits sociaux. Au coeur de ce phénomène se

trouve la rationalité pratique, c’est-à-dire la réalisation et la reconnaissance ordinaires ducaractère rationnellement ordonné des pratiques et des conduites sociales. Les traits distinctifs

de cette rationalité sont saisis tant du côté des méthodes prosaïques mises en œuvre par les

 personnes engagées dans la réalisation d’enquêtes aux fins pratiques de la gestion de leurs

affaires courantes, que de celles utilisées par les sociologues professionnels dans leur travail

de terrain et dans leurs pratiques de description, d’explication et de théorisation. Ces deux

1 La présente traduction s’appuie sur des esquisses faites au début des années 1980, dans le cadre de séminaires

de recherche ou d’enseignement à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Y ont notamment contribuéBernard Conein, Renaud Dulong, Patrick Pharo et Louis Quéré. La traduction du chapitre 1 qui avait résulté dece premier travail a été publiée dans Karl Van Meter (ed.), La sociologie, Paris, Larousse, 1994.

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formes d’enquête, profane et professionnelle, se rejoignent sur un point : celui des opérations

socialement organisées par lesquelles l’une et l’autr e produisent concrètement, in situ et in

vivo, les traits ordonnés, rationnels, objectifs, reproductibles des objets respectifs de leur

attention, en honorant les exigences d’une description rationnelle satisfaisante compte tenu

des circonstances concrètes de son effectuation.

Une des clés pour comprendre pourquoi Garfinkel ne commence pas par baliser son approche

à l’aide de références à un corpus de textes théoriques, empruntés aux penseurs faisant

autorité dans les sciences sociales, réside dans la singularité même du mode opératoire de sa

démarche. En effet, les textes qui exposent les concepts, théories, méthodes et outils d’une

discipline sont eux-mêmes des « produits » d’une activité pratique complexe. Mais ils

n’éclairent qu’imparfaitement le parcour s qui a conduit à leur édification, de même que les

 pratiques et les expériences concrètes dont ils sont issus. Il manque notamment aux

descriptions qu’ils comportent la mention des modalités d’ajustement des outils utilisés aux

circonstances socialement organisées, chaque fois singulières, des enquêtes effectuées. Un tel

manque ne doit rien à une faiblesse quelconque de la théorie ou de la description présentée,

mais tient à l’incomplétude inévitable de tout énoncé, de toute formulation, règle, description 

ou instruction. En effet, toute description s’appuie nécessairement, pour la reconnaissance du

sens qu’elle vise, sur un arrière-plan ad hoc de connaissances et de pratiques, de présupposés

et d’attentes, dont chacun attend que l’autre le mobilise in situ pour comprendre ce dont il est

question et agir de manière appropriée. Ce qui conduit à la discussion sur laquelle s’ouvre le

chapitre 1, et éclaire la comparaison, de prime abord surprenante, faite entre les énoncés de la

vie courante et les « quasi-lois » en histoire : les uns comme les autres s’appuient sur un

arrière-plan non explicitement formulé pour assurer le sens de ce qui est dit, lequel excède ce

qui peut être expressément énoncé. D’où le caractère indéfiniment ouvert des énoncés et des

descriptions, mais aussi leur caractère très précisément ajusté aux exigences de la situation

 pour les participants concernés, qui en font un usage compétent et attendent des autres qu’ilsen fassent de même.

Fort de la découverte de ce champ inexploré par la pensée savante, Garfinkel interroge les

formes de la connaissance en ne les dissociant pas de leur environnement socialement

organisé, ni des circonstances pratiques dont elles traitent et dont elles sont issues. A cet

égard, les divisions conceptuelles et théoriques classiques entre les modes et les champs de la

connaissance, de l’intelligibilité et de la compréhension, s’effacent au profit de l’analyse des

modalités pratiques de leur mise en œuvre au sein même des situations, et en relation auxobjets qui les concernent et vers lesquels elles s’orientent. Garfinkel associe inextricablement

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la connaissance –  qu’elle soit théorique, conceptuelle, intellectuelle, ou qu’elle relève des

nécessités de la vie courante –  au « champ phénoménal » dans lequel elle se manifeste et

s’élabore, au travers d’actions concertées2.

Il en résulte que, pour lui, l’activité la plus routinière, anodine, familière qui soit, n’est jamais

« donnée » à l’avance, n’est jamais tenue pour une copie conforme, ni une reproduction

mécanique, d’un modèle plus ou moins formalisé auquel il suffirait de se référer pour établir

le sens de ce qui advient et être en mesure d’en reproduire le cours. Elle est toujours une

 production réalisée à nouveaux frais, dans des circonstances toujours singulières, étayée sur

une connaissance ordinaire des structures sociales. Bref, ce qui donne sens à une activité,

quelle qu’elle soit, ce n’est pas sa conformité mesurable à une règle, un modèle ou une visée

définis à l’avance, mais c’est la capacité de ceux qui sont engagés dans sa réalisation de

 pourvoir, en l’ordonnant, à son identité reconnaissable, en tant que phénomène

organisationnel, de l’intérieur de son effectuation, à chaque moment de celle-ci et à travers les

détails de son élaboration située.

Le point central qui ressort de cette constitution intersubjective de l’ordre et du sens de ce que

font et disent les membres d’une communauté de langage et de pratiques, c’est un mode de

compréhension et d’accord partagé qui se réalise sur le fondement des seules ressources et

exigences d’intelligibilité internes aux cours d’action en train de se réaliser en situation. Qu’il

s’agisse de l’activité de jurés appelés à apprécier le cas qui leur est soumis et sur lequel ils

doivent émettre un jugement proportionné à la gravité des faits en question, de celle de

médecins légistes ayant à déterminer les causes de la mort d’une personne, de l’organisation

de sa conduite par une personne ayant changé de sexe et qui doit arborer tous les traits

apparents et fiables du genre auquel elle appartient désormais, pour être un « cas de la chose

réelle », de l’activité de recherche dans un observatoire d’astronomie qui conduit à la

découverte d’un pulsar optique, ou encore de la formation et de l’organisation d’une file

d’attente orientée par une relation de service : toutes ces activités présentent des chosessingulières à être ou à faire, dans la contingence des circonstances concrètes où elles ont à être

accomplies, de manière compétente, avec juste les moyens nécessaires et les ressources à

disposition. Elles manifestent néanmoins les traits de « réalités objectives », c’est-à-dire

indépendantes des actions qui sont déployées pour les réaliser ; ces actions elles-mêmes

2 Dans les textes postérieurs au présent ouvrage, Garfinkel évoque souvent « les propriétés de champ phénoménal » des choses sociales, parfois en référence à Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty,

dont la dernière partie de l’introduction s’intitule « Le champ phénoménal ». Par là il entend le fait que l’ordre etle sens des objets sociaux émergent dans le domaine du concret et du sensible, et non pas dans celui de lareprésentation, du discours rationnel ou de la réflexion abstractive.

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 présentent un caractère d’indépendance par rapport à ceux qui les réalisent pour l’occasion,

car elles émergent sous les apparences générales de traits intelligibles, familiers, accessibles et

reproductibles du monde réel.

C’est ainsi que Garfinkel tente de rendre aux faits sociaux de Durkheim, et à leur réalité

objective, leur physionomie concrète et leur caractère sensible de « choses

organisationnelles », c’est-à-dire de retrouver le travail vivant et méthodique –  réalisé

 progressivement et temporellement en situation, sans référence expresse à des règles ou des

modèles –  d’ordonnancement, d’enquête, d’analyse, de mise en forme et de mise en sens, bref

d’organisation dynamique, qui constitue ces faits comme réalité objective. C’est ce travail qui

doit servir de « précédent » à l’analyse sociologique, pas le corpus de textes théoriques

empruntés aux penseurs faisant autorité dans les sciences sociales.

Le caractère incarné des méthodologies sociales mises en oeuvre dans ce travail doit être au

fondement de toute enquête menée à son sujet. La difficulté de l’analyse est double. Tout

d’abord, si la manière dont il convient d’agir de façon compétente dans une situation donnée

de la vie courante ne fait difficulté à personne3, en revanche aucun participant n’est en mesure

de dire précisément et de manière détaillée la façon exacte dont il s’y est effectivement pris

 pour ordonner et rendre intelligible son cours d’action. Ainsi que plusieurs études de cet

ouvrage le montrent, il y a un écart entre la manière dont quelqu'un agit de façon compétente

dans une situation donnée4 et la description qu’il peut donner de son action. On ne peut pas

tenir la seconde pour un compte rendu fidèle de la première. Ce qui se manifeste dans le fait

que l’on ne saurait reproduire l’activité en question sur la base de comptes rendus ex post  de

l’activité5. Au demeurant les participants tiennent pour allant de soi, et attendent

normativement les uns des autres, qu’ils agissent comme l’exige la situation dans laquelle ils

se trouvent. C’est dire que, dans la pensée courante, la situation est censée être intelligible en

tant que telle, la reconnaissance de cette propriété foncière du monde dans l’« attitude

naturelle » étant pour les membres une simple affaire de compétence sociale sur laquelle il y a

3 Dans le cas contraire, c’est tout simplement son appartenance légitime, en qualité de membre compétent de lacommunauté de pratiques et de langage concernée, qui peut se voir remise en cause. C’est la question centrale àlaquelle est confrontée Agnès, dont l’examen de la situation paradoxale (elle veut vivre en tant que femmenormale, naturelle alors qu’elle a été élevée en garçon) fait l’objet du long chapitre 5.4 La compétence dont il s’agit n’est au demeurant pas le fait d’un seul, mais le fruit d’une validationintersubjective constante dans les actions coopératives, dont elle participe à la régulation interne, au même titreque la confiance.5

 Si cela vaut pour les comptes rendus ordinaires des membres, la distorsion est encore plus flagrante s’agissantdes idéalisations de la sociologie professionnelle par rapport aux pratiques locales qu’elles sont censées décrireet expliquer en termes de conduites déterminées par des règles.

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 peu à dire6. C’est du reste sur le fond de cette certitude pratique, que les gens éprouvent au

sujet de ce que chacun sait sur le monde qui l’entoure, que des « incompétents » ou des

« contrevenants » sont identifiés et, le cas échéant, informés ou réprimandés7. Cette

composante morale, normative et collective des activités sociales est un aspect constitutif de

celles-ci, et non un trait accessoire.

Deux « technologies d’analyse sociale »

La première composante de l’argument sociologique de Garfinkel consiste donc à considérer

l’ordre et l’intelligibilité du monde social comme sensibles et concrets (ce ne sont pas les

discours et la réflexion qui en sont la source), et à rapporter leur production, leur

reconnaissance et leur maintien à des opérations, réglées normativement, que les agents

sociaux (les « membres ») font méthodiquement entre eux, ou les uns par rapport aux autres,

dans la gestion de leurs affaires de la vie courante. Cette production, cette reconnaissance et

ce maintien sont étayés sur une connaissance de sens commun des structures sociales, sur les

évidences constitutives de l’« attitude de la vie quotidienne », ainsi que sur une maîtrise

 pratique des méthodes et procédés selon lesquels les diverses activités s’organisent. Le fait

que ces activités soient ordonnées en situation, dans un traitement de contingences et de

circonstances concrètes, et avec juste ce qui est disponible, ou juste ce qui est requis pour ce

qui est en cours, n’empêche pas qu’elles soient aussi objectives, qu’elles apparaissent

indépendantes de ces contingences et circonstances, indépendantes aussi de ceux qui les

réalisent et de leurs actes singuliers. Car les activités organisées dans la contingence

manifestent, de l’intérieur même de leur effectuation et reconnaissance concertées, un

caractère standardisé, régulier, anonyme, typique, reproductible par quiconque, transcendant

leurs auteurs et leurs circonstances, qui contribue à leur reconnaissance comme intelligibles,

rationnelles, justifiables et socialement approuvées.Une seconde composante est plus critique. Elle porte sur l’analyse et l’évaluation des

manières habituelles de procéder en sciences sociales, que Garfinkel regroupe sous les

expressions « analyse constructive », puis « analyse formelle ». Les enquêtes des sciences

6 A cet égard, le cas d’Agnès (chapitre 5) est une exception intéressante à plus d’un titre, notamment du fait queson apprentissage tardif et contraint de son identité de femme se réalise de manière intentionnelle, et passe parune observation intéressée de ses contemporains pour « extraire » des situations de la vie courante des manièresde faire appropriées et socialement approuvées lui permettant d’éviter d’éveiller les soupçons sur son identité, ense conformant aux canons supposés de ce qu’implique le fait d’être une femme en matière de conduite sociale.  7

 Que l’on songe ici, par exemple, au cas d’une personne qui remonte une file d’attente devant un cinéma pourvenir se placer en tête et aux réactions de réprobation et de rappel à l’ordre que cet acte peut déclencher à sonencontre de la part des personnes présentes dans la file.

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sociales sur le caractère rationnellement ordonné des activités et des conduites dans leur

situation d’occurrence ne prennent généralement en considération ni leurs modalités concrètes

de réalisation, ni leur organisation temporelle endogène, alors que celles-ci sont les foyers

réels de production et de reconnaissance de leurs propriétés d’ordre et de leur intelligibilité.

En un sens, l’enquête constructive ou formelle ne saisit les phénomènes qu’une fois morts,

détemporalisés, rendus dociles par leur conversion en objets de discours ; elle est indifférente

à leur organisation dynamique, au fait qu’ils soient des « choses organisationnelles » ; elle fait

comme si l’ordonnancement et la rationalisation des activités et des conduites étaient

homogènes au domaine de la représentation et du discours rationnel ; ou bien elle substitute

des « êtres de raison » –  modèles abstraits, types idéaux, algorithmes définissant des suites

d’opérations logiquement agencées, ou objets conceptuels –  aux « phénomènes radicaux », et

 projettent sur les pratiques concrètes, pour rendre compte de leur caractère ordonné et de leur

rationalité, les propriétés rationnelles de ces substituts. De telles opérations conduisent non

seulement à appréhender les activités ordinaires sous le signe de la déficience –  elles sont

sup posées manquer d’ordre en elles-mêmes, et seule la méthode conceptuelle et théorique

 paraît pouvoir combler ce manque ; elles ne peuvent alors apparaître que comme les parents

 pauvres des modèles rationnels –  ; elles passent aussi inévitablement à côté des formes

 propres du savoir ordinaire, du rapport ordinaire au monde et à autrui, ainsi que des modalités

et des ressources effectives de l’action, du jugement et du raisonnement pratiques.

Dans ses textes des années 1980-90, Garfinkel est revenu à plusieurs reprises sur les

différences et les rapports possibles entre les deux technologies d’analyse sociale que sont,

d’un côté, l’« analyse formelle », largement prédominante dans les sciences sociales, de

l’autre, l’ethnométhodologie. Du fait qu’elle appréhende les faits sociaux dans le domaine du

discours rationnel, et qu’elle privilégie la connaissance conceptuelle et théorique, ou le point

de vue analytique de la réflexion abstractive (opposé à celui de l’accomplissement situé, qui

est tout sauf dépourvu d’enquête, d’analyse et de réflexion), et la méthodologie qui leur estassociée, l’« analyse formelle » (qui est ancrée dans les procédés du langage ordinaire) ne

 peut pas pénétrer au cœur de la réalité sociale, ne peut pas appréhender son épaisseur, qui,

 pour reprendre les termes de William James, « est occupée par des activités qui en

entretiennent le cours », activités qui « possèdent une existence intelligible »8. Elle dépend

néanmoins de ces activités, elle prend appui sur elles et sur l’arrière- plan d’attentes et

d’opérations, de connaissances et de présupposés, qui les informe. Mais elle ne s’intéresse pas 

8 William James, Philosophie de l’expérience. Un univers pluraliste, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond,2007, p. 168-169.

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à leur organisation vivante, et à leurs conditions sociales ; elle n’en retient que les résultats. Et

une fois qu’elle a converti la réalité en objets de pensée, qu’elle a substitué une réalité

abstraite et absolue à une réalité sensible et relative, elle a perdu les activités dans leurs

modalités concrètes propres, et elle ne peut plus les retrouver. Par ailleurs, elle ne réfléchit pas

les opérations et les pratiques situées, ou les expériences concrètes, dont elle est elle-même

faite.

L’ethnométhodologie se revendique, à l’inverse, comme une technologie d’analyse sociale

qui, s’abstenant d’emblée de pratiquer la méthode conceptuelle ou la réflexion a bstractive, et

 privilégiant l’observation des choses en train de se faire, et celle des conditions de cet

accomplissement, quelle qu’en soit la difficulté, se met en position de pénétrer la dimension

intime de la réalité, qui est occupée par des opérations et des pratiques, et par des méthodes ou

des schèmes pour effectuer les activités, plutôt que d’opérer sur sa seule surface. 

 Néanmoins, admet Garfinkel, face à un fait social, on peut recourir, pour l’analyser, à l’une ou

l’autre technologie. On peut adopter l’une ou l’autre des deux perspectives suivantes –  elles se

 présentent l’une et l’autre, mais pas simultanément –  : soit travailler à établir la réalité

objective des faits sociaux, ou des conditions des activités sociales, dans le champ du discours

rationnel, en utilisant la méthode conceptuelle et la réflexion abstractive ; ou alors traiter cette

réalité objective comme une réalisation, à décrire, des agents sociaux engagés dans leurs

activités de la vie quotidienne et confrontés à la contrainte d’avoir à assurer, à la fois

 pratiquement et discursivement, l’ordre et l’intelligibilité de ce qu’ils font et de ce qu’ils

disent, ne fût-ce que pour coordonner leurs actions communes. Mais, comme dans l’exemple

wittgensteinien de l’image du lapin-canard, où l’on voit soit l’un, soit l’autre, le changement

d’aspect fait que l’on perçoit successivement deux choses très différentes, à vrai dire

incommensurables, à partir d’un même support.

Le rapport entre les deux technologies d’analyse sociale est du même ordr e que celui entre ces

deux aspects d’une même image. La différence est que le point de vue ethnométhodologiqueinclut l’autre point de vue dans son domaine d’investigation, dès lors que les réalisations de

l’« analyse formelle », qui reposent sur des opérations concrètes et situées, mais ignorées, et

sur la mise en œuvre implicite d’une connaissance commune des structures sociales ou des

cadres socialement organisés de la vie collective, peuvent être mises sur le même plan que

celles de n’importe quelle autre activité sociale. C’est par là qu’elles peuvent devenir un objet

d’étude de plein droit pour l’ethnométhodologie. Par exemple, Garfinkel observe la manière

dont les chercheurs recueillent leurs données sur le terrain, dans les environnements de pratiques organisées qui sont les leurs, avant, et indépendamment de, la réalisation de leur

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rapport d’enquête. La confrontation ultérieure entre le texte final et la recherche, telle

qu’effectuée en situation, devient elle-même un élément d’analyse, précisément pour faire

apparaître l’écart entre les registres de constitution et de disponibilité de l’objet dans l’un et

l’autre cas. Garfinkel note également que les manières ad hoc (les « ad hocing practices ») par

lesquelles les enquêteurs ajustent les questions qu’ils posent aux données, ou font face aux

contingences et aux spécificités rencontrées sur le terrain, sont unanimement décriées par les

 professionnels auxquels ces manières de faire effectives sont décrites. Elles sont considérées

comme non conformes, approximatives et ne représentant pas fidèlement la démarche qui doit

être celle d’enquêteurs professionnels. Dans cet écart, Garfinkel puise les arguments d’une

réflexion sur la manière dont les enquêtes d’inspiration classique sont réalisées, notamment

sur la manière dont elles transforment les éléments de leur questionnement théorique en

éléments des situations analysées, dans une démarche qui se veut empirique. Il montre ainsi

l’étroite parenté qui lie entre elles les formes variées du raisonnement sociologique pratique,

qu’il soit profane ou professionnel, notamment la façon dont elles s’accordent, dans le cadre

de comptes rendus ex post , sur la compréhension commune et sur la rationalité, ou sur la part

accordée à l’action gouvernée par des règles. 

Gar finkel et la sociologie phénoménologique

 Recherches en ethnométhodologie réunit des textes rédigés à des périodes différentes et dont

un certain nombre ont déjà été publiés séparément. C’est le cas de la partie du chapitre 1 qui a

trait à l’analyse des activités d’enquête du Centre de Prévention du Suicide de Los Angeles

(« Practical sociological reasoning. Some features in the work of the Los Angeles Suicide

Prevention Center », in E. S. Shneidman (ed.), Essays in Self Destruction, International

Science Press, 1967), des chapitres 2 (in Social Problems, 11(3), 1964, p. 225-250), 3 (in J.

M. Scher, Theories of the Mind , The Free Press of Glencoe, Inc., 1962, p. 689-712) et 8 (in Behavioral Science, 5(1), 1960, p. 72-83). Le chapitre 7 a été rédigé en mars 1960. L’étude

sur les jurés (chap. 4) a donné lieu à des communications à l’Association américaine de

sociologie dès 1954. Les chapitres 5 (le cas Agnès) et 6 (le pendant du chapitre 7 examiné du

 point de vue des enquêteurs) sont des inédits.

Les premières recherches de Garfinkel ont été très largement inspirées par la sociologie

 phénoménologique d’A. Schütz, qui avait tenté d’expliciter certains aspects de la sociologie

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de Max Weber à l’aide des outils de la phénoménologie husserlienne9. En effet, au sortir de la

Seconde guerre mondiale, Garfinkel s’est inscrit en thèse avec T. Parsons à Harvard. Il s’est

alors confronté sérieusement à l’oeuvre du grand théoricien américain, qui l’intéressait pour la

manière dont elle articulait l’étude de l’action sociale et celle de l’ordre social. Mais il a eu

très vite l’intuition qu’il fallait concevoir tout autrement cette articulation, à partir d’une

respécification de la question de l’ordre social. Pour cela, il a pris appui sur la

 phénoménologie husserlienne, avec laquelle il s’était déjà familiarisé au cours de ses études,

et sur le programme sociologique que Schütz en avait tiré.

Ainsi Garfinkel s’est-il intéressé, dans le sillage de Schütz, au problème de la constitution

d’un monde intersubjectif, qu’il a éclairé en mettant en évidence la normativité et le caractère

moral de l’arrière- plan de routines et d’attentes qui assure la stabilité des interactions sociales.

Il a aussi montré comment le maintien d’un ordre social et la coordination des actions passent

 par une confiance réciproque, et par un engagement motivé des agents sociaux en faveur des

attentes constitutives de l’« attitude de la vie quotidienne », attentes dotées d’une légitimité et

d’une valeur morale qui leur confèrent un caractère d’obligation. De ce point de vue,

Garfinkel adhère à la conviction de Durkheim que la réalité sociale est d’abord et avant tout

une réalité morale, avec ses deux dimensions d’obligation et de désirabilité, mais il reformule

complètement cette conviction à partir de la phénoménologie sociale de Schütz.

Mais la manière de procéder de Garfinkel diffère en profondeur de celle de son mentor. Ce

qui frappe dans sa démarche et dans sa relation aux textes théoriques et aux auteurs qu’il cite,

c’est le fait qu’il ne prend pas pour argent comptant ce qu’ils assertent. Cela vaut en

 particulier pour la phénoménologie de Schütz. Il ne reprend pas ses concepts tels quels pour

voir abstraitement comment s’ordonne le réel une fois analysé sous leurs auspices. Sa

démarche consiste bien plus à les « empiriciser », c’est-à-dire à les traiter comme indiquant

des phénomènes à retrouver, à observer et à décrire en tant que tels. Ces phénomènes

Garfinkel les recherche dans des situations et des occurrences « naturelles », au prix parfoisd’interventions visant à perturber leur cours habituel, comme le montre le chapitre 2. C’est le

cas par exemple de la notion schützienne d’« attitude naturelle ». Elle est abordée

concrètement à travers la recherche de situations et de dispositifs permettant de montrer en

quoi elle consiste exactement et comment elle est activement préservée d’une manière allant

de soi par les membres.

9 Pour une présentation d’ensemble de l’oeuvre de Schütz, voir D. Cefaï, Phénoménologie et sciences sociales.

 A. Schütz, Genève, Droz, 1998.

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 professionnelles. Il se réalise sans qu’il soit besoin de transformer les modalités mêmes de la

 production et de la reconnaissance familières des traits ordonnés des activités sociales en un

objet d’analyse de plein droit, sauf à avoir un intérêt légitime ou justifiable à le faire. En effet,

l’essentiel de la compréhension commune passe par la mise en oeuvre de méthodes

intersubjectivement validées en temps réel, dans et à travers l’enchaînement réglé d’actions

intelligibles et sensées, donc rationnelles, dans la praxis (que l’on songe ici, par exemple, au

travail contingent et continu d’ajustement mutuel qu’effectuent les participants à un échange

conversationnel, ou les piétons qui cheminent ou se croisent sur un trottoir, etc.).

Comment faire en sorte que cet ordre social localement produit dans les pratiques concertées,

et rationnel en contexte, puisse être soumis à investigation ? C’est à cette question que tente

de répondre le chapitre 1. Il introduit une problématique des propriétés rationnelles des

expressions indexicales, c’est-à-dire des expressions dont le sens dépend du contexte d’usage

et varie par conséquent d’un emploi situé à l’autre, puis la généralise en l’appliquant aussi au

domaine de l’action. Cette propriété, par laquelle la signification précise et opératoire d’un

terme ou d’une action dépend d’un grand nombre d’autres aspects entourant les conditions et

circonstances de son usage ou de sa production, à commencer par sa validation

intersubjective, est cela même qui pose un problème à toute entreprise visant à extraire de la

vie sociale des définitions stables, des lois générales, des invariants. Les propriétés d’ordre

des actions et des expressions indexicales répondent à « toutes les exigences de la conduite

organisationnellement située », et sont pratiquement accomplies par les membres agissant de

conserve. Actions et expressions se voient reconnaître sens et pertinence sous la forme même

dont elles se présentent en contexte, et relativement à la place qui est la leur dans une

séquence. Si un ordre est constitué c’est en tant qu’exigence et que tâche de tous les instants

dont les membres sont comptables dans leurs occasions d’activité, où il leur faut agir de

manière intelligible et faire en sorte qu’autrui puisse agir à l’unisson. C’est le caractère

exploratoire et méthodique de cet accomplissement de l’ordre et de l’intelligibilité scéniquesdes événements, des actions et des situations, aux antipodes de la vision des sciences sociales

qui y voient l’application de règles préétablies connues de tous, qui donne à ce phénomène le

caractère d’une enquête d’ordre pratique. Cette enquête est requise par la nécessité de savoir

quelle est la situation et comment y agir pour y prendre part en qualité de membre compétent.

Elle est « sociologique », au sens où ce que chacun fait dans la situation doit pouvoir être

 justifié en relation au caractère approprié de son acte, en liaison avec une analyse faite sur les

caractéristiques reconnaissables de la situation, et reconnaissables comme telles parquiconque. L’abandon des modèles sociologiques de l’acteur et de l’action, fondés sur l’idée

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que les contraintes sociales et les dispositions individuelles déterminent la production de

comportements ordonnés et réguliers, conduit à ce que la rationalité soit présentée comme une

tâche à accomplir et comme le fruit des efforts continus des membres de la société engagés

dans la réalisation de leurs activités de la vie courante.

Pour démontrer l’existence d’un ordre au sein même des pratiques de la vie courante, quels

qu’en soient le domaine, la finalité, les participants, les circonstances, etc., Garfinkel emploie

des chemins variés. Par exemple, il s’intéresse à l’explication conventionnelle de la manière

dont les personnes sont supposées se comprendre mutuellement dans une conversation. Dans

une étude consacrée à ce sujet (résumée dans le chapitre 1 et développée dans le chapitre 2), il

met en cause les explications classiques en termes de partage d’un savoir culturel, de

référence à des règles connues en commun ou d’accord sur un contenu. Son argument consiste

à montrer que lorsqu’on tente d’expliciter ce dont ont « réellement parlé » les participants à la

conversation, cette explicitation se fonde, d’une manière non prise en compte pour elle-même,

sur le caractère familièrement intelligible des propos échangés, i. e. sur l’ordre et

l’intelligibilité de l’échange, générés dans son cours même, et maintenus sans problème tout

au long de celui-ci par des méthodes empiriques utilisées par les partenaires. Garfinkel montre

aussi que, de manière ultime, la justification de l’adéquation entre la conversation, d’un côté,

et son explicitation, de l’autre, renvoie à la compétence de l’observateur qui doit être capable

de reconnaître dans cette explicitation la formulation des règles de procédure que les

 partenaires ont suivies implicitement pour réaliser leur échange concret et qui peuvent être

reconstituées à partir de son examen minutieux.

Le point laissé dans l’ombre par une telle explicitation est la description des modalités

concrètes de la compréhension commune et de la méthodologie impliquée : chacun suppose

qu’il se fait comprendre de l’autre comme lui-même comprend son partenaire ; cela ne se fait

nulle part ailleurs que dans le cours mutuellement intelligible de l’échange ; aucun d’eux n’a

 besoin de (ni n’est fondé à) demander à l’autre d’expliciter ce qu’il entend par ce qu’il dit, nide s’expliquer  sur la manière dont il s’y prend. Les propos de chacun s’appuient sur le

contexte de sens plus large de l’échange, méthodiquement et réflexivement constitué par

celui-ci. En ce sens, l’intelligibilité de ce qui est dit par l’un est démontrée par la capacité de

l’autre d’enchaîner de manière compétente sur ses propos. Ce processus temporel

d’organisation interne de la conversation « exhibe » la compréhension réelle que chacun a de

ce qui constitue le thème de leur conversation à un moment donné, sans avoir à le signifier

expressément.

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Face à cela, une description analytique de la conversation cherche à préciser son contenu en

complétant les « blancs », ou ce qui apparaît comme tel, pour des observateurs extérieurs et à

mettre au jour des règles dont les pro pos explicites seraient l’application observable au sein de

la conversation. Une telle description se soumet à des exigences qui ne peuvent pas être

satisfaites, car décrire c’est effectuer des choix d’interprétation et être conduit à clarifier les

nouvelles ambiguïtés possiblement ouvertes par ceux-ci. Les formulations de sens ou de

contenu sont également des expressions indexicales. En outre, la description analytique ne dit

rien des procédures et des pratiques interprétatives séquentiellement déployées par les

 partenaires tant pour produire et reconnaître le caractère ordonné et intelligible de leur activité

conjointe, ou le caractère suffisant de leurs propos tels qu’ils sont énoncés, que pour

s’accorder entre eux sur le sens de ce qu’ils disent.

Garfinkel étend la portée de cet exemple au-delà de sa situation initiale. C’est l’omission

systématique des aspects constitutifs de la rationalité interne des pratiques sociales de son

champ d’intérêt qui, à ses yeux, caractérise le raisonnement sociologique pr atique en général,

qu’il s’agisse de sa version professionnelle ou scientifique, ou de sa version profane. C’est a

contrario un intérêt pour les modalités de constitution de cette rationalité, construite de

manière contingente et continue, avec les ressources et les contraintes des circonstances

effectives d’une activité située, quelle qu’elle soit, qui délimite le domaine d’objet de

l’ethnométhodologie.

A l’instar des quasi-lois en histoire, les conditions de la compréhension commune ne sont pas

explicitées de façon exhaustive, et ne peuvent du reste pas l’être, par les membres engagés

dans les activités concertées de la vie quotidienne –  d’où le caractère toujours approximatif,

incomplet des descriptions et des « recettes » appliquées dans une situation et transposées à

une autre. Mais, cette incomplétude est également le fait des descriptions à portée générale

des chercheurs en sciences sociales, qui se penchent sur les conditions de description de

certaines réalités sociales, contemporaines ou appartenant au passé. Leur compréhensionidéale suppose d’inclure toutes les conditions impliquées dans leur émergence, cependant que

leur compréhension pratique se satisfait des précisions requises pour la production d’un

énoncé clair portant sur ces réalités. Au premier rang de ces précisions figure ce qu’il faut que

l’énoncé contienne d’informations et ce que ces informations doivent pointer comme leur

objet défini pour lui assurer une intelligibilité satisfaisante. Le risque d’équivoque, de lacunes,

ne peut être ni totalement ni définitivement éliminé, en fonction des intérêts et questions

 pratiques de qui consulte la description pour les fins qui lui sont propres. Une telle ambiguïté peut, du reste, être perçue comme problématique, lorsqu’elle est synonyme de confusion,

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comme elle peut être considérée, au contraire, comme créatrice, dès lors qu’elle permet des

élaborations sur un même sujet non réalisées jusque là. Elle peut également alimenter une

situation d’expectative dans le cadre d’une enquête et apparaître comme une phase

« normale » de celle-ci.

Les quasi-lois en histoire formulent des relations qui valent en règle générale. Ce qui leur

 permet de tolérer des exceptions qui ne les remettent pas en cause. Dans la vie courante, les

 personnes tablent sur leur compétence collective à reconnaître les situations dans lesquelles

elles sont impliquées pour ce qu’elles sont, notamment à les considérer comme semblables à

d’autres. Cette compétence, qui est l’équivalent, pour l’action quotidienne, du mode

opératoire des quasi-lois dans le domaine de l’histoire, est à la fois mutuellement exhibée et

exigée par les partenaires engagés dans la réalisation conjointe d’une activité. En même

temps, leurs activités concertées élaborent l’arrière-plan, reconnu tacitement par eux, sur

lequel elles s’appuient.

Dans le reste de son œuvre, Garfinkel n’aura de cesse de rechercher des formulations et des

modes d’investigation qui rendent justice à cette articulation étroite entre les méthodes des

membres pour effectuer leurs activités concertées, dans les occasions et situations variées de

la vie courante, et le fait que ces activités soient configurées comme rationnellement

ordonnées, intelligibles, justifiables, réparables le cas échéant, en contexte.

La structure normative de la «connaissance de sens commun » du monde social

Le chapitre 2, un des plus importants du volume, s’efforce, à travers une multitude de

 procédés, en particulier à travers des « expériences de perturbation » de situations de la vie

courante (le fait pour quelqu’un de se comporter dans sa famille comme s’il était un étranger,

ou un invité non familier des lieux et des personnes ; le fait pour une personne de demander

systématiquement à son interlocuteur de préciser ce qu’il veut dire ; un entretien de sélectiond’étudiants candidats à l’entrée dans une faculté de médecine, etc. ), d’arracher certains de ses

secrets de fabrication à l’opiniâtreté avec laquelle les scènes de la vie sociale apparaissent

sous les traits de la naturalité, de l’évidence, bref de l’ordinaire qui défie toute interrogation.

Ce chapitre, souligne Garfinkel dès son ouverture, concerne la question (durkheimienne) du

caractère moral de l’ordre social, qu’il faut appréhender depuis la perspective des acteurs, et

 pas d’un point de vue théorique. La définition de l’ordre moral renvoie alors aux activités de

la vie de tous les jours en tant qu’elles sont gouvernées par des attentes normatives d’arrière- plan, qui sont relatives au fait de produire et de reconnaître des cours d’action comme

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« normaux », sans être thématisées pour elles-mêmes et extraites des situations dans

lesquelles les membres les reconnaissent à l’œuvre.

En posant le problème en ces termes, Garfinkel en fait d’emblée un sujet d’investigation

empirique dont la résolution implique d’examiner les méthodes et les procédés concertés qui

sont à la mesure de la façon dont la normalité des cours d’action et des situations de la vie

ordinaire est escomptée, accomplie, perçue et sanctionnée par les membres de la société. C’est

 bel et bien d’une enquête portant sur le détail de l’organisation coopérative des actions

 pratiques, examinées dans leur « champ phénoménal », que l’analyste attend la réponse à son

questionnement scientifique sur la définition du monde tel qu’il est appréhendé dans la pensée

« de sens commun » de la vie de tous les jours.

On pourrait résumer l’esprit qui préside aux expériences de perturbation du cours des activités

sociales dans l’attitude naturelle en reprenant une formule utilisée plus tard par Garfinkel,

dans une perspective sensiblement différente. Elle revêt la forme d’une double question :

« Qu’avons-nous fait ? Qu’avons-nous appris ? ». Appliquée aux Recherches, la formule a le

mérite d’énoncer l’esprit de la procédure et de dire ce qu’elle n’est pas. En particulier, elle

n’est pas une méthodologie ironique, déplaçant ou transformant le sujet effectivement étudié,

et entrant en concurrence avec le raisonnement pratique des membres, qui préside à la

constitution de tout phénomène. L’exemple de l’étude de la conversation, celui de la consigne

de se conduire en parfait étranger dans sa propre famille, etc., sont précisément des moyens

d’accéder, par la négative, via les altérations attendues, à la structuration des scènes ordinaires

de la vie sociale. L’examen des troubles qui y sont provoqués permet de découvrir en quoi ces

scènes consistent « en règle générale », sur quoi elles reposent pratiquement, de quelles

manières de faire, concertées, routinisées et tenues pour allant de soi, leur apparence dépend,

quel problème le dispositif d’intervention mis en œuvre leur a posé, comment il a été compris

et comment il a été résolu. Par là ce sont aussi les propriétés mêmes de la rationalité de sens

commun qui se trouvent éclairées.Le chapitre 3 aborde la question de l’ordre social à travers les opérations par lesquelles les

membres de la société établissent de conserve le sens des objets et des événements de leur

environnement social soumis à leur attention. En se focalisant sur les méthodes et les procédés

du raisonnement pratique par lequel tout un chacun fait sens de ce qui retient son attention,

qu’il soit prosaïque ou savant, Garfinkel ouvre à l’investigation un champ de recherches qui

comprend à la fois les pratiques d’enquête profanes, impliquées dans la réalisation des tâches

de la vie courante, et les pratiques des enquêteurs professionnels qui prennent les premières pour objet d’étude. Une même question justifie cette indifférenciation : comment les

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membres, profanes ou professionnels, faisant face à des situations ou à des événements qui se

 présentent toujours dans leur singularité, les identifient-ils en les contextualisant, c’est-à-dire

en les incluant dans une totalité (une structure, un modèle, un schème, etc.) ? Garfinkel éclaire

ce problème en empruntant à Karl Mannheim la notion de « méthode documentaire

d'interprétation ». Mais il en élargit notablement la portée, pour rendre compte de la nature de

la « connaissance de sens commun des structures sociales ». A travers des exemples issus de

domaines divers (notamment une « fausse » consultation psychologique pour aider des

étudiants à éclaircir des problèmes personnels), il montre comment les gens s’y prennent pour

établir et maintenir un lien entre un élément apparent et une structure sous-jacente, comment

ils élaborent l’un à partir de l’autre, et comment ils révisent, si besoin est, les rapports de l’un

et de l’autre, de sorte que soit préservé le rapport de normalité défini par le cadre de l’activité

en cours. C’est cette normalité activement produite et reconnue de la situation qui est la clé de

l’efficace de la connaissance des structures sociales supposées partagées en commun par les

 participants engagés dans une activité concertée, et qui permet cette connexion entre un

élément et une structure d’ensemble. Ce qui va à l’encontre de l’idée selon laquelle c’est une

connaissance culturelle, partagée au préalable, qui permet à des personnes de se comprendre

mutuellement dans le cadre d’une activité située en agissant conformément aux règles qui

définissent son organisation et dont la maîtrise est attendue de tout membre compétent.

Le chapitre 4 est aussi une contribution à l’analyse du raisonnement sociologique pratique. Il

 porte sur la manière dont des jurés rendent compte à des enquêteurs de la façon dont ils sont

 parvenus collectivement à décider d’un verdict approprié à la gravité des faits qu’ils avaient à

 juger. C’est, pour Garfinkel, l’occasion d’examiner la rationalité des prises de décision dans

les « situations de choix de sens commun ». Il reprend pour cela la distinction proposée par

Schütz entre le « raisonnable » et le « rationnel » : est « raisonnable » ce qui est considéré

comme valide en relation aux systèmes de pertinence de l’attitude de la vie quotidienne ; est

« rationnel » ce qui apparaît valide en référence à un ensemble de règles de procédureauxquelles les agents sont censés s’être conformés dans leur jugement. La décision rationnelle

ainsi entendue suppose que ceux-ci aient appliqué les règles de procédure pour leur permettre

d’aboutir au résultat recherché. Et c’est en effet en ces termes que les jurés formulent leurs

comptes rendus rétrospectifs de la manière dont ils ont procédé.

L’argument de Garfinkel consiste à dire que la prise de décision dans la vie courante se fait de

l’intérieur d’une situation, et a lieu dans le cadre d’un engagement réel dans un cours

d’action ; elle ne correspond pas souvent à un choix délibéré fait à un moment bien déterminé.Ce n’est qu’après coup qu’elle apparaît comme choix exprès entre des alternatives, dans le

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cadre de la justification du résultat obtenu. A partir de ce résultat l’agent peut reconstituer, en

termes de phases et de décisions rationnellement motivées, s’accordant avec les attentes et les

exigences institutionnelles attachées au genre d’activité impliqué (énoncer un verdict), le

 parcours qui y a abouti. Il substitue comme tout naturellement une méthode de décision à une

autre : celle reposant sur le suivi d’une procédure supposée connue à l’avance, à celle

inhérente à l’engagement dans le traitement d’une situation, qui a sa temporalité propre et où

il faut faire face aux circonstances pratiques. Ces deux visages de la décision correspondent à

deux modalités différentes de rapport à l’action. Dans l’une, l’action étant échue et dotée d’un

résultat, elle peut être rationalisée dans le medium du discours rationnel ; dans l’autre, elle est

quelque chose à mener à bien, à travers une organisation dynamique, qui non seulement prend

du temps, mais implique aussi la temporalisation interne d’un processus.

Le chapitre 5 est consacré au fameux cas Agnès. C’est un cas d’école pour la démonstration

des principaux arguments de l’ethnométhodologie naissante, notamment celui selon lequel les

membres utilisent les activités concertées de la vie courante en tant que méthodes pour

démontrer les propriétés rationnelles des actions et des expressions indexicales, ainsi que pour

rendre compte du caractère rationnel des actions-en-contexte. La question de la description de

la rationalité pratique est aussi au cœur de ce chapitre. Garfinkel s’interroge notamment sur la

 pertinence du modèle du jeu, tel que formalisé par la théorie des jeux, pour rendre compte de

la manière très « calculée » –  à la façon de la rationalité stratégique –  dont Agnès s’efforce de

contrôler les circonstances dans lesquelles elle se trouve agir avec autrui, ou bien d’anticiper

des situations qu’elle va devoir affronter. Il montre que le modèle du jeu est adapté pour

rendre compte d’un certain nombre de situations de choix d’Agnès, cependant qu’il ne l’est

 pas pour d’autres. Cette analyse est aussi une démonstration détaillée de ce qui sépare

l’ethnométhodologie de l’interactionnisme de Goffman, dont un certain nombre de principes

d’analyse se trouvent être repris par Garfinkel et mis à l’épreuve de sa propre analyse du cas,

au premier rang desquels figure la gestion des impressions, qui s’avère être un traitfondamental de la conduite d’Agnès en société.

Si le modèle de la théorie des jeux s’avère tantôt pertinent, tantôt non pertinent, pour décrire

la situation d’une personne réelle aux prises avec son environnement quotidien et avec ses

circonstances pratiques, c’est donc qu’il entre dans une relation de comparaison avec les

méthodes prosaïques utilisées par les membres pour organiser leurs activités et pour les rendre

observables et descriptibles comme aspects ordinaires des situations auxquelles ils participent.

Ces méthodes s’ordonnent selon une logique qui n’est pas celle du modèle, mais celui-ci setrouve être soit en correspondance, soit en discordance, avec elles. La différence entre les

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deux est déterminée par la comparaison entre les principes constitutifs du modèle du jeu et les

traits que présentent les situations naturelles auxquelles Agnès a eu à faire face. C’est dire que

le rapport entre le modèle censé expliquer la conduite et la conduite effective d’une personne

réelle est, dans tous les cas, purement externe et au fond contingent. Les règles du modèle

n’expliquent pas la conduite effective de la personne dont le comportement est rapporté et

interprété sous son égide. Du coup le modèle, s’il est utilisé à des fins d’explication de la

conduite, s’éloigne en toute méconnaissance de cause de ce qui rend cette conduite

rationnellement ordonnée et qui ne peut être établi qu’à condition d’examiner comment celle-

ci se rend observable et descriptible en tant que telle aux yeux d’autrui, dans les contextes où

elle se manifeste. A défaut, c’est s’exposer au risque de donner au modèle, qui n’est alors

qu’une interprétation plus ou moins libre, un accent de réalité indu, qui se traduit par la perte

du phénomène dont l’analyse s’était donné pour tâche de rendre compte. C’est cela qui sépare

l’ethnométhodologie de l’interactionnisme et, plus généralement, de toute entreprise

« constructiviste » en sciences sociales.

Un des points importants souligné dans cette étude de cas est que Agnès ne joue pas à être une

femme, et encore moins à se faire passer pour une femme. Elle ne suit pas des règles du jeu,

établies au préalable, pour lui permettre de donner le change. La contingence des situations

suppose que la conduite juste soit découverte, accomplie et validée intersubjectivement, en

contexte. L’exploration à laquelle se livre Agnès des manières d’être, de faire et de se

comporter des hommes et des femmes dans les interactions, ainsi que des différences

attribuables à chaque sexe, s’appuie sur le présupposé du caractère indiscutable, et

normativement approuvé, des traits signant l’appartenance sexuelle. Tel est le cas pour Agnès

comme pour n’importe qui d’autre dans l’attitude de la vie quotidienne. Le fait qu’Agnès en

fasse l’expérience sur le mode inhabituel du contrôle réfléchi de la production des apparences

d’une femme « normale, naturelle », et qu’elle saisisse les « méthodes de membres » à l’aide

desquelles la différence de genre est socialement organisée, et ses traits préservés etreconduits à travers les situations de la vie de tous les jours, ne change rien à l’affaire.

Le fait qu’Agnès ne joue pas à être ce qu’elle ne serait pas « réellement », « légitimement »,

mais qu’elle agisse de sorte à être reconnue pour la personne du sexe de son choix, c’est-à-

dire comme une femme authentique, n’est pas une question d’opportunité personnelle.

Garfinkel montre combien sa situation paradoxale témoigne du caractère normatif des

manières d’être et de faire par lesquelles les êtres humains affirment leur appartenance à un

genre, et honorent les exigences sociales telles qu’elles se manifestent dans les situationsd’interaction de la vie courante comme dans les échanges institutionnels (notamment avec le

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 personnel médical, ou encore lors des entretiens d’embauche) qui rendent cette appartenance

non négociable, invariante, et les passages d’un sexe à l’autre extrêmement difficiles et devant

être fondés sur de bonnes raisons.

Les condi tions sociales de l’enquête sociolog ique  

Les chapitres 6 et 7 portent davantage sur l’enquête sociologique professionnelle. Ils posent le

 problème de la description d’un environnement d’activités socialement organisé, une clinique

 psychiatrique en l’occurrence, et s’interrogent sur la capacité de la démarche sociologique

classique, et de ses outils, à capter la réalité des pratiques sociales qu’ils étudient et à en

rendre compte avec fidélité. Ces deux études posent une nouvelle fois le problème de la

 pertinence de l’application des critères de la rationalité scientifique pour rendre compte des

 propriétés rationnelles des activités et du raisonnement pratiques, ou encore des « situations

de choix de sens commun ».

Le chapitre 6 part des doléances émises par les administrateurs, comme par les chercheurs en

sciences sociales, sur l’incomplétude des dossiers de patients de la clinique. Les dossiers ne

contiennent pas tous les mêmes documents, et les formulaires ne sont pas remplis de façon

homogène. Garfinkel s’efforce d’identifier la perspective pour laquelle il est pertinent de voir

ces dossiers comme présentant des lacunes. Ce qui le conduit à s’intéresser à la logique

organisationnelle qui sous-tend la collecte et la consignation des informations par le personnel

de la clinique et l’usage qu’il fait des dossiers. C’est en effet ce personnel qui les produit et les

utilise dans le cadre des activités de l’établissement, sans que l’incomplétude des documents

ne fasse problème et ne soit même perçue comme telle par ses membres.

Garfinkel oppose deux modes de relation aux dossiers des patients. Pour le premier, ceux-ci

devraient contenir l’intégralité des informations concernant l’ensemble des transactions entre

un patient et la clinique. Le second est davantage centré sur la consignation d’informations àdes fins de justification ultérieure éventuelle, par exemple une justification du caractère

approprié des soins apportés au patient. Pour la première perspective, les cases laissées vides

apparaissent comme des lacunes. Pour la seconde, un dossier, et n’importe lequel de ses

éléments, séparément ou combiné avec d’autres, n’acquiert un sens précis que dans le cadre

d’un usage effectif dans certaines circonstances et en relation à certains événements et fins en

 particulier. Dans ce cas, le fait que certaines parties du dossier ne soient pas renseignées n’a

 pas d’incidence dommageable en ce qui concerne l’usage documentaire qui est fait de seséléments. Il revient précisément à la lecture qui est faite des éléments du dossier de

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déterminer le sens que ceux-ci ont pour les fins pratiques de l’enquête qui est conduite, et au

regard de la question qui demande à être traitée. Ainsi un dossier ne décrit-il pas les relations

d’un patient avec la clinique. Il permet plutôt, le cas échéant, de reconstruire les éléments

d’un parcours pour en rendre manifeste le caractère normal au regard du « contrat

thérapeutique » implicite liant la clinique à un client. Dans la mesure où l’établissement du 

sens des éléments d’un dossier est une tâche indépendante des procédures de collecte des

données constitutives dudit dossier, mais renvoie à la question particulière que ces éléments

servent à éclairer au moment de leur consultation, en étant configurés d’une certaine manière,

cette étude montre le caractère de Gestalt  que revêt la relation d’une enquête à ses éléments.

Ce chapitre se conclut sur la mise en relation de ces deux modes de prise en compte des

dossiers avec des intérêts organisationnels différents cohabitant dans les services de la

clinique. Là où prédominent des intérêts de recherche médicale et scientifique, est mise en

oeuvre une lecture « actuarielle », objective, des dossiers de patients. Là où prédominent les

intérêts liés au « contrat thérapeutique », la lecture est davantage orientée vers les prestations

de service aux patients. Garfinkel ne tranche pas entre les deux modalités d’appréhension des

dossiers ; il ne présente pas l’une comme plus correcte que l’autre. Il constate simplement que

le registre formel correspond à un certain type d’usage des dossiers, cependant que l’approche

en termes de procédés ad hoc est pertinente pour un autre usage qu’il compare du reste avec la

manière dont les avocats abordent les dossiers de leurs clients.

Le chapitre 7 examine, quant à lui, la méthodologie utilisée par les enquêtes sociologiques

 portant sur les critères de sélection des patients admis pour un traitement, et qui s’appuient sur  

l’étude des dossiers et leur codification pour permettre un traitement statistique. Garfinkel met

en évidence certaines incongruités dans les résultats des recherches, provenant du fait que la

 population retenue pour l’enquête statistique reprend telle quelle la population définie par les

 professionnels qui l’ont constituée, tout en la naturalisant, c’est-à-dire en l’appréhendant

comme une population déjà constituée. Les critères professionnels qui lui ont été appliqués par le personnel médical ont été considérés comme ne faisant que confirmer l’existence des

traits identifiants dont la population considérée était déjà porteuse. Du coup, les décisions qui

ont été prises à son sujet ont elles-mêmes été objectivées par les professionnels comme par les

sociologues comme une ressource, allant de soi, de cela même que leur étude se donnait pour

objectif d’expliquer. La solution préconisée par Garfinkel à titre de recommandation de

recherche est de prendre pour objet les opérations sociales par lesquelles une personne est

identifiée comme représentant d’une catégorie appropriée, et donc aussi celles qui l’enexcluent, dès le départ ou dans une phase ultérieure de la procédure. En d’autres termes, il

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s’agit d’examiner les opérations par lesquelles une personne est extraite d’une population

initiale anonyme et générale, et constituée, sous une identité distinctive, en une personne

 justiciable d’un traitement d’un certain type par le service approprié. Parmi ces opérations

figurent les « bonnes raisons » des uns comme des autres de voir la personne sous tel ou tel

 jour.

Un aspect mis en avant par l’étude présentée dans ce chapitre est que le biais des recherches

examinées est initialement produit par la souscription aveugle des chercheurs à la

connaissance des structures sociales que produisent, par et pour les fins de leur activité, les

 praticiens du milieu d’activités culturellement organisé dont ils visent précisément à étudier

les pratiques. Ils adoptent pour eux-mêmes les catégories des personnels en question, en

reprenant la manière même dont ceux-ci se réfèrent à leur objet dans le cadre de leurs

 pratiques quotidiennes, à savoir comme un objet indépendant de ces pratiques, et celles-ci

comme étant les mêmes indépendamment de qui les met en œuvre dans chaque occasion

d’usage. C’est précisément la manière dont ils s’y prennent pour parvenir à ce résultat dans le

quotidien de leur activité qui constitue un aspect inexploré (par eux-mêmes comme par les

études conduites par les sciences sociales sur le sujet), en dépit de son caractère central.

Enfin ce chapitre souligne que la configuration de la population qui sert de base au traitement

statistique des données disponibles par les chercheurs ne correspond pas à celle qui est

 pertinente pour les personnels de la clinique qui sélectionne les dossiers. Ces derniers visent à

atteindre à terme une certaine composition de cette population selon certains critères, en

 particulier celui de la charge de travail, et en fonction de considérations internes à la clinique,

les uns et les autres n’étant pas pris en compte par les études sociologiques. Du coup, ces

dernières ne peuvent pas être considérées comme ayant présenté une étude des critères de

sélection des patients, faute de s’être penchées sur la manière dont ces critères et ces

considérations apparaissent concrètement dans les pratiques situées des sélectionneurs de la

clinique, qui sont une composante de leurs activités professionnelles journalières dans cemilieu organisé.

 Retour sur le caractère concret et sensible de l’ordre social  

Aux huit chapitres de l’ouvrage original, nous avons ajouté un article écrit conjointement par

Garfinkel et Harvey Sacks, et publié en 1970, qui présente l’intérêt de reprendre et

d’approfondir plusieurs des thèmes du chapitre 1. Il creuse notamment les différencesépistémologiques et méthodologiques entre ce que les auteurs appellent « analyse

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constructive » (qui deviendra plus tard « analyse formelle »), qui vise à remédier aux soi-

disant défauts de rationalité des actions et des expressions indexicales, et

l’ethnométhodologie, qui s’attache à découvrir  et à décrire les propriétés rationnelles de ces

mêmes actions et expressions. La différence peut être résumée de la manière suivante : dans le

 premier cas, établir l’objectivité des faits sociaux est l’objectif que les sciences sociales se

donnent sur la base de l’étude des activités concrètes et des événements singuliers. Dans le

second, l’objectivité des faits sociaux est traitée comme le corrélat de l’organisation endogène

des activités pratiques des membres.

L’article aborde plus particulièrement la question du statut des « formulations » et de leur

contribution à l’organisation des activités sociales. « Formuler » c’est énoncer, dans le cours

même d’une activité, le thème, l’identité ou la structure de celle-ci, ou encore expliciter le

sens d’un propos tenu, d’un geste réalisé ou d’un acte accompli. Les exemples introduits par

les auteurs ont principalement trait aux formulations dans les conversations. De telles

formulations sont pour les participants des composantes des situations dans lesquelles elles

sont produites. Elles s’efforcent de remédier aux propriétés des expressions et des actions

indexicales en s’appuyant sur les traits saillants de ces situations. De ce fait, elles génèrent

elles-mêmes de nouvelles ambiguïtés ou imprécisions, et occasionnent des doléances qui

mettent en cause leur pertinence ou leur adéquation à la situation considérée.

Mais l’argument central de cette étude est que les formulations ne sont pas nécessaires à la

mise en ordre et à la mise en sens d’une conversation ; elles ne peuvent d’ailleurs pas générer

cet ordre ni ce sens. Ceux-ci sont produits, à même le flux de la conversation et de l’intérieur

de son organisation sérielle, par les opérations méthodiques des participants. Ils n’ont pas

 besoin d’être formulés verbalement pour être saisis, car, étant concrets et sensibles, ils sont

immédiatement reconnaissables à même l’activité. Ce sont précisément leur intelligibilité

 pratique et leur compréhension tacite qui rendent possibles les formulations.

Quoi qu’il en soit, les participants ne prêtent attention ni aux méthodes ordinaires, ni aux procédés standard qu’ils utilisent pour organiser leurs échanges conversationnels, ou pour s’y

coordonner et s’y comprendre. Les formulations ne sont pas un retour réflexif sur ces

méthodes ou procédés, supposés maîtrisés par tout membre socialement compétent. Elles ne

 permettent pas non plus d’accéder à la « machinerie » interne de l’organisation de la

conversation ; on ne peut atteindre cette « machinerie » qu’en examinant dans le détail les

 pratiques et les opérations des membres dans le cours de leurs conversations. Saisir cette

« machinerie » est l’objet de « l’analyse de conversation » que Harvey Sacks et EmmanuelSchegloff ont développée comme domaine de recherche autonome.

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Ce que l’on constate pour les conversations vaut pour l’ensemble des activités pratiques : les

agents sociaux parviennent à ordonner et à se rendre mutuellement intelligibles leurs cours

d’action, et à rendre cet ordre et ce sens observables et descriptibles, sans avoir besoin de les

formuler verbalement, ni de préciser les procédés et les méthodes qu’ils emploient pour ce

faire. Ce sont ces procédés communs, mis en œuvre dans les diverses façons organisées de

faire et de dire en situation, qui donnent une apparence sensible, mais également formelle et

objective, aux institutions ; ce ne sont pas les institutions, ou la connaissance préalable que les

membres en auraient, qui déterminent les manières de se conduire en situation d’interaction.

Le fait pour les membres de ne pas avoir à préciser les méthodes qu’ils utilisent pour agir de

manière appropriée, de sorte à se coordonner et à se comprendre mutuellement, ou le fait de

ne pas avoir à expliciter le thème de leur conversation tout en sachant parfaitement ce sur quoi

celle-ci porte, sont des traits connus, irrémédiables, des « actions concertées » et de la

compréhension commune ; ils sont aussi ce sur quoi reposent des possibilités d’élaboration

discursive infinie, au regard des exigences mouvantes d’ajustement à la situation que leurs

activités développent au fur et à mesure.

C’est ce travail, réalisé sans trêve, en toutes circonstances, sous les auspices de l’objectivité et

de l’indépendance par rapport aux agents particuliers impliqués, qui ouvre un champ

important d’investigation à la connaissance scientifique de la « société ordinaire,

immortelle ». C’est de l’exploration de ce champ que l’ethnométhodologie s’est faite la

 pionnière.

Pour conclure

L’ethnométhodologie a fait l’objet de vives attaques, dans les années 1960-70, de la part de la

sociologie orthodoxe, qui l’a accusée d’être liée au mouvement hippie, d’être une sociologie

sans société, d’être un situationnisme, voire de saper les bases mêmes du projet de développerla sociologie comme une science à part entière. Il est vrai que les ethnométhodologues se sont

directement exposés à ce genre d’attaque en soutenant qu’une grande partie de l’entreprise de

la sociologie classique était d’emblée mal conçue, que celle-ci était incapable de saisir la

dynamique réelle des phénomènes sociaux concrets –  essentiellement parce qu’elle

commence par leur substituer des « êtres de raison » pour pouvoir mettre en œuvre la méthode

conceptuelle de l’« analyse formelle ». Mais, en même temps, l’aveuglement des sociologues

dans cette condamnation est frappant, notamment leur incapacité à voir dans la perspective deGarfinkel la reprise, en sociologie, et sur un mode qui lui est propre, d’un geste intellectuel

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qui va presque de soi pour ceux qui sont familiers des œuvres de William James ou de John

Dewey, de Ludwig Wittgenstein ou de Maurice Merleau-Ponty. Il en dit long aussi sur la

 place accordée dans la sociologie contemporaine aux questionnements des pères fondateurs de

la discipline.

Le programme sociologique de l’ethnométhodologie est volontairement conçu de manière

restrictive. Il ne s’intéresse ni à la « question sociale », ni à l’évolution des rapports

Etat/société, ni au diagnostic de l’état présent des sociétés occidentales. Par contre, il

concerne très directement des questions que l’on peut considérer comme fondamentales pour

les sciences sociales : comment faisons-nous société ? Comment nous dotons-nous d’un

monde commun ? Comment constituons-nous une collectivité de membres inconnus les uns

des autres, en tant que fait social pour nous ? Comment nous donnons-nous les repères

communs nous permettant de coordonner nos actions ? Comment assurons-nous la régularité

de nos pratiques sans nous référer expressément à des règles, des normes, des modèles ou des

standards ? Comment prévenons-nous la complète dispersion des perceptions et des

interprétations ? Comment faisons-nous pour nous comprendre les uns les autres, pour

organiser nos interactions de l’intérieur même de leur effectuation ? Comment parvenons-

nous à une intelligibilité partagée du monde environnant, et comment la maintenons-nous ?

Comment assurons-nous une forme d’« immortalité » de la société ? On pourrait continuer

longuement la liste des questions pertinentes pour l’ethnométhodologie, et dont on peut

malheureusement constater qu’elles n’intéressent plus désormais qu’un nombre très limité de

sociologues.

De telles questions montrent que, contrairement à ce qui a souvent été prétendu,

l’ethnométhodologie ne peut pas être réduite à une microsociologie. Comme l’a rappelé Jean

Widmer, notre ami prématurément disparu, l’ethnométhodologie est une sociologie générale.

L’objectivité des faits sociaux procédant des activités situées et continues des membres,

l’analyse détaillée de ces activités met au jour les processus de constitution du monde social.Entre donc de plein droit dans le champ d’étude de l’ethnométhodologie l’élucidation aussi

 bien des phénomènes socio-historiques en général que de l’autoconstitution des collectifs,

notamment des collectifs politiques. « Rien dans la visée programmatique de

l’ethnométhodologie ne prévient l’examen de ces questions. Hormis la poussée initiale, rien

n’y prépare non plus. La poussée initiale fut donnée par H. Garfinkel (1967, chap. V) dans

l’étude du genre en tant qu’accomplissement pratique »10. Les sciences sociales sont encore

10 J. Widmer, Langues nationales et identités collectives, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 10. 

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loin d’avoir compris comment se constitue et se maintient la « société ordinaire, immortelle »

de Durkheim et Garfinkel. Mais au moins ce dernier a-t-il posé quelques jalons pour

 progresser dans cette compréhension.

Notice bio-bibliographique

 Né en 1917 dans le New Jersey, élevé dans la communauté juive de Newark, Harold

Garfinkel fait une partie de ses études supérieures à l’Université de Caroline du Nord. Il y

découvre la sociologie de l’Ecole de Chicago (notamment W. I. Thomas et F. Znaniecki),

ainsi que la phénoménologie et la psychologie de la forme. Il s’y initie aussi aux oeuvres de

C. Wright Mills et de K. Burke, dont la problématique des accounts retient son attention.

C’est également l’époque (1938) où paraît le grand livre de Talcott Parsons, The Structure of

Social Action, dans la lecture duquel Garfinkel dit s’être plongé avec avidité dès sa parution. 

L’entrée des Etats-Unis dans la guerre interrompt ses études. Après la guerre il s’inscrit en

thèse avec Parsons à Harvard. Soutenue en 1952, la thèse s’intitule The Perception of the

Other. A Study in Social Order .

A l’issue de sa thèse, Garfinkel collabore pendant deux ans à des enquêtes financées sur fonds

 publics, dont une recherche sur les jurys d’assises, au cours de laquelle il dit avoir eu l’idée

d’appeler « ethnométhodologie » le type d’approche qu’il essayait de développer 11. Entré en

1954 à l’Université de Californie à Los Angeles, comme professeur au département de

sociologie et d’anthropologie, il y est resté jusqu’à sa retraite en 1987. 

Les publications de Garfinkel sont finalement relativement peu nombreuses. C’est le présent

ouvrage qui l’a fait connaître. Parmi les articles antérieurs, les plus connus sont un texte très

suggestif sur « les conditions de succès des cérémonies de dégradation » (« Conditions of

successful degradation ceremonies », American Journal of Sociology, LXI(5), 1956, p. 240-

44), une étude sur la « connaissance de sens commun des structures sociales » (« Aspects ofthe problem of commonsense knowledge of social structures », Transactions of the Fourth

World Congress of Sociology, 4, 1956, p. 51-65), et un long article sur la confiance comme

« condition de la stabilité des actions concertées » (« A conception of, and experiments with,

“trust” as a condition of stable concerted actions », in O. J. Harvey (ed.), Motivation and

Social Interaction, New York, Ronald Press, p. 187-238). A. Rawls a aussi publié récemment

11 Cf. le récit qu’il donne de l’invention de l’appellation dans « The origins of the term “Ethnomethodology” »,in R. Turner, Ethnomethodology, Harmondsworth, Penguin Education, 1974, p. 15-18.

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un manuscript datant de 1948 (Seeing Sociologically. The Routine Grounds of Social Action, 

Boulder, Paradigm Publishers, 2006).

A la fin des années 1960, Garfinkel écrit avec H. Sacks un article important sur « les

structures formelles des actions pratiques », qui figure en appendice du présent volume. La

 première publication issue des recherches qu’il a lancées et dirigées sur le travail scientifique,

à partir du début des années 1970, est un article de 1981, cosigné de Garfinkel, E. Livingston

et M. Lynch, sur la découverte d’un pulsar optique par des astrophysiciens de l’Université de

l’Arizona (« The work of a discovering science construed with materials from the optically

discovered pulsar », Philosophy of the Social Sciences, 11, p. 131-158). En 1986, Garfinkel

coordonne un ouvrage collectif destiné à faire connaître les recherches de ses élèves sur le

travail ( Ethnomethodological Studies of Work , Londres, Routledge & Kegan Paul). A la fin

des années 1980 et au début des années 1990 paraissent de nouveaux articles plus théoriques,

où sont explicitées les relations de l’ethnométhodologie à la sociologie classique, et où est

clarifié le programme de l’ethnométhodologie (avec L. Wieder, « Two incommensurable,

asymetrically alternate technologies of social analysis » , in G. Watson & R. M. Seiler (eds),

Text in Context , Newbury Park, N. J, Sage, 1992, p. 175-206 ; « Le programme de

l’ethnométhodologie », in M. de Fornel, A. Ogien et L. Quéré, L’ethnométhodologie. Une

 sociologie radicale, Paris, La Découverte , p. 17-30 ; « Postface », in M. de Fornel, A. Ogien

et L. Quéré, op. cit . p. 439-444). Dans ces derniers textes, repris et développés dans un

ouvrage paru en 2002 ( Ethnomethodology’s Program. Working out Durkheim’s Aphorism,

Lanham, Rowman & Littlefield Publ., Inc.), Garfinkel se présente comme un héritier direct de

Durkheim. Pour lui, comme pour Durkheim, la réalité sociale est d’abord et avant tout une

réalité morale. Mais il propose surtout de comprendre l’aphorisme de Durkheim, selon lequel

« la réalité objective des faits sociaux est le phénomène fondamental de la sociologie »,

autrement que ne le fait la sociologie classique, c’est-à-dire en montrant comment cette

objectivité est constituée dans le cours même de la vie sociale par les activités et les pratiquesordinaires des membres.

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POUR ABRAHAM GARFINKEL

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PREFACE

Quand on fait de la sociologie, profane ou professionnelle, toute référence au « monde réel »,

même si elle concerne des événements physiques ou biologiques, est une référence aux

activités organisées de la vie courante. En conséquence, contrairement à Durkheim dont

certaines formulations enseignent que la réalité objective des faits sociaux est le principe

fondamental de la sociologie, nous affirmons, à titre de politique de recherche, que la réalité

objective des faits sociaux, en tant que réalisation continue des activités concertées de la vie

courante –  étant entendu que les membres connaissent, utilisent et prennent comme allant de

soi les manières ordinaires et ingénieuses de 1'accomplir –  est un phénomène fondamental

 pour ceux qui font de la sociologie. Dans la mesure où il s'agit d'un phénomène fondamental

de sociologie pratique, il est le thème dominant des recherches en ethnométhodologie. Celles-

ci analysent les activités de la vie quotidienne en tant que méthodes des membres pour rendre

ces mêmes activités visiblement-rationnelles-et-rapportables-à-toutes-fins-pratiques, c'est-à-

dire « descriptibles » (accountable12) comme organisations des activités ordinaires de tous les

 jours. La réflexivité de ce phénomène est une propriété singulière des actions pratiques, des

circonstances pratiques, de la connaissance de sens commun des structures sociales et du

raisonnement sociologique pratique. C'est cette réflexivité qui nous permet de situer et

d'examiner l’occurrence de ces différents éléments ; en tant que telle, elle fonde la possibilité

de leur analyse.

Cette analyse poursuit les objectifs suivants :

- apprendre comment les activités ordinaires réelles des membres sont faites de méthodes

 pour rendre analysables les actions pratiques, les circonstances pratiques, la connaissance de

sens commun des structures sociales et le raisonnement sociologique pratique ;

- découvrir les propriétés formelles des actions pratiques courantes « de l’intérieur  » desituations réelles, en tant que réalisations continues de celles-ci.

12  Note sur la traduction des termes « accountability », « accountable », « account » : nous avons traduit« account » soit par compte rendu, soit par description. Par « accountable » Garfinkel entend observable etrapportable, ou visible et dicible, ou intelligible et racontable, explicable, justifiable. L’« accountability »comporte plusieurs aspects. A l’idée de rendre compte s’ajoutent celles de rendre des comptes et de répondre deses actes ou de son identité. Nous avons pensé qu'en français les termes description, descriptible, descriptibilité

 pouvaient restituer ces différents sens, étant entendu, notamment, que pour que l'on puisse rendre compte dequelque chose, le rapporter, l’expliquer, le justifier, il faut que ce quelque chose soit, d'une manière ou d'une

autre, disponible, c’est-à-dire observable, intelligible et dicible. Cette disponibilité procède elle-même d’uneréalisation. C’est ce que souligne la problématique de l’« accountability ».

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Il n'existe aucune autre source, ni aucune autre manière, pour accéder de façon certaine à ces

 propriétés formelles. S'il en est ainsi, nous ne pouvons pas effectuer nos analyses par

1'invention libre, par la théorisation constructive, par des schématisations ou par l’examen de

 bibliographies. Le seul type d'intérêt que nous accordions à ces manières de procéder porte

sur leur diversité en tant que méthodes de raisonnement pratique, situées dans une

organisation. Dans le même esprit, nous ne cherchons aucunement à faire des reproches au

raisonnement sociologique pratique ou à le corriger, car les enquêtes professionnelles sont

 pratiques de part en part. On pourrait certes faire des critiques que les ethnométhodologues et

ceux qui font des enquêtes professionnelles s'adressent les uns aux autres un phénomène à

étudier du point de vue ethnométhodologique. Ceci mis à part, il ne faut pas prendre ces

critiques au sérieux.

Les recherches ethnométhodologiques n'ont pas pour objet de formuler ou de justifier des

rectifications. Elles n'ont aucune utilité quand elles sont pratiquées comme ironies. Bien

qu'elles servent à préparer des manuels sur les méthodes sociologiques, elles ne sont en

aucune façon un ajout aux procédures « standard » ; elles en sont différentes par essence.

Elles ne visent pas à proposer un remède aux actions pratiques, comme si on pouvait

considérer celles-ci comme étant meilleures ou pires que ce qu'on prétend habituellement.

De la même façon, nous ne sommes pas à la recherche d'arguments humanistes, pas plus

que nous n'entamons ou n'encourageons des discussions théoriques sans rigueur.

Depuis plus de dix ans un groupe dont 1'importance augmente a pratiqué quotidiennement des

recherches ethnométhodologiques. Aujourd'hui on peut citer : Egon Bittner, Aaron V.

Cicourel, Lindsey Churchill, Craig MacAndrew, Michael Moerman, Edward Rose, Harvey

Sacks, Emmanuel Schegloff, David Sudnow, D. Lawrence Wieder et Don Zimmerman.

Harvey Sacks doit être mentionné avec une attention particulière car ses écrits et ses

conférences extraordinaires ont servi de ressources critiques.

Ces recherches ont mis au point des méthodes qui ont permis de circonscrire un domaine de phénomènes sociologiques : les propriétés formelles des activités courantes en tant que

réalisation organisationnelle pratique. Un ensemble considérable d’études est maintenant

 publié ou sous presse. Cet ouvrage en fait partie. S’y ajoute toute une série de travaux qui

circulent actuellement avant publication. Des résultats et des méthodes deviennent ainsi

disponibles, qui attestent qu’un domaine de phénomènes sociaux inconnu jusque là a été

découvert.

Les études de ce volume ont été écrites au cours des douze dernières années. Elles ont étéreconsidérées et réarrangées pour donner une certaine unité à l’ensemble, unité que je regrette

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d’ailleurs, car cette pratique conduit à sacrifier les nouveautés pour assurer un sens global à

l’ensemble des textes rassemblés. Les chapitres reprennent mes études sur les œuvres de

Talcott Parsons, Alfred Schütz, Aron Gurwitsch et Edmund Husserl. Pendant vingt ans leurs

écrits m’ont guidé dans l’analyse du monde des activités de la vie quotidienne. En particulier

l’œuvre de Parsons demeure impressionnante pour la profondeur et la précision de son

raisonnement sociologique pratique sur la formulation et la résolution du problème de l’ordre

social.

Mes recherches ont été rendues matériellement possibles grâce aux aides suivantes. Les

études présentées dans les chapitres 2, 3 et 5 ont bénéficié d’une bourse de l’U.S. Public

Health Service. Les recherches sur la compréhension commune et sur les pratiques de codage

ont été financées par l’U.S. Public Health Service, par le Département d’Hygiène Mentale de

l’Etat de Californie et par l’Armée de l’air. Le travail sur lequel prend appui le chapitre 8 a été

commencé alors que j’étais à l’Université de Princeton, et il a été achevé grâce à une bourse

de l’U.S. Public Health Service. Je suis aussi redevable à l’Université du Nouveau Mexique, à

l’Armée de l’air et à la Société pour la recherche sur l’écologie humaine. 

J’ai eu le privilège de passer l’année universitaire 1963-64 au Centre pour l’étude scientifique

du suicide au Centre de prévention du suicide de Los Angeles. Je suis reconnaissant aux Drs

Edwin S. Shneidman, Norman L. Farberow et Robert E. Litman de leur hospitalité.

La recherche sur le service psychiatrique de consultation externe de l’Institut

neurospychiatrique de l’UCLA a bénéficié de l’aide du Département d’Hygiène Mentale de

l’Etat de Californie et d’une bourse de l’U.S. Public Health Service. Le travail sur l’usage des

dossiers par le personnel de la clinique a en outre été financé par l’Armée de l’air. Harry R.

Brickman, M. D. et Eugene Pumpian-Minsdlin, M. D., précédents directeurs du service

 psychiatrique de consultation externe de l’Institut neurospychiatrique de l’UCLA ont

grandement facilité l’enquête. Les docteurs Leon Epstein et Robert Ross ont encouragé ces

recherches et géré les subventions du Département californien d’Hygiène Mentale quand ilsdirigeaient la section recherche.

Je remercie tout particulièrement Charles E. Hutchinson, responsable de la division des

Sciences du comportement au service de la recherche de l’Armée de l’air, qui a aidé les

Conférences sur l’ethnométhodologie par des financements accordés à Edward Rose et à moi-

même, ainsi que les recherches sur la prise de décision dans les situations de choix de sens

commun par des subventions de recherche attribuées à Harvey Sacks, Lindsley Churchill et

moi-même.

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Pour l’étude présentée dans le chapitre 7, j’ai tiré un grand profit des critiques des Drs.

Richard J. Hill, Elliot G. Mishler, Eleanor B. Sheldon et Stanton Wheeler. Je remercie aussi

Egon Bittner qui a codé les cas quand il était mon assistant de recherche, et Michael R. Mend

qui a fait les calculs. Le texte a aussi bénéficié des conseils du professeur Charles F.

Mosteller, du Département de statistiques de l’Université Harvard, et de l’inventivité du

Professeur Wilfred J. Dixon, de l’Ecole de santé publique de l’Université de Californie à Los

Angeles. Celui-ci a conçu la méthode d’utilisation du chi-carré pour évaluer les données

impliquant des probabilités conditionnelles. C’est avec sa permission que j’ai présenté cette

méthode dans l’appendice 1. Je suis seul responsable des défauts du texte. 

Je suis reconnaissant envers mes étudiants Michael R. Mend et Patricia Allen pour leur aide

dans les recherches sur la clinique. Peter McHugh m’a assisté dans l’expérience du

« conseil », lorsqu’il était étudiant à l’U.C.L.A. David Sudnow a travaillé avec une extrême

 patience à l’amélioration de l’écriture. Robert J. Stoller, Egon Bittner et Saul Mendlovitz ont

contribué aux recherches où ils figurent comme co-auteurs. L’étude sur les jurés est basée sur

des interviews faites par Mendlovitz et moi-même quand nous participions au Projet sur les

 jurys de la faculté de Droit de l’Université de Chicago.

Je suis enfin redevable à différentes personnes en particulier : James H. Clark, ami et éditeur ;

et à de vieux amis : William C. Beckwith, Joseph Bensman, Heinz et Ruth Ellersieck, Erving

Goffman, Evelyn Hooker, Duncan MacRae, Jr., Saul Mendlovitz, Elliot G. Mishler, Henry W.

Riecken, Jr., William S. Robinson, Edward Rose, Edwin S. Shneidman, Melvin Seeman et

Eleanor B. Sheldon.

Ma charmante épouse connaît ce livre avec moi.

HAROLD GARFINKEL

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CHAPITRE 1

QU'EST-CE QUE L'ETHNOMÉTHODOLOGIE ?

Les études qui suivent se proposent de traiter les activités pratiques, les circonstances

 pratiques et le raisonnement sociologique pratique comme des thèmes d'étude empirique, en

accordant aux activités les plus communes de la vie quotidienne 1'attention habituellement

accordée aux événements extraordinaires. Elles cherchent à traiter ces activités en tant que

 phénomènes de plein droit. L’idée qui les guide est que les activités par lesquelles les

membres organisent et gèrent les situations de leur vie courante sont identiques aux

 procédures utilisées pour rendre ces situations « descriptibles » (accountable)13. Le caractère

« réflexif » et « incarné » des pratiques de description (accounting practices)  et des

descriptions constitue le coeur de cette approche. Par descriptible j'entends observable et

rapportable, au sens où les membres disposent de leurs activités et situations à travers ces

 pratiques situées que sont voir-et-dire. Je veux dire également que de telles pratiques

consistent en un accomplissement sans fin, continu et contingent ; qu'elles sont réalisées, et

 provoquées comme événements, dans le cadre des affaires courantes qu'elles décrivent tout en

les organisant ; qu’elles sont l’œuvre d’agents qui participent à des situations d'une manière

telle que, obstinément, ils tablent sur leur compétence, la reconnaissent, 1'utilisent, la

considèrent comme allant de soi. Par compétence j'entends la connaissance qu'ils ont de ces

situations, leur habileté à les traiter, et le fait qu'ils ont qualité pour faire le travail détaillé que

suppose l’accomplissement évoqué. Le fait même qu'ils considèrent leur compétence comme

allant de soi leur permet d'accéder aux éléments particuliers et distinctifs d'une situation et,

 bien évidemment, leur permet d'y accéder aussi bien en tant que ressources qu'en tant que

difficultés, projets, etc.

13 Sur la traduction des termes « accountability », « accountable », « account » : nous avonstraduit « account » soit par compte rendu, soit par description. Par « accountable » Garfinkelentend observable et rapportable, ou visible et dicible, ou intelligible et racontable. Nousavons pensé qu'en français le mot « descriptible » rendait correctement ce double sens, étantentendu que pour qu'on puisse décrire quelque chose il faut que ce quelque chose soit, d'unemanière ou d'une autre, disponible, intelligible et dicible. Par conséquent nous avons aussitraduit « accountability » par descriptibilité.

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Helmer et Rescher 14  ont explicité quelques-unes des propriétés structurellement

équivoques des méthodes mises en œuvre par les personnes qui font de la sociologie, qu'elles

soient profanes ou professionnelles, pour rendre observables les activités pratiques, ainsi que

des résultats obtenus. Lorsque les comptes rendus des membres sur leurs activités courantes

sont utilisés comme prescriptions pour situer, identifier, analyser, classifier, rendre

reconnaissables des occasions comparables ou  pour s’y repérer, ces prescriptions, observent-

ils, sont comme des quasi-lois, limitées sur le plan spatio-temporel, et approximatives (loose).

Dans « approximatif » il y a l'idée que, bien que ces prescriptions soient conçues comme

conditionnelles dans leur forme logique, « la nature de ces conditions est telle que la plupart

du temps elles ne peuvent pas être formulées de façon complète et exhaustive ». Les auteurs

citent en exemple un rapport sur les tactiques de navigation à voile au XVIIIe siècle. Ils notent

que ce rapport comporte, comme condition test, la référence à l'état de 1'artillerie navale.

« En élaborant les conditions (dont dépendrait un tel compte rendu),

1'historien décrit ce qui est typique de 1'endroit et de la période. Les implications

complètes d'une telle référence peuvent être vastes et inépuisables. Par exemple (…)

on a tôt fait de remonter de 1'artillerie à la technologie du travail du métal dans la

métallurgie, au travail des mines, etc. Ainsi, les conditions qui opèrent dans la

formulation d'une loi historique peuvent être seulement indiquées sur un plan

général, et ne le sont pas nécessairement. En effet dans la plupart des cas on ne peut

 pas s'attendre à ce qu'elles soient développées de façon exhaustive. C'est le caractère

des lois de ce genre qui est ici désigné par le terme approximatif (…).

Une conséquence du caractère approximatif des lois historiques est qu'elles ne

sont pas universelles, mais simplement quasi générales, du fait qu'elles admettent des

exceptions. Puisque les conditions qui délimitent le domaine d'application de la loi

souvent ne sont pas spécifiées de façon exhaustive, on peut expliquer une violation

supposée de la loi en montrant qu'une précondition légitime, non formulée jusque-là,d'applicabilité de la loi, n'est pas remplie dans le cas pris en compte. »

Considérez que cela est valable dans tous les cas  particuliers, non pas en raison de la

signification du terme « quasi-loi », mais à cause des pratiques concrètes et particulières de

celui qui procède à 1'investigation.

De plus, Helmer et Rescher font remarquer :

14 Olaf Heimer et Nicholas Rescher, On the Epistemoloy of the Inexact Sciences, P-1513, Santa Monica, Cal.,Rand Corporation. Octobre 13, 1958, p. 8-14.

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« On peut estimer que les lois contiennent une clause restrictive tacite du type

“habituellement” ou “toutes choses étant égales par ailleurs”. Une loi historique est

ainsi non strictement universelle en ceci qu'elle doit être considérée comme

applicable à tous les cas qui tombent dans le champ de ses conditions explicitement

formulées ou formulables ; ou plutôt, on peut penser qu'elle formule des relations qui

sont en vigueur de façon générale, ou mieux qui prévalent “en règle générale”.

Une telle “loi” sera dite quasi-loi. Pour que cette loi soit valide, il n'est pas

nécessaire qu'aucune exception apparente ne se produise. Ce qui est seulement

nécessaire, c'est que, dans le cas où se produirait une exception apparente, une

explication adéquate puisse être donnée, une explication faisant la démonstration du

caractère exceptionnel du cas survenu en établissant la violation d'une condition

appropriée, bien que jusqu'ici non formulée, de l'applicabilité de la loi. »

Ces traits ainsi que d'autres peuvent être cités parce qu'ils décrivent très exactement les

 pratiques de compte rendu des membres. Ainsi, (a) toutes les fois qu'on requiert d'un membre

qu'il démontre que sa description analyse une situation concrète, il fait invariablement usage

de clauses telles que : « et cetera », « à moins que", « passons", pour démontrer la rationalité

de sa réalisation. (b) Ce qui est rapporté trouve son sens défini et perceptible par le biais d'une

attribution que locuteur et auditeur se font l'un à l'autre : à savoir que chacun aura mobilisé les

éléments de compréhension non formulés qui sont requis. Par conséquent une grande partie de

ce qui est réellement rapporté n'est pas mentionné. (c) Dans le cours même de leur

effectuation, les comptes rendus requièrent des « auditeurs » qu'ils veuillent bien attendre ce

qui sera dit par la suite pour que devienne claire la signification de ce qui a été dit, au moment

où cela a été dit. (d) Comme les conversations, les réputations et les carrières, les détails des

comptes rendus sont élaborés pas à pas, au moment où l'on en fait effectivement usage et où

l'on s'y réfère. (e) II est habituel que le sens des éléments d'un compte rendu dépende pour une

grande part de leur situation séquentielle, de leur pertinence par rapport aux projets de1'auditeur, et du cours de développement des occasions organisationnelles de leur usage.

En bref, le sens reconnaissable des comptes rendus, ou encore leur fait même, leur

caractère méthodique, leur impersonnalité, leur objectivité ne sont pas indépendants des

occasions socialement organisées de leur usage. Leurs caractéristiques rationnelles résident

dans ce que les membres font avec eux, dans ce qu'ils en font dans les occasions réelles,

socialement organisées, de leur usage. Les comptes rendus des membres sont liés de façon

réflexive et essentielle, pour ce qui est de leurs caractéristiques rationnelles, aux occasions

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socialement organisées de leur usage, pour cette raison qu'ils sont des éléments de ces

occasions.

C'est ce lien qui fonde le thème central de nos études : la descriptibilité rationnelle des

actions pratiques, en tant qu'elle est un accomplissement continu et pratique. Je spécifierai ce

thème en passant en revue trois phénomènes problématiques qui le constituent. Partout où l'on

se préoccupe d'étudier 1'action pratique et le raisonnement pratique, on rencontre les

 phénomènes suivants : (a) 1'impossibilité de réaliser le projet de distinguer expressions

objectives (indépendantes du contexte) et expressions indexicales, et de substituer les

 premières aux secondes ; (b) la réflexivité essentielle mais « non remarquée » des descriptions

des actions pratiques : (c) l'analysabilité des actions-en-contexte comme accomplissement

 pratique.

Expressions objectives et expressions indexicales. Pourquoi il est impossible de les

distinguer et de substituer les unes aux autres

On peut expliciter les propriétés des comptes rendus (du fait qu'ils sont des éléments des

occasions socialement organisées de leur usage) à l’aide des travaux  des logiciens sur les

expressions et les phrases indexicales : les propriétés de ces dernières sont celles-là même des

comptes rendus. Husserl15 a parlé d'expressions dont le sens ne peut pas être décidé par un

auditeur sans qu'il sache ou qu'il présume nécessairement quelque chose au sujet de la

 biographie ou des objectifs de 1'utilisateur de 1'expression, des circonstances de l’énonciation,

du cours antérieur de la conversation, ou de la relation particulière, réelle ou potentielle, qui

existe entre le locuteur et 1'auditeur. Russell16 a observé que les descriptions qui comportaient

des expressions indexicales ne s'appliquaient dans chaque occasion d'usage qu'à une seule

chose et que ces choses auxquelles elles s'appliquent ne sont plus les mêmes dans des

occasions différentes. De telles expressions, écrit Goodman17, sont utilisées pour produire desaffirmations non équivoques dont la valeur de vérité semble néanmoins soumise au

changement. Chacun de ces énoncés, de ces « tokens », constitue un mot et réfère à une

certaine personne, à un certain moment et à un certain lieu, mais ce mot nomme quelque

chose qui n'est pas nommé par une réutilisation du mot. Leur dénotation est relative au

15 In Marvin Farber, The Foundation of Phenomenol ogy, Cambridge, MA, Harvard University Press,1943, p.237-238.16 Bertrand Russell, Inquiry into Meaning and Truth, New-York, W. W. Norton & Company, Inc., 1940, p. 134-

143.17 Nelson Goodman, The Structures of Appearance, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1951, p. 287-298.

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locuteur. Leur usage dépend de la relation de 1'utilisateur à l'objet qui se trouve concerné par

le mot. Dans le cas d'une expression indexicale temporelle, le temps est pertinent pour ce

qu’elle désigne. De la même façon, le lieu précis qui est nommé par une expression indexicale

spatiale dépend de la localisation de son énonciation. Les expressions indexicales et les

affirmations qui les contiennent ne peuvent pas être répétées librement : dans un discours

donné, toutes les copies qui s'y trouvent n'en sont pas pour autant des traductions. La liste peut

être indéfiniment étendue.

Ceux qui étudient le raisonnement sociologique pratique, qu'ils soient profanes ou

 professionnels, pourraient sans doute tous s'accorder sur les propriétés des expressions

indexicales et des actions indexicales. Ils seraient tout aussi d’accord pour reconnaître (a) que,

 bien que les expressions indexicales « soient d'une énorme utilité », elles sont

« embarrassantes pour un discours formel » ; (b) qu'une distinction entre expressions

objectives et expressions indexicales est non seulement appropriée sur le plan de la procédure

mais inévitable pour quiconque veut faire de la science ; (c) que sans la distinction entre

expressions objectives et expressions indexicales, et sans 1'usage préférentiel des expressions

objectives, on ne peut pas comprendre les succès des recherches généralisantes, rigoureuses et

scientifiques (la logique, les mathématiques et certaines des sciences physiques) ; leurs

victoires feraient long feu et les sciences inexactes auraient à abandonner leurs espoirs ; (d)

que l'on peut distinguer les sciences exactes des sciences inexactes par le fait que, dans le cas

des premières –  lorsqu'on formule les problèmes, explique les méthodes, produit des résultats,

fait des démonstrations adéquates, fournit des évidences appropriées  – , on distingue

réellement les expressions objectives des expressions indexicales et on remplace

effectivement les secondes par les premières ; dans le cas des sciences inexactes, en revanche,

la possibilité de faire cette distinction et cette substitution demeure, dans le travail concret,

dans les pratiques et dans les résultats, un programme irréalisable ; (e) que la distinction entre

expressions objectives et indexicales, pour autant que cette distinction est présente chez lechercheur aussi bien comme tâche que comme idéal, norme, ressource, accomplissement, etc.,

décrit la différence qui sépare les sciences et les arts, par exemple la biochimie et le film

documentaire ; (f) que les termes et les phrases peuvent être distingués comme expression

indexicale ou comme expression objective suivant une procédure d'évaluation qui permet de

décider de leur caractère indexical ou objectif ; (g) que, dans tous les cas particuliers, seules

des difficultés pratiques empêchent de substituer une expression objective à une expression

indexicale.

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Les caractéristiques des expressions indexicales motivent des études méthodologiques

sans fin, destinées à y porter remède. En effet, les tentatives pour débarrasser les pratiques

d'une science de ces nuisances confèrent à chaque science son caractère distinctif pour ce qui

est de sa préoccupation et de sa productivité en matière de questions méthodologiques. Les

études sur les activités pratiques d'une science que mènent les praticiens de la recherche, et

cela quelle que soit leur science, leur offrent des occasions infinies de traiter rigoureusement

les expressions indexicales.

Dans les sciences sociales, les domaines où l'on promet cette distinction et cette

substitution sont innombrables. La distinction et la substitution promises s'appuient sur  –   et

servent elles-mêmes d'appui à  –  d'immenses ressources orientées vers le développement de

méthodes pour 1'analyse, au sens fort, des actions pratiques et du raisonnement pratique. Les

applications et les bénéfices promis sont immenses.

Toutes les études consacrées aux actions pratiques promettent de distinguer

expressions indexicales et expressions objectives et de remplacer les unes par les autres ;

 pourtant cette intention reste purement programmatique dès lors qu'il s'agit de démontrer cette

distinction et cette substitution pour chaque cas  particulier et dans chaque occasion réelle.

Car dans chaque cas concret, sans exception, on citera des conditions qu'on demandera à un

chercheur compétent de reconnaître, qui font que dans ce cas particulier les termes de la

démonstration peuvent perdre en précision sans que pour autant il y ait lieu de contester son

adéquation.

 Nous apprenons des logiciens et des linguistes, qui partagent un accord virtuellement

unanime à ce sujet, ce que sont certaines de ces conditions. Pour des textes « longs » ou de

« longues » séquences d'action, pour des événements où les actions des membres sont des

éléments des événements que leurs actions sont en train d'accomplir, ou bien partout où des

signes (tokens) ne sont pas utilisés, ou ne conviennent pas, comme tenant lieu d'expressions

indexicales, les démonstrations revendiquées par le programme sont réalisées en tantqu'affaire de gestion sociale pratique.

Dans ces conditions, les expressions indexicales s'avèrent, en raison de leur prévalence

et de leurs autres propriétés, toujours extrêmement ennuyeuses, et ceci sans que l'on puisse y

remédier, lorsqu'il s'agit de traiter rigoureusement les phénomènes de structure et la

 pertinence, dans les théories, des preuves de cohérence et de la calculabilité ; ou encore

lorsqu'on essaie de retrouver, dans la réalité, avec 1'intégralité de leurs détails structurels, les

conduites communes et les propos communs que l'on a supposés. Forts de leur expériencedans 1'usage des enquêtes sur échantillon, dans la conception et la mise en pratique de

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mesures des actions pratiques, d'analyses statistiques, de modèles mathématiques et de

simulations en machines des processus sociaux, les sociologues professionnels sont capables

de documenter de façon indéfinie la manière dont la distinction et la substitution projetées

dépendent de pratiques professionnelles de démonstration socialement gérée, et y sont

satisfaites.

Bref, partout où sont impliquées des études d'actions pratiques, la distinction et la

substitution ne sont jamais accomplies qu'à toutes fins pratiques. Par conséquent, le premier

 phénomène problématique qui doit retenir 1'attention est celui de la réflexivité : celle des

 pratiques dans les activités organisées de la vie courante ; celle des réalisations des sciences

qui leur sont consacrées. Il s'agit d'une réflexivité essentielle.

La réflexivité essentielle mais « non intéressante » des comptes rendus

Lorsque les membres sont engagés dans le raisonnement sociologique pratique  –  ainsi

que nous le verrons plus loin dans les études concernant le personnel du Centre de Prévention

du Suicide (CPS) de Los Angeles, des étudiants qui procèdent au codage de documents

 psychiatriques, des jurés, un transsexuel gérant son changement de sexe, des chercheurs

 professionnels en sociologie  –   ils se préoccupent de ce gui est décidable « à toutes fins

 pratiques », « à la lumière de cette situation », « étant donné la nature des circonstances

 présentes », et ainsi de suite. Pour eux, les circonstances pratiques et les actions pratiques

réfèrent à plusieurs choses importantes et sérieuses sur le plan organisationnel : des

ressources, des buts, des excuses, des opportunités, des tâches et bien sûr des raisons pour

 prouver et prédire le caractère adéquat des procédures et des découvertes qu'elles produisent.

Une chose cependant se trouve exclue de leur intérêt : les actions pratiques et les

circonstances pratiques ne sont pas en elles-mêmes un thème, et encore moins un thèmeexclusif de leurs enquêtes ; pas plus que leurs enquêtes, consacrées aux tâches de la

théorisation sociologique, ne visent à formuler en quoi celles-ci consistent, en tant qu'actions

 pratiques. En aucun cas 1'investigation des actions pratiques n'est entreprise de façon à ce que

les gens qui les mènent soient capables de reconnaître et de décrire ce qu'ils sont vraiment en

train de faire. Les actions pratiques ne sont surtout pas étudiées dans le but d'expliquer aux

 praticiens leur propre discours à propos de ce qu'ils sont en train de faire. Par exemple, les

membres du Centre de Prévention du Suicide de Los Angeles trouvaient absolument incongrude prendre sérieusement en considération le fait qu'ils étaient engagés dans un travail visant à

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certifier la manière dont était morte une personne qui voulait se suicider et qu'ils pouvaient

concerter leurs efforts pour assurer la reconnaissance sans équivoque de « ce qui était

réellement arrivé ».

Dire qu'ils « ne sont pas intéressés » à 1'étude des actions pratiques, ce n'est pas se

 plaindre, ni pointer une opportunité qu'ils manquent : ce n'est pas non plus révéler une erreur,

ni faire un commentaire ironique. Et ce n'est pas non plus parce que les membres sont « non

intéressés » qu'ils sont « exclus » de la théorisation sociologique. Cela ne veut pas dire

davantage que leurs investigations sont privées de l'usage de la règle du doute, ni qu'elles ne

 peuvent pas rendre problématiques de façon scientifique les activités organisées de la vie de

tous les jours. Ce commentaire n'insinue pas non plus une différence entre les intérêts

« fondamentaux » et « appliqués » dans la recherche et la théorisation.

Que signifie donc le fait de dire qu'ils « ne sont pas intéressés » à l'étude des actions

 pratiques et du raisonnement sociologique pratique ? Et en quoi réside 1'importance d'une

telle affirmation ?

Il existe une dimension des comptes rendus des membres dont la pertinence pour eux

est si singulière et prédominante qu'elle contrôle les autres dans leur caractère spécifique

d’éléments reconnaissables et rationnels d’investigations sociologiques pratiques. Voici quelle

est cette dimension. En ce qui concerne le caractère problématique des actions pratiques et

1'adéquation pratique de leurs investigations, les membres considèrent comme allant de soi

que l’on doit « connaître » dès le début la situation dans laquelle on a à agir, pour que les

 pratiques puissent servir de mesures pour faire entrer des éléments particuliers et localisés de

cette situation dans un compte rendu reconnaissable. Ils considèrent comme tout à fait

 prosaïque le fait que leurs descriptions, quels qu'en soient la sorte, les modes logiques, les

emplois et les méthodes de composition, sont des éléments constitutifs des situations qu'elles

rendent observables. Les membres connaissent cette réflexivité, 1'exigent, comptent sur elle et

en font usage pour produire, accomplir, reconnaître ou démontrer 1'adéquation-rationnelle-à-toutes-fins-pratiques de leurs procédures et découvertes.

 Non seulement les membres  –   les jurés et les autres  –   considèrent cette réflexivité

comme allant de soi ; mais ils reconnaissent aussi, démontrent et rendent observable à chacun

des autres membres le caractère rationnel de leurs pratiques concrètes  –   ce qui signifie

occasionnelles  –   tout en considérant cette réflexivité comme une condition inaltérable et

inévitable de leurs investigations.

Quand je prétends que les membres « ne sont pas intéressés » à 1'étude des actions pratiques, je ne veux pas dire qu'ils ne veulent pas l'être, ou qu'ils le veulent un peu, ou même

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 beaucoup. Le fait qu'ils soient « non intéressés » renvoie à des pratiques et à des découvertes

raisonnables, et à des arguments plausibles. Il renvoie au fait que quand on dit « descriptible à

toutes fins pratiques », on considère exclusivement, seulement et entièrement, qu’il s’agit de

quelque chose qui est à découvrir. Pour les membres, « être intéressé » consisterait à

entreprendre de rendre observable le caractère « réflexif » des activités pratiques ; à examiner

les pratiques ingénieuses d'investigation rationnelle comme des phénomènes organisationnels,

sans 1'idée de les corriger ou d'ironiser à leur sujet. Les membres du Centre de Prévention du

Suicide de Los Angeles sont comme tous les membres partout où ils s'engagent dans des

investigations sociologiques pratiques : quelle que soit leur volonté, ils ne  peuvent  procéder à

aucun de ces examens.

L’analysabilité des actions-en-contesxte comme accomplissement pratique

De bien des façons, dont le nombre est indéfini, les enquêtes des membres sont des

éléments constitutifs des situations qu'elles analysent. De bien des façons aussi, ils se rendent

leurs enquêtes reconnaissables comme adéquates-à-toutes-fins-pratiques. Par exemple, au

Centre de Prévention du Suicide de Los Angeles, le fait que les morts soient rendues

descriptibles-à-toutes-fins-pratiques est un accomplissement organisationnel pratique. D’un

 point de vue organisationnel, le Centre de Prévention du Suicide consiste en procédures

 pratiques pour accomplir la descriptibilité rationnelle des morts par suicide en tant

qu'éléments reconnaissables des situations dans lesquelles cette descriptibilité se produit.

Dans les situations d'interaction effectives, cet accomplissement est pour les membres

omniprésent, non problématique et banal. Pour les membres faisant de la sociologie, faire de

cet accomplissement un thème d'investigation sociologique pratique semble exiger

inévitablement qu'ils traitent les propriétés rationnelles des activités pratiques comme

« anthropologiquement étranges ». Par cette expression je veux attirer 1'attention sur des pratiques « réflexives » telles que les suivantes : le fait que, par ses pratiques de description, le

membre rende les activités familières et banales de la vie de tous les jours reconnaissables

comme activités familières et banales ; le fait qu'à chaque fois qu'un compte rendu des

activités communes est utilisé, celles-ci soient reconnues pour « une nouvelle première fois » ;

le fait que les membres traitent les processus et les réalisations de 1’« imagination » comme

continus avec les autres éléments observables des situations dans lesquelles ils apparaissent ;

et le fait pour le membre de procéder de telle sorte qu'au moment même où il reconnaît, « aumilieu » des situations réelles dont il est témoin, que ces situations auxquelles il participe ont

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un sens accompli, une factualité accomplie, une objectivité accomplie, une familiarité

accomplie, une descriptibilité accomplie, il aborde les modalités organisationnelles de ces

accomplissements comme non problématiques, comme connues vaguement et comme

connues seulement dans le fait de les réaliser avec habileté, avec fiabilité, de manière

uniforme, avec une standardisation énorme et comme une chose non descriptible.

Cet accomplissement consiste pour les membres à produire des ethnographies, à les

reconnaître et à les utiliser. Il constitue pour eux un processus banal, selon des modalités

qu'on ne connaît pas. Et 1'intérêt que présente pour nous ce phénomène impressionnant est à

la mesure des modalités inconnues selon lesquelles cet accomplissement est banal. Car, en ses

modalités inconnues, ce phénomène correspond (a) au fait que les membres ont recours aux

activités concertées de la vie courante comme méthodes pour reconnaître et démontrer les

 propriétés rationnelles des expressions et des actions indexicales, c'est-à-dire pour reconnaître

et démontrer qu'on peut les isoler, qu'elles sont typiques et uniformes, qu'on peut

éventuellement les répéter, qu'elles sont apparemment en rapport les unes avec les autres,

qu'elles sont cohérentes, équivalentes, substituables, descriptibles de manière anonyme,

qu'elles ont une orientation, qu'elles sont projetées ; (b) au fait que les actions-en-contexte

sont analysables, étant donné que non seulement il n'existe pas de concept de contexte-en-

général, mais que toute référence à un « contexte » est elle-même sans exception

essentiellement indexicale.

Les enquêtes de sens commun des membres ont des propriétés rationnelles : cette

rationalité est reconnue, en ce sens que l'on reconnaît à ces enquêtes un caractère de

cohérence, de méthodicité, d'uniformité ou d'intentionnalité. Or ces propriétés rationnelles

sont d'une manière ou d’une autre les résultats des activités concertées des membres. Pour le

 personnel du Centre de Prévention du Suicide, pour les codeurs, pour les jurés, les propriétés

rationnelles de leurs enquêtes pratiques correspondent d'une façon ou d'une autre  à leur

travail concerté pour rendre évident, à partir de fragments, de proverbes, de remarquesfortuites, de rumeurs, de descriptions partielles, de catalogues d'expérience « codifiés » mais

essentiellement vagues et ainsi de suite, comment une personne est morte dans la société, ou

selon quels critères des patients ont été sélectionnés pour un traitement psychiatrique, ou

lequel des verdicts alternatifs était correct.  D'une façon ou d'une autre, c'est là que réside le

 point crucial de l’affaire.

Qu’est-ce que l’ethnométhodologie ?

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Le signe distinctif du raisonnement sociologique pratique, partout où il se produit, est

qu'il cherche à remédier aux propriétés indexicales des propos et des conduites des membres.

Des études méthodologiques sans fin s'efforcent de fournir à ceux-ci le remède aux

expressions indexicales qu'en tant que membres ils ne cessent de rechercher, en recourant à

1'usage d'idéaux rigoureux pour démontrer 1'observabilité des activités organisées dans des

occasions réelles, avec leurs détails situés de langage et de conduite.

Les expressions indexicales et les actions indexicales ont pour propriété d'être

ordonnées. Cet ordre réside dans le sens organisationnellement démontrable, ou la factualité,

ou 1'usage méthodique, ou 1'accord partagé entre « les membres d'une même culture ». Le

caractère d'ordre des expressions indexicales et des actions indexicales correspond à leurs

 propriétés rationnelles, organisationnellement démontrables. Ces propriétés d'ordre sont des

réalisations continues des activités concertées et banales de ceux qui procèdent à des

investigations. La rationalité démontrable des expressions indexicales et des actions

indexicales conserve, au cours même de sa production gérée par les membres, le caractère de

circonstances pratiques ordinaires, familières et routinisées. En tant que processus et

réalisation, la rationalité produite dans les expressions indexicales relève de tâches pratiques

qui sont sujettes à toutes les exigences d'une conduite organisationnellement située.

J'emploie le terme « ethnométhodologie » pour référer à 1'étude des propriétés

rationnelles des expressions indexicales et des autres actions pratiques, en tant qu'elles sont

des accomplissements contingents et continus des pratiques organisées et ingénieuses de la

vie de tous les jours. Les textes rassemblés dans ce volume traitent cet accomplissement

comme le phénomène sur lequel se concentre notre intérêt. Ils cherchent à spécifier ses traits

 problématiques, à recommander des méthodes pour son étude, mais par-dessus tout à

considérer ce que nous pouvons apprendre de défini à son sujet. Mon but dans la suite de ce

chapitre est de caractériser 1'ethnométhodologie, ce que je ferai en présentant trois études sur

cet accomplissement, avant de conclure par l’énonciation d’un ensemble derecommandations.

Le raisonnement sociologique prati que : rendre compte dans des «situations de

choix de sens commun »

En 1957, le Centre de Prévention du Suicide de Los Angeles et le Bureau de

l'Inspecteur de médecine légale de Los Angeles se joignirent pour fournir aux certificats dedécès délivrés par le Médecin légiste la caution de 1'autorité scientifique « dans la limite des

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certitudes pratiques imposées par l'état de l'art ». Lorsqu'il avait affaire à des cas de « mort

subite, non naturelle » pour lesquels il y avait un doute sur la cause du décès (suicide ou

autres causes), le médecin légiste les soumettait au SPC en lui demandant de procéder à une

enquête dite d’« autopsie psychologique »18.

Les pratiques et les préoccupations du personnel du SPC, qui accomplissait ses

enquêtes dans des situations de choix de sens commun présentaient les mêmes

caractéristiques que les enquêtes pratiques que nous avons rencontrées dans d'autres

situations : les délibérations d'un jury sur des cas de négligence ; la sélection des malades pour

un suivi psychiatrique en consultation externe par le personnel d'une clinique ; le codage par

des étudiants en sociologie, suivant des instructions détaillées, du contenu de dossiers

médicaux dans une clinique ; et les procédures professionnelles innombrables mises en œuvre

dans la conduite d'une enquête anthropologique, linguistique, psychiatrique ou sociologique.

Voici les caractéristiques du travail fait dans le cadre du SPC (le personnel a reconnu très

ouvertement qu'elles constituaient les conditions courantes de ses pratiques et qu'il s'agissait

d'éléments à prendre en considération pour évaluer 1'efficacité, 1'efficience ou 1'intelligibilité

de son travail). Le témoignage du SPC vient ainsi s'ajouter à celui des jurés, des chercheurs

qui procèdent par sondages, etc.

1) Tous se préoccupaient en permanence de l'organisation concertée des activités dans

le temps. 2) Ils étaient confrontés à la question pratique par excellence : quoi faire ensuite ? 3)

Les enquêteurs se souciaient de marquer qu'ils connaissaient « ce que n'importe qui sait » sur

la manière dont s'organisait 1'environnement dans lequel ils avaient à réaliser leurs enquêtes ;

ils se préoccupaient de procéder ainsi dans les occasions réelles où ils avaient à prendre des

décisions, en rendant transparent dans leur conduite le parcours qui aboutissait à un choix

spécifique. 4) En situation réelle, ils considéraient comme allant de soi ces choses dont, au

niveau du discours, on pouvait parler en termes de « programmes de production », de « lois de

conduite », de « règles de prise de décision rationnelle », de « causes », de « conditions », de« mise à 1'épreuve d'hypothèses », de « modèles », de « règles d'inférence inductive et

18 On trouvera dans les références suivantes de plus amples précisions sur la procédure d’«  autopsie psychologique » développée au Centre de Prévention du Suicide de Los Angeles : Theodore J. Curkey, « Theforensic pathologist and the multi-disciplinary approach to death », in Edwin S. Schneidman (ed.), Essays in

Self-Destruction, International Science Press, 1967 ; Theodore J. Curphey, « The role of the social scientist in themedico-legal certification of death from suicide », in Norman L. Farberow & Edwin S. Shneidman (eds), TheCry for Help, New York, McGraw-Hill Bock Company, 1961 ; Edwin S. Shneidman & Norman L. Farberow,« Sample investigations of equivocal suicidal deaths », in The Cry for Help, op. cit. ; Robert E. Litman,Theodore J. Curphey, Edwin S. Shneidman, Norman L. Farberow & Norman D. Tabachnick, « Investigations of

equivocal suicides », Journal of the American Medical Association, 184, 1963, p. 924-929 ; et Edwin S.Shneidman, « Orientations toward death. A vital aspect of the study of lives », in Robert W. White (ed.), The

Study of Lives, New York, Atherton press, 1963 (repris dans International Psychiatry, 2, 1966, p. 167-200). 

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déductive » ; ils comptaient sur elles et ne doutaient pas qu'il s'agissait là de formules, de

 proverbes, de slogans, de projets d'action partiellement formulés. 5) Les enquêteurs étaient

obligés de connaître et de savoir traiter le genre de situation pour lequel on avait conçu des

« règles de prise de décision rationnelle », et d'autres choses du même type : c'était la

condition pour qu'ils « voient », ou c'était ainsi qu'ils s'arrangeaient pour assurer, dans une

occasion concrète d'usage de règles, le caractère rationnel  –   i. e. objectif, efficace, cohérent,

complètement et empiriquement adéquat  –  des formules, prophéties, proverbes, descriptions

 partielles. 6) Pour le décideur pratique qui avait à évaluer les éléments rationnels des « règles

de décision » et des théories de la prise de décision, 1’« occasion concrète »  en tant que

 phénomène en soi, était beaucoup plus importante et plus pertinente que ces « règles de

décision » et que ces théories, la pertinence de celles-ci étant subordonnée à celle de

1’« occasion concrète » et non pas 1'inverse. 7) Enfin, et peut-être de manière plus

caractéristique encore, tous les éléments précédents  –   de même que le « système »

d'alternatives d'un enquêteur, ses méthodes de « décision », son information, ses choix, et la

rationalité de ses comptes rendus et de ses actions  –   faisaient partie intégrante des

circonstances pratiques mêmes dans lesquelles les enquêteurs menaient leur travail. Il s'agit là

d'une caractéristique dont ceux-ci étaient conscients, qu'ils exigeaient, sur laquelle ils

comptaient, qu'ils considéraient comme allant de soi, dont ils faisaient usage, qu'ils

commentaient, lorsqu'ils avaient à revendiquer et à reconnaître le caractère pratique de leurs

efforts.

Le travail consacré par les membres du SPC à mener leurs enquêtes était une partie

essentielle de leur activité quotidienne. Ils les reconnaissaient comme des composantes de leur

travail journalier. À ce titre, elles étaient étroitement liées aux conditions de travail, aux

différents circuits internes et externes de production, de supervision et de révision des

rapports d’enquête  ; ou encore à des priorités définies organisationnellement, permettant de

déterminer ce qu'il fallait faire, ou bien ce qui pouvait être fait « de manière réaliste »,« pratiquement » ou « raisonnablement », et à quelle vitesse, avec quelles ressources, en

voyant qui, en parlant de quoi, pendant combien de temps, etc. Ce sont des considérations de

ce genre qui faisaient qu'un compte rendu tel que « nous avons fait ce que nous avons pu ; et

 pour toutes sortes d'intérêts raisonnables voici ce qui s'est avéré » représentait un compte

rendu adéquatement   et manifestement  rationnel de l’enquête (rationnel signifiant : approprié

du point de vue organisationnel quant au fait et au sens, impersonnel, anonyme quant à

l’auteur et au but, reproductible).

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Les membres du SPC avaient, dans le cadre de leurs attributions professionnelles, à

rendre compte de la manière dont une mort était survenue réellement -à-toutes-fins-pratiques.

Le « réellement » faisait inévitablement référence à des pratiques quotidiennes, ordinaires,

 professionnelles. Seuls les membres pouvaient invoquer de telles pratiques à 1'appui du

caractère raisonnable du résultat,  sans qu'il leur soit nécessaire de fournir de plus amples

détails. En cas de contestation, ils pouvaient se justifier en mettant en avant un aspect

 pertinent de leurs pratiques professionnelles ordinaires. Autrement ces éléments étaient

détachés du produit. À leur place, une description de la manière dont l'enquête était faite

 prouvait la manière-dont-elle-était-réellement-faite. Cette description était appropriée aux

demandes usuelles, aux réalisations habituelles, aux pratiques courantes, et aux propos

ordinaires des membres du personnel du SPC lorsqu'ils parlaient, en tant que professionnels

de bonne foi, des demandes usuelles, des réalisations habituelles et des pratiques courantes.

Pour chaque cas de mort suspecte il fallait choisir un intitulé parmi plusieurs qui

spécifiaient la modalité de la mort. L'ensemble consistait en combinaisons légalement

 possibles de quatre éventualités élémentaires : mort naturelle, accident, suicide, homicide19.

Tous les intitulés étaient attribués de manière non seulement à résister à toutes sortes

d'équivoques, d'ambiguïtés et d'improvisations qui surgissaient dans chaque occasion réelle de

leur usage, mais aussi à provoquer cette ambiguïté, cette équivocité, et cette improvisation. Ce

n'était pas seulement le fait que 1'équivocité fasse difficulté  –   fasse peut-être difficulté –  qui

constituait une dimension particulière de leur travail ; y entrait aussi le fait que les praticiens

utilisaient cet état de choses pour provoquer l'ambiguïté ou 1'équivocité, pour provoquer

1'improvisation, la temporisation, etc. Il ne faut pas se représenter l'enquêteur comme

quelqu'un qui disposerait d'une liste d'intitulés et qui se livrerait à une enquête, menée pas à

 pas, pour établir les bases d'un choix parmi eux. La formule n'est pas : « Voici ce que nous

avons fait, et parmi les intitulés qui désignent les objectifs de notre enquête, celui-ci interprète

finalement le mieux ce que nous avons trouvé ». Au contraire, les intitulés étaientcontinuellement à la fois dictés après-coup et prédits. Il se pouvait qu'une enquête soit

fortement guidée par 1'utilisation par l'enquêteur de situations imaginées dans lesquelles l'une

ou l'autre des parties intéressées, y compris le défunt, se sera servi de 1'intitulé ; si l'enquêteur

 procédait ainsi, c'était  –  étant entendu qu'il se servait de toute « donnée » qui avait pu être

trouvée  –  pour décider que telle « donnée » avait pu être utilisée pour masquer s'il y avait

19

 Voici quelques-unes des combinaisons possibles : naturel ; accident ; suicide ; homicide ; accident possible ;suicide possible ; mort naturelle possible ; (entre) accident ou suicide, indéterminé ; (entre) naturel ou suicide,indéterminé ; (entre) naturel ou accident, indéterminé : et (parmi) naturel ou accident ou suicide, indéterminé.

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 besoin de masquer, pour rendre équivoque, pour commenter, pour duper, ou pour illustrer si

c'était nécessaire. La caractéristique prédominante d'une enquête était que rien à son sujet ne

demeurait certain, à part les occasions organisées de ses utilisations. Donc une enquête de

routine était celle qu'accomplissait l'enquêteur en se servant de contingences particulières, et

en faisant fond sur celles-ci pour reconnaître et démontrer 1'adéquation pratique de son

travail. Quand elle est évaluée par un membre, c'est-à-dire quand elle est considérée en

rapport avec les pratiques concrètes qui l'ont produite, une enquête routinière n'est pas une

enquête accomplie en suivant des règles ou conformément à des règles. Elle consiste

 beaucoup plus, semble-t-il, en une enquête dont on reconnaît ouvertement qu'elle a tourné

court ; mais c'est de la même manière qu'elle n'a pas atteint son but que son adéquation est

reconnue sans que personne n'offre ou ne demande particulièrement d'explication.

Ce que les membres du SPC font dans leurs enquêtes est toujours 1'affaire de

quelqu'un d'autre, en ce sens que des personnes particulières, situées ou situables

organisationnellement, s'y intéressent à partir du compte rendu qu'ils font de tout ce qui a pu

être rapporté comme étant « réellement arrivé ». De telles considérations ont fortement

contribué à faire percevoir la caractéristique suivante des investigations : celles-ci étaient

orientées dans leur développement en fonction d'un compte rendu dont on revendiquerait le

caractère correct à toutes fins pratiques. Ainsi tout au long de son enquête, la tâche de

1'enquêteur consistait à rendre compte de la manière dont une personne particulière était

morte dans la société, et à le faire dans une formulation adéquate, de manière suffisamment

détaillée, claire, etc., à toutes fins pratiques.

« Ce qui s'est réellement passé », que ce soit au cours de 1'enquête qui le détermine ou

après que le diagnostic eût été inséré dans le dossier et que 1'intitulé eût été décidé, peut être

constamment révisé non moins que constamment prédit, à la lumière de ce qu'on aurait pu

faire ou de ce qu'on aura fait avec ces décisions. C'est un fait tout à fait banal que dans la

 préparation d'une décision, on passe en revue et prédise ce à quoi aboutira la décision à lalumière de ses conséquences anticipées. Une fois qu'une recommandation avait été faite et que

le médecin légiste avait signé le certificat de décès, on pouvait encore, comme ils disaient,

« revenir » sur le résultat. Il pouvait être transformé en une décision demandant à être révisée

« une fois de plus ».

Un souci important des enquêteurs était d'être en mesure de s'assurer qu'ils pouvaient

aboutir en fin d'enquête à une description de la manière dont la personne était morte, de telle

sorte que le médecin légiste et son personnel puissent faire face à des revendications prétendant que le rapport était incomplet ou que la mort était survenue d'une manière

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différente de  –   ou en contraste avec, ou en contradiction avec  –   celle soutenue par les

membres du SPC. En cela, ils ne se référaient pas seulement ni complètement aux doléances

des survivants. Ces questions étaient traitées comme une succession d'épisodes. La plupart

étaient d'ailleurs réglées vraiment rapidement. Les grandes contingences correspondaient à

des processus permanents liés au fait que le service du médecin légiste est un service

administratif. Ce service produit des enregistrements continus de ses activités.

Ces enregistrements sont soumis à examen, en tant que produits du travail scientifique

du médecin légiste, de son personnel et de son expert-conseil. Les activités du service sont des

méthodes pour réaliser des rapports qui sont scientifiques à toutes fins pratiques. Cela passe

 par la garantie d’une procédure écrite, dans la mesure où, du fait qu'il est écrit, un rapport est

classé dans un dossier. Le fait que 1'enquêteur « confectionne » un rapport devient pour cette

raison une affaire d'enregistrement public pour 1'usage d'autres personnes dont seules

quelques-unes sont identifiables. L'intérêt que celles-ci portent à ce que 1'enquêteur a fait, à

ses raisons, ou à sa manière de faire, concernerait, pour une part importante, sa compétence et

sa qualité de professionnel. Mais les enquêteurs savent aussi que d'autres intérêts seront en jeu

dans l’« examen », car leur travail sera scruté pour voir son adéquation-scientifique-à-toutes-

fins-pratiques, en tant qu’il s’agit d’une exigence professionnelle socialement administrée. Ce

n'est pas seulement pour les enquêteurs, mais pour tout le monde, qu'est pertinente la question

« Qu'a-t-on réellement trouvé à-toutes-fins-pratiques ? ». Ce qui revient inévitablement à

demander : que pouvez-vous trouver ? Quelle part pouvez-vous révéler ? Quelle part pouvez-

vous passer sous silence ? Quelle part pouvez-vous cacher ? Quelle part pouvez-vous

considérer comme ne regardant pas quelques personnes importantes, les enquêteurs inclus ? Si

tous s'y intéressent, c'est parce que les enquêteurs aboutissent, dans le cadre de leurs

obligations professionnelles, à des rapports écrits sur la manière dont, à-toutes-fins-pratiques,

des personnes-sont-réellement-mortes-et-sont-réellement-décédées-dans-la-société.

Les décisions avaient une série de conséquences inévitables. Ce qui signifie que lesenquêteurs devaient dire explicitement  « ce qui était réellement arrivé ». Le mot important

était 1'intitulé qui était donné à un texte ; il chapeautait le texte de telle façon que celui-ci

constituait une « explication » du titre. Quant à savoir en quoi consistait un intitulé donné, en

tant que titre « expliqué »,  personne n’était en mesure de l’affirmer de manière irrévocable,

même quand il était formulé « explicitement ». En réalité, le fait que  cela était formulé

« explicitement », que par exemple, un texte était inséré « dans le dossier du cas considéré »,

constituait une base légitime pour faire de ce qui avait ainsi été présenté de manière expliciteun compte rendu des circonstances dans lesquelles le décès était survenu. Considérés du point

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de vue des modèles d'usage, les intitulés et les textes qui les accompagnent ont toutes sortes

de conséquences imprévisibles. Il reste à voir, dans chaque occasion d'usage des textes, ce qui

 peut en être fait, ce à quoi ils auront abouti, ou ce qui reste fait « pour le moment » en

attendant de connaître la manière dont l’environnement de cette décision peut  s’organiser

 pour « rouvrir le cas », « émettre une plainte » ou « trouver une question », etc. Les membres

du SPC étaient au fait, sur le principe, de ces modes de recours ; quant à savoir quelle forme

 particulière ils allaient revêtir dans une occasion concrète ils ne pouvaient pas le déterminer à

l'avance.

Les enquêtes du SPC partent d'une mort que le médecin légiste trouve suspecte quant à

la manière dont elle s'est produite. Elles utilisent cette mort comme un précédent permettant

de chercher et de lire « dans les restes » différentes manières de vivre  dans la société 

susceptibles de s'être terminées par cette mort ; dans ce qui reste de ceci ou de cela, tels le

corps et ses parures, les flacons de médicament, les notes, les morceaux de vêtements, etc.,

toutes choses qui peuvent être photographiées, ramassées, empaquetées. D'autres « restes »

sont aussi recueillis : rumeurs, remarques en passant, histoires –  bref tout un matériel existant

dans le « répertoire » de quiconque pourrait être consulté au travers d'une conversation

ordinaire. Ces pièces et ces morceaux quels qu'ils soient , qu'une histoire, une règle ou un

 proverbe ont pu rendre intelligibles, sont utilisés pour formuler une description de la manière

dont la société a procédé pour produire ces restes, une description défendable

 professionnellement, dont les membres peuvent reconnaître le caractère rationnel, la

cohérence, la normalité, la typicité, la validité, l'uniformité, 1'intentionnalité. Il suffit, pour

établir ce point, de consulter n'importe quel manuel de médecine légale. On y trouvera

inévitablement la photographie d'une victime à la gorge tailladée. Si le médecin légiste voulait

utiliser cette « vue » pour démontrer le caractère suspect de la manière dont la mort est

survenue, il pourrait dire quelque chose de ce genre : « Lorsque vous êtes en présence d'un

corps qui est dans l'état de celui représenté par cette image, vous avez affaire à une mort parsuicide, parce que la blessure présente des “taillades hésitantes” qui accompagnent l'entaille

 principale. On peut imaginer que ces taillades sont les traces résiduelles d'une procédure qui a

consisté pour la victime à faire d'abord quelques essais préliminaires quelque peu hésitants,

 puis à se donner le coup mortel. On peut aussi imaginer d'autres cours d'action ; dans ce cas,

les taillades qui ressemblent à des coups hésitants procéderont d'autres mécanismes. Il faut

 partir de ce qu'on a réellement sous les yeux et imaginer comment différents cours d'action

ont pu être organisés de telle sorte que l'image qu'on a sous les yeux soit compatible avec eux.Il faut se représenter ce que montre la photographie comme une phase-de-l'action. Quel que

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soit ce qu'on a sous les yeux, y a-t-il pour cette vue un cours d'action auquel cette phase peut

seule correspondre ? Ça, c'est la question du médecin légiste. »

Le médecin légiste et les membres du SPC se posent cette question pour chaque cas

 particulier . C'est pourquoi le travail grâce auquel ils rendent chaque cas pratiquement

décidable présente presque inévitablement, semble-t-il, la caractéristique importante et

 prédominante suivante. Les membres du SPC doivent parvenir à rendre tout cela décidable en

se fondant sur  des « ceci » : ils doivent partir de « ça », de cette vue-ci, de cette note-ci, de cet  

ensemble-ci de choses qu'ils ont sous la main. Et quel que soit  ce dont ils disposent, cela fait

l'affaire, en ce sens que quel que soit ce qu'ils ont, non seulement cela suffira, mais cela suffit .

On s'arrange pour que ce qu'on a, quoi que ce soit,  fasse l'affaire. Je ne veux pas dire par là

qu'un enquêteur du SPC se contente trop facilement de peu ou qu'il n'en cherche pas

davantage alors qu'il le devrait. Au contraire ! Je veux dire : quel que soit ce dont il dispose,

c'est de cela qu’il se sera servi pour  trouver, pour rendre décidable la manière dont la société a

 procédé pour aboutir à cette  image, pour en arriver à cette  scène en tant que résultat final.

Dans cette perspective les restes qu'on a sous les yeux servent non seulement de précédent

mais aussi de but pour les enquêtes. Quel que soit  ce à quoi les membres sont confrontés, cela

doit servir de précédent permettant de déchiffrer les restes pour voir comment la société a bien

 pu produire ce dont l'enquêteur dispose « à la fin », « dans l'analyse finale », et « en tout  cas ».

Ce à quoi peut aboutir l'enquête, c’est au fait de savoir  comment on en est arrivé à la mort.

Le raisonnement sociologique pratique : sui vre des instructions de codage  

Il y a quelques années de cela, j'entrepris d'analyser avec mes collaborateurs

l'expérience du Service psychiatrique de consultation externe de l'UCLA, avec l'idée de

trouver une réponse à la question : « Selon quels critères les candidats à un traitement sont-ils

choisis ? ». Nous nous étions servi, pour formuler cette question et y répondre, d'une versionde la méthode d'analyse par cohorte que Kramer et ses associés avaient utilisée pour décrire

les caractéristiques pertinentes et transitoires des patients dans des hôpitaux psychiatriques20.

(Les chapitres 6 et 7 présentent d’autres aspects de cette recherche.) On avait eu recours à un

diagramme en arbre pour représenter les activités successives : « premier contact »,

« entretien d'admission », « test psychologique », « consultation d'admission », « traitement

20

 M. Kramer, H. Coldstein, R. H. Israël & N. A. Johnson, « Applications of life table methodology to the studyof mental hospital populations », Psychiatric Research Reports of the American Psychiatric Association, Juin,1956, p. 49-76.

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en hôpital », et « cessation ». Nous avons appelé « carrière » tout parcours depuis le premier

contact jusqu'à la cessation (fig. l) :

Fig. 1 Carrières des patients d'une clinique psychiatrique 

Traitement enhôpital

CessationConsultationd’admission 

Cessation

Test psychologique

Cessation

Entretiend’admission 

Cessation

Premiercontact

Cessation

 Nous voulions savoir quelles relations il y avait entre les carrières d'un côté, les

caractéristiques des patients, du personnel de la clinique, de leurs interactions et de l'arbre, de

l'autre. Les archives de la clinique constituaient nos sources d'information, principalement les

formulaires de demande d'admission et le contenu des dossiers ouverts pour chaque cas. Un

« formulaire de carrière en clinique » avait été conçu pour enregistrer de manière continue les

transactions entre les patients et la clinique depuis le moment du contact initial jusqu'à la

cessation ; il était inséré dans les dossiers individuels. Du fait que ces dossiers contenaient des

documents fournis par le personnel de la clinique sur ses propres activités, la quasi-totalité des

données provenait des résultats de procédures d'autodescription.

Deux étudiants en sociologie de l'UCLA examinèrent 1 582 dossiers, y puisant

1'information nécessaire pour remplir une feuille de codage. On appliqua une procédure

traditionnelle pour tester la fiabilité du codage ; il s'agissait de déterminer la concordance qu'il

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y avait entre les codeurs et entre leurs essais successifs de codage. D'après un raisonnement de

type conventionnel, du degré de concordance dépend le crédit à accorder aux événements

codés en tant qu'événements réels de la clinique. Un des traits critiques des évaluations

conventionnelles de la fiabilité réside dans le fait que la concordance entre les codeurs

consiste en une concordance au niveau des résultats finaux.

Personne ne fut surpris de ce que révéla le travail préliminaire : à savoir que, pour

réaliser le codage, les codeurs supposaient connu l’organisation et le fonctionnement  de la

clinique que leurs procédures de codage visaient à décrire. De manière plus intéressante

encore, une telle connaissance supposée semblait nécessaire ; et les codeurs la mobilisaient de

manière tout à fait délibérée, chaque fois que, pour une raison ou pour une autre, ils devaient

s'assurer qu'ils avaient codé « ce qui s'était réellement passé ». Il en était ainsi, qu'ils aient ou

non rencontré des contenus « ambigus » dans les dossiers. Une telle manière de procéder

sapait toute prétention à utiliser des méthodes actuarielles pour interroger le contenu des

dossiers, quelle qu'ait été la clarté apparente des instructions de codage. La concordance dans

les résultats du codage se trouvait produite par une tout autre procédure dont les

caractéristiques n'étaient pas connues.

Pour mieux savoir comment procédaient nos étudiants, nous avons traité le test de

fiabilité comme une activité problématique en soi. Pour appréhender la « fiabilité » des

résultats codés, nous nous sommes demandé comment les codeurs avaient concrètement

soumis le contenu des dossiers à la juridiction des items de la feuille de codage. Par

1'intermédiaire de quelles pratiques avaient-ils attribué au contenu des dossiers le statut de

réponses aux questions des chercheurs ? De quelles activités concrètes étaient constituées ces

 pratiques des codeurs qu'on appelle « suivre une instruction de codage » ?

On mit au point une procédure qui produisait des informations conventionnellement

fiables, de manière à préserver les intérêts originels de la recherche. En même temps, la

 procédure permettait d'étudier comment un degré quelconque de concordance ou dediscordance avait été produit par la manière dont les deux codeurs s'y étaient effectivement

 pris pour traiter le contenu des dossiers comme réponses aux questions formulées par la

feuille de codage. Mais, au lieu de supposer que les codeurs pouvaient, en procédant comme

ils le faisaient, être dans l'erreur, à des degrés variables, nous avons fait l'hypothèse que , quoi

qu’ils aient fait, on pouvait le considérer comme une procédure correcte dans un des « jeux »

de codage. D'où la question : qu'étaient ces « jeux » ? De quelque manière que les codeurs s'y

soient pris, cela suffisait à produire tout ce qu'ils ont obtenu. Comment s'y sont-ils pris pourobtenir ce qu'ils ont obtenu ?

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 Nous découvrions bientôt la pertinence essentielle qu'avaient pour les codeurs,

lorsqu'ils avaient à interroger le contenu des dossiers pour y trouver des réponses à leurs

questions, des considérations telles que « et cetera », « à moins que », « passons », et «  factum

valet  » (i. e. une action qui normalement est prohibée par une règle est considérée comme

correcte une fois qu'elle est faite). Pour des raisons de commodité permettez-moi d'appeler

cela des considérations « ad hoc » et de nommer « appropriation » (ad hocing  ) la pratique qui

y correspond. Les codeurs se servaient des mêmes considérations ad hoc pour reconnaître la

 pertinence des instructions de codage des activités organisées de la clinique. Ce n'était que

lorsque cette pertinence était claire que les codeurs avaient l’assurance que les instructions de

codage analysaient le contenu des dossiers auxquels ils avaient concrètement affaire ; c'est ce

qui permettait aux codeurs de traiter le contenu des dossiers comme rapportant des

« événements réels ». En fin de compte, les considérations ad hoc  constituaient des traits

invariants des pratiques consistant à « suivre des instructions de codage ». Quand on essayait

de les supprimer tout en maintenant un sens clair aux instructions, les codeurs étaient

désorientés.

 Nous avons alors développé diverses facettes de cette « nouvelle » approche de la

fiabilité. D'abord pour voir si on pouvait établir solidement ces résultats. Ensuite, une fois

qu'il était devenu clair qu'on le pouvait, pour en explorer les conséquences en ce qui concerne

tant le caractère sociologique général des méthodes d'interrogation mises en œuvre par les

codeurs (mais aussi de méthodes opposées), que le travail qui sous-tend le fait de reconnaître

ou de soutenir que quelque chose a été fait suivant des règles  –   qu'une action a suivi des

instructions ou qu'elle a été « guidée » par des instructions.

Les considérations ad hoc  sont invariablement des considérations pertinentes que le

codeur fait pour décider si ce qu'il reporte sur la feuille de codage correspond à ce qui peut

être lu dans les dossiers de la clinique. Quel qu'ait été le degré de précision et d'élaboration

des instructions écrites, et bien qu'on eût pu formuler pour chaque item des règles strictes decodage de type actuariel21, qui auraient permis d'inscrire le contenu des dossiers dans la

feuille de codage, les codeurs, qui nécessairement prétendaient que les rubriques de la feuille

de codage relataient des événements réels de l'activité de la clinique, ne comprenaient, dans

chaque cas et pour n'importe quel item, les instructions de codage, en tant que moyens

d'analyse du contenu réel des dossiers, qu'en faisant jouer des clauses telles que « et cetera »,

21

 Le sens de « méthode actuarielle stricte d'interrogation » est défini par David Harrah dans le modèle qu'il propose d'un jeu d'harmonisation de 1'information. Voir David Harrah, « A logic of questions and answers », Philosophy of Science, 28 (1), janvier 1961, p. 40-46.

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« à moins que », « passons », « factum valet   ». C'est en se servant de telles clauses qu'ils

 pouvaient voir dans le contenu des dossiers une description des événements fournis et

formulés par la feuille de codage comme événements de l'arbre de traitement.

Habituellement les chercheurs traitent de telles procédures ad hoc  comme des

manières défectueuses d'écrire, de reconnaître ou de suivre des instructions de codage. La vue

qui prédomine est celle qui considère que, pour faire du bon travail, les chercheurs doivent, en

accroissant le nombre et la précision des règles de codage, réduire au minimum, ou même

éliminer, les occasions dans lesquelles la clause de l’« et cetera  » ou toute autre pratique

d'appropriation (ad hocing) aurait à être utilisée.

Traiter les instructions comme si les considérations ad hoc requises pour leur mise en

œuvre étaient gênantes, ou considérer le recours à ces pratiques comme une raison pour se

 plaindre de l'incomplétude des instructions, revient exactement à vouloir enlever les murs d'un

immeuble pour mieux voir ce qui soutient le toit. Il ressort de nos études que les

considérations ad hoc constituent des traits essentiels des procédures de codage. Le chercheur

ne peut pas s'en passer lorsqu'il a à déterminer si les instructions sont appropriées à la

situation particulière et réelle à l'analyse de laquelle elles sont destinées. Quelle que soit

l'occasion particulière et réelle pour laquelle il y a à rechercher, à détecter, et à attribuer le

contenu des dossiers à une catégorie « appropriée » –  ce qui revient à dire : au moment où se

fait effectivement le codage  – , de telles considérations ad hoc passent nécessairement avant

les critères « nécessaires et suffisants » dont on parle habituellement. On prétend que les

critères « nécessaires et suffisants » sont définis, sur le plan des procédures, par des

instructions de codage : il n'en est rien. On prétend aussi qu'en définissant le plus précisément

 possible les instructions de codage on peut contrôler ou éliminer les pratiques ad hoc  telles

que « et cetera » ou « passons »  –  que ce soit leur présence, leur nombre, leur utilisation ou

les occasions dans lesquelles on s'en sert  –   : là non plus il n'en est rien. Au contraire, les

codeurs recourent à des considérations ad hoc  et mettent en œuvre des pratiquesd'appropriation  pour reconnaître ce dont parlent exactement les instructions de codage. Ils

recourent à des considérations ad hoc pour reconnaître les instructions de codage comme des

« définitions opérationnelles » des catégories de codage. Les chercheurs trouvent dans ces

considérations de quoi (raisons et méthodes) fonder la prétention qu'ils élèvent d'avoir codé en

suivant des critères « nécessaires et suffisants ».

Le codeur recourt à des considérations ou à des pratiques ad hoc (sans qu'on puisse, je

crois, y remédier) chaque fois qu'il adopte la position d'un membre socialement compétent dudispositif dont il cherche à rendre compte, et que, dans cette « position », il traite le contenu

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réel des dossiers comme étant en relation avec le « système » des activités de la clinique et

comme tirant de cette relation la signification dont il est crédité. C'est parce que le codeur

adopte la « position » d'un membre compétent du dispositif qu'il cherche à décrire, qu'il peut

« voir le système » dans le contenu de fait des dossiers. Ce qu'il fait à peu près comme dans le

langage ou dans le jeu : on doit connaître la manière réglée dont se parle l'anglais pour

reconnaître une expression comme un mot-en-anglais, tout comme on doit connaître les règles

d'un jeu pour comprendre un coup-dans-un-jeu, étant entendu que l'on peut toujours imaginer

des manières différentes de comprendre une expression ou un jeu de société. C'est de cette

façon que le codeur reconnaît le contenu d'un dossier pour « ce qu'il est réellement », ou qu'il

 peut « voir ce dont parle réellement une notation dans un dossier ». 

S'il en est ainsi, le codeur doit, lorsqu'il veut s’assurer qu'il a découvert quelque chose

qui s'est réellement passé dans la clinique, traiter le contenu réel des dossiers comme une trace

qui tient lieu de  1'ordre-social-dans-les-et-des-activités-de-la-clinique. Le contenu réel des

dossiers représente  les modalités socialement organisées des activités de la clinique ; il ne

décrit pas leur ordre, pas plus qu'il n'en est une preuve. C'est le fait que les codeurs se servent

des documents contenus dans les dossiers comme ayant une  fonction de signe  que je veux

souligner en disant qu'ils doivent connaître 1'organisation des activités (de la clinique) qui

retient leur attention, pour être en mesure de reconnaître le contenu réel de ces dossiers

comme une manifestation de cette organisation. Dès qu'il peut « voir le système dans le

contenu », le codeur est en mesure d'étendre et d'interpréter autrement les instructions de

codage  –   de les approprier expressément au contenu réel  –   de manière à maintenir la

 pertinence des instructions de codage pour les contenus réels, et par là, à formuler le sens de

ces derniers ; ainsi, bien que leur sens soit transformé par le codage, aux yeux du codeur ces

contenus ne cessent pas pour autant de signifier ce qui s'est réellement passé au niveau des

activités concrètes de la clinique.

Tout cela a plusieurs conséquences importantes. (1) De manière caractéristique, on pourrait traiter les résultats codés comme s'il s'agissait de descriptions désintéressées

d'événements de la clinique, et supposer que les règles de codage supportent cette

revendication de description désintéressée. Mais si on ne peut pas se passer de ce travail

d'appropriation expresse pour rendre intelligibles de telles revendications, on peut toujours

 prétendre –  et pour l'instant je ne vois pas d’argument défendable que l’on puisse opposer à

cela –  que les résultats codés correspondent à une version persuasive du caractère socialement

organisé des opérations de la clinique, qui est produite sans que l'on tienne compte de cequ'est l'organisation réelle, peut-être indépendamment de ce qu'est l'ordre effectif, et même

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sans que le chercheur ait découvert cet ordre réel. Au lieu de considérer que notre étude des

carrières des patients à la clinique a décrit 1'ordre des opérations de la clinique (il en va de

même pour les très nombreuses études de dispositifs sociaux de toutes sortes qui ont été

réalisées selon des procédures conventionnelles similaires), on peut prétendre que la

description qu'elle fait n'est qu'une manière appropriée, socialement inventée, persuasive, de

 parler de la clinique en tant qu'entreprise ordonnée, puisqu’« après tout », cette description a

été produite par des « procédures scientifiques ». La description ferait elle-même partie de

l'ordre effectif des opérations de la clinique, de la même manière que l'on pourrait traiter le

compte rendu qu'une personne donne de ses propres activités comme un élément de ces

dernières. Il resterait à décrire l'ordre réel .

2) Une autre conséquence se révèle lorsqu'on se demande quoi faire du soin si

constamment apporté à préparer et à mettre en œuvre des instructions de codage pour

interroger les contenus réels des dossiers et les traduire dans le langage de la feuille de

codage. Si la description qui en résulte est elle-même une caractéristique des activités de la

clinique, alors on ne devrait peut-être pas considérer les instructions de codage comme un

moyen d'obtenir une description scientifique des activités de la clinique, puisque cela suppose

que le langage de codage est, dans ce dont il traite, indépendant des intérêts des membres que

son utilisation sert. Il faudrait au contraire interpréter les instructions de codage comme

consistant en une grammaire de rhétorique ; elles fournissent un moyen de parler à la manière

des « sciences sociales », de façon à susciter le consensus et l'action dans le cadre des

circonstances pratiques des activités quotidiennes organisées de la clinique, dont on attend des

membres qu'ils les appréhendent comme allant de soi. En se référant à une description de la

clinique obtenue en suivant des instructions de codage, les membres, qui ont des intérêts

différents, peuvent se persuader les uns les autres, et accorder leurs propos, sur les affaires de

la clinique d'une manière impersonnelle ; toutefois, pendant ce temps, ce dont   on parle

réellement ne cesse pas de faire sens, pour ceux qui en discutent, en tant qu'état de choseslégitime ou illégitime, désirable ou indésirable, favorable ou défavorable pour eux dans leur

vie professionnelle. Les membres disposent ainsi d'un moyen impersonnel pour caractériser

leurs affaires sans avoir à renoncer aux intérêts importants, organisationnellement déterminés,

qu'ils ont à la chose sur laquelle, à leurs yeux, porte tout compte fait la description. Ce dont il

s'agit, c'est l'ordre de la clinique, dont les éléments réels, auxquels tout membre se rapporte

sur le mode du « chacun sait que tout le monde le sait », sont toujours du type « ce n’est pas

l’affaire de quelqu'un-d'autre-dans-cette-organisation ».

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Le raisonnement sociologique pratique : la compréhension commune

À propos des significations de la compréhension commune, les sociologues

distinguent le « produit » du « processus ». En tant que « produit », la compréhension

commune est supposée consister en un accord partagé sur un contenu substantiel ; en tant que

« processus », elle consiste en méthodes variées pour reconnaître ce qu’une personne a dit ou

fait comme étant en accord avec une règle. Avec ses concepts de Begreifen et de Verstehen,

chacun présentant des caractéristiques distinctes en tant que méthode et savoir, Weber a

fourni aux sociologues une autorité pour cette distinction.

Une analyse d’expériences d’étudiants rapportant des conversations ordinaires donne à

 penser que dans les deux cas, qu’il s’agisse du « produit » ou du « processus », la

compréhension commune correspond au développement d’un travail interprétatif doté d’une

temporalité interne. Le fait que dans les deux cas la compréhension commune a

nécessairement une structure opérationnelle a des conséquences étranges, auxquelles les

expériences mentionnées font penser.

Le chapitre deux présente une recherche dans laquelle je demandais à des étudiants de

rapporter des conversations communes en écrivant sur la gauche de la page ce que les

interlocuteurs avaient dit mot à mot, et sur la droite ce qu’eux-mêmes et leurs partenaires

comprenaient comme étant ce dont ils parlaient. Voici un des échanges rapportés :

Le mari : Aujourd‘hui Dana a réussi à

mettre un penny dans le

 parcmètre sans que j‘aie à le

soulever.

Cet après-midi, alors que je

ramenais Dana, notre fils de

quatre ans, de la maternelle,

il a réussi à atteindre la partie

haute du parcmètre pour y

mettre un penny, dans lazone de stationnement où je

m‘étais garé, alors qu‘avant

il fallait toujours le soulever

 pour atteindre cette partie.

La femme : L'as-tu emmené chez le

disquaire ?

Puisqu'il est capable de

mettre un penny dans le

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  60

 parcmètre, cela implique que

tu t'es arrêté alors qu'il était

avec toi. Je sais que tu t'es

arrêté chez le disquaire soit à

l'aller soit au retour. Était-ce

au retour, alors qu'il était

avec toi ou était-ce à l'aller,

et tu étais ailleurs avec lui au

retour ?

Le mari :  Non, chez le cordonnier. Non, je me suis arrêté chez le

disquaire à l'aller et j'ai fait

une halte chez le cordonnier

au retour, alors qu'il était

avec moi.

La femme :  Pour faire quoi ? Je connais une des raisons

qui auraient pu te faire

t‘arrêter chez le cordonnier.

Mais pourquoi en fait y es-tu

allé ?

Le mari :  J'ai pris de nouveaux lacets

 pour mes chaussures.

Comme tu sais, j'ai cassé un

des lacets de mes oxfords

marrons l'autre jour, aussi ai-

 je été chercher de nouveaux

lacets.

La femme :  Tes mocassins ont sacrément

 besoin de nouveaux talons.

Tu aurais pu y apporter autre

chose. Tu aurais pu apporter

tes mocassins noirs qui ont

 bien besoin de talons. Tu

ferais mieux de les emmener

assez vite.

Les étudiants remplirent facilement et rapidement la partie gauche mais trouvèrentincomparablement plus difficile de remplir la partie droite. Quand je leur ai décrit la tâche,

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 beaucoup m'ont demandé quelle longueur je souhaitais qu'ils écrivent. Au fur et à mesure que

 je réclamais plus d'exactitude, de clarté et de précision, la tâche devenait de plus en plus

laborieuse. Finalement je leur demandais d'admettre que je ne saurais de quoi il était

effectivement question qu'en lisant littéralement ce qu'ils écrivaient littéralement ; alors ils

abandonnèrent en se plaignant que la tâche était impossible.

Bien que leurs plaintes aient été en rapport avec la corvée d'avoir à en écrire « plus »,

la frustration ne provenait pas d'avoir à « vider la mer avec un seau ». Il ne s'agissait pas non

 plus du fait que le contenu  –   limité  –  de ce qui avait été dit était rendu très vaste par des

exigences savantes, que le temps manquait, ou bien l’endurance, le papier, le dynamisme ou

de bonnes raisons d'avoir à tout relater. Au contraire, leurs plaintes semblaient dues aux

choses suivantes :  si  à propos de ce qu'il avait écrit, quoi que ce fût, j'étais capable de

 persuader l'étudiant que le travail n'était pas encore assez exact, assez précis ou assez clair, et

 s'il continuait à vouloir réduire l'ambiguïté, alors il se remettait au travail, en se plaignant de

nouveau que la rédaction elle-même développe la conversation avec de nouvelles

excroissances pertinentes en elles-mêmes. La manière  même de réaliser cet exercice

multipliait ses composantes.

Qu'est-ce qui faisait que la tâche que je leur assignais nécessitait qu'ils écrivent

toujours plus ? Qu'est-ce qui faisait que 1'imposition progressive de précision, de clarté, et de

littéralité, rendait cette tâche de plus en plus difficile et finalement impossible, et que la

manière de l'accomplir multipliait ses traits à chaque fois ? Si la compréhension commune

avait consisté en un accord partagé sur un contenu, leur tâche aurait été identique à celle des

sociologues professionnels. Elle aurait pu être résolue en adoptant la solution des sociologues

 professionnels, comme suit.

Les étudiants distingueraient d'abord ce qui a été dit de ce dont  on a parlé, et feraient

correspondre les deux contenus comme signe et comme référent. Ce que les interlocuteurs ont

dit   serait traité comme une version sommaire, réduite, partielle, incomplète, masquée,elliptique, dissimulée, ambiguë ou fallacieuse de ce dont ils ont parlé. La tâche consisterait à

combler le manque de précision de ce qui a été dit. Ce dont ils ont parlé consisterait en un

contenu élaboré, correspondant à ce qu'ils ont dit. Ainsi le format de la feuille divisée en deux

colonnes s'accorderait avec le « fait » de pouvoir  consigner par écrit le contenu de ce qui a été

dit en transcrivant ce qu'un magnétophone aurait enregistré. La colonne de droite exigerait

que quelque chose de « plus » soit ajouté. Ce qui a été dit ayant pour défaut d'être sommaire,

il serait nécessaire que les étudiants aillent chercher au-delà de ce qui a été dit, a) pour trouverle contenu correspondant, b) pour trouver des bases pour argumenter –  car une argumentation

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serait nécessaire –  l'adéquation de la correspondance. Parce qu'ils seraient en train de faire un

compte rendu de la conversation réelle de personnes singulières, ils auraient à chercher ces

contenus additionnels dans ce que les interlocuteurs auraient en « tête » ou dans ce qu'ils

seraient en train de « penser », ou dans ce qu'ils « croiraient » ou dans ce qu'ils « voudraient

dire ». De plus, ils auraient à s'assurer qu'ils ont détecté ce que les interlocuteurs avaient en

tête réellement, et non par supposition ou hypothétiquement, ou de façon imagée. C'est-à-dire

qu'ils auraient besoin de citer des actions observées  –   en observant la manière dont les

interlocuteurs se conduisent  –  de façon à produire des arguments pour leur revendication de

« réellement ». Cette assurance serait obtenue en cherchant à établir la présence, dans les

échanges conversationnels, de vertus telles que : le fait de s’être parlé honnêtement,

franchement, sans arrière-pensée, sincèrement, et ainsi de suite. Tout cela revient à dire que

les étudiants invoqueraient leur connaissance de la communauté de compréhension, ainsi que

leur connaissance de ce sur quoi porte l'accord, pour garantir l'adéquation de leurs comptes

rendus comme description de ce dont les interlocuteurs auraient parlé, c'est-à-dire de ce que

les interlocuteurs eux-mêmes auraient compris en commun. Par conséquent pour tout ce que

les étudiants écrivaient, ils pouvaient présupposer que moi-même, en tant que membre

compétent de la même communauté (les conversations étant après tout banales), je serais

capable de voir la correspondance et ses fondements. Au cas où je ne la verrais pas, ou au cas

où je déchiffrerais le contenu de l'énoncé différemment d'eux, alors, aussi longtemps qu'ils

 pourraient continuer à me supposer compétent (c’est-à-dire aussi longtemps que mon

interprétation alternative ne ruinerait pas mon droit de prétendre qu'il faut la prendre au

sérieux), les étudiants pourraient comprendre que j'insiste pour qu'ils me fournissent des

détails plus précis que les considérations pratiques requises. Mais à ce moment-là, ils

m'accuseraient d’être excessivement pointilleux  et se plaindraient que, puisque « n'importe

qui peut voir » quand, pratiquement, cela suffit, il ne soit pire aveugle que celui qui ne veut  

 pas voir.Cette version de leur tâche explique pourquoi ils se plaignaient d'avoir à en écrire

« plus ». Elle explique aussi pourquoi la difficulté du travail augmentait au fur et à mesure

que j'imposais plus de clarté. Mais elle ne rend pas bien compte de 1'impossibilité d'achever

l'exercice ; elle explique une des faces de cette « impossibilité » comme répugnance des

étudiants à continuer l'exercice. Mais elle n'explique pas pourquoi les étudiants voyaient d'une

manière ou d'une autre que l'exercice était par nature irréalisable. Finalement cette version de

l'exercice ne permet pas d'expliquer pourquoi ils se plaignaient que la manière de réaliserl'exercice multipliait à chaque fois ses traits.

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On peut trouver une meilleure conception de l'exercice. Malgré l'étrangeté d'une telle

idée, supposons que nous abandonnions l'hypothèse que, pour décrire un usage comme

relevant d’une communauté de compréhension, nous devons savoir d'emblée en quoi consiste

la nature de la compréhension commune. Du coup tombe aussi la théorie des signes qui

accompagne cette hypothèse, selon laquelle un « signe » est la propriété de quelque chose qui

est dit et un « référent » la propriété de quelque chose dont on a parlé. En écartant une telle

théorie des signes, qui propose ainsi de mettre en rapport signe et référent comme des

contenus en correspondance, nous abandonnons également la possibilité d'expliquer un usage

en invoquant un accord partagé sur un contenu.

Si de telles notions sont abandonnées, alors ce dont les interlocuteurs ont parlé ne peut

 pas être distingué de 1a manière dont ils ont parlé. Expliquer ce dont ils ont parlé consistera

maintenant simplement à décrire comment ils ont parlé ; à fournir une méthode pour dire ce

qu'il y a à dire, quoi qu'il y ait à dire, du genre : paraphraser, parler avec ironie, de façon

métaphorique, faire un récit, questionner ou répondre, mentir, commenter, résumer, utiliser un

double langage, ainsi de suite.

Au lieu de s'intéresser à la différence entre ce qui  a été dit et ce dont  on a parlé, il

convient de distinguer, d'un côté, le fait, reconnu par un membre de la communauté de

langage, que quelqu'un dit quelque chose, c'est-à-dire qu'il est en train de parler , de l'autre, la

manière dont  il est en train de parler. Reconnaître le sens de ce qu'une personne a dit consiste

alors uniquement et entièrement à reconnaître la méthode de son énonciation, donc à voir

comment elle a parlé.

Je suggère qu'on ne lise pas la colonne de droite comme un contenu correspondant à

celle de gauche, et que l'exercice proposé aux étudiants  –   expliquer l'objet de la

conversation –   n'impliquait pas qu'ils élaborent le contenu de ce qui avait été dit par les

interlocuteurs ; je propose, à la place, de considérer que leurs explications écrites tentaient de

me montrer comment utiliser ce que les interlocuteurs avaient dit comme une méthode pourvoir ce dont ils avaient parlé. J’avais demandé, me semble-t-il, aux étudiants de me fournir

des instructions pour reconnaître ce que les interlocuteurs étaient réellement et certainement

en train de dire. En les persuadant qu'il y avait des interprétations « alternatives », en insistant

sur les restes d'ambiguïté, je les avais persuadés qu'ils m'avaient seulement montré des

hypothèses, des conjectures et des suppositions sur ce que les interlocuteurs disaient.  Ils

comprirent cela comme le fait que leurs instructions étaient incomplètes ;  que leurs

démonstrations avaient échoué à cause du caractère incomplet de ces instructions ; et que la

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différence entre 1’affirmation « ça a été réellement dit » et 1'affirmation « on suppose que ça

a été dit » dépendait de la complétude des instructions.

 Nous comprenons maintenant ce qui était demandé aux étudiants dans cet exercice qui

exigeait d’eux qu'ils écrivent « davantage ». Nous saisissons également en quoi il était de plus

en plus difficile et finalement impossible à réaliser, et en quoi il devenait de plus en plus

élaboré dans ses composantes en r aison des procédures mises en œuvre  pour le faire. Je leur

avais demandé de formuler ces instructions de façon à les rendre « de plus en plus » précises,

claires, discrètes, et finalement littérales. Le sens donné à une expression comme « de plus en

 plus » et à des termes comme clarté, exactitude, précision, ou littéralité était supposé être

expliqué par les propriétés des instructions elles-mêmes et uniquement par elles. Je leur avais

demandé de réaliser un exercice impossible : remédier à 1'incomplétude essentielle de

n'importe quelle série d'instructions, indépendamment de leur degré d'élaboration et du soin

apporté à les écrire. Je leur avais demandé de formuler la méthode qui avait été employée par

les participants pour parler, en tant que règles de procédure à suivre pour dire ce qu'ils avaient

dit, règles appropriées aux exigences de la situation, de 1'imagination et du processus. Je leur

avais demandé de décrire les méthodes de communication (methods of speaking ) des

interlocuteurs comme si ces méthodes étaient isomorphes aux actions, en stricte

correspondance avec une règle qui expliciterait la méthode comme une série d'instructions.

Reconnaître ce qui est dit signifie reconnaître comment une personne est en train de parler ;

 par exemple reconnaître que la femme disant « tes chaussures ont sacrément besoin de

nouveaux talons » parlait de façon narrative ou métaphorique ou par euphémisme, ou

employait un double langage.

Les étudiants se heurtaient au fait qu'il ne suffit pas, pour déterminer comment une

 personne parle, pour décrire la méthode de communication de quelqu'un, de montrer que ce

qu'elle a dit se conforme à une règle de démonstration de la consistance, de la compatibi1ité et

de la cohérence des significations ; il s'agit de choses différentes.Pour la poursuite de leurs affaires courantes, les personnes considèrent comme allant

de soi que ce qui est dit sera compris d'après des méthodes employées par les participants

 pour rendre ce qu'ils sont en train de dire clair, cohérent, compréhensible, ou intentionnel, i. e. 

comme conforme à des règles, en un mot rationnel. Voir le sens de ce qui est dit c'est accorder

à ce qui a été dit la caractéristique d’être « conforme à une règle » (« as a rule »). La notion

d'accord partagé réfère à des méthodes sociales variées permettant aux membres de

reconnaître que quelque chose a été dit conformément à une règle, et non pas à un accord

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démontrable sur des contenus. L'image appropriée de la compréhension commune est celle

d’une opération plutôt que celle d’une intersection d'ensembles qui se chevauchent. 

Une personne faisant de la sociologie, qu'elle soit profane ou professionnelle, peut

concevoir la compréhension commune comme un accord partagé sur un contenu ; elle prend

alors comme allant de soi que l'énoncé sera compris suivant des méthodes qui n'ont pas besoin

d'être spécifiées, c'est-à-dire qui n'auront besoin d'être spécifiées que dans des occasions

 particulières.

Étant donné que ce dont parlaient le mari et la femme se découvrait peu à peu, il

fallait, pour qu'ils puissent le reconnaître l'un et l'autre, qu'ils aient recours  –   et que chacun

considère que l'autre avait recours  –  à un travail qui faisait que ce qui était dit était compris,

ou avait été compris, comme ayant concordé avec leur relation d'interaction. Il s'agissait là

d'une règle invocable de leur accord, d'un schème grammatical utilisé dans 1'intersubjectivité

 pour analyser la parole de chacun. L'usage de ce schème assurait que chacun comprendrait  ce

que dirait l'autre de la même manière qu'il  serait  compris par lui. De ce fait aucun des deux

n'avait à demander à l'autre de spécifier la manière dont il procédait ; aucun non plus ne

 pouvait prétendre que l'autre avait besoin de s'expliquer.

En résumé, la compréhension commune, en tant qu’elle implique un travail

d'interprétation ayant une temporalité « interne », a nécessairement une structure

opérationnelle. Pour l'analyste, ne pas voir cette structure signifie qu'il se sert du savoir de

sens commun de la société exactement de la même manière que les membres quand ils ont à

décider ce que des personnes sont en train de faire, ou de quoi elles parlent réellement. Ce qui

revient à utiliser le savoir de sens commun des structures sociales à la fois comme thème et

comme ressource de l'enquête. Une conception alternative consisterait à donner une priorité

exclusive à l'analyse des méthodes d'action concertée et des méthodes de la compréhension

commune. Non pas une méthode mais une multiplicité de méthodes de compréhension. Dans

leur extrême variété, celles-ci constituent pour le sociologue professionnel des phénomènescritiques qu'il lui revient d'autant plus d'analyser qu'ils n'ont pas été étudiés jusqu'à présent.

Cette multiplicité est indiquée par la liste infinie des manières de parler des gens. On peut se

faire une idée de leurs propriétés et de leurs différences à partir des formulations socialement

disponibles pour désigner une multitude de fonctions du signe, telles que : marquer, étiqueter,

symboliser, emblématiser, faire des cryptogrammes, des analogies, des anagrammes ;

indiquer, miniaturiser, imiter, contrefaire, simuler –  bref, telles qu'elles se présentent lorsqu'on

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reconnaît, utilise et produit, « de l'intérieur » de contextes culturels, leurs façons ordonnées de

dire et de faire22.

Politiques de recherche

Les actions pratiques sont problématiques d'une manière dont on ne s'était pas aperçu

 jusqu'ici ; c'est ce fait que nous nous proposons d'analyser, ainsi que la manière dont elles le

sont ; il nous faut trouver comment les rendre accessibles à la recherche, et voir ce que nous

 pouvons apprendre à leur sujet. J'utilise le terme « ethnométhodologie » pour désigner l'étude

des actions pratiques qui répond aux consignes suivantes, et pour référer aux phénomènes,

aux questions, aux résultats et aux méthodes liés à leur mise en œuvre. 

1) On peut repérer un domaine illimité de situations pertinentes si on applique la ligne

de conduite suivante : examiner toute occasion, quelle qu'elle soit, en considérant avec

attention le fait que, dans leurs actions, les membres projettent de « faire des choix » parmi

des alternatives –  de sens, de factualité, d’objectivité, de cause, d’explication, de communalité

des actions pratiques. Une telle politique entraîne que n'importe quelle enquête, de quelque

genre qu'on puisse imaginer, de la divination à la physique théorique, réclame notre attention

en tant qu'elle met en oeuvre des pratiques ingénieuses socialement organisées. Le fait que

les structures sociales des activités de la vie de tous les jours fournissent des contextes, des

objets, des ressources, des justifications, des thèmes problématiques, etc., pour les pratiques

d'enquête et  pour ce qu’elles produisent, justifie que nous acceptions de porter de l'intérêt à

toute manière sans exception de faire des enquêtes.

Aucune investigation ne peut être exclue, quel qu'en soit le lieu ou le moment, quelle

que soit la banalité ou1'importance de sa portée, de son organisation, de son coût, de sa durée,

de ses conséquences, quels qu'en soient le succès, la réputation, les praticiens, les prétentions,

les philosophies ou les philosophes.  Les procédures et les résultats de la magie, de ladivination, des mathématiques, de la sociologie  –   qu'elles soient le fait de profanes ou de

 professionnels –  sont abordés dans la perspective suivante : toute composante de sens, de fait,

de méthode, pour n'importe quel cas d'enquête sans exception, procède, en tant qu’accomplie, 

de contextes organisés d’actions pratiques ; et c'est seulement en organisant, en situation, et

22 Cette remarque tient compte de 1'observation de Monroe Beardsley selon laquelle nous ne décidons pas qu'unmot est utilisé de façon métaphorique parce que nous savons ce que pense une personne ; nous savons plutôt cequ'elle pense parce que nous voyons qu'un mot est utilisé de façon métaphorique. Prenant la poésie comme

exemple, Beardsley souligne que « les indications pour ce fait doivent d'une manière ou d'une autre être dans le poème lui-même. Sinon nous serions rarement capables de lire de la poésie ». Voir Monroe Beardsley, « Themetaphorical twist », Philosophy and Phenomenological Research, Mars, 1962.

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dans leur particularité, leurs pratiques ingénieuses que les membres parviennent à déterminer

 précisément, dans leurs activités, le caractère conséquent, 1'intentionailité, la pertinence ou la

reproductibilité de leurs pratiques et de leurs résultats.

2) Les participants à un dispositif organisé sont sans cesse amenés à juger, à

reconnaître, à prouver, à rendre évident le caractère rationnel  –   i. e. cohérent, conséquent,

choisi, intentionnel, efficace, méthodique, ou bien informé  –   de ce qu’ils font dans  leurs

enquêtes, comme : compter, tracer une courbe, interroger, constituer un échantillon,

enregistrer, faire un compte rendu, programmer, prendre une décision, etc. Pour décrire

comment ils procèdent de fait aux investigations qu'ils font pour organiser leurs affaires

ordinaires  –   il s'agit là de procédures mises en oeuvre dans des situations réelles  selon des

modalités dont la rationalité est reconnue  –  il ne suffit pas de dire qu'ils invoquent des règles

 pour établir le caractère cohérent, conséquent ou intentionnel, c'est-à-dire rationnel, de leurs

activités réelles. Il ne suffit pas non plus de rapporter les propriétés rationnelles de leurs

investigations au fait qu'ils se soumettraient à des règles d’enquête. Au contraire, des

qualifications telles que « démonstration appropriée », « compte rendu adéquat », « preuve

suffisante », « parler clair », « accorder trop d'importance à ce qui a été dit », « inférence

nécessaire », « cadre d'alternatives restreintes », bref, toute question de « logique » et de

« méthodologie », y compris ces deux intitulés eux-mêmes, désignent en raccourci des

 phénomènes organisationnels. Ces phénomènes sont des réalisations contingentes

d'organisations de pratiques communes et, en tant que tels, ils sont diversement disponibles

aux membres comme normes, tâches, difficultés. C'est seulement de cette manière, et non pas

comme catégories invariantes ou comme principes généraux, qu'ils définissent « une enquête

et un discours appropriés ». 

3) Dans ces conditions, on adoptera le principe suivant comme ligne de conduite

directrice : refuser de prendre au sérieux le projet prédominant qui vise à évaluer, reconnaître,

catégoriser, décrire les propriétés rationnelles des activités pratiques –  i. e. leur efficience, leurefficacité, leur effectivité, leur intelligibilité, leur cohérence, leur intentionnalité, leur typicité,

leur uniformité, leur reproductibilité  –   en se servant d'une règle ou d'un étalon défini en

dehors des situations effectives où de telles propriétés sont reconnues, utilisées, produites et

commentées par ceux qui y participent. Toutes les manières de procéder qui invoquent des

règles pour évaluer sur un plan général les propriétés logiques et méthodologiques des

 pratiques d'enquête et de leurs résultats n'intéressent l'ethnométhodologie que comme

 phénomènes. Aussi diverses que soient leurs structures, les activités pratiques organisées de lavie de tous les jours doivent être recherchées et examinées en termes de production, d'origine,

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des conseils partiellement formulés, des descriptions partielles, des expressions elliptiques,

des remarques en passant, des fables, des contes moraux, etc.

Les propriétés rationnelles  –   leur rationalité peut être démontrée  –   des expressions

indexicales et des actions indexicales sont une réalisation continue des activités organisées de

la vie de tous les jours. C'est là le cœur de 1'affaire. La production contrôlée de ce phénomène

ne cesse, quels qu'en soient l'aspect, la perspective ou le moment, de revêtir pour les membres

le caractère de tâches sérieuses, pratiques, soumises à toutes les exigences d'une conduite

située organisationnellement. Chacun des chapitres de ce volume, d'une manière ou d'une

autre, recommande ce phénomène à l'analyse sociologique professionnelle.

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CHAPITRE 2

LE SOCLE ROUTINIER DES ACTIVITES ORDINAIRES

Le problème 

Pour Kant, l'ordre moral interne (à l'individu) était un profond mystère. Pour les sociologues

l'ordre moral externe est un mystère technique. Du point de vue de la théorie sociologique,

l'ordre moral n'est autre que les activités de la vie de tous les jours en tant qu'elles sont

gouvernées par des règles. Un membre de la société rencontre et appréhende l'ordre moral

sous les espèces de cours d'action perçus comme normaux  –  de scènes familières de la vie

quotidienne, le monde de la vie ordinaire connu en commun avec les autres, et pris pour allant

de soi avec eux.

Il souscrit à ce monde comme à un ensemble de « faits naturels de la vie », qui sont de part en

 part des faits d'ordre moral. Pour les membres ces faits sont ce qu'ils sont non seulement en

raison de la familiarité des scènes, mais parce qu'il est moralement bon ou mauvais qu'ils

soient ainsi. Les scènes familières des activités quotidiennes, traitées par les membres comme

« faits naturels de la vie », sont des faits massifs de leur existence quotidienne, à la fois

comme un monde réel et comme le produit de leurs activités dans un monde réel. Elles

fournissent le « socle », le « c'est ainsi » auquel on retourne dans l'état éveillé, le point de

départ et de retour pour toutes les modifications du monde de la vie quotidienne réalisées dans

le jeu, le rêve, la transe, le théâtre, la théorisation scientifique et les rites. Pour toutes les

disciplines  –   dans les humanités comme en science  –   ce monde familier, ce monde de sens

commun de la vie ordinaire, est un sujet d'intérêt constant. Dans les sciences sociales, et en

 particulier dans la sociologie, c'est le principal sujet de préoccupation. Il constitue le noyau

 problématique de la sociologie ; c'est par rapport à lui que se définit l'attitude sociologique.

Enfin il exerce un empire étrange et permanent sur la prétention des sociologues à la validité

de leurs explications.

Bien que ce thème soit central, l'immense littérature de la discipline contient peu de donnéeset de méthodes pour repérer les traits essentiels de ce qui est reconnu socialement comme

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« scènes familières » et pour les rapporter aux dimensions de l'organisation sociale. Bien que

les sociologues prennent ces scènes socialement structurées de la vie quotidienne comme base

de travail, ils voient rarement que l’analyse de la possibilité même d'un tel monde de sens

commun constitue de plein droit une tâche pour l'investigation sociologique23. Pour eux cette

 possibilité d'un monde ordinaire soit est tranchée par des représentations théoriques, soit est

simplement présupposée. Bien qu'il s'agisse d’un projet approprié pour la recherche

sociologique, la définition du monde de sens commun de la vie ordinaire a été négligée, aussi

 bien comme thème que comme fondement méthodologique. Mon propos dans ce chapitre est

de démontrer que les activités de sens commun sont d'un intérêt primordial pour les

investigations sociologiques, qu'elles constituent un thème de recherche en soi, et de rapporter

à cette fin une série d'études qui manifesteront l'urgence de leur « redécouverte ».

Rendre visibles des scènes banales

Lorsqu’ils  rendent compte des traits stables des activités ordinaires, les sociologues

sélectionnent habituellement des contextes familiers, comme les ménages ou les lieux de

travail, et s'interrogent sur les variables qui contribuent à la stabilité de leur configuration. Il

en va pour eux exactement comme dans le sens commun, un ensemble de considérations reste

en dehors de l'examen : les propriétés d'arrière-plan des scènes quotidiennes en tant qu'elles

sont attendues, standardisées et standardisantes, « vues sans qu’on y prête attention » ( seen

but unnoticed ). Le membre de la société utilise les attentes d'arrière-plan comme schème

d'interprétation. Par là les apparences réelles lui sont reconnaissables et intelligibles comme

apparences-d'événements-familiers. Comme on peut le montrer, il réagit à cet arrière-plan,

tout en étant tout à fait incapable de nous dire précisément en quoi ces attentes consistent. Si

on l'interroge à leur propos il a peu, sinon rien, à en dire.

Pour que ces attentes d'arrière-plan apparaissent, il faut soit être étranger au caractère habitueldes scènes de la vie courante, soit s’en détacher. Comme Alfred Schütz l’avait noté, un

« motif spécial » est requis pour les rendre problématiques. Dans le cas des sociologues, ce

« motif spécial » correspond à la tâche programmatique de traiter comme matière pour un

intérêt théorique les circonstances pratiques des membres de la société, y compris le caractère

moralement nécessaire, de leur point de vue, de nombre de ces propriétés d'arrière-plan.

L'arrière-plan des activités quotidiennes, qui est vu dans l'attitude ordinaire sans qu’on y prête

23  L'oeuvre d'Alfred Schütz citée à la note suivante constitue une remarquable exception. Les lecteursfamiliers de ses écrits reconnaîtront ce que le présent texte lui doit. 

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attention, est alors rendu visible et décrit dans la perspective d'une personne qui vit la vie

qu'elle vit, a les enfants qu'elle a, ressent ce qu'elle ressent, pense ce qu'elle pense, vit les

relations qu'elle a, tout cela pour permettre au sociologue de résoudre ses problèmes

théoriques.

Quasiment seul parmi les sociologues, le regretté Alfred Schütz a décrit nombre de ces

attentes vues sans qu'on leur prête attention dans une série d'études classiques sur la

 phénoménologie constitutive du monde de la vie quotidienne24. Il les a rassemblées sous le

terme d’« attitude de la vie quotidienne ». Il évoquait leur caractère scénique en parlant de

« monde connu en commun et pris pour allant de soi ». L'oeuvre fondamentale de Schütz

 permet d'aller plus loin dans la tâche de clarifier leur nature et leur opérativité, de les relier

aux processus des actions concertées et de leur donner une place dans une société

empiriquement imaginable.

Les études rapportées dans ce chapitre tentent de repérer quelques-unes des attentes qui

confèrent leur caractère familier, habituel, aux scènes banales de la vie courante, et de les

relier aux structures sociales stables des activités ordinaires. En ce qui concerne la méthode, je

 préfère commencer avec des scènes familières pour me demander ensuite comment on peut

troubler cette familiarité. Tout ce qu'on devrait faire pour multiplier les traits de non-sens dans

l'environnement perçu ; pour produire et maintenir la perplexité, la consternation et la

confusion ; pour produire des affects socialement structurés tels que l'anxiété, la honte, la

culpabilité ou l'indignation ; et pour désorganiser l'interaction : tout cela devrait nous

apprendre quelque chose sur la façon dont les structures des activités quotidiennes sont

 produites et soutenues de manière ordinaire et routinisée25.

Une remarque restrictive : en dépit de l’accent qu’elles mettent sur les procédures, mes études

ne peuvent pas être qualifiées d’expérimentales à strictement parler. Ce sont des

démonstrations destinées, selon le mot de Herbert Spiegelberg, à aider une « imagination

engourdie ». J'ai constaté qu'elles suscitent des réflexions permettant de rendre étrange unmonde obstinément familier.

Quelques traits essentiels de la compréhension commune 

24  Alfred Schütz : Der Sinnhafte Aufbau der Soziale Welt, Vienne, Verlag von Julius Springer, 1932  ;

Collected Papers I.  The Problem of Social Reality, La Haye, Martinus Nijhoff , 1962 ; Collected Papers II .Studies in Social Theor  y, La Haye, Martinus Nijhoff ,  1964 ; Collected Papers III. Studies in

 Phenomenological Philosophy, La Haye: Martinus Nijhoff , 1966. 25  Et inversement le fait de savoir comment les structures des activités quotidiennes sont produites demanière routinisée devrait nous indiquer comment procéder pour les troubler effectivement. 

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La compréhension commune ne consiste pas en une quantité mesurée d'accord partagé entre

les personnes sur certains sujets. Diverses considérations justifient cette remise en cause.

Même si on limite ces sujets en nombre et en portée, et si on ne tient pas compte de la

difficulté pratique de les évaluer, l'idée selon laquelle nous avons affaire à une quantité

définie d'accord partagé reste essentiellement incorrecte.

On peut le démontrer comme suit. Je demandai à des étudiants de rapporter une conversation

 banale en écrivant sur la partie gauche de la feuille ce que les partenaires avaient réellement

dit et sur la page de droite ce qu'ils avaient compris de ce qui avait été dit. Un étudiant

rapporta la conversation suivante entre lui et son épouse :

Le mari : Aujourd‘hui Dana a réussi à

mettre un penny dans le

 parcmètre sans que j‘aie à le

soulever

Cet après-midi, alors

que je ramenais Dana, notre

fils de quatre ans, de la

maternelle, il a réussi à

atteindre la partie haute du

 parcmètre pour y mettre un

 penny, dans la zone de

stationnement où je m‘étais

garé, alors qu‘avant il fallait

toujours le soulever pour

atteindre cette partie.

La femme : L'as-tu emmené chez le

disquaire ?

Puisqu'il est capable de

mettre un penny dans le

 parcmètre, cela implique que

tu t'es arrêté alors qu'il étaitavec toi. Je sais que tu t'es

arrêté chez le disquaire soit à

l'aller soit au retour. Etait-ce

au retour, de sorte qu'il était

avec toi ou bien était-ce à

l'aller, et tu t‘es arrêté autre

 part avec lui au retour ?

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Le mari :  Non, chez le cordonnier Non, je me suis arrêté chez le

disquaire à l'aller et j'ai fait

une halte chez le cordonnier

au retour, alors qu'il était

avec moi

La femme :  Pour quelle raison ? Je connais une des raisons

qui auraient pu te faire

t‘arrêter chez le cordonnier.

Mais pourquoi en fait y es-tu

allé ?

Le mari :  J'ai pris de nouveaux lacets

 pour mes chaussures

Comme tu sais, j'ai cassé un

des lacets de mes chaussures

Oxford marron l'autre jour,

aussi ai-je été cherché de

nouveaux lacets.

La femme :  Tes mocassins ont sacrément

 besoin de nouveaux talons

Tu aurais pu y apporter autre

chose. Tu aurais pu apporter

tes mocassins noirs qui ont

 bien besoin de nouveaux

talons. Tu ferais mieux de les

emmener assez vite

Un examen de cette conversation révèle les choses suivantes. a) II y a beaucoup de choses

dont les partenaires ont parlé sans qu'ils en aient fait mention ; b) beaucoup de choses que les

 partenaires ont comprises l'ont été sur la base non seulement de ce qui a été réellement dit

mais aussi de ce qui n'a pas été dit ; c) beaucoup de choses ont été comprises en prenant les

séries temporelles d'énoncés non comme un chapelet de mots, mais comme les évidences

documentaires d'une conversation se développant dans le temps ; d) ce que les deux

 partenaires ont compris en commun l'a été seulement dans, et par, le cours du travail de

compréhension qui a consisté à traiter un événement linguistique réel comme « le document

de », comme « indiquant », comme tenant lieu d’un  pattern sous-jacent supposé par chacun

des interlocuteurs être le sujet dont l'autre pouvait bien être en train de lui parler. Non

seulement le pattern sous-jacent a été tiré du cours des évidences documentaires individuelles,mais en outre celles-ci, à leur tour, ont été interprétées sur la base de « ce qui était connu » et

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de ce qui pouvait être anticipé des  patterns sous-jacents26. Chacun a été utilisé pour élaborer

l'autre. e) Face à un énoncé, traité comme un événement-dans-la-conversation, chacun des

 partenaires s’est référé au passé  récent et aux perspectives de l’interaction présente, les

utilisant et les attribuant à l'autre comme schème commun d'interprétation et d'expression. f)

Chacun a attendu que quelque chose de plus soit dit afin de saisir ce qui avait été dit

 précédemment, et chacun a semblé disposé à attendre ainsi.

On pourrait considérer que la compréhension commune correspond à une quantité mesurée

d'accord partagé, si elle consistait en des événements corrélés avec les positions successives

des aiguilles d'une horloge, c'est-à-dire en des événements en temps standard. Les résultats

 précédents, qui concernent les échanges d'une conversation en tant qu'événements-dans-une-

conversation, nécessitent qu'au moins un paramètre temporel de plus soit introduit : le rôle du

temps en tant qu'il est constitutif « du sujet dont on a parlé », ce sujet étant un événement se

développant, et étant développé, tout au long du cours d'action qui l'a produit, tandis que tant

le processus que le produit sont connus de l'intérieur de leur développement par les deux

 partenaires, chacun pour lui-même comme de la part de l'autre.

La conversation révèle les traits additionnels suivants. 1) Beaucoup d'expressions sont telles

que leur sens ne peut pas être décidé par un auditeur à moins qu'il ne connaisse ou présuppose

quelque chose à propos de la biographie et des buts de celui qui a parlé, des circonstances de

l’énonciation, de ce qui a précédé dans la conversation, et de la relation réelle et potentielle

qui existe entre le locuteur et son auditeur. Les expressions ne gardent pas un sens identique à

travers les occasions changeantes de leur usage. 2) Les événements dont on a parlé étaient

spécifiquement vagues. Non seulement ils ne délimitent pas une série restreinte de

déterminations possibles, mais les événements décrits incluent, comme propriété

intentionnelle et ratifiée, une « frange » adjacente de déterminations ouvertes quant à leurs

relations entre eux, à leurs relations avec d'autres événements et leurs relations avec des

éventualités rétrospectives et prospectives. 3) Pour ce qui est du sens d'une expression,lorsqu’elle a été produite, chacun des participants à la conversation  –  en position d’auditeur

tant de ses productions que de celles de l'autre –  a dû présupposer, au moment, quel qu’il soit,

où un épisode dans l’échange venait d'être accompli, qu’en attendant ce que lui-même ou

l'autre personne pourrait avoir dit plus tard, la signification présente de ce qui avait déjà été

dit aurait été clarifiée. Ainsi bien des expressions avaient la propriété d'être progressivement

26

  Karl Mannheim parle de ce travail comme d'une « méthode documentaire d'interprétation » dans sonessai « On the interpretation of “Weltanschauung” », in  Essays in the Sociologv of Knowledge, New York1952, p. 53-63. Voir à ce sujet le chapitre 3 du présent ouvrage.

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comprises et rendues compréhensibles dans le cours ultérieur de la conversation. 4) Il est à

 peine besoin de souligner que le sens d’une expression dépend de l'endroit où elle est apparue

dans l'ordre séquentiel, du caractère expressif des mots qu'elle comporte et de l'importance

que les partenaires attachent aux événements décrits.

Ces propriétés de la compréhension commune contrastent avec celles qu'elle aurait eues si on

avait négligé le caractère constitutif du temps, et si on avait traité les épisodes à la manière

d’entrées précodées d'une mémoire d'ordinateur qu'on pourrait consulter comme s’il s’agissait

d’alternatives de sens entre lesquelles choisir ; et ceci sous des conditions décidées à l’avance

 parmi une série d'alternatives à l'aide desquelles il faudrait comprendre la situation, au

moment précis où la nécessité d'une décision serait apparue. Ces dernières propriétés sont

celles d'un discours rationnel strict telles qu'idéalisées dans les règles d'une preuve logique

adéquate.

Lorsqu'ils ont à conduire leurs affaires courantes, les gens refusent de s'autoriser

mutuellement à comprendre de cette manière « ce dont ils parlent réellement ». Voici donc les

 propriétés ratifiées du discours commun : l'anticipation que les personnes vont comprendre ;

le lien des expressions à des circonstances ; le caractère spécifiquement vague des références ;

le sens rétrospectif-prospectif d’une occurrence présente ; le fait d'attendre ce qui va venir

 plus tard pour comprendre ce qui a été dit avant. Ces propriétés constituent ce qui, vu sans

qu'on y prête attention, est à l'arrière-plan du discours commun par lequel les énoncés réels

sont reconnus comme événements d'une conversation commune, raisonnable, compréhensible

et claire. Les personnes exigent ces propriétés du discours comme conditions sous lesquelles

elles sont elles-mêmes habilitées  –  et autorisent les autres  –  à revendiquer qu'elles savent ce

dont elles parlent, que ce qu'elles disent est compréhensible et devrait être compris. Bref ces

 propriétés, que l'on voit mais auxquelles on ne prête pas attention, sont utilisées pour habiliter

les personnes à conduire leurs affaires conversationnelles sans l'interférence d'autrui. Les

déviances par rapport à cet usage appellent des tentatives immédiates pour restaurer le coursnormal des choses.

Le fait que ces propriétés soient ratifiées peut être démontré comme suit. On a demandé à des

étudiants d'engager une conversation ordinaire avec une personne de connaissance ou un ami,

et, sans mentionner que ce que recherchait l'expérimentateur était d'une certaine façon

inhabituel, d'insister pour que la personne clarifie le sens de ses remarques banales. Vingt-

trois étudiants ont rapporté trente cinq exemples de tels échanges. Ce qui suit représente des

extraits typiques de leurs descriptions.

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CAS N° 1

Le sujet (S) était en train de parler à l'expérimentateur (E) d'une crevaison de pneu qu'il avait

eue la veille en allant à son travail.

(S) J'ai eu un pneu crevé

(E) Qu'est-ce que tu veux dire, tu as eu un pneu crevé ?

S parut un moment surpris. Puis il répondit d'une façon agressive : « Que veux-tu dire par

“Qu'est-ce que tu veux dire ? ” ? Un pneu crevé est un pneu crevé ! Voilà ce que ça veut dire !

Il n'y a rien de spécial ! Quelle question idiote ! ».

CAS N° 2 

(S) Hé, Ray. Comment va ta copine?

(E) Qu'est-ce que tu veux dire par « comment elle va » ? Tu veux dire physiquement ou

mentalement ?

(S) Qu'est-ce que je veux dire par « comment elle va » ? Mais qu'est-ce qui t’arrive ? (Il

 paraissait irrité).

(E) Rien du tout, simplement que tu expliques un peu plus clairement ce que tu veux

dire.

(S) Ça suffit. Comment s'est passé ton examen à l'école de médecine ?

(E) Qu'est-ce que tu veux dire par « comment ça s'est passé » ?

(S) Tu sais ce que je veux dire

(E) Non, pas vraiment.

(S) Mais qu'est-ce qui te prend ? Tu es devenu fou ?

Cas N°3

« Vendredi soir, mon mari et moi-même étions en train de regarder la télévision. Mon mari fit

remarquer qu'il était fatigué. Je lui demandais « Tu es fatigué comment ? Physiquement,

mentalement ou simplement ennuyé ? ».

(S) Je ne sais pas, je suppose que c'est physiquement, principalement.

(E) Tu veux dire tes muscles te font mal ou bien c’est nerveux ?

(S) Je le suppose, ne sois pas aussi technique !Un peu plus tard, après avoir regardé la télévision :

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(S) Tous ces vieux films ont la même sorte de vieux lits cages.

(E) Qu'est-ce que tu veux dire ? Tu veux dire tous les vieux films ou certains d'entre eux

ou simplement ceux que tu as vus ?

(S) Mais qu'est-ce qui te prend ? Tu sais ce que je veux dire.

(E) Je te demande seulement d'être plus précis.

(S) Tu sais ce que je veux dire, va au diable!

CAS N° 4 

Au cours d'une conversation avec sa fiancée, l'expérimentateur demanda le sens de certains

mots qu’elle utilisait. 

« Pendant une minute et demie le sujet répondit aux questions comme si elles étaient

légitimes, puis elle s'insurgea : “Mais pourquoi tu me poses toutes ces questions ?”. Et

elle répéta ceci deux ou trois fois après chaque question. Elle devint nerveuse et

anxieuse. Elle apparut désorientée, se plaignit de ce que je l'énervais et me demanda

d'arrêter. Elle prit un magazine et se couvrit le visage, puis elle reposa le magazine et

 prétendit être occupée. Lorsque je lui demandai pourquoi elle regardait le magazine, elle

ferma ostensiblement la bouche et refusa de poursuivre l’échange ».

CAS N° 5 

Mon ami me dit : « Dépêche toi, nous allons être en retard ! ». Je lui demandai ce qu'il voulait

dire par « être en retard » et de quel point de vue il y faisait référence. Il eut un regard

complètement perplexe et cynique. « Pourquoi me poses-tu des questions aussi stupides ?

Bien sûr que je n'ai pas besoin d'expliquer ce que je viens de dire. Qu'est-ce qui ne va pas

chez toi aujourd'hui ? Pourquoi devrais-je expliciter ce que je viens de dire ? Tout le mondecomprend ce que je dis et tu ne devrais pas y faire exception ! ».

CAS N° 6

La victime lui serre la main chaleureusement :

(S) Comment vas-tu ?

(E) Comment je vais, de quel point de vue ? Ma santé ? Mes affaires ? Mon travail à lafac ? Ma tranquillité d'esprit ?

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(S) (soudain rouge et perdant tout contrôle) Dis donc ! J'essayais juste d'être poli !

Franchement je me fiche pas mal de la manière dont tu te portes !

CAS N°7

Mon ami et moi étions en train de parler d'un homme dont l'attitude autoritaire nous ennuyait.

Mon ami donna son sentiment :

(S) J’en ai marre de lui. 

(E) Peux-tu m’expliquer ce qui fait que tu en as marre de lui ?

(S) Tu te moques de moi ? Tu sais bien ce que je veux dire

(E) S'il te plaît, explique-moi de quoi tu te plains.

(S) (II me jeta un regard étonné) Qu'est-ce qui t'arrive ? On n'a jamais parlé de cette

manière là, non ?

Compréhension d'arrière-plan et reconnaissance « adéquate » des événements

ordinaires

Quelles sortes d'attentes constituent cet arrière-plan de la compréhension commune, que l'on

voit sans y prêter attention, et comment sont-elles reliées à la reconnaissance par une personne

du cours stable des transactions interpersonnelles ? On peut apprendre quelque chose à ce

sujet si on commence par se demander comment une personne regarde une scène ordinaire et

familière, et ce qu'elle y voit si on lui demande de ne rien faire de plus que de la regarder

comme quelque chose que, pour elle, elle n’est pas, ni « évidemment » ni « réellement ».

On assigna à des étudiants en licence la tâche suivante : passer un certain temps chez eux –  de

quinze minutes à une heure  –   à regarder ce qui s'y passait, en supposant qu’ils étaient

étrangers à la famille. Ils avaient aussi comme instruction de ne pas révéler cette supposition.Trente trois étudiants décrivirent leurs expériences.

Dans leurs descriptions écrites, ces étudiants « behaviorisaient » les scènes familiales. Voici

un extrait d'une description pour illustrer ce que je veux dire.

« Un homme petit et costaud entra dans la maison, m'embrassa sur la joue et me

demanda “Comment ça a été à la fac  ? ”. Je répondis poliment. Il entra dans la

cuisine, embrassa la plus jeune des deux femmes et dit bonjour à l'autre ; la plus

 jeune femme me demanda : “Qu'est-ce que tu veux pour ton dîner ? ”. Je répondis :“Rien”. Elle haussa les épaules et ne dit rien de plus. La plus âgée des deux femmes

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traînait des pieds dans la cuisine en marmonnant. L'homme se lava les mains, s'assit à

table, prit le journal et lut jusqu'à ce que les deux femmes aient fini de poser la

nourriture sur la table ; les trois s'assirent et bavardèrent à propos des événements du

 jour. La plus âgée des femmes dit quelque chose dans une langue étrangère qui fit

rire les autres ».

Les personnes, les relations, les activités étaient décrites sans égard ni pour leur histoire, ni

 pour l’emplacement de la scène dans une série de circonstances évolutives de la vie, ni pour le

fait que ces scènes constituaient des événements signifiants pour les partenaires eux-mêmes.

On avait strictement omis toutes références aux motivations, au caractère personnel, au

caractère subjectif, et au caractère socialement standardisé des événements. Ces descriptions

 pouvaient être conçues comme celles qu'un observateur aurait pu faire en regardant par le trou

de la serrure, et en mettant de côté une grande partie du savoir qu'il partageait avec les sujets

de la scène ; c'était comme si celui qui écrivait avait assisté à ces scènes avec une légère

amnésie en ce qui concerne sa connaissance de sens commun des structures sociales.

Les étudiants furent surpris de voir à quel point était personnelle la façon dont les membres se

traitaient les uns les autres. Les affaires de l’un étaient traitées comme celles des autres. On ne

 permettait pas à la personne critiquée de se défendre, les autres l’empêchaient même de

s’offusquer. Une étudiante exprima sa surprise d'avoir découvert avec quelle aisance elle

disposait du fonctionnement de la maison. Les comportements et les sentiments se

manifestaient sans que les gens ne se préoccupent ouvertement de gérer les impressions. Les

manières de table étaient négligées et les membres de la famille se prodiguaient peu de

marques de politesse. Un incident qui s’était produit un peu plus tôt dans la scène devenait

l’événement familial du jour qui faisait l’objet de propos banals. 

Les étudiants racontèrent que cette manière de regarder était très difficile à maintenir. Les

objets familiers –  les personnes évidemment mais aussi les objets et l’ameublement des pièces

 –  résistaient à leurs efforts pour se penser eux-mêmes comme des étrangers. Beaucoup prirentconscience avec une certaine gêne de la façon dont les mouvements habituels étaient effectués

: comment   on manipulait les couverts, comment   on ouvrait une porte, ou saluait un autre

membre. Plusieurs rapportèrent que l'attitude était difficile à soutenir parce que les

motivations hostiles, les reproches et les disputes devenaient visibles de façon intenable. En

décrivant cette nouvelle vision des choses, les étudiants tenaient fréquemment à l’assortir

d'une rectification : cette description des problèmes de la famille n'était pas une « vraie »

 peinture ; la famille était en réalité une famille très heureuse. Plusieurs étudiants rapportèrentle sentiment un peu pénible d'avoir « joué un personnage ». Certains tentèrent de formuler

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leur « vrai moi » sous forme d’activités dictées par des règles de conduite, mais ils

abandonnèrent vite cette tactique. Ils trouvèrent plus convaincant de se penser dans des

circonstances « habituelles » comme « étant leur soi réel ». Néanmoins un étudiant fut

intrigué par sa capacité de prédire sans se tromper les réactions des autres à ses propres

actions. Et il ne fut guère troublé par ce sentiment.

Plusieurs comptes rendus étaient des variations sur le thème : « Je fus soulagé quand l’heure

fut passée et quand je pus revenir au vrai moi ».

Les étudiants furent convaincus que la vision qu'ils avaient eue du point de vue d'un étranger

ne correspondait pas à leur véritable environnement familial. L’attitude d'étranger produisit

des apparences qu'ils laissèrent de côté en tant qu'incongruités intéressantes mais de peu

d'importance pratique. Comment la façon familière de considérer leur environnement familial

avait-elle été altérée ? Comment leur regard différait-il du regard habituel ?

A partir de leurs comptes rendus, on peut repérer plusieurs contrastes entre la manière

« habituelle » de regarder et celle qui était « requise » par l'expérience. 1) En observant ce qui

se passait chez eux comme s’ils avaient été de parfaits étrangers, ils remplaçaient la trame

d'événements mutuellement reconnue par une règle d'interprétation qui exigeait que cette

trame mutuelle fût provisoirement écartée. 2) La trame mutuellement reconnue était placée

sous la juridiction de la nouvelle attitude qui définissait ainsi ses structures essentielles. 3)

Ceci était réalisé par le fait d'entrer en interaction avec les autres en adoptant une attitude dont

la nature et le but, connus du seul utilisateur, n'étaient pas dévoilés aux autres, une attitude qui

 pouvait être adoptée ou suspendue à un moment dépendant du bon vouloir de l'utilisateur, et

qui était de ce fait une question de choix personnel. 4) En tant qu'intentionnelle, l'attitude était

soutenue comme une affaire d'obéissance personnelle et voulue à une règle explicite et

unique. 5) Et, comme dans un jeu, le but de l'intention revenait à regarder les choses sous les

auspices de cette seule règle. 6) Par-dessus tout, au sein de cette attitude, le regard n'était plus

contraint par la nécessité d’adapter ses intérêts propres aux actions des autres. C’était tout celaque les étudiants trouvaient étrange.

Lorsque les étudiants utilisaient ces attentes d'arrière-plan non seulement comme façons de

regarder les scènes familiales mais comme base pour y agir, ces scènes volaient en éclat sous

l’effet des réactions de colère et de perplexité des membres de la famille.

Dans un autre protocole on demanda aux étudiants de passer de quinze minutes à une heure

chez eux à imaginer qu’ils étaient un étranger et à agir sous cette supposition. On leur donna

 pour instruction de se conduire de façon circonspecte et polie, d'éviter d’aborder des sujets à

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caractère personnel, de n'adresser la parole que de façon formelle, et uniquement si on

s'adressait à eux.

Dans neuf des quarante neuf cas, soit les étudiants refusèrent de faire ce qu'on leur avait

demandé (cinq cas), soit leurs tentatives échouèrent (quatre cas). Parmi les étudiants qui ont

refusé de tenter l’expérience, quatre d’entre eux ont mentionné qu'ils avaient eu peur de le

faire, une cinquième a dit qu'elle préférait éviter le risque d'affoler sa mère qui était

cardiaque ; dans deux des cas parmi ceux qui ne furent pas « couronnés de succès », la famille

reçut cela dès le départ comme une plaisanterie et refusa de modifier son attitude en dépit de

l'insistance de l'étudiant ; une troisième famille adopta le point de vue selon lequel il y avait

une intention cachée mais qui, de toutes façons, ne la concernait pas ; dans la quatrième

famille, le père et la mère notèrent que leur fille était « particulièrement aimable » et qu’elle

voulait visiblement obtenir quelque chose qu'elle n’allait pas tarder à leur révéler.

Dans les quarante cinq cas restants, les membres de la famille furent abasourdis et hébétés ; ils

s'employèrent obstinément à rendre intelligibles ces actions étranges, et à restituer à la

situation ses apparences normales. Les comptes rendus des étudiants étaient pleins de

descriptions de stupéfaction, de confusion, de chocs, d'anxiété, d'embarras, d'agressivité.

Plusieurs étudiants furent accusés par différents membres de leur famille d’être méchants, de

ne pas penser aux autres, d’être égoïstes, désagréables ou impolis. Les membres de la famille

demandaient des explications : Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui te prend ? Est-ce que tu

as été fichu à la porte ? Es-tu malade ? Tu te crois peut-être au dessus des autres ? Pourquoi

es-tu fâché ? Est-ce que tu as perdu la tête ou bien es-tu simplement stupide ? Un étudiant

embarrassa énormément sa mère devant ses amis en lui demandant si ça l’ennuyait qu’il

 prenne quelque chose à manger dans le réfrigérateur : « Est-ce que ça m'ennuie si tu prends

quelque chose à manger ? Tu l’as fait des tas de fois depuis des années sans me le demander.

Qu'est-ce qui te prend ? ». Une mère rendue furieuse du fait que sa fille ne lui parlait que

quand elle lui parlait, commença à crier en accusant agressivement sa fille de manquer derespect, de manquer d'obéissance et refusa d'être apaisée par la soeur de l'étudiante. Un père

réprimanda sa fille pour se préoccuper trop peu du bien-être des autres et lui reprocha d'agir

comme une enfant gâtée.

Il arriva que les membres d'une famille commencent par traiter l'action de l'étudiant comme

un signe de déclenchement d'un petit sketch d’un genre auquel les membres de la famille sont

accoutumés ; mais ils manifestèrent vite leur colère et leur exaspération à l'égard de l'étudiant

à partir du moment où celui-ci montra qu’il n'était pas capable de comprendre quand « assez,c'est assez ! ». Des membres de leur famille moquèrent « la politesse » des étudiants  – 

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« certainement Monsieur Herzberg ! »  –   ou accusèrent l'étudiant de faire le malin. Plus

généralement ils réprouvèrent l’excès de politesse avec sarcasme. 

On rechercha des explications dans des raisons antérieures ou compréhensibles de l'étudiant :

il « travaillait beaucoup trop » à l'université ; il était « malade » ; il avait encore eu une

dispute avec sa fiancée. Quand ces explications offertes par la famille étaient refusées, il

s'ensuivait des rappels à l'ordre, des tentatives de mise en quarantaine, des représailles et des

accusations. « Ne t'en occupe pas ; il fait encore sa crise » ; « Ne t'occupe plus de lui jusqu'à

ce qu'il nous demande quelque chose » ; « Tu m’ignores, bon eh bien moi je vais aussi

t’ignorer désormais » ; « Pourquoi faut-il toujours que tu provoques des frictions dans la vie

de famille ? ». Plusieurs comptes rendus donnèrent des versions de l'affrontement suivant : un

 père poursuivait son fils jusque dans sa chambre. « Ta mère a raison, tu n'as pas l'air bien et tu

ne t'exprimes pas de façon sensée. Tu ferais mieux de te trouver un autre boulot qui ne t'oblige

 pas à rentrer si tard le soir ! ». A cela l'étudiant répliquait qu'il appréciait cette sollicitude mais

qu'il se sentait bien et qu'il voulait seulement un peu d’intimité ; le père répondait avec fureur

: « Je ne veux pas que ce genre de chose se reproduise de ton fait, et si tu n'es pas capable de

traiter ta mère décemment, tu ferais mieux de déménager ».

Il n'y eut aucun cas dans lequel la situation ne put être restaurée à l'aide des explications des

étudiants. Néanmoins pour la majeure partie des familles cela n'amusa personne et ce n'est

que rarement que les membres de la famille trouvèrent l'expérience aussi instructive que

l'étudiant le prétendit. Après avoir entendu l'explication, la soeur d'un étudiant répliqua de la

 part de toute la famille : « S'il te plaît, arrête ces expérimentations ! Nous ne sommes pas des

rats tu sais ! ». Parfois l'explication était acceptée mais elle mettait le comble à l'offense. Dans

 plusieurs cas 1' étudiant raconta que ses explications le laissèrent lui, ou sa famille, voire

même les deux, avec un doute sur ce que l'étudiant avait dit : était-ce du « théâtre », ou était-

ce ce qu'il « pensait réellement » ?

Les étudiants trouvèrent la consigne difficile à exécuter. Mais, à la différence de ceux quiavaient opéré dans le cas précédent  –  comme simples observateurs  – , ils eurent tendance à

raconter que les difficultés consistaient dans le fait de ne pas être traités comme ils auraient dû

l'être dans le rôle qu'ils tentaient de jouer et d'être confrontés à des situations sans savoir

comment un étranger y aurait fait face.

Il y avait ainsi plusieurs résultats entièrement inattendus. 1) Si plusieurs étudiants racontèrent

qu'ils avaient répété l’expérience en imagination, peu avaient anticipé de la peur ou de

l'embarras. 2) Par ailleurs, bien que se fussent produits des développements imprévus etdésagréables, il n'y eut qu'un seul cas où l'étudiant affirma avoir eu de sérieux regrets. 3) Fort

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 peu d'étudiants dirent avoir éprouvé du soulagement après que l'heure fut écoulée. Ils avaient

 plutôt tendance à dire qu'ils n'étaient que partiellement soulagés. Ils racontèrent fréquemment

qu'en réponse à l'agressivité des autres, ils devinrent eux-mêmes agressifs et glissèrent

aisément vers des sentiments et des actions subjectivement reconnaissables.

A la différence des récits des « étrangers » qui n'étaient qu'observateurs, très peu racontèrent

des scènes « behaviorisées ».

Compréhension d'arrière-plan et affects sociaux

En dépit de l'intérêt qui prévaut dans les sciences sociales pour les affects sociaux, et en dépit

de l'intérêt énorme que la psychiatrie clinique lui consacre, il est surprenant que très peu de

choses aient été écrites sur les conditions socialement structurées de leur production. Le rôle

que joue l'arrière-plan de la compréhension commune dans leur production, dans leur

contrôle, et dans leur reconnaissance, est quasiment terra incognita. Ce manque d'attention de

la part des expérimentateurs devient tout à fait remarquable si on tient compte du fait que c'est

 précisément de cette relation (avec l'arrière-plan) que les personnes se préoccupent dans leurs

descriptions de sens commun de la façon de conduire leur affaires courantes, de manière à

susciter l'admiration ou l'amitié, à éviter l'anxiété, la honte, la culpabilité ou l'ennui. La

relation entre la compréhension commune et les affects sociaux peut être illustrée par la

 procédure des étudiants agissant comme des « étrangers », si on considère qu’elle provoque la

 production de  perplexité et d’agressivité  par le fait de traiter un état de choses important

comme quelque chose qu’il n’est  pas « évidemment », « naturellement » et « véritablement ».

L'existence d'une relation stricte et définie entre la compréhension commune et les affects

sociaux peut être démontrée, et certains de ses aspects explorés, en manifestant délibérément

de la méfiance  –   il s’agit d’une procédure qui pour nous a produit des effets extrêmement

standardisés. Le raisonnement était le suivant.Une des attentes d’arrière-plan décrite par Schütz concer ne l’usage sanctionné du doute

comme trait constituant d’un monde compris en commun. L’idée de Schütz était que,  pour

conduire ses affaires courantes, la personne suppose, suppose que l’autre aussi suppose, et

suppose que comme il le suppose de la part de l’autre, l’autre le suppose de sa part, qu’une

relation de correspondance non soumise au doute est la relation approuvée entre les

apparences réelles d’un objet et l’objet visé qui apparaît d’une façon particulière. Pour la

 personne engagée dans ses affaires ordinaires les objets sont –  et c’est aussi ce qu’elle attend

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des autres –  tels qu’ils apparaissent. Placer cette relation sous une règle de doute exige que la

nécessité ou la raison d’une telle règle soit justifiée.

 Nous avions prévu que, en raison de la différence de relation entre une règle manifestée de

doute (méfiance)27  –  on doute que le partenaire soit tel qu’il apparaisse  –  et la trame légitime

des attentes communes, il y aurait des états affectifs différents chez celui qui doute et celui qui

fait l’objet du doute. De la part de la personne dont on se méfie, il devrait y avoir une

demande de justification et si celle-ci ne venait pas –  car « tout le monde peut voir » qu'il ne

 pouvait pas y en avoir  –   il devrait y avoir de la colère. Pour l'expérimentateur nous nous

attendions à un embarras résultant de la disparité, sous le regard de sa victime, entre

l'amoindrissement de sa personne dû au fait qu'il défie « ce que n'importe qui peut voir », et la

 personne compétente qu'il sait, avec les autres, qu’il est « après tout », mais que la procédure

exigeait de ne pas pouvoir revendiquer.

Comme l'horloge de Santayana, cette formulation n'était ni vraie ni fausse. Bien que la

 procédure produisît ce que nous avions prévu, elle nous fournit aussi, à nous et aux

expérimentateurs, beaucoup plus que ce que nous attendions.

On demanda à des étudiants d’engager une conversation avec quelqu'un, puis d'agir en

imaginant que ce que l'autre personne était en train de dire était commandé par des motifs

cachés, censés être ses motifs véritables. Les étudiants devaient donc supposer que leur

 partenaire rusait avec eux ou les trompait.

Seuls deux des trente cinq étudiants tentèrent cette expérience avec des inconnus. La plupart

eurent peur de perdre le contrôle de la situation et, pour cette raison, choisirent des amis, des

camarades de chambre ou des membres de leur famille. Même ainsi ils racontèrent avoir

 beaucoup répété en imagination l'expérience, beaucoup anticipé ses conséquences possibles,

et mûrement réfléchi le choix de leur victime.

L'attitude fut difficile à soutenir et à mener à bien. Les étudiants relatèrent une sensation aiguë

d'être « dans un jeu artificiel », d'être incapables de « jouer le jeu », et d'être fréquemment

27 Les concepts de « confiance » (trust ) et « méfiance » (distrust ) ont été élaborés dans mon article : « Aconception of and experiment with “trust” as a condition of stable concerted actions », in O. J. Harvey (ed.),

 Motivation and Social Interaction, New York, The Ronald Press Company, 1963, p. 187-238. Le mot« confiance » y est utilisé pour référer à 1a soumission d'une personne aux attentes de l’attitude del'existence ordinaire comme affaire de morale. Agir selon une règle de doute portant sur la correspondanceentre des apparences et un objet dont elles sont les apparences n’est qu’une façon de définir la «  méfiance ».Des modifications portant sur chacune des autres attentes qui composent l’attitude de la vie quotidienne, demême que sur leurs divers sous-ensembles, forment des variations autour du thème central qui consiste àtraiter le monde que l’on est tenu de connaître en commun, et de prendre pour allant de soi, comme une

question problématique. On se reportera à la note 2 pour les références bibliographiques à l’argument deSchütz sur l’attitude de la vie quotidienne. Les attentes constitutives de cette attitude sont brièvementénumérées infra.

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« complètement paumés s’agissant de ce qu'ils devaient faire ensuite ». Certains perdirent de

vue la consigne dans le cours de la conversation, en écoutant l'autre personne. Une étudiante

exprima ce que plusieurs étudiants avaient vécu en disant qu'elle n’avait pu obtenir aucun

résultat : elle avait consacré tellement d'efforts pour maintenir son attitude de méfiance qu'elle

avait été incapable de suivre la conversation. Elle dit aussi qu'elle avait été incapable

d'imaginer comment son partenaire avait pu la tromper, puisqu'ils avaient parlé de choses tout

à fait anodines.

Pour beaucoup d'étudiants supposer que l’interlocuteur n'était pas tel qu’il apparaissait, ou

qu’il était quelqu'un dont il fallait se méfier, était du même ordre que de considérer que l’autre

leur en voulait ou les haïssait. Dans plusieurs cas, la victime, tout en se plaignant de ce que

l'étudiant n'avait aucune raison d'être agressif à son égard, lui proposait, sans qu'il le demande,

de s'expliquer et de se réconcilier. Quand il apparaissait que cela ne servait à rien, il

s'ensuivait une franche manifestation d'agressivité et de dégoût.

Comme prévu, des embarras aigus se produisirent rapidement pour les deux étudiants qui

tentèrent d’employer le protocole avec des inconnus. Une étudiante avait importuné un

conducteur d'autobus  pour obtenir l’assurance que le bus passerait par la rue où elle voulait

aller et avait reçu en retour plusieurs fois cette assurance ; le conducteur de l'autobus,

exaspéré, s'écria de manière à ce que tous les passagers l'entendent : « Ecoutez, Madame, je

vous l'ai déjà dit, n'est-ce pas ? Combien de fois voulez-vous que je vous l'explique ? ». Elle

raconta : « Je me suis faite toute petite à l'arrière de l'autobus, j'étais toute rouge, j'avais les

 pieds froids et éprouvais une profonde aversion pour la consigne ».

Il y eut très peu de récits de honte ou d'embarras de la part de ceux qui avaient expérimenté

avec un ami ou un membre de leur famille ; au contraire ils furent surpris  –  et nous aussi  –  

d'entendre un étudiant raconter : « Une fois que j'eus commencé à jouer le rôle d'une personne

haïe, je finis par me sentir haï et à la fin je sortis de table vraiment en colère ». Encore plus

surprenant pour nous, ils racontèrent qu'ils avaient trouvé le protocole amusant, même s'ilavait abouti à une colère réelle, non seulement de la part des autres mais aussi de la leur.

Bien que les explications des étudiants eussent réparé facilement la plupart des situations,

certains épisodes ont tourné au drame et laissé pour l'un des partenaires, ou pour les deux, un

reste de trouble que la délivrance de l'explication n'avait pas dissipé. Ceci peut être illustré par

le récit d'une étudiante qui, à la fin d'un dîner, se mit à interroger avec quelque appréhension

son mari sur le fait qu'il avait travaillé tard la veille et à lui poser des questions sur ce qu'il

avait réellement fait un soir de la semaine précédente, quand il avait dit avoir joué au poker.Sans lui demander explicitement ce qu'il avait fait, elle lui montra qu'il était nécessaire qu'il

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fournisse une explication. Il répliqua sarcastiquement : « Tu donnes l’impression d’avoir  

quelque chose sur l’estomac ! Est-ce que tu sais ce que cela pourrait être : cette conversation

ferait certainement plus sens si je le savais aussi ». Elle l'accusa d'éviter délibérément le sujet,

 bien que le sujet n'eût pas été mentionné. Il insista pour qu'elle lui dise à lui quel était le sujet,

mais comme elle ne le disait toujours pas, il demanda directement : « Ok! Est-ce que c'est une

 plaisanterie ? ». Au lieu de répliquer, comme elle le raconta, « je lui lançais un long regard

 peiné ». Il devint visiblement bouleversé, attentif, gentil, persuasif. En réponse elle lui dévoila

l'expérimentation. Il quitta la table apparemment fâché et pour le restant de la soirée demeura

renfrogné et suspicieux. Quant à elle, elle resta à table, dépitée et troublée par les remarques

que ce qu’elle avait dit avait suscitées  de la part de son mari, laissant entendre qu'il ne

s'ennuyait pas au travail « avec toutes les insinuations que cela avait pu avoir ou avait

signifié » ; en particulier l'insinuation que s'il ne s'ennuyait pas au travail c'est qu'il s'ennuyait

avec elle à la maison. Elle écrivit : « J'étais vraiment ennuyée par ses remarques, je me sentais

encore plus bouleversée et préoccupée qu'il ne l'avait été durant toute l'expérimentation ...du

fait qu'il paraissait imperturbable ». Aucun des deux ne tenta de revenir sur le sujet. Le

lendemain, le mari confessa qu'il avait été considérablement troublé et avait eu dans l'ordre les

réactions suivantes : d'abord la détermination à rester calme ; puis le choc devant la « nature

suspicieuse » de sa femme ; la surprise de découvrir que cela pouvait être difficile de la

tromper ; une détermination à l'obliger à répondre à ses propres questions sans aide ni

dénégation de sa part ; un extrême soulagement lorsqu'il lui fut révélé que l’échange avait été

mené pour des raisons expérimentales ; mais finalement un reste de malaise qu'il a caractérisé

comme : « J'ai remué des idées sur la personnalité de ma femme pendant tout le reste de la

soirée ».

Compréhension d'arrière-plan et désorientation

J’ai précédemment avancé l'argument que la possibilité d'une compréhension commune ne

tenait pas à une connaissance partagée, mesurable, de la structure sociale, mais plutôt, et

entièrement, à l’obligation d'agir en accord avec les attentes de la vie ordinaire en tant que

moralité. Pour les membres de la société, la connaissance de sens commun des faits de la vie

sociale est une connaissance institutionnalisée du monde réel. Non seulement cette

connaissance de sens commun dépeint-elle une société réelle pour les membres, mais, à la

manière d'une prophétie autoréalisatrice, les traits de la société réelle sont produits par lasoumission motivée des personnes à ces attentes d'arrière-plan. Du coup la stabilité des

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actions concertées devrait varier directement avec les conditions réelles, quelles qu'elles

soient, de l'organisation sociale, qui garantissent l'obéissance motivée à cette trame de

relevances d'arrière-plan comme ordre légitime de croyances sur la vie en société, vue « de

l'intérieur » de la société. Du point de vue de la personne, son engagement à se conformer de

façon motivée n'est rien d'autre que sa saisie des « faits naturels de la vie en société » et sa

souscription à ces faits.

De telles considérations suggèrent que plus quelqu’un  s’attache à Ce Que Chacun De Nous

Sait Nécessairement, plus sévère devrait être son trouble lorsque « les faits naturels de la vie »

sont mis en cause comme description de ses circonstances réelles. Pour tester cette idée, nous

avions besoin d’une procédure permettant de modifier la structure objective de

l'environnement familier et connu en commun, en rendant les attentes d'arrière-plan

inopérantes. Plus spécifiquement, cette modification consisterait à soumettre une personne à

une rupture des attentes d'arrière-plan de la vie quotidienne, tout en a) lui rendant difficile de

l'interpréter comme un jeu, une expérience, une tromperie, un amusement, c'est-à-dire comme

quelque chose d'autre que ce qu’elle connaît en fonction de l'attitude de la vie quotidienne, et

qui est pour elle une affaire de moralité et d’action à respecter  ; b) en créant la nécessité pour

elle de reconstruire les « faits naturels », mais en ne lui laissant pas le temps suffisant pour

cette reconstruction eu égard à la maîtrise des circonstances pratiques pour laquelle elle doit

en appeler à sa connaissance des « faits naturels » ; c) en l'obligeant à faire cette

reconstruction par elle-même et sans validation intersubjective.

On pouvait présumer que la personne n'aurait pas d'autre alternative que d'essayer de

normaliser, à l'intérieur de l'ordre des événements de la vie ordinaire, les incongruités

résultant de cette rupture. Sous l’effet des efforts déployés dans le cours de ce travail, les

événements perdraient leur caractère de normalité à la perception. La personne ne pourrait pas

reconnaître un événement comme typique. Les jugements de probabilité lui feraient défaut.

Elle serait incapable de rapporter les occurrences présentes à des événements similairesqu'elle a connus par le passé. Elle serait incapable de déterminer « au premier coup d'œil » les

conditions sous lesquelles les événements peuvent être reproduits, ou de les ordonner dans

une relation moyens-fins. Serait sapée sa conviction que l'autorité morale de la société

familière contraint leur occurrence. Se dissoudrait sa capacité d'assortir les intentions et les

objets de façon stable et « réaliste » ; je veux dire par là que deviendraient obscures les

manières habituellement familières dont l'environnement perçu lui sert à la fois de base pour

exprimer des sentiments et génère en retour des sentiments à son égard. Bref, l'environnementque cette personne perçoit comme réel, perdant son arrière-plan connu-en-commun,

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deviendrait « spécifiquement dénué de sens »28. Idéalement parlant, les comportements dirigés

vers un tel environnement inintelligible devraient être : la désorientation, l'incertitude, le

conflit intérieur, l'isolement psychosocial, une anxiété aiguë et sans nom, accompagnés des

symptômes variés d'une crise aiguë de dépersonnalisation. La structure de l'interaction devrait

être corrélativement désorganisée.

C'était attendre énormément d'une rupture des attentes d'arrière-plan. Evidemment nous nous

serions contentés de moins si les résultats obtenus par la procédure avaient confirmé le moins

du monde cette formulation. De fait la procédure produisit, de façon à la fois convaincante et

facile à détecter, de la désorientation et de l'anxiété.

Pour commencer, il est nécessaire de spécifier de quelles attentes d'arrière-plan nous parlons.

Schütz a écrit que les traits d'une scène « connue en commun avec les autres » étaient

constitués de différents éléments. Puisque nous avons déjà discuté de cela ailleurs29, je m'en

tiendrai à une brève énumération.

Selon Schütz la personne suppose, suppose que son partenaire fait de même et suppose que,

de même qu’elle le suppose de son partenaire, celui-ci fait de même à son égard, que :

1) Les déterminations attribuées à un événement par le témoin sont requises sur la base d'une

mise entre parenthèses de l'opinion personnelle et des circonstances sociales des témoins

 particuliers, c'est-à-dire que les déterminations sont requises comme affaires de « nécessité

objective » ou comme « faits de la nature ».

2) Une relation de correspondance indubitable est la relation approuvée entre l'apparence-de-

l'objet-tel-qu'il-se-présente et l'objet-visé-qui-se-présente-dans-la-perspective-de-cette-

apparence-particulière.

3) L'événement qui est connu de la façon dont il est connu peut virtuellement et réellement

affecter le témoin et peut être affecté par son action.

4) Les significations des événements sont les produits d'un processus socialement standardisé

de nomination, de réification et d'idéalisation du flux d’expérience de l’usager, c'est-à-direqu'elles sont le produit d'un langage.

28 Ce terme est emprunté à Max Weber, qui l’emploie dans son essai « The social psychology of the worldreligions », in From Max Weber : Essays in Sociology, traduction H. H. Gerth et C. Wright Mills, New York,Oxford University Press, 1946, p. 267-301. J’en ai adapté le sens.29  A. Schütz, « Common sense and scientific interpretations of human action », in Collected Papers I. The

 Problem of Social Reality, p. 3-96 ; et « On multiple realities », p. 207-259. H. Garfinkel, « Common senseknowledge of social structures », Transactions of the Fourth World Congress of Sociology, 4, Milan, 1959, p.51-65 ; et chapitre 8 infra.

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5) Les déterminations présentes d'un événement, quelles qu'elles soient, sont des

déterminations qui ont été voulues dans des occasions précédentes et qui peuvent l'être de la

même façon un nombre indéfini de fois dans l’avenir .

6) L'évènement référé par le témoin est maintenu temporellement identique à lui-même dans

le flux de son expérience.

7) L'évènement a pour contexte d'interprétation : a) un schème d'interprétation admis

communément, consistant en un système standardisé de symboles ; b) « ce que tout le monde

sait », c'est-à-dire un corpus préétabli de connaissances socialement garanties.

8) Les déterminations effectives que l'événement manifeste pour le témoin sont les

déterminations potentielles qu'il manifesterait pour son interlocuteur s'ils échangeaient leurs

 positions.

9) À chaque événement correspondent des déterminations qui ont pour origine les biographies

 particulières du témoin et de son interlocuteur. Du point de vue du témoin, de telles

déterminations n'ont pas de pertinence pour le propos présent, et l’un comme l’autre ont

choisi et interprété les déterminations potentielles ou réelles des événements d'une manière

empiriquement identique, suffisante à toutes fins pratiques.

10) II y a une disparité caractéristique entre les déterminations publiquement reconnues des

événements et les déterminations privées, non dites et tenues ainsi en réserve ; c'est à dire que

ce que signifie l'événement pour le témoin et son interlocuteur est plus que ce que le premier

 peut en dire.

11) Les changements dans cette disparité caractéristique demeurent sous le contrôle autonome

du témoin.

Ce n’est  pas ce qu'un événement manifeste comme détermination permettant de l'identifier

qui conditionne son appartenance à un environnement-connu-à-la-manière-du-sens-commun.

La condition de cette appartenance est, au contraire, une attribution : à savoir que lesdéterminations de l’événement, quel qu'en puisse être le contenu, pourraient être vues par

l'autre personne si l’une et l’autre échangeaient leurs positions ; ou encore que les traits de

l’événement ne sont pas attribués comme affaire de préférence personnelle mais comme ce

que n'importe qui peut voir, soit les propriétés énumérées précédemment. Ces propriétés, et

seulement elles, indépendamment de toute autre détermination, définissent le caractère de

sens commun d'un événement. Un événement est un événement de l'environnement « connu

en commun avec les autres », si, et seulement si, il a pour le témoin les déterminations quiviennent d'être répertoriées ; et ceci est le cas quelles que soient les autres déterminations que

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cet événement de la vie quotidienne peut manifester , qu’elles soient fonction des motifs

 personnels, des histoires de vie, de la distribution des ressources dans la population, des

obligations familiales, de l'organisation d'une industrie, ou de ce que peuvent faire les

fantômes à la nuit tombée.

De telles attributions sont les traits des événements attestés, qui sont vus sans qu'on y prête

attention. On peut démontrer qu'elles sont pertinentes pour l'acteur quand il a à faire sens de

ce qui se passe autour de lui. Elles informent le témoin à propos de toute apparence

 particulière d'un environnement interpersonnel. Elles lui indiquent quels sont les objets réels

référés par les apparences présentes, sans toutefois que ces attributions soient nécessairement

reconnues d'une façon consciente et délibérée.

Puisque chacune de ces attentes qui constituent l'attitude de la vie quotidienne fixe un aspect

attendu à l'environnement de l'acteur, il devrait être possible de rompre ces attentes en

modifiant délibérément les événements scéniques de façon à dérouter ces attributions. Par

définition, il est possible de créer la surprise pour chacune de ces attentes. Le caractère

désagréable de la surprise pourrait varier directement en fonction du degré auquel la personne

y souscrit, les utilise comme schème pour attribuer aux apparences observées leur statut

d'événements dans un environnement perçu comme normal, et le fait sur le mode d’une

nécessité morale. En bref, cette saisie réaliste des faits naturels de la vie par un membre de la

collectivité, et son engagement en faveur de leur connaissance comme condition d'une estime

de soi en tant que membre compétent, de bonne foi, de la collectivité30, est la condition que

nous recherchons pour rendre maximale la confusion, au moment où ce sur quoi se fonde la

saisie de ces faits devient source d'irréductible incongruité.

J'ai imaginé une procédure permettant de rompre ces attentes tout en satisfaisant trois

conditions sous lesquelles cette rupture pourrait vraisemblablement produire de la confusion.

La première est que la personne ne puisse pas transformer la situation en un jeu, une

 plaisanterie, une expérience, une tromperie, ou encore, dans une terminologie lewinienne,qu'elle ne puisse pas « quitter le terrain ». La deuxième est qu'elle n’ait pas le temps suffisant

30 J’emploie le terme « compétence » pour désigner la revendication que tout membre de la collectivité peut fairevaloir concernant sa capacité de conduire ses activités de la vie quotidienne sans l’ingérence d’un tiers.J’emploie l’expression « membre de “ bonne foi” de la collectivité » pour désigner le fait que les membres

 peuvent prendre cette revendication comme allant de soi. On pourra trouver de plus amples développements surla relation entre la « compétence » et la « connaissance de sens commun des structures sociales » dans la thèse dedoctorat de Egon Bittner, Popular Interests in Psychiatric Remedies : A Study in Social Control , University ofCalifornia, Los Angeles, 1961. Les termes « collectivité » et « appartenance à la collectivité » sont utilisés

strictement au sens que leur donne Talcott Parsons dans The Social System,  New York, The Free Press ofGlencoe, Inc., 1951, et dans l’introduction générale à Theories of Society (par Talcott Parsons, Edward Shils,Kaspar D. Naegele et Jesse R. Pitts), New York, The Free Press of Glencoe, Inc., 1961.

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 pour travailler à la redéfinition de ses circonstances réelles ; et la troisième qu'elle soit privée

de support consensuel à une autre définition de la réalité sociale.

Vingt huit étudiants en première année de médecine passèrent tour à tour une interview

expérimentale de trois heures. Au moment du recrutement des étudiants et au début de

l'entretien, l'expérimentateur se présentait lui-même comme représentant une faculté de

médecine de l'Est des Etats-Unis qui se demandait pourquoi les entretiens de candidature à

une faculté de médecine provoquaient autant de stress. On espérait ainsi que l'expérimentateur

serait identifié comme quelqu'un de très lié aux facultés de médecine et que cela empêcherait

l'étudiant de « quitter le terrain » une fois que la procédure de rupture des attentes aurait

commencé. La description suivante va faire apparaître la façon dont ont été remplies les deux

autres conditions, à savoir donner trop peu de temps pour redéfinir la situation et empêcher

que l'on compte sur un support consensuel à une redéfinition de la réalité sociale.

Durant la première heure de l'interview, l'étudiant donnait au « représentant de la faculté de

médecine » les « faits de la vie » d’une interview médicale, cela en répondant à des questions

du genre : « De quelles sources d'information la faculté de médecine dispose-t-elle à propos

d'un candidat ? » ; « Quelle sorte de gens les facultés de médecine recherchent-elles ? » ;

« Que doit faire un bon candidat au cours d'une interview ? » ; « Que doit-il éviter ? ».

Lorsque tout cela était fini, l'étudiant s'entendait dire  par son interlocuteur qu’il avait satisfait

à sa demande d’informations, et on lui demandait alors s'il désirait écouter un enregistrement

d'une interview réelle. Tous les étudiants acceptèrent volontiers.

Cet enregistrement de l'interaction entre un intervieweur d'une faculté de médecine et un

candidat était truqué. Le candidat était un gars fruste, son langage était bourré de fautes de

grammaire et rempli d'expressions triviales, il était allusif, il contredisait l'intervieweur, il se

vantait, il dénigrait les autres écoles et professions, et il insistait pour savoir comment lui-

même s'était débrouillé durant l'interview. On demandait alors à l'étudiant, immédiatement

après l'audition de l'enregistrement, d'évaluer en détail le candidat qu'il avait entendu.On lui donnait ensuite des informations sur le « rapport officiel » fait sur le candidat, des

informations sur ses performances et des informations de type caractérologique, dans cet

ordre. Les informations sur les performances concernaient les activités du candidat, son

niveau d'étude, son origine familiale, les enseignements qu'il avait suivis, ses engagements,

etc. L’information caractérologique comportait des évaluations du caractère fournies par « le

docteur Gardner, responsable des admissions à la faculté de médecine », « par six membres du

comité d'admission formés à la psychiatrie qui n'avaient entendu que cette interviewenregistrée » ainsi que par « d'autres étudiants ».

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  93

Ces informations avaient été délibérément conçues en sorte de contredire les principaux items

de l'évaluation de l'étudiant. Par exemple si l'étudiant avait dit que le candidat devait venir

d'un milieu modeste, il s'entendait dire que le père du candidat était vice-président d'une firme

qui fabriquait des pneus et des portes pneumatiques pour les trains et les autobus. Le candidat

était-il repéré comme ignorant ? Pourtant il avait parfaitement réussi dans des enseignements

du type : la poésie de Milton ou le théâtre de Shakespeare. Si l'étudiant avait dit que le

candidat ne savait pas s’y prendre avec les gens, on lui indiquait qu'il avait travaillé comme

quêteur volontaire pour l'hôpital de Sydenham de New York City et qu'il avait obtenu 30. 000

$ auprès de « gros donateurs ». Le fait que le candidat était stupide et ne ferait rien de bon

dans le champ scientifique était confronté au fait qu'il avait atteint un bon niveau de

 performance dans un cours de licence en chimie physique et organique.

Les étudiants souhaitaient vivement savoir ce que « les autres » pensaient du candidat et

d'abord si celui-ci avait été admis. On leur répondait que l'étudiant avait été effectivement

admis et qu'il se montrait à la hauteur des espérances que le responsable de la faculté de

médecine et les « six psychiatres » avaient fondées sur lui et exprimées dans une évaluation

très positive des aptitudes psychologiques du candidat, une évaluation qui était portée à la

connaissance de l'étudiant. En ce qui concerne le point de vue des autres étudiants, on lui

disait par exemple que sur trente autres étudiants, vingt-huit étaient tout à fait d'accord avec

les déclarations de l'intervieweur de la faculté de médecine, que les deux derniers avaient été

un peu incertains mais qu'ils s'étaient rangés au point de vue des autres dès qu’on leur eut

 présenté le dossier.

A la suite de cela l'étudiant était invité à écouter une seconde fois l'enregistrement et on lui

demandait de nouveau de décrire le candidat.

Résultats.  Vingt-cinq des vingt-huit étudiants se sont laissés prendre. Ce qui suit ne

s'applique pas aux trois qui furent convaincus d'être en présence d'une tromperie ; on reparlera

de deux d'entre eux en conclusion de cette partie.Les étudiants tentaient de réduire les incongruités des données sur les performances du

candidat pour les rendre factuellement compatibles avec leurs propres évaluations, lesquelles

étaient très péjoratives. Par exemple beaucoup avaient dit que le candidat parlait comme  –  ou

était  –   une personne d'un milieu modeste ; lorsqu'ils apprirent que son père était vice-

 président, ils réagirent comme ceci :

« Il se pourrait qu'il puisse compter sur son argent ».

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« Cela explique pourquoi il a dit qu'il devait travailler. Probablement son père l'a

obligé à travailler. Cela pourrait expliquer beaucoup de ses plaintes injustifiées au

sens où les choses ne seraient pas vraiment aussi mauvaises qu’il le dit. »

« Qu'est-ce que ça a à faire avec des valeurs? ».

Quand on leur eut dit qu'il avait reçu la note A comme moyenne générale en sciences

 physiques, les étudiants commencèrent à manifester ouvertement leur perplexité.

« Il a avalé une quantité d'enseignements. J'y comprends rien. Probablement

l'interview n'était pas un bon reflet de son caractère ».

« Il semble avoir suivi des enseignements bizarres. Ils semblent tout à fait normaux.

Pas normaux...mais ...ça ne me frappe pas d'une façon ou d’une autre ».

« Oui je pense que vous pouvez l'analyser comme cela. En termes psychologiques.

Bon ...c'est possible ...maintenant je peux être complètement stupide à propos de cela

mais c'est comme ça que je le vois. Il a probablement souffert d'un complexe

d'infériorité et c'est une surcompensation de ce complexe d'infériorité. Ses bonnes

réussites sont une compensation pour ses défauts dans les relations sociales peut-être

 je ne sais pas ».

« Houlà! Et seulement troisième choix à Georgia. (Profond soupir) Je vois pourquoi

il a été dépité de ne pas être accepté au Phi Bêta (club des meilleurs dans les

universités américaines) ».

Beaucoup moins fréquentes furent les tentatives de résoudre les incongruités produites par les

évaluations caractérologiques de « Gardner » et des « six autres examinateurs ». Des

expressions manifestes de consternation et d'anxiété étaient entrecoupées de ruminations

silencieuses :

(Rire) Mon Dieu ! (silence) J'aurais pensé que c'était exactement le contraire

(complètement subjugué). Il se peut que je me trompe complètement ...mais je suis

désorienté, j'y comprends plus rien.Pas poli. Confiant en soi sûrement. Mais pas poli. Je ne sais pas. Soit l'intervieweur

était un peu dingue ou alors c'est moi qui le suis (longue pause). C'est plutôt

surprenant. Ça me fait douter de mes propres jugements. Peut être que mes valeurs

dans la vie ne sont pas les bonnes, je ne sais pas.

(Sifflements) Je ne pense pas que ça soit quelqu'un de très bien élevé. Le ton de la

voix! Vous avez vu quand il dit : « Vous auriez dû me dire ça dès le début » avant

que lui (l'examinateur dans l'enregistrement) le prenne avec un sourire. Mais même

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ça! Non, non je ne vois pas. « Vous auriez dû me dire ça dès le début ». Peut être que

c'était une plaisanterie ...pour moi c'est complètement impertinent!

Oh...Bon, c'est certainement à l'opposé de ma conception de l'interview...ça me

confond complètement.

Bien...(rire) ...oui oui bien ...Peut-être qu'il paraît un gentil garçon. Il a...il a réussi à

se les mettre dans la poche. Peut-être...pour une personne ça fait quelquefois une

grosse différence. Ou peut-être que j'aurais jamais été capable de faire un bon

intervieweur. (D'un air réfléchi, mais de façon presque inaudible) Ils n'ont mentionné

aucune des choses que j'ai mentionnées. (Plus fort) Ils n'ont mentionné aucune des

choses que j'ai mentionnées si bien que je me sens complètement en porte à faux.

Peu de temps après que les données sur les performances eurent produit cette consternation, il

est arrivé que des étudiants demandent comment les autres avaient jugé. Ce n'est qu'après que

leur eut été donnée la déclaration du docteur Gardner et que leurs réponses eurent été faites,

qu'ils pouvaient entendre l'opinion des autres étudiants. Dans certains cas le sujet s'entendait

dire « trente-quatre des trente-cinq qui étaient avant vous », parfois quarante-trois des

quarante-cinq, dix-neuf sur vingt, cinquante et un sur cinquante-deux, tous les nombres étaient

importants. Pour dix-huit des vingt-cinq étudiants, la réaction ne varia guère de ce qui est

rapporté ci-dessous :

(34 sur 35) Je ne sais pas ... Je m'en tiens encore à mes convictions de départ. Je...je

... pouvez-vous me dire ce que ...j'ai mal vu. Peut-être que je...je...j'avais une idée

fausse –  une attitude fausse sur toute la ligne. ((L'expérimentateur 31: Pouvez-vous me

le dire ? J’aimerais savoir comment il se fait qu'il ait pu y avoir une telle disparité)).

Assurément...je ...pense...vraiment que c'est l'autre manière de voir qui est la bonne.

Je n'arrive pas à comprendre. Je ne comprends plus, croyez moi. Je...je ne comprends

 pas comment j'ai pu être autant à côté de la plaque. Peut-être que mes idées, mes

évaluations des gens sont complètement tordues...Peut-être que j’ai perdu le sens desvaleurs ou mon sens des valeurs est...complètement différent...des trente-trois autres.

Mais je ne pense pas que ce soit le cas...parce que d'habitude ...en toute modestie je

 peux dire...que...que je suis à même de juger les gens. Dans les organisations

auxquelles j'appartiens...d'habitude je ne me trompe pas. Du coup, je ne comprends

 pas comment j'ai pu me tromper sur tout. Je ne pense pas que ce soit du fait du stress

ou à cause de la tension...ce soir...je ne comprends pas.

31 Les interventions de l’expérimentateur dans l’interview des étudiants sont citées entre doubles parenthèses(NdT).

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(43/45) (Rires) Je ne sais pas quoi dire maintenant. Je suis troublé par mon incapacité

à juger le gars mieux que ça. (subjugué) Cela ne m’empêchera pas de dormir,

sûrement (très subjugué) mais ça m'embête quand même. Excusez-moi si je

ne...Bien!... Mais il y a une autre question... ça se peut que je me trompe. ((E:

Pouvez-vous comprendre comment est-ce qu'ils ont pu le voir ?)). Non, non je ne

 peux pas le comprendre. Sûrement avec tout ce matériel, oui, mais je ne peux pas

voir comment Gardner l'a vu sans cela. Bien, je devine que ce qu'a fait Gardner enfin

Gardner et puis moi, moi. ((E: les quarante-cinq autres étudiants n'ont pas eu ce

matériel-là)). Oui, oui, oui. Je veux dire que je ne suis pas en train de dire que c'est

faux. Je parle pour moi....ça n'a pas de sens de dire...Bien sûr! Avec leur bagage ils

auraient été acceptés, spécialement le second, mon Dieu ! Bon, que dire d'autre ?

(36/37) Je voudrais bien revenir sur ma première opinion mais pas autant. En fait je

ne vois pas. Pourquoi est-ce que j'ai eu des critères différents ? Est-ce que mes

opinions sont plus ou moins en accord ? ((E: Non)) Ça me fait réfléchir, ça c'est assez

drôle. A moins que vous ayez pris trente-six personnes hors du commun. Je ne peux

 pas comprendre. Peut-être que c'est ma personnalité. ((E: Est-ce que ça fait une

différence ?)). Oui, ça fait une différence si je pense que vous ne vous trompez pas.

Peut-être ce que je dis est juste, et eux, non. C'est ma manière de voir... Ce gars là est

exactement l'homme qui me rendrait fou, un type qu'il faut absolument éviter. Bien

sûr vous pouvez vous exprimer de cette façon lorsque vous parlez avec des copains...

mais dans une interview...Maintenant, je comprends encore moins qu'au début de

l'interview. Je pense que je vais retourner chez moi me regarder dans la glace et me

 parler à moi-même. Vous avez une idée ? ((E: Pourquoi ? Cela vous gêne ?)). Oui

cela me gêne beaucoup... ça me fait penser que mes capacités à juger les gens, mes

valeurs sont tout à fait à l'écart de la normale. Ce n'est pas une situation saine. ((E:

Mais quelle différence ça fait ?)). Si j'agis de la manière dont je le fais, il me sembleque je suis en train de mettre ma tête dans la gueule du lion. Je devais avoir des

 préconceptions mais elles partent en fumée...ça me fait douter de moi-même.

Pourquoi est-ce que j'ai ces critères différents. Cela me donne à penser.

Sur les vingt-cinq sujets qui furent piégés, sept furent incapables de résoudre l'incongruité

consistant à s'être trompé sur quelque chose d'aussi évident, et furent incapables de voir « la

solution alternative ». Leur embarras était dramatique et sans rien qui puisse lui apporter un

soulagement. Cinq autres résolurent le problème en se disant que la faculté de médecine avaittout compte fait accepté une bonne recrue. Cinq autres qu'elle avait pris un candidat très

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fruste. Bien qu'ils l'aient révisée, ils n'avaient pourtant pas abandonné leur première opinion.

Pour eux l'évaluation de Gardner devait être une vue « globale » mais c'était dit sans

conviction. Quand on attirait leur attention sur les détails, cette « image générale » tendait à

disparaître. Ces sujets voulaient soutenir et utiliser l’« image générale », mais ils étaient au

rouet chaque fois qu'apparaissaient des aspects impossibles à concilier avec ce portrait.

L'adhésion à l’image « générale » était accompagnée de l'inventaire de caractéristiques non

seulement contraires à celles qui avaient été données dans l’évaluation de départ, mais de plus

exagérées par l’emploi de superlatifs. Par exemple si on avait dit au début que le candidat était

maladroit, maintenant il était « extrêmement » posé ; s'il avait été rustaud, maintenant il était

« très » naturel ; s'il avait été hystérique, il était « très » calme. De plus, ils voyaient les

nouveaux aspects à travers une nouvelle appréciation de la manière dont l'examinateur

médical avait écouté. Ils voyaient par exemple que celui-ci souriait lorsque le candidat avait

oublié de lui offrir une cigarette.

Trois autres sujets furent convaincus qu'il s'agissait d'une tromperie et agirent sur la base de

cette conviction durant toute l'interview. Ils ne manifestèrent aucun trouble. Deux d'entre eux

montrèrent un embarras aigu aussitôt que l'interview fut terminée et qu'ils furent congédiés

sans que la tromperie leur ait été explicitement dévoilée.

Trois autres souffrirent en silence et mir ent l'expérimentateur dans l’embarras. Sans lui

fournir aucune indication, ils considérèrent l'interview comme une expérience, dans laquelle

on attendait d’eux qu’ils résolvent certains problèmes ; aussi pensèrent-ils qu’on  leur

demandait de faire aussi bien que possible et de ne pas changer d'opinion durant le temps

qu'ils participaient à l'étude. L'expérimentateur eut du mal à les comprendre au cours de

l'entretien, parce que, tout en manifestant une vive anxiété, leurs remarques étaient présentées

sur un ton affable et n'étaient pas dirigées vers les sujets qui provoquaient cette anxiété.

Enfin, trois autres sujets se distinguèrent des autres. L'un deux insista sur le fait que les

évaluations psychologiques étaient « sémantiquement ambiguës » et dit que, puisqu’il n'yavait pas assez d'informations, il n'était pas possible d'avoir « une bonne corrélation des

opinions ». Un autre, le seul de la série, trouva, selon ses dires, le second portrait aussi

convaincant que l'original. Quand on lui révéla la tromperie, il fut troublé qu'il ait pu être

aussi convaincu qu'il l'avait été. Le troisième manifesta face à tout ce qu’on lui présenta un

simple petit trouble qui dura peu. C'est le seul parmi les sujets qui avait déjà été interviewé

 pour être admis dans une faculté de médecine et qui avait eu d'excellents contacts avec celle-

ci. En dépit du fait que sa moyenne aux examens fût en dessous de C, il estima que ses

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chances d'admission étaient encore bonnes et il exprima sa préférence pour une carrière dans

la diplomatie, plutôt que dans la médecine.

Une observation finale : vingt-deux des vingt-huit sujets manifestèrent un soulagement  –  dix

d'entre eux d'ailleurs avec une explosion de joie  –   lorsqu'on leur révéla la tromperie. D'une

façon unanime ils dirent que la nouvelle de la tromperie leur avait permis de retourner à leur

 premier point de vue. Dans sept cas, il fallut convaincre le sujet qu'il s'agissait effectivement

d'une tromperie. Quand elle leur fut révélée, ils demandèrent ce qu'ils devaient croire : est-ce

que l'expérimentateur ne leur disait pas qu'il y avait eu tromperie pour qu'ils se sentent mieux

? Aucun effort ne fut épargné et, quels que soient les mensonges ou la vérité qu’il fallait dire,

ils furent dits pour établir la réalité de la duperie.

Puisque la soumission motivée aux attentes qui constituent les attitudes de la vie quotidienne

consiste, du point de vue de la personne, à saisir les « faits naturels de la vie » et à y souscrire,

des variations, entre différents membres, dans les conditions organisationnelles de cette

soumission motivée devraient se traduire par des différences dans l’appréhension des « faits

naturels de la vie » et dans la souscription à ces faits. On en déduira que la sévérité des effets

décrits plus haut devrait varier directement en fonction des engagements des membres en

matière d’appréhension des faits naturels de la vie. En outre, à cause du caractère objectif de

l'ordre moral commun des faits de la vie en collectivité, la sévérité des effets devrait varier

avec le degré d’engagement en faveur des faits naturels de la vie, et indépendamment des

« caractéristiques personnelles ». Par caractéristiques personnelles, je veux désigner toutes ces

caractéristiques de la personne que les analystes utilisent dans leur méthodologie pour rendre

compte des cours d'action d'une personne en les référant à des motivations plus ou moins

systématiquement conçues et à des variables « du for interne », tout en négligeant les effets du

système social et culturel. Les résultats de la plupart des procédés conventionnels d'évaluation

de la personnalité et des procédures de la psychiatrie clinique satisfont à cette condition.

C’est pourquoi le phénomène suivant peut être découvert. Imaginez une procédure permettantd’évaluer   de manière convaincante le degré d’engagement d’une personne en faveur des

« faits naturels de la vie sociale ». Imaginez une autre procédure permettant d’évaluer

l’étendue de la confusion éprouvée par une personne, manifestée à travers des degrés et des

combinaisons variées des comportements que nous avons décrits plus haut. Pour une série de

 personnes non sélectionnées, et indépendamment des traits de leur personnalité, la relation a

 priori  entre l’engagement en faveur des  « faits naturels » et la « confusion » devrait être

aléatoire. Dans le cas d'une rupture des attentes de la vie quotidienne, étant donné lesconditions d'une bonne production de troubles, les personnes devraient manifester une

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confusion dont le degré serait corrélé avec l’importance de départ de leur appréhension des

« faits naturels de la vie ».

Le type de phénomène que je suggère de découvrir est illustré par les figures 1 et 2 qui sont

fondées sur l'étude des vingt-huit étudiants de première année de médecine que nous avons

rapportée plus haut. Avant l'introduction du matériel manifestant des incongruités, le degré de

souscription des étudiants à un ordre moral commun des faits de la vie des écoles de médecine

et celui de leur anxiété étaient corrélés par .026. Après que le matériel incongru eut été

introduit et qu'il n'eut pu être rendu normal, et avant que la tromperie ne fût révélée, la

corrélation était de .751. Mais comme les procédures d'évaluation étaient extrêmement

grossières, du fait aussi de sérieuses erreurs dans la conception et dans la procédure, et à cause

du caractère a posteriori de l'argument, ces résultats ne font rien de plus qu'illustrer ce dont je

 parle.  En aucun cas ils ne doivent être considérés comme des résultats de recherche. 

Degréd‘adhésion

aux « faitsnaturels »commeordrenormatif deconnaissance

37363534 o o33 o o32 o o o31 o o o30 o o o29

o

o o

2828 o o27 o o26 o o252423 o22 o2120 o Légende : les points numérotés

correspondent aux sujets quiont soupçonné ou décelé latromperie

n=28

19 1218 o

14

17 o16 o15

-1,0

-,5

0 ,5 1,0 1,5 2,0 2,5 3,0 3,5 4,0 4,5 5,0 5,5 6,0 6,5 7,0 7,5

 Niveau d‘anxiété après la première écoute de l‘enregistrement 

Figure 1 : Corrélation du degré de souscription du sujet aux « faits naturels de la vie », en tant qu ’ordre  de

connaissance institutionnalisé au sujet des écoles préparatoires aux études de médecine, et du niveau d’anxiétéinitial (r = .026)

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Degréd’adhésionaux « faitsnaturels »

commeordrenormatif deconnaissance

373635 o34 o

33 o32 o o o31 o o

oo o o o

30 o29 o

28o

28 oo

o

27 o o o26 o2524 o2322 o2120 o

12Légende : les pointsnumérotés correspondent auxsujets qui ont soupçonné oudécelé la duperie. La flècheindique la direction duchangementn=28

1918 o

14

17 o16 o

15

-1,0

-0,5

0 ,5 1,0 1,5 2,0 2,5 3,0 3,5 4,0 4,5 5,0 5,5 6,0 6,5 7,0 7,5

Mesure du changement du niveau d’anxiété après la rupture des attentes

Figure 2 : Corrélation du degré de souscription du sujet aux « faits naturels de la vie », en tant qu ’ordre  de

connaissance institutionnalisé au sujet des écoles préparatoires aux études de médecine, et du niveau d’anxiété

relatif (r = .751)

La pertinence de la compréhension commune face aux modèles de l'homme en société

qui le décrivent comme un idiot en matière de jugement 

De nombreuses études ont documenté la thèse suivante : ce qui orienterait les actions de la

 personne vis-à-vis des événements qui se déroulent dans son environnement immédiat ce

serait la standardisation sociale de la compréhension commune, indépendamment de ce qui eststandardisé. De même est-ce cette standardisation sociale qui fournirait à chaque personne le

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cadre à partir duquel elle repérerait des écarts par rapport au cours normal perçu des affaires,

ou à partir duquel elle restaurerait l’apparence normale des choses.

Les théoriciens des sciences sociales  –   plus particulièrement les psychiatres, les

 psychosociologues, les anthropologues et les sociologues  –   ont utilisé ce fait de la

standardisation pour imaginer les caractéristiques et les conséquences des actions qui

obéissent à des attentes standardisées. En général ils ont reconnu le fait que, par ces mêmes

actions, les personnes découvrent, produisent et maintiennent cette standardisation ; mais,

sous d'autres aspects, ils n'en ont pas tenu compte. Conséquence importante et répandue de ce

manque d'égards, ils se sont trompés sur la nature et les conditions des actions stables. Du

coup ils ont fait du membre de la société un idiot en matière de jugement, de type culturel ou

 psychologique, ou les deux, avec cette conséquence que les résultats non publiés des études

 portant sur la relation entre les actions et les attentes standardisées contiennent assez de

matériaux incongrus pour rendre leur révision indispensable.

Par « idiot culturel » (cultural dope) je désigne l'homme-dans-la-société-des-sociologues : il

 produit les traits stables de la société en se conformant à des alternatives d'action préétablies

et légitimes, fournies par la culture commune. L'« idiot psychologique » est l'homme-dans-la-

société-des-psychologues : il produit les traits stables de la société en choisissant parmi des

différents cours d'action entièrement déterminés par sa biographie psychiatrique, par l'histoire

qui le conditionne et par les variables du fonctionnement mental. Trait commun de l’usage de

ces « modèles de l'homme » : ils traitent comme épiphénomènes les jugements mettant en

œuvre les rationalités de sens commun32. Ces jugements comportent l'usage par la personne

d'une connaissance de sens commun des structures sociales, dans la « succession » temporelle

de situations Ici-et-Maintenant.

Décrire la relation entre les attentes standardisées et les cours d'action en utilisant le

 paradigme de l'idiot en matière de jugement conduit à des erreurs, et pose le problème d'une

explication adéquate ; ce problème intervient dans la décision de l’analyste lorsqu’il a àchoisir de prendre en compte ou de négliger les rationalités de sens commun, et ce, à chaque

fois qu'il prend position sur les relations nécessaires entre des cours d'action, face aux

 possibilités problématiques qu'offrent le choix en fonction d’un point de vue, la subjectivité et

le temps interne. Une solution courante consiste à décrire ce à quoi les actions du membre

32 La question des formes de rationalité communes est abondamment traitée par Schütz dans « Common senseand scientific interpretation of human action », in Collected Papers I . The Problem of Social Reality, op . cit ., p.

3-47 et « The problem of rationality in the social world », in Collected Papers II . Studies in Social Theory, op .cit., p. 64-88. Cf. aussi le chapitre huit du présent ouvrage. Les rationalités de sens commun ont été utilisées parEgon Bittner, op. cit., pour critiquer et reconstruire l’approche sociologique de la maladie mentale. 

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auront abouti, en utilisant les structures stables  –   c'est-à-dire ce à quoi elles ont   abouti  –  

comme point de départ théorique pour dépeindre le caractère nécessaire des chemins ayant

conduit au résultat final. Parmi les procédés courants pour résoudre le problème de l'inférence

nécessaire, certains jouissent d'une grande faveur : les hiérarchies de dispositions liées à des

 besoins ; la culture commune, en tant qu'ensemble de règles contraignantes pour l’action . Le

 prix à payer pour ces ressources explicatives est de faire de la personne dans la société un

idiot en matière de jugement ( judgmental dope).

Comment  procède  un chercheur lorsqu'il transforme le membre de la société en idiot

dépourvu de jugement ? Plusieurs exemples fournissent le détail et les conséquences de sa

manière de procéder.

J'avais donné pour consigne à des étudiants de négocier le prix standard d'une marchandise.

L'attente standardisée qui est pertinente est la « règle institutionnalisée du prix unique », un

constituant de l'institution du contrat, selon Parsons33. Puisque cette attente est

« internalisée », les étudiants consommateurs auraient dû ressentir de la peur et de la honte

face à la perspective d'avoir à appliquer la consigne, et se sentir honteux de l'avoir réalisée.

Réciproquement ils auraient dû relater des manifestations d'anxiété et de colère de la part des

vendeurs.

Soixante-huit étudiants furent invités à accomplir un essai sur des objets coûtant moins de

deux dollars, et à offrir beaucoup moins que le prix demandé. Soixante-sept autres furent

invités à faire une série de six essais, trois pour des articles coûtant deux dollars ou moins, et

trois pour d'autres coûtant cinquante dollars ou plus.

Résultats. a) Les vendeurs peuvent être considérés soit comme ayant agi en idiots, selon des

manières différentes de celles évoquées par les théories courantes en matière d’attentes

standardisées, soit comme n’ayant pas été assez idiots. Peu d'entre eux manifestèrent de

l’anxiété, un seul se mit en colère. b) Dans le cas où il n'y avait à faire qu'un seul essai, 20%

des étudiants refusèrent d'essayer ou mirent prématurément un terme à leur effort, alors quedans le cas d'une série de six essais, seulement 3% échouèrent. c) Quand on se mit à analyser

l'épisode de la négociation comme consistant en une série d’étapes –  l'anticipation des faits,

l’approche du vendeur, l'offre, l'interaction qui s'en suit, l'épisode terminal et ce qui se passe

après  – , il apparut que dans les deux groupes c'était au moment où l’étudiant  anticipait la

consigne et approchait le vendeur  pour la première fois qu’il ressentait le plus fréquemment

de la peur. Parmi ceux qui n'avaient qu'un seul essai, le nombre de ceux qui rapportèrent un

33 Talcott Parsons, Economy, Polity, Money and Power , manuscrit polycopié, 1959.

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malaise déclina au fur et à mesure de la succession des étapes de la séquence. La plupart des

étudiants qui avaient négocié plus de deux essais racontèrent qu'au troisième, ils

commencèrent à trouver la consigne plaisante. d) La plupart des étudiants racontèrent qu'ils

éprouvèrent moins de malaise à négocier pour des objets coûteux que pour des objets à bas

 prix. e) Plusieurs étudiants qui avaient effectué six essais racontèrent qu'ils avaient appris, à

leur « surprise », que l'on pouvait négocier le prix standard avec de bonnes chances de réussir

et dirent envisager de le faire à l’avenir, en particulier pour les objets coûteux.

Ces résultats suggèrent que l'on peut constituer le membre de la société en idiot culturel, a)

soit en le décrivant comme quelqu'un qui agit à partir de règles, alors qu'on parle en fait de

l'anxiété anticipée qui l'empêche de laisser une situation se développer, voire d'affronter une

situation dans laquelle il a le choix d’agir ou non en respectant une règle ; b) soit en oubliant

l'importance théorique et pratique de la maîtrise des peurs. c) Si les personnes, lorsque surgit

un sentiment de trouble, évitaient de bricoler ces attentes « standardisées », on pourrait

considérer que la standardisation est attribuée, cette caractéristique étant étayée sur le fait que

les personnes évitent les situations mêmes dans lesquelles elles pourraient apprendre quelque

chose à leur sujet.

Comme la connaissance professionnelle, la connaissance profane de la nature des actions

gouvernées par des règles, et celle des conséquences induites par le fait de contrevenir à ces

règles, sont exactement basées sur de telles procédures. En effet, plus importante est la règle,

 plus grande est la vraisemblance que cette connaissance soit fondée sur des essais évités.

Quiconque examine les attentes qui constituent l'arrière-plan routinisé des activités banales

doit s’attendre à d'étranges résultats, car les analystes les ont rarement exposées à une

révision, pas même sur le mode d’une répétition en imagination de leur rupture.

Une autre manière de rendre les membres de la société idiots en matière de jugement consiste

à utiliser l’une ou l’autre des théories disponibles sur les propriétés formelles des signes et des

symboles, pour décrire la manière dont les personnes interprètent les manifestations del'environnement comme quelque chose de signifiant. L'idiot est constitué de différentes

manières. J'en mentionnerai deux.

a) De façon caractéristique, les investigations formelles ont soit tenté d'inventer des théories

normatives des usages symboliques, soit, en cherchant des théories descriptives, en ont

constitué de normatives. Dans les deux cas, il est nécessaire de donner comme instruction au

membre qui interprète d'agir en accord avec les consignes du chercheur, afin de garantir que

celui-ci puisse être à même d'étudier les usages qui en sont faits comme exemples des usages

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qu’il a à l'esprit. Mais si, selon Wittgenstein34, les usages réels de la personne sont des usages

rationnels dans un « jeu de langage » déterminé, quel est leur   jeu à eux ? Aussi longtemps

qu'une telle question programmatique est omise, il est inévitable que les usages de la personne

ne soient pas saisis. Plus il en sera ainsi, plus l’intérêt que les sujets leur témoignent sera dicté

 par d'autres considérations pratiques que celles des chercheurs.

 b) Les théories disponibles ont beaucoup de choses importantes à dire sur la fonction des

signes comme marques et comme indications, mais elles gardent le silence sur des fonctions

infiniment plus communes, comme les commentaires, les synecdoques, la représentation

documentée, l’euphémisme, l’ironie et le double sens. Lorsqu'on comprend et qu'on analyse

les marques et les indications comme fonctions des signes, on peut sans danger ne tenir aucun

compte de la connaissance de sens commun des affaires ordinaires,  parce que les utilisateurs

n'en tiennent eux-mêmes aucun compte. L'analyse de l'ironie, de l’expression à double sens,

des commentaires, etc., impose de tout autres exigences. Toute tentative de prendre en compte

le caractère lié des énoncés, des significations, des perspectives et des ordres requiert

nécessairement de se référer à la connaissance de sens commun des affaires ordinaires.

Bien que les analystes aient négligé ces usages « complexes », ils n'ont pas laissé

complètement de côté leur caractère problématique. Au contraire ils l'ont paraphrasé en

décrivant les usages d'une communauté de langage soit comme contraints par la culture, soit

comme soumis aux besoins, ou encore en interprétant le couple apparences/objets visés  –   le

couple signe/référent –  comme une association. Dans chaque cas une description procédurale

de tels usages symboliques est exclue, parce qu'on ne tient pas compte du travail de jugement

de l'utilisateur.

C'est précisément ce travail de jugement qui a forcé notre attention dans tous les cas décrits,

où des incongruités ont été produites ; ce travail se fonde sur la connaissance de sens commun

des structures sociales et se réfère à elle. Notre attention a ainsi été forcée parce que nos sujets

devaient mettre justement leur travail de jugement et leur connaissance de sens commun aux prises avec ce que les incongruités leur présentaient comme problèmes pratiques. Tout

 protocole impliquant des écarts par rapport à un cours anticipé d’affaires ordinaires, que cet

écart soit ou non important, incitait le sujet à reconnaître que l'expérimentateur était engagé

dans le double langage, l'ironie, la paraphrase, l'euphémisme, ou le mensonge. Ceci se produit

fréquemment dans les actes qui contreviennent aux règles des jeux ordinaires.

34 Ludwig Wittgenstein, Philosophical Investigations, Oxford, Basil Blackwell, 1953.

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On donna comme instruction à des étudiants de jouer au morpion et de choisir leurs sujets en

variant l'âge, le sexe et le degré de connaissance mutuelle. Après avoir dessiné la matrice du

morpion, ils invitaient le sujet à jouer le premier ; quand celui-ci avait fait son premier coup,

l'expérimentateur gommait ou rayait la marque du sujet, la mettait dans un autre carré et

faisait sa propre marque, sans rien laisser paraître du caractère inhabituel de ce qu’il venait de

faire. Dans la moitié des deux cent quarante sept essais, les étudiants racontèrent que les sujets

avaient traité le coup comme un geste qui avait une signification cachée, mais déterminée ; le

sujet était convaincu que l'expérimentateur avait quelque chose en tête qu'il ne pouvait pas

dire et que ce qu'il faisait « en réalité » n'avait rien à voir avec le morpion : il flirtait, il faisait

des commentaires sur la sottise du sujet, il faisait un geste insultant ou impudent. Des effets

identiques se produisirent lorsque des étudiants ont négocié le prix standard de certains objets,

ont demandé aux autres de clarifier leurs remarques banales, se sont joint sans invitation à un

groupe étranger de personnes en conversation, ou ont fixé l'un après l'autre différents objets

de la scène, au lieu de laisser leur regard errer au hasard.

Une autre manière de traiter la personne comme un idiot culturel consiste à simplifier la

texture communicationnelle de l’environnement où il agit. En donnant un statut préférentiel

aux événements physiques on peut, par exemple, théoriser, comme si elle n'existait pas, la

manière dont la scène, en tant que trame d'événements potentiels et réels pour la personne,

contient non seulement des apparences et des attributions, mais aussi les états internes de la

 personne tels qu’elle les vit. On manifeste cela dans la procédure suivante.

On donna comme instruction à des étudiants de choisir quelqu'un, autre qu'un membre de leur

famille, et, dans le cours d'une conversation ordinaire, sans indiquer le caractère inhabituel de

ce qui arrivait, de rapprocher leur visage jusqu'à toucher le nez du sujet. Dans la plupart des

soixante dix-neuf comptes rendus, indépendamment du fait que le sexe soit ou non différent,

du fait que le sujet soit une simple connaissance ou un ami intime (les étrangers étaient

interdits) et indépendamment des différences d'âge, sauf lorsqu'il s'agissait d'enfants, la procédure entraînait à la fois chez l'expérimentateur et chez le sujet l'attribution d'une

intention sexuelle de la part de l'autre, bien que la confirmation de cette intention demeurât

sous silence du fait de la consigne. De telles attributions à l'autre étaient accompagnées de

mouvements spontanés de la personne qui devenaient eux-mêmes une partie de la scène en

tant qu'ils étaient non seulement objets mais aussi manifestations du désir. Corrélative de

l'hésitation non explicitée à effectuer un choix, il y avait une hésitation conflictuelle à la fois

en face du choix, et en face du fait d'avoir été choisi. Au nombre des réactionscaractéristiques, on retrouvait : des tentatives d'évitement, de la désorientation, de l’embarras

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aigu, des dérobades, et par dessus tout des incertitudes concernant ces réactions, et aussi des

incertitudes concernant la peur, l’espoir ou la colère chez l'autre. Ces effets furent plus

 prononcés entre deux personnes de sexe masculin. Comme on pouvait s’y attendre, les

expérimentateurs furent incapables de restaurer la situation. Les sujets n'étaient que

 partiellement convaincus de leurs explications, explications selon lesquelles tout cela avait été

fait « à titre d’expérience pour un cours de sociologie ». Ils se plaignirent souvent : « Bon,

d'accord, c'était une expérience, mais pourquoi m'avoir choisi, moi ? ». De façon

caractéristique, le sujet et l'expérimentateur désiraient une autre solution que celle fournie par

l'explication, mais ils étaient incertains de ce en quoi elle pouvait ou devait consister.

Pour finir, on peut encore faire du membre un idiot en matière de jugement en décrivant les

actions routinières comme étant gouvernées par des accords préalables, et en faisant dépendre

de ces accords préalables la probabilité que le membre reconnaîtra des déviances. Il s'agit là

d'une affaire de simple préférence théorique dont l'usage permet de faire la théorie de

 phénomènes essentiels en les faisant cesser d’exister . On peut le voir en considérant le fait

 banal que les personnes s'obligent les unes les autres à des accords dont les termes n'ont

 jamais été réellement stipulés. L’oubli de cette propriété de la compréhension commune a des

conséquences importantes, en particulier quand il préside à la description de la nature des

« accords ».

Aussi spécifiques que puissent paraître les termes de la compréhension commune –  un contrat

 peut en être considéré comme le prototype  – , ils ne parviennent au statut d'un accord entre

 personnes que si les conditions stipulées portent avec elles une clause et cetera35  non

formulée mais comprise. Des attendus spécifiques sont formulés sous la règle d’un accord en

étant placés sous la juridiction de la clause et cetera. Ceci ne se produit pas une fois pour

toutes, mais est essentiellement lié au cours temporel, interne et externe, des activités, et, par

là, au développement progressif des circonstances et de leurs contingences. De ce fait, il est à

35 La clause et cetera, ses pro priétés et les conséquences de son usage ont été un sujet d’étude et de discussionmajeur parmi les participants aux conférences d’Ethnométhodologie qui se sont tenues à l’Université deCalifornie, Los Angeles, et à l’Université du Colorado depuis février 1962 avec l’aide d’une bourse du Bureaude la Recherche Scientifique de l’US Air Force. Les participants à la Conférence étaient Egon Bittner, HaroldGarfinkel, Craig Mac-Andrew, Edward Rose et Harvey Sacks. Les discussions sur la clause et cetera qui ont eulieu lors de la conférence sont évoquées dans : Egon Bittner, « Radicalism : A study of the sociology ofknowledge », American Sociological Review, 28, December 1963, p. 928-940 ; Harvey Sacks, « On sociologicaldescription », Berkeley Journal of Sociology, 8, 1963, p. 1-16 ; Harold Garfinkel, « A conception and someexperiments with Trust… », art. cit. ; ainsi que dans les chapitres un et trois de cet ouvrage. On trouvera destravaux traitant des procédures de codage, des méthodes d’entretien, du travail des avocats, de la traduction, de laconstruction de modèles, de la reconstruction historique, de la « comptabilité sociale », du calcul, et desdiagnostics de personnalité dans les textes inédits de Bittner, Garfinkel, MacAndrew, Rose et Sacks ; dans les

transcriptions des exposés donnés par Bittner, Garfinkel et Sacks sur le thème des « Descriptions raisonnables »à l’occasion de la Seizième Conférence Annuelle sur les Affaires Mondiales, Université du Colorado, 11 -12Avril 1963 ; et dans les transcriptions de la Conférence.

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la fois incorrect et erroné de concevoir un accord comme un dispositif actuariel grâce auquel

les personnes impliquées peuvent prédire à tout instant et en tout lieu leurs activités futures

respectives. Il est plus exact de dire que la compréhension commune, formulée sous une règle

d'accord, est utilisée par les personnes pour normaliser leurs activités réelles, quelque tour

qu'elles puissent prendre. Non seulement des imprévus peuvent arriver, mais les personnes

savent que, pour chaque Ici et Maintenant, des imprévus peuvent se concrétiser ou être

inventés, et qu'il faut décider en permanence si ce que font les partenaires satisfait réellement

ou non à l'accord. La clause et cetera fournit la certitude que des conditions non connues sont

à la disposition de tous, aux termes desquelles, à chaque moment particulier, un accord peut

être relu rétrospectivement pour éclairer, à la lumière des circonstances pratiques présentes, ce

en quoi il consistait « réellement », « au premier chef » et « depuis le début ». Que le fait de

 placer les circonstances présentes sous la règle d'une activité à propos de laquelle il y avait eu

un accord préalable soit parfois contesté, ne permet pas de masquer son utilisation générale et

routinisée comme un trait permanent et essentiel des « actions en accord avec une

compréhension commune ».

Ce processus –  que j'appellerai une méthode pour découvrir l'existence d’accords mutuels en

obtenant ou en imposant le respect de la règle des circonstances pratiques –  est une version de

l'éthique pratique. Bien qu'il ait reçu peu, sinon pas d'attention du tout, de la part des

sociologues, il représente un enjeu particulièrement important pour la conduite des affaires

courantes et la théorie de sens commun de ces affaires. La manipulation délibérée et experte

des considérations et cetera  pour le développement d'affaires spécifiques définit le talent

 professionnel des juristes, qu'ils sont spécifiquement aptes à enseigner aux étudiants en droit.

On ne doit pourtant pas en déduire que, parce qu'il s'agit d'une habileté reconnue aux juristes,

seuls les juristes ont un savoir-faire en ce domaine ; et que, du fait qu'ils sont seuls à le faire

délibérément, ils sont seuls à le faire tout court. La méthode sous-tend tout le phénomène de

la société comme système d'activités gouvernées par des règles36. Cette méthode estdisponible comme mécanisme grâce auquel les personnes peuvent gérer les succès et les

aubaines réelles ou potentielles d'un côté, les déceptions, les frustrations et les échecs, de

l’autre, qu'elles rencontrent inévitablement du fait qu'elles cherchent à se conformer à des

accords, et à le faire en maintenant le caractère raisonnable perceptible des activités réelles

socialement organisées.

36 Dans la mesure où ceci est vrai, cela définit la tâche programmatique de reconstruire le problème de l’ordre

social tel qu’il est couramment formulé dans les théories sociologiques, et de critiquer les solutions établies. Aucentre de la reconstruction se trouve le problème empirique de la démonstration qui reste à réaliser des traitsdistinctifs de la pensée et cetera.

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Un exemple de ce phénomène a été produit, certes à petite échelle mais avec régularité et

 précision, par une procédure dans laquelle l'expérimentateur engageait une conversation avec

quelqu'un d'autre en ayant un magnétophone caché sous sa veste. Dans le cours de la

conversation, il ouvrait sa veste pour montrer le magnétophone, en disant: « Est-ce que t'as vu

ce que j'ai là ? ». Un moment de silence était presque invariablement suivi de la question :

« Mais qu'est-ce que tu es en train de faire avec ça ? ». Les sujets manifestaient la rupture de

l'attente selon laquelle la conversation était « entre nous ». Le fait de révéler que la

conversation avait été enregistrée donnait aux partenaires de nouvelles possibilités pour la

 porter sous la juridiction d'un accord qui n'avait jamais été spécifiquement mentionné et qui

n'avait pas existé auparavant. La conversation, vue maintenant comme ayant été enregistrée,

acquérait par là une importance problématique nouvelle en raison d'éventuels usages futurs de

son enregistrement. Un accord concernant l'intimité était ainsi considéré comme s’il avait

opéré depuis le début et tout au long de l’échange.

Remarques pour conclure

J'ai soutenu que les philosophes et les sociologues professionnels n'ont pas le monopole de

l'intérêt pour la nature, la production et la reconnaissance des actions, en tant qu'elles sont

raisonnables, réalistes et analysables. Les membres de la société s'y intéressent,

nécessairement, comme à une chose évidente, parce que cela fait partie de la production

socialement gérée de leurs affaires courantes. Etudier la connaissance et les activités de sens

commun revient à traiter comme phénomènes problématiques les méthodes réelles par

lesquelles les membres d'une société, faisant de la sociologie profane ou professionnelle,

rendent observables les structures sociales de leurs activités courantes. La « redécouverte » du

sens commun est probablement possible du fait que les sociologues professionnels, à l'instar

des membres, ont eu beaucoup trop à faire avec la connaissance de sens commun desstructures sociales comme thème et comme ressource pour leurs enquêtes, et pas assez

uniquement et exclusivement comme thème programmatique de la sociologie.

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CHAPITRE 3

LA CONNAISSANCE DE SENS COMMUN DES STRUCTURES SOCIALES

La méthode documentaire d’interprétation 

D’un point de vue sociologique, l’expression « culture commune » désigne les règles

d’inférence et d’action socialement approuvées lesquelles les gens prennent appui pour

accomplir leurs activités de la vie courante, attendant des autres qu’ils en fassent de même.

Les faits-socialement-approuvés-de-la-vie-en-société-que-connaît-tout-membre-de-bonne-foi-

de-la-société englobent des questions telles que la vie de famille ; le marché ; la répartition

entre les membres des honneurs, des compétences, des responsabilités, de la bonne volonté,

des revenus, des raisons d’agir  ; la fréquence des problèmes, leurs causes et leurs remèdes ; la

réalité des bonnes ou mauvaises intentions derrière les apparences. Ces faits de la vie sociale

socialement approuvés se présentent sous la forme de descriptions réalisées du point de vue

du membre de la collectivité37 engagé dans la conduite de ses affaires de la vie de tous les

 jours. Fondant notre propre usage de cette notion sur les travaux d’Alfred Schütz38, nous

désignerons cette connaissance des environnements organisés des actions concertées par le

terme de « connaissance de sens commun des structures sociales ».

L’examen de la culture commune par les chercheurs en sciences sociales consiste à mettre au

 jour de l’intérieur  de la société l’existence d’une connaissance de sens commun des structures

sociales. Dans ce cadre, la connaissance, ainsi que les procédures que les membres de la

société emploient pour la constituer, la mettre à l’épreuve, la gérer et la transmettre, sont pour

le chercheur l’objet d’un intérêt sociologique théorique.

Ce chapitre s’intéresse à la connaissance de sens commun des structures sociales en tant

qu’objet d’un intérêt sociologique théorique. Il se penche sur les descriptions de la société que

ses membres, sociologues de métier inclus, emploient et traitent comme étant connues encommun avec les autres, et prennent, comme eux, comme allant de soi ; ce traitement et cet

usage représentent une condition de leur capacité à faire valoir leurs droits à effectuer et

exprimer, sans interférence, des choix en matière de signification, de fait, de méthode, de

texture causale –  i. e. une condition de leur « compétence ». Le présent chapitre est plus

 particulièrement consacré à décrire le travail par lequel sont prises des décisions de sens et de

37 L’expression « membre de la collectivité » est employée conformément au sens que lui donne Talcott Parsons

dans The Social System et dans Theories of Society, I, deuxième partie, p. 239-240.38 Alfred Schütz, Collected Papers I. The problem of Social Reality, op. cit. ; Collected Papers II. Studies in

Social Theory, op. cit. ; Collected Papers III. Studies in Phenomenological Philosophy, op. cit .

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fait, et la manière dont un ensemble de connaissances factuelles des structures sociales est

constitué dans le cadre de situations de choix de sens commun.

La méthode documentaire d’interprétation 

Il existe un nombre incalculable de situations d’enquête sociologique dans lesquelles

l’enquêteur –  qu’il s’agisse d’un sociologue de métier, ou d’une personne réalisant une étude

sur les structures sociales dans le cadre de ses occupations de la vie quotidienne –  est

susceptible de conférer à des apparences observables le statut d’un comportement intelligible

en leur imputant simplement une histoire antécédente et des prolongements possibles. Il

 parvient à ce résultat en incorporant les apparences observées dans son savoir présupposé des

structures sociales. Il arrive ainsi fréquemment que, pour être en mesure de savoir ce qu’il est

en train d’observer, l’enquêteur doive attendre ce qui va survenir par la suite, simplement

 pour voir que ces développements ultérieurs sont à leur tour informés par leur  histoire et leur  

futur . Par le fait d’attendre pour voir ce qui sera advenu, il identifie ce qu’il avait observé

 précédemment. Ou alors, il prend pour allant de soi l’histoire et les perspectives présumées.

Les actions motivées, par exemple, présentent exactement ces propriétés gênantes.

Par conséquent il est courant que l’enquêteur doive faire des choix entre différents cours

d’interprétation et d’investigation possibles pour pouvoir trancher des questions de fait,

d’hypothèse, de conjecture, d’imagination, etc., en dépit du fait que, dans le sens calculable

du terme « savoir », il ne sache pas, ni même ne puisse pas « savoir », ce qu’il fait avant de le

 faire ou pendant qu’il le fait . Les chercheurs de terrain, en particulier ceux qui effectuent des

enquêtes en ethnologie et en linguistique dans des milieux où ils ne peuvent pas présupposer

une connaissance des structures sociales, sont peut-être les plus familiers de ces situations,

mais d’autres types d’enquête sociologique professionnelle ont également affaire à elles.

 Néanmoins, un corps de connaissance des structures sociales est constitué d’une façon oud’une autre. D’une manière ou d’une autre, des décisions en matière de sens, de faits, de

méthode et de trame causale, sont prises. Comment cela se produit-il au cours de l’enquête où

ces décisions doivent être effectuées ?

Cherchant à résoudre le problème que rencontre le sociologue lorsqu'il doit réaliser une

description adéquate d’événements culturels –  une illustration exemplaire en est donnée par la

notion wébérienne bien connue de « comportements pourvus d’une signification subjective et

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dont le déroulement est influencé par elle » – , Karl Mannheim39 a proposé une description

approximative d’un processus. Il l’a baptisé du nom de « méthode documentaire

d’interprétation ». Cette méthode contraste avec les méthodes d’observation littérale,

quoiqu’elle présente de nombreuses similitudes avec la manière dont procèdent effectivement

de nombreux sociologues, qu’il s’agisse ou non d’enquêteurs professionnels.

Selon Mannheim, la méthode documentaire comporte la recherche d’une « structure identique

homologue sous-jacente à une grande variété de réalisations de sens, totalement différentes les

unes des autres »40.

La méthode consiste à voir dans une apparence donnée « l’illustration », « l’index », la

« représentation » d’une structure sous- jacente dont l’existence est présupposée. Non

seulement la structure sous-jacente est-elle dérivée de ses indices documentaires individuels,

mais ces derniers sont à leur tour interprétés sur la base de « ce que l’on sait » de la structure

sous- jacente. Chacun est utilisé pour élaborer l’autre. 

Cette méthode est communément employée dans la vie courante dès lors qu’il est question de

reconnaître ce dont une personne « est en train de parler », étant donné qu’elle n’exprime pas

littéralement l’intégralité de ce qu’elle veut dire, ou de reconnaître des situations et des objets

familiers tels que le facteur, un geste amical, ou l’énoncé d’une promesse. Cette méthode est

aussi employée pour identifier des cours d’événements qui ressortissent à l’analyse

sociologique, tels les stratégies de gestion des impressions étudiées par Goffman, les crises

d’identité analysées par Erickson, les types de conformité de Riesman, les systèmes de valeurs

de Parsons, les pratiques magiques de Malinowski, l’approche statistique des interactions de

Bale, les types de déviance de Merton, la structure latente des attitudes de Lazarsfeld, et les

catégories socio-professionnelles du recensement aux Etats-Unis.

Comment procède un enquêteur pour déterminer la « position » de la personne

interviewée sur un sujet donné à partir des réponses fournies à un questionnaire ; pour rendre

compte des « activités bureaucratiquement organisées » d’employés de bureau à partird’entretiens menés avec eux ; pour définir les caractéristiques de la « délinquance et de la

criminalité » sur la base des actes délictueux recensés par la police ? Quel est le travail par

lequel l’enquêteur établit un lien de correspondance significatif entre le fait observé et le fait

visé, de telle sorte qu’il puisse raisonnablement considérer les apparences observables en tant

que signes manifestes de l’événement qu’il entend étudier  ?

39 Karl Mannheim, « On the interpretation of “Weltanschauung” », art. cit.40  Ibid., p. 57.

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Pour répondre à ces questions, il est nécessaire d’examiner dans le détail le mode opératoire

de la méthode documentaire. A cette fin, une démonstration a été conçue pour exagérer les

traits caractéristiques de cette méthode et saisir au vol le travail de « production de faits ».

Une expérience 

Dix étudiants ont été recrutés pour ce test. On leur a dit qu’une recherche était entreprise dans

le Département de psychiatrie en vue d’étudier les possibilités d’utiliser la psychothérapie

comme un « outil permettant de donner des conseils aux gens pour les aider à résoudre leurs

 problèmes personnels » ( sic). Chaque sujet a été reçu individuellement par un expérimentateur

qui s’est fait passer auprès de lui pour un conseiller en formation pour étudiants. Le sujet a

d’abord été invité à évoquer les aspects du problème sur lequel il désirait obtenir des conseils

et ensuite à poser au « conseiller » une série de questions formulées de manière à ce qu’elles

 puissent recevoir une réponse par « oui » ou par « non ». Le sujet recevait la promesse que le

« conseiller » s’efforcerait de répondre du mieux qu’il le pourrait. Le conseiller-

expérimentateur se trouvait dans une pièce attenante. Il recevait les questions et leur répondait

au moyen d’un dispositif de communication à distance. Après avoir décrit son problème et

fourni les éléments susceptibles de l’éclairer, le sujet posait sa première question. Après une

 pause standard, l’expérimentateur donnait sa réponse, par « oui » ou « non ». Conformément

aux instructions, le sujet débranchait alors la prise jack fixée au mur qui le reliait au conseiller

afin que « celui-ci n’entende pas ses commentaires », et enregistrait ses remarques sur

l’échange qui venait d’avoir lieu. Après que tout ceci fût fait, le sujet rebranchait le

microphone et posait une nouvelle question. Après qu’il eût reçu une réponse, il enregistrait à

nouveau ses commentaires, et procédait de la même manière pour un minimum de dix

questions et dix réponses. Le sujet avait été informé que « la plupart des personnes

souhaitaient poser au moins dix questions ».La série de réponses, uniformément réparties entre les « oui » et les « non », était décidée à

l’avance à l’aide d’une table de nombres aléatoires. Tous les sujets posant le même nombre de

questions recevaient le même nombre de réponses positives et négatives. Au terme de

l’échange des questions et des réponses, on demandait au sujet de résumer ses impressions sur

l’ensemble de l’échange. Un entretien concluait la séance.

Ce qui suit est constitué de protocoles présentés dans leur version intégrale.

Cas n°1 

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SUJET : OK, voici la situation à laquelle je suis confronté. Il se trouve que je suis de

confession juive et que je sors depuis deux mois avec une fille qui n’est pas juive. Mon père

n’est pas franchement opposé à cette relation, mais je sens en même temps qu’il n’en est pas

vraiment satisfait. Ma mère pense que, aussi longtemps que mon père ne s’oppose pas

directement à cette situation, je peux continuer à la voir tant qu’il ne dit pas le contraire. La

raison pour laquelle je pense qu’il n’est pas satisfait de la situation présente est qu’il ne m’a

 jamais dit de ne pas la voir, mais en même temps il me lance des piques et fait des remarques

qui me mettent très mal à l’aise par rapport au fait de fréquenter cette fille. Ma question est,

 pensez-vous, sur la base des circonstances présentes, que je devrais continuer de voir cette

fille ou que je devrais arrêter de la voir ? Permettez-moi d’exprimer ceci de manière positive.

Pensez-vous que je devrais continuer à voir cette fille ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est non.

SUJET : Non, eh bien, voilà qui est intéressant. Je pense qu’il n’y a pas une grande animosité

entre mon père et moi mais, eh bien, peut-être qu’il pense qu’une tension plus grande entre

nous résultera de tout ça. Je suppose ou peut-être que c’est plus facile pour une personne

extérieure de voir certaines choses auxquelles je suis aveugle pour le moment.

J’aimerais poser ma deuxième question. 

EXPERIMENTATEUR : D’accord. 

SUJET : Pensez-vous que je devrais avoir une conversation plus approfondie sur ce sujet avec

mon père ou pas ? Devrais-je avoir une discussion avec mon père au sujet de la fille non juive

que je fréquente ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est oui.

SUJET : Bien, je pense que c’est raisonnable mais je ne sais vraiment pas du tout quoi lui

dire. Je veux dire qu’il semble réellement avoir peur de discuter de la situation. Je veux dire

au moins que c’est l’impression que j’en ai eue jusque là. Mais je présume que si cela en vautla peine pour moi, si je veux réellement continuer de fréquenter cette fille, j’irai de l’avant et

aurai cette discussion avec mon père. Je ne sais vraiment pas quoi dire parce que je veux dire

que je sors avec elle. Je ne suis pas amoureux d’elle mais on ne sait jamais ce qui peut se

 passer. Je présume que nous pourrions avoir une discussion sur ce à quoi pourrait ressembler

l’avenir et comment nous réagirions aux différentes situations envisageables. Il se peut qu’il

ne soit pas fortement en désaccord pour l’instant parce que nous ne faisons que sortir

ensemble, mais peut-être qu’il entrevoit les difficultés à venir dont il aimerait pouvoir mefaire part. Je suis prêt pour ma troisième question.

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Si après avoir eu une conversation avec mon père, et qu’il m’ait dit qu’il ne s’opposait pas à

ce que je continue de la fréquenter, mais en même temps qu’il m’ait donné le sentiment qu’il

n’est pas d’accord, qu’il ne souhaite pas que je continue de la voir, mais qu’il m’ait dit ça

simplement parce qu’il veut continuer d’être un bon père, devrais-je, dans ces conditions,

continuer de la fréquenter ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est oui.

SUJET : Eh bien je suis véritablement étonné par la réponse. Je m’attendais à une réponse

négative sur ce point. Peut-être est-ce dû au fait que vous ne connaissez pas mon père ni sa

façon de réagir et qu’il est du genre sensible et par conséquent il est très prudent dans sa

manière d’aborder les choses. Même s’il lui arrivait de dire « vas-y continue de la voir », je

ressentirais peut-être de la culpabilité en sachant qu’en réalité il ne souhaite pas que je

continue de la voir. Même si je ne sais pas si cela peut contribuer à faire avancer la situation

dans un sens ou dans l’autre. Aussi, eh bien, peut-être que nous pourrons revenir sur ce point

 plus tard et cela est une autre question. Je suis prêt pour ma quatrième question.

Si après avoir eu cette discussion avec papa et reçu une réponse positive de sa part mais en

ayant ressenti en même temps que ce n’était pas ce qu’il pensait sincèrement, pensez-vous

qu’il serait bon que ma mère ait une discussion sérieuse sur ce sujet avec mon père et qu’elle

essaie par conséquent d’obtenir de mon père une réponse plus juste quant à sa position

véritable sur le sujet ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est oui.

SUJET : Bien, cela me semble loyal. Je crois qu’il pourra être plus sincère avec ma mère sur

ce sujet. Bien entendu cela peut poser un problème. Est-ce que ma mère sera ensuite

complètement sincère avec moi ? Elle semble être plus libérale que papa, ce qui ne veut pas

dire que maman me mentirait, mais qu’elle est un peu plus libérale sur des choses de ce genre

et peut-être dans le fil de la conversation avec papa qu’elle défendra mon point de vue auprès

de lui et que par conséquent une fois de plus j’aurai deux réponses. Si je vois les choses ainsi je ne pense pas que je vais franchir le premier obstacle de toute façon, mais au moins je pense

que nous aurons fait un pas en avant malgré tout. Je suis prêt à poser ma cinquième question.

Pensez-vous que je devrais évoquer avec la jeune fille que je fréquente le problème que j’ai

avec mes parents à la maison ou devrais-je attendre jusqu’à ce que, bon mais c’est une autre

question. Pensez-vous que je devrais informer la fille avec qui je sors des problèmes que j’ai à

la maison du fait de sa religion ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est non.

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SUJET : Eh bien de nouveau je suis étonné. Naturellement, cela peut dépendre de la force des

sentiments que je ressens pour cette fille et de la période de temps durant laquelle j’envisage

de la fréquenter. Mais je crois personnellement qu’il est tout simplement juste de lui en parler

car, si elle est peut-être plus sérieusement engagée que je le suis, ce peut-être le cas, il pourrait

être préférable pour nous deux de comprendre la situation dans tous ses aspects et si elle

 pense que ce sera un problème alors je crois que cela mettra peut-être immédiatement un

terme à la relation sans qu’il soit besoin de lui parler de ça. Je pense que je vais peut-être lui

 présenter tout cela sous des points de vue différents et qu’elle ne verra pas quelle est la

situation véritable, et peut-être réagira-t-elle vis-à-vis de moi d’une manière qui pourrait

gâcher notre relation et tout ce qui va avec. Je suis prêt pour ma sixième question.

Si je devais tomber amoureux de cette fille et envisager de me marier avec elle, pensez-vous

qu’il puisse être acceptable de lui demander de changer de religion et d’adopter la mienne ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est non.

SUJET : Bon, non. Eh bien, je suis coincé. Non. Bon, je crois sincèrement que j’ai été élevé

dans une certaine voie et je pense que c’est aussi son cas, et je suis fortement attaché à mes

convictions religieuses. Non pas que je sois complètement orthodoxe, ou quoi que ce soit de

ce genre, mais naturellement on subit toujours l’influence familiale et des choses comme ça.

Et je suis quasiment sûr que c’est ce qu’elle ressent, malheureusement je n’ai jamais rencontré

de famille confrontée au fossé de deux religions différentes qui ait pu surmonter cela. Aussi je

ne sais pas. Je pense que je serai peut-être tenté de lui demander de changer de religion. Je ne

 pense pas que je serai capable de le faire en réalité. Je suis prêt pour la septième.

Pensez-vous que ce serait une meilleure chose à faire, si nous devions nous marier et

qu’aucun de nous ne souhaite évoquer la question de la différence d’appartenance

confessionnelle ni céder à l’autre, d’élever nos enfants dans une religion neutre différente de

celles auxquelles chacun de nous deux croit ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est oui.SUJET : Eh bien peut-être que ce serait une solution. Si nous pouvions trouver une religion

qui intègre nos deux croyances dans une certaine mesure. Je me rends compte que cela est

 peut-être littéralement irréalisable. Peut-être que d’une certaine façon cette religion neutre

 peut être quelque chose que nous construirons presque par nous-mêmes parce que je pense

sincèrement que l’enseignement religieux, quelle que soit la croyance dont il s’agit, si elle

n’est pas poussée dans un sens extrême, est une bonne chose, car tout le monde devrait suivre

un enseignement religieux jusqu’à un cer tain point. Peut-être que cela pourrait être une

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solution au problème. Je crois que je devrais creuser ce point pendant un certain temps et voir

où cela mène exactement. Je suis prêt pour la huitième.

Si nous devions nous marier, serait-il préférable pour nous d’aller vivre dans un nouvel

environnement dans lequel nous ne serions pas en relation avec nos parents, si nous devions

rencontrer une forte pression familiale sur la question de la différence de croyances

religieuses ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est non.

SUJET : Eh bien, j’ai tendance à être d’accord avec cette réponse. Je pense que l’on

n’accomplit pas grand-chose en fuyant les problèmes et que peut-être cela fera partie de ces

choses de l’existence qu’en définitive il nous faudra accepter et que les familles et nous-

mêmes nous entendrons harmonieusement les uns avec les autres. Du moins j’espère que cela

se passera ainsi si cette situation devait se présenter. Je pense que ce serait préférable pour les

deux familles conjointement alors que nous n’allons pas résoudre ce problème si nous le

fuyons. Aussi nous ferons mieux de rester là et d’essayer de le résoudre. Je suis prêt pour la

neuvième question.

Si nous nous marions et avons des enfants, pensez-vous que nous devrions expliquer et dire à

nos enfants que nous avons eu autrefois cette différence de religion, ou que nous devrions

simplement les élever dans cette nouvelle religion, c'est à dire leur religion, dont nous avons

 parlé, en les laissant croire que c’était la nôtre également ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est non.

SUJET : Une fois de plus, je me sens en accord avec cette réponse. Je pense qu’on devrait le

leur dire car il ne fait pas de doute qu’ils le découvriront par eux-mêmes. Et s’ils découvrent

qu’il existait une différence par le passé ils penseront que nous avons agi en catimini ou que

nous avons tenté de leur cacher quelque chose. C’est pourquoi je crois que ce serait la

meilleure des situations. Je suis prêt pour la question numéro dix.

Pensez-vous que nos enfants, si nous en avons, auront eux-mêmes des problèmes d’ordrereligieux à cause de nous les parents et de nos difficultés ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est non.

SUJET : Eh bien je ne suis pas certain de savoir si je suis d’accord ou pas avec ça. Peut-être

qu’ils éprouveront des difficultés si la confusion s’installe et s’ils pensent qu’ils ne peuvent

 pas décider entre ce qui est bien et ce qui est mal ou quel parti prendre s’ils ne veulent pas

rester fidèles à leur religion. Mais je crois que si leur religion est une religion saine qui

satisfait aux besoins d’une religion et à ce qu’elle procure, alors cela ne posera pas problème.

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Mais je suppose que seul le temps nous dira si ces problèmes surgiront. J’en ai fini avec mes

commentaires.

EXPERIMENTATEUR : Entendu, je vous rejoins.

L’expérimentateur rejoint le sujet dans la pièce, lui remet une liste de points sur lesquels il

 pourrait avoir des commentaires à faire, puis quitte la pièce. Le sujet fit les remarques

suivantes.

SUJET : Eh bien la conversation m’a semblé tourner au monologue puisque j’en ai assuré

l’essentiel. Mais je reconnais qu’il était extrêmement difficile pour M. McHugh de répondre

complètement à mes questions sans avoir une complète connaissance de la personnalité des

différentes personnes concernées et des implications exactes de la situation elle-même. Des

réponses que j’ai obtenues, je dois dire que la majorité d’entre elles je les aurais peut-être

apportées moi-même en connaissant les personnes impliquées. Une ou deux d’entre elles

m’ont étonné et je pense que la raison pour laquelle il a répondu comme il l’a fait tient à ce

qu’il ne connaît pas la personnalité des personnes en question ni la manière dont elles

réagiraient ou pourraient réagir à une situation donnée. Les réponses qui m’ont été apportées

étaient pour la plupart… je crois qu’il était le plus souvent bien conscient de la situation au

cours de la conversation et j’interprétais ses réponses, même s’il s’agissait de réponses par oui

ou par non, comme étant le fruit d’une vraie réflexion sur les aspects de la situation que je lui

 présentais et comme étant porteuses de sens. Je pense que ses réponses dans leur ensemble

m’ont été utiles et que, pour l’essentiel, il a cherché à clarifier la situation et en aucune façon

à la tronquer ni à y couper court. J’ai entendu ce que je souhaitais entendre dans la plupart des

cas. Peut-être que je n’ai pas entendu exactement ce que je voulais qu’on me dise, mais peut-

être que, d’un point de vue objectif, c’étaient les meilleures réponses concevables, car une

 personne qui est impliquée dans une situation est aveugle jusqu’à un certain point et ne peut

 pas adopter ce point de vue objectif. Et par conséquent ces réponses peuvent différer selonque celui qui les donne est la personne qui est impliquée dans la situation ou celle qui lui est

extérieure et qui peut adopter un regard objectif. Je pense sincèrement, d’après les réponses

qu’il m’a apportées, qu’il était tout à fait conscient de la situation en cause. J’imagine que

 peut-être cela devrait être nuancé. Peut-être que lorsque j’ai demandé si je devais avoir une

conversation avec mon père, par exemple, sa réponse n’a pas été positive. Lorsque j’ai

demandé si je devais parler avec mon père sa réponse n’a pas été positive au sujet de ce dont

 j’allais pouvoir parler avec mon père. À juste titre. Il était au courant du problème dans sonensemble, mais il ne sait pas combien je suis proche de mon père, ni quelles conséquences la

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conversation sur ce sujet peut avoir. Et s’il conseille « d’évoquer le sujet » en sachant que

mon père n’écoutera pas, eh bien peut-être que ce n’est pas le meilleur conseil, ou si mon père

est bien disposé à écouter il dit que cela pourrait n’être d’aucune aide. Ou bien n’en parlez

 pas. Eh bien cela aussi met en avant la question de la personnalité des uns et des autres sur

laquelle il ne dispose pas d’informations précises. La conversation et les réponses qui m’ont

été fournies ont fait sens pour moi, je crois. Je veux dire que c’était peut-être ce que

 j’attendais de la part de quelqu'un qui aurait pleinement compris la situation. Et je pense que

cela a du sens pour moi et fait pleinement sens. Eh bien je pense que les questions que j’ai

 posées étaient très importantes et ont contribué à rendre plus claire la situation pour les deux

 parties, c'est-à-dire moi-même et le conseiller, et ma réaction aux réponses, comme je l’ai dit

 précédemment, était pour l’essentiel d’être en accord avec elles. Parfois j’ai été surpris mais je

l’ai mis sur le compte du fait qu’il ne connaît pas totalement la situation ni la personnalité des

 personnes impliquées.

Cas n°2 

SUJET : J’aimerais savoir si je dois changer d’orientation ou pas. Je fais de la physique en

matière principale avec un niveau de notes trop faible pour espérer obtenir la moyenne.

J’aimerais changer de matière et m’inscrire en mathématiques. J’ai un peu de mal avec cette

discipline, mais je pense que je pourrai peut-être me débrouiller. J’ai raté de nombreux cours

de mathématiques ici à l’UCLA, mais je les ai toujours rattrapés et j’ai obtenu un C de

moyenne. J’ai été à deux doigts d’obtenir un B en maths dans un cours spécifique parce que

 j’ai travaillé un peu plus ce cours que d’autres mais ma question est toujours : dois-je changer

d’orientation ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est non.

SUJET : Bien, il a dit non. Et si je ne le fais pas je devrai rattraper mes mauvaises notes, cequi sera horriblement difficile parce que je n’ai pas eu de bons résultats durant ce semestre. Si

 je parviens à obtenir sept A ce semestre alors je peux peut-être espérer obtenir mon diplôme

en physique en février, mais alors j’ai ce handicap en physique nucléaire qui me pose

 problème. Je déteste absolument la physique nucléaire. La physique nucléaire 124 sera l’un

des cours obligatoires pour l’obtention de ma licence en physique.

Pensez-vous que j’obtiendrai mon diplôme en physique sachant que je dois suivre le cours de

 physique 124 ?EXPERIMENTATEUR : La réponse est oui.

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SUJET : Il dit oui. Je ne vois pas comment je pourrai y arriver. Je ne suis pas très bon dans les

matières théoriques. Mes habitudes de travail sont affreuses. Ma vitesse de lecture est

mauvaise et je ne consacre pas assez de temps à mes études.

Pensez-vous que je puisse améliorer suffisamment ma façon de travailler ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est oui.

SUJET : Il dit que je peux améliorer mes habitudes de travail. On n’a pas cessé de me dire

comment il fallait s’y prendre pour travailler de manière productive, mais je ne travaille pas

de manière efficace. Je n’ai pas suffisamment de motivation pour étudier la physique ou bien

est-ce que j’en ai suffisamment ?

Pensez-vous que je sois suffisamment motivé pour obtenir un diplôme en physique ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est oui.

SUJET : Il dit que la réponse est oui. Je pense que ce serait envisageable si je n’avais pas un

mauvais dossier scolaire. Ce serait extrêmement difficile d’obtenir ce diplôme.

Pensez-vous que je puisse travailler plus efficacement en m’efforçant de préserver un bon

climat relationnel à la maison avec mon épouse tout en parvenant à étudier ? Je n’étudie pas

correctement à l’école et je n’ai pas beaucoup de motivation pour étudier à la maison. Mais

quand ma femme est à la maison, j’ai plaisir à travailler. Cependant, cela nous empêche de

faire des choses, et chaque fois qu’elle ne fait pas ce qu’elle veut, je suis sur les nerfs à cause

de tout ce travail qui s’empile. Pensez-vous que je puisse étudier efficacement à la maison ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est non.

SUJET : Il a dit non. Je ne le pense pas non plus.

Devrais-je retourner à l’école chaque soir après le repas et travailler mes cours ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est non.

SUJET : Il a dit que je ne dois pas retourner à l’école pour étudier. Où devrais-je aller ?

Devrais-je me rendre à la bibliothèque du campus pour y réviser mes cours ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est oui.SUJET : Il dit que je devrais aller à la bibliothèque pour travailler mes cours. Quelle

 bibliothèque ? Il se peut qu’ils n’aient pas tous les ouvrages dont je peux avoir besoin mais ce

n’est pas toujours nécessaire. J’ai besoin au moins de poser trois autres questions. Pensez-

vous que je puisse développer des habitudes de travail suffisamment efficaces ainsi que ma

motivation pour pouvoir véritablement améliorer ces manières de faire afin de ne pas être

obligé d’étudier tard le soir sans pour autant achever le travail de la journée ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est non.

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SUJET : Il a dit non. Je ne peux pas développer de meilleures habitudes de travail qui me

 permettraient de m’en sortir. Si vous ne pensez pas que je puisse améliorer ma façon d’étudier

afin d’atteindre mes objectifs pensez-vous toujours que je sois en mesure d’obtenir un

diplôme en physique ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est non.

SUJET : Puisque je n’obtiendrai pas de diplôme, que dois-je faire ? Etes-vous toujours là ?

EXPERIMENTATEUR : Oui.

SUJET : Si vous ne pensez pas que je…j’atteindrai l’objectif requis d’améliorer ma façon de

travailler et que j’obtiendrai un diplôme en physique, me conseillez-vous d’arrêter les études ? 

EXPERIMENTATEUR : La réponse est oui.

SUJET : Il dit que je devrais arrêter mes études. Etes-vous toujours là ?

EXPERIMENTATEUR: Oui.

SUJET : J’ai encore une question. Je voudrais devenir officier de l’armée de l’Air. J’ai suivi

le programme de formation de l’armée de l’Air, mais pour être engagé j’ai besoin d’un

diplôme. Si je n’obtiens pas ce diplôme, il y a de fortes chances que je n’obtienne pas cet 

engagement, même s’il se peut que je puisse être engagé en dépit de l’absence de diplôme,

 bien que cela ne soit pas souhaitable. La question est : Serai- je nommé officier dans l’armée

de l’Air  ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est oui.

SUJET : Il dit que j’obtiendrai un poste d’officier dans l’armée de l’Air et c’est ce que je

souhaite, mais obtiendrai-je jamais un diplôme ? Si je suis recruté sans diplôme, en

obtiendrai-je un un jour dans une matière ou une autre ?

EXPERIMENTATEUR : La réponse est non.

SUJET : Cela me laisse quelque peu insatisfait bien que je n’aie pas réellement besoin d’un

diplôme pour le type de travail que je désire faire. Etes-vous là ? Venez me rejoindre.

Le sujet fit les remarques suivantes.

SUJET : Eh bien, sur la base de ce qui a été dit au cours de la conversation, il est plutôt

déraisonnable de ma part de poursuivre mes études pour obtenir un diplôme. En fait j’ai

toujours pensé que le type de travail qui m’intéresse, qui relève du domaine de l’invention,

n’est pas quelque chose qui nécessite forcément d’avoir un diplôme. Cela requiert un certain

niveau en maths et en physique mais il n’est pas nécessaire d’avoir un diplôme pour inventerdes choses. De la conversation je retiens que je devrais quitter l’école et obtenir mon

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engagement en qualité d’officier mais, de quelle façon, je l’ignore. Mais ce serait terriblement

 bien d’avoir un diplôme. Ce diplôme me permettrait d’accéder à d’autres écoles. Autrement

 j’aurai un certificat indiquant que je suis allé dans l’enseignement supérieur mais sans en être

sorti diplômé. J’ai aussi le sentiment que je ne parviendrai jamais à réformer ma manière de

travailler autant que je le souhaiterais. Je n’obtiendrai pas de diplôme. Je serai nommé officier

et il est inutile pour moi d’étudier, que ce soit à la maison ou à l’école. Tout particulièrement

en soirée. Je me demande si je devrais continuer à étudier ou pas, ou si je devrais apprendre à

faire tout mon travail à l’école. Que faire ? J’ai le sentiment que mes parents seraient très

malheureux, et aussi les parents de ma femme, si je n’obtenais jamais de diplôme ou tout au

moins tout particulièrement en ce moment. J’ai le sentiment que cette conversation est fondée

sur une chose que l’on aurait dû apprendre à faire il y a des années de cela, c'est-à-dire alors

que l’on est adolescent : se poser des questions et leur trouver soi-même une réponse, par oui

ou non ; et réfléchir aux raisons pour lesquelles la réponse tient ou pourrait tenir ; et sur la

 base de la validité ou de l’anticipation de la validité de cette réponse, on devrait accomplir ses

objectifs ou bien tout simplement vivre sa vie. Je crois personnellement que je peux

m’améliorer davantage en maths qu’en physique. Mais je ne serai pas fixé avant la fin de

l’été.

Résultats 

L’examen des protocoles révèle les éléments suivants :

A. Réussir l’échange 

Aucun des sujets n’a éprouvé de difficulté à accomplir la série de dix questions, à résumer et

évaluer les conseils prodigués.

B. Les réponses étaient perçues comme des « réponses-aux-questions posées»

1. Typiquement, les sujets percevaient les réponses de l’expérimentateur comme des

réponses-aux-questions. Telles qu’elles étaient perçues, les réponses de l’expérimentateur

étaient motivées par les questions.

2. Les sujets percevaient directement « ce que le conseiller avait en tête ». Ils percevaient

« instantanément » ce dont il parlait, i.e., ce qu’il voulait dire, et non pas ce qu’il avait dit.

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3. Le sujet typique présumait, au cours de l’échange, et durant l’entretien qui le suivait, que

les réponses étaient des conseils au sujet du problème posé, et que ces conseils en tant que

solution au problème étaient énoncés dans les réponses.

4. Tous évoquèrent les « conseils qui leur avaient été prodigués » et adressèrent leurs

appréciations et critiques à ces « conseils ».

C. Les questions n’étaient pas préparées à l’avance ; la question suivante était motivée par

les possibilités rétro-prospectives de la situation présente, qui étaient modifiées par chaque

échange effectif. 

1. Aucun sujet ne posa une série de questions préparées au préalable.

2. Les réponses présentes modifiaient le sens des échanges précédents.

3. Tout au long de l’échange semblait opérer la présupposition selon laquelle il y avait une

réponse à obtenir, et que si la réponse n’était pas évidente, sa signification pouvait être

déterminée par une recherche active, celle-ci impliquant, pour une part, de poser une nouvelle

question de sorte à voir ce que le conseiller « avait en tête ».

4. Beaucoup d’efforts ont été consacrés à établir des significations qui étaient visées mais qui

n’étaient pas évidentes sur la base de la réponse immédiate à la question.

5. La présente réponse-à-une-question influait sur la suite des pistes envisageables parmi

lesquelles la question suivante était sélectionnée. La question suivante apparaissait comme le

fruit de réflexions réalisées sur le cours précédent de la conversation et le problème sous-

 jacent censé former le thème dont chaque phase de la discussion documentait et élaborait les

traits constituants. Le « problème » sous-jacent voyait ses traits élaborés dans le déroulement

même de l’échange et en tant qu’il s’agissait d’une fonction de celui-ci. Le sens du problème

était progressivement adapté à chaque nouvelle réponse qui était faite, cependant que la

réponse faisait surgir de nouveaux aspects du problème sous-jacent.

6. Le problème sous-jacent était élaboré et composé à travers la série des échanges et adapté àchaque « réponse » présente de manière à préserver le « fil continu de l’activité de conseil », à

élaborer ce qui avait « réellement été conseillé » auparavant, et à faire surgir de nouvelles

 possibilités comme autant de traits émergents du problème.

D. Des réponses en quête de questions 

1. Dans le cours de l’échange, les sujets partaient parfois de la réplique traitée comme une

réponse et transformaient le sens antérieur de leur question pour l’ajuster à la réplique prise pour la réponse à la question rétrospectivement révisée.

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2. Le même énoncé était susceptible de répondre simultanément à différentes questions, et de

constituer une réponse à une question comprenant plusieurs parties qui, du strict point de vue

de la logique des propositions, ne pouvait recevoir une réponse par oui ou par non, ni se

satisfaire d’un simple oui ou non.

3. Le même énoncé était utilisé pour répondre à des questions différentes posées à des

moments différents. Les sujets se référaient à cela comme à quelque chose qui « jetait un

nouvel éclairage » sur le passé.

4. Les réponses présentes donnaient des réponses à d’autres questions qui ne furent jamais

 posées.

E. Traiter des réponses incomplètes, inappropriées et contradictoires 

1. Lorsque les réponses étaient insatisfaisantes ou incomplètes, les questionneurs avaient

tendance à attendre les réponses suivantes afin de décider du sens des précédentes.

2. Les réponses incomplètes étaient traitées par les sujets comme incomplètes du fait des

« défauts » inhérents à cette manière de prodiguer des conseils.

3. Les réponses qui étaient inadéquates étaient inadéquates pour « une raison » précise. Si la

raison était établie, le sens de la réponse était alors décidé. Si une réponse « faisait sens »,

c’était probablement ce que la personne qui avait formulé la réponse avait « conseillé ».

4. Lorsque les réponses étaient incongrues ou contradictoires, les sujets étaient capables de

 poursuivre en trouvant que le « conseiller » avait appris plus de choses entre temps, ou qu’il

avait décidé de changer d’avis, ou que peut-être il manquait de familiarité avec les subtilités

du problème, ou la responsabilité en revenait à la question de sorte qu’une reformulation de

celle-ci était nécessaire.

5. Les réponses incongrues étaient résolues en attribuant au conseiller un certain savoir et des

intentions particulières.

6. Les contradictions exigeaient du sujet qu’il décide quelle était la question effective àlaquelle la réponse répondait, ce qu’il f aisait en complétant la question par des significations

additionnelles qui correspondaient aux significations qui étaient « derrière » les avis que

donnait le conseiller.

7. Dans le cas de réponses contradictoires beaucoup d’efforts étaient déployés pour

reconsidérer la possible intention de la réponse de sorte à en éliminer la contradiction ou

l’absence de sens, et à épargner à l’auteur de la réponse tout risque d’être pris pour une

 personne non digne de confiance.

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8. Plus de sujets ont envisagé la possi bilité d’un artifice qu’il n’y en a eu pour tester cette

éventualité. Tous les sujets suspicieux étaient réticents à agir en ayant à l’esprit l’idée que la

situation était truquée. Les suspicieux étaient rassérénés si les réponses du conseiller

« faisaient sens ». Les soupçons n’avaient guère de chance de persister si les réponses

s’accordaient avec ce que le sujet pensait de la situation et avec ses préférences sur la façon

dont il convenait de la traiter.

9. Les soupçons transformaient la réponse en un événement « purement verbal » qui s’avérait

entrer en coïncidence de manière fortuite avec la question qui venait d’être posée. Les sujets

trouvèrent cette manière de voir difficile à maintenir et à gérer. Beaucoup de sujets perçurent

le sens de la réponse « malgré tout ».

10. Ceux qui devinrent suspicieux, manifestèrent simultanément, quoique temporairement,

leur désir de ne pas poursuivre l’échange. 

F. « La recherche » et la perception d’une structure

1. La préoccupation et la recherche d’une structure d’ensemble ont constamment été

 présentes. Une structure, toutefois, était perçue dès le départ. Une structure avait toutes

chances d’être vue dans le premier indice d’un « conseil ».

2. Les sujets trouvèrent particulièrement difficile de saisir les implications de l’aléatoire dans

la formulation des énoncés. Un énoncé prédéterminé était considéré comme une réponse

trompeuse, plutôt que comme un énoncé dont le contenu avait été fixé de prime abord et qui

était produit indépendamment des questions et intérêts du sujet.

3. Lorsque la possibilité d’une tromperie apparut aux sujets, les propos du conseiller

attestèrent la structure de la tromperie au lieu de celle du conseil. Ainsi, la relation de

l’énoncé à la structure sous-jacente, en ce qui concerne sa qualité de preuve de celle-ci,

demeura inchangée.

G. Les réponses se voyaient attribuer une source scénique 

1. Les sujets attribuaient au conseiller, comme étant son conseil, l’argument qui était formulé

dans les questions du sujet. Par exemple, lorsqu'un sujet demandait : « Devrais-je retourner à

l’école chaque soir après le repas et travailler mes cours ? » et que l’expérimentateur

répondait : « La réponse est non », le sujet commentait ainsi ses propos : « Il a dit que je ne

dois pas retourner à l’école pour étudier ». Cela était très fréquent.

2. Tous les sujets étaient surpris de constater qu’ils avaient contribué si activement et silargement à l’établissement du « conseil qu’ils avaient reçu de la part du conseiller  ».

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3. Les sujets furent extrêmement chagrinés après que leur fût révélé le fait que la situation

n’était pas ce qu’elle prétendait être. Dans la plupart des cas, ils révisèrent leur opinion sur la

 procédure pour souligner ses insuffisances au regard des objectifs de l’expérimentateur (qu’ils

 persistaient à voir comme une recherche de nouveaux moyens de prodiguer des conseils).

H. Le manque de précision de chaque situation présente quant à ses perspectives de

développement futur demeurait insensible à la clarification apportée par les échanges de

questions et de réponses. 

1. Il y avait une certaine imprécision (a) dans le statut de l’énoncé en tant qu’il se présentait

comme une réponse, (b) dans son statut de réponse-à-la-question, (c) dans son statut de

document d’un conseil au regard d’une structure sous-jacente, et (d) dans le problème sous-

 jacent. Alors que, une fois l’échange achevé, les propos tenus livraient « un avis sur le

 problème », leur fonction de conseil élaborait aussi le schéma intégral des possibilités

 problématiques, de sorte que l’effet d’ensemble était une transformation de la situation du

sujet dans laquelle l’imprécision de ses horizons demeurait inchangée et ses « problèmes

n’avaient pas trouvé de réponse ».

I. En leur qualité de membres, les sujets consultaient les traits institutionnalisés de la

collectivité en tant que schème d’interprétation. 

1. Les sujets se référaient à diverses structures sociales spécifiques pour juger du caractère

raisonnable et fiable des avis du conseiller. Toutefois, ces références ne concernaient pas

n’importe quelle structure sociale. Aux yeux des sujets, si le conseiller devait savoir et leur

démontrer qu’il savait ce qu’il disait, et s’ils devaient prendre au sérieux les descriptions de

leur situation qui servaient de base à l’élaboration de leurs idées et au traitement de cette

situation, ils ne permettaient pas au conseiller d’admettre, et ils n’admettaient pas eux-mêmes,

n’importe quel  modèle des structures sociales. Les sujets faisaient référence aux structuressociales qu’ils considéraient comme faisant effectivement ou potentiellement l’objet d’une

connaissance partagée avec le conseiller. Et donc, non pas à n’importe quelles structures

sociales connues en commun, mais à des structures sociales normativement  dotées de valeur  

que les sujets acceptaient en tant que conditions que leurs jugements, relativement à leur

appréhension raisonnable et réaliste de leur situation et au caractère « valable » de l’avis du

conseiller, devaient satisfaire. Ces structures sociales consistaient en traits normatifs du

système social perçu de l’intérieur  qui, pour les sujets, déterminaient leur appartenance auxdifférentes collectivités auxquelles ils se référaient.

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2. Les sujets livraient peu d’indications, préalablement à leur usage des règles qui leur

 per mettaient de trancher entre ce qui était un fait et ce qui n’en était pas un, sur la nature

 précise des structures normatives auxquelles leurs interprétations se référaient. Les règles qui

 permettaient de documenter ces registres normatifs qui faisaient autorité semblaient jouer un

rôle seulement après qu’un ensemble de traits normatifs aient été considérés comme

 pertinents pour la réalisation de leurs tâches interprétatives et pour autant que les activités

d’interprétation fussent alors en cours.

3. Les sujets présupposaient que les traits connus-en-commun de la collectivité formaient une

 base de connaissance de sens commun à laquelle souscrivaient les deux parties concernées. Ils

s’appuyaient sur ces structures présumées pour attribuer à ce qu’ils percevaient de ce que leur

disait le conseiller le statut de preuve documentaire de l’existence des traits normatifs de

référence de la collectivité concernant la situation d’expérience, la famille, l’école, la maison,

l’activité professionnelle, vers lesquelles les intérêts du sujet étaient dirigés. Ces preuves et

traits de la collectivité étaient référés en va-et-vient les uns aux autres, chacun élaborant les

autres et voyant élaborer en retour ses propres perspectives.

J. Déterminer ce qui était fiable revenait à attribuer au conseil son sens normal à la

 perception 

Sur la base d’un examen prospectif -rétrospectif, les sujets justifiaient le caractère

« raisonnable » et acceptable du conseil comme point d’appui pour gérer leurs affaires. Celui-

ci était « raisonnable » pour autant qu’il était compatible avec la dimension normative des

structures sociales qui étaient supposées partagées et connues par le sujet et le conseiller. La

tâche que le sujet devait entreprendre pour déterminer la fiabilité du conseil qui lui était donné

revenait à attribuer à ce que le conseiller suggérait (1) son statut d’exemplaire d’une classe

d’événements ; (2) la probabilité de son occurrence ; (3) sa comparabilité avec des

événements passés et futurs ; (4) les conditions de son occurrence ; (5) sa place à l’intérieurd’une relation moyens-fins ; et (6) sa nécessité en relation à un ordre naturel (i. e. moral). Les

sujets attribuaient ces valeurs de typicalité, de probabilité, de comparabilité, de texture

causale, d’efficacité technique et d’exigence morale tout en se servant des traits

institutionnalisés de la collectivité comme d’un schème d’interprétation. Ainsi donc, pour le

sujet, décider si ce que disait le conseiller était « vrai » ou pas revenait à accorder ses valeurs

normales à ce qu’il suggérait.

K. Les valeurs normales à la perception étaient moins « attribuées » que gérées 

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A travers le travail de documentation –  i. e. en recherchant et en déterminant une structure

d’ensemble, en traitant les réponses du conseiller comme motivées par le sens visé de la

question, en attendant les réponses ultérieures pour clarifier le sens des précédentes, en

trouvant des réponses à des questions qui n’avaient pas été posées –  les valeurs normales à la

 perception de ce qui avait été conseillé étaient établies, évaluées, révisées, retenues,

restaurées ; en un mot, gérées. Il serait trompeur, par conséquent, de voir dans la méthode

documentaire d’interprétation une procédure par laquelle des propositions se verraient

accorder le statut de données scientifiques41. Au lieu de cela, la méthode documentaire a

 permis de conserver à l’activité de conseil son caractère reconnaissable de conseil tout au long

de l’échange. 

Exemples tirés d’enquêtes sociologiques

Des exemples d’usage de la méthode documentaire d’interprétation peuvent être trouvés dans

tous les domaines de la recherche en sociologie42. Son premier foyer d’application est celui

des études sur les communautés où les assertions sont validées par les critères de la

« description détaillée » et de « l’accent de vérité ». Elle est également fréquemment utilisée

dans de nombreuses enquêtes dans lesquelles, en consultant ses notes d’entretien ou en

 passant en revue les réponses à un questionnaire, le chercheur doit déterminer ce que

« l’informateur avait à l’esprit ». Lorsqu'un chercheur se penche sur l’examen du motif d’une

action, ou sur une théorie, ou sur la conformité du comportement d’une personne à un ordre

légitime, etc., il se sert de ce qu’il a réellement observé pour « documenter » une « structure

sous-jacente ». La méthode documentaire est utilisée pour représenter l’objet. Par exemple, de

même qu’une personne peut dire au sujet de ce que « Harry » a dit, « N’est-ce pas typique

d’Harry, ça ? », le chercheur peut faire usage d’une caractéristique observée de la chose à

laquelle il se réfère comme d’un trait identifiant du sujet considéré. Des environnementscomplexes, tels que des établissements industriels, des communautés ou des mouvements

sociaux, sont fréquemment décrits à l’aide d’« extraits » issus de protocoles et de tableaux de

41 Cf. Felix Kaufmann, Methodology of the Social Sciences, New-York, Oxford University Press, 1944, plusspécialement p. 33-36.42 Dans son article « On the interpretation of “Weltanschauung” », art. cit., Mannheim avançait que la méthodedocumentaire était propre aux sciences sociales. Il existe dans les sciences sociales différents termes pour seréférer à elle, comme par exemple, la « méthode de compréhension », l’« introspection par sympathie », la« méthode par aperçu », la « méthode intuitive », la « méthode interprétative », la « méthode clinique », la

« compréhension empathique », et ainsi de suite. Les efforts accomplis par les sociologues pour mettre en placequelque chose comme une « sociologie interprétative » implique de se référer à la méthode documentaire en tantque ce qui peut permettre d’obtenir et de valider les résultats d’analyse.

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chiffres qui sont employés pour représenter les événements désignés. La méthode

documentaire est utilisée chaque fois que le chercheur construit un récit de vie ou une

« histoire naturelle ». Lorsqu’on historicise la biographie d’une personne, on se sert de la

méthode documentaire pour sélectionner et mettre en ordre les événements passés afin d’offrir

à la situation présente un passé et des perspectives appropriés.

L’usage de la méthode documentaire n’est pas l’apanage des procédures « molles » et des

« descriptions partielles ». Il a aussi cours lorsque des procédures rigoureuses sont utilisées

 pour produire des descriptions visant à épuiser un champ précis d’observables possibles.

Lorsqu’ils lisent le compte rendu d’une revue scientifique pour le reproduire littéralement, les

chercheurs qui tentent de reconstruire le chemin qui va des procédures mentionnées aux

résultats obtenus sont fréquemment confrontés à un manque d’information. Le problème se

manifeste dès lors que le lecteur s’interroge sur la manière dont l’enquêteur a déterminé

l’existence d’une correspondance entre ce qu’il a réellement observé et l’événement visé dont

l’observation est présentée comme étant la preuve. Le problème du lecteur est d’avoir à

décider que l’observation rapportée est une illustration littérale de l’occurrence visée, i. e. que

l’observation effective et l’occurrence visée sont identiques quant à leur sens. Puisque la

relation entre les deux est une relation d’ordre symbolique, le lecteur doit consulter un

ensemble de règles grammaticales afin de déterminer cette correspondance. Cette grammaire

consiste en une théorie des événements visés sur la base de laquelle sont prises les décisions

de coder les observations qui ont été faites sous la forme de résultats d’analyse. C’est à ce

moment précis que le lecteur doit engager un travail interprétatif en présupposant l’existence

de questions « sous-jacentes », « simplement connues en commun », au sujet de la société, à

 partir desquelles ce que dit l’informateur est traité comme l’équivalent de ce que voulait dire

l’observateur. Une correspondance exacte peut être établie et perçue sur une base raisonnable.

La correspondance exacte est le produit du travail de l’enquêteur et du lecteur en leur qualité

de membres d’une communauté de personnes partageant les mêmes croyances. Ainsi, ycompris dans le cas de l’emploi de méthodes rigoureuses, si un chercheur est amené à

recommander, et si un lecteur est conduit à apprécier, des travaux publiés au titre de leur

appartenance au corpus de faits sociologiques, le processus de la méthode documentaire est

employé.

Les situations sociologiques d’enquête en tant que situations de choix de sens commun

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Il n’est pas rare que les sociologues de métier parlent de leurs procédures de « production de

faits » comme de processus consistant à « voir à travers » les apparences pour atteindre une

réalité plus profonde ; à gratter les apparences du passé pour « faire apparaître les invariants ».

En ce qui concerne nos sujets, leurs processus ne peuvent pas être définis de manière adéquate

en termes de « voir à travers » ; ils consistent plutôt à faire face à une situation dans laquelle

une connaissance factuelle des structures sociales –   factuelle au sens de fondements justifiés

autorisant de nouvelles inférences et actions –  doit être réunie et rendue disponible pour un

usage potentiel en dépit du fait que les situations qu’elle vise à décrire sont, à proprement

 parler, inconnues à l’avance, sont essentiellement vagues quant à leur structure logique réelle

ou supposée, et sont modifiées, élaborées, développées, sinon en fait créées, par le fait de les

aborder de la manière dont elles le sont.

De même que de nombreux traits caractéristiques du travail documentaire de nos sujets se

retrouvent dans les opérations de production de faits par les sociologues de métier, de même

de nombreuses situations d’enquête sociologique professionnelle présentent précisément les

traits de celles rencontrées par nos sujets. Ces aspects des situations d’enquête sociologique

 professionnelle peuvent être plus précisément définis de la manière suivante.

1. Au cours d’un entretien un chercheur est susceptible d’avoir affaire à un ensemble de

situations présentes dont les états futurs tels qu’ils peuvent être envisagés par la réflexion

sont, selon toute attente, imprécis, voire inconnus. Avec une fréquence extraordinairement

élevée, ces derniers ne peuvent être, en tant qu’états futurs possibles de la situation présente,

que sommairement esquissés préalablement à la mise en œuvre de l’action qui est censée les

réaliser. Il y a une distinction nécessaire à faire entre « un futur état de choses possible » et

« comment-provoquer-un-état-futur-à-partir-d’un-état-de-choses-actuel-pris-comme-point-de-

départ ». Le « futur état de choses possible » peut être très clairement défini. Mais cet avenir

n’est pas le centre d’intérêt principal. Nous sommes plutôt concernés par le « comment

 provoquer cet état à partir d’un futur ici-et-maintenant ». C’est cet état –  que par commoditénous désignerons par l’expression « futur opérationnel » –  qui est par définition vague ou

inconnu.

Voici une illustration de ce que nous venons de dire. Un sondeur expérimenté peut décrire

avec une clarté et une précision remarquables les questions auxquelles il souhaite obtenir des

réponses par le biais de son questionnaire. La manière dont les réponses effectives des sujets

sondés sont susceptibles d’être évaluées comme des « réponses aux questions » relève d’une

série de décisions de procédure connues sous le terme de « règles de codage». Toutedistribution des réponses aux questions qui est envisageable sur la base des règles de codage

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est un « futur état de choses possible ». Après réalisation du travail exploratoire approprié, les

chercheurs de terrain confirmés peuvent imaginer clairement et précisément ces distributions.

Mais il arrive très souvent que même à un stade avancé de la réalisation effective de l’enquête,

les questions qui auront été posées et les réponses qui auront été produites en réalité

demeurent, compte tenu des différentes manières d’évaluer les réponses réelles des sondés

comme « réponses à la question posée », et étant donné les exigences pratiques qui doivent

être prises en compte dans la réalisation eff ective des opérations d’enquête, vagues et ouvertes

à une « décision raisonnable », et ce y compris jusqu’au moment de mettre en ordre les

résultats de l’enquête pour les publier.

2. Soit un futur, quel qu’il soit, qui est connu de manière précise : les trajets alternatifs pour le

matérialiser à travers un ensemble d’opérations successives à partir d’un état présent défini

sont, de manière caractéristique, vagues, incohérents et non élaborés. De nouveau il est

nécessaire de souligner la différence entre un inventaire de procédures disponibles –  les

enquêteurs peuvent évoquer ces aspects de manière claire et précise –  et les procédures

délibérément programmées, organisées en phases, soit un ensemble de stratégies décidées à

l’avance sous la forme « que-faire-en-cas-de », permettant de traiter une succession d’états de

choses réels au moment même où ils se présentent . Dans les pratiques réelles, un tel

 programme est par définition non élaboré à l’avance.

Par exemple, une des opérations impliquées dans la « bonne gestion de la relation » consiste,

 pour l’enquêteur , à gérer le déroulement de la conversation de telle manière qu’elle lui

 permette de poser ses questions dans un ordre approprié, tout en conservant un certain

contrôle sur elle pour éviter qu’elle s’engage, en fonction du cours effectif pris par l’échange,

dans des directions inconnues et non souhaitées43. Comme on peut s’y attendre, à la place

d’étapes programmées à l’avance, le chercheur met en oeuvre une série de tactiques ad hoc lui

 permettant de s’a juster aux contours de la situation présente, ces tactiques étant généralement

guidées par ce que l’enquêteur espérerait avoir finalement découvert au terme de l’entretien.Dans ces circonstances, il est plus exact de dire que les enquêteurs agissent pour satisfaire

leurs espoirs ou pour éviter d’avoir peur , plutôt que pour réaliser un plan de façon délibérée et

calculée.

3. Il arrive souvent que le chercheur réalise une action, et que ce soit seulement une fois le

résultat obtenu qu’il reconsidère les séquences échues dans une approche rétrospective visant

à en déterminer le caractère volontaire. Dans la mesure où la décision qui a été prise est

43 Cf. Robert K. Merton & Patricia Kendall, « The focused interview », American Journal of Sociology, 51,1946, p. 541-557.

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attribuée par l’enquête rétrospective, le résultat de telles situations peut être considéré comme

s’étant produit avant  la décision. De telles situations se présentent très fréquemment au

moment de la rédaction d’un article.

4. Pour des raisons diverses, l’enquêteur  est souvent incapable de prévoir les conséquences de

ses cours d’action possibles avant d’avoir réellement fait un choix parmi eux, sur la base de

leurs conséquences anticipées ; il se peut qu’il doive s’appuyer sur ce qu’il est en train de faire

effectivement pour savoir ce que ces conséquences pourraient être.

5. Souvent, l’enquêteur peut trouver désirable un certain état de choses effectif, après l’avoir

découvert ; à partir de là, il peut le traiter comme le but vers lequel ses actions antérieures,

ainsi qu’il les comprend rétrospectivement, étaient dirigées « depuis le début » ou « après

tout ».

6. Il arrive souvent que ce soit seulement dans le cours du traitement effectif d’une situation

 présente, et comme une fonction de ce traitement, que la nature de l’état de choses futur d’un

enquêteur se clarifie. Ainsi, il se peut que l’objectif de l’investigation soit défini

 progressivement comme conséquence de l’action effectivement menée par l’enquêteur en

direction d’un but dont les contours ne lui sont pas clairement accessibles à ce moment précis

de son travail de recherche.

7. De façon caractéristique, de telles situations sont des situations d’« information

imparfaite ». La conséquence est que l’enquêteur n’est pas en mesure d’estimer, encore moins

de calculer, la différence que son ignorance dans la situation apporte à la réalisation de ses

activités. Avant d’agir, il ne lui est pas non plus possible d’évaluer les conséquences qu’elles

auront ni d’estimer les mérites d’autres cours d’action envisageables.

8. L’information qu’il possède, qui lui sert de fondement pour le choix de ses stratégies, est

rarement codifiée. Il en résulte que ses estimations de la probabilité de succès ou d’échec ont,

comme on peut s’y attendre, peu de choses à voir avec le concept mathématique rationnel de

 probabilité.Dans leurs activités de recherche, les enquêteurs doivent typiquement faire face à des

situations qui présentent les traits que nous venons d’évoquer, auxquels s’ajoutent les

conditions suivantes : une action doit être engagée ; l’action doit être engagée à un moment,

selon un rythme, une durée et un phasage qui soient coordonnés avec les actions d’autrui ; les

risques de résultats défavorables doivent être pris en compte d’une manière ou d’une autre ;

les actions entreprises et leurs résultats doivent être soumis à l’appréciation des autres et

doivent pouvoir être justifiés ; les choix de cours d’action et le résultat qui en est issu doiventêtre justifiés en respectant les procédures de l’examen « raisonnable » ; et le processus tout

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entier doit être conduit dans les conditions de l’activité sociale organisée selon les canons de

la discipline, et en conformité avec elle. Dans leur « jargon professionnel » les chercheurs se

réfèrent à ces aspects de leurs situations réelles d’enquête, et à la nécessité de les prendre en

compte, en termes de « circonstances pratiques » de leur activité.

Du fait que leurs traits caractéristiques sont aisément reconnus dans les activités de la vie

courante, les situations qui les présentent peuvent être justement qualifiées de « situations de

choix de sens commun ». La suggestion est faite que lorsque les chercheurs font appel à ce

qui est « raisonnable » en donnant le statut de « découvertes » aux résultats de leurs

recherches, ils font usage de ces mêmes traits caractéristiques en tant que contexte

d’interprétation pour décider du sens et de la validité de ces « découvertes ». Les

« découvertes raisonnables » sont les résultats d’un travail documentaire, déterminés dans les

circonstances de situations de choix de sens commun.

Le problème

L’essentiel de la « sociologie » est formé de « découvertes raisonnables ». Bon nombre, si ce

n’est la plupart des situations d’enquête sociologique, sont des situations de choix de sens

commun. Néanmoins, les manuels et les articles de revues consacrés aux questions de

méthodologie en sociologie reconnaissent rarement que les enquêtes sociologiques sont

conduites sous les auspices du sens commun dès lors qu’elles comportent des décisions sur la

correspondance entre les apparences observées et les événements visés. Au lieu de cela, les

descriptions et les conceptions courantes en matière de processus de prise de décision et de

résolution de problèmes confèrent à la situation du décideur les traits contrastés suivants44.

1. Du point de vue du décideur, à chaque moment de sa situation correspond un objectif

reconnaissable avec ses traits spécifiables. Pour ce qui concerne l’enquête sociologique, cet

objectif est le problème auquel l’enquêteur est confronté et pour la résolution duquel soninvestigation a été entreprise. Les traits spécifiables de son objectif correspondent aux critères

 par lesquels, dans chaque situation, il détermine si son problème a été suffisamment formulé.

Dans les termes dans lesquels il est désigné, l’événement « solution adéquate » est défini

comme une occurrence dans l’ensemble des occurrences possibles.

44 Je souhaite remercier les Dr. Robert Boguslaw et Myron A. Robinson pour les nombreuses heures de

discussion que nous avons eues au sujet des situations de choix calculables et non calculables lorsque noustravaillions sur la question de savoir comment il pouvait être possible de jouer des parties d’échec en lesemportant invariablement.

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2. Le décideur est considéré s’être fixé la tâche de concevoir  un programme d’opérations à

effectuer sur chacun des états de choses successifs présent, opérations qui le modifieront de

telle sorte que, à travers leur succession, les états de choses seront mis en conformité avec un

état anticipé, i. e., le but, le problème résolu45.

Ces caractéristiques peuvent être redécrites en termes de règles de la preuve. En tant qu’état

de choses calculable, le problème d’un enquêteur peut être envisagé comme une proposition

dont la « candidature », i. e., dont le statut justifié, est l’objet d’un examen. Les règles de

 procédure par lesquelles son statut justifié est décidé définissent par là même

opérationnellement ce que veut dire une « solution adéquate ». Dans les activités

scientifiques, telles qu’elles sont idéalement conçues, le chercheur est censé déterminer les

étapes qui permettent d’atteindre une solution adéquate avant de s’y engager. Il se doit de

 prendre cette décision avant de réaliser les opérations par lesquelles il pourra se prononcer sur

le caractère réel ou pas des possibilités que son hypothèse considère. La tâche de déterminer

une solution adéquate se voit ainsi accorder la préséance logique sur les observations

concrètes. De ce fait, l’observation est dite « programmée » ou, autrement dit, l’événement

visé se voit attribuer une « définition opérationnelle », ou encore, les conditions pour la

réalisation d’un événement visé sont fournies, ou, dit encore autrement, une « prédiction » est

effectuée.

Considérée de ce point de vue, la méthode documentaire serait une procédure erronée d’un

 point de vue scientifique ; son emploi déformerait le monde objectif en le projetant dans un

miroir de préjugés subjectifs ; et là où des situations de choix de sens commun existent, ce

serait au titre de nuisances historiques. Les défenseurs des méthodes qui sont employées dans

les sondages et les expériences de laboratoire, par exemple, revendiquent leur distance

croissante avec des situations présentant des caractéristiques de sens commun et avec leur

traitement documentaire. Après la Seconde guerre mondiale un grand nombre de manuels de

méthodologie ont été publiés dans l’intention de remédier à ces situations. Ces méthodesentendent proposer des manières de transformer les situations de sens commun en situations

calculables. Plus particulièrement, les modèles mathématiques et les schèmes d’inférence

statistiques sont présentés comme des solutions calculables aux problèmes qui se posent en

matière de détermination rigoureuse du sens, de l’objectivité et de la preuve. D’immenses

45 Dans certains cas, les chercheurs qui se consacrent à la question de la prise de décision se sont intéressés aux programmes qui représentent des solutions entièrement calculables apportées aux problèmes des décideurs. Dans

d’autres cas, les recherches se sont consacrées au fait que le décideur peut invoquer des règles probabilistes pourdéterminer la probabilité que des cours d’action possibles puissent modifier une situation donnée dans un sensfavorable.

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sommes d’argent provenant de fondations de recherche, ainsi que l’établissement de critères

définissant des projets de recherche appropriés, et de nombreuses carrières scientifiques

reposent sur cette conviction.

Cependant, il est bien connu que parmi le nombre incalculable de recherches qui sont

acceptables d’un point de vue méthodologique, et, paradoxalement, précisément dans la

mesure où des méthodes rigoureuses sont employées, des divergences importantes

apparaissent entre les propriétés théoriques des résultats sociologiques visés par les

chercheurs, et les hypothèses mathématiques à satisfaire pour que les mesures statistiques

 puissent être employées pour décrire littéralement les événements concernés. Le résultat est

que les mesures statistiques sont plus fréquemment utilisées comme indicateurs, signes,

éléments représentant ou tenant lieu des résultats visés, plutôt que comme descriptions

littérales de ceux-ci. Ainsi, dès lors que des résultats sociologiques doivent être déterminés à

 partir de données statistiques46, des méthodes rigoureuses sont proposées comme solutions

aux tâches de la description littérale sur le fondement de considérations « raisonnables ».

Même si on peut démontrer que ces aspects sont présents, et même prépondérants, dans les

travaux de recherche sociologiques, n’en demeure-t-il pas moins vrai qu’une situation

d’enquête pourrait recevoir un traitement documentaire et que malgré tout le statut factuel de

ses produits devrait être déterminé différemment ? Par exemple, n’est-il pas exact qu’il existe

des critiques à l’encontre de l’analyse ex post facto ? Et n’est-ce pas le cas qu’un ethnographe

qui a découvert, en consultant ses notes de terrain, à quels problèmes il a obtenu des réponses

dans son « analyse finale », pourrait présenter un nouveau projet de recherche pour réaliser

une « étude complémentaire » en vue de confirmer les « hypothèses » que ses réflexions ont

 permis de formuler ? Existe-t-il par conséquent un lien nécessaire entre les traits identifiants

des situations de choix de sens commun, l’emploi de la méthode documentaire, et le corpus

des faits sociologiques ? La méthode documentaire doit-elle être nécessairement employée par

le sociologue de métier pour prendre ses décisions en matière de sens, d’objectivité et de preuve ? Y a-t-il un lien nécessaire entre, d’un côté, le sujet théorique de la sociologie, tel

qu’il est constitué par l’attitude et les procédures pour « voir les choses d’un point de vue

sociologique », de l’autre, les canons de la description appropriée, i. e. la preuve ?

46 Le terme « données » est utilisé en référence à l’ensemble des événements mathématiques qui sont possibleslorsque les procédures de test statistique, comme celui du chi carré, sont traitées comme des règlesgrammaticales pour concevoir, comparer, produire, etc., des événements dans le domaine mathématique. Le

terme « résultats » est employé pour désigner l’ensemble des événements sociologiques qui sont possibleslorsque, sous la supposition que les domaines mathématiques et sociologiques correspondent dans leursstructures logiques, les événements sociologiques sont interprétés en termes de règles d’inférence statistique.

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Entre les méthodes d’observation littérale et le tr avail d’interprétation documentaire le

chercheur peut choisir les premières, et produire une description littérale rigoureuse des

 propriétés physiques et biologiques des événements sociologiques. Cela a été démontré à de

multiples reprises. Jusque là le choix a été fait au prix soit de la négligence des propriétés

spécifiques qui font que des événements sont des événements sociologiques, soit de l’usage

de la méthode documentaire pour l’étude des parties « molles » de l’objet analysé.

Le choix a à voir avec la question des conditions sous lesquelles l’observation littérale et le

travail documentaire adviennent nécessairement. Cela implique de formuler et de résoudre le

 problème de la preuve sociologique en des termes qui autorisent une solution descriptive.

Sans aucun doute la sociologie scientifique est-elle un « fait », mais elle l’est au sens que

Felix Kaufmann donne à cette notion, i. e., un ensemble de règles procédurales qui guident

effectivement  l’emploi des méthodes sociologiques recommandées et des résultats proposés

comme fondements pour des inférences et des enquêtes ultérieures. Le problème de la preuve

consiste à rendre ce fait intelligible.

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CHAPITRE 4

QUELQUES RÈGLES RESPECTÉES PAR LES JURÉS DANS LEUR PRISE DE

DÉCISION

Les jurés prennent leurs décisions en respectant les caractéristiques routinières de l’ordre

social. Ce chapitre vise à révéler certaines caractéristiques importantes de cette prise de

décision. On décrira d’abord celles des activités propres aux jurés, entendues comme une

méthode d’enquête sociale. Ensuite, on s’intéressera à certaines règles de prise de décision

utilisées dans la vie quotidienne et suivies par les jurés ; puis, on décrira les règles de prise de

décision qui forment la « ligne officielle » que les jurés respectent aussi. On suggérera alors

que (1) les jurés se sentent appelés à modifier les règles utilisées dans la vie quotidienne ; (2)

les modifications qu’ils apportent sont bénignes et entraînent pour eux une situation de choix

ambiguë ; (3) c’est la gestion de cette ambiguïté, et non son « caractère judicieux », qui

caractérise communément l’activité consistant à être un juré.

Les activités des jurés en tant que méthode d’enquête sociale 

Différents traits caractérisent les activités d’un jury entendues comme méthode d’enquête

sociale. En tant qu’instance chargée de prendre une décision, un jury a pour tâche de trancher

entre deux parties en décidant quelle loi s’applique. La situation légalement exécutoire est

appelée « verdict ». Au cours des différentes phases de leur tâche, les jurés décident : (a) du

dommage et de son étendue ; (b) de l’imputation de la responsabilité ; (c) enfin, d’une

réparation. Décider du dommage revient à décider quels sont les types socialement définis de

 personnes qui sont légitimement en droit d’avoir tels types de problèmes47. Imputer la

responsabilité signifie que les jurés décident d’un  ordonnancement causal, socialement

acceptable, des agents et des résultats. Proposer une réparation c’est décider des mesures qui

 En collaboration avec Saul Mendlovitz, The Law School, Rutgers University.47

 La définition par Weber de la mauvaise fortune comme l’écart entre « la destinée et le mérite » correspond àce type de phénomène visé par le terme « problème ». « The social psychology of the world religions », in H.H.Gerth et C. Wright Mills (eds), From Max Weber, Essays in Sociology, op. cit. 

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sont requises pour rétablir la justice48. En bref, les jurés sont engagés dans l’action de décider

quelles sont les « causes et les réparations raisonnables »49.

Dans le cours de leurs délibérations, les jurés classent les descriptions alternatives

 proposées par les avocats, les témoins et les jurés, de ce qui s’est passé et de pourquoi cela

s’est passé, entre ce qui relève des motifs pertinents et non pertinents, justifiables et

injustifiables, corrects et incorrects pour le choix du verdict. Quand les jurés traitent de

questions telles que des dates, des vitesses, la blessure d’un plaignant ou de choses de ce

genre, que tranchent-ils spécifiquement dans leurs décisions ?

En usant de ce que l’on pourrait appeler leurs propres termes, si on essaie de saisir la

dialectique des jurés50, ceux-ci tranchent entre ce qui est fait et ce qui est imagination ; entre

ce qui s’est réellement produit et ce qui « a simplement semblé » se produire ; entre ce qui est

un faux-semblant et ce qui est la vérité, indépendamment des apparences qui détournent

l’attention  de son véritable objet ; entre ce qui est crédible et, très souvent pour les jurés,

l’opposé du crédible, ce qui est calculé et dit à dessein ; entre ce qui est en discussion et ce qui

a été décidé ; entre ce qui est encore en discussion et ce qui n’est pas pertinent et ne sera plus

soulevé sauf par une personne qui agit dans un but intéressé ; entre ce qui n’est qu’une simple

opinion personnelle et ce que toute personne pensant correctement doit admettre ; entre ce-

qui-est-peut-être-ainsi-mais-seulement-pour-un-expert-et-nous-ne-sommes-pas-des-experts,

d’une part, et ce-que-nous-savons-que-vous-n’apprenez-pas-dans-les-livres, d’autre part ;

entre ce-que-vous-dites-peut-être-juste-et-nous-pouvons-avoir-tort et ce-que-onze-d’entre-

nous-peuvent-dire-peut-être-faux-mais- j’en-doute ; entre un montant qui est suffisant et un

montant qui est bien loin de pouvoir prétendre couvrir les besoins ; entre un montant-qui-est-

une-moyenne-de-plusieurs-sommes-non-précisées-et-inconnues et le montant-qui-est-le-

 48 La situation propre au plaignant doit-elle être réajustée par rapport à ce qu’elle aurait pu être si l’« aberration »dans le cours « normal » des événements n’était pas survenue ? Le plaignant doit-il recevoir une compensation

 pour un changement irréversible de sa situation ?49 Par « raisonnable », on entend ces propriétés rationnelles de l’action qui sont exhibées devant un membre pardes actions gouvernées par le système de pertinences de l’attitude de la vie quotidienne. La question des

 propriétés « raisonnables » de l’action, en contraste avec ses propriétés « rationnelles », est abordée par AlfredSchütz, « The problem of rationality in the social world », in Collected Papers II. Studies in Social Theory, op.

cit., p. 64-88. Voir également le chapitre 8 infra.50 Ce sont des catégories formelles, bien que ce ne soit pas au sens de la logique conventionnelle. Le montant-qui-est-suffisant est une catégorie générale du discours des jurés. Cela ne dit pourtant rien d’un montant qui est,en tant que matière de comptabilité, « suffisant ». Cela ne dit rien à propos de la question de savoir si, par

exemple, la somme de 11.000 $ permettra de couvrir les frais médicaux. Cela dit seulement que n’importe quelmontant est un montant qui est un cas d’un montant-qui-est-suffisant. Le terme réfère donc à un objet généralrecherché, le montant-qui-est-suffisant.

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meilleur-pour-elle-sur-lequel-douze-personnes-ont-pu-se-mettre-d’accord-si-l’on-veut-

finalement-arriver-à-un-résultat.

Les jurés parviennent à un accord entre eux sur ce qui s’est réellement passé. Ils décident

des « faits »51, c’est-à-dire que, parmi différentes affirmations relatives aux vitesses de

déplacement ou à l’ampleur des blessures,  les jurés décident de celle qui peut être

correctement utilisée comme base d’inférences et d’actions ultérieures. Ils le font en

examinant la cohérence des différentes affirmations avec les modèles de sens commun52. Ces

modèles de sens commun sont des modèles que les jurés utilisent pour dépeindre, par

exemple, quels véhicules conduisent des types culturellement connus de personnes, de quelles

sortes de manières culturellement connues, à quelles vitesses typiques, à quels types

d’intersection, pour quels motifs typiques. Le test fonctionne en sorte que l’affaire qui estclairement cohérente puisse être correctement traitée comme ce qui s’est réellement passé. Si

l’interprétation fait sens, c’est alors bien ce qui s’est passé53.

Le tri des affirmations, selon qu’elles ont le statut de fondement correct ou incorrect

d’inférences, produit un ensemble d’arguments factuels et de schèmes reconnus permettant de

relier ces arguments entre eux. Le tri produit un « corpus de savoir » 54 qui a pour partie la

forme d’une histoire chronologique et pour partie la forme d’un ensemble de relations

empiriques générales55. Ce « corpus » est traité par les jurés à n’importe quel moment comme

« l’affaire ». Par « l’affaire », on entend le mode logique du « réel », qui est mis en contraste

 par les jurés avec les modes logiques du « supposé », du « possible », du « fantaisiste », de

l’« hypothétique », et autres termes de ce genre.

51 La conception des faits de Felix Kaufmann est utilisée tout au long de ce chapitre. Il suggère que le caractèrefactuel d’une déclaration réside dans une règle gouvernant son usage et ne réside pas dans les caractéristiques

ontologiques des événements que la déclaration dépeint. Cf. Methodology of the Social Sciences, op.cit. 52 L’usage des « modèles de sens commun » en tant que standards culturellement présupposés et les propriétéslogiques de ces modèles dans les activités quotidiennes sont étudiés de manière pénétrante dans Alfred Schütz,« Part I, On the methodology of the social sciences », in Collected Papers I. The Problem of Social Reality, op.

cit. p. 3-96, et dans son étude remarquable « Symbol, reality, and society », ibid., p. 287-356.53 Cf. l’analyse par Felix Kaufmann de la définition du fait par la « règle de la dogmatique », comparée à ladéfinition par la « règle d’observation » , in Methodology of the Social Sciences, op. cit . Ces règles sont desdéfinitions du fait en ce qu’elles stipulent les conditions qui doivent être remplies pour garantir une assertion,c’est-à-dire pour autoriser son usage en tant que base d’inférences et d’actions futures. 54 Le terme « corpus de savoir » et sa signification sont empruntés à Felix Kaufmann, op.cit., p. 33-66.55 Le tri produit l’ensemble des déclarations qui peuvent être utilisées correctement comme base d’inférences etd’action futures. L’ensemble est constitué par l’usage que font les membres de l’attitude de la vie quotidienne entant que règles procédurales. L’ensemble, appelé « corpus » de fait ou « l’affaire », a des propriétés qui sont

 pertinentes pour les questions évoquées dans ce chapitre mais ne peuvent être traitées ici. Par exemple, il estgardé en mémoire sans faire l’objet d’un enregistrement matériel ; des reproductions successives donnent lieu àdes opérations de remémoration successives ; il est non codifié, etc. Voir chapitre trois supra.

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Les décisions de traiter, disons, les affirmations relatives à la vitesse, aux directions de

déplacement, etc. comme faisant partie de « l’affaire » sont, aux yeux des jurés, des décisions

critiques. Les décisions relatives à ce qui « s’est réellement passé » fournissent aux jurés les

 bases qu’ils utilisent pour inférer le soutien social qu’ils estiment être en droit de recevoir

 pour le verdict qu’ils choisissent. Le « corpus » leur permet d’inférer la légitimité de leur

aspiration à être socialement soutenus pour le verdict qu’ils auront choisi.

Les règles de décision des jurés

La méthodologie des jurés est faite des règles qui gouvernent les descriptions que les jurés

se permettent réciproquement de traiter comme constitutives de « l’affaire ». Des différents

ensembles de variables qui ont déterminé ce qui a fait partie de « l’affaire », seul l’un d’entre

eux va nous intéresser : les caractéristiques de la structuration sociale réelle et potentielle du

tribunal et des scènes extérieures, qui ont été traitées par les jurés comme des uniformités

exigées d’un point de vue éthique et moral, c’est-à-dire les ordres normatifs d’interaction à

l’extérieur aussi bien qu’à l’intérieur du tribunal56.

Plusieurs ordres normatifs de ce type peuvent être cités comme règles ayant régi ce que les

 jurés ont pu traiter correctement comme « l’affaire ». La conformité à ces ordres a servi de la

sorte à déterminer la satisfaction ou l’insatisfaction des jurés  vis-à-vis du verdict. Désignéscomme règles de procédure de prise de décision correcte, ils apparaissent comme suit.

Sont jugées correctes les décisions57 sur les faits :

1. Qui sont prises dans le respect du temps que cela prend pour y arriver.

2. Qui ne requièrent pas du juré, comme condition pour les prendre, que l’exercice adéquat

du doute exige qu’il agisse comme s’il ne connaissait rien, c’est-à-dire, qui ne requièrent pas

qu’il ne fasse aucun usage de Ce Que Tout Membre Compétent de la Société Sait Que Tout

Le Monde Connaît.

56 D’autres sources importantes de variables étaient (1) l’état présent de l’affaire à n’importe quel moment du procès et des délibérations et (2) l’organisation effective et les caractéristiques opérationnelles du procès et des

délibérations.57 Les règles qui suivent doivent être comparées avec les règles qui servent de définition des décisions correctesen matière d’enquête scientifique (c’est-à-dire de méthodologie scientifique).

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3. Qui ne requièrent pas que le juré, comme condition pour les prendre, adopte une attitude

de neutralité à l’égard des relations de tous les jours qui existent entre les personnes membres

du jury.

4. Qui ne requièrent pas que le juré mette en doute « Ce Que Tout Le Monde Sait » sur la

façon dont la compétence, l’autorité, la responsabilité et le savoir sont habituellement

distribués entre des types sociaux de personnes et sont manifestés par eux.

5. Si le nombre de variables définissant le problème (et de ce fait le caractère adéquat

d’une solution) peut être réduit à un minimum en se fiant au fait que les autres personnes

membres du jury souscrivent aux mêmes modèles de sens commun.

6. Si l’opportunité et la nécessité de regarder au-delà des apparences des choses sont

maintenues à un minimum.

7. Si on ne met en question, de la situation, que ce qui est requis pour arriver à une solution

socialement supportable au problème immédiatement en cause.

8. Si les jurés sortent de l’enquête avec une réputation intacte. 

D’une certaine façon, au cours de sa « carrière » au tribunal, le juré se voit « demander »de modifier les règles de prise de décision qu’il utilise dans la conduite de ses affaires

quotidiennes. Il en vient à prendre conscience d’un ensemble supplémentaire d’uniformités

culturellement définies de la vie sociale, celles que nous appellerons la « ligne officielle du

 juré ».

Voici une liste de règles composant la ligne officielle que le juré se sent appelé à utiliser :

1. Entre ce qui est légal et ce qui est équitable, le bon juré fait ce qui est légal.

2. Pour un bon juré, les choix sont effectués indépendamment de la compassion.

3. Pour un bon juré, le « droit » et la « preuve » sont les seuls fondements légitimes d’une

décision.

4. Le bon juré ne cherche pas à innover par rapport aux instructions du juge.

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5. Le bon juré reporte son jugement jusqu’à ce que les matières importantes du pr ocès

aient été réglées. Ceci implique de prêter une attention particulière aux conclusions des

avocats et de ne pas compter les points à mesure que le procès se poursuit.

6. Pour le bon juré, les préférences personnelles, les intérêts, les préconçus sociaux, c’est-

à-dire la vision liée à son  point de vue, sont suspendus en faveur d’une position

interchangeable avec toutes les positions que l’on peut trouver dans toute la structure sociale.

Son point de vue est interchangeable avec celui de « Tout Un Chacun »58.

7. En tant que type social, le bon juré est anonyme par rapport aux types sociaux des

 parties protagonistes de l’affaire et de leurs représentants en justice. Le bon juré n’a pas de

 position identifiable à leurs yeux. Ce qu’il est sur le point de décider ne peut être déduit des

marques sociales qu’il donne au cours du procès sous forme d’apparence, de manière  de se

conduire, de questions, de données personnelles, etc.

8. Le bon juré suspend l’applicabilité des formules qu’il emploie habituellement pour venir

à bout des problèmes dans ses propres affaires de tous les jours. Les formules qui conviennent

aux occasions de sa vie quotidienne à l’extérieur sont traitées , par le bon juré, comme

simplement applicables théoriquement à la situation du tribunal. Sont correctes, pour le bon

 juré, ces formules qui trouvent à s’appliquer indépendamment de considérations de biographie particulière, de savoir spécial, de temps structurellement spécifique, de lieu et de personnes.

9. Les jugements sont formés par le bon juré indépendamment des autres personnes, mais

sans suspendre sa prise en compte de la possibilité que d’autres personnes puissent former des

 jugements contraires et soient légitimes à le faire.

10. Pour un bon juré, l’expression d’une position qui implique un engagement irr évocable

est écartée. Un bon juré ne prendra pas position à un moment qui requiert de lui qu’il ladéfende « par fierté », plutôt que « sur la base de la valeur de l’argument et par rapport à la

vérité ».

 Nous avons établi la liste des règles dont les jurés parlaient . Elles décrivent non seulement

certains attributs du bon juré, mais aussi ce que les jurés réels en sont venus à considérer, et à

accepter pour eux-mêmes, comme leurs relations avec le tribunal. Pour l’essentiel, les jurés

58 Tout Un Chacun est la personne définie de manière universaliste à l’intérieur de la terminologie des typesutilisés par ceux qui sont membres du groupe (in-group).

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réels ne désiraient pas que ces relations soient moindres que ce que le juge, dans la manière

dont il traitait les jurés, laissait entendre qu’elles étaient.

Les jurés ont appris la ligne officielle à partir de différentes sources : le manuel des jurés ;

les instructions qu’ils ont reçues du tribunal ; les procédures d’examen préliminaire, quand ils

ont été invités par le tribunal à s’auto-récuser s’ils pouvaient se trouver eux-mêmes des

raisons pour lesquelles ils ne pouvaient agir de cette façon. Ils l’ont appris du personnel du

tribunal ; ils l’ont appris à partir de ce que les jurés se racontent les uns aux autres, de la

télévision, des films. Plusieurs d’entre eux  ont bénéficié d’une information rapide grâce à

leurs enfants qui, à l’école, avaient reçu des cours d’instruction civique. Enfin, il y a aussi le

fait que dans le cours de leurs affaires ordinaires à l’extérieur  du tribunal, les jurés se sont

constitué un stock d’informations sur des procédures qui, de leur point de vue, étaientseulement théoriques, impraticables, ludiques, imaginaires, « de la haute société »,

« populaires », etc.

Décider à la manière d’un juré 

A mesure qu’une personne « devenait un juré », les règles de la vie quotidienne étaient

modifiées. Nous avons toutefois l’impression que la personne qui avait beaucoup changé

n’avait pas changé plus de 5 pour  cent de sa manière de prendre ses décisions. Une personneest à 95 pour cent un juré avant d’arriver au tribunal. En quoi consistait le changement et

comment le changement caractérise-t-il une personne agissant comme un juré ?

Les décisions des jurés qui font la part du factuel et du fantaisiste ne diffèrent pas

substantiellement des décisions qu’ils peuvent prendre en la matière dans les affaires

ordinaires. Il y a néanmoins une différence. Elle porte sur le travail d’assemblage du

« corpus » qui sert de base pour inférer le caractère correct d’un verdict. 

Les décisions qui, dans la vie quotidienne, font la part du factuel et du fantaisiste ne sont

 pas confinées à la préoccupation exclusive d’obtenir pour elle-même la définition d’une

situation59. Mais dans la salle du jury, les jurés ne doivent décider que de ce qu’est la situation

comme elle est, par exemple : Qui a causé quels torts à qui ? C’est la clarification en tant que

telle des raisons du choix d’un verdict qui constitue l’objectif   spécifique de l’enquête des

 jurés. Ceux-ci savent, bien sûr, que cette clarification est une étape d’un programme de

manipulation active de la situation propre aux parties, mais ils mettent de côté sa pertinence59 A. Schütz, « On multiple realities », in Collected Papers I. The Problem of Social Reality, op. cit., p.207-259.

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quant au choix du verdict. En un mot, le juré traite la situation comme un objet d’intérêt

théorique.

C’est par contraste avec les uniformités des événements de la vie quotidienne, qui sont

tellement bien connues qu’elles peuvent servir de base non problématique aux jugements

sociaux ordinaires, que le juré apprécie le caractère « seulement théorique » des structures

sociales qui contrastent avec elles. La modification de ces règles consiste pour le juré à

 pouvoir les traiter au sens de l’« esprit de jeu » de Huizinga60, c’est-à-dire comme quelque

chose qu’il est désireux d’« accepter pour voir où cela conduit ». Le fait  pour quelqu’un de

servir en qualité de juré l’invite à honorer les traits d’esprit que le juge exprime quand, par

exemple, pendant l’examen préliminaire, il lui demande s’il peut concevoir une raison

quelconque expliquant pourquoi il ne peut pas produire un jugement parfaitement équitable etlégal. De diverses façons, le juge et d’autres  personnes présentes au tribunal invitent le juré à

se voir lui-même comme une personne qui peut agir en accord avec la ligne officielle. Les

 jurés étaient particulièrement avides d’accepter cette invitation.  En fait, le juré est invité à

restructurer ses conceptions quotidiennes des événements « fondamentaux » et

« secondaires ». Mais, ayant accepté cette invitation à traiter les situations propres aux

 protagonistes comme des questions présentant un intérêt théorique, il éprouve une surprise

troublante. Il en arrive à comprendre que ce qu’il sent être ce qu’on lui demande de traiterainsi est, par contraste, traité avec le plus grand sérieux par les protagonistes. Les actions qui,

sur la base des uniformités socialement définies de la vie quotidienne, semblent simples et

claires dans leur signification et leurs conséquences sont rendues équivoques par les parties en

 présence. Les protagonistes dépeignent avec insistance le sens des actions de différentes

manières incompatibles entre elles. Dans ces conditions, il est important de noter que, parmi

les différentes interprétations qui indiquent que quelqu'un se trompe, que quelqu’un ment ou

que chacun pourrait croire sérieusement ce qu’il prétend, les jurés sont typiquement

convaincus de la dernière.

Il est clair que le juré est invité à changer ses règles habituelles de jugement social.

Changer les règles de prise de décision de la vie quotidienne consiste-t-il, pour les jurés, à leur

substituer les règles constituant la ligne officielle du juré ? Nous pensons que non. Devenir un

 juré ne signifie pas devenir quelqu’un de bon sens. Cela semble plutôt signifier quelque chose

du genre que voici :

60 Johan Huizinga, Homo Ludens. A Study of the Play Element in Culture, New York, Roy Publishers, 1950, particulièrement le chapitre 1.

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1. Les règles de la vie de tous les jours et les règles de la ligne officielle sont envisagées

simultanément. Cela veut dire que les conditions du choix correct sont définies de manière

ambiguë. Certains jurés se plaignaient typiquement de ce que la situation qu’ils avaient

cherché à rendre intelligible du point de vue légal manquait de clarté après le verdict.

2. Décrivant leurs délibérations après coup, les jurés mettaient généralement l’accent sur

les signes qui démontraient l’intégration normative dont faisaient preuve les délibérations et

évitaient les signes d’anomie. 

3. De telles « redélibérations » sélectives, présentées comme des « solutions » aux

ambiguïtés présentes dans leurs situations de « choix », étaient difficiles à soutenir et

 produisaient des incongruités. Mais ces décalages étaient considérés en privé. Publiquement,

les jurés décrivaient leurs décisions comme obtenues en conformité avec la ligne officielle ou

 préféraient s’abstenir de tout commentaire.

4. Durant les délibérations, un petit échec dans l’usage de la ligne officielle ramenait

rapidement les jurés aux formules de la vie quotidienne et quand, par la suite, de petits échecs

étaient rappelés à leur attention par les enquêteurs, cela leur causait en retour un immense

chagrin. Si nous présumons de manière plausible que les conditions structurelles du chagrin

sont largement les mêmes que celles de la honte61

, l’écart, malaisé à établir, entre lesreprésentations publiques et privées que les personnes ont d’elles-mêmes mène à conjecturer

que devenir un juré implique de placer une personne dans la position d’être facilement, sinon

réellement, compromise à titre personnel.

5. Dans les entretiens, les jurés masquaient, à l’aide  du mythe, l’étendue  véritable des

ambiguïtés présentes dans la situation. Dès lors, (a) nonobstant les procédures qui étaient

effectivement suivies, dans la mesure où celles-ci étaient apprises par l’enquêteur à partir

d’autres sources, les jurés les identifiaient avec les procédures dépeintes dans la ligne

officielle ; (b) dans les comptes rendus idéaux qu’ils faisaient de la façon dont ils étaient

 parvenus à leurs décisions, ils racontaient comment ils en étaient arrivés à prendre la décision

 juste  ; (c) dans leurs comptes rendus idéalisés, ils  parlaient comme s’ils connaissaient les

règles de la prise de décision avant d’avoir été conduits à délibérer ; ils ne disaient pas que

c’était au cours des délibérations qu’ils avaient appris comment les décisions se prenaient, pas

61

 Pour la description par Scheler des conditions structurelles de la honte, voir Richard Hays Williams,« Scheler’s contribution to the sociology of affective actions with special reference to the problem of shame », Philosophy and Phenomenological Research, 2 (3), mars 1942.

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 plus qu’ils ne se préoccupaient de réfléchir à la question ; (d) comme nous l’avons remarqué,

leurs comptes rendus de la façon de prendre les décisions soulignaient les caractères

intégratifs des délibérations et négligeaient leurs caractères anomiques ; (e) les jurés étaient

 particulièrement peu désireux de dire qu’ils avaient appris dans le cours des délibérations ou

 par la suite, rétrospectivement, ce qu’on avait attendu d’eux. Leurs comptes  rendus

soulignaient plutôt que, dès l’origine, ils savaient ce qu’on attendait d’eux et qu’ils avaient

fait usage de ce savoir.

6. Quand, au cours des entretiens, leur attention était attirée par les enquêteurs sur les

décalages entre leurs comptes rendus idéaux et leurs « pratiques réelles »62, les jurés

devenaient anxieux. Ils se tounaient vers l’enquêteur pour s’assurer que le verdict avait

néanmoins été tenu pour correct aux yeux du juge. Il est remarquable aussi de constater quede telles mentions altéraient rapidement la relation entre l’enquêteur et la personne

interrogée.

La prise de décision dans les situations de choix de sens commun

Dans les études sur la prise de décision, l’accent est généralement mis sur le fait que les

 personnes connaissent à l’avance les conditions dans lesquelles elles vont choisir un cours

d’action particulier  parmi un ensemble de cours alternatifs possibles, et qu’elles corrigentleurs choix précédents dans le fil de l’action à mesure qu’apparaissent des informations

nouvelles.

 Nous suggérons que, peut-être, pour les décisions prises dans les situations de choix de

sens commun, dont les caractéristiques sont largement tenues pour acquises, c’est-à-dire dans

les situations quotidiennes, cela ne se passe pas réellement de cette manière. Au lieu de

considérer que les décisions sont prises en fonction de ce qu’exigent les occasions, il convient

de développer une formulation alternative. Elle consiste dans la possibilité que la personne

définisse rétrospectivement les décisions qui ont été prises. Le résultat vient avant la décision.

Dans le matériau dont nous faisons état ici, les jurés ne comprenaient pas vraiment les

conditions définissant une décision correcte avant que la décision ne soit prise. Ce n’est que

rétrospectivement qu’ils décidaient ce qu’ils avaient fait, pour faire que leurs décisions soient

62

 Les « pratiques réelles » auxquelles un juré était confronté n’étaient autres que l’image des délibérations queles enquêteurs reconstruisaient à partir de leurs entretiens antérieurs avec un ou plusieurs membres du jury danslequel l’interlocuteur avait officié. 

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les bonnes. Quand ils avaient en main le résultat, ils retournaient voir le « pourquoi », les

choses qui avaient conduit au résultat, et cela pour donner à leurs décisions un semblant

d’ordre, qui correspond précisément au « caractère officiel » (officialness) de la décision.

Si la description ci-dessus est exacte, la prise de décision dans la vie quotidienne aurait dès

lors, pour trait critique, le fait que le décideur a à justifier un cours d’action. Les règles de la

 prise de décision dans la vie quotidienne, c’est-à-dire les règles de prise de décision dans des

situations plus au moins routinisées et respectées socialement, seraient bien plus dominée spar

la préoccupation d’attribuer leur histoire légitime à des résultats, que de décider en amont de

la situation de choix effective les conditions dans lesquelles, parmi un ensemble de cours

d’action alternatifs envisageables, l’un d’entre eux sera choisi.

On peut de ce fait faire plusieurs remarques en passant :

1. La procédure par laquelle on décide, en amont de la situation de choix effective, des

conditions sous lesquelles un cours d’action sera choisi, dans un ensemble de cours d’actions

alternatifs possibles, est une définition de la stratégie rationnelle63. Il convient de noter que

cette propriété rationnelle du processus de prise de décision dans la gestion des affaires

quotidiennes brille par son absence64.

2. On suggère à ceux qui étudient la prise de décision de consulter les lois de Cassirer 65 qui

décrivent comment les situations humaines sont progressivement clarifiées. La « loi de

continuité » établit que chaque résultat est l’a boutissement de la définition précédente de la

situation. Sa « loi de nouvelle orientation » établit que chaque résultat développe la définition

 passée de la situation. Ces « lois » nous rappellent que les personnes, dans le cours d’une 

 série d’actions, découvrent la nature des situations dans lesquelles elles agissent et que les

actions propres à ces acteurs sont des déterminants de premier ordre du sens qu’ont les

situations dans lesquelles, en un sens littéral, ils se trouvent  eux-mêmes.

3. Nous suggérons, en conclusion et de manière conjecturale, qu’au lieu de concevoir le

 juré sophistiqué comme une réplique profane du juge, on le conçoive comme un profane qui,

lorsque des changements se produisent dans la structure et les opérations du jury, peut

63 John Von Neumann & Oskar Morgenstern, Theory of Games and Economic Behavior, Princeton, N.J.,Princeton University Press, 1947.64 Voir Alfred Schütz, « The Problem of rationality in the social world », in Collected Papers II. Studies in

Social Theory, op. cit., p. 64-88.65 Robert S. Hartman, « Cassirer’s philosophy of symbolic forms », in Paul Arthur Schilpp (ed), The Philosophy

of Ernst Cassirer, Evanston, Ill., The Library of Living Philosophers, Inc., 1949, p. 297  sq.

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modifier les fondements de ses décisions sans pour autant devoir remettre en cause les

attentes de soutien social qu’il nourrit pour ce qu’il aura fait.

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CHAPITRE 5

« PASSER » OU L’ACCOMPLISSEMENT DU STATUT SEXUEL CHEZ UNE

PERSONNE « INTERSEXUÉE ». Première partie 66 

Toute société exerce un contrôle étroit sur le changement de statut de ses membres. Ces

contrôles sont particulièrement restrictifs et rigoureusement appliqués quand le changement

touche au statut sexuel. Celui-ci ne se voit autorisé qu’en certaines occasions hautement

ritualisées, et il est significatif que de tels transferts soient alors considérés comme des

variations « temporaires » et « ludiques » par rapport à ce que la personne est « réellement et

en dernière analyse ». Les sociétés exercent ainsi un contrôle étroit sur la façon dont se forme

et se transforme la répartition sexuelle de leur propre population.

Du point de vue des personnes qui se considèrent comme normalement sexuées, leur

environnement présente une composition sexuelle normale. Les entités « naturelles », i. e. 

morales, d’homme et de femme, définissent cette composition selon une dichotomie

rigoureuse. Une telle dichotomie produit des personnes qui « naturellement »,

« originairement », « au premier chef », « de toujours », « continûment » et « pour toujours »,

appartiennent à l’un ou l’autre sexe. Il n’existe que trois voies légitimes –  les naissances, les

décès et les migrations  –   par lesquelles puissent se faire des changements affectant les

 proportions de ces entités morales. Aucun moyen légitime pour passer d’un statut à l’autre

n’existe en dehors du changement légal d’état civil. Et encore ce der nier est-il considéré avec

une grande réserve par les membres du corps social qui tiennent l’authenticité de leur statut

sexuel pour allant de soi. 

On peut, à l’aide du tableau des probabilités de transitions qui suit, décrire lacomposition sexuelle normative, c’est-à-dire légitime, d’une population telle que se la

représentent les membres de la société, qui s’incluent eux-mêmes dans la population

normalement sexuée. 

66

 En collaboration avec Robert J. Stoller, M. D., Institut de Neuropsychiatrie, Université de Californie à LosAngeles (UCLA). Voir plus bas, l’annexe à ce chapitre, ou « Deuxième partie ».

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Temps 2 

HOMME FEMME

Temps 1 HOMME 1.0 0.0

FEMME 0.0 1.0

La case inférieure de gauche et la case supérieure de droite tombent sous le coup d’une

 prohibition normative : de tous les cas qui en relèvent, nous ne traiterons dans cette étude que

d’un seul. Les Départements de psychiatrie, d’urologie et d’endocrinologie du Centre Médical

de l’Université de Californie à Los Angeles, suivent ces personnes qui souffrent d’anomalies

anatomiques sévères. Dans chacun de ces cas, le changement de statut sexuel intervient dans

le cycle de vie à un moment déjà avancé de leur développement et sa réal isation relève d’un

choix personnel plus ou moins clair. Leur revendication du droit de vivre selon un statut

sexuel culturellement défini, revendication pour une part accordée à leurs apparences, se

trouve contrariée par d’importantes anomalies anatomiques. Le cas rapporté ici est celui d’une

 jeune fille de dix-neuf ans, élevée en garçon, dont les mensurations féminines (38-25-38)

coexistaient avec un appareil génital masculin complètement développé. Toutes ces personnes

impliquées dans un changement de sexe souscrivaient à la conception culturelle d’un partage

dichotomique des sexes et insistaient avec force sur leur propre inclusion dans cette

dichotomie. Cette insistance n’était, du point de vue clinique, liée à aucun signe de

 personnalité pathologique. Plus d’un trait significatif distinguait nettement ces personnes des

travestis, transsexuels et homosexuels. 

Toutes travaillaient à conquérir le droit pour chacune de vivre selon le statut sexuel de

son choix, tout en étant convaincues, avec réalisme, que la découverte de leur secret les

conduirait rapidement et à coup sûr à une catastrophe prenant la forme d’un traumatisme

 psychologique, d’une dégradation statutaire et de pertes matérielles. Conquérir le droit d’être

traité, et de traiter les autres, en conformité avec les prérogatives obligées attachées au statut

sexuel de son choix, représentait pour chacune de ces personnes une tâche pratique de longue

haleine. Mais elles disposaient en propre d’une ressource : une conscience remarquable et une

connaissance hors du commun de l’organisation et de l’action des structures sociales, cette

organisation et cette action constituant, pour ceux qui peuvent prendre leur statut sexuel pour

allant de soi, un arrière- plan routinisé, vu sans qu’il retienne l’attention, de leur vie

quotidienne. Elles étaient également dotées d’une grande habileté dans le maniement des

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relations interpersonnelles. Si ce savoir et ces aptitudes interpersonnelles présentaient un

caractère franchement instrumental, ce trait n’est en aucune façon exclusif. 

Conquérir et asseoir le droit à vivre selon le statut sexuel de son choix, tout en tenant

compte du risque d’être percé à jour et perdu : c’est un tel travail, réalisé dans des conditions

 socialement organisées, que j’appelle « passer» (passing). 

Les efforts réalisés par ces personnes pour « passer », et les occasions socialement

organisées où elles avaient à le faire, résistaient obstinément à toute tentative de routinisation

du cours de la vie quotidienne. Cette persistance indique à quel point le statut sexuel

intervient partout dans la vie courante, où il constitue un arrière-plan invariant mais inaperçu

dans la trame des pertinences qui correspondent aux changements de scènes. L’expérience de

ces personnes « intersexuées » permet de prendre la mesure de ces pertinences d’arrière-plan,

qu’on néglige d’ordinaire si aisément, ou qu’on a tant de mal à saisir, en raison de leur

intégration aux routines, ou d’une intrication si étroite à l’arrière- plan qu’elles sont

simplement « là » et vont de soi. 

Mon attention se limitera dans cette étude à la discussion d’un seul cas. Je voudrais

exposer ce que cette personne devait spécifiquement cacher, analyser la pertinence de son

secret, le caractère socialement structuré de ses situations de crise, les stratégies et les

 justifications qu’elle employait, et la pertinence de toutes ces considérations quand on se

donne pour tâche de traiter les circonstances pratiques comme phénomène sociologique. 

Agnès 

Agnès se présenta au Département de Psychiatrie de l’UCLA en octobre 1958, adressée au Dr

Robert J. Stoller par un médecin privé de Los Angeles auquel, à son tour, l’avait confiée un

 praticien de sa ville natale, Northwestern City. Agnès, fille unique, âgée de dix-neuf ans,

gagnait à l’époque sa vie en travaillant comme dactylo dans une compagnie localed’assurances. Encore enfant, elle avait perdu son père qui était mécanicien. La mère avait

élevé une famille de quatre enfants, dont Agnès était la plus jeune, en travaillant à mi-temps

comme ouvrière semi spécialisée dans une usine de matériel aéronautique. Agnès disait avoir

été élevée dans la religion catholique, mais n’avoir pas communié depuis trois ans. Et,

ajoutait-elle, elle ne croyait plus en Dieu. 

Agnès avait tout à fait l’air d’une femme. Elle était grande, mince, très féminine de

silhouette. Elle avait pour mensurations 38-25-38. Elle avait de longs cheveux blond foncé, unvisage juvénile joliment dessiné, imberbe, un teint rose et éclatant de santé, des sourcils

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délicatement épilés, et, à l’exception du rouge à lèvres, n’était pas maquillée. Lors de sa

 première visite, elle était vêtue d’un chandail serré, soulignant ses épaules étroites, une

 poitrine généreuse, une taille fine. Ses mains et ses pieds, bien que légèrement plus grands

que la moyenne féminine ordinaire, n’attiraient pourtant en rien l’attention. Dans sa façon de

s’habiller, elle ne se distinguait en rien d’une fille typique de son âge et de sa classe sociale.

Rien d’ostentatoire ou de voyant dans sa tenue, non plus que le moindr e indice de ce mauvais

goût ou de cette gêne dans l’habillement que l’on rencontre si souvent chez les travestis ou les

femmes souffrant de perturbations dans leur identification sexuelle. Sa voix d’alto était douce,

et elle zézayait parfois à la façon de certains homosexuels efféminés. Ses manières étaient tout

à fait celles d’une femme avec une pointe de gaucherie, typique de la période adolescente. 

Le tableau détaillé de ses caractéristiques médicales, physiques et endocrinologiques, a

été publié ailleurs67. Pour les résumer, elle présentait, antérieurement à toute intervention

chirurgicale, l’apparence de quelqu’un dont les formes et la pilosité sont conformes au type

féminin. Des seins très bien développés coexistaient avec les organes génitaux externes

normaux d’un homme. Une laparotomie abdominale ainsi qu’une exploration pelvienne et

surrénale, réalisées deux ans avant son admission à l’UCLA, n’avaient révélé ni utérus ni

ovaires, découvert ni appareil féminin résiduel ni tissu suspect dans l’abdomen,   l’aire du

 péritoine ou le pelvis. Une biopsie bilatérale décela une légère atrophie des testicules. Les

résultats d’un nombre important d’examens du sang et des urines, de même que les

radiographies de la poitrine et du crâne aux rayons X, donnèrent des résultats normaux. Le

frottis et la biopsie d’un prélèvement buccal révélèrent un modèle de chromatine négatif

(c’est-à-dire mâle). Un frottis urétral indiqua une kératinisation cellulaire suggérant une

imprégnation modérée d’oestrogènes (hormones femelles).

À sa naissance, Agnès était un garçon, avec tous les signes apparents de son sexe. Un

certificat de naissance la déclarant de sexe masculin fut délivré, et elle reçut un prénom

approprié. Jusqu’à ses dix-sept ans, tout le monde reconnut en lui un garçon. Dans le récitqu’elle nous fit, lors de conversations qui durèrent de longues heures, elle nous décrivit avec

cohérence et insistance le rôle masculin à la fois comme difficilement maîtrisé et pauvrement

investi. Elle exagérait dans ses comptes rendus les preuves de sa féminité naturelle et

gommait celles de sa masculinité. Les caractères sexuels secondaires féminins apparurent à la

 puberté. D’après son récit, si les années de collège furent à peu près tolérables, les trois

67

 A. D. Schwabe, D. H. Solomon, R. J. Stoller & J. P. Burnham, « Pubertal feminization in a genetic male withtesticular atrophy and normal urinary gonadotropin »,  Journal of Clinical Endocrinology and Metabolism, 22(8), 1962, p. 839-845.

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années de lycée furent tout à fait insupportables. À dix-sept ans, le premier cycle de lycée

terminé, elle refusa de poursuivre sa scolarité jusqu’à son terme. C’était en juin 1956. Après

avoir échafaudé un tas de projets, procédé à des répétitions, suivi des régimes « pour me faire

 belle », elle quitta son foyer en août 1956 pour une visite d’un mois à sa grand -mère à

Midwest City. Au bout d’un mois et conformément à son plan, elle quitta la maison de sa

grand-mère sans laisser d’adresse, et, dans un hôtel du centre ville, s’habilla en femme, avec

l’espoir de trouver du travail sur place. Elle se sentit, pour différentes raisons, incapable de

mener ce projet à bien et de rester vivre à Midwest City. Elle téléphona à sa mère et revint à la

maison le soir même. À l’automne 1956, elle fut admise à l’hôpital de sa ville natale, et y

subit une laparotomie exploratoire sous la supervision de son médecin traitant. Au cours de

cet automne 1956, et après son hospitalisation, elle continua ses études avec l’aide d’un

répétiteur, grâce à un arrangement conclu entre sa mère et son école. Cette réclusion la rendit

nerveuse et irritable. En décembre 1956, le répétiteur fut renvoyé et Agnès trouva un emploi

de dactylo dans une petite usine des faubourgs de la ville. Elle conserva ce travail jusqu’en

août 1957, date où elle se rendit à Los Angeles avec des amies. Là, elle s’installa à Long

Beach avec une amie, et prit un travail situé dans le centre de Los Angeles dans un petit

 bureau d’assurances. En décembre 1957, elle et sa co-locataire vinrent habiter en centre-ville

« pour être tout près de notre travail ». En février 1958 elle rencontra son ami Bill, et en avril

de la même année gagna la vallée de San Fernando pour se rapprocher de lui. Elle quitta son

 poste en mars 1958, et se trouvait sans travail au moment où elle s’installa dans la vallée.

Après toute une série de crises avec son ami, elle revint en avril 1958 dans sa ville natale pour

voir son premier médecin, et obtenir de lui une lettre « expliquant » la situation à son ami. La

lettre était volontairement rédigée en termes si généraux, qu’ils masquaient le caractère

concret de la difficulté. La satisfaction qu’y trouva le jeune homme fut toute temporaire. Ses

exigences sexuelles de plus en plus pressantes, et les projets de mariage qu’Agnès esquivait,

conduisirent à une série de disputes de plus en plus violentes. En juin 1958, Agnès dévoila sasituation réelle à son ami et leur relation se poursuivit sur ces bases. En novembre de la même

année, Agnès fit une première visite à l’UCLA. Des entretiens réguliers eurent lieu une fois

 par semaine jusqu’en août 1959. C’est cette année-là, en mars, qu’on procéda à la castration à

l’UCLA : la peau du pénis et du scrotum fut enlevée, le pénis et la bourse amputés et, avec la

 peau du pénis fut fabriqué un vagin, tandis que la peau du scrotum servit à faire les lèvres.

Pendant cette période, Agnès fut suivie régulièrement par le Dr Robert J. Stoller, psychiatre et

 psychanalyste, par le Dr Alexander Rosen, psychologue, et par moi-même. Les entretiens,d’une durée d’environ trente-cinq heures, que j’ai eus avec elle ont été enregistrés. Les

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remarques contenues dans ce texte se fondent sur la transcription de ces matériaux et sur ceux

rassemblés par Stoller et Rosen avec qui je coopérais.

Agnès, une femme naturelle, normale 

La préoccupation pratique constante d’Agnès était de faire preuve d’une véritable

sexualité de femme. La nature de ses intérêts, tout comme d’ailleurs l’incongruité qu’une telle

obsession présente pour le « sens commun », nous permettent de décrire  –   du moins pour

commencer  –   les étranges caractéristiques qu’une population légitimement sexuée manifeste

comme étant « objectives », du point de vue de personnes qui peuvent prendre pour allant de

soi leur propre statut sexuel. Pour de telles personnes, il y a deux sortes d’individus dans leur

environnement appréhendé sous l’aspect de sa composition sexuelle : des hommes et des

femmes naturels, et ceux qui contrastent moralement avec eux, c’est-à-dire des handicapés,

des criminels, des malades et des coupables.  Agnès adhérait elle aussi à cette définition d’un

monde réel de personnes sexuées, et elle le traitait, comme le font les normaux eux-mêmes,

comme une affaire de faits objectifs, institutionnalisés, c’est-à-dire de faits moraux. 

Agnès revenait sans cesse sur le fait qu’elle était –  et devait être traitée  –  comme une

femme naturelle, normale. Voici une liste préliminaire des objets culturels que sont les

 propriétés des « personnes naturelles normalement sexuées ». Pour paraphraser comme on le

fait en anthropologie les croyances des membres, ces propriétés doivent être lues en les

 préfixant toutes de la mention : « Du point de vue d’un membre adulte de notre société… ». 

1. Du point de vue d’un membre adulte de notre société, l’environnement perçu des

« individus normalement sexués » est peuplé de personnes des deux sexes, et seulement des

deux sexes, « masculin » et « féminin ».

2. Du point de vue d’un membre adulte de notre société, la population des individus

normaux est une population divisée en deux d’un point de vue moral. La question de sonexistence est posée comme étant une question d’adhésion motivée à cette population

considérée comme un ordre légitime. Il ne s’agit pas d’une question biologique, médicale,

urologique, sociologique,  psychiatrique ou psychologique. La question de l’existence d’une

telle population est résolue à la fois en termes de vraisemblance du respect de cette adhésion à

un ordre légitime, mais également de conditions qui déterminent cette vraisemblance. 

3. Le membre adulte s’inclut de lui-même dans cet environnement et se considère

comme en faisant partie d’une manière ou d’une autre ; c’est la condition non seulement

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d’une estime de soi, mais aussi de l’exercice routinisé de ses droits de vivre sans risques

excessifs, et sans subir l’interférence des autres.

4. Les membres de la population normale, qui, pour le membre adulte de notre société,

sont des membres authentiques (bona fide) de cette population, sont essentiellement,

originellement, ou bien « hommes » ou bien « femmes » ; ils l’ont toujours été et le seront

toujours, une fois pour toutes, en dernière analyse. 

5. Certains insignes sont regardés par les gens normaux comme essentiels dans leurs

fonctions identificatrices68, alors que d’autres qualités, actions, relations entre membres, sont

traitées comme passagères, temporaires, accidentelles et circonstancielles. Pour les personnes

normales, la possession d’un pénis pour un homme et celle d’un vagin pour une femme sont

des insignes fondamentaux. Des sentiments, des activités et des obligations de membres

appropriés, ainsi que différentes choses semblables, sont attribués aux gens en fonction de la

 possession d’un pénis pour les uns et d’un vagin pour les autres. (Cependant, la possession

d’un pénis ou d’un vagin, en tant qu’événement biologique, est à distinguer de la possession

de l’un ou l’autre de ces attributs, ou des deux, en tant qu’événement culturel. La différence

entre pénis et vagin biologiques et pénis et vagin culturels, en tant qu’ils sont des   preuves

socialement utilisées de la « sexualité naturelle », sera plus largement commentée par la

suite).

6. La reconnaissance d’un individu comme masculin ou féminin est faite par les

membres normaux, en ce qui concerne les nouveaux membres d’un groupe   donné, non

seulement lorsqu’il paraît pour la première fois, à la naissance, mais aussi bien avant. Cette

reconnaissance s’étend aussi à tous les ascendants ainsi qu’aux descendants. Cette

reconnaissance ne change pas à la mort du membre69. 

7. Pour les gens normaux, la présence d’objets sexués dans leur environnement a la

caractéristique d’être une « réalité naturelle ». Cette naturalité véhicule avec elle, comme un

élément constitutif de sa signification, l’idée qu’il est bon et correct, c’est-à-dire moralementapproprié, qu’il en soit ainsi. Et parce que c’est ainsi que les choses sont naturellement, il n’y

a pour les membres de notre société que des hommes naturels et des femmes naturelles. Pour

le membre adulte, la bonne société ne comporte que des individus qui sont de l’un ou l’autre

sexe. Et, partant, les membres authentiques de la société trouvent, à partir des croyances

68 Par exemple, lorsque Agnès demanda au service de santé de Midwest City, où elle était née, de changer soncertificat de naissance, sa demande fut refusée au motif que ce qui « en dernière analyse » déterminait son sexeétait sa capacité à réaliser la fonction reproductive masculine.69

 Il faut examiner ces propriétés à partir de cas réels où elles varient selon « un paramètre » ou un autre dereconnaissance : les divinités, par exemple ; les anciens combattants dont les organes génitaux ont été détruits,ou qui ont reçu des blessures fatales au combat, etc.

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auxquelles ils adhèrent, attendant des autres qu’ils y adhèrent aussi –   croyances au sujet de

« la réalité naturelle » en ce qui concerne la distribution des personnes sexuées dans la société

 – , les revendications de certaines sciences, telles la zoologie, la biologie ou la psychiatrie,

 parfaitement étranges ; car ces sciences soutiennent que les décisions concernant la sexualité

sont des questions qui ne vont pas de soi. Les adultes normaux trouvent cette assertion étrange

et ont quelques difficultés à accorder un quelconque crédit à des répartitions « scientifiques »

selon lesquelles certains individus seraient à la fois homme et femme ; ils trouvent étrange

que l’on puisse déterminer le sexe en additionnant des caractéristiques masculines et des

caractéristiques féminines, et en prenant la surabondance des unes sur les autres comme

critère de détermination du genre ; de même, ils admettent mal que l’on puisse décider de

l’appartenance sexuelle d’une personne en fonction de l’apprentissage subi pendant les trois

 premières années de la vie, ou encore que l’on assure que la société familière comporte des

hommes avec un vagin, et des femmes avec un pénis.

Ce « sens commun » n’est d’ailleurs pas spécifiquement limité à l’opinion publique

non spécialisée. Ainsi, un éminent responsable d’un service de psychiatrie de pointe de ce

 pays, après avoir entendu l’exposé de ce cas, commenta la chose ainsi : « Je ne vois pas ce qui

 peut bien pousser à s’intéresser à de tels cas. Agnès n’est après tout qu’un très rare cas de ce

type ; et les gens de cette sorte ne sont en définitive que des caprices de la nature ». Il eût été

difficile d’avoir un meilleur spécimen de jugement de sens commun. On peut trouver une

mesure de l’engagement des membres en faveur de l’ordre moral des types sexuels dans leur

répugnance à faire crédit à toute caractérisation qui s’écarte des « faits naturels de la vie ».

Comme nous le verrons plus loin, Agnès nous a appris de différentes manières, quoique sans

le faire exprès, les raisons institutionnelles de cette répugnance. 

J’ai maintes fois souligné que pour les membres de bonne foi, « normal » signifie « en

accord avec les mœurs ». La sexualité comme « fait naturel de la vie » signifie dès lors que ce

fait naturel est également moral . Pour consentir à faire de la sexualité normale une questiond’intérêt théorique, et devoir décider pour son propre compte de la nature réelle du sexe de

quelqu’un, il est nécessaire de tenir provisoirement pour non pertinentes les circonstances

 pratiques institutionnellement routinisées. Nous découvrons pourtant que les membres

normaux de la société ne traitent pas la sexualité (la leur propre ou celle d'autrui) comme une

matière ayant un simple intérêt théorique (alors que, tout comme dans les autres sciences,

c’est en principe la limite de notre intérêt pour l’étude du phénomène de la sexualité normale).

L’individu normal traite le caractère sexué des gens qui peuplent son environnementquotidien comme une qualité « fixée par  nature  ». Une fois décidée par la « nature » de la

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 personne, cette qualité perdure indépendamment du temps, de la situation, des circonstances

ou de toute considération d’avantage pratique. L’appartenance d’une personne normalement

sexuée au genre féminin ou masculin présente la particularité, reconnue de tous les gens

normaux, de demeurer invariable tout au long d’une biographie, de persister dans l’avenir et

même au-delà. Son appartenance sexuelle reste inchangée tout au long de sa vie, quelle que

soit la vie réelle ou potentielle qu’on lui attribue. Pour le dire comme Parsons, il s’agit là d’un

« invariant insensible à toutes les situations ». 

8. Du point de vue du membre normal, si on examine la composition sexuelle d’une

 population à un moment donné, en décomptant hommes et femmes, et qu’on procède plus tard

au même examen, on ne devrait trouver aucun transfert d’un statut sexuel à l’autre, sinon ceux

qui sont rituellement autorisés. 

 Notre société interdit les passages d’un statut sexuel à l’autre, qu’ils soient volontaires

ou de hasard. Elle exige que ces transferts soient assortis des contrôles qui accompagnent

ordinairement les déguisements, les rôles de théâtre, la manière de se conduire dans les

soirées festives, en réunion, l’activité d’espionnage et autres situations du même genre. Ceux

qui pratiquent de tels changements aussi bien que ceux qui les observent chez les autres, les

considèrent comme limités à la fois à une durée, un type de situation ou de circonstances

 pratiques. On attend de la personne qu’elle « s’arrête de jouer une fois la pièce terminée ».

Après la fête, sur le chemin du retour, la personne peut se voir rappeler à l’ordre (« la fête est

finie »), et elle doit alors se comporter conformément à « ce qu’elle est réellement ». Ces

admonestations, sorte de « première ligne du contrôle social », recouvrent la plupart des

sanctions communément utilisées pour rappeler aux gens leur devoir de conformité aux

attentes des grandes institutions en matière d’attitude, d’apparence, d’affiliation,

d’habillement, de style et de routine de vie. Dans nos sociétés, il s’agit avant tout de

conventions concernant la profession et la famille, dont les statuts sont délibérément

contraignants. Leur importance réside dans le fait que les gens sont tenus d’y adhérer quel quesoit leur désir, c’est-à-dire « bon gré-mal gré ». Du point de vue du membre normal, des

changements dans la composition de la population ne peuvent dès lors s’opérer que par la voie

des naissances, décès et migrations. 

Agnès n’était que trop consciente d’avoir emprunté une tout autre voie, voie très

rarement empruntée et hautement répréhensible. Comme Agnès, la personne normale sait

qu’il existe des gens qui changent de sexe, mais, tout comme elle aussi, elle les considère

comme des curiosités, des exceptions et des bizarreries. De façon caractéristique, elle trouvede tels changements difficiles à comprendre, et préconise soit de punir, soit de suivre un

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traitement médical. Agnès ne s’écartait guère de cette façon de voir 70, bien que son sexe fût

 pour elle matière à choix volontaire entre différentes possibilités. L’encombrante nécessité

d’avoir à justifier son choix était liée à ce savoir. Ce choix consis tait à décider de vivre

comme la personne sexuellement normale qu’elle avait toujours été. 

Agnès souscrivait à la description d’un monde réel, bien qu’elle reconnût l’existence

dans ce même monde de personnes (dont elle-même) passés d’un sexe à l’autre. Son histoire

antérieure entrait en contradiction avec ce dont elle était en dépit de tout convaincue : sa

normalité. En réclamant un changement d’état civil, Agnès faisait de ce changement la

correction d’une erreur initiale, commise par des gens ignorants des « faits réels ».

Agnès avait la conviction qu’il y avait peu de gens à qui elle pouvait dire ce qu’elle

avait fait et qui la comprendraient réellement. De là, pour elle, et spécialement en ce qui

concerne la dichotomie en types sexuels, une particularité problématique de la compréhension

commune avec les autres, dont sont exonérés les gens « normaux » : il lui était impossible de

 présupposer que ses partenaires d’interaction allaient percevoir sa situation telle qu’elle lui

apparaissait, s’ils échangeaient leurs places. Nous pourrions parler à ce sujet d’une

« communauté de compréhension » problématique entre des personnes sexuées, qui traitent

leur statut sexuel comme connu en commun et pris pour allant de soi. 

9. Dans l’environnement culturel des personnes dont la sexualité est normale, les

hommes ont un pénis, les femmes un vagin. De ce point de vue, bien qu’il existe des cas

d’hommes avec un vagin et de femmes avec un pénis, ces personnes, même s’il est difficile de

les classer, doivent néanmoins pouvoir en principe être soumises à classification, et doivent

émarger à l’un ou l’autre camp. Cette représentation emportait également l’adhésion d’Agnès,

et elle la considérait aussi comme un fait naturel de la vie, cela bien que cette même

 population com prît au moins une femme dotée d’un pénis, elle-même en l’occurrence, puis

après l’opération, une femme pourvue d’un vagin artificiel. Elle savait, pour l’avoir appris à

travers ses lectures et ses contacts avec les médecins de sa ville et de Los Angeles, qu’ilexistait d’autres cas. Mais de son propre aveu, à part le sien propre, elle n’en avait aucune

connaissance personnelle. 

10. Qu’Agnès puisse insister sur son appartenance à la population naturelle des

 personnes sexuées, bien qu’elle fût, avant l’opération, une femme avec un pénis, et après

l’opération, une femme dotée d’un vagin artificiel, suggère une autre propriété importante de

70 Cependant, il faudrait en savoir plus, lorsqu’on compare Agnès aux personnes normales, sur la possibilité que

ces dernières acceptent plus facilement qu’elle l’idée de choix volontaire. Par exemple, plusieurs personnesauxquelles nous avons parlé de son cas ont manifesté beaucoup de sympathie. Ce qui suscitait leur sympathiec’était le fait qu’elle avait été confrontée à un choix à faire.

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la sexuation naturelle. A comparer les croyances d’Agnès non seulement avec celles des gens

normaux, mais aussi avec ce que ceux-ci pensent des personnes dont les organes génitaux ont,

 pour une raison ou une autre, été modifiés dans leur apparence, ou qui ont subi des pertes ou

des mutilations du fait de l’âge, de la maladie, d’un accident ou d’une opération,  on constate

que l’insistance ne porte pas tant sur la possession d’un vagin naturel par les femmes (nous ne

 prenons maintenant en considération que le cas des femmes normales ; le même argument

vaut pour les hommes), que sur la possession  soit   d’un vagin naturel,  soit   d’un vagin qui

aurait dû de tout temps être là, c’est-à-dire sur une possession légitime. L’objet d’intérêt, c’est

le vagin légitimement possédé. Il s’agit du vagin auquel la personne a droit . Bien que la

« nature » constitue une source d’habilitation préférée et authentique, les chirurgiens peuvent

aussi en être une, pour autant qu’ils réparent une erreur de la nature, i. e.  pour autant qu’ils

agissent comme agents de la nature pour pourvoir à « ce qu’elle entendait mettre là ». Non

 seulement  ce vagin-ci, mais précisément  ce vagin-ci comme cas de la chose réelle. De même

que,  pour le membre d’une communauté de langage, un énoncé linguistique est une

occurrence d’un mot-dans-le-langage, ou pour un joueur un coup est un-coup-dans-le-jeu, de

même les organes sexuels qui servent aux gens normaux d’emblème d’appartenance à l’un ou

l’autre sexe sont des pénis-et-des-vagins-dans-l’ordre-moral-des-personnes-sexuées. (Je tiens

un discours descriptif et propose ces « essences » au titre d’attributions appartenant à

l’environnement des acteurs. Je voudrais, pour éviter toute méprise, souligner qu’il s’agit de

données et non d’un plaidoyer en faveur d’une philosophie des sciences sociales relevant du

réalisme platonicien des essences).

Les expériences d’Agnès avec une cousine, une belle-sœur et une tante, peuvent

éclairer cette propriété. Agnès parlait de ce qu’elle appelait la «  jalousie » de sa cousine

lorsqu’un visiteur, inconnu de l’une et l’autre, venait chez son frère et lui manifestait une

 préférence sans équivoque. Elle en vint à ce propos à évoquer le changement d’attitude de sa

cousine qui, bien disposée à son égard avant le voyage à Midwest City, se fit par la suitefortement critique. Aux dires d’Agnès, elle sentait que sa cousine ne la considérait pas comme

une vraie femme, mais comme une personne cherchant à se faire passer pour ce qu’elle n’était

 pas. Agnès disait que sa cousine la considérait comme une rivale. (La dite rivalité était

d’ailleurs réciproque, Agnès avouant qu’il lui était difficile de « chasser la cousine de son

esprit »). De la même manière, sa belle-sœur passa d’une discrète désapprobation à la plus

franche hostilité après son retour de Midwest City. Ce qu’Agnès attribua à un ressentiment lié

au fait qu’elle ne prenait guère sa belle-sœur comme  point de comparaison valable dans laconduite des affaires domestiques et conjugales. Agnès comparait le comportement de ces

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rivales au revirement dramatique de cette tante d’un certain âge, qui avait accompagné sa

mère à Los Angeles pour s’occuper d’elle  pendant la convalescence qui avait suivi son

opération. Agnès définissait sa tante comme une femme naturelle ne se posant, sur cette

« naturalité », aucune espèce de question. L’attitude de cette tante reflétait celle des autres

membres de la famille, attitude générale faite d’acceptation avant le voyage de Midwest City,

de consternation et de rigoureuse désapprobation ensuite, puis, après l’opération et pendant

nos conversations avec la tante à Los Angeles, d’acceptation soulagée conduisant à traiter

Agnès comme la « vraie femme qu’elle était après tout » (expression de la tante citée par

Agnès). Voici l’enjeu : dans chacun de ces moments, l’objet d’intérêt n’était pas la possession

d’un pénis ou d’un vagin artificiel ; mais, pour ce qui est de la cousine et de la belle-sœur,

qu’Agnès eût un pénis semblait à première vue contredire la prétention manifestée par toute

son apparence à détenir la chose réelle. Pour ce qui est de la tante, bien qu’il fût artificiel, le

vagin était un cas de la chose réelle, dans la mesure où elle le considérait à présent comme ce

à quoi Agnès avait eu droit depuis toujours. Le fait que l’opération f ût une « première dans le

 pays » impressionnait beaucoup la mère et la tante. Il faut bien entendu souligner que les

médecins du Centre Médical de l’UCLA firent beaucoup pour soutenir et valider la

revendication d’Agnès à un statut de femme naturelle. 

On peut relever quelques particularités supplémentaires d’Agnès en tant que femme

naturelle. « J’ai toujours été une fille » : Agnès ne se contentait pas d’exprimer de front cette

 prétention, mais recourait pour l’étayer à un remarquable procédé d’idéalisation biographique,

soulignant les preuves de sa féminité originelle et censurant rigoureusement tous les indices

d’ambiguïté sexuelle (sans parler de tout ce qui, à l’évidence, trahissait une éducation

masculine). L’Agnès enfant qu’elle nous décrit n’aimait pas les jeux brutaux, comme le base-

 ball, et devoir se mêler à des jeux de garçons constituait son « plus gros » problème : Agnès

était plus ou moins considérée comme une fille manquée ; Agnès était toujours le plus petit ;

Agnès jouait à la poupée et faisait pour son frère des gâteaux ronds avec de la boue ; Agnèsaidait sa mère dans les travaux domestiques ; Agnès ne se souvient pas du genre de cadeaux

offerts par son père quand elle était petite. Je lui demandai un jour si c’est avec les garçons

qu’elle se mettait en rang à l’école. Elle sursauta avant de répliquer avec colère  : « Me mettre

en rang avec les garçons ? Pour quelle raison ? ». Quand je lui eus dit que j’avais en tête les

queues formées pour les cours de danse et les visites médicales scolaires, elle répondit que

« se mettre en rang comme ça, ça n’était jamais arrivé ». Je lui demandai s’il n’y avait jamais

eu de visite médicale avec les garçons. Elle acquiesça : « C’est ça, il n’y en a jamais eu  ». Nous en vînmes à parler de sa présentation à 120% féminine. D’après ses récits, mais aussi de

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temps à autre dans la conversation avec moi, Agnès était la « jeune chose » réservée, ingénue,

 pleine de gaieté, passive, réceptive. Par une sorte de contrepoids dialectique à cette

hyperféminité, Agnès donnait de son ami l’image d’un homme à 120% qui, disait -elle,

« n’aurait pas éprouvé le moindre intérêt à son égard si elle avait été anormale », affirmation

 posée dès nos premiers contacts, et jamais démentie au cours des huit semaines terribles

suivant l’opération, où surgirent des complications postopératoires et où le vagin d’abord rétif

finit par tenir les promesses des chirurgiens. De manière réitérée et au long d’un

questionnement récurrent, elle soutenait que la possession d’un pénis ne représentait pour elle,

femme naturelle, rien d’autre qu’un appendice accidentel cantonné au seul usage de la

miction ; le pénis des récits d’Agnès n’était jamais entré en érection ; elle n’avait jamais eu

 pour lui la moindre curiosité ; ni elle-même ni personne d’autre ne l’avait jamais regardé de

 près ; il n’était pas de la partie dans les jeux d’enfants, n’était pas plus l’objet de mouvements

« volontaires » que source de sensations agréables ; ça n’avait jamais été rien de plus qu’un

appendice accidentellement planté là par un vilain tour du destin. Interrogée, après

l’amputation, sur ce qu’elle pensait de ce pénis et de ce scrotum à présent dispar us, Agnès

répondit qu’elle ne voyait pas la nécessité d’y prêter plus d’attention que celle qu’on peut

donner au souvenir d’une verrue gênante qu’on vous a enlevée. 

Agnès attirait fréquemment mon attention sur ceci : il lui manquait une biographie

adaptée au fait d’être acceptée comme femme par les autres, et plus particulièrement par son

 petit ami. Agnès parlait de ce trou de dix-sept ans dans sa vie et indiquait qu’autrui inférait de

son actuelle féminité une histoire supposée continue de femme, et depuis sa naissance. Elle

faisait aussi remarquer que sa capacité à produire au féminin un récit biographique de ses

expériences, où elle et les autres iraient puiser de quoi traiter apparences et circonstances

 présentes, datait seulement du moment où elle avait opéré son changement. Lui manquait la

 biographie qui aurait fourni à la gestion des situations courantes un contexte historico-

 prospectif. Pour autrui, et c’était encore plus vrai de son ami, la représentation qu’elle donnaitd’elle-même comme « femme depuis toujours » correspondait aux attentes qu’elle

encourageait. L’accumulation de souvenirs pendant deux années fut pour elle une source

chronique de crises que je détaillerai plus loin au moment de discuter des situations de

 passage et de ses façons de procéder . 

Autre élément révélateur de cette image de femme normale naturelle : l’accent mis par

Agnès dans ses descriptions, sur ce désir aussi vieux qu’elle d’être cela même qu’elle avait

toujours su qu’elle était. Telle qu’elle se dépeignait, ce désir s’alimentait à une mystérieusesource inconnue et avait triomphé de toutes les vicissitudes créées par un environnement

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ignorant, qui tentait, arbitrairement mais sans succès, de la contraindre à se détourner du cours

normal de son développement. Agnès soulignait sans arrêt : « J’ai toujours voulu être une

fille, j’ai toujours ressenti les choses comme une fille, et j’aurais toujours été une fille sans les

erreurs d’un entourage me forçant à être autre chose ». Lorsqu’à maintes reprises je lui

demandais, dans nos conversations, comment elle rendait compte d’un désir capable de

résister aux exigences du milieu, elle répondait immanquablement par une variation sur le

thème du : « Ça ne s’explique pas ».

Son adhésion à la distinction faite par les personnes nor males entre l’homme normal

naturel et la femme normale naturelle lui permettait sans la moindre ambiguïté de s’identifier

soit comme homme, soit comme femme ; la démarcation entre femme naturelle et

homosexuel masculin était par contre moins facile. L’ampleur des exagérations biographiques

concernant sa féminité, la virilité de son petit ami, l’insensibilité de son pénis, etc., montrent

très clairement à quoi se référait son insistance continue : une identification féminine sans

faille et régulière. Elle em ployait l’essentiel de la conduite réaliste qu’elle avait adoptée dans

la gestion de son statut sexuel d’élection à se créer des circonstances ne risquant pas

d’exposer son identité à d’humiliantes méprises. Qu’autrui, par un mélange d’erreur,

d’ignorance et d’injustice, la confonde avec les homosexuels, c’était lui faire objectivement

injure. De toutes ses tactiques défensives, celles qui visaient au maintien d’une franche

démarcation entre sa féminité naturelle, normale, et une homosexualité masculine, furent de

celles qu’elle eut le plus de mal à ajuster efficacement et correctement. Chaque fois qu’au fil

de nos rencontres, j’abordais la conversation sur les homosexuels et les travestis, la

fascination pour le sujet, en même temps que la vive anxiété suscitée par son approche,

mettaient Agnès en grande difficulté. Elle donnait alors tous les signes d’une légère

dépression. Les réponses se faisaient pauvres. Au moment où elle prétendait tout ignorer de

ceci ou cela, il arrivait que sa voix se brise. Elle ré pétait avec insistance n’être en rien

comparable à eux : « Je ne suis pas comme eux », insistait-elle avec obstination. « Au lycée, je me tenais à l’écart des garçons qui avaient un comportement efféminé… ou de quiconque

avait des problèmes… Je cherchais vraiment à les fuir et j’ai même été, pour les écarter,

 jusqu’à leur lancer des insultes. Je ne voulais pas qu’on puisse me voir en train de parler avec

eux, de peur qu’on ne fasse le rapport entre eux et moi. Je ne voulais pas qu’on me classe

 parmi eux ».

Tout comme les gens normaux se montrent souvent incapables de comprendre

« pourquoi quelqu’un fait ça » (c’est-à-dire dire s’engage dans des activités homosexuelles ous’habille à la manière de l’autre sexe), Agnès faisait preuve du même manque de

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« compréhension » pour ce type de conduite, bien que, significativement, le ton de ses propos

ne fût alors jamais celui de l’indignation, mais affectât la modération. Quand je l’invitais à se

comparer aux homosexuels et aux travestis, elle trouvait la comparaison repoussante. Bien

qu’elle souhaitât en savoir plus, lorsque je lui signalai qu’un travesti suivi par un autre

chercheur était intéressé à la rencontrer pour parler, elle refusa tout contact. De même qu’elle

n’envisagea à aucun moment un quelconque échange avec l’un ou l’autre des patients que je

lui mentionnai comme étant pris en charge par notre équipe et engagé dans une expérience

comparable à la sienne. Quand je l’informai qu’à San Francisco, un groupe d’environ dix sept

 personnes, ayant subi ou s’apprêtant à subir une castration, étaient désireux d’organiser des

rencontres et des échanges d’expérience, elle déclara qu’elle ne parvenait pas à imaginer ce

qu’ils avaient à se dire, et précisa qu’elle n’avait rigoureusement rien à faire avec ces gens-là. 

Comme nous l’avons vu, elle n’avait jamais accepté d’être pourvue d’organes sexuels

masculins, prétendant n’y voir qu’un mauvais tour du destin, une infortune personnelle ou un

accident. « Après tout, ça ne dépendait pas de moi ». La croissance de ces organes lui

 paraissait anormale. Elle en parla une fois ou l’autre comme d’une tumeur. Eliminés les

organes sexuels, il lui fallait des signes essentiels et naturels de sa féminité : son ancien et

constant désir d’être femme, ainsi que sa poitrine proéminente, les constituèrent. Ses

descriptions étaient telles que jamais ses sentiments féminins, ses comportements ou le choix

de ses compagnons n’y apparaissaient comme résultant d’une décision volontaire, mais plutôt

comme donnés en tant que fait naturel. Et, insistait-elle, ce donné aurait dû, n’eût été un

environnement qui la fourvoyait, la frustrait et n’y comprenait rien, jouer naturellement et

librement depuis toujours, ce que manifestaient bien ses récits.

Premier de ces emblèmes essentiels : sa poitrine. C’est à plusieurs reprises qu’elle

exprima, dans nos conversations, le soulagement et l’allégresse éprouvés quand elle

remarqua, vers douze ans, que ses seins commençaient à pousser. Elle dit avoir caché cette

découverte à sa mère et à ses frères car « ce n’était pas leurs affaires ». Le sens de cettedernière remarque était clair : elle craignait que le développement de ses seins ne fût

considéré comme pathologique, soumis en raison de son âge et de son incompétence, sans

égard pour ses désirs ou pour les arguments qu’elle était en mesure de faire valoir, et en

contradiction avec eux, à une attention médicale impliquant le risque d’une ablation. Elle tirait

tout particulièrement fierté du volume de ses seins et prenait plaisir à les mesurer. Elle

craignait avant son opération que « les médecins de l’UCLA » ne décident entre eux sans la

consulter, au moment même d’opérer, qu’une amputation des seins ne constitue à son état unmeilleur remède que la castration. Des changements endocrinologiques et d’autres facteurs lui

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firent perdre du poids après l’opération : ses seins s’amenuisèrent et son tour de poitrine chuta

de 95 à 88. La détresse qu’elle manifesta alors fut si apparente qu’on peut la considérer

comme un élément au tableau d’une brève mais sévère dépression postopératoire. Quand les

 praticiens du Département d’urologie et d’endocrinologie eurent fini leur travail, mais avant

l’opération, elle s’autorisa un optimisme modéré, sans pour autant s’y abandonner le

moindrement : elle maintenait constante à son esprit la pensée que la décision ne lui

appartenait désormais plus, et savait me rappeler, et rappeler à Stoller et à Rosen  –  comme à

elle-même –, qu’en de précédentes occasions, notamment après les examens effectués dans sa

ville natale qui autorisaient les plus grands espoirs, on ne lui avait prodigué que « des

encouragements. Rien que de bonnes paroles ». C’est dans les termes d’un énorme

soulagement qu’elle rapportait la décision de la faire revenir à l’UCLA, de procéder à

l’ablation du pénis et de le  remplacer par un vagin artificiel. Elle parlait de cette décision

médicale comme d’une éclatante légitimation de ses prétentions à une féminité naturelle.

Même les complications qui suivirent lui procurèrent parfois le plaisir de se sentir confortée

dans son droit. Après l’opération par exemple, de petites pertes urétrales conduisirent le

médecin à lui prescrire l’emploi de tampons. Comme j’observais sur le mode plaisant qu’il

s’agissait là certainement pour elle d’une expérience nouvelle, elle se mit à ri re, visiblement

amusée et flattée. 

Sa féminité se trouva en maintes occasions flattée des attentions que je lui prodiguais :

lui tenir par exemple le bras pour traverser la rue, déjeuner avec elle au Centre Médical, lui

offrir de suspendre son manteau, la soulager de son sac, tenir la portière pendant qu’elle

montait dans la voiture ou m’enquérir de son confort avant de fermer la portière et de prendre

 place au volant. Ses réactions me rappelaient dans ces moments-là quel cadeau merveilleux

représentait pour elle la possibilité d’être femme. C’est en de telles occasions qu’elle

déployait le plus nettement ses qualités « à 120% féminines ». Elle agissait, dans ces

moments-là, avec la ferveur de la jeune initiée qu’on vient, selon le vœu de son cœur,d’introduire au royaume des femmes. 

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Accomplir les attributs conventionnels de la femme normale, naturelle

La femme naturelle, normale, était pour Agnès un objet fixé pour toujours (ascribed object )71.

C’est indépendamment des situations et sans égard au côté f luctuant des désirs, des

conventions, des choix délibérés ou fortuits, ou des accidents, sans considération non plus

d’avantages, de moyens disponibles ou d’opportunités, qu’elle traitait, tout comme les gens

normaux, sa féminité. Celle-ci conservait à ses yeux, au-delà de toute circonstance historique

ou éventuelle et au-delà de toute expérience possible, la même identité dans le temps. Elle

demeurait essentiellement la même sous toutes les variations imaginables de circonstances, de

temps ou d’apparences concrètes. Elle résistait à toutes les exigences des situations. 

Ce qu’Agnès cherchait à réaliser pour elle-même c’est ce statut prescrit de femme

normale, naturelle.

Quand on dit d’Agnès qu’elle accomplissait son statut de femme, il faut comprendre le

mot d’« accomplissement » en deux sens. (l) Le fait d’être devenue une femme représentait

 pour elle un statut supérieur à celui d’homme, auquel elle accordait une valeur moindre. Pour

elle, être une femme faisait d’elle un objet de loin plus désirable, non  seulement à ses propres

yeux mais, comme elle était en droit de le penser, également aux yeux d’autrui. Avant comme

aussi bien après le changement, sa transformation en femme constituait non seulement une

 perspective où elle se voyait devenir bien plus digne d’intérêt, mais c’était un statut auquel,

littéralement, elle aspirait. (2) En second lieu, le terme d’accomplissement prenait sens dans

les tâches qui consistent à garantir et à assurer pour elle-même les droits et obligations

attachés au statut de f emme adulte, par l’acquisition et l’usage d’habiletés et de capacités, par

la manifestation convaincante d’apparences et de manières de se conduire féminines, et par la

mobilisation des sentiments et intentions appropriés. Comme dans le cas des gens normaux, la

mise à l’épreuve d’un tel travail de contrôle se faisait sous le regard et en présence d’autrui –  hommes et femmes normaux. 

Bien qu’Agnès pût de mieux en mieux prétendre à une féminité naturelle, cette

 prétention ne pouvait pas pour autant être tenue pour acquise. Bien des choses étaient là pour

lui rappeler obstinément que cette féminité, toute soutenue qu’elle fût, ne pouvait l’être qu’au

71 Parsons envisage l’ascription comme un « concept relationnel ». L’acteur peut traiter n’importe quellecaractéristique d’un objet en la considérant comme indépendante de toutes préoccupations relatives à

l’adaptation ou à la réalisation d’objectifs. C’est cette propriété que Parsons appelle ascription. Le sexe d’une personne en est une illustration, non pas en raison de ses propriétés, mais parce que c’est ainsi qu’il esthabituellement traité.

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 prix de sa vigilance et de son travail. Elle était, avant l’opération, une femme pourvue d’un

 pénis. L’opération elle-même ne fit que substituer d’autres difficultés aux précédentes. Ainsi

l’opération avait fait d’elle une femme dotée d’un vagin artificiel. Pour le dire avec les mots

de son anxiété, « rien de ce qui est fait de la main de l’homme ne peut égaler l’œuvre de la

nature ». Elle et son ami étaient d’accord là-dessus. Ce dernier, qui, selon la description

qu’elle en donnait, se targuait avec fierté d’être d’un réalisme à tout crin, soulignait en fait ce

 point d’une insistance toute professorale qui emportait l’adhésion consternée d’Agnès. Pour

comble, son vagin flambant neuf se révéla récalcitrant et délicat. Peu après l’intervention, une

infection se déclara à partir du moulage. Quand on l’ôta, il se forma des adhérences rendant

impossible l’introduction d’un moulage de la taille d’un pénis. Il devint nécessaire pour

maintenir ouvert le canal, de pratiquer des manipulations à l’abri du regard d’autrui et en

 prenant garde que reste secrète la nature de ce travail intime. Ces manœuvres étaient

douloureuses. Des semaines durant, elle souffrit de malaises et dut supporter l’exaspération et

l’humiliation de pertes d’urine et de matières. Une autre hospitalisation s’ensuivit. Elle était

sujette à des sautes d’humeur et avait l’impression que sa pensée perdait toute acuité, toute

vivacité et précision. Ces imprévisibles changements d’humeur provoquaient de vives

disputes avec son ami, qui menaçait de la quitter si elle persistait dans ses colères. S’y ajoutait

le souvenir que, si elle possédait bien un vagin à présent, sa biographie restait celle d’un

homme. « Il y a, disait-elle, un grand trou dans ma vie ». S’y ajoutait encore le fait que la

transformation de son apparence publique en femme remontait seulement à trois ans. Les

répétitions préalables étaient jusqu’alors, et pour l’essentiel, restées imaginaires. Ainsi, agir et

sentir comme une femme relevaient encore de l’apprentissage. Cette fois, elle apprenait ce

nouveau rôle uniquement pour être à même de le jouer réellement. Cela n’allait ni sans

risques ni sans incertitudes. Travailler à se voir garantir et à assurer les droits d’une femme en

 parvenant à mériter qu’on les lui attribue grâce à ses réalisations (i. e. à partir de sa capacité à

 jouer et endosser le rôle de femme), l’impliquait par là même dans des situations comportantles trait récurrents suivants : elle savait quelque chose d’extrêmement important pour la

définition des termes de l’interaction, que les autres ignoraient ; et elle était de fait engagée

dans les tâches incertaines du « passage ».

Qu’est-ce donc qu’Agnès était tenue de dissimuler après et /ou avant son opération ?

De manière non exhaustive, ceci :

l. Avant d’être opérée, les insignes qui contredisaient son apparence féminine  ; ses

organes génitaux masculins. 

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2. Son éducation passée de garçon (et dès lors : l’absence d’histoire correspondant à

son apparence de femme séduisante). 

3. La brièveté de son passé féminin  –  trois ans seulement  –  et, du même coup, le fait

qu’elle en était encore à apprendre les conduites signifiant ce pour  quoi elle voulait « passer ». 

4. Son incapacité présente et future à satisfaire les attentes des hommes, qu’elle attirait

dans la mesure précisément où elle parvenait à donner le change sur sa nature de femme

sexuellement désirable. 

5. Son vagin artificiel. 

6. Son désir de supprimer pénis et scrotum pour qu’on lui fasse un vagin, et, après

l’opération, la fabrication d’un vagin à partir de la peau du pénis amputé, et des lèvres dans la

 peau du scrotum perdu. 

7. Certaines choses aussi sur la manière dont elle parvenait à s’acquitter plus ou moins

 bien concernant les relations sexuelles réclamées par son petit ami. 

8. Tout ce qu’elle avait fait, et avec l’aide de qui, pour transformer son apparence. 

9. Les activités intenses déployées auprès des personnes dont dépendait son opération,

à commencer par les médecins et les chercheurs de l’UCLA, et bien sûr le personnel médical

qui lui avait prodigué des soins pendant plusieurs années. 

Agnès cherchait à être traitée, et à traiter les autres, conformément à un statut sexuel

légitime. L’ombre du grand secret qui accompagnait cette quête portait non pas sur sa capacité

à bien correspondre au statut, mais sur sa légitimité à en bénéficier. Agnès avait, en réalisant

son nouveau statut, le sentiment de savoir quelque chose que les autres ignoraient et dont la

découverte, elle en était convaincue et terrifiée, causerait sa perte. Le changement sexuel

impliquait d’adopter un statut légitime : s’il était découvert, grands étaient les risques de

dégradation statutaire, de traumatisme psychologique et de perte d’avantages matériels.

D’autres changements sont tout à fait comparables à celui -là : passage à laclandestinité politique, entrée dans une société secrète, évasion de transfuges fuyant la

 persécution politique, ou transformation de Noirs en Blancs. Mais le changement de statut

sexuel présente un intérêt particulier : Agnès devait continûment fournir une attention

soutenue et vigilante pour protéger sa nouvelle identité contre toutes sortes d’éven tualités,

connues pour quelques-unes d’entre elles, inconnues pour la plupart. Ce qu’elle faisait à

travers un contrôle actif et délibéré des apparences qu’elle présentait aux autres. Elle

concentrait tous ses efforts sur la tenue et sur la gestion des relations personnelles. Il lui fallaitréaliser ce travail dans des situations sur lesquelles son savoir était des plus hésitants, dont les

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règles pratiques s’avéraient incertaines, et qui impliquaient à la fois des risques sévères et des

gains importants, les uns n’allant pas sans les autres. Punition, dégradation, réputation

compromise, avantages matériels perdus : fût-il découvert, c’est ce à quoi l’exposait son

changement. Dans pratiquement toute situation d’interaction, l’importance du secret

intervenait comme savoir d’arrière- plan. Le souci d’éviter d’être démasquée avait valeur de

 priorité absolue. Pratiquement, chaque situation se présentait dès lors comme un test, réel ou

 potentiel, « de personnalité et d’aptitude ». Il serait moins exact de la dire passée d’un statut à

l’autre, qu’engagée continûment dans le travail de « passer ». 

« Passer » 

 J’appelle « passer » le travail réalisé par Agnès dans des conditions socialement

organisées, pour accomplir et assurer son droit à vivre en femme normale, naturelle, tout en

d evant sans cesse compter avec la possibilité d’être démasquée et perdue. Elle devait agir  –  

du moins la plupart du temps  –  dans des situations habituelles « de tension structurée ». On

 peut les concevoir comme des situations de crise, actuelle ou potentielle, socialement

structurées. Sociologiquement parlant, il s’agit d’un «  stress normal », au sens où ce sont

 précisément ses efforts déployés pour se conformer à l’ordre légitime des rôles sexuels qui

sont source de tension. Dans une infinie variété de cas, chacun avec sa structure particulière, il

lui fallait faire preuve de vigilance, de débrouillardise, de solidité, de volonté soutenue, de

 prévoyance dans ce qui pourtant relevait de l’improvisation continue ; et se montrer

constamment capable de vivacité, d’intelligence, de savoir   ; et plus important encore, être

disposée à fournir de « bonnes raisons »  –  i. e. à produire, ou à être capable de produire, des

 justifications et des explications vraisemblables, ou alors, à éviter les situations exigeant des

explications. 

« Passer » n’était pas pour Agnès un objet de désir. C’était une nécessité. Agnès devaitêtre une femme. Et cela qu’elle aimât ou non ce changement. Elle jouissait de ses succès,

redoutait et détestait ses échecs. Quand je lui demandai de me dire ce qui lui était arrivé de

« vraiment bon », elle me cita son premier emploi une fois revenue dans sa ville natale, le

 plaisir de sortir en groupe dans sa ville natale après son changement ; la vie avec sa co-

locataire à Los Angeles ; ses capacités de sténo ; une suite d’emplois toujours meilleurs ;

l’opération, lorsque, huit semaines après, son nouveau vagin parut bien, finit par cicatriser

sans douleur, et à la surprise des chirurgiens, atteignit, grâce à ses efforts, les cinq pouces de profondeur souhaités. « Naturellement la meilleure chose qui me soit arrivée, c’est Bill ».

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Quand j’interrogeai Agnès sur ce qui avait pu lui arriver de « vraiment mauvais », sa tension

 pour essayer de trouver une réponse fut si manifeste, que je crus nécessaire de modifier la

question. Je repris donc : « … de mauvais, mais pas si mauvais que ça ». Elle répondit alors :

« De me faire remarquer, au collège et surtout au lycée, et que l’on me fasse sans arrêt

observer que je n’avais ni amis, ni copains, ni personne ». Puis, après une pause : « Je n’avais

 pas d’amis parce qu’aucune de mes réactions à ce genre de relations n’était normale. Il m’était

impossible d’avoir un petit ami.  Je n’en voulais pas. Ma façon d’être ne me permettait pas

 plus d’avoir des copines, si bien que j’étais… Mon incapacité à réagir normalement dans toute

relation de ce type m’interdisait d’avoir des amis  ». Je lui demandai pour quelles raisons elle

ne pouvait pas avoir d’amis. « Et comment aurais-je pu avoir des copines ? Comment aurais-

 je pu avoir des copains ? » –  « Pourquoi pas ? »  –  « J’ai probablement eu le sentiment que ce

serait impossible. A l’école, je ne m’amusais pas avec les filles, je ne me liais à personne et je

ne faisais rien pour ça, parce qu’à l’époque mon apparence attirait beaucoup l’attention ». On

 peut brièvement évoquer, ce n’est bien entendu pas exhaustif, les moments les plus pénibles

qui ressortent par ailleurs de ses descriptions : la puberté ; les trois années de lycée ; une vie

de recluse immédiatement après son changement ; l’attitude de sa famille, de ses voisins, de

ses anciens amis après son retour de Midwest City ; la profonde déception qui suivit les

examens et la laparotomie exploratoire dans sa ville natale (on lui indiqua en effet à ce

moment-là que rien ne pouvait être tenté) ; les demandes sexuelles pressantes de son ami Bill,

et l’épisode final où elle révéla l’existence de son pénis  ; les conversations avec nous à

l’UCLA, animées par l’espoir d’une décision favorable à une opération prochaine ; la peur de

voir les médecins décider l’amputation des seins plutôt que celle du pénis et d’être engagée

dans une opération dont elle n’aurait plus la maîtrise ; les six semaines environ de

convalescence marquées par une dépression légère, d’imprévisibles sautes d’humeur

impossibles à contrôler et à justifier (à ses yeux pas plus qu’à ceux de Bill), et une série de

violentes disputes avec celui-ci ; ce fut ensuite l’histoire du vagin refusant de cicatrisercorrectement et de donner toute la profondeur espérée ; une sévère infection urinaire

nécessitant une nouvelle hospitalisation ; une diminution de son tour de poitrine passant de 38

à 35 pouces, associée à la peur qu’en définitive le pénis soit quelque chose d’indispensable à

la conservation d’une apparence féminine, et aussi l’altération de sa relation avec Bill pendant

les trois mois qui suivirent l’opération  ; et, pour finir, au cas où échouerait son projet de

mariage, la perspective d’un départ pour Los Angeles.

On pouvait parler de situations « vraiment bonnes », quand le travail fait pour« passer » lui permettait de s’éprouver «  comme une fille normale, naturelle », d’entrer,

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comme telle, en interaction avec les autres et d’être traitée comme telle par eux. Les situations

où tout ce qu’elle mettait en œuvre échouait, ou courait à l’échec, constituaient « ce qui était

vraiment mauvais ». Mais on ne pouvait parler d’échec ou de succès qu’à titre rétrospectif.

Pour ce qui nous intéresse, les cas critiques étaient ceux qui requéraient d’être traités dans le

cours même de leur développement. De quels genres de situation s’agit-il ? Comment s’y

 prenait-elle pour arriver à les maîtriser ? Par un moyen ou un autre, elle parvenait dans

nombre de ces situations, et en dépit du caractère socialement structuré des situations

critiques, à approcher la routine ou à faire comme si de rien n’était. 

On se servira pour introduire la discussion de ces questions, d’un cas tout à fait

exemplaire. Avant de se présenter à la visite médicale requise par la grande compagnie

d’assurance qui devait l’embaucher plus tard, et connaissant d’expérience ce genre d’examen,

Agnès décida qu’elle ne permettrait pas au médecin de pousser l’examen au -delà de

l’abdomen. S’il poursuivait néanmoins, ou laissait paraître l’intention d’explorer la région

génitale, elle avait décidé de mettre en avant sa pudeur –  et si cela ne suffisait pas à dissuader

le médecin, de partir tout simplement, en jouant peut-être la pudeur outragée ou, si nécessaire,

sans explication. Le renoncement à un emploi était de loin préférable à la découverte

éventuelle de son secret, l’un étant naturellement subordonné à l’autre. 

D’exemple en exemple, se dégage le trait général suivant  : il s’agit de maîtriser une

situation où l’atteinte des buts les plus courants, avec les satisfactions qui leur sont liées,

implique le risque d’être découverte. Etre toujours prête à s’en tirer, au moindre risque d’être

découverte, même au prix des avantages espérés : telle était sa stratégie. « Passer » la mettait

dans des situations dans lesquelles il lui fallait être prête à choisir, et bien souvent choisir,

entre la protection de son identité féminine et l’accomplissement de tâches ordinaires. Elle se

trouvait constamment dans la situation d’avoir à chercher et trouver activement le moyen de

satisfaire simultanément aux deux conditions. Et elle savait alors une chose que les autres

ignoraient : que les deux conditions –  trouver le moyen d’accéder aux satisfactions ordinairestout en réduisant au minimum le risque d’être découverte –   étaient ordonnées suivant une

 priorité intangible ; il fallait d’abord protéger sa sécurité. L’accès aux satisfactions courantes

était subordonné à la condition préalable que son identité pût être protégée. Tout risque en ce

domaine conduisait à sacrifier les autres satisfactions.

Toute une gamme de situations constituent autant de variations sur ce thème essentiel. 

Les occasions de « passage » 

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Pour me faciliter la synthèse des diverses situations où Agnès devait « passer », j’ai

tenté de penser ces situations sur le modèle du jeu. A l’épreuve, seule une part relativement

restreinte des matériaux obtenus se laissent ainsi traiter, sans que n’apparaissent de graves

incongruités structurelles. De plus, les éléments qu’il est possible de subsumer sous le concept

de jeu, s’ils facilitent la comparaison entre les situations de passage, ne semblent par ailleurs

 pas spécifiques des expériences de changement sexuel d’Agnès. La notion de jeu permet

difficilement d’élucider ceux des éléments qui sont vraiment spécifiques d’un changement  de

sexe, étant donné les incongruités structurelles qu’entraîne l’application du modèle. 

Les propriétés formelles des jeux, dont la liste suit, facilitent l’analyse d’une partie des

matériaux, mais, pour ce qui est de l’autre partie, la contrarient.

(1) Les jeux et les événements du jeu présentent une structure temporelle particulière. A toute

étape du jeu, chacun des joueurs peut savoir qu’à un moment donné la partie sera terminée.

(2) Si les choses tournent mal, un joueur peut toujours « laisser tomber » le jeu, ou le

transformer en un autre jeu.

(3) « Jouer le jeu » implique par définition la mise en suspens des présupposés et des

 procédures de la vie « sérieuse ». Ce trait a été relevé dans de nombreux commentaires sur les

 jeux, où l’on parle de « microcosme artificiel ».

(4) Les biographies mutuelles que les joueurs construisent en fonction de leur participation

commune au jeu en cours fournissent des précédents spécifiques aux interactions du jeu en

question.

(5) Jouer une partie dans un jeu représente un épisode bien délimité. Celui-ci tire ses

caractéristiques, en tant que trame de pertinences, des règles du jeu et du déroulement réel de

la partie.

(6) On peut savoir facilement s’il y a échec ou réussite ; quel que soit le résultat il ne donne

 pas souvent lieu à réinterprétation. Les joueurs n’ont pas besoin d’attendre de voir ce qui se

 passe en dehors de la partie pour pouvoir décider ce qui était en jeu dans l’épisode.(7) Pour autant que les joueurs sont engagés à suivre les règles de base du jeu, celles-ci leur

fournissent la définition de ce qui est cohérent, efficace, compétent, i. e. de ce qui est une

action rationnelle, réaliste, dans ce contexte. En effet, les actions qui se conforment à ces

règles de base représentent dans les jeux ce qui relève du « fair play » et de la « justice ».

(8) Les stratégies peuvent être carrément improvisées et les joueurs peuvent ne pas savoir, au

cours du jeu, ce qui les fera perdre ou gagner ; il n’en reste pas moins qu’ils connaissent les

règles de base du jeu, et celles-ci ne dépendent pas des changements dans le jeu ni du choixdes stratégies. Ces règles sont accessibles aux joueurs pour leur usage ; ceux-ci supposent que

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les uns et les autres les connaissent d’emblée, notamment antérieurement aux occasions où il

serait nécessaire de les consulter pour trancher entre des alternatives légales.

(9) N’importe quel joueur peut en principe, adopter, à l’intérieur des règles de base, des

 procédures de pure efficacité instrumentale ; et chaque joueur peut supposer pour lui-même

comme pour son adversaire qu’il peut en adopter  ; ou il peut les maintenir pour lui-même et

 pour son adversaire sans affecter sa compréhension du jeu. 

Considérer les situations de passage vécues par Agnès sous l’angle du jeu permet de les

éclairer doublement : dans leur structure opératoire et en tant que trame de possibilités

 pertinentes d’un environnement. Le schéma du jeu s’applique par exemple au problème du

costume de bain et à sa résolution. Celui-ci se posait quand il fallait accompagner des amis,

filles ou garçons, à la plage locale de Santa Monica ; c’était une situation où elle risquait

d’être découverte. Le problème trouvait une solution adéquate dans l’utilisation de certains

expédients. Agnès portait un slip très serré et un costume de bain à volants. Suivant ses

 propres mots : « C’est un vrai miracle. Je ne sais pas comment ça se fait, mais rien n’y

 paraissait ». Elle partageait donc l’enthousiasme de la bande pour la baignade, et s’y joignait,

à condition toutefois d’être sûre de disposer pour se changer d’une cabine de bain ou d’une

chambre privée. Faute de ces indispensables commodités, il lui serait facile de trouver une

excuse. Comme elle le faisait remarquer, il est toujours permis de ne pas avoir envie de se

 baigner, tout en appréciant d’être à la plage. 

Le discours d’Agnès sur son métier était du même ordre : elle désirait que son lieu de

travail soit relativement proche de son domicile de manière à pouvoir de préférence s’y rendre

à pied, ou en tout cas grâce à un moyen de transport en commun. Bien qu’elle sût conduire,

Agnès n’avait pas de voiture. Elle redoutait de voir éventé son secret pendant les moments

d’inconscience liés à un éventuel accident. 

Encore un exemple. Après son arrivée à Los Angeles, elle partagea son appartement

avec une amie. Elles s’étaient mises d’accord pour définir dans ses grandes lignes un certainstyle de cohabitation : respect réciproque de l’intimité, pudeur excluant la nudité devant

l’autre. Un problème survint cependant un jour   : au moment où elle enlevait sa robe, sa

compagne vit la cicatrice laissée par l’examen laparotomique. Elle donna satisfaction à la

curiosité amicale de son amie en parlant d’une opération d’appendicite. Au moment où elle

fournissait cette explication, il lui vint, me dit-elle, à l’esprit que le lien entre une appendicite

et une aussi longue et vilaine cicatrice pouvait paraître à sa compagne assez inexplicable. Si

 bien que sans attendre d’autre question, elle prit les devants et parla de « complications »,

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tablant pour noyer le poisson sur les connaissances rudimentaires de son amie en matière

médicale. 

Il se présenta une situation de jeu plus complexe encore  –   mais où les ressources

 propres au jeu furent mises en œuvre – , quand, après le mariage de son frère, un des amis de

celui-ci vint à la maison. Lorsque ce dernier fit son entrée, se trouvaient présents dans le

séjour, Agnès, son frère, sa belle-sœur et la cousine Alice (envers qui Agnès nourrissait

d’intenses sentiments de rivalité). Son frère quitta un peu plus tard la pièce pour

raccompagner le visiteur à sa voiture. Il rapporta à son retour la question de ce dernier : « Qui

donc est cette jolie nana ? ». Sa cousine, dit Agnès, supposa qu’il s’agissait d’elle. Elle se mit

en fureur lorsque le frère révéla, sur un ton ironique, que la question concernait en fait Agnès.

Seule la discipline familiale put dans ce cas protéger Agnès de l’humiliation. Mais cette même

discipline, si elle permit la victoire, la rendit en même temps amère. Agnès nous raconta un

autre incident, tout à fait similaire dans la forme : faisant des courses avec son frère,

l’employé du magasin la prit pour sa femme. Agnès en fut amusée et flattée, mais ça n’amusa

 pas du tout son frère. Elle pouvait compter sur lui pour garder le secret de famille. Mais elle

 pouvait compter aussi sur lui pour qu’il lui rappelle plus tard à quel point il désapprouvait son

changement. 

Les rendez-vous avec les garçons, tant dans sa ville natale qu’à Los Angeles, avant de

commencer à fréquenter Bill, constituèrent d’autres occasions où apparaissent les propriétés

du jeu : caractère épisodique, anticipation, confiance dans la connaissance instrumentale des

règles dont elle pouvait supposer qu’elles étaient connues des autres et que ceux -ci s’y

soumettaient de manière plus ou moins similaire. En dépit de son intérêt pour faire des

rencontres, elle refusait toute rencontre. Il fallait qu’une présentation ait d’abord eu lieu, ce

qui lui permettait de reporter le rendez-vous jusqu’à ce qu’elle ait pu consulter ses amies pour

un bilan sur le nouveau candidat potentiel. Les petits baisers étaient soumis à la règle : rien au

 premier rendez-vous, peut-être au second. Comme disait Agnès : « Si vous laissez un garçonvous bécoter la première fois et que vous dites non à la seconde, gare aux ennuis ». Un peu de

 pelotage était possible, mais en aucun cas au-dessous de la ceinture. Elle s’enchantait à l’idée

qu’il se trouve parmi les garçons un «  vrai loup », mais ne se serait pas risquée en sa

compagnie. Le salut résidait de toute façon dans le nombre. Aussi bien, préférait-elle

multiplier les rendez-vous de groupe, les petites soirées à la maison ou dans le cadre

 paroissial. Elle ne buvait pas. Elle affirmait ne s’être jamais soûlée : c’est une chose qu’elle ne

se permettrait jamais.

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C’est un événement médical qui nous offre un des épisodes les plus structurés comme un jeu.

La compagnie d’assurances où Agnès postulait pour un emploi exigeait une visite médicale,

laquelle comportait une analyse d’urine. Au moment de l’entretien d’embauche, l’examen

médical fut décidé pour le jour même. Elle avait peu de temps devant elle. Devoir exposer son

corps à un médecin impliquait des risques. Elle résolut d’y faire face en improvisant. On lui

demanda de fournir un échantillon d’urine et le médecin l’invita pour ce faire à se servir d’un

 bassin dans le bureau attenant. Elle avait espéré un cabinet muni d’une porte. L’infirmière

ayant accès au bureau, planait la menace de son irruption au moment délicat de l’opération.

Après s’être assise sur le bassin et s’être délibérément abstenue, elle prétendit ne pouvoir

uriner dans l’instant, et proposa aimablement au médecin de lui fournir un échantillon un peu

 plus tard dans la journée. Celui-ci accepta. Elle revint alors à l’appartement qu’elle partageait

avec une amie. Il lui vint à l’esprit qu’on pouvait déterminer le sexe de quelqu’un à partir

d’une analyse d’urine. Dans la double incertitude planant sur cette hypothèse et sur les

résultats éventuels de l’analyse, mais peu désireuse de prendre le moindre risque sur quoi que

ce soit, elle inventa une histoire et raconta à sa compagne qu’elle souffrait d’une légère

infection rénale et craignait de perdre l’emploi si cette infection transparaissait dans l’urine.

Son amie accepta complaisamment de lui fournir le flacon d’urine qu’Agnès transmit comme

la sienne propre. 

Une autre fois, elle venait d’obtenir un poste de secrétaire juridique, dans le cabinet

encore modeste de deux jeunes avocats débutants, et elle y était la seule fille. Ce travail

l’enchantait, en particulier parce qu’au moment de son embauche elle n’avait pas la

qualification requise : ne pouvant pas payer très cher, les employeurs souhaitaient engager

quelqu’un de moins qualifié à un salaire moins élevé. Rien ne pouvait mieux convenir à

Agnès qu’un tel arrangement, puisqu’il lui offrait à la fois l’occasion d’un travail plus

intéressant et une chance d’améliorer ses compétences en sténo. Quelques mois après son

engagement, l’opération fut programmée à l’UCLA. Il fallait qu’elle s’arrange pour obtenir uncongé, mais aussi pour s’assurer que ses patrons ne la remplaceraient que par un intérimaire.

Son objectif de repli, au cas où elle ne serait pas en mesure de reprendre le travail à temps,

était d’obtenir une lettre de recommandation spécifiant qu’elle avait travaillé six mois (au lieu

de deux mois réels). Cette précaution lui éviterait plus tard d’avoir à fournir des explications

sur cette absence à un nouvel employeur, d’autant que son curriculum professionnel comptait

déjà quelques trous. Naturellement, elle devait aussi lui permettre de continuer à travailler

dans cette spécialité. Tout ceci fut possible grâce à la complicité des urologues de l’UCLA qui

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appelèrent les avocats pour leur dire qu’une grave affection de la vessie nécessitait

l’hospitalisation temporaire d’Agnès.

Tous les événements qui aboutirent à son voyage de Midwest City, à sa transformation

et au retour à la maison, constituent des situations de passage analysables en termes de jeu,

mais particulièrement dramatiques. Le voyage eut lieu en août 1956. Tout au long des mois

qui le précédèrent, Agnès prépara sa transformation. Elle affirma avoir perdu plus de seize

kilos en l’espace d’environ deux mois, avec pour résultat cette séduisante silhouette féminine

que nous lui avions vue quand elle s’était présentée à l’UCLA. Elle s’était elle-même imposé

un régime. Personne dans la famille, précisait Agnès, n’avait connaissance de ses intentions et

de la place tenue dans son projet par le désir de devenir une belle jeune fille. Divers membres

de la famille se firent inquisiteurs, elle s’en tirait en répliquant  : « Un tas de gens suivent un

régime, non ? ». Elle passait un temps considérable dans sa chambre à répéter tout ce qu’elle

aurait à faire pour s’accorder à sa nouvelle apparence. Sa famille voyait le voyage à Midwest

City comme un simple mois de vacances chez la grand-mère. Agnès connaissait à Midwest

City beaucoup de gens qui ne l’avaient pas vue depuis des années. Durant le séjour, elle résida 

chez sa grand-mère et eut avec eux le minimum de contacts. Bien qu’elle eût des relations

dans bien d’autres villes, elle choisit Midwest City parce que la ville était grande.

Conformément à son plan, elle quitta le domicile de sa grand-mère très tôt un matin de la fin

du mois d’août, sans laisser de mot indiquant les raisons de son départ et sa destination. Elle

 prit une chambre dans un hôtel du centre ville. Dans un salon de coiffure elle se fit coiffer les

cheveux, qu’elle avait courts, dans le style italien que Sophia Loren avait mis à la mode. Elle

avait prévu de rester à Midwest City et d’y trouver du travail : son choix s’était, disait-elle,

fixé là, en raison des possibilités de travail et de l’anonymat nécessaire offert par une grande

ville, qui lui permettait en même temps d’éviter de rencontrer des gens qu’elle connaissait.

Elle pensait d’ailleurs qu’en cas de rencontre, ceux-ci, ne l’ayant pas vue depuis des années,

ne la reconnaîtraient pas. De plus, s’il lui arrivait de rencontrer quelqu’un et qu’on lui posedes questions, il lui suffirait de nier qu’il s’agissait d’elle. Elle comptait sur le fait que « la

 plupart des gens qui pensaient la reconnaître n’insisteraient pas ». Le projet tourna court. « Je

n’avais pas suffisamment bien préparé les choses ». Confrontée à la nécessité de gagner elle-

même sa vie, n’ayant aucune expérience professionnelle antérieure à faire valoir, ne sachant

comment faire pour trouver l’emploi dont elle avait besoin, pourvue d’un bagage de dactylo

assez faible, incertaine encore de ses « aptitudes de femme », les risques d’échec lui firent

 peur. Je lui demandai pourquoi elle s’était sentie incapable de retourner chez sa grand-mère.Elle me répondit : « Comment l’aurais-je pu ? Elle n’aurait même pas voulu savoir qui j’étais.

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Elle avait soixante-douze ans. Comment était-il seulement possible de lui dire une chose

 pareille ? ». Au bout du compte, elle avait très peu d’argent, juste «  de quoi rentrer à la

maison ». Le soir même du jour où elle opéra sa transformation, elle téléphona à sa mère, lui

raconta ce qu’elle avait fait, et, d’après son récit, sur les instances maternelles, prit le soir

même un bus pour rentrer chez elle, dans ses nouveaux atours féminins. Les attentions de

 plusieurs militaires, précisa-t-elle, lui rendirent ce voyage agréable. 

Situations de « passage » dont le modèle du jeu ne rend pas correctement compte 

De nombreuses situations ne peuvent satisfaire à maintes propriétés du modèle des

 jeux. Si on s’en sert pour les analyser, on voit surgir des incongruités structurales. 

Un exemple de ce type de situation se produisait très souvent. Agnès devait agir à la

façon d’un « apprenti clandestin » pour apprendre, comme elle le dit, « à se conduire comme

il convient à une femme ». Le trait caractéristique de la situation était à peu près le suivant :

un objectif utile et mutuellement compris orientait l’interaction d’Agnès et de ses partenaires,

tandis que dans le même temps, Agnès poursuivait, avec la coopération de l’autre personne,

un autre but, tout aussi utile, mais connu d’elle seule et soigneusement dissimulé.

Contrairement aux occasions décrites précédemment, celle-ci n’avait rien d’épisodique : elle

était permanente et son déroulement était imprévisible. De plus, l’apprentissage de ses

« règles » ne pouvait se faire qu’à travers le développement d’une interaction réelle, au prix

d’une participation réelle avec tous les risques inhérents à celle-ci. 

Ses comptes rendus mettaient au premier plan plusieurs personnes avec qui non

seulement elle se conduisait comme il convient à une femme, mais de qui elle apprenait à le

faire. La mère de Bill, chez qui elle passa beaucoup de temps en qualité de future belle-fille,

fut un de ces importants partenaires-instructeurs. Elle était d’origine hollando-indonésienne,

et gagnait sa vie comme couturière. Tout en apprenant à Agnès la cuisine hollandaise, « pour plaire à Bill », c’est d’abord à faire la cuisine qu’elle lui apprenait. Agnès dit de la mère de

Bill qu’elle lui apprit à connaître la couture, les tissus, et comment s’habiller  ; elles discutaient

de boutiques de vêtements, de shopping, de styles qui convenaient à Agnès et de savoir-faire

ménager en général. 

Agnès parlait des « longues leçons » reçues de Bill, quand il lui arrivait de faire

quelque chose qu’il désapprouvait. Un soir, en revenant du travail vers cinq heures, il la

trouva en train de prendre un bain de soleil sur la pelouse devant son appartement. Elle tiragrand profit de la manière à la fois détaillée et furieuse dont il lui expliqua qu’ « une

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exhibition de ce genre en face de tous ces hommes rentrant du travail » était aussi choquante

 pour lui que certainement très agréable pour les autres. 

En une autre occasion, elle eût droit à une leçon de Bill sur la façon dont une femme

doit se conduire à l’occasion d’un pique-nique. Ce qu’il fit en passant en revue, avec colère,

tous les défauts de la petite amie d’un copain. Il expliqua comment celle-ci s’était obstinée à

vouloir que les choses soient comme elle le souhaitait, à avancer ses opinions quand elle

aurait dû les retirer, à se montrer cassante quand elle aurait dû faire preuve de douceur, à se

 plaindre au lieu de prendre les choses comme elles venaient, à faire étalage de sophistication

au lieu de se montrer naturelle, à agir avec grossièreté au lieu de renoncer à toute prétention

d’égalité avec les hommes, à exiger des services au lieu de penser à offrir plaisir et confort à

son compagnon. Agnès rapportait les propos de Bill qu’elle approuvait : « Ne pense pas que

les autres prennent ton parti quand tu agis ainsi. Ils ont plutôt pitié du gars qui doit vivre avec

une femme comme ça, et se demandent où il a bien pu la pêcher ! ». 

Avec ses co-locataires et, plus largement, le cercle de ses amies, Agnès échangeait de

menus propos, des commentaires sur les hommes, les rencontres et les flirts passés. Elle ne se

contentait pas d’adopter la posture d’acceptation passive des consignes qui lui étaient

données, mais apprenait à conférer à celle-ci la valeur d’un trait de caractère féminin

désirable. La rivalité avec sa cousine était pour elle une source d’apprentissage, du fait de son

caractère blessant ; elle la contraignait à réfléchir sur tout ce qui allait mal chez cette dernière,

tout en revendiquant pour elle-même des qualités inverses de celles qu’elle trouvait à critiquer

chez cette personne.

Ces occasions exigeaient d’Agnès qu’elle fût capable d’honorer des normes de

conduite, d’apparence, de savoir -faire, de sentiments, de motivations et d’aspirations, tout en

apprenant au même moment en quoi exactement consistaient ces normes. Un tel apprentissage

la plaçait dans une situation de continuel auto-perfectionnement, où il allait de soi, pour les

autres, qu’elle connaissait ces normes depuis toujours ; où il lui fallait les apprendre, tout enétant dans l’impossibilité de montrer qu’elle était en train de les apprendre ; où il lui fallait les

apprendre en participant à des situations où elle était supposée savoir cela même qu’elle était

en train d’apprendre. 

Une occasion ressemblant de près à celle de l’apprentissage secret était celle  où elle

s’arrangeait pour obtenir de l’entourage des réponses à ses propres questions. J’en suis venu à

considérer ce type de conduite comme une pratique consistant à « se conformer par

anticipation ». C’est ce qui se passait, je regrette d’avoir à le dir e, à un rythme déconcertantdans mes conversations avec elle. Quand j’ai relu les transcriptions et réécouté les bandes

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d’enregistrement pour préparer ce  texte, j’ai été stupéfait du nombre de fois où il était

impossible de savoir si Agnès répondait à mes questions, ou si elle avait appris de mes

questions, et plus encore, d’indices subtils précédant mes questions ou les suivant, comment y

répondre. Pour donner un autre exemple, lors d’un examen médical réclamé par la compagnie

d’assurances de son entreprise, le médecin lui fit un palper d’abdomen. Agnès ne savait pas

exactement « ce qu’il cherchait à sentir  ». « Peut-être cherchait-il à sentir mes organes

génitaux ? » (évidemment elle n’en avait pas), « ou quelque chose de dur ? ». A toutes ses

questions sur des sensations pénibles ou douloureuses, elle répondit négativement. « Comme

il ne dit rien, j’imaginais qu’il n’avait rien trouvé d’anormal ». 

Les conversations amicales constituaient également toute une autre série de situations

communes, où elle manquait d’éléments biographiques et d’expériences d’affiliation à un

groupe de pairs à échanger avec son interlocuteur. Comme elle le disait elle-même, « Pouvez-

vous imaginer tous les blancs de mon passé qu’il me fallait remplir  ? Seize ou dix-sept ans de

ma vie à reconstituer. Je devais faire attention à tout ce que je disais, aux choses les plus

naturelles qui pouvaient m’échapper… Il me fallait surtout éviter de dire absolument quoi que

ce soit de mon passé qui ait été une incitation à m’interroger sur ce passé. Je me contentais de

généralités et évitais tout ce qui pouvait être mal interprété ». Elle pouvait, disait-elle, passer

aux yeux des hommes pour quelqu’un d’intéressant dans la conversation, parce qu’elle les

encourageait à parler d’eux-mêmes. Quant aux femmes, elles expliquaient l’imprécision et le

flou des propos biographiques qu’elle tenait sur un ton amical, par un mélange de gentillesse

et de modestie. « Elles se figurent probablement que je n’aime sans doute pas parler de moi ». 

Bon nombre de situations étaient structurées de telle sorte qu’on n’y trouvait aucun

critère permettant de dire qu’elles avaient atteint un but, ce qui est un trait intrinsèque des

activités de jeu. Le succès dans la gestion d’une interaction en cours se manifestait dans le fait

d’avoir présenté une figure estimable et attractive, d’agir dans la situation du moment de

manière à assurer une cohérence avec les précédents et les futurs liés à la figure présentée, etdont les apparences actuelles constituaient des preuves documentaires. Agnès racontait, par

exemple, qu’après avoir commencé à travailler pour une compagnie d’assurances, il lui fut

très vite clair qu’elle devrait quitter son emploi. Les tâches, peu qualifiées, étaient

ennuyeuses, les possibilités d’avancement minimes. Les petites innovations qu’elle introduisit

dans son travail, pour le rendre plus intéressant, lui furent d’un secours tout passager. Elle

souhaitait vivement se qualifier et se construire un cursus professionnel plus brillant. Elle

voulait pour toutes ces raisons trouver un meilleur emploi, mais devait compter avecl’opposition de Bill. Elle était convaincue qu’il n’accorderait crédit à aucune de ses raisons,

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mais les interpréterait au contraire comme autant de preuves de déficiences dans ses aptitudes

 professionnelles. Il l’avait prévenue que les raisons alléguées ne lui paraissaient pas

acceptables et que si elle mettait à exécution son projet, il ne lui resterait qu’à lui reprocher

son immaturité et son irresponsabilité. Quand elle quitta néanmoins son emploi, elle prétendit

n’y avoir été absolument pour rien et avoir été licenciée pour raisons économiques, ce qui

était faux. 

Toute une autre série de situations de « passage » résistent particulièrement à une

analyse en termes de jeu. On peut les caractériser comme suit : elles sont continues et se

développent ; les apparences présentes ont une signification rétrospective-prospective ;

chaque état présent de l’action a pour sens la situation-telle-qu’elle-s’est développée-jusque-

là ; on n’y peut ni a bandonner, ni différer, ni redéfinir les finalités ordinaires ;

l’investissement d’Agnès pour se conformer à la femme naturelle, normale, s’y trouve exposé

à une menace constante ou à la manifestation de contradictions ; dans ces situations enfin, les

 parades non seulement lui échappent, mais elles échappent aussi à tous ses interlocuteurs. De

ses propos aussi bien que de nos observations, on pouvait conclure que toutes ces situations

étaient au plus haut point angoissantes. 

Une « occasion » de ce genre correspondait à la nécessité constante pour Agnès, selon

ses propres termes, de « ne pas se faire remarquer ». Elle dit que ce fut là un très gros

 problème au lycée. Elle prétendait, « pour que les choses soient claires », que ce n’était plus

une préoccupation, qu’elle avait été remplacée par la crainte d’être percée à jour. Le fait est

cependant que cela demeurait un vrai problème. J’ai le sentiment que la position d’Agnès là-

dessus tenait à la manière dont le problème avait été amené dans la conversation. C’est en lui

rapportant les propos d’un patient, E. P., sur son souci de ne pas se faire remarquer, que

 j’avais abordé la question. Je lui décrivis E. P. comme quelqu’un de plus âgé qu’elle, élevé en

fille et ayant subi à dix-huit ans une castration qui avait laissé en place un pénis résiduel. Je

lui rapportai qu’E. P., tout en continuant à s’habiller en femme, voulait qu’on le traite enhomme, et que la transformation remontait seulement à quelques années. Je lui décrivis

l’apparence d’E. P., et illustrai sa préoccupation de passer inaperçu par ses histoires au sujet

de « cette espèce de truc dégoûtant qui m’arrive sans arrêt » (c’est-à-dire le fait d’être abordé

dans un bar par un homme qui lui dit : « Excusez-moi, moi et mon ami avons fait un pari :

êtes-vous un homme ou une femme ? »). Agnès identifia aussitôt l’ « anormalité » d’E. P., et

nia catégoriquement lui être en quoi que ce soit comparable. C’est dans ce contexte qu’elle

affirma ne plus reconnaître comme son problème d’avoir à « ne pas se faire remarquer ». 

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C’est en parlant de la façon dont elle s’y prenait pour passer inaperçue au

lycée qu’Agnès décrivit le problème : elle n’y prenait jamais ses repas, ne participait à aucun

club, bougeait le moins possible, se tenait généralement à l’écart des conversations, évitait à

tout prix « ces garçons dont l’allure est un peu bizarre », portait une chemise ample un peu

trop grande pour sa taille, s’asseyait bras croisés, penchée sur le bureau de manière à cacher

sa poitrine, évitait de choisir entre amis filles ou garçons, prenait toujours place dans le coin le

 plus reculé de la classe et, dans les cours, ne participait pas aux discussions (de sorte, disait-

elle, que « des journées entières pouvaient passer sans que j’ouvre la bouche »), et elle réglait

si précisément emploi du temps et déplacements que, de son propre aveu, elle gagnait toujours

la cour par le même portail, entrait dans la salle de classe par la même porte, utilisait le même

itinéraire pour rejoindre sa place, arrivant à heure fixe, partant par la même sortie, reprenant

 pour rentrer à la maison le même chemin et tout à l’avenant. Elle avait produit ce récit en

réponse à l’une de mes questions : « Est-ce qu’une situation particulièrement pénible s’est

 produite ? ». A quoi elle avait répondu : « Je n’ai aucune situation particulièrement difficile à

rapporter, mais je sais seulement que ce qui est tellement évident qu’on ne peut le cacher…

Mon allure générale… Il n’était que trop évident qu’elle n’était pas masculine, et même pas

masculine du tout ». Agnès trouva un compromis sur sa manière de s’habiller. Elle disait

qu’elle s’habillait «  pratiquement de la même façon » au lycée et au collège. Sa tenue

habituelle se composait d’un pantalon de velours blanc et d’une chemise largement décolletée

qu’elle faisait blouser. Il s’avéra que c’est sur une suggestion de son frère qu’elle adopta la

tactique du port ample de la chemise. Elle avait jusqu’alors préféré, même après la formation

de sa poitrine, porter la chemise étroitement ajustée. Seules les critiques de son frère l’avaient

amenée à changer. De quelques années plus âgé qu’elle, il fréquentait la même école.

L’apparence et les manières féminines d’Agnès le plongeaient dans l’embarras et il lui

reprochait de s’habiller comme une fille, la pressant de porter sa chemise de manière ample.

C’est également lui qui se plaignait de la voir porter ses livres à la manière d’une fille etinsista, lui montrant comment faire, pour qu’elle adopte la façon des gars. 

La nécessité de s’adapter aux réactions de ses amis, voisins et parents après son retour

de Midwest City, nous fournit un autre exemple de ce qu’est « une situation en continuel

développement ». Il s’agissait là de familiers dont Agnès se plaignait qu’«  ils connaissaient

tout » de sa situation antérieure. Quand ce sujet avait été abordé, elle avait dans un premier

temps affirmé avec netteté qu’éviter de se faire remarquer   n’était pas un problème. « Même,

disait-elle, lorsque je revins de Midwest à la maison ». Mais peu après, lorsque dans laconversation je la pressai de questions sur la façon dont sa mère, ses frères et sœurs, ses amis

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antérieurs, ceux de sa mère et les voisins, s’exprimaient et la traitaient après son retour, Agnès

répondit : « C’était tellement différent de tout que personne dans la ville ne savait comment

faire ». Puis, après avoir dit que « tout le monde a été chic avec moi ; et même plus chic que

 jamais auparavant, et ils m’acceptaient. Ils voulaient seulement comprendre », elle changea de

version. Elle décrivit sa vie, depuis son retour de Midwest City jusqu’au moment de son

départ pour Los Angeles, comme quelque chose d’«  épouvantable ». Seule exception à ce

tableau, l’expérience professionnelle liée à un premier travail dans sa ville natale. Au cours

d’un entretien ultérieur, elle affirma qu’elle ne reviendrait jamais dans sa ville natale. Après

son opération à l’UCLA, elle souligna à quel point elle désirait quitter Los Angeles supportant

mal que tant de gens en sachent autant à son sujet, « Tous ces médecins, infirmières, internes

et tout le monde ». 

Un des aspects de la situation tenait à la rivalité qui l’opposait à sa cousine Alice et au

mélange de rivalité et de mutuelle désapprobation qui régnait entre elle et sa belle-sœur.

Revenue de Midwest City, elle s’était heurtée  aux manifestations ouvertes de colère et à

l’hostilité de son entourage, sa belle-sœur, sa tante et surtout son fr ère qui lui demandaient

sans arrêt « quand elle comptait en finir avec ça ». Ces souvenirs, disait-elle, lui étaient

 pénibles et elle détestait les évoquer. Il fallait déployer beaucoup d’efforts pour obtenir d’elle

qu’elle les commente et ce, en vue d’un résultat finalement douteux, compte tenu de

l’importance des dénégations et des idéalisations, soit qu’elle répétât : « J’étais acceptée »,

soit qu’elle niât être en mesure de jamais savoir « ce que » les autres pensaient vraiment.

Après son départ du lycée, un arrangement avait été pris lui permettant de continuer

ses études à la maison avec l’aide d’un tuteur. Ce fut là une autre « occasion » où Agnès eut à

subir une blessure d’amour -propre du fait de l’échec des dispositions prises par les parties

concernées. En effet, en septembre 1957, elle ne retourna pas au lycée pour ce qui eût été son

année de terminale. De ce qu’elle nous rapporta, un accord fut passé entre sa mère et le

directeur adjoint pour qu’un professeur de l’établissement vînt quotidiennement chez eux.Elle resta très évasive sur le contenu des échanges qu’elle eut avec sa mère à ce sujet et sur la

nature de leurs accords ou désaccords sur cette question. Elle prétendit tout ignorer de

l’arrangement conclu, de ce que sa mère en pensait ou du contenu spécifique de la discussion

avec le directeur adjoint. Elle prétendit, de plus, être incapable de se rappeler combien de

temps durait chacune des ces leçons particulières et sur quelle période elles se prolongèrent.

Le caractère vague de ses propos et cette apparente amnésie nous conduisirent à penser qu’il

s’agissait là du type même de souvenirs dont Agnès avait dit qu’elle détestait  se les« remémorer ». Elle décrivit, quoique très brièvement, cette période de tutorat comme un

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moment de vive insatisfaction et de conflit chronique avec sa mère. Bien qu’elle eût disposé

de beaucoup de temps et aurait pu  –  elle s’en rendait compte après coup  –  en tirer meilleur

 parti, ses réponses à mes questions sur ce malaise soulignaient depuis le début la même

chose : « J’avais, disait-elle, l’impression de vivre en recluse… Je voulais sortir, rencontrer

des gens, m’amuser. Avant mon départ pour Midwest City, c’est à peine si je supportais de

sortir de la maison. Après mon retour, je voulais commencer à sortir, à avoir une vie sociale, à

rencontrer du monde. Et voilà que je me trouvais coincée à la maison à n’avoir rien à faire ».

A cela s’ajouta une petite remarque au sujet de son professeur particulier : il donnait aussi des

leçons à d’autres élèves qui tous, à l’en croire, étaient « plus ou moins anormaux ». Etant

donné son refus général de considérer sa condition comme celle de quelqu’un d’anormal,   il

me sembla pouvoir attribuer son refus d’en dire plus à deux raisons : sa récusation globale de

toute « anormalité », et son insistance à affirmer qu’elle aurait été capable de se conduire et de

sentir « normalement et naturellement » n’eût été un entourage incompréhensif et hostile.

Avec l’opération de castration s’ouvrit un épisode d’environ six semaines parmi les plus

dramatiques de ceux qu’on ne peut «  problématiser en termes de jeu ». Dès le début de sa

convalescence, Agnès essaya de se préserver un espace d’intimité dans la gestion des soins de

son vagin : elle s’arrangea pour prendre elle-même les bains de siège et changer les

 pansements. Elle insistait pour que ces soins aient lieu à l’abri du regard des infirmières et des

internes qu’elle n’aimait guère. D’après elle, cette antipathie était d’ailleurs partagée. Le

vagin cicatrisait mal, une infection se déclara peu après l’opération. Un grand moule en

 plastique de la taille d’un pénis dut être enlevé pour faciliter la cicatrisation, ce qui entraîna le

développement d’adhérences et le resserrement du canal sur toute sa longueur, y compris à

l’entrée. La profondeur espérée fut perdue et les tentatives pour la récupérer par des

manœuvres manuelles étaient faites à la fois par le chirurgien de service et, sous son contrôle,

 par Agnès elle-même. Ces efforts conjugués étaient extrêmement douloureux. Durant

 pratiquement la semaine qui suivit le départ de l’hôpital, une incontinence à la fois fécale eturétrale se produisit, le contrôle du sphincter anal étant par moments impossible. Les

mouvements étaient restreints et douloureux. Le vagin neuf exigeait attention et soins

continuels. Son attache à la vessie, jointe à la pression exercée sur le gros intestin, provoquait

des signaux confus tels que, lorsque la vessie se dilatait sous la pression de l’urine, Agnès

ressentait une envie de défécation. La vessie s’infecta, le tout accompagné de douleurs

continues et de spasmes abdominaux importants. Compromis par l’amputation testiculaire,

l’équilibre entre androgènes et oestrogènes provoqua d’imprévisibles sautes d’humeur.S’ensuivirent des disputes avec Bill qui s’emportait facilement et menaçait de rompre. En

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dépit d’une campagne pour dissuader sa mère de venir à Los Angeles, il apparut bientôt et

 progressivement à Agnès qu’elle ne pouvait contrôler la situation et qu’il était inutile

d’espérer gérer seule sa convalescence. Cette perspective ajoutait à son angoisse. Si sa mère

devait la rejoindre, cacher à Bill et à sa famille la dernière et la plus terrible des choses

qu’elle-même et sa mère connaissaient, mais que Bill et sa famille ignoraient, devenait en

effet impossible : qu’elle avait été élevée en garçon. Jusqu’au moment où les spasmes de la

vessie nécessitèrent une nouvelle hospitalisation, elle assura elle-même les soins requis par

son vagin et son état de santé général, passant la journée alitée chez Bill et rentrant le soir

dans son propre appartement. Il fallut dès lors cacher la vérité à la mère de Bill qui savait

simplement que des « troubles féminins » avaient nécessité une opération. Elle était en outre

affectée d’une dépression moyennement sévère accompagnée d’accès de nervosité, de crises

de larmes aussi inexplicables qu’incontrôlables, de sentiments de mélancolie à la fois étranges

 pour elle-même et imprévisibles. Bill lui reprochait de se lamenter sur son sort et insistait,

 bien quelle n’ait rien eu à répondre, pour savoir s’il s’agissait d’un état lié à des maux

 purement physiques ou si réellement « elle était toujours comme ça ». Auprès de moi, elle se

 plaignait d’une perte de vivacité de ses pensées et sentiments, de difficultés à se concentrer,

de distractions fréquentes, et de défaillances de mémoire. Complication supplémentaire, cet

état dépressif commença à l’effrayer et l’idée de se sentir « devenir folle » se mit à la

tourmenter.

Voici la description alternative donnée par Robert J. Stoller des deux semaines qui ont suivi l’opération. Les

raisons de la rapporter deviendront claires à la fin du chapitre.

« Une des situations les plus dr amatiques “que l’on ne peut pas analyser en termes de jeu” commença avec

l’opération de castration et dura environ deux mois. Tout de suite après l’opération, Agnès essaya de se

 préserver un espace d’intimité dans la gestion des soins de son vagin, en s’arrangeant pour prendre elle-mêmeles bains de siège et changer les pansements. Elle insista pour que ces soins aient lieu à l’abri du regard des

infirmières et des internes, ce qui a contribué à ce que les infirmières ne l’apprécient guère. Tout de suite après

l’opération, elle développa des troubles tels que : une thrombophlébite dans les jambes, une cystite, un

rétrécissement du conduit urétral, et une tendance du vagin à se rétrécir malgré le moule en plastique qui y avait

été placé au moment de l’opération. Il fallut donc plusieurs interventions chirurgicales mineures pour remédier

à ces complications, et pour donner une apparence plus normale aux lèvres externes. La présence du moule en

 plastique n’empêcha pas le nouveau canal vaginal de tendre à se fermer et à cicatriser. D’où la nécessité de

manipulations intermittentes du moule et de dilatations quotidiennes. Non seulement toutes ces opérations était

douloureuses, ou tout du moins inconfortables, mais, toutes mineures qu’elles fussent, elles produisirent, du fait

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de leur fréquence, la crainte que tout cela n’aie pas de fin et n’aboutisse pas au résultat désiré : avoir des

organes génitaux féminins fonctionnant normalement et présentant une apparence normale. Bien que toutes ces

affections pénibles aient été soigneusement traitées (et finalement avec succès), on n’était pas venu à bout de

toutes ces complications quand Agnès se sentit suffisamment bien pour rentrer chez elle. Pendant sa première

semaine à la maison, elle subit une incontinence à la fois fécale et urétrale. De plus, elle dut limiter ses activités physiques pour éviter la douleur. Le traitement ne vint pas immédiatement à bout de la cystite, et dura deux

semaines, produisant des symptômes désagréables, allant de l’envie pressante d’uriner, de brûlures lorsqu’elle

urinait, jusqu’à des accès de douleur considérable dans le bassin. 

Environ deux semaines après l’opération, un autre ensemble de symptômes désagréables se développa. Elle

s’affaiblit et se sentit de plus en plus fatiguée ; elle s’alanguit, perdit l’appétit, perdit du poids à un point tel que

sa poitrine s’amenuisa, sa peau perdit son apparence douce et lisse et devint jaunâtre  ; le sexe ne l’intéressait

 plus ; elle se montra rapidement déprimée, et sujette à des crises de larmes soudaines et incontrôlables. C’est

l’image qu’elle présenta lorsque nous la revîmes pour la première fois après son retour chez elle. Cela

ressemblait à une dépression plutôt typique et modérément sévère, qui tendait à prouver qu’une erreur avait été

commise. C’est d’abord pour des raisons psychologiques que l’opération avait été effectuée. L’équipe médicale

avait conclu que l’identité d’Agnès était si fermement fixée dans une direction féminine qu’aucune forme de

traitement ne pourrait la rendre masculine. De plus, nous avions le sentiment qu’elle était complètement sincère

tant dans l’expression de son désespoir face au caractère anormal de son anatomie, que dans son sentiment que

si on essayait d’en faire un homme, non seulement cela ne servirait à rien, mais cela pourrait aussi la conduire

au désespoir, sinon au suicide. Quant un patient revendique quelque chose qu’il veut réellement, il est possible

que les choses ne soient pas aussi claires qu’elle apparaissent de prime abord ; il revient précisément aux

experts d’apprécier si une telle ambivalence existe ou non. Dans le cas d’Agnès, nous avons eu le sentiment,

dépourvu de tout doute, que notre appréciation était approfondie et appropriée ; et qu’elle montrait que la

féminité de cette patiente était aussi établie que celle des femmes normales du point de vue anatomique, et que

les traces ou les résidus de masculinité qu’elle présentait n’étaient pas plus importants, en degré ou en qualité,

que ceux que l’on trouve chez des femmes anatomiquement normales. Si ce jugement était erroné, on pouvait

s’attendre à ce que la radicalité de l’opération de castration, la perte irréversible des organes génitaux

masculins, ne produisent, lorsque la patiente se trouverait à faire face à la réalité, une réaction psychologique

sévère que si sa masculinité cachée et son désir inconscient d’être un homme étaient suffisamment forts, et que

nous ne nous en fussions pas aperçu. 

Par conséquent, le fait d’être confrontés à une patiente souffrant d’une dépression plutôt sérieuse nous prouvait par déduction qu’une erreur de jugement avait été commise et que cette dépression résultait de la perte des

organes sexuels masculins. Le diagnostic clair de tous ces symptômes classiques de la dépression n’était pas

 pour réjouir ceux qui avaient examiné le cas. Cependant, Agnès mentionna un autre symptôme à la fin de ses

descriptions. Elle raconta qu’elle avait des épisodes de plus en plus fréquents de transpiration soudaine,

accompagnés d’une sensation très particulière, une sensation vive de chaleur, qui partait de ses orteils et

remontait le long de ses jambes puis, à travers son tronc, jusqu’à sa figure. Elle avait des bouffées de chaleur

dues à une ménopause chirurgicale. Lors de l’opération, l’ablation des testicules avait supprimé la source des

oestrogènes qui étaient à l’origine du tableau anatomique compliqué de ses caractéristiques sexuelles féminines

secondaires. Elle avait ainsi développé le syndrome d’une ménopause semblable à celle que l’on rencontre

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fréquemment chez de jeunes femmes ayant subi l’ablation des ovaires. Tous les symptômes évoqués ci-dessus

 peuvent être rapportés à la perte aiguë d’oestrogènes (bien que l’on ne puisse pas dire que la ménopause chez

les femmes anatomiquement normales soit explicable par la seule diminution d’oestrogènes). Sur ce point, les

tests hormonaux réalisés révélèrent un accroissement de FSH dans l’urine et une absence d’oestrogène. Aussi

lui administra-t-on immédiatement un traitement de remplacement de l’oestrogène, et tous les signes etsymptômes évoqués ci-dessus disparurent. Elle se remit de sa dépression, retrouva son intérêt pour la vie et son

dynamisme sexuel ; sa poitrine et sa taille revinrent à leur dimension normale ; sa peau revêtit une apparence

 plus féminine, etc. 

Il peut être important de mentionner brièvement les résultas pathologiques trouvés concernant les testicules.

Ceux-ci n’étaient plus du tout ceux d’un homme normal, du fait de la présence chronique d’oestrogènes dans

leur milieu ; il n’y avait pas d’indice, normal ou pathologique, d’une production de sperme fertile. De

nombreuses formes dégénératives de spermatogenèse ont été trouvées dans les cellules anormales. Cependant, il

n’y avait pas de tumeur, et rien n’indiquait la présence d’un ovo-testicule (coexistence de tissus ovariens et

testiculaires dans le même organe). La conclusion de l’endocrinologue était qu’Agnès « présentait un tableau

clinique qui semblait suggérer la superposition d’un excès d’oestrogènes sur un substrat masculin normal  ». Ce

qui restait inexplicable, et qui en faisait un cas unique dans les annales de l’endocrinologie, était que la présence

d’une production d’oestrogènes suffisante pour provoquer le développement de caractéristiques sexuelles

secondaires complètement féminines n’avait pas empêché le développement d’un pénis de taille normale au

moment de la puberté. Il n’y a pas pour l’instant d’explication adéquate à cette anomalie.

On peut supposer sans risque que la dépression a simplement été due à un manque grave d’oestrogènes suite à

la castration. Agnès n’avait jamais eu rien de tel précédemment. L’administration d’oestrogènes a tout de suite

résolu le problème et celui-ci ne s’est pas reproduit. Elle a été quotidiennement sous oestrogènes depuis cet

épisode. 

Plus tard Agnès a dû retourner à l’hôpital pour traiter une cystite et subir une intervention chirurgicale mineure

visant à ouvrir complètement le canal vaginal. Son parcours ultérieur a été sans histoire du point de vue

chirurgical et endocrinologique ». 

A la suite d’un accès de douleur à la vessie, il fallut à nouveau l’hospitaliser pour lui

 prodiguer des soins. La crise s’apaisa. On commença des injections de testostérone ;

l’infection de la vessie fut maîtrisée ; réouvert, le canal vaginal fut d’abord soumis à desmanipulations digitales, puis effectuées à l’aide du pénis en plastique. Au bout d’à peu près

six semaines, la dépression avait complètement régressé. La cicatrisation du vagin était en

cours, seule demeurait une certaine sensibilité et, grâce à l’usage consciencieux qu’Agnès

avait fait du moulage, elle a pu atteindre une profondeur de cinq pouces dans lequel elle a pu

faire pénétrer un pénis d’un diamètre d’un pouce et demi. Les disputes avec Bill avaient

disparu pour faire place à une commune attente anticipant le moment où il leur serait possible

d’avoir des relations sexuelles. Agnès décrivait ainsi leur relation : « Ce n’est plus comme au

début. Nous sommes maintenant tout à fait comme un vieux couple ». 

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Dans les descriptions de sa relation avec Bill, c’est toute la  gamme de situations,

 justiciable ou pas d’une analyse en termes de jeu, qui se trouvait, à un moment ou l’autre,

d’une manière ou d’une autre, impliquée. Si pour Agnès tous les chemins menaient à Rome,

c’était en convergeant tous vers un seul et même point : son compagnon. Pour illustrer cela en

 passant, Agnès se mit un jour, à ma demande, à passer en revue le détail du déroulement

d’une journée ordinaire, examinant pour chaque événement la possibilité d’agir différemment

de ce qu’elle avait fait. La chaîne des conséquences menait à Bill et, de là, à ses secrets et à

son problème. On en arrivait là quels que soient les événements courants avec lesquels

s’amorçait « la chaîne de pertinences ». Je demandai alors à Agnès de partir de quelque chose

qu’elle ressentait comme valant vraiment la peine puis d’imaginer quelque chose susceptible

d’altérer gravement la situation, de me dire ce qui arriverait alors, et encore après et ainsi de

suite. « La meilleure chose qui me soit jamais arrivée, répondit-elle, c’est Bill ». L’insuccès

de ma tentative nous fit tous deux éclater de rire. 

Il était question de Bill dans chacune de nos conversations. Si on discutait de sa

confiance en elle-même en tant que femme, l’image de Bill se profilait comme celle de

quelqu’un avec qui elle pouvait se sentir « naturelle et normale ». Parlait-on de ses sentiments

d’échec, d’infériorité ou de dégradation, c’est encore Bill qui exemplifiait les moments où ces

sentiments étaient les plus vifs, car, mis à part le médecin, c’était la seule  personne à qui elle

avait volontairement dévoilé sa condition. Un aveu qui se traduisit par une atténuation des

sentiments négatifs qu’elle nourrissait envers elle-même, Bill lui donnant l’assurance qu’elle

n’avait aucune raison de se sentir inférieure aux autres femmes, puisqu’elle n’était pour rien

dans l’existence d’un pénis qui, de toute manière, n’avait rien d’un organe sexuel et n’était

qu’une tumeur ou « une espèce d’excroissance anormale ». Il intervenait aussi dans tous les

récits concernant ses aspirations professionnelles, son attitude et la discipline au travail, son

salaire, ses chances d’avancement, ses visées de carrière. J’ai mentionné plus haut les

« leçons » qu’il lui prodiguait en matière de « savoir-vivre » féminin (sans voir qu’il était justement en train de lui apprendre à se conduire en femme). Qu’il s’agisse de ses conseils

 pour « être à la hauteur » en matière de tâches domestiques et de relations domestiques, de

commentaires sur sa conduite avec des compagnons bizarres, sa conduite à Las Vegas, ou

encore de son insistance à ce qu’elle se fasse opérer et que si « elle ne pouvait obtenir ce

qu’elle voulait des médecins de l’UCLA qui se servent de toi comme d’un cobaye  pour leurs

recherches », qu’elle les laisse tomber et qu’elle s’adresse à un médecin qui ferait ce qu’elle

attendait, de ses indications sur la manière de faire l’amour, de se faire des relations, des amis,

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et des préparatifs de mariage : dans tout cela, directement ou indirectement, Bill était

important. 

J’ai mentionné plus haut que les occasions de « passage » impliquaient Agnès dans un

travail de réalisation du statut prescrit de femme naturelle et normale. L’importance de Bill

dans ce travail réduisait la part des considérations de stricte utilité et d’efficacité instrumentale

lorsqu’elle avait à choisir une stratégie ou à évaluer la légitimité de ses manières de procéder

et de leurs résultats. Dans tous ses comptes rendus, ceux qui faisaient intervenir Bill se

 prêtaient invariablement le moins bien à une analyse en termes de jeu. Au fil de leurs

interactions intimes s’était tissée une biographie mutuelle qui pouvait se prêter (et se prêtait

de fait pour l’un comme pour l’autre) à un usage diffus   : le caractère historico-prospectif

d’une telle biographie produisait dans l’analyse en termes de jeu une des plus insurmontables

incongruités structurelles. Seule la pertinence diffuse d’une telle biographie permettait de

comprendre l’acuité des craintes d’Agnès à l’idée de découvrir son secret à Bill et

l’acharnement de sa résistance à me raconter comment cette révélation avait eu lieu. C’est

seulement vers la fin de nos entretiens, et alors que pour la seule et unique fois j’insistais pour

en obtenir la confidence, qu’elle finit par me raconter l’histoire. Encore le fit-elle par bribes et

sur le ton dont on parle d’une défaite. Cette biographie mutuelle nous aid a également à

comprendre comment la perspective d’un dévoilement du secret devint peu à peu inéluctable

et comment une telle découverte prit progressivement les proportions d’un drame de grande

ampleur.

Je concentrerai mon attention sur deux occasions, chacune représentée par une

question de Bill à laquelle Agnès trouvait terriblement difficile de répondre dans la situation

où elle était (et précisément parce qu’elle ne pouvait rien changer à cette situation). Avant

l’opération, et avant qu’il connût la situation réelle d’Agnès, la question de Bill portait sur

l’absence de relations sexuelles. Une fois au courant, la question se déplaça vers «  toutes les

 parlotes » qui se déroulaient à l’UCLA. À ce sujet, si les médecins de l’UCLA, disait-il, ne lui promettaient rien de sûr, pourquoi ne pas les laisser tomber et aller voir un médecin qui,

comme pour n’importe quel patient, ferait vraiment quelque chose ? 

Agnès rencontra Bill en février 1958. Elle possédait alors son propre appartement. Bill

s’y rendait après le travail et y passait le reste de la soirée. Ils s’embrassaient et se caressaient

 beaucoup. Tout en permettant caresses et baisers, Agnès interdisait à Bill de mettre sa main

entre ses jambes. Il commença à lui reprocher de jouer les allumeuses. Ses premières

demandes de caresses intimes et de rapports sexuels se heurtèrent à la prétention élevée parAgnès de rester vierge, motif qui ne le satisfit guère étant donné  –  elle-même le confirme  –  

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qu’elle participait de son plein gré et « passionnément » aux ébats amoureux. (Elle niait que

cette intimité provoquât chaque fois une érection). Bill exigea une explication satisfaisante

comme condition de la poursuite de leur relation. Elle prétendit que les relations sexuelles

étaient interdites pour des raisons médicales : qu’il ne pouvait y être remédié dans l’immédiat,

mais que la chose deviendrait possible après une opération. S’agissant du problème médical

en question, elle resta évasive face à la curiosité de Bill ; celui-ci insista pour en savoir le plus

 possible. Elle prétendit qu’elle ne s’y connaissait pas suffisamment pour fournir l’information

demandée, mais promit d’interroger le médecin qui la suivait à Northwest City. Craignant que

Bill ne la laisse tomber, elle se rendit dans cette ville pour demander une lettre explicative à

son médecin. Cette lettre, délibérément rédigée pour aider Agnès, mentionnait en termes

généraux un problème qui ne pouvait être traité qu’a près ses 21 ans, car il nécessitait une

opération pouvant mettre sa vie en danger. Bill, qui ne savait pas que tout cela était faux, ne

fut pas satisfait. Il insista auprès d’elle pour qu’elle lui dise ce qui n’allait pas, et, suite à une

grave dispute motivée par un refus de relations sexuelles, il posa cela comme condition de la

 poursuite de leur relation, voire d’un mariage. Une fois de plus elle essaya de le calmer en

arguant que ce qu’il y avait là était répugnant pour elle et le serait également pour lui, ce à

quoi il avait répliqué : « Qu’est-ce qui peut être si répugnant ? Y a-t-il des bosses là ? ». Elle

était convaincue qu’elle avait le choix entre ne rien lui dire et le perdre, ou tout lui dire en

espérant qu’il comprenne, et s’il ne le faisait pas, le perdre aussi. Finalement elle lui révéla

tout.

Je lui demandai en de nombreuses occasions comment Bill avait réussi à se convaincre  –  

avait-il par exemple procédé à une inspection. Elle se refusa chaque fois à tout commentaire.

Elle mettait alors l’accent sur son droit à une vie privée et assurait qu’en aucun cas elle ne

révèlerait la manière dont il avait été convaincu de la réalité du problème. A la question :

« Que sait-il au juste ? », elle répondait invariablement par un « Il sait ce que vous savez » ou

« Il sait tout ce que les docteurs savent ». Et jamais rien de plus. Avant la découverte des faitselle était, disait-elle, « comme sur un piédestal ». Ensuite et depuis lors, elle affirmait ne plus

 pouvoir, comme auparavant, se sentir comme « sa reine ». Les tournées dans les magasins de

meubles, les discussions sur les préparatifs de mariage avaient également eu lieu avant la

révélation de son secret à Bill. « A partir d’avril » (c’est-à-dire du moment où elle revint de

 Northwestern City), « il ne fut plus question de mariage, personne n’y croyant plus  ». Il ne

fallait pourtant pas prendre ses propos au pied de la lettre : en raison précisément de ce doute

général, des conversations roulant sur la question du mariage eurent bien lieu. Quand Agnèsaffirmait qu’« on n’en n’avait plus parlé », elle renvoyait en fait à ce sentiment de déchéance

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qui avait suivi sa confession finale à Bill : c’est parce qu’elle avait des testicules et un pénis

qu’il avait dû endurer tant de rebuffades à ses avances sexuelles. 

Comme femme, elle éprouva à la suite de cet aveu un sentiment d’infériorité

 persistant, d’abord accompagné de l’idée obsédante que Bill était « anormal ». Elle combattait

cette pensée en se souvenant que Bill était tombé amoureux d’elle avant de connaître sa

situation réelle ; en se rappelant les récits qu’il lui avait faits de ses intrigues amoureuses et de

ses succès sexuels ; ou encore en repensant au fait qu’il considérait son sexe « comme une

espèce de tumeur ou quelque chose de ce genre » et s’était mis à la presser de remédier à cet

état de chose par une opération. Elle souligna à maintes reprises dans nos échanges qu’il n’y

avait dans ses manières, son apparence, son caractère, sa façon d’en traiter avec elle, les autres

femmes ou les hommes, rien « qui rappelât les homosexuels ». Elle entendait par

« homosexuels » les hommes d’allure efféminée s’habillant comme des femmes.

L’éventualité que Bill fut de ces « anormaux » lui répugnait : la seule pensée d’avoir le

moindrement à le considérer comme tel aurait suffi à entraîner une rupture. A la suite de

l’opération, nous obtînmes de l’interne urologue qui avait suivi son cas, une description des

apparences et du style de Bill. L’interne n’avait rencontré Bill qu’une seule fois, au moment

où il quittait la chambre d’Agnès qu’il visitait régulièrement depuis son hospitalisation.

L’interne raconta que la frêle stature, le beau visage mat et les manières douces de Bill

l’avaient frappé. En quittant la chambre, Bill avait, prétendait-il, cligné de l’œil à son adresse,

message qu’il interprétait ainsi  : « Vous savez aussi bien que moi de quoi il retourne ».

L’antipathie de l’interne à l’égard d’Agnès s’était si clairement manifestée à d’autres

occasions que nous étions peu enclins à lui prêter crédit. Il s’était en effet absolument opposé

à la décision d’opération, jugeant que ce n’était ni nécessaire ni moral. Il était convaincu

qu’Agnès et Bill avaient eu des rapports de sodomisation, conviction qu’il étayait sur la

faiblesse de son sphincter anal. Quant à l’origine non identifiée d’oestrogènes, il penchait

 pour l’hypothèse suivant laquelle Agnès se les serait procurés de source extérieure pendant plusieurs années, soit seule, soit à l’aide de complicités. Quant à nous, en dépit de nos

tentatives pour le rencontrer, Bill se refusa à tout contact.

Pour ce qui est de la seconde question, les « occasions de passage » consistaient à

 justifier aux yeux de Bill son « choix » des « médecins de l’UCLA ». Dans presque tous nos

entretiens (et pas seulement avant l’opération mais tout autant par la suite, bien que

naturellement pour des raisons différentes), l’obligation de justifier aux yeux de Bill ses

visites à l’UCLA constituait un sujet de conversation récurrent. Bill la pressait de se fairesoigner « sans tout ce fichu bazar ». « Tu leur sers de cobaye. Ils ont l’intention de ne rien

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faire. Ce qu’ils veulent, c’est faire de la recherche. Tu n’es pour eux rien d’autre qu’un

cobaye ». A quoi Agnès réagissait pendant nos échanges du samedi matin en nous pressant de

 prendre un engagement le plus rapidement possible. Elle ne savait que redire son impuissance

à soutenir la discussion avec Bill, dans la mesure où « au sens où il entend les choses, il a

 parfaitement raison ; mais je sais quelque chose qu’il ne sait pas » (qu’on l’avait élevée en

garçon et aussi que devait demeurer caché dans ses discussions avec Bill ce qui faisait d’elle,

spécifiquement, un cas intéressant pour nous). Pour tromper l’impatience de son ami –   il

supportait très mal la lenteur de la procédure et le côté mystérieux qui entourait les entretiens

du samedi matin dépeints comme « notre intérêt exclusif pour la recherche »  –   elle devait

trouver moyen de le convaincre qu’elle se trouvait en de bonnes mains à l’UCLA. Son

obstination à la dissuader de se prêter à ces « singeries » ne pouvait être contrariée ; elle était,

de la même façon, dans l’incapacité de discuter son point de vue sur la situation (à savoir :

 puisque quelque chose ne marchait pas, elle devait insister pour que nous fassions vraiment

quelque chose ou laissions tomber). En outre et concurremment, son souci était d’obtenir une

opération au meilleur prix ou gratuitement, mais avec toutes les garanties de compétence, ce

qui supposait qu’elle accepte d’entrer dans notre plan de recherche.  La question anatomique

qui préoccupait Bill ne constituait qu’une faible part de nos intérêts scientifiques qui

intégraient également la question de son éducation masculine pendant dix-sept années. Agnès

se trouvait ainsi impuissante à répondre à Bill. Suivant ses propres mots : « Il y a quelque

chose que je connais et qu’il ignore. Si bien qu’il me voit à peu près comme quelqu’un qui

arrive ici et qui est moquée, ridiculisée, trompée par des médecins qui se disent : “Voilà une

 petite jeune fille qui ne voit pas bien loin… Bon, on va pouvoir s’en servir pour nos

recherches…”. C’est ça mon gros problème : je ne peux pas en discuter avec lui, lui montrer

qu’il a tort, puisqu’au sens où il comprend les choses, il a tout à fait raison. Mais si moi

concrètement j’entrais dans ce point de vue, j’aurais tout à fait tort. C’est ce qui fait que je

dois attendre. Tout ça parce que je sais quelque chose qu’il ne sait pas. C’est ce qui fait que jedois attendre ».

A la suite de l’opération, Agnès eut à nouveau besoin d’arguments en raison de

l’angoisse où la jetait son état dépressif et de l’essaim de difficultés qui l’assaillirent durant

les toutes premières semaines de convalescence. Comme elle le disait, elle avait simplement

échangé un tas d’ennuis contre un autre tas d’ennuis. Elle avait peur de ce qui allait arriver.

Elle voulait, entre autres choses, obtenir l’assurance qu’elle n’était pas « folle » et confiait que

c’était un grand soulagement pour elle de pouvoir parler avec nous, mais se trouvait tout à faitincapable d’expliquer cela à Bill. Quand elle en discutait avec lui, ou bien il s’alignait sur son

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 point de vue, ou bien il cherchait à obtenir l’assurance que ses problèmes psychologiques

avaient pour seule source les changements physiques consécutifs à l’intervention, et qu’elle

n’était pas ce genre de personne, i. e., capricieuse, irritable, encline à s’apitoyer sur son sort,

 pleurnicharde, égocentrique, et que ce n’était pas là son «  vrai » caractère. Même une fois

surmontée sa dépression et correctement amorcée la cicatrisation du vagin, elle manifesta le

désir (et, en fait, désira vraiment) de poursuivre nos entrevues hebdomadaires. Son inquiétude

touchait pour une part au caractère fonctionnel ou non du vagin, et à la question de savoir si

Bill prendrait l’engagement de se marier avant ou après avoir eu des relations sexuelles.

Qu’elle dût accorder à Bill des rapports sexuels avec ce nouveau vagin avant leur mariage lui

 paraissait pour sa part évident. « C’était, disait-elle, pour ça que c’était fait, pour faire

l’amour  ». Quand elle comparait les arrangements conclus à présent avec Bill avec ce qu’ils

avaient été quelques mois auparavant, le sentiment que leur relation évoluait (et qu’elle

évoluerait encore bien plus dans les mois à venir), provoquait en elle une incertitude qui

constituait un autre sujet d’inquiétude. Nous voilà maintenant, disait-elle, « comme un vieux

couple marié ». Elle exprima aussi à cette époque la conviction que nous en savions plus

qu’elle à propos de Bill, et bien plus que nous  ne voulions bien le dire. Au cours d’un de nos

derniers entretiens, et pour la première fois depuis le début de nos conversations, elle sollicita

mon opinion sur Bill, cherchant à savoir si je pensais qu’il fut «  anormal ». Je répondis que

tout ce que je savais de lui venait de ce qu’elle m’en avait dit, que je ne l’avais jamais vu, ne

lui avais jamais parlé et qu’il serait bien malhonnête de ma part d’émettre une telle opinion.

Son problème étant d’obtenir une intervention chirurgicale peu coûteuse mais entourée

néanmoins de toutes les garanties de compétence, sans pour autant « se soumettre à la

recherche » (elle voulait dire : tout en préservant sa vie privée), le fait qu’Agnès « passait »

avec nous était une composante de la façon dont nous conduisions notre recherche . Ainsi, et

 bien qu’elle se montrât pleine de bonne volonté pour « passer tous ces tests », et se conformer

aux différentes instructions de classement des cartes du Q-deck , elle offrait en même tempsdes preuves de duplicité. On lui avait par exemple confié les cartes du test pour qu’elle les trie

à la maison et les rapporte au psychologue la semaine suivante. Elle raconta que Bill voulait

toujours regarder comment elle arrangeait les cartes, mais, dit-elle, « je m’arrangeais pour les

mélanger de façon qu’il ne puisse rien voir  » (et elle éclatait de rire…). Une autre

manifestation du fait qu’elle « passait » avec nous correspondait à l’activité qu’elle déployait

 pour protéger ses secrets. En dépit d’environ soixante-dix heures au total de conversations

avec nous trois, sans compter d’autres entretiens avec différents membres du Départementd’Urologie et d’Endocrinologie, en dépit aussi de sollicitations directes ou indirectes visant à

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lui soutirer des renseignements, il restait au moins sept points critiques sur lesquels il fut

impossible de rien obtenir : (1) La possibilité d’un apport exogène d’hormones. (2) La nature

et l’étendue de la collaboration entre elle-même et sa mère ou d’autres personnes. (3) Quelque

témoignage que ce soit (sans même parler de relation détaillée) sur son « vécu » et sa

 biographie masculins. (4) L’usage de son pénis en dehors de la miction. (5). La manière dont

elle s’y prenait pour se satisfaire sexuellement et satisfaire les autres, notamment son ami, à la

fois avant et après la révélation. (6) La nature d’éventuels sentiments, pensées, craintes ou

activités homosexuelles. (7) La manière dont elle se vivait ou non comme une « fausse

femme ». La gestion de cette façon de « passer » avec nous deviendra plus claire lorsque

seront discutés les traits spécifiques de ses « manières de faire » (management devices ). 

Si Agnès « passait » avec nous, je dois à la vérité de dire que, bien souvent, je

« passais » avec elle. En de multiples occasions, il m’était nécessaire, dans nos échanges, de

contourner ses demandes d’information pour éviter d’avoir à paraître incompétent et de

manière à maintenir la relation avec elle. J’étais par exemple incapable de lui dire s’il existait

quelque différence entre l’urine des hommes et celle des femmes. Elle me posait aussi des

questions à propos de son cas considéré d’un point de vue juridique sous différents angles, et

sur lesquelles, bien qu’elles fussent clairement formulées, ne me les étant jamais posées, je

n’avais pas la moindre idée de ce qu’il convenait spécifiquement de répondre. Au moment où

elle eut à souffrir de dysfonctionnements de la vessie et des intestins, elle m’interrogea sur la

durée et les suites possibles de ces troubles. Elle s’enquit à maintes reprises auprès de moi,

avant l’opération, du sens probable de la décision, me demanda plusieurs fois des détails sur

l’intervention et la nature des soins postopératoires. Elle me posait des questions d’ordre

anatomique. L’une d’elle porta sur un mystérieux « quelque chose de dur » qu’elle sentait au

fond de son nouveau canal vaginal. Elle supposait que je saurais lui expliquer de quoi il

s’agissait. Ma femme avait fait une recherche sur la relaxine et les effets de cette hormone sur

la symphyse du pubis chez les cochons d’Inde. J’identifiai le « quelque chose de dur » commeune symphyse pubienne, et lui expliquai l’action de détente spectaculaire de la relaxine sur ce

cartilage avant le passage des nouveaux-nés par le canal vaginal. Il me restait à espérer

fermement et en secret qu’en transposant ainsi les choses des cochons d’Inde aux êtres

humains, je n’étais pas en train de lui raconter une histoire à dormir debout, et ceci en partie

 parce que je souhaitais dire vrai, mais aussi et peut-être plus encore, pour préserver l’amitié,

la connivence, le sentiment d’être du même bord et qu’il n’y avait entre nous aucun secret

(puisque aussi bien je savais déjà bien des choses de sa vie privée et que rien de ce qu’elle pourrait me dire ne saurait en quoi que ce soit altérer notre sympathie et notre désir de faire

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notre possible pour la voir heureuse et bien portante). Aussi ma réaction typique consistait-

elle à essayer d’en savoir le plus possible sur ce qu’elle désirait savoir (et pourquoi elle le

voulait), de la rassurer sur mes capacités à répondre tout en lui indiquant qu’il serait dans son

intérêt d’obtenir des réponses du docteur Stoller, dans la mesure où les réponses à de telles

questions étaient manifestement pour elle d’une importance extrême, et où il était meilleur

 pour elle qu’elles émanent de l’autorité la plus qualifiée. Je dois avouer que la première fois

où Agnès me prit ainsi de court, je répondis de façon improvisée. Cela ayant marché, j’en fis

ma stratégie pour les occasions ultérieures. Il est de plus intéressant de rem arquer qu’en dépit

de ces assurances, Agnès ne pouvait me demander (et apparemment  savait   qu’elle ne le

 pouvait pas, pas plus que je n’eusse pour ma part été prêt à le lui dire franchement), si la

décision de l’opérer aurait été maintenue ou modifiée (et en quel sens) au cas où elle se serait

découverte sur les sept points que nous cherchions à élucider , sans parvenir à l’obtenir d’elle.

Descriptions de ses manières de procéder

Contrairement aux homosexuels et aux travestis, Agnès était portée par la conviction d’être

naturellement et originairement, réellement et sans le moindre doute, une femme. Elle

revendiquait cette qualité sans marque discernable de dérision ou de duplicité. Sa conception

des choses coïncidait à cet égard point par point avec celle des gens « normaux ». 

D’elle à eux néanmoins d’importantes différences traçaient une démarcation : c’est en

effet sans être préoccupés par l’arrière- pensée de tout ce qu’elle implique d’incertitudes quant

aux réactions d’autrui, que les gens « normaux » peuvent soutenir leur prétention à une

identité sexuelle. L’étayage de cette même prétention exigeait au contraire d’Agnès tout un

travail : elle devait faire preuve de sagacité, de détermination et d’habileté  ; mais aussi savoir

apprendre et s’exercer, réfléchir sur sa pratique, l’éprouver, la réviser, tenir compte des

réactions –  et ainsi tout à l’avenant. Son droit de traiter les autres et d’être elle -même traitéeen vraie femme ne représentait pas un droit acquis mais conquis : en jouir supposait de réussir

à gérer des situations de risque et d’incertitude. Je me propose de passer en revue certains des

moyens dont elle usait pour s’assurer une reconnaissance solide du statut qu’elle revendiquait. 

Dans pratiquement chaque occasion de contact avec autrui, ses manières de procéder avaient

 pour conditions, et étaient motivées par, ce qu’elle savait sur elle-même et qui ne regardait

 personne d’autre, même s’il s’agissait de quelqu’un d’important pour elle. Comme je l’ai déjà

fait remarquer, l’éventualité d’une divulgation de son secret constituait pour elle une perspective de dégradation menaçante. Elle était, non sans réalisme, convaincue que si cette

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divulgation avait lieu, elle disposerait de moyens bien minces pour faire adopter à autrui un

 point de vue « correct » sur sa situation. De ce point de vue, les descriptions de Goffman72 sur

le travail de maîtrise des impressions dans les situations sociales conviennent aux

 phénomènes liés au « passer » d’Agnès. Cette possibilité demeure cependant superficielle

 pour des raisons qui apparaîtront au cours de la discussion. 

Quand je dis d’Agnès qu’elle réalisait ses prétentions au statut prescrit de femme

naturelle et normale, en parvenant à gérer des situations faites de risques et d’incertitudes, je

ne veux pas dir e pour autant qu’elle était impliquée dans un jeu, ou que c’était pour elle

matière à une réflexion purement intellectuelle, ou qu’elle exerçait sur son propre moi un

contrôle tel qu’elle était capable de passer avec quelques succès, sans parler d’aisance,  d’un

rôle sexuel à l’autre. De cela j’ai déjà avancé quelques preuves. On peut en présenter d’autres.

Même en imagination, Agnès trouvait non seulement difficile, mais aussi répugnant, de se

représenter elle-même agissant sous une identité « masculine ». Certains souvenirs lui étaient

si exceptionnellement pénibles qu’ils ne pouvaient pas servir de base à des actions

volontaires. Quand elle apprit que la décision d’opérer avait été prise, le fait de se savoir

engagée par une telle décision s’accompagnait d’une crainte  : et si, sans la consulter, les

médecins profitaient du moment où toute décision lui échapperait pour procéder durant

l’opération à une ablation des seins plutôt que du pénis  ? Pareille idée la rendait légèrement

dépressive, jusqu’au moment où  elle fut tout à fait sûre que rien de tel n’arriverait. Ses

différentes stratégies devaient toutes satisfaire à la condition de « femme naturelle ». Il ne

s’agissait pas de jouer un jeu : la féminité naturelle constituait une contrainte institutionnelle

 parmi d’autres, un « donné irrationnel », une chose  sur laquelle elle insistait   malgré les

indications contraires, ou l’alternative séduisante d’autres buts ou avantages possibles. Cela

atténuait le côté volontaire de ses efforts, la disponibilité réelle des choix, sans même parler

de leur exercice, et la cohérence de sa conformité à des normes de strictes utilité et efficacité

dans ses choix de moyens. Cela introduisait des « contraintes » sur l’exercice de certaines propriétés rationnelles du comportement, celles en particulier que fait apparaître l’usage de

certains jeux comme procédures pour formuler les propriétés formelles des activités pratiques.

Il est non seulement nécessaire de souligner les limites de l’analyse stratégique dans la

discussion de ses « manières de procéder », mais l’expression même n’a d’autre intérêt que

 provisoire. Elle est utile en tant qu’elle permet une description détaillée de ces procédés. C’est

 pour la même raison qu’elle facilite leur énumération et qu’elle plonge dans l’obscurité les

72 Erving Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, University of Edinburgh, Social Science ResearchCenter, 1956.

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 phénomènes qu’il nous faut saisir. Ces phénomènes correspondent à l’activité qu’Agnès

déployait de manière continue pour maîtriser ses propres circonstances pratiques en les

manipulant en tant que structure de pertinence.  Toujours et partout c’est sur la même

 particularité qu’on vient buter  : le rôle obscur et peu étudié que joue le temps dans la

structuration de la biographie et dans la mise en perspective des situations présentes tout au

long de l’action et ce, comme fonction de l’action elle-même. Il ne suffit pas de dire que les

situations d’Agnès se jouent toutes entières dans le temps, ni de considérer ce temps comme

le seul temps de l’horloge. Il s’agit bien plutôt du «   temps intime » de la mémoire, du

souvenir, de l’anticipation et de l’attente. Toute tentative de saisir la manière dont s’y prend

Agnès, qui méconnaît cette temporalité, fait assez bien l’affaire tant que la structure formelle

des occasions concernées est celle d’un épisode. Et toutes les analyses de Goffman ou bien

s’appuient sur des exemples qui sont des épisodes, ou bien transforment les situations

auxquelles il applique son schème théorique en situations de nature épisodique. Mais là où les

faits ne relèvent pas de l’épisodique, les analyses de type stratégique échouent. Dès lors, pour

conserver à l’analyse sa cohérence, il devient nécessaire de se livrer à des prodiges

d’ingéniosité théorique, de prendre une succession de décisions théoriques arbitraires

s’articulant l’une à l’autre, et de pratiquer un usage débridé de la   métaphore dans l’espoir

d’obtenir une représentation crédible  de ces événements. On peut, bien que pauvrement,

résumer cette mise en garde en soulignant qu’il serait incorrect de dire d’Agnès qu’elle a

« passé ». Le mode actif est requis : elle est en train de « passer ». Aussi inadéquate que soit

cette manière de dire les choses, elle résume les difficultés d’Agnès. Et cela vaut aussi bien

 pour nos difficultés à décrire avec exactitude et adéquatement en quoi consistaient ses

difficultés. 

Après avoir énuméré quelques-unes de ces manières de procéder, je discuterai de ses

circonstances pratiques afin de traiter ses procédés comme autant de manipulations des

circonstances pratiques conçues comme une trame de pertinences. 

Les procédés d’Agnès 

Agnès usait de nombreux procédés, tous assez familiers, dans des manœuvres

destinées à ne pas nous livrer certaines informations. Elle faisait de l’amplification un usage

remarquable, transformant ce dont elle parlait en quelque chose de bien meilleur, plus

estimable, plus beau, plus agréable qu’il n’était raisonnablement possible. En voici quelquesexemples. La description qu’elle donnait de son premier emploi juste après son retour de

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Midwest City valait à peine mieux qu’un pur et simple baratin (« Oh ! Tout était si

merveilleux. Ce fut le meilleur travail que j’ai  jamais eu. Tout le monde était si gentil et on

s’entendait si bien. Encore maintenant, je suis restée en correspondance avec toutes les filles.

C’était tout simplement le pied. Tout le monde débordait d’amitié et de bonne humeur »). Il y

avait dans son compte rendu très peu de choses sur ses obligations spécifiques. Pressée de

questions, elle prétendait que le sujet était « absolument » sans intérêt. De même, et comme

nous l’avons vu, elle exagérait le côté féminin de sa prime jeunesse et censurait tout ce qui

témoignait de son éducation masculine. 

Une autre façon de se refuser à évoquer certains sujets consistait pour elle à se

cantonner par exemple à des généralités ou à des allusions usant de références vagues et

 prudentes, ou encore à parler de façon impersonnelle. En disant d’Agnès qu’elle était

« évasive », c’est ce type de pratique que nous cherchions à désigner. Un autre de ses

 procédés favoris consistait à prétendre ignorer de quoi il s’agissait ou à nier qu’ait jamais été

mentionné un sujet abordé plus tôt.

Et quand nous parvenions à l’amener sur une question dont elle refusait de parler, elle se

réfugiait d’ordinaire dans ce que nous avons baptisé des « légalismes » : elle prétendait

obstinément répondre correctement au sens littéral des mots et de la question. Ou bien si je

soutenais me rapporter à un propos qu’elle avait tenu auparavant, elle m’enfermait dans le

rappel littéral et précis de ce qui avait été exactement dit. Un de ses procédés favoris consistait

à permettre aux gens (et dans beaucoup de nos entretiens à moi-même), de prendre la

direction des opérations de manière à voir dans quel sens le vent soufflait avant d’offrir une

réponse. Elle avait une façon de mettre son entourage en position de lui enseigner les réponses

attendues aux questions posées. Il arrivait qu’Agnès révèle involontairement son  procédé en

me demandant, à la fin d’un entretien, si je pensais qu’elle avait donné une réponse normale. 

Pour les cas, nombreux, où elle en savait assez, elle dressait d’avance un plan des

scénarios possibles, et pouvait décider des conditions du choix de tel ou tel scénario, avantmême d’avoir à effectuer ce choix. Dans l’éventualité par exemple où le médecin aurait voulu

inclure les organes génitaux dans les examens médicaux, Agnès avait réfléchi bien auparavant

aux différentes réactions possibles du médecin à son refus de le laisser poursuivre

l’investigation. Elle disait : « Je n’ai jamais été examinée par un médecin et n’ai pas

l’intention de l’être ». J’interrogeai Agnès sur ce qu’elle imaginait des réactions du médecin

en face d’un tel refus. «  Je pensais, répondit-elle, qu’il mettrait cela sur le compte d’une

 bizarrerie quelconque, ou quelque chose de ce genre ».

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Lorsque c’était possible, et particulièrement là où étaient en jeu des gains et des

risques importants, elle s’arrangeait pour « examiner » secrètement la situation à l’avance.

Elle s’efforçait d’être bien informée sur les situations critiques qu’elle allait devoir affronter.

Elle désira vivement, par exemple, postuler à un examen pour entrer dans la fonction

 publique, mais redoutait que l’investigation physique ne fût très poussée. Elle se souvint que

son propriétaire, un pompier, avait dû se soumettre à un examen de la sorte et s’arrangea pour

en parler avec lui. Elle voulut éviter d’avoir à lui expliquer sa réticence pour un examen

qu’elle ne pourrait peut-être pas passer : « Il ne se rendit absolument pas compte de ce que

 j’étais en train de lui demander et qui concernait mon  problème. En fait je lui posai des

questions de manière anodine. Je dis quelque chose comme : “ Vous avez sans doute été

obligé de passer un examen médical, non ? ”. Lui : “ Ah ! oui ”. Et moi : “ Ah ! bon. De quel

genre ? Quelque chose de vraiment poussé ? Est-ce qu’ils cherchent à savoir si vous êtes bien

dans votre peau ou des choses comme ça ? ”. “ Oh ! non. Rien d’aussi approfondi, c’était

quelque chose de tout à fait superficiel ”». 

Elle se montrait particulièrement habile à donner des indications menant son

interlocuteur à mille lieues de penser qu’elle ait pu être élevée en garçon  : « Franchement, je

voulais que personne n’aille vérifier. J’entends par “ vérifier ”, qu’on se mette plus ou moins à

scruter mon passé. A moins de tomber sur quelque chose, je ne crois  pas qu’il soit réellement

 possible d’arriver à trouver quelque chose sur moi quand j’étais plus jeune. Mais… ». Elle

évitait donc de donner sur ses formulaires de demande d’emploi toute information qui

inciterait ses employeurs à « vérifier ». Elle donnait de sa manière de remplir les formulaires

de demande d’emploi la description suivante : « A la question “Avez-vous déjà subi des

opérations majeures ?”, je réponds toujours non. “Souffrez-vous de quelque handicap

 physique ? ”, je réponds toujours non. “Un examen physique très approfondi vous gênerait -

il ? ”, je réponds toujours non. Si je répondais oui, ils le noteraient sur le formulaire et

demanderaient une explication. Ainsi je m’arrange tant bien que mal pour faire en sorte querien ne se remarque. Si je me mettais à dire la vérité, je me trouverais dans une situation bien

 pire. Je veux dire que ce serait plus dur de trouver du travail et tout ça. En tous les cas, je ne

crois pas qu’il faille que je sois sincère sur des choses comme celles-là ». Agnès résumait

ainsi sa situation : « Je suis très souvent obligée de faire de petits mensonges et je crois que

c’est… qu’ils sont nécessaires et qu’il faut cela pour obtenir des résultats ».

Certains de ces mensonges étaient prémédités, beaucoup étaient improvisés. La

manière bien à elle qu’elle avait de remplir les formulaires de demande d’emploi, présentait plusieurs traits remarquables : (1) Elle choisissait un type de réponse qui semblait ne pas

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appeler de plus amples explications. (2) Bien que biographiquement fausses, ses réponses

concordaient avec le personnage de la jeune femme dactylo  –   elle se présentait ainsi  – , et

constituaient autant d’anticipations des satisfactions qu’elle espérait être à même de donner,

une fois dans l’emploi. (3) Tout dépendait pour elle d’une capacité à improviser des

explications satisfaisantes pour tous les cas où des contradictions risquaient d’être repérées.

Agnès était très au fait des attentes conventionnelles liées à un très large éventail de situations

quotidiennes qu’elle devait rencontrer et les connaissait en détail. S’agissant des contingences

de ces situations, elle parlait de sa « constante vigilance ». Elle était consciente du caractère

routinisé, d’ordinaire ignoré, des structures sociales, et s’ingéniait avec « bonne volonté » à

s’y référer pour fonder ses propres actions, ce qui leur conférait l’allure de « manipulations ».

Dans tout ce qu’elle connaissait concernant les exigences d’un ordre stable, c’est à la

 pertinence de la case « adaptation »,  pour emprunter à Parsons sa terminologie, qu’elle

accordait clairement la priorité.

Il lui fallait exercer une vigilance de tous les instants dans les tâches destinées à éviter

toute confusion entre ce qui relève d’une féminité naturelle et ce qui par contre qualifie, entre

autres, un homme normal ou un homosexuel. Le sentiment d’avoir affaire à des propos à

double sens surgissait immanquablement, en particulier dans ses conversations avec les

médecins et moi-même. Elle était instinctivement sujette à « surveiller », à « corriger » ses

compagnons pour des remarques pouvant être parfaitement innocentes, mais dont les

imputations, intentionnelles ou non, qu’elle y détectait, par exemple de fausse femme, de

monstre, d’homosexuel, de femme anormale, etc., lui étaient très désagréables. Le seul choix

 possible était évidemment celui de femme naturelle. À maintes reprises je l’entendis me

réclamer avec insistance une compréhension « correcte » des choses. À maintes reprises

encore et avec la même insistance, elle contesta l’exactitude de mes propos, au motif que de

fausses imputations obscurcissaient la pertinence prioritaire. Un jour par exemple où, passant

en revue certains matériaux qu’elle avait présentés à propos de ses sentiments au moment où,vivant à Los Angeles avec une amie, elles avaient ensemble vécu leurs premières « sorties »,

elle me dit : « Je sentais qu’eux me percevaient comme quelqu’un de complètement normal et

naturel, ce qui, voyez-vous, d’être perçue de cette façon-là, me procura plus ou moins un

sentiment de satisfaction naturelle ». Je récapitulai : « Vous voulez dire d’être traitée comme

une femme, c’est bien cela ? ». A quoi elle répliqua : « Non, pas comme une  femme, pas

d’être traitée comme une femme. Mais d’être traitée tout à fait normalement, sans la moindre

attention à mon problème ». Quand il m’arrivait de dire à son sujet « qu’elle avait agi commeune femme », j’obtenais une réponse qui tournait toujours autour de son thème central : je suis

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une femme, mais s’ils savaient ce que j’ai entre les jambes et comment j’ai été élevée, les

autres ne le comprendraient pas. À la demande que je parle d’elle comme d’une femme

naturelle s’ajoutait l’exigence que ce soit «  exactement rendu ». Par exemple, « Je ne me

sentais pas assurée parce que je m’attendais à agir normalement. Je ne m’attendais pas à agir

autrement ». Ou encore, il ne m’aurait pas fallu dire que sa première soirée avec ses

camarades de chambre avait été « particulièrement charmante »  –   c’est ainsi que je l’avais

caractérisée. Sa réplique fut vive et irritée : « Que voulez-vous dire par là ? Cela ne fut pas

 particulièrement charmant. Ce que j’ai dit c’est que c’est la première fois de ma vie où je me

suis amusée –   je sortais avec des gens et faisais des choses différentes… Il n’y avait rien de

charmant là-dedans. Tout était, je dirais, naturel  ».

Son souci d’une compréhension correcte de ma part s’étendait à ma façon de prendre

des notes. Une fois elle voulut savoir ce que j’écrivais et l’enregistrement de nos entretiens

 parut la mettre légèrement mal à l’aise bien que cette gêne disparût au bout de quelques

séances. Après réflexion, l’enregistrement parut lui agréer. « Naturellement, remarqua-t-elle,

vous pouvez toujours revenir à la bande enregistrée et corriger vos notes. Quelqu’un, aussi

intelligent soit-il, peut toujours mal comprendre ce que dit quelqu’un d’autre, s’il manque une

explication appropriée –  un propos peut avoir une incidence  –  il est probable, j’en suis sûre,

que les médecins tiendront à écouter nos conversations et là il y a quelque chose dont ils

 pourraient …se servir pour avoir une position sur le cas ». 

Finalement, Agnès m’interdisait littéralement toute « mésinterprétation » des

« raisons » et « explications » qu’elle me donnait de ses actions. Elle se montrait également

très soucieuse de maintenir le contraste entre sa biographie et ses projets d’un côté, la façon

dont ils apparaîtraient dans la fiction, le jeu, le spectacle, la simulation, la parodie, la

mascarade, la supposition ou d’un simple point de vue théorique, de l’autre. Il est possible

qu’Agnès ait elle-même senti le lien intime existant entre les interprétations les plus récentes

et les précédents établis dans l’histoire, connue de part et d’autre, de ses interactions avec telleou telle personne et, au premier chef bien sûr, dans celle de ses interactions avec les médecins

et avec Bill. Avec nous, une éventuelle « mauvaise compréhension » ouvrait non seulement la

 possibilité ultérieure d’une décision défavorable concernant l’opération, mais faisait  aussi

surgir, en raison même de la confiance qui s’était établie, le spectre de la trahison. 

Agnès mit à maintes reprises dans nos conversations l’accent sur une attitude qu’elle

devait apprendre à jouer et qu’elle nommait « insouciance », désignant par là la présentation

d’une apparence décontractée. Elle parlait souvent de cette « désinvolture » composée. « C’estcomme si vous n’étiez pas du tout   sur vos gardes, mais quand vous observez bien les

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circonstances, vous pouvez dire que ce n’est pas du tout le cas ». Agnès soulignait

l’importance de cette apparente insouciance doublée de vigilance intérieure. Quand je lui fis

remarquer : « Ainsi, tandis que vous avez l’allure de quelqu’un qui se comporte de manière

décontractée, en réalité vous ne l’êtes pas et vous ne vous sentez pas détendue. C’est bien ce

que vous dites ? », elle répondit : « Pas vraiment. Je me sens bien détendue au sens où je me

sens normale et naturelle, et tout ça… Mais j’ai conscience… que je… dois faire très attention

de cette façon là ». Après quoi elle ajouta : « Et n’oubliez pas que je suis une fille tout ce qu’il

y a de normal ». Agnès disait, adjonction tactique à son naturel de composition, qu’elle

 préférait éviter les tests et essayer, chaque fois que possible, de supputer à l’avance la

difficulté de celui qu’elle devrait passer et ses chances d’y répondre avec succès. Il était clair

qu’elle préférait éviter les tests qu’elle n’était pas certaine de réussir. 

Composer avec les « circonstances pratiques ». Les procédés comme manipulations

d’une trame de pertinences 

Décrire ce qui, dans l’organisation de la vie sociale, conditionne l’émergence du

 phénomène de la rationalité dans les conduites a depuis longtemps constitué une des tâches à

laquelle les sociologues se sont trouvés confrontés. Une de ces conditions est constamment

invoquée dans les écrits sociologiques : la routine comme condition nécessaire de l’action

rationnelle. Les propriétés rationnelles de l’action dont on s’occupe alors sont celles qui sont

spécifiques à la conduite des affaires quotidiennes. Max Weber, pratiquement seul de tous les

théoriciens en sociologie, se sert tout au long de son œuvre d’une distinction trop négligée

entre deux formes de rationalité : la rationalité substantive et la rationalité formelle. 

C’est seulement si nous adoptons le point de vue du sens commun quotidien, ou si

nous les envisageons à partir de la plupart des enseignements de la philosophie, que les

relations entre routine et rationalité deviennent incongrues. Mais la recherche sociologiqueaccepte pratiquement comme un truisme le fait que la capacité d’une personne à agir

rationnellement dépend de sa capacité à se fier à un large éventail de caractéristiques de

l’ordre social et à le tenir pour acquis. Nous entendons par « agir rationnellement » le fait de

se montrer capable, dans la conduite des affaires quotidiennes, à la fois de calculer, d’agir

délibérément, de construire des plans d’action alternatifs, de choisir, avant même que ne se

 produisent concrètement les événements, les conditions auxquelles on suivra tel plan plutôt

que tel autre ; de donner la priorité dans la sélection des moyens à leur efficacité technique ;de se montrer très attentif à la prédictibilité et soucieux de limiter les surprises ; capable aussi

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de préférer à l’improvisation, et préalablement à l’action, l’analyse des alternatives et des

conséquences ; de se soucier de ce qui doit être fait et de la manière dont cela doit être fait ;

d’exercer consciemment et délibérément son choix ; capable enfin, s’agissant de la

connaissance des situations que l’on tient pour estimable et réaliste, d’insister sur la nécessité

d’une caractérisation détaillée plutôt que générale de celles-ci. Dans la conduite des affaires

quotidiennes, pour être à même de traiter rationnellement le dixième de cette situation qui est

comparable à la partie émergée de l’iceberg, l’individu doit pouvoir traiter les neuf dixièmes

restants comme un arrière-plan incontesté (et, chose peut-être encore plus intéressante :

incontestable) de matériaux dont on peut montrer qu’ils sont pertinents pour son calcul, mais

qui apparaissent sans même qu’on les remarque. Dans sa célèbre discussion sur les arrière -

 plans normatifs de l’activité, E. Durkheim soulignait que la validité et l’intelligibilité des

termes énoncés d’un contrat dépendent de termes non énoncés et  par essence impossibles à

énoncer , la transaction ne possédant son caractère d’obligation pour les parties contractantes

qu’à supposer ces termes tenus pour allant de soi par celles-ci. 

C’est aux mœurs, aux us et coutumes, que le discours sociologique renvoie

communément ces traits d’arrière- plan de la situation, qu’une personne tient pour allant de soi

ou auxquels elle se fie, c’est-à-dire ces aspects routinisés de la situation qui permettent

l’ « action rationnelle ». Ainsi employée, la notion de « mœurs » sert à dépeindre la manière

dont la routine constitue une condition d’émergence de l’activité rationnelle ou, en termes de

 psychiatrie, rend opératoire le principe de réalité. La référence aux mœurs a dès lors servi à

montrer comment une routine sociale stable constitue pour un individu la condition de sa

capacité à doter les actions, croyances, aspirations et sentiments réciproques, dans le moment

même où il a à maîtriser et à gérer ses affaires quotidiennes, de qualités de rationalité, de

normalité, de légitimité, d’intelligibilité et de réalisme. 

Les occasions où Agnès « passait », et ses procédés de gestion, font ressortir la

 perturbation qui affecte, dans son cas, la relation entre routine, confiance et rationalité. Ennous attachant à cette perturbation dans l’examen de ces occasions et de ces procédés, nous

sommes à même de prendre du champ par rapport à un simple « diagnostic » ou au privilège

accordé par Goffman à l’épisodique. On peut certes accorder à Goffman l’exactitude du

« vilain » tableau qui nous montre les membres d’une société généralement très préoccupés,

et, pour ce qui est d’Agnès, d’une manière des plus spectaculaires, par la gestion des

impressions. Et nous pouvons, aussi bien, reconnaître la justesse et l’acuité des descriptions

qu’il en donne. Qu’on essaye néanmoins de restituer les caractéristiques de la société réelle en

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la peuplant de personnages goffmaniens et l’on se trouve aux prises avec des incongruités

structurelles du genre de celles qui ont été discutées plus haut. 

On peut tirer argument de l’examen des occasions où Agnès « passait », et de ses

 procédés de gestion, pour montrer jusqu’où elle a su porter l’art du faux semblant. Nous

 pourrions bien suivre Goffman, reconnaître que, semblable à ces gens engagés dans la

maîtrise des impressions, elle savait mentir avec un art consommé et que mentir, comme c’est

le cas dans cette société de dissimulateurs construite par Goffman, produisait des effets de

conservation sur les caractéristiques stables de l’interaction socialement structurée où elle se

trouvait engagée avec ses partenaires.

Mais le mode d’interprétation goffmanien, quand on l’applique à l’analyse d’autres

aspects du cas d’Agnès, met en pleine lumière un point difficile. Pour Goffman, les membres

de la société fournissent un travail de gestion des impressions dont le calcul volontaire (ce

qu’Agnès nomme sa « conscience des choses ») ne constitue guère une propriété : la difficulté

tourne autour de cette lacune. Lorsqu’on applique les notions de Goffman à un champ

empirique, on est constamment tenté de presser l’informateur avec exaspération : « Allez-y

 bon sang ! Vous devez bien en savoir plus ! Pourquoi ne pas l’avouer  ? ». Le cas d’Agnès

nous aide à identifier l’origine de cette difficulté. 

C’est sur le mode du calcul, de l’intention marquée, de la gestion expresse de ses

affaires (i. e. d’une manière que, si son mode d’analyse doit être tenu pour correct, Goffman

voudrait bien voir ses informateurs avouer), qu’Agnès traitait des matières que les autres

membres de la société :

a)  non seulement acceptent en toute confiance, mais 

 b)  dont ils exigent les uns des autres que, dans leurs jugements mutuels de normalité,

de raisonnabilité, d’intelligibilité, de rationalité et de légitimité, ils les acceptent en

toute confiance et qu’ils s’y fient ; enfin` 

c) 

en exigeant les uns des autres des preuves de cette confiance chaque fois qu’ilstraitent les affaires de la vie quotidienne par le calcul, l’intention marquée, et la

gestion expresse. 

Agnès aurait bien voulu agir de cette manière confiante.  Mais la routine, en tant que

condition d’une gestion délibérée, efficace et calculée des circonstances pratiques, faisait

 pour elle spécifiquement et chroniquement problème. Elle était persuadée qu’à ne pas tenir

compte de ce caractère problématique, son secret risquait d’être découvert et elle -même

courait à sa perte. L’analyse de son cas permet dès lors un nouvel examen de la nature descirconstances pratiques. Ceci nous amène aussi à penser le travail de gestion des impressions

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(dans le cas d’Agnès : « les procédés de gestion » de son « passage »), comme autant d’efforts

 pour composer avec ses circonstances pratiques en tant que trame de pertinences suscitée par

le flux des occasions de relations interpersonnelles. Et nous sommes finalement à même de

nous demander à quoi correspond cette « préoccupation » de maîtrise des impressions en

constatant à quel point le souci des « apparences » est lié à cette trame de pertinences. 

Au cours d’une de nos conversations, Agnès avait mis en doute la nécessité d’aller

 plus avant dans la recherche. Elle souhaitait savoir en quoi cela influençait ses chances d’être

opérée. Elle voulait également savoir si cela aiderait les médecins à « trouver les faits vrais ».

Je lui demandai ce qu’elle entendait par « faits vrais ». « Ce que moi  j’imagine qu’ils sont ou

ce que je pense que tout le monde pense qu’ils sont ? », répondit-elle. Une telle remarque peut

servir à reconstruire les circonstances pratiques d’Agnès comme formant sa trame de

 pertinences. Une autre remarque peut encore alimenter cette thématique. J’avais, avant qu’elle

ne fût opérée, interrogé Agnès sur les discussions qu’elle avait pu engager ou les dispositions

qu’elle avait pu prendre avec Bill en vue de leur mariage. C’est d’abord sur la nécessité de

l’opération qu’étaient, me répondit-elle, centrées leurs discussions, avant de régler fermement

la question en remarquant : « Vous ne parlez pas du plaisir que vous allez prendre à New

York quand votre bateau est en train de couler en plein océan…C’est le problème de l’heure

qui vous préoccupe ».

Circonstances pratiques 

Très frappante était la manière rigoureuse dont l’horloge et le calendrier liaient et

réglaient comme une scène les événements passés et futurs d’Agnès. Son futur était un futur

défini ; et cela plus spécialement lorsque les actions et circonstances présentes se trouvaient

influencées par la supposition qu’un remède potentiel à « son problème » devait arriver à un

moment précis. Que des années durant une telle échéance n’ait pas été fixée n’entamait enrien le caractère défini de cet avenir, lors même que le calendrier en fût totalement inconnu.

Agnès était tenue d’établir par des performances spécifiques non seulement sa maîtr ise de

cette scène, mais aussi sa valeur morale. Être quelqu’un doté d’une valeur morale et être une

femme « naturelle et normale » formaient à ses yeux une seule et même chose. Qu’il fût

question de recherche d’emploi, d’affaires de coeur, du désir de se marier, du choix de ses

camarades ou de la gestion de ses relations amicales et familiales à Northwestern City, c’est à

un moment donné, dans un laps de temps déterminé et dans un délai limité qu’elle devaitaccomplir les tâches liées à la réalisation du statut de « femme normale, naturelle ». Ce qui

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n’éclate peut-être nulle part plus fortement que dans les disputes précédant la révélation de

son secret à Bill et dans les terribles résistances de son vagin neuf, qui ont été à l’origine de sa

dépression postopératoire. Elle recourait constamment à l’auto-examen, comparant

continuellement résultats attendus et résultats obtenus, surveillant sans relâche ses espérances

et ses gains, déployant de gros efforts pour intégrer et normaliser les différences. Agnès se

dépensait sans compter pour élargir toujours plus les secteurs de sa vie soumis au contrôle et à

la représentation conceptuels. Des attentes dans des domaines de la vie qui, aux gens mieux à

même qu’elle de traiter leur sexualité normale comme allant de soi, apparaissaient bien loin

de requérir la critique et l’examen du « savoir de sens commun » de la société, constituaient

au contraire pour elle matière à une délibération active et critique et les résultats de ces

délibérations se situaient aux niveaux les plus élevés de la hiérarchie de ses plans. Le contenu

de ses biographies et de ses projets s’organisait fortement en fonction de sa pertinence pour la

réalisation du statut de femme naturelle. Il lui était en effet difficile de trouver un seul secteur

auquel on ne pût, moyennant quelques coups de pouce, conférer quelque pertinence par

rapport au précieux but. 

On aurait trouvé dans l’attitude d’Agnès à l’égard des événements passés, présents ou

à venir, peu d’indices d’un quelconque « c’est à prendre ou à laisser ». Elle raisonnait de la

manière suivante : « J’ai vécu cette terrible époque du lycée, sans amis d’enfance, élevée en

garçon, avec ce visage et cette poitrine ; je suis sortie, je me suis amusée avec mes amies

comme le font normalement et naturellement les filles ; j’ai perdu dix-sept ans de ma vie par

la faute d’un entourage borné qui n’a pas su reconnaître dans mon pénis un simple accident et

s’est refusé à faire quelque chose ; et c’est pourquoi je mérite  un statut que je me trouve

malheureusement en position de devoir réclamer ». La probabilité pour Agnès de se voir

accorder un traitement de femme naturelle et normale était une probabilité d’ordre moral. Elle

 pesait ses chances en termes de mérite et de blâme. Elle était écoeurée à l’idée que la seule

énumération de facteurs de ce genre servirait ou devrait servir, sur le mode des chancesstatistiques, à simplement déterminer la probabilité qu’elle fût ou non une femme. Par rapport

tant à ce passé qu’à la validation anticipée de ses revendications, la découverte d’un remède à

sa situation relevait de la nécessité morale. À ses yeux, il devait y avoir, et il y aurait, un

 projet et une raison à la tournure qu’avaient prise les choses ainsi qu’à la façon dont elles se

seraient finalement produites. Fort peu de choses, susceptibles d’avoir une incidence sur « son

 problème », pouvaient lui arriver par simple accident ou coïncidence. Tout la poussait à

chercher de « bonnes raisons », et des modèles d’explication rationnels, au fait que les chosesarrivaient comme elles arrivaient. Les événements de son environnement présentaient des

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 propriétés invariables : ils pouvaient l’affecter réellement et potentiellement, et elle pouvait

les affecter. N’y voir que l’indice d’un « égocentrisme » –  pour ne rien dir e d’autre –  conduit

à un contresens majeur. Être convaincue comme Agnès d’avoir saisi avec exactitude et

 justesse l’ordre des événements se produisant autour d’elle, c’était avoir la conviction que ses

 jugements devaient être évalués  –   étaient évaluables  –   sans que soit jamais suspendu le

caractère pertinent de ce qu’elle savait, de ce qu’elle tenait pour un fait, une supposition, une

conjecture ou le fruit de l’imagination, en raison de sa complexion corporelle et de ses

 positions sociales dans le monde réel. Les événements quotidiens, leurs relations et leur trame

causale ne représentaient en rien pour elle un sujet d’intérêt théorique. La possibilité de

considérer le monde autrement, « juste pour voir où ça mène »,  –  une manière particulière de

suspendre et de réorganiser le système des pertinences familière aux théoriciens en science  –  

n’était pour Agnès qu’un jeu sans intérêt, ou bien, comme elle l’aurait dit   : « Du vent, des

mots ». L’inviter à regarder les choses sous un autre angle revenait à lui offrir de s’engager

dans un exercice à la fois répugnant et menaçant. Il n’y avait rien en elle qui relevât d’un

engagement dans la transformation active du « système social ». C’est bien au contraire dans

l’ajustement à ce système qu’elle recherchait une issue. Rien ne permet de voir en Agnès une

révolutionnaire ou une utopiste. Elle n’avait aucune «  cause » à défendre, et elle évitait ce

genre de « cause » si répandue chez les homosexuels qui veulent entreprendre de rééduquer

un environnement hostile, ou cher chent à découvrir les preuves que cet environnement n’est

 pas tel qu’il paraît, mais contient au contraire, de manière déguisée, des modèles identiques à

ceux auxquels il s’oppose et qu’il punit. Défier le système n’avait pour Agnès même pas

l’attrait d’un  risque sans espoir. Elle se voulait « intégrée ». Mais il manquait un « comité

d’accréditation ». 

Le temps jouait pour Agnès un rôle particulier dans la constitution du sens de sa

situation présente. Nous avons vu, pour ce qui est du passé, l’importance déterminante du

travail d’historicisation dans la fabrication –  pour elle-même et pour la présentation à autrui  – d’une biographie socialement acceptable. Nous avons déjà remarqué que l’élaboration d’une

 biographie  –   par sélection, codification, mise en cohérence des différents éléments  –  

aboutissait à une biographie si féminine qu’elle nous privait d’information sur bien des points

importants. Deux années de pratiques féminines intensives lui fournissaient une source

fascinante d’expériences nouvelles sur lesquelles appuyer le travail d’historicisation. Le

rapport qu’elle entretenait avec sa propre histoire impliquait continûment de nouvelles

interprétations du chemin qu’elle avait parcouru : dans la lecture et la relecture du passé, elleétait à la recherche de preuves qui soutiennent et unifient ses aspirations et sa valeur présente.

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Agnès était avant tout quelqu’un doté d’une histoire. Ou, plus précisément, peut-être, elle était

engagée dans des pratiques d’historicisation qui étaient habiles, permanentes et partiales. 

Du côté des événements à venir, on est frappé de voir ses espérances dominées par

l’attente d’événements se produisant à un moment précis. Elle ne tolérait à cet égard qu’une

 petite marge de « jeu ». C’est par rapport à cette organisation du  temps qu’elle jugeait de la

nature des événements. Ceux-ci ne se contentaient pas « d’arriver  ». Ils arrivaient dotés d’un

rythme, d’une durée, d’une progression : autant de paramètres qu’elle observait, pour leur

donner sens et les reconnaître « pour ce qu’ils étaient vraiment ». Elle n’accordait que peu

d’intérêt aux événements considérés pour eux-mêmes, indépendamment de leurs

déterminations temporelles (rythme, durée, progression). Agnès abordait son environnement

en attendant des événements programmés : c’était là un trait marquant de son « réalisme ».

 Nous étions frappés de l’acuité et de l’étendue de ses souvenirs. Cette impression provenait

 pour une part importante de la facilité avec laquelle elle datait les événements et replaçait les

séquences remémorées dans une chronologie stricte. Cette orientation avait pour effet de

conférer aux événements à la fois passés et à venir le statut de moyens en vue d’une fin, et de

donner au flux d’expérience un sens irrépressible de finalité pratique. 

C’est avec  une aisance tout aussi remarquable qu’un état de choses, considéré à ce

moment-là comme allant de soi, pouvait se voir transformé en situation ouverte faite de

 possibilités problématiques. Des écarts, même très minces, entre ce qu’elle espérait et exigeait

en même temps, et ce qui arrivait, pouvaient, dans leurs implications, prendre pour elle valeur

d’événement extraordinairement bon ou mauvais. Elle était parvenue, au mieux, à une

routinisation instable de son train-train quotidien. On aurait pu s’attendre à ce que tout ce qui

touche à son souci d’évaluation pratique, ou à l’étendue du calcul et de l’action délibérée, fût

accompagné de l’usage de normes impersonnelles pour juger ses décisions dans les domaines

émotifs et factuels (c’est-à-dire : qu’elle savait de quoi elle parlait et que ce qu’elle prétendait

être la réalité l’était effectivement). Or il n’en était rien. Agnès n’attribuait ni justesse nifausseté à ses jugements de bon sens ou à ses jugements de fait en fonction de règles

impersonnelles, empirico-logiques, qu’elle aurait ou non suivies. L’administration de la

 preuve renvoyait chez elle à des règles de nature bien plus tribale, qu’on peut résumer d’une

 phrase : c’est d’après la personne qui est d’accord avec moi que j’ai ou raison, ou tort. Elle

 prêtait une attention particulière aux gens de statut élevé pour tester et maintenir la différence

entre ce qu’elle tenait fermement dans sa situation pour  des « faits vrais », et ce qu’elle

 pouvait tenir pour de « simples apparences ». Avoir tort ou raison, était essentiellement unequestion d’être juste ou non. Dans tout ce qui touchait à l’évaluation des chances qu’elle avait

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de jouir, comme elle y prétendait, des droits liés au statut de femme naturelle, normale, elle

n’acceptait pas facilement l’idée qu’elle avait plus ou moins tort. La rectitude de ses

 jugements sur les événements était pour elle matière à vérification publique, en ce sens que

les autres personnes, typiquement semblables à elle (i. e. les femmes normales), éprouveraient

ce qu’elle  éprouvait et vivraient les événements sur un mode très proche du sien. Une

caractérisation dont le sens lui apparaissait purement privé, particulier, suscitait sa méfiance,

et elle craignait qu’une telle interprétation ne soit irréaliste. Désireuse de placer sur les

événements l’accent du réel, redoutant et suspectant les suppositions, elle affirmait avec force

considérer pour seuls réels les événements vérifiables par des personnes placées dans une

situation similaire à la sienne (ce qui, répétons-le, signifiait « dans une situation de femme

normale »). Bien que convenant qu’il existait dans le monde des gens dont les problèmes

étaient semblables aux siens, aucune communauté de compréhension ne lui semblait possible

avec ceux-ci, pas plus qu’avec les femmes normales, sur la seule base d’une possible

interchangeabilité des points de vue. « Il est réellement impossible à quiconque de

comprendre par où j’ai dû passer  », répétait Agnès. Quand elle avait à décider du caractère

objectif de ses jugements sur elle-même et sur autrui, Agnès prenait d’abord en compte le fait

 –  qu’elle cherchait à tenir pour allant de soi –  qu’elle était normale et qu’elle était comme les

autres. 

Agnès, la méthodologue pratique 

Les manifestations de l’identité sexuelle normale dans les activités ordinaires se

voyaient conférer par les pratiques d’Agnès une « perspective par incongruité ». Ces pratiques

 produisaient cet effet en rendant accessibles à l’observation un fait et ses modalités :

l’accomplissement de l’identité sexuelle nor male, à travers des manifestations verbales et

comportementales attestables, comme autant de processus donnés de reconnaissance pratique,effectués tout naturellement dans des occasions particulières et singulières, où les membres de

la société se servent des arrière-plans « à la fois vus et inaperçus » d’événements les plus

communs, de sorte que la question située : « Qu’est-ce que l’identité sexuelle normale ? »  –  

une question de membre –  accompagne cet accomplissement, lui conférant ainsi une propriété

réflexive. Une telle réflexivité est utilisée par les membres  –   ils en dépendent tout en la

 passant sous silence  –   pour évaluer et démontrer l’adéquation rationnelle, à toute fins

 pratiques, de la question indexicale et de ses réponses indexicales.

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Agnès ne cessait d’analyser les activités quotidiennes comme autant de méthodes

employées par les membres de la société pour produire des décisions correctes à propos de

l’identité sexuelle normale dans les affaires ordinaires. C’est un fait qu’il faut prendre en

compte si l’on veut parler sérieusement d’elle comme d’une méthodologue pratique. Ces

analyses lui permettaient de savoir comment les membres de la société se servent des

 propriétés organisées des situations ordinaires pour rendre décidables, en termes d’évidence,

« les apparences de l’identité sexuelle habituelle  ». La maîtrise de tâches sociales banales

mais nécessaires, pour assurer ses droits ordinaires à vivre, impliquait qu’elle accordât aux

apparences une attention minutieuse ; qu’elle se souciât d’adéquation pour tout ce qui touche

aux motivations, à la pertinence, aux preuves et à la démonstration ; qu’elle fût sensible aux

 procédés du discours ; qu’elle f ît  preuve d’habileté dans la découverte et la gestion de

« tests ». La conscience qu’elle avait d’elle-même lui donnait les moyens d’enseigner aux

gens normaux comment ils s’y prennent pour que, dans les situations communes, l’identité

sexuelle advienne sur un mode évident, familier, reconnaissable, naturel, éminemment factuel.

L’identité sexuelle étant socialement reconnue et gérée comme un « fait naturel de la vie », sa

spécialité consistait à y voir un procès de production qui rend ces faits de la vie à la fois vrais,

 pertinents, démontrables, testables, susceptibles d’être décomptés, inventoriés, énumérés, se

 prêtant aussi bien à la représentation courante qu’à l’anecdote, ou à une expertise

 psychologique ; bref, à rendre tous ces faits de la vie, de concert avec autrui, visibles et

rapportables –  descriptibles –  à toutes fins pratiques. 

En association avec les membres de la société, Agnès apprenait au fond comment

ceux-ci se donnent les uns aux autres des preuves de leur droit à vivre comme d’authentiques

hommes et femmes. De ceux-ci, elle apprenait comment, dans l’exercice d’une identité

sexuelle normale (c’est-à-dire « sans qu’on ait à y penser  »), on est à même d’éviter toute

manifestation qui donnerait prise et fondement au doute quant à la concordance entre

l’apparence sexuelle de quelqu’un et sa véritable nature. Parmi ces manifestations, certainesdes plus critiques correspondent aux détails indexicaux, situés, du discours. Agnès apprenait à

manier ces détails dans les conversations en face-à-face, de manière à engendrer des

 biographies mutuelles progressivement dicibles. 

Les pratiques méthodologiques d’Agnès sont la source qui nous autorise à

recommander la perspective suivante pour étudier l’identité sexuelle : les personnes

normalement sexuées sont des événements culturels dans les sociétés. C’est à travers  les

 pratiques de production et de reconnaissance des membres que celles-ci apparaissent sousforme d’ordres visibles d’activités pratiques. Agnès traitait les personnes sexuées comme des

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événements culturels que les membres de la société font advenir. Nous avons appris d’elle que

la sexualité normale telle qu’on peut l’observer et la dire a pour seule source les pratiques de

ces membres, qui prennent place, seulement, exclusivement et entièrement, dans des

occasions concrètes, singulières et particulières, à travers les manifestations réelles et

observables des conversations et des conduites ordinaires. 

Agnès, maître d’œuvre d’une personne responsable 

Les tensions hors du commun, auxquelles se trouvait soumise l’existence d’Agnès,

étaient inhérentes aux pratiques concertées qu’elle devait développer avec les gens normaux

 pour parvenir à faire exister, à toutes fins pratiques et sur un mode irrécusable, un être-femme

naturel et normal, ayant la consistance d’une réalité morale à être et d’une façon morale de se

conduire et de sentir.  Deux des nombreux phénomènes qui correspondent à l’identité sexuelle

normale, en tant que réalisation pratique et contingente, peuvent être étudiés à partir des

 pratiques de « passage » d’Agnès  : (1) Agnès comme un cas reconnaissable de la chose

réelle ; (2) Agnès comme personne identique à elle-même dans le temps. 

l. Le cas de la chose réelle 

Agnès considérait qu’elle faisait partie intégrante, à la fois en tant que membre et en tant

qu’objet, d’un environnement composé de gens normaux quant au statut sexuel. Cet

environnement comportait non seulement des hommes dotés d’un pénis et des femmes dotées

d’un vagin, mais aussi, à raison de sa propre appartenance, une femme avec un pénis et, après

l’opération, une femme avec un vagin artificiel. Aux yeux d’Agnès et des médecins qui

recommandaient la castration comme la solution la plus « humaine », les chirurgiens s’étaient

 bornés ainsi à rectifier une erreur initiale de la nature. Le triste aveu d’Agnès –  « Rien de cequi est fait par l’homme ne vaut ce que fait la nature »  –  exprimait très justement la vérité

sociale réaliste d’un membre de la société dans sa prétention à la normalité sexuelle. Sa

famille et les médecins étaient d’accord avec elle pour reconnaître que l’organe sexuel dont

on l’avait pourvue lui revenait de plein droit ; qu’elle avait combattu son anomalie comme on

lutte contre un accident du destin, et que, victime d’un bien vilain tour, elle avait eu à souffrir

d’incompréhensions très graves, pendant toute cette période où elle tâchait de s’acquitter au

mieux des tâches liées à sa situation, en tant que « cas incompris de la chose réelle ». Pourelle, comme pour autrui, l’opération confirmait le réalisme de ses revendications.

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Agnès avait eu d’innombrables occasions de vérifier que le type de croyance investi par les

gens normaux dans l’idée d’une identité sexuelle normale, entendue comme un « cas de la

chose réelle », ainsi que la modalité de cette croyance, constituent un événement en soi, dont

on peut juger dans ses propres termes, et qu’il est possible de comprendre, à partir de l’étude

des représentations que s’en fait le sens commun, profanes et spécialistes confondus,

comment l’identité sexuelle normale peut être observée et décrite. Agnès ne partageait pas ces

croyances : c’était pour elle chose impossible. Elle savait au contraire, et contrairement aux

 personnes normales, que la manière dont le sens commun reconnaît l’identité sexuelle

normale, y voyant un « cas de la chose réelle », n’est rien d’autre qu’un accomplissement

sérieux, situé et courant, procédant d’activités concertées et réciproques dont le succès

habituel et ordinaire a pour premier effet d’assujettir leur résultat à ce que Merleau -Ponty

nomme le « préjugé du monde »*73. Supplice et privilège à la fois, incommunicable

 particularité aussi, elle était en mesure d’observer les procédés par lesquels la société rend son

travail d’organisation invisible à ses propres membres, les conduisant dès lors à considérer les

structures sociales comme autant d’objets autonomes et déterminés. Ce que voyait Agnès dans

la personne normalement sexuée, telle qu’on peut l’observer, c’était, en substance, le travail

inexorable, organisationnellement situé, sans lequel de tels objets ne sauraient surgir 74. 

2. La personne identique à elle-même dans le temps 

Le travail d’Agnès dans les situations de «  passage » nous montre que ses efforts pour

transformer ses activités quotidiennes en routine se heurtaient à des obstacles irréductibles.

Ceux-ci soulignent combien les « apparences de l’identité sexuelle normale », qui se donnent

à reconnaître aux membres de la société, sont profondément incorporées dans les scènes

ordinaires en tant que trame de pertinences aussi incontournables que non remarquées. On

 peut décrire les procédés utilisés par Agnès pour gérer ses situations comme autant demesures visant à exercer un contrôle sur les modifications affectant le contenu et la trame des

 pertinences. Ces procédés tendaient vers un seul objectif  –   assurer la préservation de son

identité à soi-même dans le temps en tant que femme naturelle, normale – , et consistaient en

* En français dans le texte (N.d.T.)73 Ces observations et celles qui suivent doivent beaucoup aux remarques éclairantes de Hubert L. et PatriciaAllen Dreyfus dans la préface à leur traduction en anglais de M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens  (Evanston,Ill., Northwestern University Press, 1966, p. X-XIII), réinterprétées en fonction de mes intérêts théoriques.74

 Tirées d’un tel savoir, ses descriptions de ce travail prenaient immanquablement un tour performatif. Cette propriété conférait à ses descriptions de l’identité sexuelle normale une dimension de démonstration, permettant,aussi sûrement que n’importe quel autre indice, de distinguer son discours de celui des gens normaux.

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un travail destiné à donner en permanence une solution au problème de la constance de

l’objet. Il s’agissait d’acquérir « l’art et la manière  » de rendre observable, à toutes fins

 pratiques, la précieuse personne sexuée qui reste manifestement la même à travers toutes les

variations de ses apparences concrètes. 

C’est dans une forme se prêtant à l’observation et à la description qu’Agnès devait

souvent assurer expressément, à la manière d’une tâche, cette permanence d’identité. Il

s’agissait de tout mettre en œuvre pour contrôler des trames de pertinences changeantes. C’est

en référence à de telles trames qu’elle et autrui obtenaient la preuve qu’elle était bien toujours

la même personne, qu’elle l’était originairement, essentiellement, et pour toujours, et qu’elle

le demeurerait. Agnès était parfaitement consciente des procédés qu’elle devait utiliser pour

rendre manifeste cette permanence de la femme normale, naturelle, de valeur, identique à elle-

même dans le temps. Mais cette conscience qu’elle avait s’accompagnait de la question

récurrente : « Des procédés pour quoi faire ? ».

Cette question d’Agnès conférait un caractère dérisoire aux débats scientifiques sur les rôles

sexuels, qui décrivent la manière dont les membres de la société rendent la sexualité normale

observable et descriptible. Agnès trouvait flatteur et plutôt candide de considérer ses propres

activités et celles des gens normaux comme celles de personnes jouant ou fabricant un rôle,

qui connaissent les attentes socialement standardisées liées à l’identité sexuelle normale,

cherchent à les établir, et s’efforcent de s’y soumettre effectivement   ; de telles attentes ont

 pour « conséquences fonctionnelles » que les gens normaux « peuvent en parler » avant même

d’être confrontés aux situations concrètes où elles s’appliquent (étant entendu qu’en « disant »

simplement quelque chose, on peut être en train de faire toutes sortes de choses), et ils s’en

servent, en situation, pour exercer leur choix dans la panoplie possible des discours et des

conduites adéquats. Les diverses certifications de normalité sexuelle des personnes établies

 par la psychologie lui paraissaient tout aussi flatteuses, la version la plus répandue et la plus

 prisée consistant à considérer que les perspectives potentielles des personnes sont fixées à unâge précoce dans la vie, à travers un programme complexe de conditionnement véhiculé par la

structure sociale de la famille d’origine. Il en allait de même pour celles établies par la

 biologie, qui définit l’appartenance sexuelle en fonction du surplus apparaissant dans l’une ou

l’autre des colonnes au terme d’un décompte arithmétique d’indices ; ou pour celles établies

 par la sociologie, qui définit la normalité en considérant la société comme une table

d’organisation des « positions » et des « statuts » sexuels, avec des déviations possibles, ces

 positions et statuts étant assignés et imposés comme condition du maintien de cette tabled’organisation et pour un tas d’autres « bonnes raisons » encore. 

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Chacune de ces perspectives donne un bon exemple de la manière courante dont la

théorie méconnaît un phénomène diaboliquement problématique : la présentation sans répit

qu’Agnès devait assurer d’elle-même comme femme naturelle, constante, identique à soi, et

comme cas de la personne réelle et estimable, et cela à travers des manifestations actives,

 fines, pleines de discernement, atteignant à coup sûr la visibilité, dans des situations

 pratiques, qui sont des situations de choix de sens commun.

C’est la réalisation de ce phénomène qui constituait le souci permanent d’Agnès. Tout

son art, tous ses procédés visaient cet objectif, ce qui dès lors la conduisait à gérer ses

circonstances pratiques sur un mode machiavélique. Mais pour organiser ainsi le théâtre de

ses activités, il lui fallait accorder confiance à ce qui lui paraissait être sa structure de

 pertinence, et s’assurer que ses compagnons normaux agissaient de même. Agnès différait

 profondément de ces « normaux » qui l’entouraient et l’aidaient, sans s’en douter, à accomplir

sa tâche –  maintenir intacte sa capacité à se fier aux « pertinences ». Elle nous donne ainsi à

voir l’acuité d’esprit, la sensibilité, le jugement dont elle fait preuve dans le choix des

« bonnes raisons », l’attention qu’elle leur porte, la manière dont elle les expose, l’art et

l’ingéniosité qu’elle déploie à les produire et à les identifier, à s’en servir et à en garantir la

crédibilité. Énumérer tous les moyens de cet art, et traiter ces « rationalisations » comme si

leur seule fin était la maîtrise des impressions produites et s’en tenir là (c’est -à-dire épouser

en fait l’idéal clinique de Goffman), conduit à édulcorer le phénomène que son cas soumet à

notre attention. Dans la conduite de ses affaires quotidiennes Agnès devait choisir entre

 plusieurs actions possibles, quand bien même le but qu’elle s’efforçait d’atteindre ne devenait

clair, la plupart du temps, qu’une fois posés les gestes qui permettaient finalement de

l’atteindre. De la même manière, elle n’avait aucune assurance de la conséquence de ses choix

avant que d’y être confrontée. Pas plus que n’étaient claires les règles auxquelles elle pouvait

se référer pour déterminer le caractère avisé d’un choix, avant même que ce choix ne fût

effectif. Pour Agnès, les routines stables de la vie quotidienne représentaient un résultat nonacquis une fois pour toutes (« disengageable »), obtenu par d’incessantes improvisations,

momentanées et situées. La parole hantait de sa présence tout ce processus, de telle sorte

qu’elle se voyait contrainte de s’expliquer, de justifier ses actes par de « bonnes raisons » et

cela quelle que fût l’issue, heureuse ou malheureuse, de l’action. 

Que les gens « rationalisent » leurs actions passées et celles d’autrui, leurs situations

 présentes et leurs perspectives d’avenir, tout cela est bien connu. Si mon propos se bornait à

ce constat, il n’apporterait rien de plus qu’une confirmation savante de ce que tout le mondesait déjà. Je me suis au contraire saisi de ce cas, premièrement, pour indiquer comment il se

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fait que chacun exige des autres de telles justifications, et deuxièmement, pour découvrir à

nouveaux frais, comme phénomène sociologique, en quoi la « capacité de fournir de bonnes

raisons », non seulement dépend du maintien des routines stables de la vie quotidienne, telles

que produites « de l’intérieur  » des situations en tant qu’en faisant partie, mais contribue aussi

à ce maintien. Le cas d’Agnès nous apprend à quel point des expressions telles que « stabilité

des valeurs », « permanence de l’objet », « gestion des impressions », « engagement à

respecter les attentes légitimes », « rationalisation » sont étroitement liées au nécessaire

travail effectué par les agents sociaux pour faire face à leurs circonstances pratiques. C’est ce

 phénomène qui, dans l’examen du « passage » d’Agnès, m’a confronté à la question de savoir

comment les membres de la société produisent, dans le cours temporel de leurs engagements

concrets, et ne « connaissant » la société que de l’intérieur, leurs activités pratiques stables,

observables et descriptibles, i. e. les structures sociales de la vie quotidienne. 

ANNEXE 

En février 1967, ce volume étant sous presse, j’appris de mon collaborateur, Dr Robert

J. Stoller, qu’Agnès lui avait, en octobre 1966, révélé n’avoir jamais souffert d’une

quelconque défectuosité biologique, affectant sa masculinité. Avec sa permission, je reprends

ici le passage du manuscrit de son livre Gender Identity, récemment écrit75, qui se rapporte à

cet épisode :

« Il y a huit ans, un an après que ce projet de recherche ait vu le jour, je reçus

un patient dont le cas était tout à fait exceptionnel, souffrant d’un trouble des plus

rares : un syndrome de féminisation testiculaire où les testicules produisentsuffisamment d’oestrogènes pour empêcher un fœtus génétiquement mâle de se

masculiniser, et conduire ainsi au développement de traits génitaux féminins avec, à la

 puberté, apparition de caractères sexuels secondaires. Ce qui rendait le cas de ce

 patient unique, c’était l’existence complète des caractères secondaires de la sexualité

féminine (seins et autre distribution de graisse sous-cutanée ; absence de pilosité sur le

corps, les membres et le visage ; féminisation de la ceinture pelvienne et peau d’une

75 Publié sous le titre suivant : Robert J. Stoller, Sex and Gender. On the Development of Masculinity and

 Femininity, New York, Science House, 1968 (NdT).

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douceur toute féminine), avec néanmoins un pénis de taille normale et des testicules.

La structure interne du bas-ventre était celle d’un homme normal. Après des examens

approfondis, incluant l’analyse au microscope du tissu testiculaire, on décida que les

résultats étaient compatibles avec une production d’œstrogènes par les testicules. Un

rapport sur ces résultats fut publié (cf. l’encadré  supra). Au moment de cet examen, la

 patiente avait 19 ans et vivait ainsi depuis deux ans sans que personne n’ait remarqué

qu’elle était devenue une jeune femme. Aussi loin que remontent ses souvenirs, elle

désirait être une fille et se sentait « fille », bien que tout à fait consciente d’être

anatomiquement du genre masculin, et bien que sa famille et la société l’aient traitée

en garçon. On envisagea la possibilité qu’elle eût pris d’elle-même des oestrogènes,

mais l’hypothèse fut en définitive écartée pour les raisons suivantes : (1) Elle niait sans

la moindre ambiguïté avoir pris des oestrogènes alors qu’elle révélait bien d’autres

 pans de son passé, dont le dévoilement paraissait tout aussi embarrassant ; (2) elle

 persista à le nier après avoir réussi à obtenir l’opération désirée ; (3) pour provoquer

les changements biologiques constatés à l’examen physique et dans les tests de

laboratoire, il aurait fallu qu’elle prenne exactement le bon produit, exactement à la

 bonne dose et ce, exactement au bon moment de la puberté, de façon à produire les

transformations corporelles constatées à 19 ans ; on estima qu’une telle somme de

connaissances en endocrinologie et qu’une intuition aussi sophistiquée sur la féminité

excédaient les capacités d’une personne âgée de 12 ans. Il n’est d’ailleurs pas

d’exemple dans les annales de l’endocrinologie de garçon s’administrant des doses

massives d’oestrogènes par voie externe depuis la puberté ; (4) durant toute la phase

d’hospitalisation préopératoire, elle fit l’objet d’une surveillance stricte. Ses objets

 personnels furent fouillés : on ne trouva rien. Peu après la castration, elle donna des

signes de ménopause, ce qui fut considéré comme une bonne preuve de l’origine

testiculaire des oestrogènes ; (5) quand les prélèvements testiculaires furent examinésau microscope et envoyés pour analyse à des experts d’autres laboratoires, le tissu fut

considéré comme susceptible de produire un syndrome de féminisation testiculaire ;

(6) l’examen postopératoire des testicules révéla un taux d’oestradiol deux fois plus

élevé que le taux habituel chez un adulte normal de sexe masculin. 

« N’étant pas considérée comme transsexuelle, une intervention chirurgicale

transforma son appareil génital par ablation du pénis et des testicules, et construction

d’un vagin artificiel avec la peau du pénis. A la suite de quoi, elle se maria,

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déménagea et vécut pleinement sa vie de femme. Elle maintint le contact au long des

années, et j’avais de temps à autre l’occasion de lui parler et de voir comment ça allait. 

« Cinq ans plus tard, elle revint. Elle avait réussi à devenir une femme,

travaillait en tant que femme et menait une vie très active, sexuellement très

gratifiante, en tant que belle jeune femme très appréciée. Elle avait au fil des années

soigneusement observé la conduite de ses amies, assimilant ainsi jusqu’aux moindres

détails à travers lesquels s’exprime la féminité d’une femme de son âge et de son

milieu. Peu à peu, elle avait gagné en confiance et s’était rassurée sur chacun de ses

 possibles défauts de féminité, les confirmations les plus importantes lui venant des

hommes qui lui avaient fait l’amour, pas un ne se plaignant d’une anatomie si peu que

ce soit suspecte. Elle n’était pour autant pas encore certaine que son vagin fût

 parfaitement normal. C’est pourquoi je lui ménageai une consultation chez un

urologue que sa réputation mettait en position éminente pour lui parler avec autorité ;

il lui affirma sans équivoque que ses organes sexuels étaient au-dessus de tout

soupçon... 

« Dans l’heure qui suivit la communication de cet heureux diagnostic, et après

me l’avoir caché pendant huit ans, elle me révéla, comme si de rien n’était, au beau

milieu de la conversation, et sans que rien n’ait pu me le laisser pressentir, qu’aucune

anomalie biologique de nature « féminisante » ne l’avait jamais affectée, mais qu’elle

avait pris des oestrogènes depuis l’âge de 12 ans. Durant toute la période antérieure,

elle m’avait non seulement affirmé avoir toujours espéré et souhaité que la croissance

lui confère un corps de femme, mais qu’à partir de la puberté, c’est ce qui s’était

spontanément, graduellement et nettement réalisé.  A contrario, elle révélait à présent

que juste au début de la puberté, au moment où sa voix avait commencé à muer et ses

 poils pubiens à pousser, elle s’était mise à voler du silbestrol à sa mère, qui se l’était

vu prescrire à la suite d’une hystérectomie complète. Elle commença à se servir del’ordonnance pour son propre compte, en disant au pharmacien que c’était destiné à sa

mère qui lui fournissait l’argent. Elle ignorait les effets du médicament, sachant

seulement qu’il s’agissait d’une hormone féminine, sans la moindre idée des quantités

à prendre et essayant de se conformer à peu près à la prescription destinée à sa mère.

Elle continua ainsi toute son adolescence. Étant tombée par hasard sur le bon moment

 pour démarrer ce genre de traitement, elle fut en mesure de prévenir le développement

de tous les caractères sexuels secondaires que les androgènes auraient produits, et d’ysubstituer les caractères liés aux oestrogènes. La production d’androgènes continuait

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  215

 pourtant à être suffisante pour qu’un pénis de taille normale se développe, et que la

capacité d’érection et d’orgasme soit intacte jusqu’à la disparition, vers l’âge de 15

ans, de l’excitabilité sexuelle. Elle se transforma dès lors en jeune « femme »

d’agréable apparence, bien que pourvue d’un pénis normalement constitué. 

« En apprenant cela, mon dépit n’eût d’égal que mon amusement à voir

l’habileté avec laquelle elle avait su monter son coup. Maintenant qu’il lui était

 possible de parler ouvertement avec moi, elle me confia pour la première fois

 beaucoup de détails inédits sur son enfance, et m’autorisa à rencontrer sa mère, chose

qui, durant huit ans, était restée impossible ». 

A partir de ces nouvelles données, le chapitre qui précède se trouve incorporé au

champ même des circonstances qu’il décrit, i. e. devient une description située. Si, en effet, le

lecteur veut bien relire le texte à la lumière de ces révélations, il s’apercevra que son contenu

fournit lui-même une bonne illustration de plusieurs phénomènes mis en relief dans l ’analyse

ethnométhodologique : (l) l’observabilité et la descriptibilité, dont la rationalité est reconnue,

des actions pratiques correspondent à une réalisation pratique des agents ; (2) la réussite de

cette réalisation pratique se mesure au travail par lequel une situation, par la façon même dont

elle consiste en une organisation familière et reconnue d’activités, masque et soustrait à

l’attention des agents leurs pratiques de mise en ordre pratique, conduisant du même coup

ceux-ci à voir les traits de cette situation, ses descriptions y compris, sous l’espèce d’ « objets

déterminés et indépendants ». 

A la suite des révélations d’Agnès, Stoller profita de cette opportunité pour enregistrer quinze

heures d’entretiens avec elle et sa mère. Une nouvelle analyse sera faite à partir des précisions

ainsi obtenues, pour étudier les phénomènes ci-dessus. Nous projetons, à l’aide de ce nouveau

matériel, une nouvelle écoute des conversations antérieurement enregistrées, un examen de

nos enregistrements ultérieurs, et la refonte du tout. C’est pour rendre manifeste cetteintention que le texte original est intitulé « Première partie ».

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  216

CHAPITRE 6

DE « BONNES » RAISONS ORGANISATIONNELLES POUR DE

« MAUVAIS » DOSSIERS CLINIQUES76 

Le problème

II y a plusieurs années, nous avons travaillé sur les activités de sélection du service

 psychiatrique de consultation externe du Centre Médical de l'UCLA, en nous posant la

question : Quels sont les critères de sélection des patients en vue d'un traitement ? Nous avons

utilisé la méthode proposée par Kramer 77  pour analyser les flux d’entrée / sortie de patients

d'un hôpital ; elle revient à prendre le problème sous 1'angle de la réduction progressive  –  

selon les phases successives que sont l’admission, le diagnostic psychiatrique et le traitement

 –   d'une cohorte initiale de demandeurs78. Nos sources d'information ont été ce qui a été

enregistré par le service, notamment dans les formulaires de demande d'admission et dans les

dossiers des patients. Pour compléter cette information, nous avons construit un « formulaire

de la carrière clinique », que nous avons inséré dans les dossiers afin de disposer d'un relevé

systématique des transactions entre le personnel de l’établissement de soins et les patients,

depuis leur première visite jusqu'à ce qu'ils aient mis fin à leurs contacts avec le service. Les

dossiers cliniques sont constitués de notations effectuées par le personnel dans le cadre de ses

activités, et donc presque tout le contenu des dossiers qui ont servi de sources de données à

notre étude résultait de procédures d’auto-enregistrement.

Du point de vue de sa mise en oeuvre et de ses résultats, la méthode des cohortes

 promettait d'être précise et fertile. Il n'y avait pas de problème d'accès aux fichiers. Aussi,

lorsque nous avons formulé la demande de financement, nous pensions que du personnel

correctement encadré tirerait des dossiers cliniques les informations nécessaires à notre tâche.Un premier essai pour repérer les informations que nous pourrions et ne pourrions pas obtenir

nous incita à relever le niveau de formation et de savoir-faire requis, et à confier cette tâche à

des assistants diplômés en sociologie. Nous autorisions les codeurs à faire des inférences et

les encouragions à examiner méticuleusement les dossiers. Même ainsi il y avait dans notre

échantillon peu d'items pour lesquels nous obtenions une réponse. On trouvera dans le tableau

76 Ecrit en collaboration avec Egon Bittner, The Langley Porter Neuropsychiatric Institute.77

 M. Kramer, H.Goldstein, P.H. Israël & N. A. Johnson : « Application of life table methodology to the study ofmental hospital populations », Psychiatrie Research Reports, juin 1956, p. 49-76.78 Le chapitre sept décrit le détail de cette recherche, dont le chapitre 1 rapporte d’autres aspects.

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  217

1 les types de renseignements que nous espérions obtenir des dossiers cliniques, ceux que

nous avons effectivement eus, et la fiabilité de ces informations. Par exemple nous avons

obtenu le sexe des patients dans la quasi-totalité des cas ; leur âge dans 91% des cas ; leur

statut matrimonial et leur adresse dans environ 75% des cas ; la nationalité, la profession,

1'appartenance religieuse et le niveau d'éducation dans le tiers des cas ; enfin l’histoire

 professionnelle, 1'origine ethnique, les revenus annuels, la situation du ménage et le lieu de

naissance dans moins d'un tiers des cas. Sur 47 items qui concernaient 1'histoire des relations

entre les patients et le personnel du service, 18 étaient documentables dans 90% de nos cas ;

les 20 autres ne 1'étaient que dans une fourchette comprise entre 30% et 0% des cas.

TABLEAU 1

COMMENT L’INFORMATION DESIRÉE A ÉTÉ OBTENUE DANS LES 661 CAS 

POURCENTAGES POUR LESQUELS 

Item d‘information Il n‘y avait pas 

d‘information

L‘information a été

obtenue par une

inférence incertaine

L‘information a été

obtenue par une

inférence certaine

L‘information a été

obtenue par examen

du dossier

(A) Caractéristiques figurant sur la première page

Sexe 0.2 - 0.3 99.5

Age 5.5 2.9 0.4 91.2

Statut matrimonial 11.8 5.4 3.9 78.9

Lieu de résidence 21.4 0.4 3.6 74.6

Race 59.5 0.2 0.6 39.7

Emploi 55.6 0.4 5.0 39.0

Religion 51.7 9.5 2.3 36.5

Education 60.7 1.4 2.6 35.3

Eliminés faute d’information

Trajectoire professionnelle

Durée de mariage

Marié ou remarié

Origine ethnique

Revenu

Situation du ménage

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  218

Sources de revenu du patient

Lieu de naissance

Ancienneté de résidence en Californie

B) Premier contact

Modalité du contact 7.2 0.4 2.3 90.1

Patient accompagné

(et par qui)

- 2.0 2.0 96.0

Type d‘envoi  3.5 0.4 7.8 88.3

Personnes ext.

impliquées dans

l‘envoi 

2.5 0.2 3.0 94.3

Personne du service

impliquée dans le

1er  contact

3.6 - - 96.4

 Nombre de pers. du

service contactées

4.8 - 2.0 93.2

Disposition prise

après le premier

contact

5.0 0.3 11.9 82.8

(C) Entretien d’admission et tests psychologiques

Présentation à

l‘entretien

d‘admission 

0.4 0.5 2,1 97.0

Personne du

service impliquée

dans l‘entretien

d‘admission 

0.3 - - 99.7

Résultat des tests

 psychologiques

0.2 0.3 1.5 98.0

Explication de

l‘absence de tests

 psychologiques

16.3 2.5 17.5 63.7

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  219

TABLEAU 1 (SUITE)

COMMENT L’INFORMATION DESIRÉE A ÉTÉ OBTENUE DANS LES 661 CAS 

POURCENTAGES POUR LESQUELS 

Item d‘information Il n‘y avait pas 

d‘information

L‘information a été

obtenue par une

inférence incertaine

L‘information a été

obtenue par une

inférence certaine

L‘information a été

obtenue par examen

du dossier

(D) Conférence d’admission et traitement

Conférence

d‘admission

 prévue ou

improvisée

44.6 10.9 34.9 9.6

Personne en

charge de la

conférence

d‘admission 

50.3 - - 49.7

Décision de la

conférence

8.0 9.7 10.3 72.0

 Nom du

thérapeute (en

cas de

désignation)

8.3 - - 91.7

 Nom du premier

thérapeute

3.8 - - 96.2

Résultat en casd‘inscription sur

la liste d‘attente 

- 0.3 9.6 90.1

Si patient non

accepté, pour

quelle raison ?

19.7 1.2 7.7 71.4

Si patient non

accepté, mode de

notification

31,5 2,7 6,8 59,0

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Eliminés faute d’information

Composition de la conférence d’admission 

 Nombre d’admissions antérieures

Cas collatéraux

Programmation des tests psychologiquesProgrammation des entretiens d’admission 

 Nombre de rendez-vous pour l’entretien d’admission 

 Notification de la cessation imminente après l’entretien d’admission 

Tests psychologiques administrés

Type de traitement recommandé

 Nombre de sessions de traitement programmées

 Nombre de rendez-vous manqués

 Nombre d’entretiens avec épouse, parents, amis, etc.

Superviseur du traitement

Régime de visite prévu

Fréquence réelle des visites

Raisons de la cessation après le traitement

(E) Caractéristiques Psychiatriques

 Nature des

 plaintes du

 patient

7.0 0.2 1.9 90.9

Diagnostic

 psychiatrique

17.2 - - 82.8

Expérience

 psychiatrique

antérieure

19.0 1.7 46.5 32.8

Motivation de la

thérapie

32.0 11.3 28.3 28.4

« Préoccupation

 psychologique »

40.2 14.0 23.9 21.9

(F) Carrière clinique

Moment de la

cessation

- 0,9 6,2 92,9

Circonstances dela cessation

2,6 1,1 5,6 90,7

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Où le patient a

été envoyé

3,5 0,3 7,6 88,6

Type de carrière

clinique

0,2 0,8 5,1 93,9

 Nombre de jours

de contact avec le

service

1,5 3,0 3,5 92,0

 Nombre de jours

en dehors du

statut de

traitement interne

2,0 3,8 3,9 90,3

 Nombre de jours

en traitement

8,8 0,4 0,4 90,4

Lorsque, après la première année de 1'enquête, nous revînmes sur nos difficultés à

recueillir des renseignements à partir des dossiers, il nous vint à 1'esprit que ces difficultés

résultaient de 1'idée même de chercher des informations que personne ne pouvait

 probablement obtenir, que ce soit nous ou quelqu'un d'autre, que l'on appartienne ou non au

 personnel, et cela parce que tout système d'auto-enregistrement doit être concilié avec les

routines dans lesquelles la clinique fonctionne. Nous en vînmes ainsi à lier le manque

d'information au thème des « bonnes » raisons organisationnelles pour de « mauvais »

enregistrements cliniques. C'est sur ce thème que porteront nos remarques.

Des « problèmes normaux, naturels »

Les problèmes qu'un chercheur peut rencontrer lorsqu’il se sert de dossiers cliniques

 peuvent être en gros répartis en deux types. Nous qualifierons les premiers de

méthodologiques et catégoriserons les seconds comme « problèmes normaux, naturels ».

 Nous ferons de très brèves remarques à propos des premiers, 1'essentiel de notre intérêt

 portant sur les seconds.

Les  problèmes méthodologiques généraux  constituent le thème de la plupart desdébats publiés à propos de 1'utilisation de dossiers cliniques à des fins de recherche. L'intérêt

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  222

 porté à ce type de difficulté est orienté par la perspective suivante : donner des conseils

 pratiques sur la manière de faire du bon avec du mauvais. Au lieu de « bon » nous pourrions

 parler d’une sorte de récipient susceptible d'accueillir, sous le regard tolérant du chercheur, de

 piteux lambeaux arrachés aux dossiers. Pareilles discussions visent à équiper le chercheur de

règles à observer pour transformer le contenu des dossiers en réponses garanties à ses

questions. Ce dont il s'agit alors c'est de reformuler les informations réelles des dossiers de

sorte à produire quelque chose comme un document actuariel qui aurait, c'est du moins ce

qu'on espère, 1es propriétés visées : complétude, clarté, fiabilité, etc. Les contenus ainsi

transformés se prêtent plus docilement que 1'original à toutes sortes de traitement par les

sciences sociales, l’hypothèse étant évidemment qu'il existe une correspondance justifiable

entre la nouvelle formulation et ce que signifiait 1'information dans sa forme originelle79.

Tout chercheur qui a essayé d’utiliser des dossiers cliniques pour sa recherche peut

énumérer cette série de difficultés. En outre les administrateurs de cliniques et d'hôpitaux sont

fréquemment amenés à reconnaître ces « lacunes » et à s'y intéresser tout comme les

chercheurs. La fréquence de ces mauvais enregistrements et leur manière uniforme d'être

« mauvais » suffisaient à piquer notre curiosité. C'est ainsi que nous avons été amenés à nous

demander s'il n'y avait pas quelque chose à dire, en termes descriptifs, de la grande similitude

des « mauvais enregistrements » en tant que phénomène sociologique en soi.

 Nous en vînmes à considérer ces difficultés comme « normales, naturelles ». Cette

dénomination ne se veut pas ironique. Nous ne sommes pas en train de dire : « Que peut-on

attendre de plus ? ». L'expression « normal, naturel » a ici le sens sociologique conventionnel

de « en accord avec les règles usuelles de la pratique ». Les « difficultés normales,

naturelles » sont celles qui surviennent du fait que les agents du personnel des cliniques,

lorsqu'ils consignent eux-mêmes par écrit ce qu’ils font, agissent en se soumettant aux règles

de fonctionnement de la clinique qui, pour eux et de leur point de vue, sont considérées

comme les manières correctes, allant de soi, de faire les choses. Les « difficultés normales,naturelles » surviennent parce que le personnel de la clinique a établi des façons de rapporter

ses activités ; parce que, en tant que faisant des rapports sur lui-même, il se conforme à ces

façons établies de faire ; et parce que les procédures pour rédiger ces rapports et les activités

correspondantes font partie des façons de faire son travail quotidien dans la clinique, façons

de faire que le personnel tient pour correctes.

79 On trouvera une explicitation des usages scientifiques des notations cliniques, dans 1'ouvrage de F. KunoBeller : Clinical Process, New-York, Free Press of Glencoe, Inc., 1962.

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  223

Les difficultés dont nous parlons sont celles que n’importe quel chercheur, qu'il soit de

l’extérieur ou de l’intérieur, rencontrera s'il consulte les dossiers pour répondre à des

questions qui s'écartent, dans un sens théorique ou pratique, des buts et des routines

organisationnellement pertinents sous les auspices desquels le contenu de ces dossiers a été

constitué en premier lieu. Que le chercheur tente de remédier à ces défauts, alors il verra

rapidement apparaître d'intéressantes propriétés de ces difficultés. Elles sont durables, elles

sont reproduites d'un dossier à l'autre, elles ont un caractère standardisé et présentent une

grande uniformité lorsqu'on compare les systèmes de consignation de différentes cliniques,

elles résistent obstinément au changement, et surtout elles sont réputées inévitables. Ce

caractère inévitable se manifeste lorsque, tentant de remédier à cet état de choses, le chercheur

acquiert la conviction qu'un lien étroit unit ces procédures de description à d'autres pratiques

routinisées, auxquelles est attaché le personnel de la clinique. Les procédures de consignation,

leurs résultats et 1'utilisation de ces résultats sont des traits constitutifs de 1'ordre social

qu'elles décrivent. Pincer la moindre corde fait résonner tout 1'instrument.

Quand on regarde de cette façon ce que la clinique enregistre, le moins qu'on puisse en

dire est que ces enregistrements sont conservés « sans soin ». Mais le point central réside

ailleurs, principalement dans le lien qui existe entre ces enregistrements et le système social

qu'ils soutiennent et qui les soutient. Il y a une raison d'être organisationnelle à ces problèmes

des chercheurs. Le propos de ce texte est de 1'expliciter. Jusqu'à la fin il sera question des

sources organisationnelles des difficultés rencontrées pour améliorer les dossiers cliniques.

Quelques sources des « problèmes normaux, naturels »

Une dimension du problème, celle vers laquelle la plupart des efforts d'amélioration

ont été dirigés, concerne l’utilité marginale de 1'information supplémentaire.  Une entreprise

qui doit fonctionner avec un budget déterminé est obligée de comparer les coûts d'obtentiond'informations alternatives. Du fait que l’on peut comparer les coûts engendrés par des

manières différentes d’enregistrer des informations, il est nécessaire de choisir parmi

différentes manières d'allouer des ressources rares en argent, temps, personnel, moyens de

formation et compétences, en fonction de 1'importance accordée au but poursuivi. Il s'agit

d'un problème strictement économique. Par exemple l'âge et le sexe peuvent être déterminés

au prix d'un simple regard sur le patient ; connaître la profession demande un peu plus de

temps et de compétence à l'enquêteur ; retracer le cursus professionnel coûte bien plus. Le problème économique est condensé dans la question qui revient invariablement lors de toute

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  224

tentative de transformation des procédures de compte rendu : « Combien de temps cela

 prendra-t-il à 1'infirmière (à 1'interne, à 1'assistante sociale, etc.) ? »

Si les obstacles à une amélioration résidaient uniquement dans la quantité

d'information dont peut disposer une clinique sur la seule base de son budget-temps, le

remède consisterait à trouver assez d'argent pour recruter et former un bataillon de rédacteurs

de dossiers. Mais il suffit de se représenter un tel remède pour voir qu'il y a d'autres

difficultés, indépendantes du nombre de rédacteurs.

Supposons que 1'information soit recueillie par les membres d'une clinique selon les

 procédures de l’archivage, c'est-à-dire en vue d'une utilisation future inconnue, et examinons

le type de difficulté occasionnée par 1'utilité marginale de cette information. Un gestionnaire

 peut être amené à exiger de son personnel que tout ce qui est recueilli le soit de façon

cohérente. Mais il doit aussi se préparer à soutenir la motivation de ce personnel à recueillir

1'information de façon régulière, sachant que celui-ci sait que 1'information doit être

recueillie pour des fins encore inconnues et que seul l'avenir révèlera. Tout au long du recueil

de l'information, il y aura une variation de la façon dont ces fins apparaîtront au personnel,

tantôt négligeables, tantôt non pertinentes, tantôt encore inquiétantes, et cela pour des raisons

qui n'ont rien à voir avec 1'archivage.

D'ailleurs ceux qui, dans la clinique, sont partisans d'un programme de rédaction plutôt

que d’un autre ont tendance à avancer le caractère « crucial » de 1'information qu'ils

souhaitent collecter. Les gestionnaires savent aussi bien que les chercheurs qu'il s'agit là d'un

mythe. Supposons qu'un sociologue préconise de recueillir régulièrement des informations

minimales de « première page », telles que l'âge, le sexe, la nationalité, la situation familiale,

la profession habituelle et les revenus annuels. La question qu'il aura à discuter face à

d'éventuels détracteurs n'est pas : « L’information vaut -elle ce coût ? », mais « Aura-t-elle 

valu ce coût? ». Il n'y a pas besoin d'être un chercheur confirmé pour savoir qu'en posant aux

archives n'importe quelle question déterminée on peut dévoiler les défauts de leur recueil.Qu'il se trouve ou non que ce qui a été recueilli ne fait pas l’affaire après tout, et qu’il faut

tout recommencer, cela dépend des contraintes que le chercheur veut bien accepter,

contraintes liées à la nécessité où il se trouve de formuler des questions auxquelles les

archives permettront de répondre. C’est pourquoi un gestionnaire préoccupé par le coût des

 procédures de compte rendu pourra préférer minimiser la charge des coûts présents et

favoriser des opérations dont la charge maximale est à court terme, quand le chercheur a fixé

ses besoins dans un projet explicite.

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  225

Il y a aussi les difficultés concernant la motivation à recueillir les informations

« cruciales » ; elles apparaissent lorsqu'un « bon compte rendu » est évalué en fonction d’un

intérêt de recherche. De tels standards entrent fréquemment en contradiction avec les intérêts

du service dans une organisation. En outre, les priorités légitimes de la responsabilité

 professionnelle peuvent motiver des plaintes explicites, ou bien, plus vraisemblablement, des

 pratiques informelles et clandestines d’enregistrement permettant à celui qui enregistre de

conserver la priorité à ses autres obligations professionnelles et de laisser le bureau des

entrées convenablement désinformé.

Ce point est en rapport avec une autre source d'obstacles à l'amélioration des

enregistrements, obstacles qui ont à voir avec la possibilité d’obtenir du personnel qui

consigne lui-même ce qu’il fait par écrit, qu’il considère l’enregistrement comme une chose

respectable à faire de son point de vue. La division du travail qui existe dans chaque clinique

n'est pas seulement affaire de compétences techniques différentes. Elle inclut aussi le fait que

la possession et 1'exercice de compétences techniques n’ont pas la même valeur morale. Pour

apprécier la diversité et la gravité des difficultés liées à cette caractéristique de 1'organisation,

il suffit de considérer le contraste entre la manière dont un administratif évalue la pertinence,

 pour l’exercice de ses responsabilités, d’un enregistrement, et celle d’un médecin. Ou encore

les trêves prudentes qui s’établissent entre les différents groupes professionnels dès lors que

sont en jeu des demandes mutuelles d’enregistrements appropriés. 

Le personnel de la clinique a le sentiment que la paperasserie a une dignité plus

grande, ou moindre, que l’exercice d’autres compétences dans sa vie professionnelle. Ce

sentiment va de pair avec une préoccupation permanente pour les conséquences stratégiques

qu’a le fait d’éviter de consigner des détails dans les dossiers, étant donné l’impossibilité de

 prévoir les circonstances dans lesquelles ce qui est enregistré pourra être utilisé par un

système continu de supervision et d’examen. Les dossiers peuvent en effet être mis au service

d’intérêts que ceux placés plus haut dans la hiérarchie médico-administrative ne sont probablement pas capables de spécifier ou contre lesquels ils peuvent mettre en garde –  ils ne

sont d’ailleurs pas tenus de le faire ni portés à le faire à l’avance. Par conséquent il existe

inévitablement des pratiques informelles dont tout un chacun est au courant, qui contredisent

automatiquement des pratiques officiellement dépeintes et ouvertement reconnues. Il est

caractéristique que les détails des réponses aux questions qui ?, quoi ?, quand ? et où ? sont

des secrets collectifs bien gardés de cliques et de coteries dans une clinique, comme ils le sont

dans toute organisation bureaucratique. Du point de vue de chaque équipe professionnelle, lesdétails qui facilitent la réalisation de ses occupations quotidiennes ne sont l’affaire de

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  226

 personne d’autre dans la clinique. Bien évidemment il n’y a là rien de neuf, à part que chaque

chercheur doit s’y colleter en tant que fait de son enquête ; par exemple, lorsqu’il doit décider

de l’importance de ce qu’il y a dans un dossier, il lui faut se référer à des matériaux qui n’y

sont pas, mais que tout un chacun connaît néanmoins et qui comptent pour lui.

Une autre source de difficulté réside dans le fait que les agents du personnel

connaissent la réalité de la vie dans la clinique sur la base de leurs compétences en tant que

membres socialement informés ; leur prétention à « savoir ce qu’il en est en réalité » provient

 pour une bonne part de leur engagement et de leur position qui comportent, à titre

d’obligation morale, l’exigence que les titulaires trouvent les circonstances de leur travail

logiques. Cette obligation morale entraîne l’insistance familière et ancienne de la part de ceux

qui notent eux-mêmes ce qu’ils ont fait : « Comme vous allez nous ennuyer avec votre

recherche, pourquoi ne pas veiller à présenter un récit fidèle de notre activité ? ». Ceci arrive

en particulier là où des formulaires standard sont utilisés. Si le chercheur insiste pour que la

 personne fournisse l’information sous la forme correspondant au formulaire, il court le risque

d’imposer aux événements réels à étudier une structure provenant des caractéristiques du

compte rendu plutôt que des événements eux-mêmes.

Une source de difficulté du même ordre est le fait que les formulaires, quels qu’ils

soient, pour noter soi-même ce qu’on a fait, non seulement fournissent des catégories pour

décrire les événements de la clinique, mais constituent inévitablement en même temps des

règles d’établissement du compte rendu. De tels formulaires édictent des règles qui, pour le

 personnel, définissent la manière correcte, en tant qu’obligation de travail, d’établir le compte

rendu de ce que l’on a fait. Il n’est pas étonnant que le chercheur puisse obtenir une

description des événements de la clinique, précisément dans la mesure où le personnel doit

respecter le formulaire de compte rendu en tant que règle de conduite lorsqu’il a à noter ce

qu’il a fait. Il n’est donc pas surprenant que l’information que le chercheur peut obtenir, de

même que celle qu’il ne peut pas avoir, soit soumise aux mêmes conditions que celles qu’ilrencontre dans d’autres domaines de la conduite gouvernée par des règles : à savoir, que des

différences bien connues, dont les sources sont aussi bien connues, se produisent entre les

règles et les pratiques, des différences auxquelles il est, on le sait, impossible de remédier.

On ne peut pas comprendre ces différences, et encore moins y remédier, en essayant

de répartir la responsabilité entre agents du personnel et chercheurs. Soit, par exemple, le cas

où un agent cherche à faire son compte rendu en suivant les consignes du formulaire du

chercheur : du fait qu’il essaie de prendre le formulaire au sérieux, il trouve difficile deconcilier ce qu’il sait à propos de ce que le formulaire demande , avec ce que celui-ci fournit

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comme règle pour décider de la pertinence de ce qu’il sait. Soit une question pour laquelle

l’agent dispose de réponses alternatives fixées –  par exemple, il doit répondre par oui ou par

non : à partir de ce qu’il sait du cas, il est convaincu qu’une réponse par « oui » ou par « non »

dénaturera la question ou ira à l’encontre de l’objectif que s’était fixé le chercheur en la

 posant. S’il prend l’étude au sérieux l’agent pourra se demander si une note dans la marge ne

fera pas l’affaire. Mais s’il en écrit une, ne va-t-il pas au devant d’ennuis ? Peut-être devrait-il

attendre de rencontrer le chercheur pour lui parler de ce cas ? Mais pourquoi seulement ce

cas ? Tout comme les autres informateurs comme lui, il connaît plusieurs cas et plusieurs

endroits dans le formulaire, qui font que sa récrimination est entièrement réaliste : s’il se

mettait à écrire des notes dans les marges, il pourrait avoir une quantité innombrable de

remarques à faire sur beaucoup de points dans de nombreux cas.

De son côté, tout ce que le chercheur attend de l’agent qui rapporte lui-même ce qu’il

a fait est qu’il traite le formulaire de compte rendu comme l’occasion de rendre compte de ce

qu’il sait tel qu’il le sait . Il se peut que l’agent déforme la réalité du cas précisément parce

qu’il veut rendre service ; aussi se plie-t-il au formulaire. Il se peut qu’il sache qu’il est en

train de déformer la réalité et qu’il s’en veuille ou qu’il en souffr e. On peut facilement

imaginer que ce ressentiment et cette souffrance soient équivalents du côté du chercheur.

En outre, tandis que, dans le formulaire, les termes de la description sont fixés, les

événements réels auxquels ceux-ci réfèrent varient énormément, tout comme la façon dont les

événements réels sont placés sous la juridiction de la terminologie du formulaire en tant que

description. La pertinence des termes du formulaire, eu égard aux événements qu’ils

décrivent, est soumise à la stabilité des opérations en cours dans la clinique et dépend de la

 perception et de l’usage qu’a l’agent des traits réguliers de ces opérations en tant que schème

d’interprétation linguistique. Que la clinique change de politique, d’organisation, de personnel

ou de procédure, les termes du formulaire de compte rendu peuvent changer de sens sans

qu’une seule phrase ronéotée soit modifiée. Il est déconcertant de découvrir à quel point deschangements minimes de procédure peuvent rendre une grande partie d’un formulaire de

compte rendu désespérément ambiguë.

Ces difficultés, qui surviennent soit parce que les agents du personnel de la clinique

rendent compte de leurs propres activités, soit parce qu’ils se servent de formulaires tout

 préparés pour effectuer les activités de description de ce qu’ils ont fait, peuvent être étendues,

et éclairées, si on considère que la franchise dans le compte rendu comporte des risques bien

connus pour les carrières et pour l’organisation. Pour parler par euphémisme, entre le

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 personnel de la clinique et les clients, entre la clinique et les groupes environnants, l’échange

d’information est tout sauf un marché libre.

Une source névralgique de problèmes : usages actuariels versus  contractuels du

contenu des dossiers

Les difficultés précédentes furent introduites par le fait de considérer, comme contexte

 pour les interpréter, que les procédures de description et leurs résultats, tout comme leur

utilisation par le personnel de la clinique, sont des traits constitutifs de 1'ordre même des

activités de la clinique qu'ils décrivent ; ou que les méthodes et les résultats de 1'activité

d'enregistrer se composent des mêmes traits que ceux dont ils rendent compte, et sont

étroitement régulés par eux.

Mais si les difficultés ci-dessus peuvent être inter  prétées à l’aide de ce contexte, rien

en elles ne 1'exige. On pourrait avancer que de telles difficultés ne font que prouver

1'insuffisance d'un contrôle rationnel des pratiques du personnel de la clinique. Ce que nous

avons présenté comme problèmes rencontrés avec des procédures de compte rendu représente

des défauts qu'une direction énergique pourrait entreprendre de corriger ; ainsi les causes des

mauvaises notations pourraient être éliminées, ou leurs effets sur l’enregistrement réduits. 

Mais penser que de telles difficultés constituent un problème de direction pouvant être

résolu par un contrôle plus ou moins strict des performances en matière d’enregistrement

revient à faire 1'impasse sur un trait critique  –  et peut-être inaltérable  –  des enregistrements

médicaux, en tant qu'élément de pratiques institutionnalisées. Nous proposons de considérer

que les problèmes recensés –  et il est certain que notre énumération est loin d'être complète  –  

explicitent les propriétés du dossier comme élément permettant de retracer les transactions

entre les patients et le personnel de la clinique ; ils correspondent aussi à ces propriétés. Ce

trait névralgique des notations cliniques place les problèmes recensés sous la juridiction deleur statut de « problèmes structurellement normaux », en mettant en rapport les systèmes de

description avec les conditions de viabilité de la clinique en tant qu’entreprise de service

collectivement organisée. Nous allons maintenant tenter de montrer que les dossiers médicaux

ne sont pas une chose dont le personnel peut se permettre de faire n’importe quoi, mais qu’ils

correspondent au contraire à des procédures et à des conséquences des activités cliniques en

tant qu’entreprise médico-légale.

En réexaminant les contenus des dossiers il nous a semblé qu'un dossier pouvait être lude l'une ou l'autre des deux manières suivantes, différentes et incompatibles : soit comme un

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enregistrement actuariel 80, soit comme l’enregistrement d’un contrat thérapeutique entre le

 patient et la clinique, vue comme entreprise médico-légale. Comme notre usage du terme

« contrat » s'écarte quelque peu de 1'usage vernaculaire –  mais non de la façon dont le conçoit

Durkheim –  une brève explication s'impose.

Ordinairement le terme « contrat » se rapporte à un document contenant une liste

d'obligations dont le caractère contraignant est reconnu par les deux parties. Par contraste, et

 parce que nous parlons justement de clinique, nous utilisons le terme pour désigner la

définition  de transactions normales entre des établissements de soins et leur clientèle, en

fonction de laquelle les services de ces établissements sont accessibles aux clients et génèrent

des droits pour eux. Un des traits décisifs des activités de soin est le fait que les bénéficiaires

sont socialement reconnus, par eux-mêmes et par les établissements, comme incompétents

 pour négocier pour eux-mêmes les termes de leur traitement.

Ainsi cela fait-il partie du cours normal des choses, tel qu'il est socialement reconnu,

qu'un patient « s’en remette entre les mains d'un médecin », et qu’on attende de lui qu'il

suspende sa compétence habituelle à exercer son propre jugement sur son bien-être, sur ses

 besoins, sur ce qui est le mieux pour lui. Cela vaut aussi mutatis mutandis pour l’auteur d’un

délit, qui est la seule personne à qui on ne demande pas son avis pour prononcer une sentence

 juste. Malgré ces limites posées à leur compétence, ni les patients, ni les délinquants ne

 perdent leurs droits au « traitement qu'ils méritent ». Ceci parce que le traitement correspond à

des actions qui, aux yeux des participants, se conforment à un système d'obligations plus

large. Ce système relie l’autorisation qui définit le mandat d’un établissement de soins aux

doctrines techniques et à l’éthique professionnelle pratique qui gouvernent le fonctionnement

de l'établissement. En assumant leur compétence dans des cas spécifiques, les établissements

médicaux et judiciaires s'engagent eux-mêmes à satisfaire les exigences légitimes et publiques

de « bons soins » et d’une «  bonne justice ». Une méthode indispensable, quoique non

exclusive, à la disposition des cliniques pour démontrer qu'elles ont satisfait à ces exigencesde soins médicaux adéquats est la mise en oeuvre de procédures pour garantir la pertinence

des comptes rendus de leurs transactions avec leurs patients.

80 Le sens d'une procédure « actuarielle » est repris du modèle du jeu de rapprochement d’informationsde David Harrah. Voir D. Harrah, « A logic of questions and answers »,  Philosophy of Science, 28 (l), 1961. Ontrouvera une discussion plus complète, compatible avec ce modèle, dans 1'ouvrage de Paul E. Meehl, Clinical

versus Statistical Prediction, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1954 ; et dans son article « When

shall we use our heads instead of the formula ? »,  Minnesota Studies in the Philosophy of Science, 2,Minneapolis, University of Minnesota Press, 1958.

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 Notre utilisation du concept de contrat nécessite des remarques supplémentaires.

Même dans 1'usage vernaculaire il est reconnu que ce qu'un contrat spécifie n'est pas établi

 par le seul document attestant de son existence. Quand aux termes, aux désignations et aux

expressions qui y sont contenus, on ne pense guère qu'ils règlent la relation des contractants

de façon « automatique ». Au contraire leur mise en oeuvre dans des actions est matière à

interprétation par des lecteurs compétents. C'est bien connu, dans notre culture les juristes

sont des lecteurs compétents de la plupart des contrats ; c'est à eux de dire ce que signifient les

mots réellement. Et de fait, la forme dans laquelle les contrats légaux sont rédigés les destine

à ce genre de lecteurs.

Toutefois, d'un point de vue sociologique, les contrats légaux ne sont qu'une sous-

classe de la classe des contrats. Une plus large acception du concept de contrat, le définissant

comme le pouvoir de définir des relations normales, exige aussi que ces questions d'une

interprétation compétente soient prises en compte. C'est ainsi que nous avons été amenés à

regarder comment les termes, les désignations et les expressions contenus dans les dossiers

cliniques étaient lus de telle sorte qu’ils fassent foi en tant que réponses à des questions

touchant la responsabilité médico-légale. Dans notre perspective, les contenus des dossiers

cliniques sont constitués eu égard à la possibilité qu’il faille décrire la relation entre praticiens

et patients comme ayant été conforme aux attentes des uns et des autres concernant des

 prestations qui peuvent être sanctionnées.

En appelant un dossier médical un « contrat », nous ne prétendons pas qu'il ne contient

que des spécifications de ce qui aurait dû se passer, par opposition à ce qui s'est passé. Nous

ne prétendons pas non plus que l’interprétation de ce genre de document en termes de contrat

soit la plus fréquente, et encore moins que c’est la seule qui soit faite. Les dossiers clini ques

sont consultés dans beaucoup d’occasions différentes et à beaucoup de fins différentes. Mais

quels que soient les usages faits de ces dossiers, ou quels que soient les usages qu’ils servent,

la responsabilité médico-légale est toujours prise en compte et cette prise en compte occupe la première place dans les intérêts structurels81  qui prévalent lorsqu’il s’agit de prendre une

décision concernant les procédures de conservation des dossiers et de leur contenu adéquat.

Bien que la matière des dossiers puisse être utilisée à beaucoup de fins différentes de

celles qui servent les intérêts du contrat, toutes les éventualités sont subordonnées à l’usage de

celui-ci comme quelque chose ayant une priorité structurelle obligée. A cause de cette

81

 En appelant ces intérêts « structurels », nous voulons indiquer que, loin d'être liés à des considérations personnelles dans la défense d’une cause, ils sont liés à des exigences de la pratique organisée que les membrestraitent comme constituant leurs circonstances réelles.

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 priorité, d’autres utilisations produisent constamment des résultats irréguliers et peu sûrs.

Mais c'est aussi à cause de cette priorité que la moindre information dans un dossier médical

 peut être examinée sous l'angle d’une interprétation contractuelle. En effet 1'usage contractuel

aborde et établit tout ce que le dossier pourrait contenir comme éléments d'un

« enregistrement global » et il le fait d'une façon que nous allons maintenant expliciter.

Lorsqu'on lit un dossier comme document actuariel, son contenu demeure tellement en

dessous de ce qu'il faudrait qu'on se demande pourquoi des dossiers aussi « pauvres » sont

néanmoins conservés avec soin. Inversement, si on le regarde comme comportant les termes

implicites d'un contrat thérapeutique potentiel, c'est-à-dire comme contenant des documents

recueillis par anticipation manifeste d’une occasion où il y aurait à formuler les termes d'un

contrat thérapeutique à partir d’eux, l’assiduité avec laquelle les dossiers sont conservés,

même si leur contenu est extrêmement inégal en qualité et en quantité, commence à « faire

sens ».

Commençons par le fait que lorsqu'on examine n’importe quel dossier pour ce qu’il

contient effectivement, un trait saillant et constant apparaît : le caractère elliptique et

contextuel de ses informations et de ses commentaires. Dans leur dépendance à 1'égard de

circonstances particulières, les documents qu’il contient ressemblent beaucoup à des énoncés

dans une conversation avec un public non connu qui, parce qu'il sait déjà ce dont il est

question, est en mesure de saisir des allusions. En tant qu'expressions, les commentaires que

comportent ces documents se caractérisent surtout par le fait que leur sens ne peut être

déterminé par un lecteur s'il ne sait rien, ou s’il ne fait pas de suppositions, à propos de la

 biographie typique ou des fins typiques de celui qui les a formulés, à propos des circonstances

typiques dans lesquelles ont été effectuées de telles remarques, à propos de transactions

typiques antérieures entre leur auteur et le patient, ou à propos du type d'interaction réelle ou

virtuelle existant entre celui qui les a écrites et celui qui les lit . De sorte que le contenu des

dossiers révèle moins un ordre d'interaction, qu’il ne présuppose sa compréhension pour unelecture correcte. Cette compréhension ne vise pas à obtenir une clarté théorique ; elle est

 plutôt ajustée à l’intérêt pratique que le lecteur porte à cet ordre.

En outre il y a une habilitation à se servir des dossiers. Cette habilitation est réservée à

la personne qui les lit d’un certain point de vue, à savoir en tant qu’elle est engagée

activement dans le traitement médico-légal du cas, et qu’elle s’y fond. L’habilitation renvoie

au fait que la pertinence de la position et de l’engagement de cette personne entre en jeu pour

 justifier des attentes telles que : ce qui est consigné dans le dossier la regarde personnellement ; elle va le comprendre, va en faire bon usage. Sa compréhension et son

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usage spécifiques dépendront de la situation où elle se trouve. De même qu'elle est consciente

de cette dépendance, de même comprend-elle la dépendance des expressions qu'elle rencontre

 par rapport à la situation où se trouvait leur auteur. La possibilité de la compréhension repose

sur une intelligence partagée, pratique et légitime, des tâches communes entre auteur et

lecteur.

On doit opposer les expressions circonstancielles (occasional expressions) aux

expressions objectives, celles pour lesquelles la détermination de la référence se fait en

utilisant un ensemble de règles de codage qui sont considérées, à la fois par celui qui écrit et

celui qui lit, comme valables, indépendamment des caractéristiques de l’un et de l’autre, à

l’exception de leur compréhension plus ou moins similaire de ces règles.

Une autre caractéristique des documents contenus dans un dossier est que le sens de ce

dont ils parlent réellement ne demeure pas identique, et n’a pas besoin de le demeurer, dans

les différentes occasions d’usage. Leur signification varie en fonction des circonstances, à la

fois réellement et intentionnellement. Pour se rendre compte de ce dont parlent les documents,

il est nécessaire de faire référence aux circonstances de leur usage : soulignons qu’il ne s’agit

 pas des circonstances de leur écriture initiale, mais bien de celles présentes du lecteur   qui

décide de l’usage correct à en faire dans le présent . Evidemment les lecteurs dont nous

 parlons appartiennent au personnel de la clinique.

Comme prototype d'un document actuariel, on pourrait prendre le relevé d’un

 paiement échelonné. Un tel document décrit l'état présent de la relation et la manière dont il

s’est établi. Une terminologie standardisée et un ensemble standardisé de règles

grammaticales gouvernent non seulement les contenus possibles, mais aussi la manière dont

un « compte rendu » des transactions passées a été constitué. Quelque chose comme une

interprétation standard est possible, à laquelle se fient pour une large part ceux qui lisent le

document. Le lecteur intéressé n'est guère avantagé par rapport à celui qui n'est qu’infor mé.

Savoir si un lecteur peut revendiquer d’avoir lu correctement le document –   c’est-à-direrevendiquer une compétence en matière d’interprétation –  cela peut être décidé sans prendre

en considération ses caractéristiques personnelles, son rapport au document, ou son intérêt à le

lire.

Raconter les problèmes rencontrés par ceux qui se servent des dossiers cliniques à des

fins de recherche revient à constater qu'une partie négligeable de leur contenu peut être lue

sans incongruité d'une façon actuarielle. Un chercheur qui tente de soumettre ce contenu à une

lecture actuarielle remplira son calepin de plaintes concernant les « lacunes » dans lesdonnées, le « manque de soin », etc.

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Cependant un membre de la clinique peut lire le contenu d’un dossier sans incongruité,

dès lors qu’il utilise le document comme le fait un historien ou un avocat, c’est-à-dire en

développant une représentation documentée82  de ce qu’ont pu être les transactions entre

 praticiens et patients, en tant que chose intelligible et ordonnée. Les différents items d'un

dossier sont des témoignages –  comme ces morceaux de céramique qui permettent de faire un

nombre infini de mosaïques  –  qui sont réunis, non pour décrire la relation entre un patient et

le personnel de la clinique, mais pour permettre à un membre de la clinique de formuler une

telle relation comme relevant d’un cours normal de ce qui se fait dans la clinique, si et quand

il lui arrive d’avoir à justifier en pratique le caractère normal de ce qui s’est passé. C'est en ce

sens que nous disons que les contenus des dossiers servent davantage aux usages d’un contrat

qu’à sa description, car un contrat n’est pas la description d'une relation et ne s'utilise pas

ainsi. Il sert plutôt à établir le caractère normal d'une relation, ce qui veut dire : la contrepartie

des échanges est ordonnée dans un compte rendu de la relation de telle sorte que soient

honorés les termes d’un accord légitime antérieur, qu’il soit explicite ou implicite. 

Les contenus des dossiers sont constitués pour faire face au besoin éventuel, éprouvé

 par un membre de la clinique, souvent pour justifier une série réelle ou virtuelle d'actions

entre la clinique et les patients, de construire un cours passé ou possible de transactions entre

eux en tant qu’« affaire », c'est-à-dire en tant qu'application d’un contrat thérapeutique. De ce

fait, les contenus d’un dossier, quelle que soit leur diversité, peuvent être lus sans incongruité

 par un membre de la clinique dès lors que, de la même façon qu'un avocat « constitue son

dossier », le membre de la clinique « érige en affaire » les restes fragmentés contenus dans les

documents, lorsqu’il a à interpréter ceux-ci au regard de leur pertinence pour les uns et les

autres, en tant que description de l'activité légitime de la clinique.

De ce point de vue le contenu d'un dossier constitue un champ libre d'éléments à l'aide

duquel on peut formuler la dimension contractuelle de la relation quelle que soit 1'occasion

exigeant cette formulation. Savoir quels documents seront utilisés, comment ils le seront, etquel sens recevra leur contenu dépend de circonstances, de fins et d'intérêts particuliers, ainsi

que des questions qu'un membre particulier est susceptible de poser en les abordant.

Contrairement aux documents actuariels, la signification présente du contenu des

dossiers est très peu contrainte par les procédures de constitution de ceux-ci. En effet, elle est

détachée des procédures réelles par lesquelles ils ont été assemblés, et de ce point de vue les

modalités et les résultats d'une lecture compétente s'opposent encore une fois à ceux d'une

82 Pour plus de détails sur la notion de représentation documentée, voir K. Mannheim, « On the interpretation of“Weltanschauung” », art.cit. ; ainsi que le chapitre 3 supra.

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lecture actuarielle. Lorsqu'un membre de la clinique a « de bonnes raisons » de consulter un

dossier, ses intentions du moment déterminent un ensemble de contenus en tant qu’éléments

faisant partie du compte rendu formulé. Si jamais ses intentions changent au cours de la

consultation du dossier, rien n’est affecté puisque 1'ensemble des documents reste ouvert tant

que le lecteur n'a pas décidé que cela lui suffit. Les raisons de s'arrêter ne sont pas formulées à

1'avance comme des conditions que devrait honorer une réponse à ses questions. On pourrait

dire que l'utilisation possible du contenu des dossiers suit les intérêts de 1'utilisateur, qui

évoluent à mesure qu'il les utilise, et pas l’inverse. Il est tout à fait impossible à un utilisateur

de dire, quand il commence à élaborer un contrat, quel document il veut, encore moins ceux

sur lesquels il insistera. Ses intérêts requièrent une méthode d'enregistrement et de recherche

qui puisse garantir le caractère processuel de sa connaissance des circonstances pratiques à la

gestion desquelles les contenus du dossier doivent servir. Il est surtout souhaité que les

contenus puissent recevoir quelque sens que ce soit que la lecture pourra leur donner, lorsque

différents documents sont utilisés, sur un mode « combinatoire », contre des interprétations

alternatives, ou dans leur recherche, conformément aux intérêts évolutifs de l’interprète dans

les circonstance réelles de sa lecture. Ainsi 1'événement réel, quand il est rencontré sous les

auspices de 1'usage qui peut en être fait, fournit-il, dans ces circonstances, la définition de

l'importance du document. C’est pourquoi la liste des documents d'un dossier est ouverte et

 peut être infiniment longue. Les questions de chevauchement et de répétition ne se posent pas.

 Non seulement elles ne surgissent pas, mais elles ne peuvent pas être repérées comme telles

tant que le lecteur ne sait pas, avec plus ou moins de clarté, ce qu'il veut chercher et, peut-être,

 pourquoi. De toutes façons il ne peut pas trancher des questions de chevauchement et

d'omission tant qu'il n’a pas examiné réellement ce qu'il rencontre réellement.

D'autres aspects de la « répétition » et de 1'« omission » s'opposent dans les deux

systèmes de description. Dans un document actuariel, une information peut être répétée par

convenance. Mais le relevé de la situation présente d'un compte en banque n'ajoute aucuneinformation à ce qu'on peut facilement déduire du relevé antérieur en tenant compte des

dépôts et des retraits qui l'ont suivi. Si les deux ne concordent pas, cela indique

irréfutablement qu’il y a eu une omission. L'extrait de compte est gouverné par un principe de

 pertinence à l'aide duquel le lecteur peut vérifier son caractère complet et son exactitude d'un

simple coup d'oeil.

Tel n'est pas le cas d'un dossier clinique. Une notation postérieure peut être opposée à

une autre qui l’a précédée, de sorte que ce qui était connu alors change de nature. Lescontenus d'un dossier peuvent se bousculer mutuellement en s’offrant à jouer un rôle dans un

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débat en cours. C'est une question pendante de savoir si une chose dite deux fois est répétée,

ou si la seconde fois signifie, par exemple, une confirmation de la première. On peut en dire

autant des omissions. En effet l'une et l'autre ne deviennent visibles que dans le contexte d'un

schème d'interprétation choisi.

Le plus important est que le lecteur compétent sait que ce ne sont pas seulement les

éléments du dossier qui entretiennent une relation de qualification et de détermination

réciproques, mais aussi des composantes qui n'y sont pas. Ces éléments ineffables

apparaissent à la lumière d’épisodes connus  ; mais, en retour, les épisodes connus peuvent

aussi, réciproquement, être interprétés à la lumière de ce dont on peut raisonnablement

supposer que cela a continué lors de la progression du cas sans avoir été consigné par écrit.

Le schème d'interprétation des documents peut être tiré de n'importe où. Il peut

changer avec la lecture de n’importe  quel item particulier, avec les intentions de

1'investigateur quand il construit une affaire à partir des documents qu'il trouve ; il peut

changer « à la lueur des circonstances », changer si la situation l'exige. Le rapport du sens

d'un document avec le « schéma qui l’ordonne » reste entièrement une prérogative de

l’interprète, qui doit découvrir, décider ou justifier comme il le juge bon dans chaque cas

 particulier, d’après le cas, à la lumière de ses fins propres, à la lumière de ses intentions

changeantes, à la lumière de ce qu'il commence à trouver, etc. Les significations des

documents sont modifiées en fonction de l’effort déployé pour en tirer la description d'un cas.

Au lieu de disposer à l'avance de ce dont parle un document, on attend de voir ce qu'on

rencontre dans les dossiers, et à partir de là on « établit », littéralement on découvre, ce sur

quoi portait le document. En ce sens c'est au lecteur de voir s'il y a continuité, non-

contradiction, cohérence entre le sens d'un document et celui d'un autre. En aucun cas il n'y a

de contrainte placée sur le lecteur pour justifier à l'avance, ou dire à l'avance, ce qui dans un

dossier compte et pour quoi, ce qu’il va prendre en considération ou pas et pour quoi83.

83 II est possible de concevoir volontairement un dispositif de description, de recherche et de récupération ayantces propriétés. Par exemple, dans le cours d'une recherche, on peut mettre en oeuvre un tel dispositif pour éviterque la connaissance de la situation qu'il permet d'analyser ne soit limitée, dans son développement, par uneméthode qui fixe des limites connues à ce qui pourrait être imaginé au sujet des interprétations et des idéesvariées rencontrées au cours du travail. Un tel dispositif ad hoc de classification et de récupération a 1'avantage,du point de vue de la recherche, de maximiser les occasions de faire jouer 1'imagination. Quand on ne sait pasdans une situation donnée comment elle va se développer, et que l'on veut quand même pouvoir utiliser lesdéveloppements ultérieurs pour reconstruire le passé, une stratégie ad hoc  de recueil et de récupération estsusceptible de permettre au chercheur de faire en sorte que son corpus ait un effet sur la gestion des exigencesqui surgissent du fait de son engagement réel dans une situation évolutive.Ce que le chercheur pourrait faire par lui-même pour soutenir sa pensée est fait par les cliniciens, en compagnie

les uns des autres, sous les auspices d’un système de supervision et d’examen organisé collectivement, dont lesrésultats apparaissent non pas comme des interprétations possibles mais comme des comptes rendus de ce qui aréellement eu lieu. Ils se servent des dossiers comme on le fait en psychothérapie ; dans les deux cas, il s’agit de

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Pour lire le contenu d'un dossier sans incongruité un membre de la clinique doit

attendre de lui-même, attendre de tout autre membre de la clinique –  et attendre que comme il

l’attend des autres, ceux-ci l’attendent aussi de lui –  qu'il sache –  et se serve de ce savoir –  1)

à quelle personne particulière le document réfère, 2) quelles personnes ont collaboré à sa

réalisation, 3) qu’il connaisse 1'organisation réelle de la clinique et les procédures en vigueur

au moment de la consultation des documents, 4) l’histoire commune partagée par d’autres

 personnes –  patients et membres de la clinique, et 5) les procédures de la clinique, y compris

celles qui sont utilisées pour lire un dossier, lorsqu’elles impliquent le patient et les membres

de la clinique. Ces connaissances il les utilise au service de ses intérêts présents pour élaborer

à partir des items du dossier une représentation documentée de la relation patient-membre de

la clinique84.

La clinique que nous avons étudiée est associée à un centre médical universitaire.

L’engagement de la clinique en faveur de la recherche, en tant que but légitime de

l’entreprise, fait qu'une description actuarielle a une valeur prioritaire pour ses affaires

ordinaires. Mais celle-ci entre en concurrence avec la priorité donnée au caractère contractuel

du contenu des dossiers, cette dernière étant liée à la nécessité pratique, impérative, pour la

clinique, de maintenir des relations viables avec 1'université, comme avec les autres secteurs

de la médecine, avec le gouvernement de l'Etat, avec les tribunaux, et plus largement avec les

divers publics concernés, ce qui implique qu’elle présente ses activités comme étant celles

qu'on attend d'un établissement de soin psychiatrique légitime.

Lequel de ces deux engagements devait passer avant l'autre, il n'en a jamais été

question entre les parties intéressées, y compris les patients et les chercheurs. Dans tous les

domaines, depuis les considérations d'économie comparative jusqu'aux tâches pour rendre

1'entreprise publique et la justifier, il faut remplir les conditions pour que soit maintenu le

caractère de contrat des dossiers. Les autres intérêts passaient nécessairement derrière et

devaient y être subordonnés.

manières légitimes de fournir des services cliniques. Et si, que l’on soit de l’intérieur ou de l’extérieur, l’ons’enquiert des fondements rationnels de la procédure, dans les deux cas ces fondements sont fournis de la mêmemanière : le personnel invoque les façons de procéder de la clinique en tant que façons médico-légales,socialement sanctionnées, de faire le travail psychiatrique.84 Il est important de souligner que nous ne parlons pas de « faire le meilleur usage scientifique possible de cequi existe, quel qu’il soit ». D’un point de vue organisationnel, tout recueil de contenus de dossiers peut, mêmedoit, être utilisé pour confectionner une représentation documentée. Ainsi tout effort pour justifier formellement

le recueil et l’assemblage d’informations paraîtra un exercice vide de sens, parce que les expressions quecontiendront les documents ainsi mis en ordre auront à être « décodées » pour découvrir leur signification réelleà la lumière de l’intérêt et de l’interprétation qui prévaudront au moment de s’en servir. 

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Face à tout cela on peut dire que nous surestimons toute cette affaire ; après tout, si

dans les cliniques on conserve les dossiers c’est pour servir les intérêts des services médicaux

et psychiatriques, et non pas ceux de la recherche. A cela, nous pourrions répondre par

l’affirmative. C'est ce que nous avons dit quoique nous l’ayons dit en cherchant à lier l'état  

des dossiers à la signification pour 1'organisation de la priorité accordée aux services

médicaux et psychiatriques, plutôt qu’aux intérêts de la recherche. Là où des activités de

recherche se déroulent dans des cliniques psychiatriques, on découvrira chaque fois, de façon

constante, des mécanismes spéciaux pour les séparer des activités par lesquelles sont garanties

l’identité et la viabilité de la clinique comme entreprise de services, et pour les y subordonner.

Ceci ne veut pas dire que la recherche ne soit pas poursuivie par les cliniciens avec sérieux et

détermination.

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CHAPITRE 7

L’ADÉQUATION MÉTHODOLOGIQUE DANS L’ÉTUDE QUANTITATIVE DES

CRITÈRES ET ACTIVITÉS DE SÉLECTION DES PATIENTS EN CONSULTATION

PSYCHIATRIQUE EXTERNE 

Les études quantitatives qui décrivent comment les personnes sont sélectionnées pour un

traitement dans les hôpitaux psychiatriques en consultation externe concordent sur le fait que

les chances qu’un postulant reçoive un traitement clinique dépendent de nombreux facteurs,

outre le fait qu’il puisse en avoir besoin. Schaffer et Myers85 ont comparé des postulants avec

des personnes admises en traitement à la clinique psychiatrique externe de l’hôpital Grace de

 New Haven et ont conclu que le statut socio-économique du postulant était un critère de

sélection important. Hollingshead et Redlich86  ont comparé la composition, en termes de

classes sociales, des patients de différents services thérapeutiques, et imputé au processus de

sélection la surreprésentation, dans le traitement en hôpital psychiatrique, des patients issus de

la classe moyenne et la sous-représentation de ceux des classes populaires. Rosenthal et

Frank 87 ont comparé tous les patients qui ont contacté la clinique psychiatrique Henry Phipps

 pour la première fois avec ceux qui y ont été envoyés pour traitement. Ils ont trouvé que l’âge,

la race, le niveau de formation, le revenu annuel, l’origine de l’envoi, le diagnostic et la

motivation constituaient des facteurs discriminants entre les deux populations. Storrow et

Brill88  ont comparé la population de tous les patients ayant fait eux-mêmes une demande

auprès de la clinique psychiatrique externe de l’UCLA avec ceux qui se sont présentés pour

 Avec le concours d’Egon Bittner, The Langley Porter Neuropsychiatric Institute. Ce texte a été écrit en 1960.

La liste des références est celle établie à cette époque. Elle ne comporte donc pas des travaux plus récents, telscelui de Elliot Mishler & Nancy E. Waxler, « Decision processes in psychiatric hospitalization », American

Sociological Review, 28 (4), 1963, p. 576-587 ; ou la longue série publiée par Anita Bahn et ses associés àl’Institut National de la Santé Mentale. L’examen des recherches qui a été fait au départ visait à découvrir les« paramètres » du problème de la sélection et à enrichir leur discussion. Au moment où le texte a été écrit, le butn’était pas de rendre compte des résultats obtenus concernant l’admission dans les services psychiatriques[NDT : Cette note est reprise de l’avertissement figurant en tête de l’ouvrage, p. XIII-XIV].85 Leslie Schaffer & Jerome K. Myers, « Psychotherapy and social stratification : an empirical study of practicesin a psychiatric outpatient clinic », Psychiatry, 17, p. 83-93.86 August B. Hollingshead & Frederick C. Redlich, Social Class and Mental Illness, New York, John Wiley &Sons, Inc., 1958.87 David Rosenthal & Jerome D. Frank, « The fate of psychiatric clinic outpatients assigned to psychotherapy »,The Journal of Nervous and Mental Diseases, 127, Octobre 1958, p. 330-343.88

 Hugh A. Storrow & Norman Q. Brill, « A study of psychotherapeutic outcome : Some characteristics ofsuccessfully and unsuccessfully treated patients », Papier présenté au colloque de l’Association MédicaleCalifornienne, San Francisco, février 1959.

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un entretien thérapeutique au moins. Des névroses, une durée plus courte de maladie, de

légers handicaps dans les « ajustements professionnels », le désir de traitement du patient, les

 bénéfices escomptés par le patient, le gain secondaire, le statut économique, la religion, le

sexe, l’âge, la réaction de l’interviewer, l’évaluation par le thérapeute du caractère traitable du

trouble et la nature évasive du patient sont autant d’éléments distinguant les deux populations. 

Ils présentent une longue liste de « variables » qui ne distingue pas, ou peu, les deux

 populations. Weiss et Schaie89 ont comparé une population de patients renvoyés après avoir

achevé le diagnostic ou le traitement à la clinique psychiatrique Malcolm Bliss, avec tous

ceux qui ne se sont pas présentés par la suite pour un diagnostic ou un traitement

complémentaire, qui avait été programmé. Ils signalent que le sexe, la situation de famille,

l’origine de l’envoi et le diagnostic distinguent les deux populations. Aucune différence ne

fut, en revanche, trouvée en raison de l’âge, de la religion, du lieu de naissance, du lieu de

naissance des parents, de la profession, de l’historique des admissions précédentes dans un

hôpital psychiatrique, du statut professionnel de la personne qui a reçus les patients pour le

 premier entretien, de la durée de la thérapie, du nombre d’entretiens ou du nombre de

changements de thérapeute. Katz et Solomon90 ont comparé trois populations de patients à qui

un traitement fut proposé après un entretien d’admission à l’hôpital psychiatrique de la faculté

de médecine de l’Université de Yale et qui, soit, ne se sont pas représentés du tout après la

visite initiale, soit ne se sont pas représentés après plus d’une et moins de cinq visites suivant

la visite initiale, soit encore ne l’ont pas fait après plus de cinq visites consécutives à la visite

initiale. Ils ont observé que l’âge, le statut conjugal, l’éducation, les antécédents

 psychothérapeutiques, l’origine de l’envoi, l’attitude du thérapeute à l’égard du patient et

l’intérêt du patient pour le traitement, de même que ses attentes à son égard, distinguaient les

durées variables de relation avec l’hôpital. 

La comparaison d’études menées précédemment91  révèle un certain nombre d’idées

catégoriques présupposées dans les descriptions du processus de sélection en tant que

 phénomène empirique. Ces idées sont constitutives du problème de la sélection lui-même. Du

fait de leur caractère constitutif, la référence à chacune d’entre elles est nécessaire pour

formuler celui-ci adéquatement. Pour simplifier l’exposé, nous appellerons ces idées

89 James M. A. Weiss & K. Warner Schaie, « Factors in patients’ failure to return to clinic », Diseases of the

 Nervous System, 19, Octobre 1958, p. 429-430.90 Jay Katz & Rebecca A. Solomon, « The patient and his experience in an outpatient clinic », A. M. A. Archives

of Neurology and Psychiatry, 80, Juillet 1958, p. 86-92.91 22 études sont listées et analysées au Tableau 1. Seules les études quantitatives qui visaient principalement laquestion de la sélection sont incluses. La liste n’est pas exhaustive. 

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constitutives les « paramètres »92 du problème de la sélection. Nous allons y faire référence

sous les termes de « séquence », « opérations de sélection », « population initiale en

demande », « composition d’une population ultérieure  » et de « théorie mettant en relation

travail de sélection et charge de travail hospitalière ».

Les études ont non seulement traité ces paramètres de manières différentes, mais toutes ont

échoué à traiter au moins un. Le résultat est que, malgré le soin mis à la réalisation de chacune

de ces études, il est impossible de présenter un état des connaissances acquises jusque là au

sujet des critères de sélection. Il n’est pas non plus possible pour le chercheur de déterminer, à

 partir des travaux publiés, si les patients ont été sélectionnés sur la base des raisons

rapportées, sauf par un jeu de longues chaînes d’inférences plausibles requérant de lui qu’il 

 présuppose une connaissance des structures sociales mêmes qui sont vraisemblablement

décrites.

Quels sont ces paramètres ? Comment sont-ils nécessairement présupposés ? Comment ces

études en ont-elles traité ?

1. « Séquence ». La première idée essentielle informant les études sur la sélection des

 patients est que les groupes de patients dont les caractéristiques sont comparées peuplent deux

étapes consécutives ou plus dans le processus de sélection. Chaque étude conçoit un ensemblede populations en tant que succession, chacune de ces populations étant reliée à une

 précédente en tant que population sélectionnée à partir d’elle. 

Ce paramètre est nécessairement impliqué dans les études auxquelles il est fait référence,

non seulement parce que chacune considère les attributs qu’elle examine comme de possibles

92 Nous utilisons le terme de « paramètre » en raison de la focalisation qu’il permet sur le fait essentiel qu’un

certain nombre d’idées définissent les conditions d’une description complète. Par exemple, parmi les règles de lathéorie physique, le concept de « son-en-général » est défini par les idées constitutives d’amplitude, de fréquenceet de durée. Chaque paramètre doit être spécifié si l’on veut saisir clairement une instance du cas général. Donc,

 parler d’un son avec une amplitude et une durée données mais sans fréquence serait un non-sens formel.Toutefois, l’on peut faire référence à un son dont l’amplitude et la durée sont connues et qui a une fréquence,

 bien que cette fréquence soit inconnue. Les trois paramètres sont nécessairement visés dès lors qu’on parled’« un son », même si la référence n’est faite explicitement qu’à l’un ou à l’autre. Si l’on peut ne traiter que del’amplitude en tant qu’objet d’intérêt, la saisie de ce seul paramètre présuppose la référence aux autres

 paramètres et, en cas de description complète, tous les trois doivent être spécifiés explicitement. Nous suggéronsque, tout comme l’amplitude, la fréquence et la durée sont les paramètres du concept général de son à l’intérieurdes règles de la recherche physique, et qu’elles remplissent la fonction pour le chercheur de définition de ladescription adéquate d’un cas de son, les idées de « séquence », d’« opérations de sélection », de « populationinitiale en demande », de « composition d’une population ultérieure » et de « théorie mettant en relation travail

de sélection et charge de travail hospitalière » sont les paramètres du « problème de la sélection » à l’intérieur du programme d’enquête sociologique et servent à définir pour le chercheur un cas réel de ce problème et, de cefait, les conditions de description adéquate.

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facteurs discriminants entre les populations de patients considérées, mais aussi parce que,

dans chaque étude, l’une des populations comparées est explicitement reliée à l’autre en tant

que résultat d’un ensemble d’activités de sélection93.

2. « Les opérations de sélection ». L’idée d’opération  de sélection apparaît quand une

 population ultérieure dans une succession est considérée sous l’aspect  des processus par

lesquels elle est assemblée. Ce paramètre consiste en un  certain  ensemble d’opérations

successives réalisées sur une population initiale. La population ultérieure est par définition le

 produit d’opérations menées sur une population antérieure via lesquelles celle-ci est

transformée. Même si l’opération qui transforme la population initiale en la population qui lui

succède demeure non spécifiée, le fait de reconnaître que c’est un élément nécessaire du

 pr oblème rend au moins possible d’établir ce qui reste nécessairement à examiner plus tard94

.Weiss et Schaie95 discutent de ce point quand, en conclusion de leur article, ils écrivent :

« Nous avons l’impression que ces différences tenues pour statistiquement  significatives en

relation au défaut de nouvelle présentation [devant le médecin] revêtent une certaine importance dans

la prédiction des taux de défaut… Ce type d’étude transversale ne fournit toutefois aucun éclairage sur

les dynamiques conduisant à interrompre la thérapie … »

La plupart des autres études prennent en considération les « opérations de sélection » dans

un mélange de conjectures et d’interprétations cliniques. 

3. « Population initiale en demande ». Le paramètre « population initiale » est requis en

vertu du fait que tout programme de sélection séquentielle exige nécessairement la référence à

une population donnée initialement. Etant donné cette référence, on peut se demander quel

93

 A l’exception de l’étude de Weiss et Schaie, ces populations et les activités de sélection sont reliées dans une séquence temporelle qui est identique aux séquences concrètes du traitement clinique réel. L’étude de Weiss etSchaie compare les populations de personnes qui ont achevé le cycle de services programmés et celles qui nel’ont pas achevé, en sorte que l’idée de populations successives subsiste dans leurs comparaisons, bien que cesoit sans référence aux séquences concrètes de la procédure clinique réelle.94 Les critères de sélection peuvent bien sûr être évalués sans égard pour les séquences temporelles d’opérationsde sélection, mais cela conduit le chercheur à n’avoir pas grand-chose à dire sur la question de savoir si etcomment les critères discriminants sont pertinents dans le travail par lequel des populations ultérieures sont

 produites. Cf. par exemple Rubenstein et Lorr, 1956. Si, par exemple, une population ultérieure ne peut êtredistinguée d’une population antérieure en termes de distribution d’âge, cette simple absence de caractèrediscriminant, et rien d’autre, est le point ultime auquel peut aller le chercheur s’il veut parler littéralement de sesdécouvertes. C’est parce que les chercheurs se demandent si une absence de caractère discriminant signifie queles transactions menées pour opérer la sélection ont agi indépendamment de l’âge que le paramètre de la

séquence doit être réglé en termes différents. Ce problème est traité plus loin dans le chapitre en relation avec lescomparaisons « dehors-dehors».95 Weiss et Schaie, op.cit., p. 430.

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genre de population initiale est le plus approprié pour étudier les activités et les critères de

sélection clinique.

Il n’est pas possible de restreindre la conception de la population initiale pour en faire une

 population dotée d’attributs comme l’âge, le sexe et d’autres du même genre dont on cherche

à évaluer le statut comme critères de sélection. Indépendamment de la question de savoir

quels attributs sont assignés à la population initiale, la référence à leur caractère légitime est

nécessairement impliquée. Cela peut s’observer dans le fait que l’hôpital reçoit de manière

continue des demandes de service dont il n’est pas pris note officiellement  : par exemple, les

 personnes qui appellent pour demander si elles peuvent être mises sous hypnose, ou se voir

administrer de l’acide lysergique pour voir ce que cela fait. Le caractère légitime de ces

attributs dérive du fait que toute population initiale doit être caractérisée par la nature desdemandes qu’elle adresse aux services hospitaliers. Le travail de sélection est dès lors, dans

chaque cas, conçu, de manière au moins tacite, comme relevant d’activités régies par des

considérations médico-légales. Du point de vue non seulement du personnel hospitalier, mais

aussi, de façon réciproque, des patients, les critères doivent pouvoir être justifiés au regard des

obligations médico-légales qui encadrent le travail hospitalier. Du point de vue des patients et

du personnel hospitalier, les populations ne sont pas simplement acceptées ou refusées  –  

c’est-à-dire « sélectionnées »  –  sur la base de leur « sexe », de leur « âge », de leur « statutsocio-économique », de leur « motivation » ou du « diagnostic ». Elles sont acceptées ou

refusées pour ces raisons en tant que ce sont de « bonnes raisons ».

Dans la mesure où il ne suffit pas, du point de vue de la personne, de dire qu’une

 population initiale est « distribuée par rapport à un certain attribut », cela ne suffit pas non

 plus du point de vue du chercheur. Il apparaît que la population initiale est une population

distribuée par rapport à un certain attribut, au regard duquel le résultat de la sélection est

 justifiable par l’hôpital s’il veut assurer l’approbation des opérations qu’il a menées. La

« population initiale » appropriée pour le problème de la sélection à l’intérieur de l’hôpital,

conçu comme une opération régie par un ordre médico-légal, est, dès lors et nécessairement,

une population initiale légitime.

Mais cela ne résout pas le problème d’identification de la population initiale appropriée. Il

faut toujours choisir s’il est  plus adéquat de considérer la population initiale comme une

 population éligible ou comme une population en demande.

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Selon la doctrine de la responsabilité médico-légale, tous les membres de la société

constituent une population potentiellement éligible. Les études épidémiologiques sont

typiquement concernées par le travail de définition des populations éligibles. Une population

éligible ne peut toutefois pas être la population initiale qui est appropriée pour l’étude des

 processus cliniques de sélection des patients. Cela peut s’observer dans le f ait que des

 personnes qui sont à la fois éligibles et en besoin de traitement doivent d’une certaine manière

réussir à susciter l’attention des services psychiatriques. Le théoricien doit en tenir compte s’il

veut éviter la supposition que les populations en besoin et les populations qui se présentent

 pour traitement sont identiques. Les recherches bien connues de Clausen et Yarrow, et

d’autres encore96, ont montré les « voies » conduisant au traitement. Ces « voies » consistent

en un ensemble d’opérations par lesquelles une population en demande est produite à partir

d’une population d’éligibles. Dès lors, si on compare la population d’une communauté et une

 population hospitalière, comme le font Hollingshead et Redlich97, nous apprenons seulement

comment les personnes acceptées par l’hôpital diffèrent de celles qui peuvent potentiellement

exercer leur droit au traitement.

Il nous reste donc la conclusion que l’on veut  comparer la population produite par les

opérations menées par l’hôpital avec une autre population qui lui est antérieure dans le contact

avec l’hôpital. Cette population antérieure consisterait en une population éligible ayantchangé en vertu du fait qu’elle serait déjà rentrée sur le marché des services hospitaliers. Plus

simplement dit, c’est une population en demande.

Toute population qui est en contact avec l’hôpital, où que ce soit dans le processus de

sélection, constitue pareille population. Mais si on veut étudier l’effet des opérations menées

 par l’hôpital sur cette population en demande, il faut disposer d’une population en demande

antérieure, parce que plus tard la population en demande est saisie dans la séquence des

opérations menées par l’hôpital, plus les opérations faites  par l’hôpital réduisent à néant les

résultats de la sélection opérée sur la population en demande. Ainsi, par exemple, dans

l’expérience de la clinique psychiatrique externe de l’UCLA, soixante-sept pour cent de toutes

les demandes ont été faites par téléphone. A peu près les trois quarts de ces demandes par

téléphone n’ont jamais dépassé ce contact. Faire le décompte de la population en demande

96 J. A. Clausen & M. R. Yarrow, , « The impact of mental illness on the family », The Journal of Social Issues,

11, 1955, p. 3-64.97 Cf. aussi les études (analysées au Tableau 1) de Futterman et al., 1947 ; Schaffer & Myers, 1954 ; Brill &Storrow, 1959.

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sans tenir compte de cela conduit à traiter d’une population déjà réduite de presque la moitié

(48%).

En omettant de l’étude de la sélection, ainsi que l’ont fait Schaffer et Myers98, (a) les

 patients qui ont été adressés à l’hôpital pour consultation  seulement, (b) les patients

considérés comme souffrant de syndromes non psychiatriques, (c) les patients jugés en besoin

d’hospitalisation, (d) les patients dont le renvoi sur l’hôpital n’a jamais été suivi d’une venue

à l’hôpital et (e) les patients qui, « suite à un examen inadéquat », se sont révélés capables de

recourir à des soins privés, on se trouve en présence d’une population en demande que les

 procédures de sélection ont déjà révisée. Les difficultés d’évaluation des résultats de Schaffer

et Myers apparaissent si on se demande comment cette portion de la population en demande –  

qui était à notre avis mesurable  –  peut être comparée dans sa composition en termes de sexe,d’âge, de classe sociale, etc. avec la population utilisée par eux en tant que population initiale.

Ce n’est que si les deux populations étaient identiques que l’on pourrait imputer la sélection

aux critères que citent Schaffer et Myers. Si les deux populations différaient, on aurait en

revanche à conclure que l’âge, le sexe, la classe sociale, ou quoi que ce soit d’autre, ont

quelque chose à voir dans l’affaire. A l’exception d’une seule, toutes les études précédentes 99 

suscitent le même type de réserves quant aux populations initiales utilisées.

 Nous en concluons que, pour que le problème de la sélection soit défini de manière

adéquate, il convient de faire en sorte que la population en demande légitime soit établie sur la

 base de la demande quand elle est rencontrée pour la première fois. Sinon, les opérations de

 sélection fait es par l’hôpital réduisent à néant le travail de description de ces procédures de

 sélection en utilisant comme population de comparaison une population qui a déjà été

 sélectionnée par des voies inconnues.

Un commentaire s‘impose pour justifier notre insistance sur le fait que la population initiale en demande soit

définie correctement par sa saisie au moment du premier contact. On peut le montrer en comparaison du travail

des criminologues.

Richard J. Hill posait la question de savoir s‘il n‘y avait pas une similitude entre la situation du criminologue

qui doit décider s‘il va faire une comptabilité visant à estimer le taux de crime réel (ou le nombre de criminels

réels) et notre tentative de définition du foyer approprié de comptage pour l‘estimation de la taille de la

98

 Schaffer & Myers, op.cit., p. 86.99 La seule étude qui échappe à cette critique est celle d’Auld & Eron, 1953, dans laquelle le problème étudiéexigeait spécifiquement une population initiale de personnes ayant subi le test de Rorschach.

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 population initiale en demande. Le problème du criminologue peut être présenté comme suit : comment estimer

le taux de crime réel, étant donné que les activités de définition, de détection, de notification et de répression

 peuvent réduire à néant les mouvements des phénomènes qui sont comptés ? (Par exemple, une augmentation

de personnel de police ou un changement de législation peuvent modifier un taux de criminalité). Le

criminologue considère, en vertu de la loi de Thorsten Sellin, que plus loin le criminologue fait ses comptesdans le processus de détection, d‘arrestation et de jugement, moins on peut accorder crédit au décompte obtenu

en tant que base d‘estimation des paramètres du crime réel ; d‘où la solution pratique qui consiste à utiliser « les

crimes connus de la police ». Ne peut-on pas considérer, s‘agissant de l‘estimation des paramètres de la

 population initiale en demande, que la même règle s‘impose, pour des raisons méthodologiques similaires ? [On

utiliserait] entre autres « toutes les demandes reçues par les personnels hospitaliers qui sont habilités à établir

qu‘une demande de traitement a été faite ».

 Nous considérons qu‘il existe effectivement une correspondance étroite entre les deux cas, mais que la

correspondance repose sur des raisons différentes de celles fournies par l‘argument que l‘on vient d‘exposer. Le

nœud de la différence réside dans la signification de « taux réel de crime » et de « demande réelle ». Notre

argument est le suivant.

 Dans la perspective des activités de police, il existe, de manière culturellement définie, un « nombre réel de

crimes » commis par une population criminogène définie culturellement. La police utilise les « crimes connus

de la police » pour établir ou représenter ses caractéristiques, telles que le nombre de crimes, la tendance, les

contributeurs, etc. De manière correspondante, du point de vue du personnel hospitalier , il existe une

« demande réelle de services hospitaliers » définie culturellement. Le personnel hospitalier utilise les demandes

réelles pour établir ou représenter ses caractéristiques. Les deux situations –  le nombre réel culturellement

défini de crimes, pour la police, et la demande réelle de services hospitaliers culturellement définie, pour le

 personnel hospitalier –  « existent », mais seulement au sens particulier où des objets culturels, sociologiquement

 parlant, sont dits « exister » : leur existence n’est rien d’autre que la probabilité que des mesures organisées

 socialement de détection et de contrôle de la déviance peuvent être mises en œuvre.

Dans les modèles et les méthodes utilisés par la police, crime réel veut dire qu‘il survient indépendamment des

mesures de répression du crime. Si le criminologue utilise un modèle similaire, sa tâche de description du crime

réel est parasitée par des difficultés méthodologiques que la règle de Sellin vise à résoudre. Toutefois, quand les

crimes réels sont définis en termes d‘activités de répression (procédur e proposée par Florian Znaniecki dans

Social Actions), les difficultés méthodologiques semblent alors correspondre aux caractéristiques mêmes des

activités socialement organisées par lesquelles l‘existence de crimes réels culturellement définis est détectée,décrite et rapportée. En tant que données de plein droit, ces « difficultés » consistent dans les modalités mêmes

de traitement par la police (et ses clients) des crimes réels en tant qu‘objets dans un environnement

culturellement défini.

On peut établir un parallèle exact pour la description de la population initiale en demande de l‘hôpital. Des

difficultés méthodologiques se présentent si l‘enquêteur cherche à estimer la population initiale réelle en

demande en utilisant le modèle de population en demande du personnel hospitalier. A l‘image du crime réel, la

demande réelle est définie par les cliniciens comme dotée d‘une existence indépendante des mesures par

lesquelles l‘occurrence réelle de la maladie psychiatrique est définie et résolue socialement et

 professionnellement. L‘« organisme » médical, par exemple, accomplit un service héroïque sous cet aspect

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 pratique.

La correspondance s‘étend même au-delà. La police et le personnel hospitalier revendiquent, reçoivent et

mettent en œuvre, tous deux, de la manière propre à leurs professions respectives, un monopole sur le droit de

définir l‘occurrence réelle de ces événements et d‘en prôner les contrôles légitimes. 

De ce fait, quand la demande réelle est définie en termes de mesures socialement organisées et socialement

contrôlées de détection et de traitement, la demande de services hospitaliers a, pour caractéristique sinon

supprimée, de consister en prétentions du personnel hospitalier que leurs services sont sollicités. Les difficultés

méthodologiques dans l‘estimation de la population initiale en demande sont considérées, dès lors, comme

n‘étant rien d‘autre que les traits mêmes par  lesquels l‘existence d‘une demande réelle culturellement définie est

connue et traitée comme un objet dans l‘environnement culturellement défini du personnel et des patients de

l‘hôpital.

Lorsqu‘il s‘agit de décrire le crime réel et la demande initiale, la solution de l‘enquêteur consiste à décrire

littéralement la manière dont l‘occurrence d‘un cas de «  criminel » ou de « patient » est reconnue socialement,

c‘est-à-dire, procéduralement parlant, la manière dont il se fait que ceux qui sont investis par la société du

 pouvoir de détecter sa présence par leur jugement social le détectent. D‘où l‘insistance mise dans ce chapitre sur

le fait que l‘enquêteur qui traite du problème de la sélection est tenu d‘utiliser une population initiale en

demande qui est nécessairement trouvée lors des premières opportunités que le personnel hospitalier a de

reconnaître l‘existence d‘une demande pour ses services, en tant qu‘ils sont des agents pourvoyeurs de solution

et des employés de l‘hôpital socialement habilités. Le fait est qu‘un pourcentage important des occasions lors

desquelles une « demande est formulée » auprès de l‘hôpital de l‘UCLA a  lieu par le biais d‘appels

téléphoniques, de courrier et de visites dirigées vers des personnes « d‘accueil  ». Cela doit être vrai dansd‘autres hôpitaux. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu‘il n‘existe pas d‘autres canaux par lesquels la demande peut

être « communiquée ». Une description adéquate s‘imposerait également  pour les prendre en considération. 

4. « Composition d’une population ultérieure ». Ce paramètre stipule que chaque

 population résultante est composée de deux sous-populations : (a) l’ensemble des personnes

qui sont « dedans », par rapport à quoi il existe (b) une population complémentaire de

 personnes qui sont « dehors ». La somme des deux reproduit la population antérieure. Ce

 paramètre dicte le choix des populations à comparer pour que le chercheur détermine lescritères qui ont été utilisés dans la sélection. Dans le cas du problème de la sélection, les

 populations qui sont nécessairement appropriées sont les « dedans » et les « dehors » à chaque

étape du processus.

A l’exception des études menées par Weiss et Schaie, et par Kadushin, et sans tenir compte

des comparaisons éligibles/dedans100, les études précédentes ont comparé soit une population

« dedans » avec une population « dedans » ultérieure, soit une population « dehors » avec une

100 Ces dernières ont été examinées et critiquées plus haut.

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 population « dehors » ultérieure. Le raisonnement semble être que, si une population

subsistante ultérieure présente des caractéristiques différentes d’une population antérieure, la

sélection doit être attribuée aux caractéristiques qui distinguent les deux.

Etant donné l’idée constitutive d’une sélection à partir de populations successives, aussi

 bien les comparaisons « dedans-dedans » que « dehors-dehors » sont procéduralement

incorrectes. Comment cela se fait-il ?

Comparaisons « dedans-dedans »

Si on s’arrête un instant sur les études qui ont recouru à une procédure « dedans-dedans »,

on observe (a) qu’alors qu’elles utilisent une comparaison « dedans-dedans », l’intention de la

comparaison est « dedans-dehors », avec pour résultat que les comparaisons effectives et

souhaitées ne coïncident pas. En outre, (b) si on utilise les statistiques associationnelles

habituelles –  le chi-carré101 par exemple –   pour évaluer la présence d’une association entre les

critères et la survivance, seule la comparaison visée est correcte.

Considérons le point (a). Le raisonnement et la méthode utilisés dans la procédure dedans-

dedans impliquent une comparaison entre une population qui survit et une population qui n’a

 pas survécu. La preuve en est que la population antérieure consiste en deux groupes : ceux qui

sont « dedans » à l’étape initiale et seront « dedans » plus tard, et ceux qui sont « dedans » à

l’étape initiale mais seront « dehors » plus tard, quand les caractéristiques propres aux

« dedans » seront examinées. Une comparaison visant des populations « dedans » successives

 jette la confusion sur l’intention de la comparaison, qui concerne les critères par lesquels la

 perte d’effectifs d’une population originelle s’est produite. Dans la mesure où nous sommes

nécessairement aux prises avec la réduction progressive d’une population initiale, les critères

de sélection doivent agir à un « point » donné pour distinguer ceux qui restent de ceux qui ont

abandonné à ce point. Dès lors, même si les étapes ne sont pas distinguées, au moins une

étape est nécessairement envisagée par les termes du problème lui-même et, pour cette seule

étape, la comparaison se fait nécessairement entre une population « dedans » et une

 population « dehors ».

Considérons maintenant le point (b). Dans la mesure où les populations « dedans » et

« dehors » à une étape ultérieure sont constitutives de la population à l’étape antérieure, les

101 Nous sommes reconnaissants à Richard J. Hill d’avoir attiré notre attention sur le fait que notre argumentvalait pour les statistiques associationnelles usuelles.

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  248

« dedans » et « dehors » à n’importe quelle étape sont de composition complémentaire. Si le

chercheur utilise le chi-carré pour déterminer les critères de sélection, il faut se garder, en

comparant une population « dedans » avec une population « dedans » ultérieure, de comparer

une part importante de la population antérieure avec elle-même. En outre, pour traiter de

 populations antérieure et ultérieure comme des distributions indépendantes  –   condition qui

doit être satisfaite pour un usage correct du chi-carré  –   la population initiale dans une

opération d’une étape (one-step) devrait former les marginaux. Les survivants seraient alors

comparés à leurs complémentaires qui sont « dehors » à une étape ultérieure. Les

statisticiens102 que nous avons consultés sont d’accord pour dire que l’usage du chi-carré pour

comparer des populations « dedans » successives est incorrect, mais ils divergent quant à

savoir si cette procédure est incorrecte parce que la corrélation dévaluerait les résultats, ou

 parce qu’une comparaison chi-carré de populations « dedans » successives n’aurait pas de

signification claire dans un cas impliquant des fréquences conditionnelles. Dans tous les cas,

la conséquence en est que la comparaison de « dedans » successifs complique le jugement sur

la présence des attributs discriminants. Toutes les études précédentes qui ont utilisé des

comparaisons dedans-dedans ont recouru au chi-carré pour comparer les deux populations,

mais aucune n’a fait état de ce problème. 

Comparaisons « dehors-dehors »

Etant donné que la tâche de déterminer la présence des critères de sélection est accomplie

en employant un schème inférentiel devant expliquer la réduction d’une population initiale,

une comparaison dehors-dehors est incorrecte, parce qu’elle emploie un schème inférentiel

inadéquat. La différence entre le schème inférentiel utilisé par une comparaison dehors-dehors

et le schème approprié au problème de la sélection peut être démontrée dans l’étude de Katz

et Solomon103 qui s’est servie de comparaisons dehors-dehors.

Katz et Solomon ont utilisé une cohorte originelle de 353 patients. Trois choses pouvaient

advenir à la cohorte originelle : une partie pouvait être dehors après une visite (O1) ; une autre

 partie pouvait être dehors après deux, trois ou quatre visites (O2-4) ; une troisième partie

 pouvait être dehors après cinq visites ou davantage (O5). De manière plus formelle, nous

 pouvons dire que la cohorte originelle (OC) était partitionnée en trois occurrences possibles

(O1, O2-4 et O5). Chaque « rupture incidente », comme l’attribut « intérêt du patient à recevoir

102 Wilfred J. Dixon, Richard J. Hill, Charles F. Mosteller, William S. Robinson.103 Katz & Solomon, art.cit.

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  249

un traitement hospitalier », représente une règle de partition. Par exemple, une règle de

 partition testée par Katz et Solomon était : renvoyer rapidement les patients manifestant un

faible intérêt ; renvoyer tardivement les patients manifestant un intérêt élevé. Une règle de

 partition alternative était : renvoyer les patients tôt ou tard sans considération pour leur intérêt

 pour le traitement. Les populations escomptées O1, O2-4  et O5  ont été comparées avec les

 populations observées en sorte d’établir l’ampleur du départ de la population observée par

rapport à la population escomptée. Il fut décidé que les critères de sélection avaient agi quand

les distributions observées se démarquaient de manière significative des distributions qui

étaient escomptées en vertu de la règle de partition de non-association.

Pour démontrer le caractère inapproprié de cette procédure pour le problème de la

sélection, il est nécessaire de montrer qu’elle ne permet pas d’inférences quant aux critères desélection sans une référence non motivée aux termes du problème de la sélection104.

La procédure utilisée par Katz et Solomon pour partitionner la cohorte originelle peut être

représentée par la figure suivante, qui décrit la relation entre la cohorte originelle et les

 populations successives produites par une règle de partition :

Un examen de cette figure révèle (a) que le domaine des occurrences possibles consiste en

O1, O2-4 et O5 ; (b) que la cohorte originelle est reproduite en tant que somme O1 + O2-4 + O5 ;

et (c) que la signification de la succession est gratuite dès lors que, par rapport à la cohorte

originelle considérée comme « point de départ », l’ordre des branches peut être inversé et les

 populations substituées les unes aux autres sans altération de la signification de la figure. De

104 Nous utilisons le terme « problème de la sélection » pour faire référence au travail de conception de la

séquence des populations où la réduction successive à partir d’une population originelle constitue le pointintéressant. Il est clair que le terme « problème de la sélection » pourrait être utilisé pour faire référence à uneséquence de population où la réduction successive est sans intérêt.

OC

O1 Population à l’étape 1 

O2-4 Population à l’étape 2 

O5 Population à l’étape 3 

Règle de partition (par exemple,l’intérêt des patients pour le traitement) 

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  250

ce fait, bien que O1, O2-4 et O5 représentent respectivement une durée différente de traitement,

la référence à leur succession ne fait en aucune façon partie de leur signification nécessaire.

On pourrait les organiser dans l’« ordre naturel » d’une ampleur croissante de durée, mais

cette organisation n’est pas plus nécessaire que n’importe quelle autre qui s’accorderait avec

la signification que la durée de traitement a dans cette figure, c’est -à-dire que chacune de ces

trois durées est différente. Si le chercheur se réfère néanmoins à la succession, il ne peut le

faire qu’en conférant à la structure une propriété gratuite. 

A chaque figure correspond un schème inférentiel105  construit en organisant le domaine

des événements possibles selon la règle d’inclusion. L’ensemble des inférences nécessaires

consiste dans celles qui épuisent le domaine des événements possibles. Ces inférences sont

obtenues en comparant tous les sous-domaines qui épuisent le domaine supérieur que lessous-domaines partitionnent.

Le schème inférentiel qui correspond à la figure utilisée par Katz et Solomon se présente

comme suit :

Dans ce schéma, les sous-domaines sont O1, O2-4 et O5. On peut à nouveau observer que

ces possibilités peuvent être organisées selon la durée de la relation, mais la signification de

 populations successives n’est pas une caractéristique du domaine des occurrences possibles,

 pas plus qu’une comparaison n’existe au sein de ce schème par laquelle la signification de populations successives s’imposerait nécessairement. Toutes les inférences faites à partir de 

ce schème sont plutôt contrôlées par la nécessité qu’elles soient compatibles avec le postulat

qu’aucun de ces trois résultats n’englobe les autres dans leur signification. Tout ce que le

chercheur peut dire au sujet de ces trois populations doit être com patible avec le postulat qu’il

105 Nous utilisons le terme « schème inférentiel » pour signifier une grammaire ou un ensemble de règles qui

repr oduit en termes d’occurrences observées l’ensemble des occurrences possibles à partir d’un ensembled’unités élémentaires. Le schème inférentiel est dès lors identique, dans sa signification, à une théorie explicitede ces occurrences observées.

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  251

n’y a pas de relation de sens nécessaire entre la durée pendant laquelle une population a

survécu et la durée pendant laquelle elle aura survécu.

Une cohorte originelle qui a été partitionnée tout en préservant la signification des

 populations successives en tant que caractéristique intégrale du domaine des occurrences

 possibles devrait prendre la forme suivante :

In1 In 2-4 

Population OCinitiale

O1 O2-4 O5

Population à Population à Population àla 1ère étape = la 2ème étape = la 3ème étape =

  In1 + O1 In2 + O2-4 In2-4 = O5

On observe que l’ensemble des résultats possibles consiste maintenant en In1, In1-suivi-de-

In2-4, In1-suivi-de-O2-4, In1-suivi-de-In2-4-suvi-de-O5. Si on organise cette figure des résultats

 possibles suivant la règle de l’inclusion, il en résulte le schème inférentiel suivant :

On voit que toute réorganisation des populations dans la figure change leur signification.

La durée et la succession sont nécessairement liées.

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  252

Alors que la cohorte originelle de Katz et Solomon est décrite comme OC (100%) = O 1 +

O2-4 + O5, la cohorte originelle qu’exige le paramètre de la séquence prend la forme de OC

(100%)106 = O1 + (In1-suivi-de-O2-4) + (In1-suivi-de-In2-4-suivi-de-O5).

Le schème inférentiel dans l’étude de Katz et Solomon implique une comparaison des

sous-domaines O1, O2-4 et O5  pour OC. En suivant l’interprétation du problème de sélection

 proposée par Katz et Solomon, les chances de survie sont décrites en comparant les dehors à

chaque étape en tant que fraction de la cohorte originelle.

Le schème inférentiel qui résulte de l’inclusion du paramètre de la séquence dans la

conception du problème de sélection implique une comparaison des sous-domaines In1 et O1 

 pour OC, In2-4  et O2-4 pour In1  et O5 pour In2-4. En suivant cette procédure, les chances de

survie sont décrites en comparant les dedans et les dehors à chaque étape comme des fractions

de ceux qui ont survécu à l’étape précédente.

On peut voir que ces différences changent les résultats de Katz et Solomon dans les

tableaux suivants, qui ont été recalculés à partir du Tableau 7 107  de l’article de Katz et

Solomon. Leur tableau visait à décrire la relation entre la source de l’envoi, la durée de

traitement et l’intérêt du patient pour le traitement. 

En vertu de la procédure de Katz et Solomon, voici ce que nous trouvons :

Patients envoyés à l‘« hôpital ouvert » par deshôpitaux, des cliniques, et des services

d‘urgence, qui cessèrent le traitement après

Patients s‘adressant à « l‘hôpital ordinaire»d‘eux-mêmes ou envoyés par des médecins, qui

cessèrent le traitement après

Intérêt pour letraitement

Cohorteoriginelle(N)

1 visite % 2 à 4visites %

5 visitesou plus %

Cohorteoriginelle(N)

1 visite % 2 à 4visites %

5 visitesou plus %

Clairementexprimé

(22) 31,8 45,4 22,8 (132) 8,3 4,5 87,2

Devait êtreencouragé (28) 35,8 42,9 21,3 (43) 20,9 20,9 58,2

Peu ou pasd‘intérêt

(64) 67,2 23,5 9,3 (28) 42,8 39,3 17,9

Total (114) (203)

106 Bien que cette somme soit identique à la somme obtenue selon la procédure de Katz et Solomon, lesévénements additionnés sont différents. Katz et Solomon ont additionné des cessations. Nous avons pour notre

 part additionné des trajectoires qui trouvaient leur origine dans un contact initial et ont une cessation en tantqu’occurrence finale. 107 Katz et Solomon, op.cit., p. 89. Le tableau publié par Katz et Solomon notait différents degrés d’intérêt pourle traitement comme des pourcentages des différentes durées de traitement. Nous avons réorganisé leur tableau

 pour exprimer les durées de traitement comme des pourcentages des différents degrés d’intérêt, en suivant laconvention de calcul des pourcentages dans la direction de la « séquence causale ». Cette réorganisationn’affecte pas notre façon de décrire la procédure de Katz et Solomon ou notre argumentation à son sujet. 

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Après avoir recalculé les données de Katz et Solomon pour dégager la signification

nécessaire de la succession, leurs résultats prennent un aspect différent :

Clairementexprimé

(22) 31,8 66,7 * (132) 8,3 4,9 *

Devait êtreencouragé

(28) 35,8 66,7 * (43) 20,9 26,5 *

Peu ou pasd‘intérêt

(64) 67,2 71,5 * (28) 42,8 68,8 *

* Tous les pourcentages dans cette colonne sont100 %, puisque toutes les personnes sorties après cinq visites ou plus sont celles qui ont survécu à deux visites ou plus.

Les tableaux originaux de Katz et Solomon établissent ce qui suit. Dès lors qu’on suppose

que la durée de contact d’une personne avec l’« hôpital ouvert » et la durée de son séjour

 peuvent se produire indépendamment l’une de l’autre, le résultat est qu’après une visite, des

 personnes ayant peu ou pas d’intérêt pour le traitement psychiatrique abandonnaient à un taux

 proportionnellement plus élevé que ceux qui avaient un intérêt supérieur pour le traitement.Par la suite, les personnes avec peu ou pas d’intérêt abandonnaient à un taux

 proportionnellement moins élevé que ceux qui avaient un plus grand intérêt. Les personnes

avec peu ou pas d’intérêt abandonnaient après la première visite   ; les personnes avec plus

d’intérêt abandonnaient plus tard.

Le tableau recalculé est basé sur la supposition que la durée de séjour d’une personne

envoyée à un hôpital ouvert comprend, comme condition dépendante, la durée de son contact.

Le résultat est que les personnes manifestant  peu ou pas d’intérêt pour le tr aitement ont

abandonné après une visite à un degré disproportionnellement élevé, alors que l’intérêt pour le

traitement ne distinguait pas ceux qui abandonnaient après deux, trois ou quatre visites.

Pour les personnes adressées à des « hôpitaux ordinaires », Katz et Solomon ont découvert

que les taux auxquels des personnes différentiellement intéressées abandonnaient ne

changeaient pas entre la première visite et la deuxième, troisième ou quatrième visites. Les

données recalculées montrent que ces taux changeaient : le taux de ceux qui abandonnaient

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  254

augmente fortement après deux visites ou plus pour les personnes qui avaient peu ou pas

d’intérêt pour le traitement108.

Dans tous les cas où il y a une relation nécessaire entre la durée pendant laquelle une

 personne a été dedans et celle pendant laquelle elle va rester, cas dans lesquels le chercheur

traite ces possibilités comme si elles intervenaient indépendamment l’une de l’autre  –  ce qu’il

fait en usant de comparaisons dehors-dehors – , s’il décrit ses résultats littéralement, il les aura

rapportés de manière incorrecte. Si néanmoins le chercheur traite les résultats obtenus par des

comparaisons dehors-dehors, comme s’ils impliquaient un ensemble de populations

sélectionnées successivement, ses résultats ne peuvent être démontrés à partir des données

elles-mêmes ; ils requièrent plutôt qu’il sorte de son étude  pour attribuer à ses données leur

statut de résultats de l’étude. 

Les critiques précédentes des études utilisant les comparaisons dedans-dedans et dehors-

dehors ne s’appliquent pas à l’étude de Weiss et Schaie, puisque, dans leur travail, l’ensemble

des personnes qui n’ont pas donné suite aux services programmés est, par définition, une

 population « dehors » ; les personnes qui leur ont donné suite constituent la population

« dedans ». Ces critiques ne s’appliquent pas non plus quand seules deux populations dehors

ont été comparées. Dans ce cas, les comparaisons dedans-dehors et dehors-dehors aboutissent

à des résultats identiques109.

108 En raison de l’intérêt marqué dans les travaux du groupe de Yale pour les classes sociales en tant que facteurde sélection, le Tableau 3 du rapport de Myers et Schaffer (1954) a été recalculé en utilisant une procédurededans/dehors. Le tableau original apparaît comme suit ::

Le tableau recalculé est le suivant :

Manifestement, Myers et Schaffer auraient pu aller plus loin qu’ils ne l’ont fait à la vue non seulement de la

 présence mais de la régularité du gradient.109 Cela peut être démontré en considérant que, quand deux groupes sont comparés, la figure d’une comparaisondedans/dehors est la suivante :

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5. On reportera la discussion du cinquième « paramètre ». Il concerne la nécessité pour le

chercheur d’effectuer un choix quand il détermine comment concevoir la relation entre le

travail110 qui suscite une population « dedans » et une population « dehors », et la charge de

travail d’un hôpital à cette étape, ou aux étapes passées ou futures. Les guillemets sont utilisés

en référence à cette considération en tant que paramètre d’un problème de sélection défini  de

façon adéquate, dès lors que, à proprement parler, cela consiste à affirmer que sont liés les

quatre paramètres précédents, à savoir la « séquence », les « opérations de sélection », la

« population initiale en demande » et la « composition des populations comparées ». Leur

caractère lié est montré par la sélection par le chercheur d’une théorie qui tient compte de la

relation entre le travail produisant une population « dedans » et une population « dehors », et

la charge de travail hospitalière. Ce choix théorique va nécessairement déterminer le sens des

résultats qu’il attribue à l’aboutissement de ses méthodes statistiques. Le caractère critique de

ce choix est propre aux études de sélection sociale. Sa nécessité sera discutée plus loin dans le

chapitre, quand il sera plus facile d’en montrer la nature. 

Le Tableau 1 résume les décisions méthodologiques prises par les études précédentes

quant aux paramètres d’un problème de procédure de sélection adéquatement défini.

OC

In1

O1 O2 

Le schème inférentiel correspondant est le suivant :

OC

O1

In1

O2

Donc, OC = (In1  O2) + O1. On voit que In1 = O2. Dès lors, la comparaison In1/O1 = O2/O1. Ce raisonnements’applique aux études de Katbov & Meadow, 1953  ; Imber, Nash & Stone, 1955 ; Frank, Gliedman, Imber, Nash& Stone, 1957.110 La charge de travail hospitalière peut être conçue comme un assemblage composé des activités des patients et

du personnel. Le terme « travail » est utilisé pour attirer l’attention sur le fait que la charge de travail de l’hôpitalet toutes les activités qui la produisent sont liées les unes aux autres à la manière d’un programme et d’un produit.

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TABLEAU 1 Comparaison des décisions méthodologiques sur les paramètresdu problème de sélection dans les recherches antérieures

Références Critères de sélection considérés Séquence Opérations de sélection

Futterman, Kirkner, & Meyer (1947) 18 attributs à partir de dossiers derevendication VA

Renvois de l‘armée →  Traitement eninterne à la clinique VAMH

Commentaires ad hoc

Ginaburg & Arrington (1948) Attributs à partir de dossiers. Non spécifiéssauf pour ceux cités comme "conclusions"

Tous les patients pour lesquels il y avait undossier dans 4 cliniques. Nombres variésde visites, jusqu‘à 5 et plus. Etapes

spécifiques non indiquées.

Commentaires ad hoc

Tisaenbaurn &Harter (1950) Diagnostic, consultations, amélioration etdisposition médicale. Pas d‘attributs de la1ère page du dossier

Toutes admissions en traitement –›sortisaprès 1 mois ou moins –› 1-3 mois –› 3-6mois -12 mois –› 1-2 ans –› après 2 ans ou plus

Commentaires ad hoc

Mengh & Golden (195l)23 attributs à partir des dossiers

Accepté pour soins –› sortis après1-4 –›5-9 –› 10-19 –› 20 sessions thérapeutiques ou plus.

Commentaires ad hoc

Garfield & Kurz(1952)

Durée du traitement, source d‘envoi, typesde cas, responsabilité pour la cessation,estimations médicales de l‘amélioration.Information à partir des dossiers

Traitement offert –› sortis après moins de 5 –› 5-9 –› 10-14 –› 15-19 –› 20-24 –› 25entretiens ou plus.,

Commentaires ad hoc

Katkov & Meadow (1953) Signes Rorschach Tous les patients avec des épreuves du testRorschach –› ont cessé les rendez-vous sansl‘accord du thérapeute avant la 9ème session

 –› ont assisté aux 9 premières sessions 

Pas de mention

Auld & Eron (1953) Signes Rorschach Tous les patients avec des notes dans leurdossier de test –› sortis après moins de 9entretiens –› sortis après plus de 9entretiens ou terminés avant 9 entretiensavec l‘accord du thérapeute

Pas de mention

Myers &Schaffer (1954) Classe sociale (Hollingshead) (I) Acceptés par l'interviewer d‘admission pour présentation à la conférenced‘admission –› sortis après moins d‘unesemaine –› sortis après 1-9  –› sortis après10 semaines ou plus.(II) Acceptés –› sortis après avoir été vus 1

 –› 2-9 –› 10 fois ou plus.

Commentaires ad hoc

Schaffer & Myers (1954) Classe sociale (Hollingshead) (I) Acceptés par l'interviewer d‘admission pour présentation à la conférenced‘admission –› sortis après une semaineou moins –› sortis après 2-4  –› 5-9  –› 10-24 –› 25 semaines et plus. (II) Même 1ère étape que dans (I)

 –› acceptés pour traitement  –› envoyés à d‘autres instances  –› rejet

(III) Eligible –› Dedans

Commentaires ad hoc

Description partielle

Description partielle

Auld & Myers (1954) Classe sociale (Hollingshead) Acceptés par l'interviewer d‘admission pour présentation à la conférenced‘admission –› sortis après 7 ou moins –›8-19 –› 20 entretiens ou plus

Ont utilisé ces données pour testerl‘hypothèse que "dans le processus

d‘interaction... il y a plus de gratifications pour le patient et le thérapeute quand le 1er  appartient à la classe moyenne"

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Théorie rapportant les activités de sélection et la charge de l‘hôpital La population initiale endemande consistait en

Composition des populations comparées

Populations rapportées àdes buts d‘inférencecomme

Statistique Théorie justifiant le choixde statistiques

Remarques

Admissions terminéesaprès traitement. N = 483

Eligible/Dedans Ensembles indépendants Examen de pourcentages Pas de mention Hôpital VAMH de LosAngeles. Les différences in populations étaientmentionnées quand lesdeux populations étaientcomparées, i. e., 13 sur 18attributs

Dossiers de « tous les patients pendant 2 mois »dans 3 cliniques et pendant12 mois dans une 4èmeclinique « pour obtenir unéchantillon comparable », N = 288

Dedans/Dehors Des populationssuccessives sont prises encompte mais nonspécifiées numériquement

Examen de pourcentages Possibilités d‘effetsséquentiels « testées »

Populations non spécifiéesnumériquement. La procédure pour décider dela présence d‘effetsséquentiels est décrite tropvaguement pour êtrereproduite. Clinique nonidentifiée.

Tous les vétérans avec quila « clinique était encontact à des fins detraitement ». Appelées« admissions. » N = 5655

Dehors / Dehors Ensembles indépendants Examen de graphes denombres réels

Pas de mention Etude faire dans une« grande clinique VAMH»,Brooklyn, NYC. La procédure Dedans/Dehorsfournit des conclusionsdifférentes.

Echantillon total devétérans hommes vus à desfins thérapeutiques sur 1 période de 2 ans « dansune Clinique VAMH ».

Exclut toutes les étapesantérieures de contact. N =575

Dehors / Dehors Ensembles indépendants X2  Pas de mention La procédureDedans/Dehors fournit desconclusions différentes.

Tous les dossiers pour descas clos de vétérans ayanteu des entretiens avec des

 psychiatres.

Dehors / Dehors Ensembles indépendants Examen de pourcentages Pas de mention Clinique VAMHMilwaukee Wia. La procédure Dedans/Dehorsfournit des conclusionsdifférentes.

Tous les patients ayant passé le test du Rorschach. N = 52

Dehors / Dehors Ensembles indépendants Fonction discriminante pour prédire unecontinuation

Pas de mention Clinique VAMH Boston,Mass. Seuls deux groupesont été comparés.

Tous les patients ayant passé le test du Rorschach.Ayant été traités par du personnel attitré. N = 33

Dehors / Dehors Ensembles indépendants X2 bisérielr, Festingerd, tétrachloriquer

Pas de mention Clinique psychiatrique enconsultation externe,Hôpital de New Haven ;Critique des formules de prédiction de Katkov etMeadow. Voir aussi

Gibby, Stotsky, Hiler &Miller, Journal of

Consulting Psychology. 18, 1954, p. 185-191.

Dossiers de toutes les personnes acceptées par unentretien d‘admission pour présentation à laconférence d‘admission. N= 195

Dehors / Dehors Ensembles indépendants X2  Pas de mention Clinique psychiatrique enconsultation externe, NewHaven Conn. L‘analyse Dedans/Dehors fournit desconclusions différentes.Voir la note 97.

Dossiers de toutes les personnes acceptées par unentretien d‘admission pour

 présentation à laconférence d‘admission.. N = 195

Dehors / DehorsDedans / DedansEligible/ Dedans

Ensembles indépendantsEnsembles indépendantsEnsembles indépendants

X2

X2

X2

Pas de mentionPas de mentionPas de mention

Clinique psychiatrique enconsultation externe, NewHave, Conn

Même chose que dansMyers and Schaffer (1954) N = 65

Dehors / Dehors Ensembles indépendants Bisériel r Pas de mention Clinique psychiatrique enconsultation externe, NewHave. Conn.

TABLEAU 1 (suite) Comparaison des décisions méthodologiques sur les paramètresdu problème de sélection dans les recherches antérieures

Référence Critères de sélection considérés Séquence Opérations de sélection

Winder & Hersko (1955) Classe sociale (Hollingshead index 2facteurs index) âge et sex

Traitement reçu ou en cours –› sorti après1-9 –› 10-19 –› 20 sessions de traitementou plus.

Pas de mention

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Myers & Auld (1955) Façon dont le traitement est terminé Traitement en interne avec du personnelsenior et des internes. Sorti après –› l-9 –›10-l9 –› 20 entretiens ou plus.

Commentaires ad hoc

Imber, Nash & Stone (1955) Classe sociale "Tous les patients" –› sortis après 0-4 –›après 5 entretiens ou plus.

Pas de mention

Kurland (1956) Responsabilité d‘équipe, et ré-admissions Demandeurs –  sortis après commencementseulement –› sorti après 1-2 R x –› 3-5 R x  –  

 jusqu‘à 3 mois –› 3-6 mois –› 6-12 mois –›

1-3 ans –› plus de 3 ans 

Commentaires ad hoc

Rubenstein & Lorr (1956) Etude de personnalité, Echelle F modifiée,auto-évaluations, test de vocabulaire, Itemsd‘identification 

Accepté pour un t raitement intensif –› 5visites or moins –› 26 visites ou plus 

Commentaires ad hoc

Frank, Gliedman, Imber, Nash. & Stone(1957)

Identification et traits psychologiques des patients ; situation de traitement ; relationsituation de traitement –   situation biographique des patients ; le traitementlui-même ; attributs du thérapeute

Réellement apparu à l‘hôpital –› sorti après3 ou moins –› sorti après 4 sessions detraitement ou plus

Commentaires ad hoc

Kaduskin (1958) Types de décision du patientOrigine de son problème ;diagnostic, revenu, occupation

Apparu à l‘hôpital –› non retenu –› retenuet abandon  –› retenu et resté 

Comparaison de la façon dont l‘origine du problème a été éprouvée par le client etd‘autres facteurs situationnels tels que les pronostics de carrière. Insistance sur la pertinence de ceux-ci pour le patient entant que facteurs dans sa situation.

Katz & Solomon (1958) Items d‘identification, source de l‘envoi, plaintes à l‘origine du diagnostic, attitudedu thérapeute à l‘égard du patient, intérêt

du patient en traitement, caractéristiquesdu thérapeute, usage de médicaments

Traitement offert –› sorti après seulement 1visite –› sorti après 2-4 –› sorti après 5 ou plus

Commentaires ad hoc

Welss & Schale (1958)Items d‘identification, source de l‘envoi.

diagnostic, hospitalisation antérieure, personnel hospitalier, durée de la thérapieet nombre d‘entretiens 

Séquence fonctionnelle d‘exécution ou pasdes services hospitaliers

Posé comme question critique

Rosenthal & Frank (1958) Items d‘identification, source de l‘envoi,diagnostic, motivation du patient, statut derenvoi, durée de la thérapie

(I) Visite initiale –› traitement en interne(II) Traitement offert –› sorti après 5heures ou moins –› sorti après 5 heures ou plus

Commentaires ad hoc

Théorie rapportant les activités de sélection et la charge de l‘hôpital 

La population initiale endemande consistait en

La population initiale endemande consistait en

Composition des populations comparées

Populations rapportées àdes buts d‘inférencecomme

Statistique Théorie justifiant le choixde statistiques

Dossiers sélectionnésaléatoirement dans une population totale de patients ayant suivi ou

suivant une psychothérapie. N = 100.Population = 1250

Dehors/dehors Ensembles indépendants X2  Pas de mention Clinique VAMH enconsultation externe. La procédure Dehors/dehorsrenforce les conclusions

 présentées.

Mêmes cas que ceuxétudiés par Schaffer &Myers (1954), maisomission des cas attribuésà des étudiants enmédecine. N = 126

Dehors/dehors Ensembles indépendants X2  Pas de mention Clinique psychiatrique enconsultation externe, NewHaven Conn. Usage du X2 

après combinaison descellules pour remédier à defaibles fréquences, bienque cela ait altéré le but dedépart de la comparaison

"Tous patients" entre 18 et55 ans "sauf ceux souffrantd‘une maladie or ganique,d‘un désordre de personnalité antisocial,d‘alcoolisme, de psychosemanifeste et de déficiencementale." N = 60

Dehors/dehors Ensembles indépendants X2  Pas de mention Département deconsultation externe de laClinique psychiatriqueHenry Phipps, Hôpital del‘Université Johns

Hopkins. Identique àDedans/dehors parce queseulement deux groupesont été comparés.

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  259

Tous les patients durant 9ans pour lesquels undossier existait. N = 2478

Dehors/dehors Ensembles indépendants X2  Pas de mention Clinique VAMH,Baltimore, Md. La procédure Dedans/dehorsfournit des conclusionsdifférentes.

Echantillon à partir de tousles patients de 9 cliniquesVAMH acceptés pour untraitement qui ont fait soit

5 visites ou moins, soit 26ou plus. N = 128

Dehors/dehors Ensembles indépendants X2  Pas de mention Cliniques "de tout le pays."Dispositif spécifiquementconçu pour traiter la duréesans la succession.

Tous les patients blancsqui sont apparus à laclinique, sauf ceux quisatisfaisaient les critères dela clinique pour êtreenvoyés ailleurs. N = 91

Dehors/dehors Ensembles indépendants X2  Pas de mention Département deconsultation externe de laClinique psychiatriqueHenry Phipps, Hôpital del‘Université JohnsHopkins. Identique àdedans/dehors du fait queseuls 2 groupes ont étécomparés. Tentative decontrôle pour lesthérapeutes ; thérapeutes et patients "insistaient pourgarder le contact pendantau moins 6 mois".

Echantillon à partir d‘une " population plus étendue dela clinique" fait de personnes attendant un

entretien d‘admission, dont1/3 a été interviewé aprèsattendu et eu l‘entretiend‘admission. N = 110 

Trois types de carrière(1) Apparition —  sortie (2)Apparition —  retenu —  sortie (3) Apparition —  

retenu —  restéDedans/dehors

Idée de succession retenueen comparaison

Examen de pourcentages Pas de mention Clinique religio- psychiatrique de laFondation américaineReligion et Psychiatrie,

 New York City.

Tableaux de tous les patients vus à la cliniquesauf ceux envoyés àd‘autres services aprèsl‘entretien d‘admission. N= 353

Dehors/dehors Ensembles indépendants " Différencessignificatives" indiquéesmais sans mention destatistiques

Pas de mention Clinique psychiatrique enconsultation externe de laFaculté de médecine deYale University. La procédure dedans/dehorsfournit des conclusionsdifférentes.

Dossiers consécutifsfermés de personnes prévues pour un programme de servicescliniques. N = 603

Dedans/dehors Ensembles indépendants X2  Pas de mention Clinique psychiatriqueMalcolm Bliss St. Louis,Mo.

I Formulaires de compterendu conçu pour l‘étude

et rempli par le personnelde la clinique pourenregistrer l‘évaluation etles étapes et services dutraitement. N =3413

II Formulaires de compterendu pour les patientsayant suivi un traitement N= 384

Dedans/dehors

Dehors/dehors

Ensembles indépendants

Ensembles indépendants

X2  Pas de mention

Pas de mention

Clinique psychiatriqueHenry Phipps, Hôpital de

l‘Université Johns HopkinsFaculté de médecine.

TABLEAU 1 (suite) Comparaison des décisions méthodologiques sur les paramètresdu problème de sélection dans les recherches antérieures

Référence Critères de sélection considérés Séquence Opérations de sélection

Hollingshead & Redlich (1959) Classe sociale (Hollingshead) Population éligible de New Haven –›traitement en interne

Description partielle.

Rogers (1960) Seuls les taux d‘abandon ont été considérés  Envois –› (nombre d‘entretiens au momentde la cessation traité comme une sériecontinue de 1 à 144)

Plusieurs questions formulées

Storrow & Brill (non publié 1959) 44 items de formulaires de compte renduconçus comme fiches "statistiques",remplis lors du 1er  entretien

Première apparition effective –›traitementen interne

Commentaires ad hoc. 

Brill &Storrow (non publié 1959) Age, sexe, religion, statut matrimonial.formation, lieu de naissance, revenu, classesociale (Hollingshead).

Population générale du comté de LosAngeles –› "Cherchant un traitement". 

Commentaires ad hoc. 

Théorie rapportant les activités de sélection et la charge de l‘hôpital 

La population initiale endemande consistait en

Composition des populations comparées

Populations rapportées àdes buts d‘inférencecomme

Statistique Populations rapportées àdes buts d‘inférencecomme

Statistique

Population éligible à partirdu recensement U. S. de

 New Haven. Population entraitement interne à partirdu recensement des personnes en traitement

Eligible/dedans Ensembles indépendants X2  Pas de mention Personnes de la région de New Haven en traitementdans des ―cliniques

 publiques‖ de New Haven,

Conn. et d‘Etatsenvironnants.

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  260

réalisé par les chercheurs. N = 155.L‘auteur a combiné tousles référents à partir decomptes rendus fournis parle département de santémentale de 5 Etats et un par une clinique VA. N = 904 patients de 53cliniques différentes.

Dehors/dehors Ensembles indépendants Examen de pourcentages Pas de mention Départements d‘Etat desanté mentale : Californie1957 ; Iowa 1954 ; Kansas1956 ; Texas 1956 ;Wisconsin 1956 ; VADenver 1957.

Tous les candidats en

 personne pour lesquels unformulaire standard decompte rendu pour des personnes de 18 ans et plusa été rempli N = 433.

Dedans/dedans Ensembles indépendants X2  Pas de mention Unités psychiatriques de

consultation interne etexterne, Centre médical del‘U.C.L.A.

Candidats en personneconsécutifs pour lesquelsun formulaire standard decompte rendu pour des personnes de 18 ans et plusa été rempli. N = 620

Eligible/dedans Ensembles indépendants X2  Pas de mention Centre médical de laclinique en consultationexterne de l‘UCLA 

 Nous allons maintenant montrer que l’étude des critères de sélection qui remplit toutes les

conditions de cet examen produit des résultats différents de ceux de ces études précédentes,tout en soulevant de nouvelles questions quant à l’adéquation méthodologique. 

Les données

Une étude a été menée à la clinique psychiatrique en consultation externe de l’Ecole de

médecine de l’Université de Californie à Los Angeles qui a utilisé toutes les données

 possibles et imaginables tirées des dossiers de patients qui avaient établi et interrompu un

contact avec l’hôpital entre le 1

er 

  juillet 1955, quand celui-ci est entré en service, et le 31décembre 1957. Un décompte a été fait de tous les cas en dénombrant tous les dossiers, les

notes téléphoniques et les lettres de renseignement. Le total s’élevait à 3305 cas111. Ceux-ci

ont été traités en tant que population initiale en demande. Un dossier sur cinq a été

sélectionné, ce qui a donné un échantillon de 661 cas. Le contenu de ces dossiers a été codé112 

selon les items listés au Tableau 4.

S’agissant de l’infor mation qu’il pouvait dégager, le codeur notait s’il l’avait obtenue par

examen des documents, par inférence certaine ou par inférence incertaine. Les résultats sont

 présentés dans les Tableaux 2 à 4. Tous les cas qui fournissaient une information relative à un

item donné ont été utilisés, indépendamment du degré de confiance dans l’information notée

 par le codeur. Sous cette condition, le matériau dont il est fait état dans ce chapitre est fondé

111 Ces 3305 cas doivent être considérés comme un dénombrement « meilleur » plutôt que complet. Pour 9 cassupplémentaires, il y avait tellement peu d’informations qu’il était impossible de les coder au-delà du seul fait

qu’ils avaient contacté la clinique. Pour un autre groupe de cas, le personnel hospitalier avait connaissance deleur existence, mais aucune trace documentaire n’a pu être trouvée. Nous estimons à 40 le nombre de ces cas.112 Le codage a été réalisé par un assistant de projet déjà avancé dans sa thèse de doctorat à l’UCLA.

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  261

sur la meilleure113  information disponible. Il est difficile de dire si les cas ne présentant

aucune information sur les items particuliers auraient pu donner des résultats différents. En

sorte de tirer le meilleur d’une mauvaise situation, la distribution d’items pour lesquels il y

avait des cas ne présentant aucune information a été comparée avec la composition en termes

de sexe de cet item, parce que nous disposions de l’information sur le sexe dans tous les cas

sauf un. Ce n’est que sur le sexe, malheureusement, que nous disposions de l’information la

 plus complète. Pour 21 comparaisons, tous les chi-carrés se sont avérés non significatifs114.

 Nous allons dès lors procéder comme si les cas présentant ou ne présentant pas d’information

sur un attribut donné ne pouvaient pas être distingués et considérer que l’expérience de survie

des cas présentant une information sur un attribut décrit les expériences propres à la cohorte

entière.

TABLEAU 2Fréquence de l‘absence d‘information pour chaque item

Tous les cas Cas avec information Cas sans information

 Nombre PourcentagePoint de cessation 661 661 0 0,0Sexe 661 660 1 0,2Source de l‘envoi  661 639 22Age 661 624 37 5,6Groupes d‘âge masculins 284 272 12 4,2Groupes d‘âge féminins  376 352 24 6,4Modalité du 1er  contact 661 613 48 7,3Statut matrimonial 661 583 78 11,8Expérience psychiatriqueantérieure

661 535 126 19,1

Rang social d‘après le

formulaire de recensementde la résidence

661 519 142 21,5

TABLEAU 3Fréquence de l‘absence d‘information après les différents points de cessation

Tous lescas

utilisables

Après le 1ercontact

Après l‘entretiend‘admission 

Après laconférence

d‘admission 

Après letraitement

Dehors Dedans Dehors Dedans Dehors Dedans Dehors Dedans

Tous les cas 661 419 242 54 188 92 96 16 80Sexe :Homme 284 187 97 19 78 33 45 4 41

113 Par « meilleure » information, nous entendons les items relatifs aux attributs des patients avec moins de 25%ne présentant aucune information, de même que les étapes accomplies dans la trajectoire hospitalière.114

 Deux des 21 comparaisons n’ont pas atteint le niveau de pertinence 0.10 ; les 19 autres n’ont pas atteint leniveau 0.25. La plupart des cas ne présentant aucune information concernaient des patients n’ayant plus eu decontact avec l’hôpital après une demande d’information initiale.  

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  262

Femme 376 231 145 35 110 59 51 12 39

Total 660 418 242 54 188 92 96 16 80

Source del‘envoi 

639 408* 231* 50* 181* 89* 92* 16 76*

Grouped‘âgemasculin

272 176* 96 19 77 32 45 4 41

Age  624 383* 241 54 187 91 96 16 80Grouped‘âgeféminin 

352 207* 145 35 110 59 51 12 39

Modalité du1er contact

613 402* 211* 46* 165* 83* 82* 16 66*

Statutmatrimonial

583 343* 240* 53 187 91 96 16 80

Expérience psychiatrique

antérieure

535 304* 231* 52* 179* 86 93* 16 77*

Rang sociald‘après leformulairederecensementde larésidence

519 289* 230* 51* 179* 85 94* 15 79

* marque les occasions où 2 ou plusieurs cas manquent d‘information. 

TABLEAU 4

COMMENT L’INFORMATION DESIRÉE A ÉTÉ OBTENUE DANS LES 661 CAS 

POURCENTAGES POUR LESQUELS 

Item d‘information Il n‘y avait pas 

d‘information

L‘information a été

obtenue par une

inférence incertaine

L‘information a été

obtenue par une

inférence certaine

L‘information a été

obtenue par

examen du dossier

(A) Caractéristiques figurant sur la première page

Sexe 0.2 - 0.3 99.5

Age 5.5 2.9 0.4 91.2

Statut matrimonial 11.8 5.4 3.9 78.9

Lieu de résidence 21.4 0.4 3.6 74.6

Race 59.5 0.2 0.6 39.7

Emploi 55.6 0.4 5.0 39.0

Religion 51.7 9.5 2.3 36.5Education 60.7 1.4 2.6 35.3

7/21/2019 Garfinkel Recherches en Ethnométhodologie

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  263

Eliminés faute d‘information

Trajectoire professionnelle

Durée de mariage

Marié ou remarié

Origine ethnique

Revenu

Situation du ménage

Sources de revenu du patient

Lieu de naissance

Ancienneté de résidence en Californie

B) Premier contact

Modalité du contact 7.2 0.4 2.3 90.1

Patient

accompagné (et par

qui)

- 2.0 2.0 96.0

Type d‘envoi  3.5 0.4 7.8 88.3

Personnes ext.

impliquées dans

l‘envoi 

2.5 0.2 3.0 94.3

Personne du service

impliquée dans le

1er  contact

3.6 - - 96.4

 Nombre de pers. du

service contactées

4.8 - 2.0 93.2

Disposition prise

après le premier

contact

5.0 0.3 11.9 82.8

(C) Entretien d‘admission et tests psychologiques

Présentation à

l‘entretien

d‘admission 

0.4 0.5 2,1 97.0

Personne du

service impliquée

dans l‘entretien

0.3 - - 99.7

7/21/2019 Garfinkel Recherches en Ethnométhodologie

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  264

d‘admission 

Résultat des tests

 psychologiques

0.2 0.3 1.5 98.0

Explication de

l‘absence de tests

 psych.

16.3 2.5 17.5 63.7

TABLEAU 4 (SUITE)

COMMENT L’INFORMATION DESIRÉE A ÉTÉ OBTENUE DANS LES 661 CAS 

POURCENTAGES POUR LESQUELS 

Item d‘information Il n‘y avait pas

d‘information

L‘information a été

obtenue par une

inférence incertaine

L‘information a été

obtenue par une

inférence certaine

L‘information a été

obtenue par

examen du dossier

(D) Conférence d‘admission et traitement 

Conférence

d‘admission

 prévue ou

improvisée

44.6 10.9 34.9 9.6

Personne en

charge de la

conférence

d‘admission 

50.3 - - 49.7

Décision de la

conférence

8.0 9.7 10.3 72.0

 Nom du

thérapeute (en

cas de

désignation)

8.3 - - 91.7

 Nom du premier

thérapeute

3.8 - - 96.2

Résultat en cas

d‘inscription sur

la liste d‘attente 

- 0.3 9.6 90.1

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  265

Si patient non

accepté, pour

quelle raison ?

19.7 1.2 7.7 71.4

Si patient non

accepté, mode de

notification

31,5 2,7 6,8 59,0

Eliminés faute d‘information

Composition de la conférence d‘admission

 Nombre d‘admissions antérieures

Cas collatéraux

Programmation des tests psychologiques

Programmation des entretiens d‘admission 

 Nombre de rendez-vous pour l‘entretien d‘admission 

 Notification de la cessation imminente après l‘entretien d‘admission 

Tests psychologiques administrés

Type de traitement recommandé

 Nombre de sessions de traitement programmées

 Nombre de rendez-vous manqués

 Nombre d‘entretiens avec épouse, parents, amis, etc.

Superviseur du traitement

Régime de visite prévu

Fréquence réelle des visites

Raisons de la cessation après le traitement

(E) Caractéristiques Psychiatriques

 Nature des

 plaintes du

 patient

7.0 0.2 1.9 90.9

Diagnostic

 psychiatrique

17.2 - - 82.8

Expérience

 psychiatrique

antérieure

19.0 1.7 46.5 32.8

Motivation de la

thérapie

32.0 11.3 28.3 28.4

« Préoccupation

 psychologique »

40.2 14.0 23.9 21.9

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  266

(F) Carrière clinique

Moment de la

cessation

- 0,9 6,2 92,9

Circonstances de

la cessation

2,6 1,1 5,6 90,7

Où le patient a

été envoyé

3,5 0,3 7,6 88,6

Type de carrière

clinique

0,2 0,8 5,1 93,9

 Nombre de joursde contact avec

le service

1,5 3,0 3,5 92,0

 Nombre de jours

en dehors du

statut de

traitement

interne

2,0 3,8 3,9 90,3

 Nombre de jours

en traitement

8,8 0,4 0,4 90,4

La problématique

Dans un laps de temps donné, un certain nombre de personnes se font connaître du

 personnel hospitalier, par des appels téléphoniques, des lettres et des visites en personne,

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  267

comme des « patients » potentiels. Appelons n’importe quel ensemble de ces personnes ayant

une caractéristique commune, comme l’âge, le sexe ou autre chose, une cohorte. Les membres

de chaque cohorte traversent un nombre d’étapes successives, qui toutes débutent, par

définition, par un premier contact. A chaque étape successive, ces étapes présentent un intérêt

différent pour les patients potentiels et pour le personnel hospitalier. Le personnel de l’hôpital

de l’UCLA faisait référence à ces types successifs d’intérêt pour les patients potentiels en

termes de « premier contact », « entretien d’admission », « tests psychologiques »,

« conférence d’admission », « liste d’attente », « traitement en interne » et « terminé ». Pour

les besoins de ce chapitre, nous n’allons considérer que le « premier contact », l’« entretien

d’admission », la « conférence d’admission », le « traitement en interne » et l’« interruption ».

Après un laps de temps donné, tous les membres d’une cohorte sont résiliés. Ces étapes

 peuvent être représentées par la figure suivante :

Figure 1

Dedans après le Dedans après Dedans après Traitement en premier contact l’entretien  la conférence interne

d’admission d’admission Cohorte

de départ(tous les1ers contacts)

Terminé Terminé Terminé Terminé TerminéAprès le après l’entretien  après la conférence avant la 1ère après une ou1er contact d’admission  d’admission  rencontre avec plusieurs

le thérapeute rencontres avecle thérapeute

Appelons chaque point un « statut ». Appelons deux points reliés entre eux une « étape ».

Appelons chaque groupe de plusieurs points reliés commençant par le premier contact et

terminant par l’interruption la « carrière » du patient. Appelons les lignes de connexion les

« activités de sélection ». Appelons l’ensemble des points connectés un « arbre ».

Le point de premier contact est fixé par définition. Après cela, toute connexion entre les

 points restants est possible. La figure 1 est un exemple d’arbre. Elle représente les activités de

sélection successives, la liaison des statuts et les carrières possibles telles que décrites dans le

Manuel de procédure hospitalière de la clinique psychiatrique en consultation externe de

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  268

l’UCLA. Elle peut être considérée à juste titre comme la procédure de sélection de l’hôpital

telle qu’officiellement comprise. On peut s’attendre à ce que l’arbre que les cohortes

décrivent par leurs mouvements réels diffère du portrait officiel des « procédures de sélection

adéquates ». Bien que, par exemple, le portrait officiel décrive les étapes comme une

séquence stricte  –   premier-contact-jusqu’à-admission, entretien- jusqu’à-admission,

conférence- jusqu’à-traitement-en-interne –  avec une interruption possible après chaque étape,

la cohorte réelle de 661 cas nous décrit des chemins différents. Soixante-dix des 661 cas ont

suivi des chemins sur lesquels des étapes ont été omises ou transposées. Dans la mesure où

tous ces cas ont eu lieu après le premier contact et où 419 des 661 cas ont pris fin après le

 premier contact, les 70 carrières « anormales » représentent 29% de tous les cas qui auraient

 pu manifester une déviance par rapport aux trajectoires prescrites par le Manuel de procédure.

Cinquante-et-une des 70 trajectoires anormales ont soit échappé aux tests psychologiques, soit

inversé la séquence Tests psychologiques → Conférence d’admission. En fusionnant les

étapes Tests psychologiques et Conférence d’admission, on a pu traiter la plupart des cas

comme si leur trajectoire réelle suivait une séquence stricte. La distorsion induite par cette

méthode est représentée par les 27% de trajectoires anormales, à savoir 3% de l’ensemble des

cas.

Pour les besoins de ce chapitre, l’arbre  dessine les caractéristiques essentielles destransactions hôpital- patient conçues comme une séquence d’opérations de transformation de

la population115. L’arbre représente les activités de sélection successives qui produisent deux

 populations à partir de la population de personnes en contact avec l’hôpital à un point

antérieur : une population « dedans » et une population « dehors », à l’étape suivante. L’arbre

 permet donc quatre groupes de comparaisons de personnes encore en contact et de personnes

ayant quitté après chaque endroit où ont successivement eu lieu les activités de sélection. Ces

quatre points de comparaison successifs sont listés au Tableau 5, qui décrit également les

expériences « dedans » et « dehors » successives de la cohorte originale de 661 personnes.

TABLEAU 5Réduction de la cohorte de départ aux étapes successives dans l‘arbre 

 Nombre Pourcentagecumulé de lacohorte de

départ

Pourcentage desurvivants de l‘étape

n qui étaient« dedans » à l‘étape

n+1

115  Nous utilisons la notion formelle et vide d’« opérations » pour éviter de prendre trop tôt position sur la naturede ces procédures de sélection, tout en autorisant la rigueur de la conception et une description précise.

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  269

Etapes dans l‘arbre  In Out In Out In Out

Cohorte de départ 661 100,0 100%

Après le 1er  contact 242 419 36,6 63,4 36,6 63,4

Après l‘entretien d‘admission  188 54 28,4 71,6 77,7 22,3

Après la conférence d‘admission  96 92 14,5 85,5 51,1 48,9

Pour la 1 re rencontre avec le thérapeute 80 16 12,1 87,9 83,3 16,7

 Note : Les flèches indiquent le pourcentage de la distribution entre les « in » et les « out » aux étapessuccessives de tous ceux qui ont survécu à l‘étape précédente 

Les cohortes d’âge, de sexe, de statut matrimonial, etc. différent-elles relativement à leurschances de survivre à la n

ème étape ? Nous allons faire de l’idée de l’hôpital comme opération

de transformation d’une population une méthode pour penser cette question et y répondre de

manière appropriée, notamment en tant que les deux portent sur le problème des critères de

sélection.

La méthode est la suivante. Imaginez les transactions entre les patients et le personnel

hospitalier, dépeintes par un arbre, comme une opération de transformation de la population.

Une cohorte initiale, qui est une population en demande, est distribuée entre différentes

catégories, par exemple entre hommes et femmes, entre différents groupes d’âge, entre statuts

matrimoniaux, etc. Appelez cette distribution, où qu’elle intervienne dans l’arbre, une

 population. Une opération est réalisée sur la cohorte initiale qui envoie une fraction de cette

dernière à l’étape suivante et interrompt pour la fraction restante. Les activités de l’arbre

modifient donc les propriétés de taille et de composition des populations « dedans »

successives. A la nème  étape, il y a une population dedans et une population dehors. Les

transactions patient-hôpital, après chaque nème  étape, sont des opérateurs inconnus qui produisent, à partir de la population dedans précédente, une division suivante de « dedans » et

de « dehors » à l’étape n+1. Le processus se poursuit jusqu’à ce que tous les membres de la

cohorte initiale soient sortis. Ce processus consiste essentiellement à réduire progressivement

une population initiale en demande.

Si on suit cette conception, la question « Les cohortes d’âge, de sexe, de statut conjugal,

etc., différent-elles relativement à leurs chances de survivre à la nème étape ? » est identique à

la question : « Les populations dedans et dehors successives de chaque étape pouvaient-elles

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  270

être distinguées sur la base de cet attribut particulier ? ». Il reste toutefois à voir si cette

question, à laquelle cette étude comme les autres répondent , est identique à la question :

« Quels critères ont été utilisés pour sélectionner les personnes à traiter ? ».

Une opération peut être décrite selon l’une des deux règles suivantes, mais pas les deux :

 Règle 1 : Réduisez les survivants à la nème étape par une fraction, tout en maintenant les

ratios de personnes, en fonction de la caractéristique, invariants par rapport à la réduction de

taille. Envoyez une partie à l’étape n+1 et terminez pour le reste.

 Règle 2 :  Réduisez les survivants de la nème  étape tout en changeant les ratios des

 personnes, en fonction de la caractéristique. Envoyez une partie à l’étape n+1  et terminez

 pour le reste.

Si les populations « dedans » et « dehors » successives observées ne peuvent  pas être

distinguées statistiquement des populations successives attendues générées par la règle 1,

nous dirons que la règle 1 décrit les populations « dedans » et « dehors » observées

relativement aux processus de leur assemblage. Si les populations « dedans » et « dehors »

observées  peuvent être  statistiquement distinguées des populations successives attendues

générées par la règle 1, nous dirons que la règle 2 décrit les populations « dedans » et

« dehors » ci-dessus relativement aux processus de leur assemblage.

On répond donc ainsi à la question de savoir si les cohortes d’âge, de sexe, etc., ont eu des

expériences différentes relativement à la sélection en choisissant l’une ou l’autre règle comme

règle applicable. Dans la mesure où il y a quatre116  étapes, il y a quatre occasions où une

décision doit être prise entre l’une ou l’autre règle comme règle applicable. Dès lors, les

quatre règles peuvent être combinées de différentes façons. Appelez n’importe quelle

116 Bien que quatre populations « dedans » et « dehors » soient montrées à la figure 1 et aux tableaux 5 et 6, les populations « dedans » et « dehors » après traitement n’ont pas été utilisées dans l’analyse développée dans cechapitre. On aura plutôt traité tous les cas qui étaient « dedans » après la conférence d’admission comme des cas« dehors » après le traitement en interne. La quatrième étape a donc été omise et les programmes ne concernaientque trois étapes. La quatrième étape de tous les programmes consistait en la règle « Mettez fin à ce qui reste ».La quatrième étape a été omise pour simplifier l’analyse. Il y avait comparativement peu de « dehors » aprèsacceptation pour tr aitement mais avant la première consultation du médecin. Beaucoup de cases n’avaient que

 peu ou pas d’entrées. Afin d’utiliser la procédure de calcul décrite à l’Appendice I pour X 2, nous aurions dû

combiner les cases à cette étape. Mais il aurait alors fallu, pour rendre ces résultats comparables avec ceux desétapes précédentes, également les combiner. Dans la mesure où, dans ce chapitre, nous ne nous intéressons pas

tant aux valeurs chi-carré réelles qu’à la présentation d’une méthode d’évaluation appro priée au problème de lasélection, la décision de combiner les cases des étapes précédentes pour préserver les conditions du chi-carré touten altérant l’objectif de ce chapitre aurait conduit à inverser l’ordre des priorités. 

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combinaison des r ègles 1 et 2 pour l’ensemble des quatre étapes successives un « programme

de sélection ».

La méthode permettant de choisir entre les deux règles à chaque étape ou ensemble

d’étapes est donnée à l’Annexe I. Le tableau 5 qui décrit les chances de survie et

d’interruption117  pour la cohorte indifférenciée aux étapes successives de l’arbre spécifie

également la r ègle 1 pour la production d’un ensemble de carrières au cours desquelles les

 personnes sont passées par la chaîne entière « demande, candidature et traitement », sans

égard pour leurs caractéristiques à n’importe quelle étape particulière ou dans une  succession

d’étapes.

Résultats

 Programme de sélection 1 : la règle 1 décrit les résultats du traitement aux quatre étapes

des cohortes (a) d’âge, (b) de sexe, (c) de rang social d’après le formulaire de recensement de

la résidence118, (d) de statut matrimonial et (e) de groupes d’âge féminins. Les populations en

contact, ou interrompues à chaque étape, pouvaient être reproduites selon la procédure

suivante : terminer pour deux tiers des postulants originels après enquête initiale ; terminer

 pour environ un cinquième des survivants après l’entretien d’admission ; terminer lors de la

conférence d’admission  pour la moitié de ceux qui étaient pris en considération ; terminer pour un sixième de ceux qui ont été acceptés pour traitement avant la première séance de

traitement avec le médecin. A chaque réduction, il faut ignorer le fait que les personnes sont

des hommes ou des femmes ; qu’elles sont des enfants, des adolescents ou des adultes jeunes,

moyens ou avancés, ou des personnes âgées ; qu’elles viennent de zones du secteur ouest de

Los Angeles dont le rang est socialement classé en bas, moyen ou haut ; qu’elles ont moins de

16 ans et ne peuvent dès lors pas se marier, ou qu’elles sont célibataires, mariées, séparées,

divorcées ou veuves.

117 Nous avons utilisé les fréquences observées comme des probabilités. Nous nous intéressons à l’étude du problème de la sélection et utilisons un matériau tiré de l’hôpital de l’UCLA pour illustrer notre argument, ce quine revient pas au même que de s’intéresser à la question de savoir quelles étaient les probabilités de transitionréelles pour l’hôpital de l’UCLA. La question de savoir si les probabilités de transition sont différentes de cellesque nous avons rapportées n’est donc pas pertinente. 118 Le rang social de l’aire résidentielle du patient a été déterminé par son adresse. A cette fin, nous avons utiliséle tableau des rangs sociaux des aires de recensement établi par le Laboratory in Urban Culture de l’OccidentalCollege (Los Angeles, Californie, mai 1954), basé sur le recensement de 1950 et préparé selon la procédure

décrite dans Eshref Shevky & Wendell Bell, Social Area Analysis, Stanford, Cal., Stanford University Press,1955 ; et dans Eshref Shevky & Marilyn Williams, The Social Areas of Los Angeles : Analysis and Typology, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1949.

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 Programme de sélection 2 :  Une deuxième procédure est requise pour reproduire les

 populations « dedans » et « dehors » relativement à (a) l’âge des postulants masculins, (b) à la

manière dont les personnes ont contacté l’hôpital la première fois et (c) à la manière dont les

 personnes ont été adressées à l’hôpital. Le programme pour reproduire chacun de ces groupes

est le suivant : mettre fin sélectivement à chacune de ces cohortes relativement à chacune de

ces trois caractéristiques mais seulement lors du premier contact. Après le premier contact, ne

 pas tenir compte de ces caractéristiques : laisser passer ou terminer les survivants selon la

règle 1.

L’expérience spécifique de ces trois cohortes se présente comme suit :

(a) Groupes d’âge masculins : Comme le montre l’examen du tableau 6, les adolescents et

les adultes masculins les plus âgés sont interrompus après le premier contact en nombre

supérieur à ce qui était escompté. Les enfants et les adultes jeunes et moyens le sont au

nombre à peu près escompté. Les adultes âgés sortent moins fréquemment qu’escompté.

Trois-quarts du chi-carré du tableau entier sont constitués de ces comparaisons. Les

différences subsistantes sont distribuées tout au long du processus. Les écarts relatifs aux

groupes d’âge masculins se situent à la première étape et ne concernent alors que 27% de tous

les niveaux d’âge masculins ayant contacté l’hôpital. Bien qu’ils existent, les écarts ultérieurs

ont peu de valeur prédictive, que ce soit relativement à la taille proportionnelle ou à la

composition.

(b) Comment le premier contact a été établi :  Les sélections relatives à la nature des

 premiers contacts se concentrent fortement sur le premier contact. Soixante-dix pour cent des

 personnes qui ont fait acte de candidature par lettre ou par téléphone ou qui se sont fait

représenter par quelqu’un d’autre ont interrompu après la demande initiale d’information.

Près de 98% du chi-carré du processus entier est rempli par la différence entre personnes àcette étape. Au-delà, les populations de survivants et de sortis sont impossibles à distinguer.

(c) Source de l’envoi : On ne pouvait pas distinguer les personnes qui se sont adressées

d’elles-mêmes à l’autorité médicale et celles qui lui ont été envoyées par des non-

 professionnels dans leur taux d’abandon au premier contact. Ces deux groupes ont abandonné

en nombre supérieur à ce qui était escompté. Par contraste, les personnes adressées par des

médecins ou des psychiatres ont abandonné en nombre largement inférieur à ce qui était

escompté. Cet effet est massivement limité au contact initial. Les survivants au contact initial

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  273

ont poursuivi leur trajectoire sans que le mode d’envoi à l’autorité médicale n’apparaisse à

nouveau. La plupart des différences entre ces groupes apparaît à cette étape : 85% du tableau

chi-carré est rempli ici.

 Programme de sélection 3 :  Un troisième programme est requis pour reproduire les

 populations « dedans » et « dehors » qui correspondent au type d’expérience antérieure avec

des remèdes psychiatriques. Le type d’expérience psychiatrique antérieure a été associé aux

chances de survie lors du contact initial et, à nouveau, lors de la conférence d’admission. Les

chances de survie, lors du premier contact, de personnes ayant une histoire personnelle de

contact avec une institution psychiatrique publique furent moindres qu’escomptées. Les

chances de survie furent un peu meilleures qu’escomptées pour ceux qui avaient une

expérience antérieure avec des hôpitaux psychiatriques publics. Ce schéma se répète après laconférence d’admission. La règle 1 reproduit les dedans et les dehors lors de la conférence

d’admission et du traitement en interne. 

Le problème de la sélection

Les trois programmes décrits répondent à la question « « Les populations dedans et dehors

successives de chaque étape pouvaient-elles être distinguées sur la base des attributs

 particuliers ? ». La question est-elle identique à celle qu’une étude sur la sélection des patientscherche vraiment à résoudre, à savoir : « Quels critères ont été utilisés pour sélectionner les

 personnes à traiter ? » . Le fait que les populations dedans et dehors pour une cohorte d’âge

soient programmables selon la règle 1 signifie-t-il que le travail de sélection fait par le

 personnel hospitalier est décrit par cette règle ? La règle 1 requiert que la population initiale

en demande après le premier contact soit réduite proportionnellement en taille des deux tiers

de façon à reproduire les ratios initiaux d’hommes et de femmes. La règle constitue

clairement une instruction pour le programmeur. Cette règle décrit-elle l’usage du critèred’âge d’une manière qui nous permette de dire comment le critère se trouve effectivement

appliqué dans le cours des activités de sélection ?

Une réponse sans équivoque à ces questions est impossible tant que le chercheur n’a pas

choisi une théorie permettant de concevoir la relation entre le travail de sélection et la charge

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de travail à l’hôpital. Le fait qu’une théorie doive nécessairement être choisie nous rappelle le

cinquième « paramètre »119 d’un problème de la sélection adéquatement défini.

 Notre façon de répondre à ces questions dépend de la façon dont nous choisissons de

concevoir les relations entre le travail de sélection et la charge de travail à l’hôpital. Le choix

d’une théorie est non seulement inévitable ; il est aussi fondamental pour ce qui est de décider

de ce qui aura valeur de résultat. Ce choix de théorie fournit au chercheur les bases sur

lesquelles décider en quoi les produits de ses évaluations statistiques ont valeur de résultats.

 Des tests statistiques donnant des résultats identiques120  donneront des conclusions

incompatibles selon l’usage de choix théoriques différents fait  s quant à la relation entre le

travail de sélection et la charge de travail de l’ hôpital .

Idéalement, on souhaite une méthode correspondant, dans sa structure logique, aux

caractéristiques projetées des événements étudiés. On fera l’hypothèse que les observations

réelles et les observations projetées ont une signification identique. Le résultat de l’application

de la méthode du chi-carré n’acquiert le statut de conclusion que si sont respectées les règles

que le chercheur utilise pour définir la correspondance entre la structure logique des

événements testés et la structure logique des événements qu’il a l’intention de placer sous

observation. C’est évident et mérite à peine d’être relevé. Comment cette règle est-elle

 pertinente par rapport à l’intention du chercheur de déterminer la façon dont les personnes ont

été sélectionnées ?

Le fait que des conclusions différentes peuvent correspondre à des résultats statistiques

identiques peut être illustré en examinant certaines des recherches présentées ci-dessus. Le

chi-carré n’était pas significatif pour les populations dedans et dehors successives pour la

cohorte d’âge. Ce résultat peut être traité comme concluant que, lorsque les personnes avaient

 passé les étapes successives, le critère de l’âge était négligé. En outre, le même chi-carré nonsignificatif peut être traité comme manifestant une conclusion contrastée, à savoir que le

 personnel hospitalier opère ses sélections relativement à la distribution en âge de la cohorte

119  Nous attirons l’attention du lecteur sur le début du chapitre où est exposée la raison d’utiliser le terme« paramètre » entre guillemets.120 Nous utilisons le terme « résultats » (results) pour faire référence à l’ensemble des événementsmathématiques qui sont possibles quand les procédures d’un test statistique, comme le chi-carré par exemple,sont employées comme règles grammaticales pour concevoir, comparer, produire, etc. des événements dans ledomaine mathématique. Nous utilisons le terme « conclusions » ( findings) pour faire référence à l’ensemble des

événements sociologiques qui sont possibles quand, en postulant que les domaines sociologique et mathématiqueont une structure logique qui correspond, les événements sociologiques sont interprétés en termes de règlesd’inférence statistique. 

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originelle qui a servi de norme directrice à ses sélections. La distribution en âge de la cohorte

originelle définissait pour lui une composition de population souhaitable que les

sélectionneurs cherchaient à produire, par leurs décisions, aux étapes ultérieures. Selon cette

conception de la relation entre le travail de sélection et la charge de travail de l’hôpital, un

chi-carré non significatif est une mesure du degré auquel les activités de sélection du

 personnel hospitalier se conforment aux pratiques souhaitées. Ainsi, en utilisant le même

résultat chi-carré, nous remarquons que rien ne pouvait être moins  pertinent que l’âge des

 postulants, dans le premier cas, et que rien ne pouvait être  plus  pertinent que l’âge des

 postulants, dans le second.

Quand un chi-carré significatif survient  –   prenons l’exemple des instances qui ont adressé

le patient à l’hôpital  – , une conclusion est que le facteur discriminant a agi au premiercontact ; ensuite, la source de l’envoi est négligée. Une conclusion alternative serait qu’une

attention particulière a été donnée aux envois par des professionnels conformément aux

efforts de l’hôpital  pour encourager les envois par des professionnels et pour maintenir ses

liens avec les instances professionnelles. Cette obligation tombe après le premier contact. A

 partir de là, une distribution équitable fait que les personnes sont acceptées

 proportionnellement à la fréquence avec laquelle elles manifestent la continuation de leur

intérêt pour une évaluation et une thérapie hospitalières. Dans ce dernier cas, la source del’envoi continue, tout au long des étapes successives, à être une considération pertinente

gouvernant le travail de sélection par lequel les populations dedans et dehors sont générées,

alors que, dans le premier cas, la source de l’envoi n’est pas pertinente au-delà du premier

contact.

Ces exemples devraient suffire pour notre argument : le choix d’une conception est

inévitable pour que le chercheur puisse conférer une signification à un produit statistique,

comme conclusion au sujet du travail de sélection et des populations qu’il engendre.

 Non seulement le choix d’une conception est-il inévitable, il est aussi fondamental parce

qu’un résultat statistique identique correspond, dans chaque cas théorique différent, à une

conclusion spécifique. Cette variation dépend entièrement de la théorie des procédures mêmes

de sélection que le chercheur décide d’utiliser. Si le chercheur ne choisit pas de théorie, il ne

 peut décider ni à quel test recourir ni quelles opérations appropriées effectuer pour le réaliser.

Si les tests sont faits néanmoins, les résultats se présenteront en lieu et place des conclusions,

de la même façon logique que la peau de l’ours tient lieu de l’ours, ou en lieu et place de tout

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  276

autre objet que le chercheur, en exerçant sans peine un peu de son sens clinique, peut

concevoir ou peut justifier par un raisonnement plausible. En un mot, des résultats statistiques

identiques débouchent sur des conclusions différentes au sujet des critères de sélection.

 Nous sommes clairement intéressés à trouver des conclusions  concernant les critères de

sélection. Si, de manière comparative, nous passons en revue différents choix disponibles

relativement à ce « paramètre », nous pouvons faire la démonstration de nouvelles

considérations d’adéquation. 

Un choix possible est de concevoir la relation entre le travail de sélection et la charge de

travail à l’hôpital comme une séquence causale linéaire avec des populations successives

conçues comme une série d’événements indépendants. Appelez ceci un modèle chi-carré. Un

autre choix possible est de concevoir la relation comme une séquence causale linéaire, mais

de traiter cette séquence comme un processus fini de Markov, avec des probabilités de

transition fixées. Appelez ceci le modèle Markov. Dans les deux cas, la distribution probable

des caractéristiques d’une population ultérieure n’est régie que par (a) les caractéristiques de

la population à l’étape précédente et (b) par une opération effectuée sur cette population qui

envoie, à l’étape suivante, une partie « dedans » et ce qui en subsiste « dehors ». Un troisième

choix relie le travail de sélection et la charge de travail à l’hôpital comme un processus par

lequel les sélections des sélectionneurs sont régies, dans leur occurrence, par la composition

souhaitée, ou peut-être justifiable, que le processus de sélection est escompté produire à une

étape ultérieure. Appelez ceci la théorie du modèle du « pilotage » ( steering ).

Un théoricien qui a utilisé le modèle chi-carré conjointement à la méthode chi-carré pour

décider une conclusion sera enclin à rapporter les résultats suivants à la survenance d’un chi-

carré non significatif par rapport à la cohorte de sexe. Le chi-carré non significatif décrit les

deux populations comme le résultat de l’ensemble complet des décisions de sélection danslesquelles le sexe était une considération non pertinente, chaque décision étant intervenue

indépendamment des autres. La condition d’indépendance ajoute la caractéristique que les

sélections ont été opérées par des sélecteurs qui ont également traité comme non pertinentes la

composition de la population entière, l’occasion de la sélection et la disposition anticipée de

ceux qui resteront « dedans » aux étapes ultérieures.

Si le théoricien a utilisé un modèle Markov, le chi-carré non significatif décrit un groupe

ultérieur de deux populations dedans et dehors comme le résultat de l’ensemble complet des

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décisions de sélection par lesquelles les personnes ont été envoyées dedans ou dehors sans

égard pour leur sexe. S’ajoute toutefois aux résultats le fait que les sélections ont été faites par

des sélecteurs qui ont pris en considération la taille et la composition proportionnelle de la

 population à l’étape immédiatement antérieure, mais seulement à cette étape antérieure, et qui

ont jugé pertinente l’occasion de la sélection, mais seulement en son sens d’occasion suivant

l’étape précédente. Pour le reste, ils ont négligé la disposition finale anticipée, en lieu et place

de laquelle ils ont établi, pour sélectionner les dedans et les dehors, un pourcentage fixe

approprié aux nombres proportionnés devant survenir en tant que dedans et dehors à l’étape

suivante121.

Si on utilise le modèle du « pilotage », un chi-carré non significatif décrit les deux

 populations comme les résultats de décisions de sélection individuelles, chacune ayant été prise au regard des produits à la fois disponibles et cumulatifs, le produit cumulatif étant régi

 par ce que serait devenu le résultat final pour cet ensemble, aussi bien que par le but final de

l’ensemble complet des étapes restantes, et dans le but, au cours des sélections, de produire

une distribution des dedans et des dehors qui corresponde à la règle de non-pertinence en tant

que mode approuvé de comportement de sélection. Un chi-carré non significatif signifierait

que le sexe a certainement été pris en considération par les sélecteurs et qu’il l’a  été de façon

à produire une population se conformant à une taille et une composition par sexe d’une chargeultérieure de travail en hôpital qui soient justifiables.

Ce ne sont en aucune façon les seuls modèles disponibles. Et il n’existe bien sûr aucune

règle par laquelle le nombre des choix disponibles puisse être limité. Comment allons-nous

faire notre choix ?

Dans la mesure où le choix va orienter le sens à donner au produit statistique et que l’on

recherche une méthode qui corresponde aux activités réelles de sélection, la règle évidente estde retenir une conception qui corresponde au plus près aux activités réelles par lesquelles les

 personnes sont sélectionnées dans l’hôpital. Des problèmes d’adéquation vont de pair avec

cette règle.

Si nous devions fonder notre choix sur cette règle, il y aurait des caractéristiques propres

aux activités de sélection à l’UCLA qui pourraient être présentées comme des raisons de

121

  Nos remarques ne prennent en compte qu’un petit nombre des propriétés des enchaînements Markov. L’on pourrait clairement dire bien plus à propos des décideurs et des décisions si des caractéristiques supplémentairesdu modèle Markov étaient analysées.

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 préférer le modèle du pilotage aux deux autres. D’une part, le personnel hospitalier avait une

idée précise quant aux caractéristiques que la charge hospitalière devait présenter. Leur idée

touchait à la charge à chaque étape, à partir de la composition de la population en demande,

mais cette idée était tout à fait précise quant à la charge du traitement en interne. Il y avait,

d’autre part, à l’hôpital de l’UCLA, le phénomène de la liste d’attente inexistante. On

demandait aux personnes d’« attendre ». On leur disait qu’elles avaient été acceptées pour

traitement et qu’elles seraient contactées dès qu’une place serait libérée. Le fonds commun  

était établi en sorte de faire face à des contingences anticipées mais indéfinies. Des sélections

étaient opérées à partir du « fonds commun » pour réparer les « déficiences » dans les charges

des internes dès lors que ceux-ci décidaient momentanément des manques et des surplus. On

 peut gagner encore davantage de confiance globale dans le modèle du « pilotage » du fait que

le personnel hospitalier se plaignait auprès des chercheurs de ce que leur travail n’était pas

représenté de manière exacte et juste quand les sélections qu’ils opéraient leur étaient décrites

comme étant faites sans égard pour la taille et la composition légitimes de la charge de travail

qu’on escomptait qu’ils produisent. 

En dépit de sa plausibilité, le modèle du « pilotage » souffre de plusieurs défauts évidents.

Tout d’abord, de nombreux critères étaient utilisés dans les sélections dont le personnel de

l’hôpital de UCLA n’était pas conscient. Par exemple, les internes psychiatres insistaient surla pertinence de considérations psychiatriques techniques dans leurs sélections des patients et

rejetaient la pertinence des critères qui minimisaient les risques d’une diminution ou d’une

 perte de réputation professionnelle. Par exemple aussi, le personnel hospitalier insistait

généralement sur le fait que l’on perdait son temps sur les personnalités psychopathiques

 parce que de telles personnes sont très résistantes au traitement. Mais le personnel hospitalier

évitait généralement de mentionner l’importance organisationnelle du fait d’être capable de

compter sur des sessions de traitement établies régulièrement ; les psychopathes étaient pour

eux une « peste » de la même façon que le sont tous ceux dont les demandes compliquent les

routines établies et respectées ou y font obstacle. S’il faut f aire usage du modèle du

« pilotage », des méthodes doivent être développées pour démontrer la survenance des

événements qu’il prévoit.

Un deuxième défaut du modèle du « pilotage » tient à ce qu’il implique que le personnel

hospitalier exerce un contrôle sur la composition des populations successives. Ni le modèle

chi-carré ni le modèle Markov ne requiert du chercheur qu’il réponde sur ce point, bien qu’ilsoit particulièrement difficile à concevoir pour les besoins d’une démonstration empirique

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rigoureuse. Il est assez facile de montrer, pour l’hôpital de l’UCLA, que, si le personnel

hospitalier contrôle la composition d’une population ultérieure, c’est au moment du premier

contact et, à nouveau, lors de la conférence d’admission. Mais même à ces étapes, rien ne vaut

une association marquée entre l’étape en cours et le partage de la responsabilité de la décision

de poursuivre ou de résilier entre le patient et l’hôpital. Il y a une part suffisante du résultat

qui dépend du patient et des caractéristiques inconnues de l’interaction patient-personnel

hospitalier pour affecter considérablement la taille et la composition de populations dedans et

dehors ultérieures. Aux autres étapes, les opérateurs de sélection sont rendus extrêmement

compliqués. Au mieux, dès lors, le modèle du « pilotage » est simplement plausible, et il le

restera aussi longtemps que ne sera pas factuellement établie, pour ne pas dire

conceptuellement clarifiée, la manière dont les critères agissent sur les transactions entre

 patients et personnel hospitalier.

La discussion du cadrage adéquat du problème de sélection est incomplète tant qu’on ne

traite pas l’observation de Weiss et Schaie selon laquelle la méthode « transversale » est

suffisante pour les « besoins limités mais importants de la prédiction ». Weiss et Schaie

 parlent de bon sens quand ils disent que, bien que la méthode « transversale» n’ait rien à dire

quant aux « dynamiques », elle conserve néanmoins une valeur prédictive. Ce que Weiss et

Schaie appellent valeur prédictive a un sens identique à notre affirmation que des populationsdedans et dehors successives sont programmables. Tout en reconnaissant pleinement le soin et

la modestie avec lesquels leur affirmation est formulée, nous pensons néanmoins nécessaire

d’examiner certaines dimensions restrictives de cette « valeur prédictive ».

(1) Le fait que les chances de subsister  puissent être programmées n’est pas une vertu

appartenant exclusivement à la méthode « transversale ». La décision du chercheur de

restreindre une étude à la méthode « transversale » ne présente aucun avantage par rapport

aux études qui visent à programmer les chances de survie tout en prévoyant explicitement les

cinq paramètres. Nous avons en effet vu que la vertu des « prédictions » fondées sur une

méthode « transversale » pouvait être tempérée par l’indétermination des résultats. 

(2) Un programme propre à l’hôpital de l’UCLA peut très bien ne pas décrire les

 populations d’autres hôpitaux. Si nous nous en tenions au conseil  de Weiss-Schaie, nous

serions incapables de décider, même à partir des différences rapportées, si différents critères

de sélection ont été ou non utilisés dans les différents hôpitaux.

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(3) Un programme tel que celui décrit aux Tableaux 5, 6 et 7 vaut aussi longtemps que les

critères de renvoi des personnes en-dedans ou en-dehors de la procédure hospitalière ne sont

 pas altérés par des facteurs tels que des décisions administratives, la taille et la composition

du personnel hospitalier, les relations de l’hôpital avec les groupes extérieurs –  en un mot, les

caractéristiques propres aux transactions patient-hôpital en tant que système organisé

d’activités. 

TABLEAU 6Erosion de la cohorte de départ aux étapes successives dans l‘arbre par attribut sélectionné 

Pourcentage restant après Pourcentage de survivants de l‘étap

Attributs Cohortededépart100%

Premiercontact

Entretiend‘admission 

Conférenced‘admission 

Traitement Premiercontact

Entretiend‘admission 

Sexe

Homme 284 34,2 27,5 15,9 14,5 34,2 80,4Femme 376 38,6 29,3 13,6 10,4 38,6

75,9Total 660 36,7 77,7

Age

0-15 108 40,7 33,3 15,7 13,9 40,7 81,816-20 60 23,3 18,3 11,7 10,0 23,3 78,621-40 311 38,6 31,2 17,7 14,5 38,6 80,841-50 80 43,7 30,0 11,3 10,0 43,7 68,651 et plus 65 43,1 26,2 12,3 9,2 43,1 60,7

Total 624 38,6 77,6

Rang social d‘après le

formulaire de recensementde la résidence

Moins de 4931 41,9 32,3 12,9 12,9 41,9 76,9

50-59 81 44,4 29,6 17,3 14,8 44,4 66,760-69 94 53,2 45,7 25,5 20,2 53,2 86,070-79 147 42,2 32,7 15,0 10,9 42,2 77,480-89 116 39,7 31,0 13,8 12,9 39,7 78,390-99 50 46,0 36,0 28,0 26,0 46,0 78,3

Total 519 44,3 77,8

Statutmatrimonial

Inéligible(16 ans etmoins)

117 36,8 29,9 14,5 12,0 36,8 81,4

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  281

Célibataire 134 35,1 26,1 12,7 11,9 35,1 74,5Marié 263 41,8 32,3 18,6 15,2 41,8 77,2Séparé

6923

58,056,5

46,452,2

18,826,1

14,521,7

58,056,5

80,092,3

Divorcé 32 56,3 40,6 9,4 6,3 56,3 72,2Veuf 14 64,3 50,0 28,6 21,4 64,3 77,8

Total 583 41,2 77,9

Groupe d‘âge

masculin

0-15 71 43,7 35,2 16,9 15,5 43,7 80,616-20 33 12,1 12,1 12,1 12,1 12,1 100,021-40 126 36,5 28,6 19,8 18,3 36,5 78,341,50 17 11,8 11,7 0,0 0,0 11,8 100,051 et plus 25 52,0 40,0 16,0 12,0 52,0 76,9

Total 272 156,1 435,8

TABLEAU 6 (suite)Erosion de la cohorte de départ aux étapes successives dans l‘arbre par attribut sélecti

 Pourcentage restant après

Attributs CohorteDe départ100%

Premiercontact

Entretiend‗admission

Conférenced‘admission 

Traitement Premiercontact

Groupes d‘âgefémlinins0-15 36 36,1 30,6 13,9 11,1 36,1

16-20 27 37,0 25,9 11,1 7,4 37,021-40 185 40,0 34,1 16,3 11,9 40,041-50 64 51,6 34,4 14,1 12,5 51,650 et plus 40 37,5 17,5 10,0 7,5 37,5

Total 352 41,1

Modalité du 1er contactLettre

45722

28,222,7

22,522,7

11,213,6

9,413,6

28,222,7

Téléphone 412 28,4 22,3 10,9 9,2 28,4En personne, personneréférente seule

23 30,4 26,1 13,0 8,7 30,4

En personne,seule 156

10152,6

50,539,7

41,619,9

20,814,7

13,9 52,6 50,5

En personne,

accompagné

55 56,4 36,4 18,2 16,4 56,4

Total 613 34,4

Source del‘envoi 

Personneordinaire autreque le patient

210 20,5 15,2 6,2 5,2 20,5

Le patient lui-même

140 29,3 25,0 15,7 10,7 29,3

Médecin ou psychiâtre

289 50,9 39,4 19,7 17,3 50,9

Total 639 36,1

Expérienceantérieure avec

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  282

traitement psych.Hôpital public 33 18,2 12,1 3,0 3,0 18,2Ressources privées et publiques

37 32,4 27,0 10,8 8,1 32,4

Psychiatre privé et Hôpital

 privé

128 43,0 34,4 17,2 14,8 43,0

Aucune 290 45,9 34,1 16,6 14,1 45,9Clinique publique

47 53,2 46,8 38,3 27,7 53,2

Total 535 43,2

TABLEAU 7Résultats Chi carré pour la comparaison des populations « in » et « out » après le

l‘entretien d‘admission, et la conférence d‘admission par attribut (voir Ann 

Sous-tableaux

Tableau Après le premier contact Après l‘entretien d‘admissio

Attributs X2  p X2  p X2  p

Sexe 4,355(3df)

>0,20 1,354(1df)

>0,10 0,680(1df)

>0,30

Age 20,046(12df)

>0,05 7,553(4df)

>0,10 9,116(4df)

>0,05

Rang social d‘après leformulaire de recensementde la résidence

16,956(15df)

>0,30 4,425(5df)

>0,30 4,947(5df)

>0,30

Statut matrimonial 15,466(9df)

>0,05 11,087(3df)

>0,01 0,716(3df)

>0,80

Groupes d‘âge féminins

16,583(12df)

>0,10 3,750 >0,30 12,284(4df)

>0,01

Groupes d‘âge masculins

25,517(12df)

>0,01 17,193(4df)

>0,001 0,751(4df)

>0,90

Modalité du 1er 

 contact 31,179(3df) <0,001 30,515(1df) <0,001 0,660(1df) >0,30

Source de l‘envoi  56,133(6df)

<0,001 52,320(2df)

<0,001 1,264(2df)

>0,50

Expérience psychiatriqueantérieure

28,607(12df)

>0,001 12,920(4df)

>0,01 3,250(4df)

>0,50

(4) Même cette formulation suppose que les critères prédictifs soient identiques aux

critères de sélection. Cette identité n’est toutefois en aucune façon nécessaire. Faire usage de

l’identité peut cependant porter préjudice à la recherche requise pour clarifier la relation entre

les deux. Considérons, par exemple, qu’un critère prédictif puisse toujours être partitionnéentre les décisions de sélection des sélecteurs. Le critère prédictif identique peut être assemblé

à partir de plusieurs ensembles différents de décisions dont les fondements montrent une

variabilité que le caractère unifié du critère prédictif dissimulait. Le remède n’est pas, comme

le suggèrent Weiss et Schaie, que l’attention soit portée à la prédiction du résultat pour des cas

individuels. Le remède consiste au contraire à montrer la correspondance entre les critères

opérant dans les décisions individuelles et les critères prédictifs en décrivant les critères

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  283

 prédictifs comme un assemblage de décisions prises dans des cas individuels. La critique est

identique à celle que formule Robinson à l’égard de l’usage de corrélations écologiques122.

(5) Là où les chercheurs utilisent des grilles préparées pour obtenir une information de

 programmation et, tout particulièrement, là où ces grilles sont gérées par du personnel

hospitalier qui les remplit pour faire état aux chercheurs de son propre comportement, les

grilles acquièrent nécessairement de ce fait le sens important de règles gouvernant la manière

dont les rapporteurs hospitaliers s’y prennent pour établir leur rapport. La fiabilité de leurs

descriptions autant que la validité des événements qu’on leur demande de décrire deviennent

dès lors inséparables des routines quotidiennes organisées du travail de l’hôpital que ces

mêmes personnes assument et attendent les unes des autres qu’elles les respectent. Les

affirmations relatives à une valeur prédictive supposée restent donc circonstancielles. Leurvaleur en tant que prédictions dépend des exigences mêmes qui conditionnent les chances de

survie et des façons dont ces chances sont produites. De telles conditions doivent en fait être

 présupposées par le chercheur pour qu’une « valeur » puisse être donnée à ces déclarations

 prédictives. Il y a donc un phénomène essentiel qui doit être nécessairement pris en compte,

en même temps que l’on expérimente les critères permettant de décider de la question de la

valeur prédictive : le fait que les critères ne sont intelligibles que relativement à un processus

socialement contrôlé d’assemblage de populations « dedans » et « dehors ». La question n’estdès lors pas de savoir si les populations peuvent être programmées, mais de savoir si les règles

de programmation sont indifférentes à l’occasion particulière où elles ont été étudiées. 

La recherche de « critères prédictifs » qui procède sans référence aux processus

socialement contrôlés d’assemblage des différentes populations peut aisément déboucher sur

un long catalogue de critères. Si on omet la référence aux processus socialement contrôlés, on

 peut avoir l’impression que le personnel hospitalier travaille avec le même catalogue, et que

les circonstances de la sélection relèvent d’un fatras de petits détails des circonstances réelles

des patients et du personnel hospitalier. Mais si on examine les études précédentes, il apparaît

que l’intention interprétative ne correspond à rien de ce genre. L’on constate plutôt que

l’accent est mis sur l’usage socialement structuré des critères, c’est-à-dire de critères opérant à

l’intérieur des contraintes propres au caractère institutionnellement organisé des transactions

hospitalières. Les critères de sélection sont conçus par les auteurs précédents sur le fondement

d’un système social appréhendé en tant que schème d’interprétation tacite. L’usage littéral du

122 W. S. Robinson, « Ecological correlations and the behavior of individuals », American Sociological Review,15, 1950, p. 351-357.

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  284

conseil de Weiss et Schaie menace les chercheurs de la perspective douloureuse de catalogues

étendus de « facteurs », chacun se voyant assigné sa « valeur prédictive » et aucun ne

 parvenant à se saisir du problème des critères de sélection.

Il reste à faire une dernière remarque. Toutes les études antérieures de la sélection, y

compris celle présentée dans ce chapitre, dépendent, pour ce qui est de la question des

 procédures de sélection comme pour la signification de leurs résultats, de l’hypothèse que les

« dedans » et les « dehors » sont des événements essentiellement discrets (au sens

mathématique). Rosenthal et Frank mentionnent dans leur étude des cas s’étant écartés de

cette hypothèse, mais ils en traitent comme de nuisances méthodologiques. Nous pensons que

ces cas représentent plus que cela.

Considérons à nouveau que les critères de sélection ne peuvent être décrits

indépendamment des transactions dans lesquelles ils sont utilisés. Dans notre propre

recherche, nous avons remarqué que les « dedans » et les « dehors » n’étaient des événements

discrets (au sens mathématique) que dans la mesure où ces états étaient définis par le

 personnel hospitalier par rapport à leurs responsabilités administratives  dans le cas en

question. Là où, par ailleurs, les « dedans » et les « dehors » devaient être établis par le

 personnel hospitalier par rapport à leurs responsabilités médicales, ces états acquéraient pour

caractéristique essentielle qu’à chaque fois qu’une décision devait être prise, il restait à voir

ce que le cas se serait révélé être. Les gens médicalement responsables du cas insistaient là-

dessus. Avec pour résultat que l’hôpital faisait état, chaque mois, au Service Public d’Hygiène

Mentale d’un nombre exagéré de personnes « en traitement ». Cela comprenait les personnes

à l’égard desquelles une responsabilité continue était assumée et un nombre additionnel et

 parfois très important de cas « inactifs »123  qui étaient maintenus dans un statut de

« traitement en interne » parce que, du point de vue du personnel hospitalier, les considérer

autrement impliquait de rompre avec les pratiques médicales reconnues. Les médecins comme

les autres n’étaient pas désireux, ou pas capables, de recommander la clôture administrative

de ces cas parce qu’agir de la sorte aurait signifié mettre fin à leur responsabilité médicale.

Pour décrire ces cas, il fallait connaître leur histoire et évaluer les développements futurs

 possibles mais inconnus, tant des patients que du personnel hospitalier. Le personnel

123 Un très grand écart entre les cas actifs et « inactifs » rapportés par l’hôpital de l’UCLA comme étant en coursde « traitement en interne » s’est produit à la fin d’une période de séjour récente, lorsque 60 personnes ont ététransférées d’une période de séjour à la suivante, alors qu’un décompte effectif des dossiers de traitement en

interne révélaient que 230 cas avaient été rapportés à l’administration. L’écart avait pris de telles proportions enraison du fait que, la fin de la période de séjour approchant, la politique suivie pour faire rapport était suivie du« rééquilibrage » des cas accumulés qui avaient été résiliés mais pas clôturés sur plusieurs rapports mensuels.

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  285

hospitalier était incapable d’abstraire les caractéristiques historiques-prospectives du cas, pour

décrire son statut aux fins de l’étude.

Le même phénomène est apparu quand nous avons examiné les cas aux étapes antérieures

au traitement, mais avec un caractère temporel spécifique encore plus marqué. Nous avons pu

dénombrer les cas « dedans » et « dehors » en négligeant le rôle de la responsabilité médicale

ou, autrement dit, en renvoyant les critères à des transactions hospitalières autres que celles

qui étaient clairement les bonnes pour l’étude des processus de sélection. Quand nous avons

insisté auprès du personnel hospitalier pour que, néanmoins, ils comptent chaque cas

« dedans » ou « dehors », cela a eu pour prix de négliger leurs protestations. Les « décideurs »

se sont plaints de ce que nous ne décrivions pas adéquatement leur intérêt pour les cas et leur  

façon de traiter des affaires hospitalières.

En traitant les « dedans » et les « dehors » comme des événements essentiellement discrets

(au sens mathématique), le chercheur peut en arriver à imposer aux données une

caractéristique qui est de part en part l’artéfact de sa méthode de description des expériences

hospitalières. De telles caractéristiques peuvent très bien ne pas correspondre aux traits

distinctifs des procédures de sélection. Traiter pareils cas comme des nuisances

méthodologiques peut en fait rendre impossible le développement des théories et méthodes

nécessaires pour étudier adéquatement ces questions.

Remarques de conclusion

Bien que nous nous soyons intéressés aux hôpitaux psychiatriques, les paramètres du

 problème de la sélection, ainsi que les arguments, critiques et méthodes qui sont fondés sur

eux, sont de portée générale et ne sont en aucune façon limités par le fait que c’est un

matériau psychiatrique qui était considéré. On peut très clairement trouver d’autres

applications dans les études sur la mobilité scolaire et professionnelle, les migrations, les

histoires naturelles, les prospectives sur l’ajustement matrimonial et la délinquance, et

d’autres du même genre. 

L’argument exposé dans ce chapitre vaut partout où la réduction d’une population 

originelle est attribuée par le chercheur à des processus de sélection sociale. Plus

généralement, l’argument vaut pour les études de la production de carrières au travers d’un

travail de sélection sociale, quand cela implique la réduction progressive d’une cohorteoriginelle de personnes, d’activités, de relations, ou encore de n’importe quel événement

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  286

touchant à la structure sociale, qui sont conçus dans la perspective de cours d’activités qui

sont accomplis successivement et par lesquels les structures sociales sont assemblées.

ANNEXE 1

Une méthode d’utilisation du chi-carré pour évaluer des données impliquant des

fréquences conditionnelles

 Nous devons au Professeur Wilfred J. Dixon, de l’Université de Californie, Los Angeles,

d’avoir conçu pour nous la méthode suivante permettant de choisir entre la Règle 1 et la Règle

2, aux étapes successives, en assemblant les programmes de sélection dont il est fait état dansle texte. On détaille ici la méthode parce qu’elle permet d’utiliser le chi-carré pour évaluer des

données dans le type de problème de réduction présenté dans l’étude, alors que la présence de

fréquences conditionnelles aurait autrement rendu son usage incorrect. Nous reproduisons

cette méthode avec la permission du Professeur Dixon.

Le problème

 Nous devions comparer les populations « dedans » et « dehors » à chaque étape successiveen utilisant tous les « dedans » et tous les « dehors », à chaque étape particulière, comme des

marginaux en colonne et tous les « dedans », à l’étape précédente, comme des marginaux en

ligne. Toutefois, seules les populations dehors successives remplissaient les conditions

d’utilisation du chi-carré pour évaluer le tableau entier aussi bien que les sous-tableaux. Pour

les populations « dedans » successives, la probabilité qu’elles apparaissent à n’importe quelle

étape dépendait de ce qu’elles aient survécu à l’étape précédente. Dès lors, les conditions

d’une utilisation correcte du chi-carré ne pouvaient être remplies, à savoir que chaque

occurrence ne soit comptée qu’une seule fois et que les événements comparés se produisent

indépendamment les uns des autres.

Le Tableau A est un exemple du type de tableau que nous voulions évaluer :

TABLEAU A NOMBRE OBSERVE D‘HOMMES ET DE FEMMES RESTANT ET TERMINES

APRES CHAQUE ETAPE Cohortede

Premier contact Entretiend‘admission 

Conférenced‘admission 

Traitement

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  287

départ

Dehors Dedans Dehors Dedans Dehors Dedans Dehors Dedans

Homme 284 187 97 19 78 33 45 4 41

Femme 376 231 145 35 110 59 51 12 39

Total 660 418 242 54 188 92 96 16 80

La méthode

Le Tableau A a été reconstruit sous la forme du Tableau B :

TABLEAU B NOMBRE OBSERVE D‘HOMMES ET DE FEMMES TERMINES

APRES CHAQUE ETAPE

Terminés

Après le premier contact

Aprèsl‘entretien

d‘admission 

Après laconférenced‘admission 

Avant ou aprèsle début dutraitement

Cohorte dedépart

Homme 187 19 33 45 284

Femme 231 35 59 51 376

Total 418 54 92 96 660

Le Tableau X 2 a trois degrés de liberté.

Dans la mesure où la population « dedans » à chaque étape consiste dans la somme des populations « dehors » à toutes les étapes successives, une comparaison des « dedans » et des

« dehors » à chaque étape consiste dans la partition appropriée de  X 2  pour le tableau. La

Figure 2 montre les partitions exactes qui étaient requises pour les tableaux 2 x 4 :

Sorti après le1er contact

Sorti aprèsl‘entretien

d‘admission 

Sorti après laconférenced‘admission 

Sorti aprèsle traitement

Attribut X(e.g .sexe)

X1

X2 1er

contact 

, 1 d. f.

X2 

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  288

Dedans après le 1er contact

Sorti aprèsl‘entretien

d‘admission 

Sorti après laconférenced‘admission 

Sorti après letraitement eninterne

X1

X2 entretien

d’admission , 1 d. f.

X2 

Dedans après l‘entretien d‘admission 

Sorti après laconférenced‘admission 

Sorti après letraitement eninterne

X1 X2 conférence d’admission  , 1 d. f.

X2 

Dedans après laconférence

d‘admission 

Figure 2.

La Figure 3 montre les partitions exactes qui étaient requises pour les tableaux à plus de

deux rangées :Dehors Dehors Dehors Dehors

Y1

X2 Premier

contact , 3 d. f.Y2

Y3

Dedans

Dehors Dehors Dehors

Y1 X2 Entretien

d’admission , 3 d. f.

Y2

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  289

Y3

Dedans

Attribut Y

(e. g. source del’envoi) 

ANNEXE II

Choisir entre la règle 1 et la règle 2

Si le chi-carré sur le tableau se révélait non significatif, on considérait que la Règle 1

décrivait les populations dedans et dehors à toutes les étapes. Ce n’est que si le tableau chi-

carré était significatif qu’on utilisait des chi-carrés partiels pour choisir entre les Règles 1 et 2.

Si le chi-carré sur le tableau se révélait significatif et si un sous-tableau chi-carré était

significatif, on considérait que la Règle 2 décrivait les populations « dedans » et « dehors » à

cette étape. Si le chi-carré sur le sous-tableau était non significatif, on considérait que la Règle

1 décrivait les deux populations à cette étape.

La procédure pour choisir entre la Règle 1 et la Règle 2 est résumée dans le tableau

suivant :

Quand le chi-carré partitionné était

Si le tableau chi-carré était Significatif, la règle assignée à

l‘étape était 

 Non significatif, la règle assignée à

l‘étape était 

Significatif Règle 1 Règle 1

 Non significatif Règle 2 Règle 1

Un programme de sélection était constitué en fonction des résultats des chi-carrés

 partitionnés. En cas de chi-carré significatif, trois choix étaient exigés pour constituer un

Y1

X

2

 Conférence d’admission  , 3 d. f.Y2Y3

Dedans

Figure 3.

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  290

 programme : un choix pour chaque partition du tableau chi-carré. En cas de tableau chi-carré

non significatif, un seul choix définissait le programme de sélection comme constitué de

l’application successive de la Règle 1 à chacune des trois étapes. 

Le Tableau 7 présente les chi-carrés globaux et partitionnés pour tous les attributs

considérés dans cette étude.

Pour obtenir les chi-carrés des sous-tableaux, on a utilisé l’explication par Mosteller 124 de

la méthode de Kimball125 pour partitionner un tableau m x n en un ensemble exact de tableaux

2 x 2. Les degrés simples de liberté ont été regroupés pour obtenir des chi-carrés pour les

sous-tableaux à 2 degrés, ou plus, de liberté. Le Professeur Mosteller 126 nous a fait remarquer

que, pour cette procédure, il n’existait pas de preuve que les résultats de chi-carrés regroupés

avec des degrés de liberté simples soient identiques aux résultats du partitionnement exact

d’un tableau en sous-tableaux avec plus d’un degré de liberté. Dès lors, l’exactitude de la

décision de regrouper le degré simple de liberté repose sur des bases pratiques.

Travaux analysés

Auld, Jr., Frank & Leonard D. Eron, 1953, « The use of Rorschach scores to predict whether

 patients will continue psychotherapy », Journal of Consulting Psychology, 17, p. 104-109.Auld, Jr., Frank & Jerome K. Myers, 1954, « Contribution to a theory for selecting

 psychotherapy patients », Journal of Clinical Psychology, 10, p. 56-60.

Brill, Norman Q. & Hugh Storrow, 1959 , « Social characteristics of applicants for psychiatric

care », Exposé présenté à l’assemblée de la Branche Ouest de l’Association Américaine de

Psychiatrie, Seattle, Septembre.

Frank, Jerome D., Lester H. Gliedman, Stanley Imber, Earl H. Nash, Jr., & Anthony R. Stone,

1957, « Why patients leave psychotherapy », A.M.A.  Archives of Neurology and Psychiatry, 77, p. 283-299.

Futterman, S., F. J. Kirchner & M.M. Meyer, 1947, « First year analysis of veterans treated in

a mental hygiene clinic of the veteran’s administration », American Journal of Psychiatry,

104, p. 298-305.

124 Tiré des notes de cours préparées par le Professeur Charles F. Mosteller, Département de statistiques, HarvardUniversity for Social Relations, 199, Printemps 1959, N° 6, Partie II, p.4-6.125

 A. W. Kimball, « Short-cut formulas for the exact partition of  X 2

 in contingency table s », Biometrics, 10,1954, p. 452-458.126 Communication personnelle.

7/21/2019 Garfinkel Recherches en Ethnométhodologie

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  291

Garfield, Sol L. & Max Kurz, 1952 , « Evaluation of treatment and related procedures in 1216

cases referred to a mental hygiene clinic », Psychiatric Quarterly, 26, p. 414-424.

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  293

CHAPITRE 8

LES PROPRIÉTÉS RATIONNELLES DES ACTIVITÉS SCIENTIFIQUES ET DES

ACTIVITÉS ORDINAIRES

S’il veut honorer le programme de sa discipline, le sociologue se doit de décrire

scientifiquement un monde qui comporte comme phénomènes problématiques non seulement

les actions des autres, mais aussi la connaissance qu’ils ont du monde. Il en résulte qu’il ne

 peut pas éviter de prendre une décision quelconque, qui soit adéquate, à propos des différents

 phénomènes désignés par le terme « rationalité ».

Habituellement les sociologues prennent leur décision en matière de définition de la

rationalité en sélectionnant un ou plusieurs traits parmi les propriétés de l’activité scientifique

telle qu’elle est décrite et comprise dans l’idéal127. Puis ils utilisent cette définition comme

méthode pour se prononcer sur les traits caractéristiques de la conduite, de la pensée ou des

croyances quotidiennes, pour déterminer si elles sont réalistes, pathologiques, soumises aux

 préjugés, illusoires, mythiques, magiques, rituelles, etc.

Mais finalement ils en sont arrivés à considérer comme empiriquement dépourvues d’intérêt

les propriétés rationnelles distinguées par leurs définitions, et cela parce qu’ils constatent que

des actions stables, efficaces et persévérantes, continuent de se produire avec une fréquence

écrasante, et que les structures sociales se maintiennent, en dépit de divergences évidentes

entre les manières de procéder et les connaissances des personnes ordinaires et celles du

savant idéal. Aussi préfèrent-ils désormais étudier les traits et les conditions de la non-

rationalité dans la conduite humaine. Le résultat est que les actions rationnelles n’ont plus

qu’un statut résiduel dans la plupart des théories en usage de l’action sociale et de la structure

sociale.Le but de ce chapitre est de remédier à ce statut résiduel, avec l’espoir de corriger une

tendance. Il s’agit de faire a) des différentes propriétés rationnelles de la conduite, ainsi que b)

des conditions d’un système social dans lequel se produisent différentes conduites rationnelles

un problème d’enquête empirique. 

127 Une définition qui a leur faveur aujourd’hui est celle de la règle des moyens empiriquement adéquats. Le

chercheur conçoit les actions d’une personne comme des étapes dans l’effectuation de tâches dontl’accomplissement possible et réel peut être décidé empiriquement. L’adéquation empirique est alors définiedans les termes des règles de la procédure scientifique et des propriétés du savoir qu’une telle procédure produit.  

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Conduites rationnelles

On s’est servi du terme « rationalité » pour désigner différentes manières de se conduire. On

 peut établir une liste de telles conduites sans nécessairement avoir à choisir, comme le fait le

théoricien, de considérer l’une ou l’autre comme correspondant le mieux au terme

« rationalité ». L’article classique d’Alfred Schütz sur le problème de la rationalité recense

ces significations128 ; c’est pourquoi il nous sert de point de départ. 

Quand on explicite, comme descriptions de la conduite, les différentes significations du terme

recensées par Schütz, on obtient la liste suivante. Dans la suite du chapitre, nous parlerons de

« rationalités » pour désigner ces conduites.

(1) Catégoriser et comparer . Il n’est pas rare qu’une personne revienne sur son

expérience passée en quête d’une situation à comparer à celle à laquelle elle est

confrontée. Parfois le terme rationalité réfère au fait  qu’elle examine les deux

situations sous l’angle de leur comparabilité, et parfois à son souci de rendre les

choses comparables. Dire qu’une personne se met à faire des comparaisons revient à

dire qu’elle traite une situation, un individu ou un problème comme un cas d’un

certain type. On rencontre alors la notion de « degré de rationalité », car lorsqu’on dit

que les activités d’une personne sont plus rationnelles que celles d’une autre, on se

réfère souvent à des conduites qui traduisent l’étendue de sa préoccupation pour la

classification, la fréquence de cette activité, ou le succès avec lequel elle s’y engage.

(2)  L’erreur tolérable. Le degré de « bon ajustement » que quelqu’un peut « exiger »

entre une observation et la théorie dont il se sert pour nommer, mesurer, décrire ou

dire le sens de ses observations ou de ses données peut varier. Il se peut qu’il accorde 

 plus ou moins d’attention au degré de correspondance. Tantôt il se contentera d’une

allusion littéraire pour décrire ce qui s’est passé ; tantôt il recherchera un modèle

mathématique pour ordonner les mêmes événements. Aussi dit-on qu’une personne estrationnelle tandis qu’une autre ne l’est pas, ou l’est moins, en fonction de l’attention

qu’elle accorde au degré d’ajustement entre ce qu’elle a observé et ce qu’elle présente

comme ses résultats.

(3)  La recherche de « moyens ». On se sert parfois du terme rationalité pour dire qu’une

 personne réexamine des règles de procédure qui lui ont assuré dans le passé les effets

qu’elle recherche maintenant. Parfois il s’agit du fait qu’une personne cherche à

128 Alfred Schütz, « The problem of rationality in the social world », art. cit.

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  295

transférer des règles de la pratique qui ont été payantes dans des situations similaires ;

 parfois, il s’agit de la fréquence de cet effort ; à d’autres moments le caractère

rationnel des actions d’une personne réfère à sa capacité ou à son inclination à se

servir dans une situation présente de techniques qui ont marché dans d’autres

situations.

(4)  L’analyse d’alternatives et de conséquences. Le terme rationalité est souvent utilisé

 pour attirer l’attention sur le fait que, lorsqu’elle évalue une situation, une personne

anticipe les modifications que son action va engendrer. Dans ce cas on se réfère non

seulement au fait qu’elle « répète en imagination » les différents cours d’action qui se

seront produits, mais aussi au soin, à l’attention, au temps et à la minutie dans

l’analyse consacrés aux différents cours d’action possibles. En ce qui concerne

l’activité consistant à « répéter en imagination » les lignes d’action concurrentes qui

auront été suivies, quand on qualifie les actions d’une personne de « rationnelles », on

veut souligner des traits tels que la clarté, le degré de précision, le nombre

d’alternatives prises en considération, et la quantité d’information remplissant chacun

des schémas correspondant aux différentes lignes d’action. 

(5) Stratégie. Une personne peut, avant même qu’elle fasse réellement son choix, associer

à un ensemble d’actions alternatives les conditions sous lesquelles chacune d’elles sera

suivie. C’est ce que Von Neumann et Morgenstern ont appelé la stratégie du joueur 129.

S’agissant de l’ensemble de telles décisions, on peut parler du caractère stratégique

des anticipations de l’acteur. Une personne qui réalise ses anticipations en se fiant au

fait que ses circonstances futures seront les mêmes que celles qu’elle a connues dans

le passé est parfois dite agir avec moins de rationalité qu’une personne qui aborde tour

à tour les états futurs possibles de sa situation présente en se servant d’un manuel

disant « ce-qu’il-faut-faire-en-cas-de… ».

(6) 

 Le souci de l’organisation du temps. Quand nous disons qu’une personne cherche, àtravers sa conduite, à réaliser un état de choses futur, nous voulons souvent dire

qu’elle s’attend à un enchaînement prévu des événements. Se préoccuper de

l’organisation du temps implique de prendre position par rapport aux façons possibles

dont les événements peuvent se produire dans le temps. Une personne qui envisage les

événements futurs en se disant que « tout peut arriver » fait preuve d’une rationalité

129 John von Neumann & Oskar Morgenstern, Theory of Games and Economic Behavior , Princeton, N. J. ,Princeton University Press, 1947, p. 79.

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moindre qu’une personne qui s’appuie sur un cadre défini et limité de possibilités

 programmées.

(7)  Prédictibilité. Des attentes hautement spécifiques concernant la programmation du

temps peuvent s’accompagner chez une personne d’un intérêt pour les caractéristiques

 prédictibles d’une situation. Elle peut chercher des informations préliminaires à son

sujet pour établir des constantes empiriques ; ou elle peut tenter de rendre la situation

 prédictible soit en examinant les propriétés logiques des interprétations qu’elle utilise

 pour la « définir », soit en réexaminant les règles qui gouvernent l’utilisation de ces

interprétations. Par conséquent, rendre la situation prédictible veut dire prendre toute

mesure possible pour réduire « les surprises ». Parler de rationalité dans la conduite

c’est souvent se référer à des comportements consistant à désirer des « surprises en

 petite quantité » et à prendre quelque mesure que ce soit pour les limiter.

(8)  Règles de procédure. Parfois rationalité réfère à des règles de procédure et

d’inférence utilisées par une personne pour évaluer le caractère correct de ses

 jugements, inférences, perceptions et caractérisations. De telles règles définissent

différentes façons de décider si quelque chose est connu ou pas –  telles les distinctions

entre fait, supposition, preuve, illustration, et conjecture. Pour notre propos, nous

 pouvons distinguer deux classes importantes de règles pour juger du caractère correct

des décisions : des règles « cartésiennes » et des règles « tribales ». Selon les

 premières on considère qu’une décision est correcte lorsque l’individu a suivi les

règles sans considération de personnes : le décideur a décidé « comme n’importe qui »

le ferait en tenant pour particulièrement non pertinent tout ce qui relève de l’affiliation

sociale. A l’inverse, d’après les règles « tribales », est correcte une décision qui

respecte certaines solidarités interpersonnelles en tant que conditions de la décision.

L’individu considère sa décision comme bonne ou mauvaise en fonction de la

 personne avec laquelle il lui importe d’être en accord. On utilise souvent le termerationalité pour désigner l’application de règles cartésiennes de décision. Du fait

qu’une prise de décision selon de telles règles est soumise à la contrainte de

conventions, on considère souvent aussi comme rationnels la suppression, le contrôle

ou la neutralisation de telles contraintes.

(9) Choix. Tantôt le fait qu’une personne soit consciente de la possibilité réelle qu’elle a

de faire un choix, tantôt le fait qu’elle fasse un choix, représentent des significations

 populaires du terme rationalité.

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(10)   Raisons du choix. On considère souvent comme traits rationnels d’une action

les raisons à partir desquelles une personne effectue un choix parmi des alternatives,

ou encore les raisons qu’elle invoque pour légitimer un choix. Il faut cependant

distinguer plusieurs significations du terme « raison » lorsqu'il se réfère au

comportement. (a) Parfois les raisons rationnelles réfèrent exclusivement à un corpus 

d’informations130 scientifique, entendu comme un ensemble de propositions que la

 personne considère comme base correcte pour faire ses inférences ou agir. (b) Parfois

la même expression désigne des propriétés du savoir d’une personne telles que la

finesse ou la grossièreté des caractérisations qu’elle utilise, le recours à un ensemble

d’histoires plutôt qu’à des lois empiriques universelles, le degré de codification des

matériaux, ou la correspondance du corpus en usage avec le corpus des propositions

scientifiques. (c) Dans la mesure où les raisons du choix sont les stratégies d’action,

comme signalé au point 5, un autre sens de la rationalité est impliqué. (d) Les raisons

du choix d’une personne peuvent être celles qu’elle trouve littéralement en interprétant

rétrospectivement un résultat présent. Par exemple, une personne peut se rendre

compte de telles raisons en historicisant un résultat dans son effort pour déterminer ce

qui a été « réellement » décidé à un moment antérieur. Ainsi, si une donnée présente

est considérée comme une-réponse-à-une-question-quelconque, elle peut susciter la

question à laquelle elle veut qu’elle soit la réponse. Un sens familier de

« rationalisation » est : sélectionner, arranger et unifier le contexte historique d’une

action après qu’elle ait eu lieu, de façon à en présenter un compte rendu publiquement

acceptable ou cohérent.

(11)   La compatibilité des relations fins-moyens avec les principes de la logique

 formelle. Quelqu’un peut considérer un cours d’action qu’il examine comme une

succession d’étapes dans la résolution d’un problème. Il peut ordonner ces étapes en

termes de relations « fins-moyens », mais ne considérer le problème comme résoluque si ces relations ne violent pas l’idéal de compatibilité complète avec les principes

de la logique formelle et les règles de la procédure scientifique131. Le fait qu’il puisse

agir ainsi, ou qu’il persiste à traiter les problèmes de cette façon, la fréquence avec

laquelle il le fait, ou le succès qu’il obtient en suivant une telle procédure, sont autant

de manières de définir la rationalité des actions.

130 Le concept de corpus de connaissances est emprunté à Felix Kaufmann, Methodology of the Social Sciences,

op. cit., spécialement p. 33-66.131 Lorsqu’elle est considérée comme une règle pour définir les catégories descriptives de l’action, cette propriétéest connue comme règle de l’adéquation empirique des moyens. 

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  298

(12)   La clarté et la netteté sémantiques. On considère souvent l’effort pour traiter la

clarté sémantique d’une construction comme une variable dont la valeur maximale

doit être approchée lorsqu’il s’agit de parvenir à une définition crédible d’une

situation. Une personne qui n’accorde son crédit qu’une fois satisfaite la condition

d’une valeur  maximale approchée est souvent tenue pour plus rationnelle qu’une

 personne qui ajoute foi à un mystère. Quelqu’un peut donner la priorité à

l’éclaircissement de ce qui entre dans la définition d’une situation et à l’examen de sa

compatibilité avec des significations formulées dans des vocabulaires utilisés par

d’autres. Une autre personne peut n’y prêter aucune attention. Le premier

comportement est souvent dit plus rationnel que le second.

(13)   La clarté et la netteté « pour  elles-mêmes ». Schütz fait remarquer que le souci

de la clarté et de la netteté peut être un souci de la netteté convenant aux buts d’une

 personne. On découvre d’autres significations comportementales du terme rationalité

en considérant les relations possibles, idéales ou réelles, entre a) un souci de la clarté

et b) les buts au service desquels est mise la clarté de ce qui est construit. Deux

variables sont impliquées : 1) le respect exigé pour effectuer la clarification et (2) la

valeur attribuée par la personne à l’accomplissement d’un pr ojet. Une relation entre

ces variables fait de la tâche de clarification elle-même le projet à réaliser. C’est ce

que veut dire « clarification pour elle-même ». Mais quelqu’un peut traiter la relation

entre les deux variables comme plus ou moins une affaire de variabilité indépendante.

On aurait une telle relation lorsqu’on considère comme un idéal le fait de « clarifier

suffisamment pour les buts présents ». Rationalité signifie souvent un haut degré de

dépendance entre les deux. C’est à une telle dépendance, traitée comme une règle de

recherche ou d’interprétation, que renvoie parfois la distinction entre recherche et

théorie « pures » et recherche et théorie « appliquées ».

(14) 

Compatibilité de la définition d’une situation avec la connaissance

 scientifique. Quelqu’un peut admettre que ce qu’il considère comme « faits » puisse

être critiqué sous l’aspect de sa compatibilité avec ce que la science a établi. Admettre

« la légitimité d’une telle critique » signifie, en termes d’action, qu’en cas de

divergence avérée la personne transformera ce qu’elle considère comme une base

correcte d’inférence et d’action (un sens du mot « fait ») pour le rendre compatible

avec ce que dit la science. Souvent, on tiendra pour rationnel le comportement d’une

 personne qui s’adapte, ou est disposée à s’adapter, de cette façon à ce que dit lascience. Le terme rationalité réfère souvent aussi aux sentiments accompagnant la

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conduite, du genre : « neutralité affective », « absence d’émotion », « détachement »,

« désintéressement », et « impersonnalité ». Pour ce qui est des tâches théoriques de ce

chapitre, le fait qu’une personne puisse se rapporter à son environnement avec de tels

sentiments n’a pas d’intérêt particulier. Ce qui toutefois est intéressant c’est le fait que

la personne se serve de ses sentiments à l’égard de son environnement pour attirer

l’attention sur le caractère sensé de ce dont elle parle ou justifier un résultat. Il n’est

 pas interdit à un scientifique d’espérer passionnément la confirmation de son

hypothèse. Toutefois il ne peut pas se servir de son espoir passionné ou de son absence

de sentiment pour étayer le sens d’une proposition ou la certifier. On considère parfois

comme rationnel quelqu’un qui n’implique pas ses sentiments dans ses interprétations

et justifications, tandis qu’apparaît moins rationnel quelqu’un qui le fait. Ceci ne vaut,

cependant, que pour des activités scientifiques idéalement décrites.

Rationalités scientifiques

On peut se servir des rationalités précédentes pour élaborer une image d’une personne en tant

que type de conduite. On peut se représenter cette personne en train d’examiner une situation

 présente pour y trouver des points de comparaison avec des situations qu’elle a connues dans

le passé, ou de rechercher dans son expérience passée les formules qui lui apparaissent

 présentement lui avoir fourni dans le passé le résultat pratique qu’elle cherche maintenant à

 produire. Ce faisant, elle peut se focaliser sur ces points de comparabilité132. Elle peut

anticiper les conséquences de son action en se fiant aux formules qui se sont imposées à elle.

Elle peut « répéter en imagination » différentes lignes d’action en concurrence. Elle peut

associer à chaque alternative, par une décision prise avant la situation réelle de choix, les

conditions auxquelles chacune d’elles doit être suivie. Avec une expérience ainsi structurée, la

 personne peut vouloir atteindre, à travers sa conduite, un résultat projeté. Cela peut demanderqu’elle accorde une attention spécifique aux caractéristiques prédictibles de la situation

qu’elle cherche à manipuler. Ses actions peuvent impliquer qu’elle choisisse entre deux ou

 plusieurs moyens pour atteindre les mêmes fins, ou qu’elle choisisse entre des fins. Elle peut

se prononcer sur le caractère correct de son choix en invoquant des lois empiriques, etc.

Si on étend les caractéristiques de ce type de comportement pour y inclure toutes les

rationalités précédentes, une distinction vient déranger cette liste : celle entre les intérêts de la

132 « Peut » désigne chaque fois la disponibilité d’une alternative parmi plusieurs. Le terme n’a aucuneconnotation de probabilité.

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vie quotidienne et ceux de la théorisation scientifique. Là où les actions d’une personne sont

gouvernées par l’« attitude de la vie quotidienne », toutes ces rationalités peuvent advenir,

mais il y a quatre exceptions importantes. Formulées sous forme de maximes de conduite

idéales, les quatre rationalités concernées requièrent que les étapes projetées dans la résolution

d’un problème ou l’accomplissement d’une tâche, i. e. « les relations moyens-fins », soient

construites de telle façon (1) qu’elles demeurent entièrement compatibles avec les règles

définissant des décisions de grammaire et de procédure correcte du point de vue scientifique ;

(2) que tous les éléments soient conçus de manière totalement claire et distincte ; (3) que l’on

considère comme prioritaire la clarification à la fois du corps de connaissances et des règles

de procédure servant à la recherche et à l’interprétation ; et que (4) les étapes projetées ne

contiennent que des hypothèses scientifiquement vérifiables devant être totalement

compatibles avec tout le savoir scientifique. Les corrélats comportementaux de ces maximes

ont été décrits ci-dessus dans les items 11 à 14. Par commodité, je m’y référerai en parlant de

« rationalités scientifiques ».

Le point capital de ce chapitre, et du programme de recherche qui en résulte si ses arguments

sont corrects, est qu’en fait  les rationalités scientifiques n’adviennent comme propriétés

 stables des actions et comme des idéaux approuvables que si les actions sont gouvernées par

l’attitude de la théorisation scientifique. Par contraste, les actions gouvernées par l’attitude

de la vie quotidienne se caractérisent par l’absence de telles rationalités tant comme

 propriétés stables que comme idéaux approuvables. Là où sont impliquées des actions et des

structures sociales régies par les présuppositions de la vie quotidienne, toute tentative de

stabilisation de ces traits, ou tout effort pour forcer l’adhésion en ayant systématiquement

recours à des récompenses et à des punitions, représentent les opérations mêmes requises

 pour multiplier l’anomie des interactions. Toutes les autres rationalités, décrites sous les items

1 à 10, peuvent advenir dans les actions régies par l’une ou l’autre attitude, à la fois comme

 propriétés stables et comme idéaux approuvables. Ce point capital est représenté en détaildans le tableau 1.

Toutes ces affirmations représentent des questions empiriques, pas des questions de doctrine.

La reconstruction que ce chapitre propose du « problème de la rationalité » repose sur le

caractère justifié de ces affirmations133. Leur mise à l’épreuve dépend du caractère viable de

133 On peut considérer que, pour la théorie sociologique, le « problème de la rationalité » correspond à cinqtâches : (1) clarifier les différents référents du terme « rationalité », ce qui implique d’énoncer les corrélats

comportementaux des différentes « significations » de rationalité tels que (a) les actions de l’individu aussi bienque (b) les caractéristiques du « système » ; (2) décider par un examen de l’expérience plutôt que par un choixthéorique quels comportements vont ensemble ; (3) décider d’attribuer soit un statut définitionnel soit un statut

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la distinction entre « attitude de la vie quotidienne » et « attitude de la théorisation

scientifique ». Il est par conséquent nécessaire de comparer brièvement les différentes

 présuppositions qui constituent chaque attitude. Une fois cela fait, nous retournerons au fil

 principal de l’argument. 

TABLEAU 1

RÉSUMÉ DES PROPOSITIONS RAPPORTANT LES RATIONALITÉS À LEURS CONDITIONS

D’ÉMERGENCE 

Pour toutes les actions gouvernées par

les règles de pertinence de la vie

quotidienne, les rationalités peuvent se

 produire SI elles sont

Pour toutes les actions gouvernées par

les règles de pertinence de la

théorisation scientifique, les rationalités

 peuvent se produire SI elles sont

Considérées

comme un

standard

d‘action

idéal

Considérées

comme un

standard

d‘action

opératoire

Considérées

comme une

 propriété de

la pratique

réelle

Considérées

comme un

standard

d‘action

idéal

Considérées

comme un

standard

d‘action

opératoire

Considérées

comme une

 propriété de

la pratique

réelle

1.

Catégoriser

et comparer

oui oui oui oui oui oui

2. Erreur

tolérable

oui oui oui oui oui oui

3. Recherche

de

« moyens »

oui oui oui oui oui oui

4. Analyse

d‘alternatives

et de

conséquences

oui oui oui oui oui oui

empiriquement problématique à ces comportements ; (4) décider des raisons par lesquelles justifier n’importelaquelle de ces multiples attributions possibles qui peut finalement être faite ; et (5) montrer les conséquencesd’ensembles alternatifs de décisions pour la théorisation et l’investigation sociologiques. 

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  302

5. Stratégie oui oui oui oui oui oui

6. Intérêt

 pour le

timing

oui oui oui oui oui oui

7.

Prédictibilité

oui oui oui oui oui oui

8. Règles de

 procédure

oui oui oui oui oui oui

9. Choix oui oui oui oui oui oui

10. Raisons

du choix

oui oui oui oui oui oui

11.

Compatibilité

des fins et

des moyens.

Relation avec

la logique

formelle

non non non oui oui oui

12. Clarté et

distinction

sémantiques

non non non oui oui oui

13. Clarté et

distinction

« pour elles-

mêmes »

non non non oui oui oui

14.

Compatibilité

de la

définition

d‘une

situation

avec le savoir

scientifique

non non non oui oui oui

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  303

« Oui » veut dire : « Est empiriquement possible soit comme propriété stable soit comme

idéal approuvable ».

« Non » veut dire : « N’est empiriquement possible que comme pro priété instable et/ou

comme idéal non approuvable ». J’entends par là que toute tentative de stabilisation de ces

traits, ou tout effort pour forcer l’adhésion en ayant systématiquement recours à des

récompenses et à des punitions, représente les opérations requises pour multiplier les traits

anomiques de l’interaction. 

Ce que ces propositions affirment concernant les rationalités considérées une à une, elles

l’affirment aussi pour l’ensemble quelle que soit la combinaison faite. 

Présuppositions des deux attitudes

Alfred Schütz a décrit les deux attitudes134 dans ses travaux sur la phénoménologie des

situations de sens commun135. Dans la mesure où les arguments de ce chapitre dépendent de la

supposition que ces deux attitudes ne se confondent pas, il me faut comparer brièvement leurs

 présuppositions respectives.

(1) Selon Schütz, dans les situations de la vie quotidienne, le « théoricien pratique » ordonne

les événements en présupposant que les objets du monde sont tels qu’ils apparaissent.

Lorsqu’elle a à gérer ses affaires courantes, la personne cherche à les interpréter en s’en

tenant à une ligne de « neutralité officielle » vis-à-vis de la règle d’interprétation selon

laquelle on peut douter que les objets du monde soient tels qu’ils apparaissent. La su pposition

de l’acteur consiste à attendre qu’une relation de correspondance indubitable existe entre les

apparences particulières d’un objet et l’objet-visé-qui-apparaît-de-cette-façon-particulière.

Au regard des relations possibles entre les apparences r éelles de l’objet et l’objet visé, comme

 par exemple, une relation de correspondance douteuse entre les deux, la personne s’attend à

ce que la correspondance indubitable présupposée soit celle à entériner. Elle attend des autres

134 Pour éviter tout malentendu, je précise que je ne m’intéresse qu’à l’attitude de la théorisation en science.L’attitude informant les activités de l’enquête scientifique réelle est complètement autre chose. 135

 Alfred Schütz, « The stranger », American Journal of Sociology, vol. 49, mai 1944 ; « The problem ofrationality in the social world », art. cit. ; « On multiple realities », art. cit. ; « Common sense and scientificinterpretation of human action », art. cit.

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qu’ils aient peu ou prou la même attente ; de même attend-elle que, tout comme elle attend

que cette relation vaille pour les autres, ceux-ci attendent qu’elle vaille aussi pour elle.

Dans les activités de la théorisation scientifique on se sert d’une procédure d’interprétation

dif férente. Elle stipule que l’interprétation doit se faire en adoptant une position de

« neutralité officielle » vis-à-vis de la croyance que les objets du monde sont tels qu’ils

apparaissent. Bien évidemment les activités de la vie courante autorisent l’acteur à douter que

les objets soient tels qu’ils apparaissent ; mais ce doute est en principe limité par les

« considérations pratiques » du théoricien. Pour le théoricien pratique, le doute est limité par

son respect pour certains traits plus ou moins routinisés, dotés de valeur, de l’ordre social en

tant que « saisis de l’intérieur  », traits qu’il ne met pas en question et ne veut pas mettre en

question. Par contraste, les activités de la théorisation scientifique sont gouvernées par l’idéal

étrange d’un doute en principe illimité, ne reconnaissant pas les structures sociales normatives

comme conditions contraignantes.

(2) Une seconde supposition identifiée par Schütz est l’intérêt pratique de la personne pour les

événements du monde. Les traits pertinents qu’elle sélectionne en ceux-ci en relation à ses

intérêts sont fonction de la possibilité qu’ils affectent réellement ou potentiellement ses

actions et soient affectés par elles. Sous cette présupposition, la personne présume que la

 précision de son organisation des événements pourra être testée, et sera testée, sans qu’elle ait

à suspendre la pertinence de ce qu’elle connaît comme fait, supposition, conjecture,

imagination, et ainsi de suite, en vertu de sa position corporelle et sociale dans le monde réel.

Les événements ne sont pas pour elle un objet d’intérêt théorique pas plus que leurs relations

ou leur trame causale. Elle ne souscrit pas à l’idée qu’elle doive, pour les traiter, les

considérer en supposant, comme règle d’interprétation, qu’elle ne sait rien, ou qu’elle peut

faire l’hypothèse qu’elle ne sait rien, « juste pour voir où cela mène ». Dans les situations de

la vie quotidienne, ce que la personne sait fait partie intégrante de sa compétence sociale. Elle

suppose que ce qu’elle sait, de la f açon dont elle le sait, la personnifie, à ses yeux comme àceux des autres, en tant qu’objet social, comme un membre authentique du groupe. La

reconnaissance de sa compétence en tant que membre authentique du groupe conditionne

l’assurance qu’elle a que sa saisie du sens de ses affaires de la vie courante est une saisie

réaliste.

Par contraste, les règles d’interprétation correspondant à l’attitude de la théorisation

scientifique stipulent que le sens et la précision d’un modèle doivent être testés et décidés en

suspendant tout jugement concernant la pertinence de ce que le théoricien connaît à raison desa position corporelle et sociale dans le monde réel.

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(3) Schütz décrit la perspective temporelle de la vie quotidienne. Dans ses activités de la vie

courante, la personne découpe le flux de son expérience en « tranches de temps ». Elle fait

cela en utilisant un schème de relations temporelles dont elle suppose que les autres

l’emploient comme elle le fait, d’une façon équivalente et standardisée. La conversation dans

laquelle elle est engagée comporte non seulement les événements de son flux d’expérience,

mais aussi ce qui a été dit, ou a pu être dit, à un moment, qui peut être repéré par les positions

successives des aiguilles d’une horloge. Non seulement le « sens de la conversation » est-il

déterminé progressivement à travers une succession de significations comprises de ce qui a

 pris place jusque-là dans la conversation ; mais chaque « jusque-là » est aussi informé par des

anticipations. De plus, à tout moment, ici et maintenant, la conversation a pour les participants

des significations rétrospectives et prospectives, et ces significations couvrent aussi la

succession des différents ici et maintenant. En font partie les références faites à chaque

moment au début, à la durée, au rythme, à la synchronisation et à la clôture. Ces

déterminations du « temps interne » du flux de l’expérience sont coordonnées à l’aide d’un

schème de déterminations temporelles employé socialement. Les participants se servent du

schème du temps standard pour organiser et coordonner leurs actions, ajuster leurs intérêts

respectifs et régler le rythme de leurs actions. L’intérêt qu’ils portent au temps standard est

orienté vers les problèmes que de telles spécifications résolvent dans l’organisation et la

coordination de l’interaction. Ils supposent aussi que le schème du temps standard est

entièrement une entreprise publique, une sorte de « grosse horloge unique identique pour

tous ».

Il y a de tout autres manières de ponctuer temporellement le flux de l’expérience de façon à

 produire un tableau sensé d’événements dans le « monde externe ». Quand l’acteur est engagé

dans une activité de théorisation scientifique, il utilise le temps standard pour construire un

monde empiriquement possible parmi plusieurs possibles (on suppose évidemment que le

théoricien s’intéresse à des questions de fait). Ainsi, ce qui, du point de vue de ses intérêts enmatière de maîtrise de ses affaires pratiques, relève de l’usage du temps pour ajuster ses

intérêts à la conduite des autres, devient, du point de vue de ses intérêts en tant que sociologue

théoricien, un « simple » moyen pour résoudre son problème scientifique, qui consiste à

formuler clairement de tels programmes d’actions cordonnées en termes de relations de

causes à effets. Un autre usage très différent du temps se manifeste dans l’appréciation des

événements configurés « à l’intérieur du jeu théâtral ». Les intérêts pour le temps standard

sont mis de côté comme non pertinents. Quand le théoricien se penche sur les structuressociales dépeintes dans un roman tel que Ethan Frome, par exemple, il prend le destin de

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l’amant comme point de départ et le traite comme condition pour apprécier la séquence qui y

a conduit.

(4) Dans la gestion des affaires de sa vie quotidienne, la personne adopte un schème commun

de communication d’une manière différente du scientifique. Elle y fait sens des événements

en se servant d’un arrière-plan présupposé de « faits naturels de la vie » ; de son point de vue

« n’importe lequel d’entre nous » doit connaître cet arrière- plan et y ajouter foi. L’usage de

tels faits naturels de la vie conditionne l’appartenance authentique au groupe. La personne

suppose que les autres utilisent un tel arrière-plan comme elle le fait, à la façon de « règles de

codage » moralement obligatoires. C’est dans les termes de ces règles qu’elle se prononce sur

le caractère correct ou pas de la correspondance entre l’apparence réelle d’un objet et l’objet-

visé-qui-apparaît-d’une-façon-particulière.

La supposition d’un monde commun intersubjectif est modifiée de façon saisissante dans les

actions du scientifique. Les « autres personnes pertinentes » sont pour lui des « n’importe

qui » universalisés. Elles sont, dans l’idéal, des manuels désincarnés de procédures

appropriées pour trancher en matière de sensibilité, d’objectivité et de justification. Tel ou tel

collègue est au mieux un exemple pardonnable de tels « investigateurs compétents »

hautement abstraits. Le scientifique s’oblige à ne connaître que ce que à quoi il a décidé

d’ajouter foi. Faire confiance aux résultats des collègues sur la base de son appartenance à une

collectivité, professionnelle ou autre, relève pour lui d’une simple option. S’il réserve son

adhésion, il peut se justifier en invoquant comme raisons sa souscription impersonnelle à une

communauté d’« investigateurs compétents », qui demeurent anonymes quant à leur

appartenance à une collectivité, et dont les actions se conforment aux normes du manuel de

 procédure. En agissant ainsi il s’expose à être critiqué pour faire preuve d’une rigueur

excessive. Mais, dans la vie quotidienne la même façon d’agir risquerait de provoquer un

changement de statut, c’est-à-dire de le faire passer pour criminel, malade ou incompétent.

(5) La personne présuppose une forme particulière « de socialité ». Entre autres, elle présumequ’un certain écart existe entre l’« image » d’elle-même qu’elle attribue aux autres, en tant

que savoir sur elle, et la connaissance qu’elle a d’elle-même « aux yeux » des autres. Elle

suppose aussi que tout changement dans cet écart caractéristique demeure sous son contrôle.

La supposition sert de règle au théoricien ordinaire pour regrouper ses expériences en fonction

de la question : qu’est-ce qui va convenablement avec qui ? Au monde intersubjectif commun

correspond, par conséquent, un savoir non rendu public qui, aux yeux des acteurs, est

distribué entre les personnes comme fondements de leurs actions, i. e. de leurs motifs, ou, ausens radical du terme, de leurs « intérêts », en tant que traits constitutifs de la relation

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d’interaction sociale. La personne suppose qu’il y a des choses que quelqu’un d’autre sait,

tout en présumant qu’il est le seul à le savoir. L’ignorance de l’un correspond à la

connaissance que l’autre a de ce qui motive le premier. C’est pourquoi tout ce qui est connu

en commun est empreint, quant à son sens, de réserves personnelles, de choses que l’on

choisit de cacher. Ainsi les événements qui se produisent dans les situations de la vie

quotidienne sont-ils informés par tout un arrière-plan de « significations tenues en réserve »,

d’informations au sujet de soi et des autres qui ne concernent personne d’autre ; en un mot par

la vie privée.

Cette supposition est profondément modifiée dans les règles qui gouvernent l’activité

scientifique. Aucun écart n’existe, dans la socialité du théoricien scientifique, entre la vie

 publique et la vie privée pour ce qui concerne les décisions de sens et de justification. Tout ce

qui est pertinent pour décrire un monde possible est public et peut être rendu public.

Il y a d’autres présuppositions, mais celles qui ont été indiquées suffisent pour montrer que

ces « attitudes » sont distinctes.

Ces deux ensembles de présuppositions ne se mélangent pas ; on ne peut pas non plus les

distinguer progressivement. Car le fait de passer d’un ensemble à l’autre –  d’une « attitude » à

l’autre –  entraîne un changement radical dans la structuration des événements et de leurs

relations. Les deux attitudes provoquent deux ensembles incompatibles d’événements, au sens

mathématique de l’expression. Pour illustrer la différence entre les deux systèmes

d’événements constitués par ces deux ensembles de présuppositions interprétatives, on peut

comparer les événements auxquels un spectateur assiste en regardant la télévision et en

suivant l’histoire dans laquelle ils s’insèrent, et les événements auxquels il assiste quand il

regarde la scène en tant qu’effets produits par un groupe d’acteurs professionnels agissant

selon les instructions d’un metteur en scène de cinéma. Ce serait faire preuve du didactisme

 philosophique le plus grossier, que de dire que le spectateur a vu « la même chose sous des

aspects différents », ou que les événements de l’histoire ne sont « rien d’autre » que desévénements produits, appréciés de façon non critique.

Méthodologie

C’est habituellement aux rationalités scientifiques que ceux qui écrivent sur l’organisation

sociale et sur la prise de décision se réfèrent pour caractériser le « choix rationnel ». La thèse

défendue ici est que ces rationalités ne sont ni des propriétés stables des choix effectués dansles affaires gouvernées par les présuppositions de la vie quotidienne, ni des idéaux auxquels

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on peut consentir pour faire ces choix. Si tel est le cas, il est possible que les problèmes

rencontrés par les chercheurs et les théoriciens quant aux concepts de buts organisationnels,

quant au rôle du savoir et de l’ignorance dans l’interaction, quant aux difficultés de traitement

des messages significatifs dans les théories mathématiques de la communication, quant aux

anomalies rencontrées dans les recherches sur les paris ou quant aux difficultés éprouvées à

rationaliser le concept d’anormalité à la lumière de données interculturelles, ne soient que des

 problèmes de leur invention. Ceux-ci seraient dus non pas à la complexité du sujet, mais à

l’acharnement à concevoir les actions selon une tournure d’esprit scientifique, au lieu

d’observer les rationalités réelles manifestées par les gens dans leurs conduites lorsqu’ils

traitent leurs affaires pratiques.

Schütz nous dit ce que cela signifie de dire qu’un acteur a fait un choix rationnel136 :

« Il y aurait choix rationnel là où l’acteur aurait une connaissance suffisante de la fin à

atteindre aussi bien que des différents moyens permettant d’y parvenir. Mais ce postulat

implique qu’il connaisse : 

1.  la place de la fin à réaliser dans le cadre de ses projets (qu’il doit aussi connaître) ;

2.  ses interrelations avec d’autres fins et sa compatibilité ou son incompatibilité avec

elles ;

3.  les conséquences désirables et indésirables qui peuvent se produire comme effets

secondaires de la réalisation du but principal ;

4.  les différentes chaînes de moyens techniquement ou ontologiquement appropriés à

l’accomplissement de cette fin, indépendamment du fait qu’il contrôle l’ensemble ou

seulement une partie de ces éléments ;

5.  l’interférence entre de tels moyens et d’autres fins d’autres chaînes de moyens, y

compris leurs effets secondaires et leurs conséquences fortuites ;

6.  l’accessibilité de ces moyens, étant entendu qu’il choisira ceux qui seront à sa portée

et qu’il pourra mettre en oeuvre. 

« Tous ces points n’épuisent pas, loin s’en faut, l’analyse compliquée qui serait nécessaire

 pour décomposer le concept de choix rationnel dans l’action. Cette analyse devient encore

 beaucoup plus compliquée quand il s’agit d’action sociale. Dans ce cas, les éléments suivants

deviennent des déterminants additionnels pour la délibération de l’acteur. D’abord,

l’interprétation ou la mauvaise interprétation de son acte par son partenaire. Ensuite, la

136 Schütz, « The problem of rationality in the social world », art. cit., p. 142-143.

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réaction de l’autre et sa motivation. En troisième lieu, tous les éléments de connaissance listés

ci-dessus, que l’acteur attribue à tort ou à raison à ses partenaires. Quatrièmement, toutes les

catégories que nous avons découvertes dans notre analyse de l’organisation du monde social :

celles du familier et de l’étranger, de l’intime et de l’anonyme, du personnel et du typique ».

Mais, alors, demande Schütz, où va-t-on trouver ce système de choix rationnel ? « …Le 

concept de rationalité a sa place naturelle non pas au niveau des conceptions du monde social

de la vie quotidienne, mais au niveau théorique de l’observation scientifique de celui-ci, et

c’est là qu’il trouve son champ d’application méthodologique ».

Schütz conclut que l’on trouve ce concept dans le statut logique, les éléments et les usages du

modèle sur la base duquel le scientifique prend ses décisions, et dont il se sert comme schème

 pour interpréter les événements de conduite.

« Ceci ne veut pas dir e qu’il n’y a pas de choix rationnel dans la sphère de la vie quotidienne.

Il suffirait pour cela d’interpréter les termes “clair et distinct” en modifiant leur sens et en les

restreignant pour désigner la clarté et la distinction qui conviennent aux nécessités de l’intérêt

 pratique de l’acteur… Ce que je veux souligner, c’est que l’idéal de rationalité n’est pas et ne

 peut pas être un trait particulier  de la pensée quotidienne ; il ne peut donc pas être un principe

méthodologique pour interpréter ce que font les gens dans leur vie quotidienne ».

Pour reconstruire le problème de la rationalité et le soumettre de nouveau à la recherche, il

faut que les sociologues cessent de traiter les rationalités scientifiques comme une règle

méthodologique pour interpréter les actions humaines.

Comment procéderait un chercheur dès lors qu’il ne traiterait plus les rationalités scientifiques

comme une règle méthodologique ?

Normes de conduite

Quand on fait des propriétés rationnelles de l’action mentionnées supra des nor mes d’uneconduite appropriée, on peut distinguer quatre significations de telles normes. La première est

que celles-ci peuvent correspondre aux rationalités que l’observateur scientifique prend

comme normes idéales de ses activités de chercheur. En deuxième lieu, le terme peut désigner

les rationalités en tant que normes opératoires du travail scientifique réel. Empiriquement, les

deux ensembles de normes ne manifestent pas de correspondances point par point. Par

exemple, on constate dans les opérations réelles de la recherche une routinisation de la

formulation et de la résolution des problèmes, ainsi qu’une confiance des autres chercheurs,que les manuels en méthodologie ignorent généralement. En troisième lieu, le terme peut

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désigner un idéal de rationalité socialement utilisé et socialement approuvé. Ici la référence se

fait à ces rationalités en tant que standards de pensée et de conduite qui ne contredisent pas le

respect pour les ordres routiniers de l’action dans la vie quotidienne. Dans le langage de la vie

quotidienne, on évoque de tels standards en termes d’idées et de conduites « raisonnables ».

Quatrièmement, il y a les rationalités en tant que normes opératoires des activités réelles de la

vie courante.

Se servir des rationalités comme principe méthodologique pour interpréter les actions

humaines dans la vie quotidienne signifie que l’on procède comme suit :

(1) Les caractéristiques idéales que le chercheur scientifique fait siennes en tant que

standards idéaux pour agir dans sa recherche et faire de la théorie lui servent à

construire le modèle d’une personne agissant d’une façon gouvernée par ces idéaux.

Le joueur dans le jeu de Von Neumann est par exemple une telle construction137.

(2) Une fois décrites les conduites effectives, on considère le modèle, à la recherche de

divergences entre la façon dont la personne ainsi construite aurait agi et celle dont a

agi la personne réelle. Des questions comme celles-ci se posent alors : vu le modèle,

quelle distorsion y a-t-il dans la mémorisation ? Quelle est l’efficacité des moyens

utilisés par la personne réelle quand ils sont considérés en référence au savoir plus

large de l’observateur, un savoir catégorisé comme «  état actuel de l’information

scientifique » ? Quelles contraintes sont exercées sur l’usage des normes de

l’efficacité technique dans l’obtention des fins ? Quelle quantité d’information, et de

quel type, est nécessaire pour prendre des décisions qui tiendraient compte de tous les

 paramètres du problème scientifiquement pertinents, et de quelle part de cette

information la personne réelle dispose-t-elle ?

(3) En un mot, le modèle fournit une façon de déterminer la manière dont une personne

agirait si on considérait qu’elle agit en savant idéal. La question se pose alors de savoir

comment expliquer que les personnes réelles ne correspondent pas, en faitcorrespondent rarement, au modèle, même lorsqu’il s’agit de chercheurs. En somme,

le modèle de cet homme rationnel, utilisé comme standard, sert à fournir la base d’une

137 Considérez ses caractéristiques : il ne néglige jamais un message ; il extrait d’un message toute l’informationqu’il comporte ; il nomme les choses comme il convient et au moment où il faut ; il n’oublie jamais rien  ; il

enregistre et se remémore avec exactitude ; il n’agit jamais en fonction d’un principe mais uniquement sur la base d’une évaluation des conséquences d’une ligne de conduite donnée, son problème étant de maximiser seschances d’obtenir l’effet qu’il recherche. 

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comparaison ironique ; et à partir de là on obtient les distinctions familières entre des

conduites rationnelles, non rationnelles, irrationnelles et a-rationnelles138.

Mais ce n’est là qu’un modèle parmi tant d’autres. Ce qui est plus important c’est qu’aucune

nécessité n’impose son usage. Certes, il faut un modèle de la rationalité, mais uniquement

 pour parvenir à une définition du savoir crédible et donc, uniquement, mais inévitablement,

 pour théoriser en science. Il n’y en pas besoin, et on peut s’en passer, dans l’analyse des

activités déployées pour faire face aux affaires de la vie courante.

Un modèle est nécessaire pour faire de la théorie en science, mais pas en raison de quelque

caractéristique que ce soit des événements que le scientifique cherche à concevoir et à décrire.

Il est nécessaire parce que les règles qui gouvernent l’usage, en science, des propositions

comme bases correctes d’inférence, i. e. la définition même du savoir crédible, décrivent des

 procédures auxquelles on peut donner son aval, telles que, par exemple, ne pas utiliser

simultanément deux propositions incompatibles ou contradictoires comme fondements

légitimes pour déduire la justification d’une autre proposition. Puisque le savoir crédible, qu’il

soit scientifique ou autre, se définit en termes de règles gouvernant l’usage des propositions

 pour fonder des inférences ou des actions, la nécessité du modèle n’a pas d’autre raison d’être

que la décision d’agir d’abord et avant tout en conformité avec de telles règles139. Le modèle

de la rationalité, lorsqu’il s’agit de faire de la théorie en science, correspond littéralement à

l’idéal qu’a le chercheur de pouvoir expliquer clairement la signification de ces règles.

Le fait que la décision d’utiliser une proposition pour fonder des inférences soit indépendante

de la possibilité pour le chercheur d’attendre un soutien social à son usage résulte de la

soumission de la recherche et de l’interprétation à ce qui pour le sens commun apparaît

comme les règles bizarres de l’activité scientifique. Dans les activités gouvernées par les

 présuppositions de la vie courante, le savoir crédible n’est pas soumis à de telles restrictions

rigides pour ce qui est de l’usage des propositions comme bases d’inférence et d’action. Al’intérieur des règles de la vie quotidienne fixant ce qui est pertinent ou pas, une proposition

utilisée correctement est une proposition pour laquelle, lorsqu’il s’en sert, l’usager s’attend

spécifiquement à être socialement soutenu ; en l’utilisant, il fournit aussi aux autres la preuve

qu’il est un membre authentique de la collectivité.

138 Vilfedo Pareto, The Mind and Society, ed. Arthur Livingston, New York, Harcourt Brace & World, Inc. 1935,

spécialement le vol. 1 ; Marion J. Levy, Jr., The Structure of Society, Princeton , N. J., Princeton UniversityPress, 1952.139 Kaufmann, op. cit ., p. 48-66.

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Les rationalités comme données

Aucune nécessité n’impose que l’on fixe une définition de l’action rationnelle pour être en

mesure de rendre compte d’un champ d’événements de conduite observables. Ce résultat a

 pour conséquence importante et paradoxale que nous pouvons étudier les propriétés de

l’action rationnelle de manière beaucoup plus précise qu’auparavant140. Plutôt que d’utiliser la

vision du savant idéal comme moyen pour élaborer les catégories de description du

comportement –  rationnel, non rationnel, irrationnel et a-rationnel sont de telles catégories –  il

est possible d’aborder les caractéristiques rationnelles des activités en se donnant pour tâche

empirique de les décrire telles qu’on les trouve séparément dans la liste ci-dessus des

rationalités, ou dans des traits groupés de celles-ci. Le chercheur considérera alors les

conditions de la constitution de l’acteur, ainsi que ses relations caractéristiques aux autres,

comme des facteurs permettant de rendre compte de la présence de ces rationalités, et cela

sans faire de comparaisons ironiques.

 Il faut aborder les propriétés de rationalité comme un matériau empiriquement

 problématique et pas comme un principe méthodologique pour interpréter les activités. Ces

 propriétés n’auraient alors que le statut de données et il faudrait en rendre compte comme on

rend compte des propriétés plus familières de la conduite. De même que nous pourrions nous

demander comment les propriétés d’une organisation des statuts influent sur un comportement

de lutte, sur une dissidence organisée, sur la constitution de boucs émissaires ou sur les

chances de mobilité professionnelle, etc., de même pourrions-nous nous demander comment

les mêmes propriétés déterminent le degré auquel les actions des acteurs manifestent les

rationalités. Les questions qui appelleront des réponses seront les suivantes : pourquoi les

rationalités de la théorisation scientifique perturbent-elles la continuité de l’action gouvernée

 par l’attitude de la vie quotidienne ? Qu’y a-t-il dans l’organisation sociale qui empêche de

transformer les deux « attitudes » l’une dans l’autre sans perturber gravement les activitéscontinues gouvernées par chacune ? A quoi doit ressembler l’organisation sociale pour qu’un

grand nombre de personnes, ainsi que nous pouvons le constater dans notre société

aujourd’hui, puisse non seulement adopter l’attitude scientifique en toute impunité, mais

aussi, pour avoir assuré leur succès en l’adoptant, prétendre sérieusement vivre au dessus de

ceux pour qui cette attitude est étrangère et souvent répugnante ? En un mot, les sociologues

140

 C’est du fait de l’absence des « rationalités scientifiques » dans les actions correspondant aux structuressociales routinisées que l’action rationnelle peut être problématisée comme l’a voulu Max Weber , lorsqu’il adistingué rationalité formelle et rationalité substantielle.

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 peuvent sortir les propriétés rationnelles de la conduite du domaine du commentaire

 philosophique pour les soumettre à une recherche empirique.

On peut alors énoncer une règle générale qui subsume d’innombrables problèmes de

recherche : tout facteur que nous prenons pour une condition de n’importe quelle propriété

des activités est un facteur qui conditionne les rationalités. Sur la base d’une telle règle on

 peut arguer que sont à considérer comme déterminants des propriétés rationnelles des actions

gouvernées par l’attitude de la vie quotidienne des facteurs tels que : l’organisation

territoriale, le nombre de personnes dans un réseau, les taux de rotation, les règles prescrivant

qui peut communiquer avec qui, les structures pour rythmer les messages, la distribution de

l’information de même que les opérations pour modifier cette distribution, le nombre et

l’emplacement des points de « transformation » de l’information, les propriétés des règles de

codage et des langages, la stabilité des routines sociales, l’incidence structurée ou ad hoc de la

 pression dans un système, les propriétés du prestige et de l’organisation du pouvoir, etc. 

Conclusion

Dans ce chapitre, nous avons voulu défendre l’hypothèse que les rationalités scientifiques ne

 peuvent être utilisées que comme des idéaux inefficaces dans les actions gouvernées par les

 présuppositions de la vie quotidienne. Les rationalités scientifiques ne sont ni des traits stables

ni des idéaux approuvables des routines de la vie courante. Et toute tentative pour stabiliser

leurs propriétés, ou pour obliger à s’y conformer, dans la conduite des affaires de la vie

courante amplifiera l’absence de sens dans l’environnement où une personne organise ses

conduites, de même qu’elle multipliera les traits de désorganisation dans le système

d’interaction. 

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APPENDICE

LES STRUCTURES FORMELLES DES ACTIONS PRATIQUES141 

La question

Les individus  –  qu'ils soient profanes ou professionnels  –  utilisent le langage naturel pour

faire de la sociologie ; ils s’en servent comme contexte, ressource, thème de leurs enquêtes.

Ce fait fournit leurs circonstances, leurs thèmes et leurs ressources à la technologie de ces

enquêtes et au raisonnement sociologique pratique de ceux qui les mènent. Cette réflexivité,

les sociologues la rencontrent dans les occasions réelles de leurs recherches comme propriétés

indexicales du langage naturel. On peut caractériser sommairement ces propriétés en

observant,  par exemple, qu’une description peut être une composante du contexte qu'elle

décrit, alors qu’elle élabore aussi ce contexte et est élaborée par lui, et cela sans qu'on puisse

1’éviter ni fixer de limite. Cette réflexivité assure au langage naturel des pr opriétés

indexicales caractéristiques, telles que les suivantes : le caractère défini des expressions

réside dans leurs conséquences ; on peut se servir de définitions pour fixer une série bien

déterminée de « considérations » sans qu'on parvienne à leur assurer une frontière ; la netteté

de la série dépend des possibilités, offertes par le contexte, de 1'élaborer indéfiniment142.

Les éléments d'indexicalité ne sont pas spécifiques aux descriptions des profanes. On les

rencontre tout aussi bien dans celles des professionnels. Prenons par exemple la formule de

Durkheim exprimée en langage naturel : « La réalité objective des faits sociaux est le principe

fondamental de la sociologie »143. Selon les occasions, les professionnels peuvent 1'interpréter

comme une définition de leurs activités dans le cadre de leurs associations, comme leur

slogan, leur tâche, leur but, leur production, leur orgueil, ou comme une justification, unedécouverte, un phénomène social ou une contrainte de recherche. Comme pour toute autre

expression indexicale, ce sont les circonstances momentanées de son usage qui lui assurent un

sens déterminé comme définition, comme tâche, etc., pour quiconque sait comment

141 Ecrit en collaboration avec Harvey Sacks, ce texte a été initialement publié dans un ouvrage collectif : JohnC. McKinney & Edward Tiryakian (eds), Theoretical Sociology. Perspectives and Developments, Appleton-

Century-Crofts, 1970, p. 338-366.142 Les propriétés caractéristiques des expressions indexicales sont présentées en détail ci-dessous.143 Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1968 [1895].

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1'interpréter 144. De plus, comme Helmer et Rescher 145 l'ont montré, la formule ne revêt jamais

une précision manifestant des structures autres que celles révélées par les références qu'elle

indique. Autrement dit, lorsqu'on analyse le caractère défini de 1'expression avec les

méthodes qui prévalent en logique et en linguistique, parmi les structures qu'elle manifeste il

y en a peu –  voire pas du tout –  qui peuvent être traitées par des méthodes disponibles, ou être

considérées comme intéressantes de leur point de vue. Les méthodes d'analyse formelle

utilisées en sociologie sont diversement contrariées par ces expressions. Le caractère défini de

leur sens manque de structures que l'on puisse révéler dans les expressions réelles ; on ne peut

 pas recourir à des méthodes mathématiques disponibles pour spécifier un sens d'une manière

 précise. Le souci de la rigueur suscite la pratique ingénieuse qui consiste à d'abord

transformer de telles expressions en expressions idéales. On dégage alors des structures en

tant que propriétés des idéalités, puis on attribue les résultats aux expressions réelles, comme

s'il s'agissait de leurs propriétés, tout ceci en se réclamant d'une « modestie appropriée à la

science ».

En raison des propriétés indexicales du langage naturel, la technologie des enquêtes

sociologiques, qu'elles soient menées par des profanes ou par des professionnels, se distingue

 par la pratique suivante, qui est inévitable et irrémédiable : quels que soient son lieu et son

auteur, le raisonnement sociologique pratique s'efforce de remédier aux propriétés indexicales

du discours pratique ; il le fait pour démontrer que l’on peut rendre compte rationnellement

des activités quotidiennes ; et aussi pour justifier ses évaluations par une observation et un

compte rendu méthodiques des détails situés, socialement organisés, des activités courantes, y

compris évidemment des détails du langage naturel.

Lorsque le raisonnement sociologique pratique remédie ainsi aux propriétés indexicales des

expressions et des actions, il cherche à faire une distinction radicale entre expressions

objectives et expressions indexicales, de façon à pouvoir substituer les premières aux

secondes. Dans l'état actuel des choses, cette distinction et cette visée de substitutionfournissent à la sociologie professionnelle sa tâche interminable146.

144 Cette propriété est élucidée dans le texte inédit de Don H. Zimmerman et Melvin Pollner, « Making sense ofmaking sense : explorations of members’ methods for sustaining a sense of social order  ».145 Olaf Helmer et Nicholas Rescher, « The epistemology of the inexact sciences », Management Science, 6(1),1959, p.25-52.146  Par « tâche interminable » nous voulons dire que la distinction et la visée de substitution génèrent desenquêtes dont les résultats sont reconnus et traités par les membres comme un point de départ pour de nouvellesinférences et enquêtes. C’est en référence à cette distinction et cette visée de substitution, envisagées comme desobjectifs qu’une enquête doit atteindre, que la «  tâche interminable » est comprise par les membres comme

référant au caractère « ouvert » du fait sociologique, à la capacité d’« auto-correction » du corps deconnaissances en sciences sociales, à « l’état actuel du problème », aux résultats cumulatifs, au « progrès » etainsi de suite.

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Ces mobiles et ces recommandations sont faciles à observer dans la plupart des articles de

cet ouvrage collectif, mais peut-être plus particulièrement dans ceux de Blalock 147,

Douglas148, Inkeles149, Lazarsfeld150, Levy151, Moore152, Parsons153  et Spengler 154, qui s'en

servent pour définir les tâches impératives de 1'activité théorique en sociologie, pour citer des

réalisations, pour prendre en compte les méthodes et les résultats disponibles, un peu comme

des marchandises en magasin à la disposition des professionnels. Le programme correctif du

raisonnement sociologique pratique se traduit par des opérations caractéristiques de 1'enquête

sociologique professionnelle telles que : élaborer et justifier une théorie sociologique unifiée ;

construire des modèles ; faire des analyses en termes de coûts et bénéfices ; se servir de

métaphores naturelles pour généraliser à des contextes plus larges la connaissance acquise

dans un contexte local ; utiliser des dispositifs de laboratoire comme schèmes expérimentaux

 pour faire des inférences ; expliquer à l'aide de schémas, et faire des évaluations statistiques

de la fréquence, de la reproductibilité ou de 1'efficacité des pratiques du langage naturel, ou

des multiples organisations sociales qui occasionnent leur utilisation, etc. Par commodité,

nous rassemblerons sous 1'expression « analyse constructive » toute cette technologie

 pratique de la sociologie professionnelle.

L'analyse constructive et l'ethnométhodologie ont des intérêts irréconciliables. Leurs

divergences concernent le phénomène de la descriptibilité rationnelle des activités courantes,

ainsi que la technologie du raisonnement sociologique pratique qui lui est contiguë. Les

expressions indexicales constituent une des sources de ces divergences : 1'analyse

constructive et l'ethnométhodologie ont des conceptions opposées tant des liens qui existent

entre expressions indexicales et expressions objectives, que de l’importance des indexicaux

lorsqu'il s'agit d'élucider les rapports entre routine et rationalité dans les activités courantes.

Les phénomènes importants à côté desquels 1'analyse constructive est passée ont été examinés

147 Hubert M. Blalock Jr., « The formalization of sociological theory », in John C. McKinney & Edward A.

Tiryakian (eds), Theoretical Sociology, Perspectives and Developments, Appleton Century Crofts, New York,1970.148 Jack Douglas, « The general theoretical implications of the sociology of deviance », in John C. McKinney &Edward A. Tiryakian (eds), op. cit. 149 Alex Inkeles, « Sociological theory in relation to social psychological variables », in John McKinney &Edward A. Tiryakian (eds), op. cit. 150 Paul Lazarsfeld, « The place of empirical social research in the map of contemporary sociology », in John C.McKinney & Edward A. Tiryakian (eds), op. cit. 151 Marion J. Levy Jr., « Theory of comparative analysis », in John McKinney & Edward A. Tiryakian (eds), op.

cit. 152 Wilbert E. Moore, « Toward a system of sequences », in John McKinney & Edward A. Tiryakian (eds), op.

cit .153 Talcott Parsons, « General sociological theory », in John McKinney & Edward A. Tiryakian (eds), op. cit .154

 Joseph Spengler, « Articulation of economic and sociological theory », in John McKinney & Edward A.Tiryakian (eds), op. cit. 

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en détail dans les études ethnométhodologiques de Bittner 155, Churchill156, Cicourel157,

Garfinkel158, Mac Andrew159, Moerman160, Pollner 161, Rose162, Sacks163, Schegloff 164,

Sudnow165, Wieder 166 et Zimmerman167. Ces études ont montré avec des arguments précis que

: a) les expressions indexicales ont des propriétés d'ordre168  ; b) le fait qu'elles aient ces

 propriétés d'ordre procède d'une réalisation pratique continue, inhérente à toute occurrence

réelle de discours et de conduite courants. Les résultats de ces études fournissent une

alternative à ce qui est une tâche centrale de la construction de théories générales en

sociologie : remédier aux expressions indexicales.

Cette alternative à la construction de théories générales se donne pour tâche de décrire de

manière précise cette réalisation (des expressions indexicales en tant qu'ordonnées) dans sa

diversité organisationnelle. Le propos de ce texte est de découvrir le phénomène

155 Egon Bittner, « Police discretion in emergency apprehension of mentally ill persons », Social Problems, 14,Winter 1967, p. 278-292 ; « The police on skid-row : a study of peace keeping », American Sociological Review,32, Octobre 1967, p. 699-715.156 Lindsey Churchill, « Types of formalization in small-group research », Review article, Sociometry, 26,Septembre 1963 ; « The economic theory of choice as a method of theorizing », Communication présentée aucongrès de l’American Sociological Association, 31 août 1964 ; « Notes on everyday quantitative practices », inHarold Garfinkel et Harvey Sacks (eds), Contributions to Ethnomethodology, Ms. 157 Aaron Cicourel, Method and Measurement in Sociology, Glencoe, The Free Press, 1964 ; The Social

Organization of Juvenile Justice, New York, John Wiley and Sons, 1968.158 Harold Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, Inc., 1967.159 Craig MacAndrew, « The role of “knowledge at hand” in the practical management of institutionalized

idiots », in Harold Garfinkel & Harvey Sacks (eds), Contributions to Ethnomethodology, Ms ; en collaborationavec Robert Edgerton, Time Out: A Social Theory of Drunken Comportment , Aldine Publishing Co., 1968.160  Michael Moerman, « Ethnic identification in a complex civilization : who are the Lue ? »,  American

 Anthropologist , 65, 1965, p. 1215-30 ; « Kinship and commerce in a Thai-Lue village »,  Ethnology, 5, 1966, p.360-364 ; « Reply to Naroll »,  American Anthropologist , 69, 1967, p. 512-13 ; « Being Lue: uses and abuses ofethnic identification », American Ethnological Society , Proceedings of the 1967 Spring Meeting , Seattle,University of Washington Press, 1968, p. 153-169.161 Don H. Zimmerman & Melvin Pollner, op. cit. 162 Edward Rose, « Small languages », in Harold Garfinkel & Harvey Sacks (eds), Contributions to

 Ethnomethodology, Ms ; A Looking Glass Conversation in the Rare Languages of Sez and Pique, Program onCognitive Processes Report n° 102, Boulder, Institute of Behavioral Science, University of Colorado, 1967 ;Small Languages : The Making of Sez , Part 1, Boulder, Institute of Behavioral Science, University of Colorado,June 1966.163

 Harvey Sacks, Social Aspects of Language: The Organization of Sequencing in Conversation , Ms.164 Emmanuel Schegloff, « Sequencing in conversational openings », American Anthropologist , 70, p. 1075-95,1968. The First Five Seconds, Thèse de doctorat, Department of Sociology and Social Institutions, University ofCalifornia, Berkeley, 1967.165 David Sudnow, Passing On. The Social Organization of Dying, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, Inc., 1967 ;« Normal crimes. Sociological features of a penal code in a public defender’s office », Social Problems, Winter

1965, p. 255-76.166 D. Lawrence Wieder, « Theories of signs in structural semantics », in Harold Garfinkel & Harvey Sacks(eds), Contributions to Ethnomethodology, Ms.167 Don H. Zimmerman & Melvin Pollner, op. cit. ; Don H. Zimmerman, « Bureaucratic fact finding in a publicassistance agency », in Stanton Wheeler (ed.), The Dossier in American Society ; « The practicalities of ruleuse », in Harold Garfinkel & Harvey Sacks (eds), Contributions to Ethnomethodology, Ms ; Paper Work and

 People Work: A Study of a Public Assistance Agency, Thèse de doctorat, Department of Sociology, University of

California, Los Angeles, 1966.168 C'est-à-dire qu’elles sont socialement organisées au sens où cet article traite des structures formelles en tantqu’accomplissements.

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correspondant à cette réalisation, de spécifier certaines de ses propriétés, de décrire quelques

structures des pratiques qui le constituent, et de repérer 1'évidence, le caractère névralgique et

1'omniprésence qu'il a pour les membres, qu'ils analysent les activités ordinaires en profanes

ou en professionnels. Nous le faisons dans le but de proposer une description des structures

formelles des actions pratiques, chez les profanes bien sûr, mais surtout dans la sociologie

 professionnelle contemporaine ou dans les autres sciences sociales, et chaque fois sans

concurrence sérieuse.

Les méthodes d’enquête sociologique des membres 

Alfred Schütz169 a permis à la sociologie d'analyser les opérations de la connaissance de sens

commun des structures sociales, qui sous-tendent les activités courantes, les circonstances

 pratiques, les activités pratiques, et le raisonnement sociologique pratique. L'originalité de

son oeuvre est d'avoir montré que ces phénomènes ont des propriétés caractéristiques qui les

spécifient, et que, de ce fait, ils constituent en eux-mêmes un domaine légitime

d'investigation. Les écrits de Schütz nous ont offert quantité de recommandations pour étudier

les circonstances et les pratiques de 1'enquête sociologique pratique. Les résultats de ces

études ont fait 1'objet d'autres publications170. Ils permettent de justifier empiriquement

1'orientation de recherche qui différencie l'ethnométhodologie. Cette orientation stipule que

les pratiques de l'enquête et de la théorisation sociologiques, leurs thèmes, leurs résultats,

leurs circonstances, leur disponibilité en tant que méthodes de recherche, etc., sont de part en

 part des méthodes  d'enquête et de théorisation sociologiques de membres. Ces pratiques

consistent, sans qu'on puisse 1'éviter ni y remédier, en méthodes utilisées par les membres

 pour construire des alternatives, pour produire, tester et vérifier le caractère factuel d'une

information, pour rendre compte de choix, et des circonstances dans lesquelles ils ont été

effectués, pour évaluer, produire, reconnaître, garantir, faire valoir la régularité, la cohérence,1'utilité, 1'efficacité, l'intentionnalité  –   et autres propriétés rationnelles  –   des actions

individuelles et des actions concertées.

La notion de « membre » est au coeur du problème. Nous n'utilisons pas le terme pour référer

à une personne, mais pour désigner la maîtrise du langage naturel, que nous comprenons de la

manière suivante.

169 Alfred Schütz, Collected Papers I. The Problem of Social Reality, op. cit. ; Collected Papers II. Studies in

Social Theory, op. cit.  ; Collected Papers III. Studies in Phenomenological Philosophy, op. cit. ; The Phenomenology of the Social World , Chicago, Northwestern University Press, 1967.170 Elles sont énumérées dans les notes de la page précédente.

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 Nous partons du constat suivant : le fait qu'on entende quelqu’un parler un langage naturel

implique que l'on reconnaisse d'une manière ou d'une autre qu'il s'occupe de produire et de

manifester objectivement une connaissance de sens commun des activités courantes en tant

que phénomène que l’on peut observer et dont on peut rendre compte. La question que nous

 posons est : qu'est-ce qui dans le langage naturel permet aux locuteurs et aux auditeurs de

reconnaître, et aussi d'une autre façon, d’attester,  qu'ils produisent et manifestent

objectivement une connaissance de sens commun, tout autant que des circonstances pratiques,

des actions pratiques et un raisonnement sociologique pratique ? Qu'est-ce qui, dans le

langage naturel, rend ces phénomènes observables et rapportables, c'est-à-dire en fait des

 phénomènes dont on peut rendre compte ? Pour les locuteurs et les auditeurs, les pratiques du

langage naturel manifestent ces phénomènes d'une manière ou d'une autre dans les détails de

leurs échanges. Et le fait que ces phénomènes soient manifestés est par là rendu lui-même

disponible pour une description, une remarque ou des questions ultérieures, ou pour d'autres

modes d'expression.

Ce qui intéresse la recherche ethnométhodologique c'est de montrer, à travers des analyses

détaillées, que les phénomènes dont on peut rendre compte sont de part en part des

réalisations pratiques. Nous emploierons le terme « travail » pour parler de ces réalisations, de

façon à insister sur le fait qu'il s'agit d'une action suivie. Ce « travail » consiste à agencer des

 pratiques qui permettent aux locuteurs de signifier par les détails, situés, de leur discours,

quelque chose d'autre que ce qu'ils peuvent dire avec les seuls mots qu'ils utilisent. Ces

 pratiques nous les appellerons des « glossing practices ». Leur compréhension est essentielle

à notre argumentation ; on trouvera en appendice des éléments d’explication complémentaires

à ce sujet.

I. A. Richards171 en fournit un exemple. Il suggère d'utiliser deux points d'interrogation pour

encadrer un bout de texte ou de discours. Par exemple : ?recherche empirique?, ?systèmes

théoriques?, ?systèmes de séquences?, ?variables psycho-sociologiques?, ? glossing

 practices?. Cette présentation recommande au lecteur de procéder comme suit : la façon dont

l’expression placée entre les points d'interrogation doit être comprise est tout à fait

indéterminée au départ. Sa compréhension est justement la tâche de la lecture, au cours de

laquelle une procédure inconnue sera mise en oeuvre pour faire sens de la locution. Puisque

rien de l’expression, ni de la procédure, n'a besoin d'être décidé pour l’instant , nous

attendrons, aussi longtemps que nécessaire. Quand la locution aura été interprétée et discutée,

171 I. A. Richards, Speculative Instruments, Chicago, University of Chicago Press, 1955, p. 17-56.

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nous verrons ce que nous pourrions en faire. Ainsi nous pouvons avoir utilisé la locution, non

comme une expression indéterminée, mais comme un intitulé ( gloss) recouvrant un contexte

vivant. Nous nous sommes servi d’une procédure d'assemblage du sens, sans éprouver le

 besoin172 d’en préciser le fonctionnement. 

L’opération décrite par Richards consiste à parler en utilisant des expressions particulières

d’une façon telle que la manière dont aura en définitive été produite leur intelligibilité

demeure tout le temps tacite, et cela bien que la conversation puisse être orientée vers la

composition d’un contexte qui enchâsse l’expression et, par là, lui fournit des traits

fonctionnels repérés et variables, mais non explicités, du genre : « une expression au début »,

« une expression comme résultat final », « une conversation pour lier les deux », etc.173 

Apparemment, les locuteurs non seulement peuvent, veulent, pourraient ou devraient,

 procéder, mais aussi procèdent effectivement, de la manière exemplifiée par les opérations sur

un texte évoquées par Richards, lorsqu’ils ont à donner un sens précis, clair, ou une

 pertinence, à des occurrences du langage naturel, ou lorsqu’ils ont à les identifier ou à les

remplacer. Et en procédant ainsi, ils peuvent faire 1'énorme travail qu'ils font avec le langage

naturel, même si, au cours de 1eurs conversations, il ne leur est possible à aucun moment, pas

même « à la fin », de mettre en mots exacts ce dont ils ont parlé. Cela ne veut pas dire qu'ils

ne savent pas de quoi ils parlent ; cela veut dire que c’est de cette façon-là qu'ils connaissent

ce dont ils parlent .

Les opérations décrites par Richards ne sont que l'un de leurs procédés174. Les pratiques de

ce type existent en grand nombre dans la réalité empirique. Infiniment variables, mais

spécifiques à chaque cas, et à chaque cas disponibles pour 1'analyse, elles sont des

méthodes employées pour produire une compréhension, que l’on peut observer et décrire, du

langage naturel, avec lui et à 1'intérieur de lui. Elles correspondent à d'innombrables façons de

manifester-dans-la-parole, et de manifester- pour -le-discours, que l'on comprend et comment

l'on comprend. Des termes ou des expressions tels que « membres », « maîtrise du langagenaturel », « parler clairement », « parler français » (ou anglais, etc.), « discours clair,

cohérent, convaincant, i. e. rationnel » sont de telles glossing practices.

172  Nous voulons dire par là qu’aucune précision n’a été demandée et que, dans d’autres occasions où quelquechose serait exprimé de manière concise, les choses pourraient se présenter sous un jour différent.173  Nous avons tiré ces remarques d’observations de Samuel Todes, « Comparative phenomenology of

 perception and imagination. Part I : Perception », The Journal of Existentialism, VI, Spring 1966, p. 257-260.174  On ne saurait trop insister sur ce point. En utilisant le futur antérieur pour expliciter la procédure de

Richards, nous courons le risque qu'on nous lise comme si nous la recommandions au titre de modalitéappropriée pour réaliser un discours clair, précis. Il y en a d'autres. Les autres consistent aussi en pratiques dedéfinitions sommaires, différentes de celle-ci, qui a été donnée à titre d’exemple et non pas de définition. 

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Voici ce que nous entendons par maîtrise du langage naturel : dans son discours, un locuteur

 peut, en concert avec d’autres, se servir ou tirer parti des détails, et par là signifier des choses

différentes de ce qu'il peut énoncer explicitement ou mettre en mots ; il agit ainsi dans les

occasions réelles d'interaction, au sujet d’éventualités inconnues ; et quand il agit ainsi, la

reconnaissance du fait qu'il parle et de la façon dont  il parle ne fait pas l'objet de remarques

qualifiées. C'est-à-dire que les détails de son discours ne fournissent pas 1'occasion d’en dire

davantage sur ce qu’il a dit, pas plus qu’ils ne suscitent de questions qui méritent d’être

 posées.

L'idée de « signifier quelque chose de différent de ce qu'on peut énoncer explicitement »

appelle un commentaire. Ce n'est pas tant qu’un locuteur «  communique quelque chose de

différent de ce qu'il dit », que le fait que, quoi qu'il dise, ce qu’il dit fournit le matériau même

qui doit être utilisé pour établir  ce qu'il dit. Aussi détaillé et explicite que soit ce que dit un

locuteur, ces qualités ne sont pas ordonnées à 1'objectif de définir une correspondance entre

ce qu'il dit et ce qu'il veut dire, en citant littéralement   ce qu'il a dit175. Au contraire, ses

 paroles elles-mêmes deviennent de nouvelles contingences de la conversation dans laquelle

elles adviennent et dont elles font partie. Elles élargissent et élaborent indéfiniment les

circonstances sur lesquelles elles passent sans s’étendre, et contribuent ainsi à produire leur

 propre caractère perceptible et intelligible. Les choses dites assurent une fortune variable au

caractère perceptible et intelligible du discours. Bref, la maîtrise du langage naturel est

entièrement et inéluctablement un accomplissement occasionné.

L’intérêt de l’ethnométhodologie pour les structures formelles des actions pratiques

175  Les extraits suivants donnent deux exemples différents par leur structure. 1) Non seulement le locuteurs'emploie à établir, à partir de ce qui a été dit, ce qui a été signifié par la personne dont il rapporte les propos,mais en outre 2) en introduisant 1'ensemble du récit par « je sais ce que tu veux dire », le locuteur montre qu’ilsait ce qu'a voulu dire le locuteur précédent.

T: Je sais exactement ce que tu veux dire. Nous sommes confrontés à cela chaque année. Mon père a dit :« Pas de cadeau ». Et nous avons essayé de comprendre ce qu’il voulait dire par là. B: Est-ce que « pas de cadeau » veut dire « pas de cadeau » ou alors « davantage de cadeaux » ?T: Non, il nous a donné la raison de son « pas de cadeau ». Et je me suis posé des questions sur cette raison. Je

n'ai pas pensé que c'était la vraie raison. Il a dit : « Bon, vous savez qu'à Noël, tous les magasins, ça fait un vraimassacre de la fête, Noël est devenu une affaire commerciale, et par conséquent, moi, je ne veux pas me faireavoir avec ça. Je ne ferai pas de cadeau cette année ».

J: « Tu dépenses tes sous et tu achètes ce que tu veux, et moi je dépense les miens pour acheter ce que jeveux. »

T: Mais nous avons estimé qu'il devait y avoir quelque chose de plus profond, parce que si un gars se préoccupe de ce que Noël est devenu réellement un truc commercial, doit-il s'incliner devant l'idée, et pour larejeter, arrêter de faire des cadeaux, ou alors est-ce que c'est parce qu'il ne pense pas ça vraiment, qu'il n'est pasle genre de personne qui, de toute façon, aime offrir des cadeaux ?

B: Oui.T: Et ça ser ait simplement une excuse bidon. Et en définitive, je pense que nous avons estimé que c’était un peu des deux et qu’il n’était pas vraiment aussi radin que ça. 

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Comme 1'analyse constructive, 1'ethnométhodologie s'intéresse avec insistance aux structures

formelles des activités courantes. Mais ce que l'une et l'autre entendent par là est différent et

non compatible.

 Nous attirons l’attention sur le phénomène suivant : les structures formelles sont disponibles

dans les descriptions des sociologues ; elles y sont reconnues et revendiquées comme

 production spécifique de la sociologie professionnelle. Mais ces descriptions sont effectuées

grâce à la maîtrise du langage naturel ; elles nécessitent cette maîtrise en tant que condition

 sine qua non  d’une appartenance à la profession. Aux yeux des ethnométhodologues, c'est

cela qui confère aux descriptions sociologiques leur caractère de phénomène, et qui les place

au même plan que les autres phénomènes de membres, impliquant pareillement la maîtrise du

langage naturel. L’approche ethnométhodologique des structures formelles vise à examiner de

tels phénomènes. Elle s'efforce d’analyser les descriptions des structures formelles faites par

les membres, quels qu'en soient les circonstances ou les auteurs, sans s'occuper de leur

exactitude, de leur valeur, de leur importance, de leur nécessité, de leur nature pratique, de

leur succès ou de leurs conséquences. Nous nommons cette attitude de recherche

« indifférence ethnométhodologique ».

 Nous n’entendons nullement dire par là que, même si un ouvrage se voulait aussi complet sur

la question qu’il traite que peuvent l’être ceux de Berelson, tous les problèmes qu'il aborde

n'auraient pas pour autant été résolus. Il ne s'agit pas non plus de considérer que, même si

l’efficacité prédictive de la sociologie avait une forme asymptotique, une marge d'erreur

demeurerait néanmoins dans le déroulement des opérations de recherche. Nous ne comptons

 pas identifier de nouveaux phénomènes jusqu’ici inexplorés en tablant sur le fait que les

orientations statistiques de la sociologie professionnelle laissent persister une « variance

inexpliquée ». Notre travail ne consiste donc pas à modifier, réélaborer, améliorer, expliciter,

subdiviser, expliquer, le raisonnement de la sociologie professionnelle, ni à en établir lesfondations ; notre « indifférence » ne concerne pas ce registre de tâches. Elle est plutôt une

« indifférence » au raisonnement sociologique pratique dans sa globalité, ce raisonnement,

quel qu’en soit le développement, qu'il aboutisse à des erreurs ou qu’il soit exact, impliquant

 pour nous, inséparablement et inéluctablement, et quelles qu’en soient les formes, la maîtrise

du langage naturel. Il n'est nullement question d'élire le raisonnement de la sociologie

 professionnelle comme phénomène privilégié de nos travaux de recherche. Les personnes qui

font des études ethnométhodologiques n'accordent pas plus ni moins d’intérêt auraisonnement de la sociologie professionnelle qu'au raisonnement juridique, au raisonnement

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conversationnel, au raisonnement divinatoire, au raisonnement psychiatrique, et aux

autres formes de raisonnement.

Etant donné cette procédure ethnométhodologique d'« indifférence », nous entendons par

« structures formelles » les dimensions suivantes des activités courantes : a) elles manifestent

à 1'analyse les propriétés d'uniformité, de reproductibilité, de répétitivité, de standardisation,

de typicalité, etc. ; b) ces propriétés sont indépendantes des cohortes particulières de

 production ; c) cette indépendance est un phénomène reconnu par les membres ; et d) les

 phénomènes a), b) et c) sont accomplis pratiquement, en situation, par chaque cohorte

 particulière.

Cette explicitation des structures formelles contraste avec celle qui prévaut dans la sociologie

et dans les sciences sociales : la procédure ethnométhodologique d'« indifférence » assure les

spécifications c) et d) en étudiant les activités courantes comme réalisations pratiques

continues.

Un autre contraste entre le traitement ethnométhodologique des structures formelles et celui

de la sociologie constructive peut être relevé : c'est en tant qu'ils maîtrisent le langage naturel

que ceux qui pratiquent l’analyse constructive considèrent leurs descriptions des structures

formelles comme fournissant leurs buts et leurs résultats à leur théorie et à leur technologie de

recherche. C'est en tant qu'ils maîtrisent le langage naturel qu’ils comprennent 1a mise en

oeuvre de cette perspective comme devant être la tâche infinie de la sociologie constructive.

Les descriptions des structures formelles que produit la sociologie constructive sont donc de

 part en part des réalisations pratiques. Le langage naturel lui fournit ses thèmes, ses

circonstances, ses ressources et ses résultats, comme formulations, dans ce langage, des

détails ordonnés des paroles et des conduites des membres, des mouvements et des

distributions territoriaux, des relations d'interaction, etc.

D'un point de vue ethnométhodologique, les pratiques dont procèdent les descriptions des

structures formelles en sociologie constructive mettent en oeuvre les phénomènes duraisonnement sociologique pratique. Il est évident que ces pratiques ne sont pas le monopole

des membres de la profession. La suite de ce texte examine ce phénomène. Il s'agit

d’identifier les méthodes dont se servent les membres pour produire et reconnaître les

structures formelles des activités courantes, en se penchant sur les formulations.

Le phénomène

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Ses enquêtes utilisant comme ressource, ou comme thème, les propos des membres, un

chercheur s'intéressera invariablement à clarifier ces propos pour les besoins de ses

recherches. Ainsi, par exemple, la remarque d'une personne interviewée  –  « Elle n'a pas aimé

cet endroit, alors nous en sommes partis... »  –   fournit au chercheur 1'occasion de faire des

choses telles que donner un nom à cet énoncé, préciser à qui le pronom « elle » réfère, de quel

« endroit » il s’agit, qui est désigné par « nous ». Dans la plupart des textes de logique et de

linguistique, on appelle ces mots des indicateurs, des termes égocentriques, des expressions

indexicales, des déictiques, des index, des embrayeurs, ou des token-réflexifs. Une liste de ces

termes débuterait par les mots : « ici », « maintenant », « ceci », « cela », « ça », « je »,

« vous », « là », « alors », « bientôt », « aujourd'hui », « demain ».

A propos de ces phénomènes, on observera tout d'abord que chacun trouve régulièrement dans

ces expressions matière à effectuer des actes de réparation ; que de tels actes sont aussi

naturels dans le cadre d’activités de recherche que dans celui d'autres activités utilisant le

langage naturel ; que sans même savoir ce dont s'occupe une recherche, on peut faire la liste

des mots qui auront besoin d'être clarifiés, traduits, remplacés, voire rectifiés ; que ces termes

 peuvent être identifiés, et des remèdes proposés et montrés à toutes fins pratiques, en se

 préoccupant ou non de savoir, ou bien en sachant ou en ignorant, à quel point c'est une

 préoccupation similaire pour les autres. La littérature, énorme et déjà ancienne, en logique et

en linguistique, qui a trait à l’activité des chercheurs, n'est qu'une goutte d'eau dans 1'océan de

ce travail partout présent.

 Nous partons du fait que tout enquêteur quel qu'il soit, qu’il soit profane ou professionnel,

qu’il soit initié ou non à la logique et à la linguistique, qui part d’un texte, se trouve conduit à

clarifier ce genre de terme au fil de sa lecture. Que pouvons-nous faire de cette sorte de fait ?

Que voulons-nous faire, dans cet article, de ce fait ?

Si, à chaque fois que des ménagères pénètrent dans une pièce, chacune prend l’initiative de se

diriger vers le même endroit de la pièce pour le nettoyer, on peut conclure que cet endroit asûrement besoin d'être nettoyé. Mais on peut aussi conclure qu'il y a quelque chose qui a à

voir à la fois avec les ménagères et avec cet endroit de la pièce, qui fait de leur rencontre une

 bonne occasion de faire le ménage. Formulé de cette façon, le fait de faire le ménage, au lieu

d'être une preuve de saleté, devient lui-même un phénomène.

On a « étudié » et traité les expressions indexicales d'une façon identique depuis la nuit des

temps, pas seulement naïvement, mais de façon plus intéressante encore, en exigeant

apparemment qu'on ne tienne pas compte de ce qui a été fait auparavant. La littératureacadémique fournit la preuve de l’ancienneté de l’existence de cette pratique réparatrice.

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Les Dissoi Logoi176, un fragment datant d'environ 300 ans avant notre ère, prête attention à la

 phrase « Je suis un initié » à cause de ce type de difficulté. La question est celle de la vérité ou

de la fausseté d’une phrase quand, dite par A , elle est vraie, tandis que dite par B, elle est

fausse ; si dite par A à un moment donné, elle est vraie, tandis que dite par A à un autre

moment, elle est fausse ; si dite par A occupant un statut, elle est vraie, mais que dite par A

dans un autre statut, elle est fausse.

Aux problèmes que pose ce genre de phrase, des solutions programmatiques ont été proposées

depuis longtemps. On commencerait par remplacer « Je » par un nom propre ; on ajouterait

une date ; on spécifierait le statut par rapport auquel le locuteur était « un initié ». Une

quantité gigantesque de travaux a été consacrée à ce phénomène. Dans le paragraphe suivant,

on les caractérisera brièvement.

Une caractérisation des expressions indexicales

Les textes anciens ne sont pas les seuls à porter attention aux expressions indexicales ; les

 plus grands auteurs de 1'histoire de la logique s'y sont aussi intéressés. Chaque grand

 philosophe a fait des commentaires à ce sujet. Prenons, par exemple, Charles S. Peirce177 et

Ludwig Wittgenstein178. Le  premier est habituellement cité comme étant à l’origine de

l’intérêt porté aux indexicaux par la logique moderne et la linguistique, le second pour avoir

 proposé, dans sa « seconde philosophie », si on la lit comme une analyse du discours

 philosophique en tant que phénomènes indexicaux auxquels on ne peut pas espérer remédier,

un corpus riche, approfondi et perspicace, d'observations sur les phénomènes indexicaux.

Pour caractériser les expressions indexicales, nous emprunterons aux logiciens et aux

linguistes. Edmund Husserl179 a parlé d'expressions 1) dont le sens ne peut être décidé sans

que l’auditeur connaisse ou présuppose quelque chose de la biographie et des objectifs du

locuteur les utilisant, des circonstances de l’énonciation, du développement antérieur de laconversation, ou des relations spécifiques commandant les interactions réelles ou potentielles

existant entre le locuteur et 1'auditeur. 2) Bertrand Russell180  a relevé que les descriptions

mettant en jeu des expressions de ce type les appliquent à une seule chose à chaque utilisation,

176 William Kneale & Martha Kneale, The Development of Logic, London, Oxford University Press, 1962, p.16.177 Charles S. Peirce, Collected Papers, vol. 2, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1932, § 248, 265,283, 305.178 Ludwig Wittgenstein, Philosophical Investigations, op. cit. 179 Les expressions circonstancielles sont abordées par Marvin Farber, Foundation of Phenomenology,

Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1943, p. 237-238 ; et par C. N. Mohanty, Edmund Husserl’sTheory of Meaning , The Hague, Martinus Nijhoff, 1964, p. 77-80.180 Bertrand Russell, Inquiry into Meaning and Truth, London, Allen and Unwin, 1940, chapitre 7, p. 102-109.

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et à des choses différentes à différentes occasions. 3) Ces expressions, a-t-il dit, servent à

effectuer des déclarations non équivoques dont la valeur de vérité semble changer. 4) Selon

 Nelson Goodman181  chacune de leurs « énonciations » constitue un mot et réfère à des

 personnes, des lieux et des temps déterminés, mais elle désigne à chaque fois quelque chose

qui n'a pas été désigné par une autre occurrence du même mot. 5) Leur dénotation est relative

à l'utilisateur . 6) Leur usage dépend de sa relation à l’objet désigné par le mot. 7) La

dimension du temps est importante pour déterminer ce que désigne une « expression

indexicale temporelle ». 8) De même, le lieu précis désigné par un « indexical spatial »

dépend de l’endroit de son énonciation. 9) Les expressions indexicales et les déclarations qui

les contiennent ne peuvent pas être librement répétées dans un discours, dans la mesure où

tous les emplois répétés d’un même terme n’en sont pas des traductions182.

Dans leur effort explicite pour ressaisir les spécificités structurelles du parler commun, les

logiciens et les linguistes ont éprouvé une gêne persistante face à ces expressions183. Cette

gêne devient dramatique quand les investigations visent, pour un discours pratique, à décider,

en vue d'une formulation définitive, entre des alternatives de sens, de fait, de procédure

méthodique, ou de consensus entre « collègues de la même culture ». Chez les professionnels,

les propriétés des expressions indexicales sont à 1'origine d'études méthodologiques sans fin

visant à y remédier. En fait le travail des praticiens pour débarrasser les pratiques scientifiques

de ces nuisances, une tâche que l’on voit à l’oeuvre dans toutes les sciences184, définit pour

chaque science les traits distinctifs de ses préoccupations et de ses trouvailles

méthodologiques. De quelque science qu'il s'agisse, les situations réelles de la recherche

offrent aux chercheurs des occasions et des raisons interminables de tenter de remédier aux

expressions indexicales. Ainsi toutes les études méthodologiques sans exception

(virtuellement au moins), partout où elles ont été produites, qu'elles soient profanes ou

 professionnelles, ont eu pour objet de remédier aux expressions indexicales, en maintenant de

181 Nelson Goodman, The Structure of Appearence, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1951, p. 290 sq.182 Une étude des expressions indexicales est présentée par Yehoshua Bar-Hillel, « Indexical expressions »,

 Mind , 63, 1954, p. 359-79.183 Hubert L. Dreyfus, « Philosophical issues in artificial intelligence », Publications in the Humanities, n° 80,Department of Humanities, Massachusetts Institute of Technology, Cambridge, Mass., 1967 ; Hubert L. Dreyfus,

 Alchemy and Artificial Intelligence, P- 3244, Santa Monica, RAND Corporation, December, 1965.184 On est prié de lire « toutes les sciences » comme suit : toutes les enquêtes, quelles qu'elles soient, qui visent àrepérer et à évaluer 1'efficacité des activités pratiques et à susciter des comptes rendus des membres à propos decette efficacité. Outre les sciences officiellement enseignées dans le monde occidental, on inclut ici les « ethno-sciences » que les anthropologues ont décrites : ethno-médecine, ethno-botanique, etc. ; sans oublier le nombre

considérable de disciplines empiriques qui ne cessent de s'occuper du phénomène de leur efficacité dans lesactivités pratiques et en tant qu’activités pratiques : la sorcellerie chez les Azandés, le chamanisme chez lesYaquis, 1'astrologie, 1'alchimie, la recherche opérationnelle, etc.

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façon persistante, comme dessein, une distinction programmatique entre expressions

indexicales et expressions objectives, et en visant à remplacer, là aussi à titre de programme,

les expressions indexicales par des expressions objectives. Dans ces recherches

 programmatiques sur les propriétés formelles des langages naturels et du raisonnement

 pratique, les propriétés des indexicaux demeurent obstinément inévitables et irrémédiables,

tout en donnant aux chercheurs des occasions motivées d'actions correctrices.

Pareil intérêt « méthodologique » n'est nullement réservé aux sciences. On trouve chez ceux

qui prennent part à des conversations une préoccupation omniprésente pour les défauts du

langage naturel, défauts qu'ils attribuent aux autres en disant d'eux qu'ils ont un vocabulaire

 pauvre. Une telle préoccupation s'accompagne du conseil courant de clarifier les mots, les

énoncés et le discours, et de rectifier les imperfections résultant des propriétés des expressions

indexicales en les rapportant à « leur contexte » (voir la suggestion courante sur

« l’importance décisive du contexte »).

De façon plus précise encore, nous attirons 1'attention sur une pratique conversationnelle qui

a une visée méthodologique claire. Un trait reconnu de la conversation se remarque dans le

fait que, dans le cours d'une conversation, les interlocuteurs sont amenés à  formuler   leur

conversation. Faire une formulation dans la conversation va être discuté longuement dans les

 paragraphes suivants.

Formuler une conversation  –   la nommer, l’identifier, la décrire, l’expliquer, etc. –  

comme composante de cette conversation

C'est un fait éminemment trivial pour ceux qui prennent part à une conversation que toute

conversation manifeste  pour ceux qui y participent   les traits familiers d'une « conversationauto-explicative ». Tout participant peut faire d'un fragment de la conversation une occasion

 pour décrire cette conversation, 1'expliquer, la caractériser, ou pour en expliquer, traduire,

résumer ou donner l’essentiel, ou encore pour noter qu'elle obéit à des règles ou qu'elle s'en

écarte. Autrement dit, un participant peut utiliser un segment de la conversation pour formuler

la conversation, comme dans les exemples suivants :

A : Penses-tu que le gouvernement fédéral devrait poursuivre cet homme et le juger pourmeurtre ?

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B : Non.

B : cela relève de l'Etat.

A : [Bon alors laisse-moi te poser cette question].

B : Tu n’exprimes aucune critique. 

A : De Westmoreland ?

B : Des militaires engagés dans cette opération récente.

A : Bien sûr que je suis critique.

B : [Eh bien, tu ne le manifestes pas !]

JH : N’est-ce pas chouette toute cette foule dans ce bureau ?

SM : [Tu souhaites que nous nous en allions, sans avoir besoin de nous le dire, c'est cela ?]

HG : J'ai besoin d'exemples de personnes en train d’éluder des questions. Peux-tu me faire le

 plaisir d'éluder des questions ?

 NW: [Oh mon vieux, je ne suis pas doué pour éluder les questions.]

(Un patient, fatigué après le récit très excitant fait à un médecin de sa découverte des écrits de

Sullivan, marque un temps).

Le médecin : [II y a longtemps que vous vous sentez comme cela ?]

Un policier de Boston à un automobiliste : [Vous m’avez demandé la direction de Sparks

Street, n’est-ce pas ? Eh bien, je viens de vous l’indiquer .]

Ces extraits illustrent le point suivant : parmi tout ce qui peut se produire au cours d’uneconversation, il peut arriver que les participants fassent quelque chose d’autre, à savoir dire-

explicitement-ce-que-nous-sommes-en train-de-faire (ou ce dont nous parlons, ou qui est en

train de parler, ou qui nous sommes, ou encore où nous sommes, etc.).

 Nous appellerons cette pratique des participants à une conversation, consistant à dire-

explicitement-ce-que-nous-sommes-en-train-de-faire : faire une formulation. Au lieu de traits

d’union, nous utiliserons des crochets, comme dans les extraits précédents, pour désigner la

 partie du texte qui est une formulation.

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Deux phénomènes présentent un intérêt particulier pour nous. 1. A propos de telles pratiques,

on observera que non seulement elles sont faites, mais qu’elles sont reconnues par les

 participants comme des composantes de la conversation dans laquelle elles sont effectuées.

On dira que le fait qu'une formulation soit faite est « manifesté dans  la conversation ». 2.

Autre observation : cette activité de formuler, comme composante observée de la

conversation, se prête à des comptes rendus, des remarques, des commentaires des

 participants. On dira que l’on peut faire voir «  pour   en parler » qu’ une formulation est

effectuée.

Chacune des séquences ci-dessus fournit un exemple du premier phénomène. Le second est

illustré par le fait qu'il nous suffit de placer des crochets dans la transcription pour attirer

l'attention sur le travail de formulation qui y est effectué. Ces crochets désignent les propriétés

suivantes du phénomène :

(1) Par-dessus tout, formuler est un phénomène dont on peut rendre compte. Ce qui veut dire

(a) que c'est un phénomène que les membres font advenir, qu'ils accomplissent ; (b) qu'il est

observable par eux ; (c) que, pour autant qu'il peut être réalisé et observé par eux, on peut en

rendre compte185. (d) Le phénomène est exécuté par les membres et ils peuvent en rendre

compte à travers des énoncés comme ceux placés entre crochets. Il peut aussi être produit

sous forme d'écrits, d'expressions, de graphiques, donc avec des dispositifs de représentation

liés aux circonstances. (e) Le texte entre crochets est un moment de 1'activité interactionnelle.

(f) Le texte veut dire autre chose que ce que le locuteur peut dire explicitement.

(2) Toutes les propriétés précédentes sont des accomplissements pratiques dans les

circonstances d’une interaction effective.

(3) L'expression, [ ], est préfacée par « faire », dans le schéma ci-dessous, pour insister sur le

fait que la conversation-en-tant-qu'accomplissement-pratique, dont on peut rendre compte,

consiste uniquement et entièrement dans ce faire. Le préfixe « faire » insiste sur le fait que

c'est un travail des membres, donc qu'il est essentiellement lié à la maîtrise du langage naturel.

185 Ce n'est pas seulement parce que formuler est un faire, que les membres peuvent produire et observer, qu'il estdescriptible. C’est du fait que les membres le produisent et l'observent au moment où il est accompli, qu’il estdescriptible ; ou c’est du fait que les membres l’ont produit et ont observé qu'il a été accompli, qu’il estdescriptible ; ou encore c’est du fait que les membres en l’accomplissant observent qu’il peut avoir été réalisé,qu’il est descriptible, etc. Le critère n'est pas la disponibilité des modes grammaticaux temporels, mais lastructure temporelle de ces entreprises. Mais la structure temporelle de l'activité de formuler inclut évidemmentla disponibilité pour les membres des modes grammaticaux temporels du langage naturel.La lourdeur de 1'énoncé peut se transformer en un avantage dès lors qu’il souligne la pertinence et ladisponibilité des « paramètres » temporels développés, étendus et profonds, employés par les membres lorsqu'ilsfont des formulations. Cf. le travail de D. Sudnow sur les paramètres temporels des regards que l’on peut

observer et décrire (D. Sudnow, « Temporal parameters of interpersonal observation », in D. Sudnow (ed.),Studies in Social Interaction, New York, The Free Press, 1972, p. 259-279).

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 Nos exemples ont été tirés des seules réalisations profanes. La mise entre crochets, et ses

effets, a aussi sa pertinence s’il s’agit du travail des chercheurs en sciences sociales. En

sciences sociales on peut aussi mettre entre crochets les pratiques, explicitées comme telles, à

l'aide desquelles les chercheurs parlent de techniques de recueil de données, de projets de

recherche, d'exactitude des descriptions, de règles probatoires, et du reste. Ce faisant, nous

nous interrogeons sur le travail pour lequel ces thèmes constituent des intitulés dont on peut

rendre compte. Par exemple, les linguistes parlent de « faire 1'analyse grammaticale d'un

énoncé en utilisant des marqueurs de phrase ». En mettant cet énoncé entre crochets  –  [faire

1'analyse grammaticale d'un énoncé en utilisant des marqueurs de phrase]  – , nous sommes

confrontés à la question de savoir quel est le travail pour lequel « faire 1'analyse grammaticale

d'un énoncé en utilisant des marqueurs de phrase » constitue un intitulé dont on peut rendre

compte ? Placer entre crochets a encore la même pertinence pour cette autre question : quel

est le travail pour lequel [jouer une partie d’échecs en respectant les règles de ce jeu] constitue

un intitulé dont on peut rendre compte ?

Parler d'un texte, dont on peut rendre compte, pour un travail comme d'un « intitulé

approprié » ( proper gloss) revient à se poser la question suivante : quel est le travail pour

lequel [parler sans interruption à un cocktail] constitue un intitulé approprié ? Quel est le

travail pour lequel [la taille équilibrée des groupes spontanés] constitue un intitulé approprié ?

Le schéma ci-dessous met ces liens en évidence.

“Faire” désigne le travail pour lequel les détails notationnels représentent un

intitulé dont on peut rendre compte

(Les flèches signalent ces parties dans les expressions servant d’exemples) 

Faire [jouer aux échecs en suivant les règles]

Faire [modifier des prévisions de sondage pour assurer leur uniformité]

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Une dernière remarque à propos des crochets : leur utilisation nous rappelle que les  glossing

 practices sont une composante de 1'activité interactionnelle. Les détails visibles, intelligibles,

des activités courantes sont produits exclusivement, et sans suppléance possible, par des

locuteurs compétents à travers l’usage du système de signes du langage naturel. Les pratiques

 précédentes sont des accomplissements pratiques. Ce sont des phénomènes qui varient à

1'infini. Elles diffèrent entre elles selon des modalités imposées par un univers de « faits

sociaux », et ce bien qu’il s’agisse d’un univers de faits sociaux constitué d’accomplissements

des membres. Comme accomplissements pratiques, elles varient autant que les

configurations organisationnelles, car ces dernières sont également produites sur le même

mode.

Selon les circonstances, effectuer une formulation peut être ce que les membres entreprennent

de faire, leur but, leur règle, un comportement imposé, une réalisation, un épisode passager,

ou des circonstances permanentes. L’effectuation de ce travail ne se limite pas à des occasions

spécifiques. Au contraire, elle est routinisée, et faite à une grande échelle. En ce qui concerne

ce travail, son effectuation, sa justification, sa rectification, etc., les membres manifestent

qu'ils savent s’y prendre, qu'ils y sont sensibles, qu'ils y sont habiles.

Produire une conversation précise

 Nous avons utilisé la métaphore des ménagères et de l’endroit qui a besoin d’être nettoyé pour

caractériser la fréquence et 1'insistance avec lesquelles les membres effectuent le travail de

formulation pour remédier aux propriétés des expressions indexicales. Mais parce que ces

formulations sont des abrégés ( glosses), et que les propriétés qu’elles manifestent en tant quereprésentations symboliques  –  des propriétés dont les locuteurs font usage pour produire un

discours rationnel  –   ont un caractère indexical, la réalisation d'une formulation est

 fondamentalement , du fait des ressources mêmes du langage naturel, une source courante de

 plaintes, de fautes, de difficultés et d'appels à la rectification.

Voici le phénomène critique : les membres sont portés à effectuer des formulations pour

remédier aux traits problématiques que font surgir les propriétés des expressions indexicales,

lorsqu’ils tentent de distinguer, dans les situations réelles, entre les expressions indexicales etles expressions objectives, et qu’ils se proposent, toujours dans ces mêmes situations, de

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remplacer les pr emières par les secondes. Nous observons en effet que, lorsqu’il s’agit de

rendre compte des structures formelles du discours pratique et du raisonnement pratique, en

spécifiant le thème adéquat, en définissant les problèmes appropriés, en déterminant les

méthodes qui conviennent, et en garantissant la validité des résultats, les membres ont

massivement recours à des formulations réparatrices. Ce recours s’accompagne de pratiques,

qu’ils connaissent bien et dans lesquelles ils sont habiles, par lesquelles ils assurent, et sont

assurés, que les formulations ne sont pas ce qui produit le caractère clair, sensé et déterminé,

dont il est possible de rendre compte, d’une conversation. De telles pratiques sont manifestes

dans les phénomènes suivants :

(1) On dispose d'une foule de noms pour désigner, dans le cours même de leur réalisation,

d'innombrables activités de conversation comme phénomènes conversationnels. Les gens

connaissent ces noms, peuvent les mentionner, s’en servir pour résumer les conversations, etc.

Pourtant ils n'utilisent que très peu ces noms dans le cours des activités. Un phénomène

familier quoique peu compris correspond à des cas où le fait de [dire explicitement ce que

l’on fait] reconnaît l’activité comme étant incongrue ou ennuyeuse, ou comme étant une

 preuve d’incompétence, ou manifestant un esprit retors, etc.

(2) Les conversations ordinaires manifestent une formidable cohérence thématique, et

 pourtant la formulation du thème de la conversation par les participants est quelque chose de

très particulier : elle est rarement effectuée ; dans certains cas même, non seulement elle peut

être sujet à dispute mais elle l'est aussi irrémédiablement ; et bien que la conversation menée

 porte sur un ou des thèmes déterminés, il n’y a pas de nomination de ces thèmes.

(3) Une réalisation triviale des conversations ordinaires  –   qui fournit aux participants

1'occasion de faire preuve de compétence –  consiste pour ceux-ci à intituler, rechercher, se

rappeler, reconnaître, ou proposer des expressions pertinentes sans que celles-ci soient

thématisées ; le succès de telles opérations dépend du caractère vague du thème, de l’objectif,

de la règle de recherche, de la règle de pertinence, etc. Le travail d’enregistrement et derestitution de ces expressions pertinentes incorpore ce caractère vague comme un trait

essentiel de son format.

(4) Un autre phénomène a été décrit dans une étude précédente186. On avait demandé à des

étudiants d'écrire ce que les partenaires d'une conversation qu’on leur avait fait écou ter

avaient dit, puis d'écrire à côté ce dont ils avaient réellement parlé. Lorsqu'ils s'engagèrent

dans la tâche d’expliciter ce dont les interlocuteurs avaient parlé, les étudiants virent

186 Cf. chap. 1, supra.

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immédiatement que satisfaire la consigne conduisait à élaborer sans fin de nouveaux aspects

de la tâche. D'une certaine manière, ils repérèrent immédiatement que la tâche même qui leur

avait été fixée –  « Dites-moi, comme si je l'ignorais, de quoi les partenaires ont littéralement

 parlé » –  comportait un défaut. Non pas au sens où 1'auditeur ne saurait pas, ne pourrait pas

ou ne voudrait pas comprendre, pas plus qu’au sens où manqueraient le temps, le papier,

l'encre, le vocabulaire ou les mots pour le dire, mais au sens où :

« Je leur avais demandé de réaliser un exercice impossible : remédier à 1'incomplétude

essentielle de n'importe quelle série d'instructions, indépendamment de leur degré

d'élaboration et du soin apporté à les écrire. Je leur avais demandé de formuler la méthode qui

avait été employée par les participants pour parler, en tant que règles de procédure à suivre

 pour dire ce qu'ils avaient dit, règles appropriées aux exigences de la situation, de

1'imagination et du processus... [Telle était la tâche] qui exigeait qu'ils écrivent “davantage”.

Ils la trouvèrent de plus en plus difficile, et finalement impossible à réaliser. Elle devenait de

 plus en plus compliquée en raison des procédures mises en oeuvre pour l’effectuer ».

Ces phénomènes ont une importance cruciale : ils viennent confirmer que,  pour le membre,

 faire des formulations pour la conversation et accomplir [le fait que nos activités

conversationnelles sont rationnelles d’une façon que l’on peut observer et décrire] sont deux

choses très différentes. Les deux activités ne sont ni identiques ni interchangeables.

 Nous soulignons de plus qu'effectuer une formulation est « affaire de circonstances ». Nous

voulons dire par là que la sélection du moment, du lieu, des personnes cités pour faire cette

formulation –  soit une spécification concrète, claire, précise et déterminée, en termes de où ?

quand ? qui ? quoi ? combien ?  – , est inévitablement et irrémédiablement accomplie comme

 phénomène dont on peut rendre compte. Non seulement les membres peuvent utiliser des

règles particulières pour faire face au caractère situé d'une formulation, mais ils peuvent aussi

se servir d’un défaut dans l’usage de ces mêmes règles pour découvrir ce qu’effectue une

formulation dans une conversation, lorsque, au lieu de signifier ce que son auteur voudrait luivoir signifier, elle est prise pour une plaisanterie, une manifestation d'obstination, etc.

Bref, effectuer une formulation pour la conversation rend manifeste pour ceux qui y prennent

 part qu’ils sont orientés vers [le fait que nos activités conversationnelles sont rationnelles

d’une façon que l’on peut observer et décrire]. Ce n’est pas en procédant à une formulation

que ce fait est lui-même réalisé ou établi. La question de savoir ce que fait quelqu'un qui fait

une formulation  –   ce qui est une question de membre  –   ne trouve pas sa réponse dans

l’examen du contenu de cette formulation ; elle est résolue par l'engagement dans des pratiques qui sous-tendent le caractère essentiellement  contextuel de l'action de formuler. La

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 prise en compte la plus succincte de l’action de faire une « formulation dans la conversation »

nous renvoie, locuteurs naïfs comme sociologues, à ce phénomène conversationnel qu’est la

réalisation du [fait que nos activités conversationnelles sont rationnelles d’une façon que l’on

 peut observer et décrire].

Que voulons-nous dire en disant que la question de savoir ce que fait quelqu'un qui fait une

formulation est résolue par l'engagement dans des pratiques qui sous-tendent le caractère

essentiellement  contextuel de l'action de formuler ? Quel est le genre de travail pour lequel [le

fait que nos activités conversationnelles sont rationnelles d’une façon que l’on peut observer

et décrire] est un intitulé adéquat ?

Les structures formelles dans le discours rationnel : la « machinerie »

Voilà donc le genre de question que nous avons appris à nous poser au sujet du travail des

 partenaires d’une conversation : quelle sorte de « machinerie » génère les pratiques consistant

à produire [une conversation rationnelle d’une façon que l’on peut observe r et décrire] ? Y a-

t-il des pratiques pour produire et reconnaître [le fait que nos activités sont rationnelles d’une

façon que l’on peut observer et décrire] sans, par exemple, requérir une formulation du

contexte dans lequel ces pratiques sont « situées » ? Quel est le travail pour lequel [le fait que

nos activités sont rationnelles d’une façon que l’on peut observer et décrire] est un intitulé

dont on peut rendre compte ? Quel est le travail pour lequel [le caractère défini, univoque, non

ambigu et unique des détails conversationnels est assuré par la capacité des participants à

traiter la parole en contexte] est un intitulé approprié ?

 Nous nous posons ce genre de questions parce que nous apprenons des phénomènes qui

 posent problème aux participants à la conversation que, par exemple, le « temps », le « lieu »,les « personnes », à l’aide lesquels les locuteurs répondent explicitement aux questions qui ?

où ? quand ? depuis quand ? depuis combien de temps ? avec qui ? quoi ? sont des

 phénomènes en contexte. Plus exactement, ce sont des phénomènes essentiellement  

contextuels.

Par « phénomène en contexte », nous voulons dire la chose suivante. Il existe des pratiques

spécifiques telles que : (l) elles constituent ce que fait un membre au moment où il produit ou

reconnaît [le fait du « temps », du « lieu », du « personnel » pertinents, etc.] ; (2) elles sonteffectuées en formulant, ou en ne formulant pas, de quel maintenant il s'agit, de quel ici, ou

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avec qui, depuis quand, pour combien de temps, etc. ; (3) elles constituent le travail de

membre pour lequel [parler un langage objectif, clair, cohérent, convaincant  –   c'est-à-dire

rationnel] est un intitulé approprié ; et (4) elles satisfont à ces trois premiers critères en

remplissant les contraintes suivantes (auxquelles nous nous référons au moyen de l'adjectif

« essentielles ») :

1) Elles suscitent les plaintes des membres ; elles comportent des défauts ; elles embarrassent,

gênent, créent des difficultés ; elles appellent à juste titre des correctifs, c’est-à-dire des

actions réparatrices.

2) Elles sont irrémédiables, en ce sens que toute mesure prise pour y remédier préserve les

 propriétés que l’on tente de pallier.

3) Elles sont inévitables, on ne peut y échapper ; on ne peut trouver une échappatoire, un

moratoire, une trêve, un lieu du monde où l’on puisse en être soulagé. 

4) Des idéaux programmatiques ont caractérisé leur mise en œuvre.

5) Ces idéaux se présentent sous la forme de « règles du parler clair » à utiliser pour rendre

compte de ce que sont une description adéquate à toutes fins pratiques, une explication

adéquate, une identification adéquate, une caractérisation adéquate, une traduction adéquate,

un point essentiel, une analyse, une règle, etc.

6) « Dans les études des logiciens », à chaque idéal correspondent des « parents pauvres » :

les expressions indexicales sont les parents pauvres des expressions objectives ; le savoir de

sens commun est le parent pauvre de la connaissance scientifique ; le savoir et les pratiques

des profanes sont les parents pauvres du savoir et des pratiques des professionnels portant sur

les affaires, les pratiques et le savoir des profanes. De même, les descripteurs de Calvin

Mooers sont les parents pauvres des ensembles, catégories, classes et collections de la logique

formelle, tout comme les structures formelles du langage naturel sont les parents pauvres de

celles des langages artificiels. Par « parent pauvre », nous entendons des « gênes

embarrassantes, mais nécessaires », des « versions inférieures », des « non-phénomènes », cequi ne donne « pas de raison de pavoiser », de « vilains sosies », sur lesquels s’appuient les

membres pour justifier les prétentions des parents aisés qui ont été à l’université et en sont

revenus instruits. Les idéaux ne sont pas réservés aux académies et les parents pauvres à la

rue. Toujours en compagnie les uns des autres, ils se présentent sous les formes les plus

variées, car ils sont aussi communs que le langage. Théorisés arbitrairement par le contraste

ironique qu’établissent les membres entre la connaissance scientifique et la connaissance de

sens commun, ils sont aussi difficiles à localiser et à décrire à l'aide de ce contraste.

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7) Ces six caractéristiques, les membres sont unanimes à les reconnaître et à les utiliser pour

repérer, détecter, localiser, nommer  –  c'est-à-dire pour formuler –  l'un ou l'autre « sens » des

activités pratiques en tant que « structure invariante des apparences ».

Parler satisfait ces contraintes et est inévitablement lié aux détails de la conversation. Les

 pratiques qui y correspondent apparaissent de ce fait, et sont vues comme, des détails

ordonnés de la conversation. En tant qu'elles satisfont ces contraintes, elles présentent les

 propriétés « d'indépendance par rapport à une cohorte de production », ou « d'invariance par

rapport aux modifications affectant les participants », ou celles des « universaux ». Elles

manifestent ces traits d'invariance en faisant des méthodes des membres des méthodes

nécessaires pour retrouver les détails, les produire, les identifier et les reconnaître comme

détails liés les uns aux autres, comme détails entretenant des rapports d'implication, de

 pertinence, d’inférence, d’allusion, de référence, de preuve ; c'est-à-dire comme collections de

détails, classes, ensembles, familles, groupes ou foules.

Les membres utilisent ces méthodes pour déceler différentes manières de produire [de

1'invariance] dans leurs pratiques. Puisque les membres le font, nous les utiliserons comme

eux ; à savoir comme contraintes que l’activité de parole doit satisfaire pour être reconnue

comme ressources pour produire et reconnaître [1'adéquation rationnelle du langage naturel à

toutes fins pratiques]. Elles sont à l’origine des traits caractéristiques des pratiques à l'aide

desquelles les membres produisent et reconnaissent un discours rationnel dans ses détails

indexicaux, soit « le parler pratique ».

Quelles sont ces pratiques187 ?

 Nous en aurons une première idée si, face à une liste d'expressions indexicales, nous nous

interrogeons sur la longueur qu’elle pourrait avoir. Pour répondre à cette question, nous avons

 besoin d'une procédure qui nous donnera une liste de termes indexicaux. Une telle liste est

facile à obtenir : chacune des propriétés des expressions indexicales citées  supra, et toute

combinaison opérée à partir d'elles, peuvent être interprétées comme une prescription à l’aidede laquelle examiner une occurrence réelle de discours, un énoncé réel , ou un texte réel .

Si on fait cela, voici ce qu'on observe.

Toute occasion réelle peut être examinée à la recherche de termes indexicaux et toute

occasion réelle en fournira. Quel que soit le nombre de mots contenus dans un texte réel, ce

187

 Puisque nous devons apprendre ce que sont ces pratiques en examinant ce que font les membres, il importeque les méthodes utilisées pour repérer ces pratiques et les pratiques que ces méthodes repèrent satisfassent auxmêmes contraintes.

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texte fournira des membres pour la liste188. Une occasion réelle sans texte fournira des

membres. Tout item de la liste de termes indexicaux peut être utilisé pour localiser des termes

semblables. Classer les répliques d’un membre de la liste est une procédure adéquate pour

situer un autre membre. Toute procédure mise en œuvre pour trouver un membre de la liste

est appropriée pour découvrir tous  les termes d’un langage dont ils sont membres, ce qui

inclut « tous » –  ce qui veut dire qu’en recherchant tous les termes d’un langage dont ils sont

membres, on explore et on utilise l’usage du terme « tous » par les membres. « Une même »

liste, « n’importe quelle  » liste et « toutes » les listes de termes indexicaux présentent les

mêmes propriétés que chacun des membres d’ « une même » liste, de « n’importe quelle »

liste et de « toutes » les listes. Tout texte sans exception qui est examiné à l’aune de l’une des

 propriétés d’une liste de  propriétés de termes indexicaux, ou à l’aune d’une combinaison de

 propriétés, permettra d’enrichir la liste. Toute liste de termes indexicaux peut être

indéfiniment étendue, comme peut l’être n’importe quelle liste de propriétés de termes

indexicaux. Toute procédure employée pour découvrir et ajouter de nouveaux membres à la

liste de propriétés existantes présente les mêmes propriétés que les membres qu’elle découvre.

Toute liste de propriétés d’expressions indexicales peut être indéfiniment étendue. Tout ce qui

est présenté ci-dessus comme valant pour les « termes », s’applique également aux

« expressions » et aux « énoncés ». Finalement, les propriétés précédentes ne varient pas en

f onction d’opérations telles que : rechercher, reconnaître, rassembler, compter, composer des

 phrases, traduire, identifier, présenter des preuves solides ou effectuer des calculs sur les

membres de la liste.

Conséquences

 Nous avons vu que les membres pr oduisent [le fait que nos activités sont rationnelles d’une

façon que l’on peut observer et décrire] et comment ils le font. Nous avons vu que ce travailest effectué sans avoir à faire de formulation ; que les mots qui doivent être clarifiés n'ont pas

à être remplacés par des formulations qui ne feraient pas ce qu'ils font ; qu'ils sont

susceptibles d'être organisés en une « machinerie » pour produire [des activités d’une

rationalité dont on peut rendre compte] ; et que le phénomène abstrait de [la rationalité dont

on peut rendre compte] est disponible aux profanes, aux ethnométhodologues, et aux

chercheurs en sciences sociales, puisque la « machinerie », en tant que « machinerie » des

188 La notion de « membre » de la liste désigne conventionnellement un élément d’une liste. 

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membres, utilisée comme elle l'est pour produire [des activités d’une rationalité dont on peut

rendre compte], fait de ce fait partie du phénomène, au titre de son dispositif de production et

de reconnaissance. Nous avons donné une structure à ce travail. Nous avons essayé de

montrer son évidence, son énorme intérêt et sa prégnance pour les membres.

(1) II semble qu'il ne soit nulle part envisageable de proposer très clairement des formulations

des activités, des identifications et des contextes. Les gens ne peuvent pas être occupés à

 produire [l’acte de dire explicitement ce que nous sommes en train de faire] sans tenir compte

des conséquences, sans utiliser de méthodes et sans penser à des alternatives. Ils ne peuvent

 pas être occupés à dire, sans tenir compte des conséquences, sans utiliser de méthode et sans

 penser à des alternatives, par exemple : « Après tout, ce n’est qu’une session de thérapie de

groupe » ; ou bien « En ce qui concerne les fonctions d’encadrement, la taille et la complexité

des organisations augmentent et donc la nécessité d’une gestion efficace de celles-ci ».

Le fait que les formulations ne puissent jamais apporter une solution sérieuse au problème de

1'ordre social a à voir avec la recommandation, qui prévaut dans les sciences sociales, de faire

des formulations à toutes fins pratiques pour décrire empiriquement, pour justifier ou tester

des hypothèses, etc. Les formulations sont considérées dans les sciences sociales comme des

ressources pour procéder à des analyses rigoureuses d’actions pratiques qui sont appropriées à

toutes fins pratiques.

 Nous ne disons pas que le fait qu'on ne puisse pas déterminer ce que quelqu'un veut dire –  ce

qu'une personne donnée entend signifier par ce qu’elle va dire, ou par ce qu’elle a pu dire

 précédemment  – , en recourant à une procédure consistant à exiger de chaque échange

conversationnel qu’il soit accompagné d’une formulation, constituerait un problème

spécifique. Ce que nous disons  c’est que quelque chose cloche dans l’idée que les

formulations sont décisives dans la détermination du sens d’un discours, car l’expression

« discours doté de sens » ne peut pas avoir cette signification là. Ce qui revient à dire soit que

le discours est dépourvu de sens tant que l’on n’a pas construit un langage soumis à de telles procédures, soit que cela ne saurait être ce qu’est un discours significatif, ni ce que sont des

« actions dotées de sens ». Ce que nous disons c’est qu'on ne doit pas présupposer que, pour

que les gens se conduisent de façon ordonnée dans leurs conversations et dans leurs autres

activités ordinaires, il leur faudrait être toujours en mesure de formuler leurs relations de rôle,

ainsi que d'en invoquer systématiquement les conséquences. Car s'il n'y a vraiment pas de

 place au monde pour cela, alors, soit une activité ordonnée est impossible, soit une telle

exigence pour l’activité ordonnée est, dans chaque cas réel, pertinente, non pertinente,

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convaincante, absurde, vraie, fausse, etc., cette exigence ne pouvant être formulée dans

n’importe quel cas réel qu'à toutes fins pratiques.

(2) Nous sommes partis de l'idée que faire une formulation pourrait lever les difficultés qu'on

rencontre avec les indexicaux189. Nous avons vu que les formulations ne peuvent pas faire

cela, et, de plus, que les indexicaux n'ont guère besoin d'être débarrassés de telles difficultés.

 Nous avons vu que sont omniprésents les traits de ces termes auxquels on prétend qu’il faut

remédier. Du coup on doit admettre qu’aucun d’eux n’a besoin qu’on le sauve. 

(3) La sociologie professionnelle a formulé, sous forme de préceptes de l’analyse

constructive, le fait que l’on peut rendre compte rationnellement des structures sociales des

activités pratiques. D'après une telle formulation, les structures sociales des activités

courantes correspondent aux propriétés suivantes des conduites ordinaires, des conversations,

des répartitions territoriales, des croyances à propos d'une chose ou d'une autre qui ne varient

 pas en fonction des changements qui affectent les cohortes de production : elles sont

uniformes, socialement standardisées, répétitives, reproductibles, typiques ; on peut les

catégoriser, en rendre compte, etc. C'est dans l'oeuvre de Talcott Parsons, dans celle de Paul

Lazarsfeld, et dans les techniques d'analyse systémique de la RAND, que culmine la

technologie pratique de 1'analyse constructive. Nous observons que ceux qui pratiquent celle-

ci soulignent qu’elle est le fait des membres. Nous apprenons d'eux que 1'application correcte

de leurs préceptes pour mettre en évidence des structures formelles dans des occasions réelles

requiert une compétence de membre. Nous observons aussi que les détails des procédés et des

résultats de 1'analyse constructive fournissent aux membres une vision nette de « situations »

ou de contextes connus de façon vague190. Chaque fois que l’on fait concrètement usage de

ces procédures et de ces résultats, leurs détails sont pour les membres à l’origine d’une

combinaison d'imprécision et de pertinence, toutes deux aussi inévitables qu’irrémédiables.

Cette combinaison d'imprécision et de pertinence n’est disponible qu’aux mem bres, pour leurs

opérations de production, de reconnaissance et d'évaluation. Bref nous apprenons de ceux qui pratiquent l’analyse constructive que nous pouvons étendre à celle-ci ce que nous avons dit

des formulations.

Formuler ne s'applique pas à 1'analyse constructive comme son intitulé. Formuler n'est pas

non plus une généralisation de 1'expérience d'analyse, et encore moins une généralisation des

189  Notons la façon dont les pratiques du raisonnement sociologique pratique tentent de remédier aux propriétésindexicales du discours : elles cherchent avant tout à le faire. 190

 H.L. Dreyfus nous a suggéré ces remarques au cours d'un séminaire qu'il a tenu en mars 1968 à Harvard surWittgenstein et Merleau-Ponty.

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 pratiques des sociologues professionnels. On peut identifier les deux phénomènes du fait que

 pratiquer [l'analyse constructive] est ce que font les membres, comme lorsqu'ils [disent

spécifiquement en quelques mots ce que nous sommes en train de faire], ou [disent en peu de

mots bien choisis ce que veut dire ce qui est dit, ou clarifient ce qui est dit], ou [débarrassent

un élément de titre des scories des expressions indexicales], ou [représentent le système des

nombres réels comme collections d'expressions indexicales], ou [extraient des paradigmes

méthodologiques du travail de 1’ESR] ou [pensent de manière séquentielle]. Dans la mesure

où pratiquer [l’analyse constructive] est ce que les membres font, ce que nous observons sur

le travail de formulation qu’ils font se retrouve aussi bien dans les pratiques des sociologues

 professionnels effectuant des [analyses constructives]. Lorsqu’ils font des formulations, les

membres s'appliquent à construire des descriptions détachées de tout contexte, à donner des

instructions pertinentes, à raconter des anecdotes pénétrantes, à formuler des proverbes

convaincants, à donner des définitions précises des activités ordinaires, et à formaliser les

 pratiques du langage naturel en les décontextualisant ; dans toutes ces opérations, ils utilisent

leur capacité à se servir du langage naturel pour produire et reconnaître des [preuves

correctes], des [descriptions objectives], des [procédures précises], des [instructions claires,

cohérentes, convaincantes, pertinentes], des [conversations calculables], etc. Lorsqu’ils se

livrent au même travail, les sociologues professionnels insistent sur la capacité des membres à

 justifier ces intitulés en tant qu’accomplissements concertés.

La machinerie produisant les performances des professionnels n’est décrite que de manière

sommaire ci-dessus, comme machinerie des membres pour produire [un discours rationnel à

toutes fins pratiques]. L’élucidation de la manière dont est produit un tel discours n’a pas été

au-delà de remarques ethnographiques fournies par les sociologues, profanes et

 professionnels. Ne sont pas non plus connues les diverses sortes d'entreprise que sont les

[formulations sociologiques objectives], les [instructions précises], etc., en tant

qu’accomplissements conversationnels. (4) En examinant le travail de 1'analyse constructive, nous apprenons que les membres

expliquent le fait que l’on puisse rendre compte rationnellement des activités courantes, en

tant qu’accomplissements pratiques, en termes de pratiques de cette analyse. De telles

descriptions sont elles-mêmes des traits justifiés de ces accomplissements pratiques. Nous

découvrons aussi que les méthodes de 1'analyse constructive ne donnent pas accès aux

structures formelles de ses propres pratiques, qui sont des structures formelles dans la

 pratique du langage naturel par les membres. Nous ne sommes pas en train de soutenir unargument d'« impossibilité », au sens d’une preuve logique, ni d'offrir une description de

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 principe de 1'analyse constructive, pas plus que de recommander « une attitude à 1'égard de »,

« une position sur », ou « une approche de » 1'analyse constructive. Nous ne disons pas non

 plus que 1'analyse constructive n’a pas accès aux structures formelles en raison d’une

« incapacité entretenue », d’une « préférence invétérée », de « droits acquis », etc. Plus

clairement, nous ne sommes pas en train de prodiguer des conseils, de faire un éloge ou de

critiquer.

Au contraire, nous attirons 1'attention sur le phénomène que constitue cette non-disponibilité

des structures formelles pour l’analyse constructive. Elle ne varie pas en fonction des

 pratiques de celle-ci. Ce qui ne veut pas dire que le phénomène « défierait » les efforts de

1'analyse constructive. Cette non-disponibilité est assurée par les pratiques de 1'analyse

constructive, car elle correspond à ces pratiques. Cette non-disponibilité est un trait invariant

de toute mise en oeuvre réelle de l'analyse constructive, et cela sans exception, sans trêve,

sans soulagement ni remède ; aucune mise en oeuvre réelle n’y échappe, qu’elle soit

éphémère ou durable. Enfin cette non-disponibilité est assurée, effectuée et reconnue, et elle

 peut être rapportée, non seulement de manière unanime, mais aussi avec 1'unanimité requise

de tous ceux qui font de la sociologie, autrement dit de tous ceux qui savent parler.

Le fait que les méthodes de 1'analyse constructive n’aient pas accès aux structures formelles

dans les pratiques du langage naturel instaure le raisonnement sociologique pratique en objet

d’étude. Les études ethnométhodologiques ont utilisé cette non-disponibilité pour repérer des

exemples d'analyse constructive et pour soumettre à 1'examen la manière dont ce que cette

analyse fait est pour les membres un phénomène observable et descriptible. La publication de

ces études représente de facto une alternative aux projets et aux perspectives de la présente

conférence, car si les structures formelles de 1'analyse constructive ne sont pas accessibles à

celle-ci, elles le sont à 1'ethnométhodologie. Qu'il en soit ainsi est d’un intérêt moindre que la

question de savoir si elles ne sont accessibles qu’à 1'ethnométhodologie.

ANNEXE : Note sur les glossing practi ces  

Voici des exemples de différentes méthodes pour produire une compréhension observable et

descriptible, c'est-à-dire dont on peut rendre compte (account-able). Ils proviennent d'une

série de récits de situations courantes dans lesquelles les personnes coopèrent pour se signifier

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autre chose que ce qu’elles peuvent expliciter verbalement, de la même façon qu’ils se

reconnaissent et se comprennent mutuellement comme sachant parler.

Ces exemples visent à spécifier la question des « glossing practices ». La définition présentée

ci-dessus est utilisée comme une règle lâche pour allonger et organiser la collection

d’opérations telles que rechercher, localiser, exclure, intituler, etc. Est-ce qu'on la considère

de la sorte seulement de manière provisoire ? Bien sûr nous avons vu que l'idée de rassembler

des cas participait de la recherche d’une définition plus rigoureuse. Ce projet est familier à

tous ceux qui veulent qu'on prenne au sérieux leurs études du langage naturel. C’est aussi,

 bien sûr, ce que nous voulons, mais s'il s'agit de traiter des intitulés, nous ne pouvons pas nous

y accrocher trop sérieusement, car, sur la base de ce que nous avons appris au sujet de ces

 pratiques, il s’avère que ce projet est dénué d’intérêt. Ce qui est intéressant en revanche, c'est

qu'on ne puisse pas le réaliser. Nous allons le montrer à l’aide d’exemples. Par ailleurs, le fait

d'utiliser une définition lâche pour formuler une définition rigoureuse, qui est le but visé, et

 pour l’atteinte duquel la définition lâche constitue une ressource, est un autre espoir qui ne

 peut qu’être déçu. Ou plutôt, il n'est satisfait que de la manière suivante : on acquiert une

habileté qui compte comme une maîtrise reconnue du langage naturel. Ceci aussi est

intéressant. D’autres caractéristiques découlent de ce qui précisément empêche que cet

objectif soit atteint : le caractère défini des  glossing practices peut être étudié sans que le fait

que les définitions soient peu précises, approximatives, lâches, ne fasse de différence. Nous

avons affaire là à une propriété « logique » qui se répète. Nous sommes fascinés par elle,

nous la cherchons partout où nous avons une chance de la voir à l’oeuvre. 

Il est possible que les  glossing practices  soient idiosyncrasiques. Nous n’en sommes pas

certains. Quoi qu’il en soit, les exemples présentés ont été choisis pour illustrer les différentes

façons dont leur production est organisée, en tant qu’accomplissement pratique concerté. Par

exemple, la procédure de Richards est une méthode pour déchiffrer un texte que l’on ne

comprend pas encore ; ce texte est traité d’une manière telle qu’on aboutit à un sens précis,mais sans que l’on sache comment on a procédé ; on n’a pas recours à une description de la

manière de procéder, pas plus qu’on n’éprouve le besoin d’en avoir une. Les maquettes et les

définitions en première approximation sont deux autres illustrations de ce thème.

 Les maquettes. Dans les magasins de modélisme on peut acheter des moteurs en plastique qui

démontrent comment fonctionne un moteur de voiture. La reproduction préserve certains

traits du moteur réel. Par exemple, elle montre la course des pistons : à l’aide de lampes qui

clignotent, on voit le moment précis de la course où se produit l'explosion, etc. Comme nous

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le verrons, il est également intéressant et important que 1'utilisateur doive tourner avec son

doigt le volant pour faire fonctionner les pistons.

Disons de cette reproduction qu’elle est une description d'un état de chose observable. Voici

quelles sont les caractéristiques de cette description. 1) Dans l'exacte mesure où elle fournit

une représentation fidèle de certains traits de 1'objet réel, notamment de certaines relations et

de certaines caractéristiques, elle fournit aussi, intentionnellement, une représentation erronée

d'autres traits, pourtant essentiels. 2) En donnant de manière délibérée ces représentations

erronées, elle stipule que celles-ci doivent être présentes pour que la description puisse être

traitée comme une descri ption de l’objet réel. 3) De ce fait, 1'usager dira que la description est

« quelque chose d’approchant », « ressemble » à l’objet qu’elle représente. 4) Pour l'usager, le

fait de savoir que la description  –   la maquette de moteur en l’occurrence –   constitue une

fausse représentation est déterminant pour qu’il puisse l'utiliser comme une description de

1'objet réel. 5) La maquette, quelles que soient ses caractéristiques particulières, réelles, quel

que soit aussi l’usage qui peut en être fait, ou encore quel que soit son usage effectif, est

comprise de part en part par 1'usager comme ayant le statut d’un guide utile pour des actions

 pratiques en situations réelles, quelles qu’elles puissent être, face à un moteur réel. 6) Lorsque

l’usager se prononce sur l’adéquation de la maquette et de son usage correct, son choix ne

 porte que sur cet usage visé. 7) Pour finir, l'usager consent, face à un écart entre la maquette et

la situation réelle, à se soumettre à 1'autorité de la situation réelle sans chercher

nécessairement à rectifier la maquette. 

Une définition en première approximation  ressemble à la procédure de Richards et à la

maquette, en ce sens qu'elle constitue une autre manière de parvenir à un discours défini, et de

le reconnaître, sans jamais spécifier la méthode employée pour ce faire.

On rencontre de telles définitions dans les articles, lorsque, au début, 1'auteur introduit une

définition en demandant qu’on excuse ce qu’elle peut avoir de flou  ; ou en indiquant qu'il ne

la précisera pas davantage à ce point de son exposé, mais que si le lecteur accepte soncaractère provisoire, il développera son argument et proposera par la suite une autre définition

qui pourra se substituer à la première.

L'exemple qui suit d’une définition de ce genre ajoute un trait supplémentaire. Il a été choisi

 parce que le lecteur pourra s'en servir lui-même pour voir un cas où le discours acquiert un

caractère défini, sans que la méthode employée ne soit indiquée.

Voici une définition en première approximation de « glossing » :

Je veux parler des personnes qui savent parler  –  les locuteurs d'un langage  –  et qui par différentes pratiques sont en mesure de communiquer des significations excédant,

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ou différant de, celles qu’elle peuvent expliciter verbalement. Je veux désigner leurs

 pratiques par le terme « glossing  ». Je veux pour l’instant utiliser cette définition

comme règle pour repérer des situations réelles pertinentes où l’on peut chercher de

telles choses, ou comme règle pour les comparer, les décrire, les regrouper, les

intituler, les légender, etc. Le but de notre recherche est de parvenir à une définition

 plus exacte. Au fur et à mesure que nous en viendrons à en apprendre davantage sur

ce que je désigne par ce mot, et que nous pourrons mieux préciser ce qui nous

intéresse, nous pourrons réécrire la définition, de manière à formuler, à partir des cas

observés et des remarques qu'ils suscitent, leurs traits essentiels et préciser leurs

interrelations.

Remarquons que, face à chaque situation réelle à examiner, la définition est utilisée à un

niveau de récursivité dont la profondeur n’est pas précisée. Mais même ainsi, aucune

antinomie ne bloque ni n'étouffe le sens, et nous ne sommes pas déconcertés par la

« profondeur » de cette récursivité.

 Les citations des anthropologues. Un anthropologue se présente avec ses notes de terrain

devant ses collègues. Après avoir passé du temps sur son terrain, il s'emploie à transformer

ses notes en un compte rendu professionnellement acceptable. Par exemple Manning Nash191 

rappelle à ses étudiants dans ses séminaires le tandem critique/travail de terrain : un jour,

chacun à son tour reviendra d'une société étrangère et devra présenter ses résultats dans des

énoncés déclaratifs cohérents. L'anthropologue doit écrire en détail ce qu'il a appris des

indigènes chez qui il a probablement été un étranger, avec la conscience critique de n'avoir

 pas été en mesure, durant des mois, peut être durant tout son séjour, de maîtriser leur langage.

Il n'éprouve pas le besoin de raconter comment ses notes ont été recueillies. Rarement les

anthropologues lient leurs notes ainsi que la façon dont elles ont été recueillies, développées,

analysées, révisées, parfois utilisées autrement, aux circonstances de terrain dont elles

faisaient partie. Encore plus rarement explicitent-ils la façon dont ils ont transformé leursnotes en un compte rendu destiné à leurs collègues. Néanmoins « la façon dont c'est fait » est

traitée par tout le monde  –  1'anthropologue et ses collègues  –  comme quelque chose dont on

 peut éventuellement rendre compte en passant sur les occasions dans lesquelles les notes ont

été écrites, ou sur celles dans lesquelles le compte rendu est lu et discuté. C'est par rapport à

de telles circonstances du travail professionnel que 1'usage des notes de terrain

anthropologiques est un cas intéressant et pertinent de glossing practice.

191 Communication personnelle.

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Voici comment se présente la procédure du compte rendu dans le cas des notes

anthropologiques : 1'anthropologue réécrit ses notes sous la forme d’un rapport en utilisa nt

une procédure qu'il nomme « rédiger ». Une tâche essentielle de cette « rédaction » consiste à

 proposer un compte rendu de ce dont ses indigènes seront considérés avoir réellement parlé,

dans leur langage, sachant que l'anthropologue ne peut pas dire et ne dira pas, finalement et

explicitement, de quoi ils ont réellement parlé. Ainsi il explique à ses collègues qu'ils ont

certainement parlé de telle ou telle manière. Par exemple il cite ses indigènes, dans leurs mots,

et traduit ces mots au moyen d'un « glossaire ». C'est-à-dire qu'il suggère à ses collègues qu’il

veut signifier, par ses traductions des termes indigènes, ce dont les indigènes ont parlé

réellement ; il leur suggère qu'il traitera les pratiques indigènes comme autorité définitive,

 bien qu'il reconnaisse ne pas être en mesure de dire en quoi elles consistent au-delà de ce qu'il

a écrit à leur sujet. Le rédacteur veut dire ce que les indigènes veulent dire, en sachant qu’il

fait le choix de la prudence en indiquant de manière explicite « ce que les indigènes veulent

réellement dire ». Cette précision –   « ce que les indigènes veulent réellement dire »  – , se

trouve incorporée dans le compte rendu sous la forme d’une paraphrase professionnelle des

indications données par les informateurs indigènes. Elle est aussi éludée dans le compte

rendu, telle qu’elle est accessible dans une situation réelle, à travers la mise en oeuvre de

méthodes professionnelles non précisées d’écriture et de lecture. 

Dans la mesure où des professionnels sont concernés, de tels procédés procurent aux

anthropologues des pratiques et des situations qui les distinguent d’autres professionnels. La

 profession suppose des lecteurs compétents et des circonstances inexpliquées que ce genre

d’écrit passe sous silence. Via l’appartenance professionnelle, le caractère déterminé du sens

et des faits abordés dans le rapport est étroitement lié à des situations conversationnelles, à

des dispositifs conversationnels, à une « machinerie » conversationnelle, dans lesquels, et à

l’aide desquels, ce qui est réellement rapporté, et non pas simplement conjecturé, aura été

« perçu en vue de ce qui sera dit » comme ayant été rédigé de manière explicite.Certifier un événement que vous n'avez pas visé donne l’exemple d’une pratique où quelque

chose de déterminé est découvert dans le cours d'une conversation, son intérêt étant que ce qui

est découvert l’est en exploitant la différence entre la temporalisation dans la production de

1'événement et la temporalisation de 1'événement produit telle qu’on peut en rendre compte.

Voici ce dont il s'agit : vous discutez avec quelqu’un ; votre partenaire rit. Vous êtes

momentanément surpris parce que vous ne cherchiez pas à faire une plaisanterie. Vous

souriez pour lui signifier que vous prenez son rire comme se r éférant à un trait d'esprit qu’il a