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LE DESTIN DE LA SUBJECTIVITÉ HUMAINE DANS LE MONDE MODERNE : WEBER, SCHUMPETER, ORTEGA Y GASSET Nicolas Garant De Boeck Supérieur | « Sociétés » 2002/1 n o 75 | pages 15 à 25 ISSN 0765-3697 ISBN 2804139255 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-societes-2002-1-page-15.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Nicolas Garant, « Le destin de la subjectivité humaine dans le monde moderne : Weber, Schumpeter, Ortega y Gasset », Sociétés 2002/1 (n o 75), p. 15-25. DOI 10.3917/soc.075.0015 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 29/09/2015 18h25. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 29/09/2015 18h25. © De Boeck Supérieur

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LE DESTIN DE LA SUBJECTIVITÉ HUMAINE DANS LE MONDEMODERNE : WEBER, SCHUMPETER, ORTEGA Y GASSETNicolas Garant

De Boeck Supérieur | « Sociétés »

2002/1 no 75 | pages 15 à 25 ISSN 0765-3697ISBN 2804139255

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-societes-2002-1-page-15.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Nicolas Garant, « Le destin de la subjectivité humaine dans le monde moderne : Weber,Schumpeter, Ortega y Gasset », Sociétés 2002/1 (no 75), p. 15-25.DOI 10.3917/soc.075.0015--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Contributions

LE DESTIN DE LA SUBJECTIVITÉ HUMAINE DANSLE MONDE MODERNE :

Weber, Schumpeter, Ortega y Gasset

Nicolas GARANT

Résumé La comparaison des discours critiques de la modernité de Weber, Schumpeteret Ortega y Gasset met en lumière le doute pessimiste qu’ils manifestent à l’égard desconditions de formation et d’affirmation de la personnalité dans les sociétés modernes. Ilsappréhendent ce point de non-retour dans l’évolution de la civilisation occidentale à partirduquel le processus de rationalisation et de bureaucratisation du monde, bien qu’associé àl’amélioration du niveau de vie, débouche sur un encadrement mortifère et un appauvris-sement de la subjectivité humaine.

La lecture positiviste ou sociologique dont ont été l’objet certains discours criti-ques de la modernité du début du siècle a souvent contribué à occulter la chargemorale qui animait le questionnement de ces auteurs, nous privant par le faitmême d’une clé essentielle pour mieux saisir leur vision du monde. En confron-tant dans cet article la perspective de Weber, Schumpeter et Ortega sur le deve-nir des sociétés modernes, notre objectif est précisément de redonner toute l’am-pleur à un questionnement qui n’a plus cours aujourd’hui et qui place au centrede ses préoccupations les conditions de formation et d’affirmation de la person-nalité dans le monde moderne.

Deux perspectives informent l’interrogation de ces trois Européens sur la« place de l’individu » dans les sociétés modernes : une perspective générale quianticipe la personnalité, le « type » d’individu ou d’humanité que contribuent àfaçonner les modes de conduite « pétrifiés » de la civilisation moderne, et uneperspective plus restrictive qui s’inquiète de la nature des conditions objectivesqui encadrent et informent la réalisation d’entreprises individuelles exemplaires.Si la première perspective mobilise une part importante de leur appréhension ence qui concerne la nature de la civilisation à venir, c’est toutefois la seconde qui

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suscite le plus d’inquiétude, puisque tous les trois soutiennent une perspectiveélitiste des changements sociaux. Leur interrogation sur les conditions d’initia-tive et de création exemplaires, de rupture avec l’ordre routinier et de leadershipdéterminé dans le monde à venir prend un tour dramatique puisqu’ils constatent,à l’instar de Thomas Mann, qu’à la question, posée consciemment ou incons-ciemment, sur le sens suprême de tout effort et de toute activité, l’époque oul’impersonnel autour de nous ne peut faire mieux que nous opposer « le silencedu vide ». Une situation qui paralyse « les efforts d’un caractère droit » dit ThomasMann, et s’étend « par-delà l’âme et la morale jusqu’à la partie physique et orga-nique de l’individu ». Retraduit dans la perspective de Weber, Schumpeter etOrtega, cela revient à dire que dans un univers rationalisé, massifié, standardiséet impersonnel, fermé à toute forme de « récupération » individuelle de significa-tion éthique, il n’y aurait plus de raisons objectives, supra-individuelles pouvantencourager des individus à « fournir un effort considérable qui dépasse la mesurede ce qui est communément pratiqué »1. La socialisation de la civilisation capita-liste chez Schumpeter (1re partie), la standardisation des espaces nationaux chezOrtega (2e partie), la routinisation bureaucratique des sphères sociales d’activitéchez Weber (3e partie) s’accorderaient ainsi, comme tableaux du monde à venir,dans cette façon d’associer le développement des sociétés modernes à un « ap-pauvrissement de la subjectivité humaine »2 (4e partie).

1 La socialisation de la conduite de vie

Il faut que l’homme se sente d’abord limité dans ses possibilités, ses senti-ments et ses projets par toutes sortes de préjugés, de traditions, d’entraveset de bornes, comme un fou par la camisole de force, pour que ce qu’ilréalise puisse avoir valeur, durée et maturité… En vérité, c’est à peine si l’onpeut mesurer la portée de cette idée !3

Ce passage de Musil illustre bien l’inquiétude qui s’affirme dans le sillage de larationalisation de la communauté. On se préoccupe des conséquences de cetteévolution sur la conduite de vie et l’affirmation personnelle. Les progrès du tour-nant du siècle sont alors trop importants pour ne pas donner l’impression que lescapacités offertes à l’individu, en le libérant des pesanteurs de la société tradi-tionnelle, prédisposent au vertige d’une liberté trop grande4, peu susceptible deconduire à une individualité forte. Pour Ortega, Weber et Schumpeter, il ne faitaucun doute que les conditions avantageuses de la liberté contemporaine condui-sent, en réalité, à une autonomie problématique, trop repue pour être conqué-

1 Thomas MANN, La montagne magique, Paris, Fayard, 1985, p. 52.2 Pierre BOURETZ, Les promesses du monde, Paris, Gallimard, 1996, p. 383.3 Robert MUSIL, L’homme sans qualités, Paris, Seuil, 1967, p. 23.4 Erich FROMM, La peur de la liberté, Paris, Buchet / Chastel, 1963.

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rante, et plus massifiée que noble, atomisée qu’individualiste, et formelle quepersonnelle.

Le scénario hypothétique proposé par Schumpeter pour expliquer le rempla-cement du capitalisme par une société socialiste s’inscrit dans cette perspective.La « socialisation de la mentalité bourgeoise »5 chez Schumpeter, à l’instar de labureaucratisation chez Weber, implique en effet une certaine dévalorisation ob-jective de la personnalité, de la force de volonté et de l’initiative individuelle(p. 181). Ce n’est pas simplement les « choses » mais aussi les « âmes » que lecapitalisme s’emploie à modeler pour le compte du socialisme (p. 294). Le pro-cessus d’« évaporation de la substance de la propriété » (p. 194) que décrit Schum-peter ne se résume donc pas à une simple substitution de type organisationnelde la grande entreprise rationalisée à la « propriété privée » de l’univers bour-geois. Car depuis Hobbes et Locke jusqu’à Stuart Mill, et de la Magna Carta àl’Habeas Corpus, le rapport de concordance entre l’émergence de la figure indi-viduelle et la consolidation du droit de propriété s’avère trop fort pour que « l’ap-propriation dématérialisée, défonctionnalisée et absentéiste » dont parle Schum-peter n’implique un retournement substantiel de la condition du sujet dans lessociétés « désenchantées » et « socialisées ». L’histoire de la propriété commeprolongement juridique et métaphorique de la personne est trop liée à l’histoirede la constitution de la figure individuelle pour que la disparition progressive decette « institution » ne renvoie la double image d’une civilisation soumise à unerationalisation impersonnelle des motifs à la base de l’initiative individuelle etd’un sujet en perte d’autonomie.

À l’instar de Weber, Schumpeter ne se fait d’ailleurs pas d’illusion sur lesimplications découlant du contrôle de l’activité économique : « Pour ma part, jene puis, étant donné les conditions de la vie moderne, me représenter une orga-nisation socialiste, sinon sous la forme d’un appareil bureaucratique gigantesqueet tentaculaire. Toutes les autres possibilités concevables aboutiraient à la failliteet au chaos » (p. 275). Or curieusement, son évaluation du degré de liberté oud’autonomie laissé à l’individu sous le poids de cet « appareil bureaucratique gi-gantesque et tentaculaire » ne conduit pas, comme chez Hayek et Mises, à unasservissement incontournable de l’individu6. Faisant valoir ce qu’il appellel’« indétermination culturelle du socialisme », il précise même, non sans un cer-tain cynisme, qu’il n’est pas du tout interdit de croire que l’organisation de typesocialiste puisse garantir, conformément à la doctrine marxiste, la réalisation« vraiment » individualiste de la personnalité (p. 228).

5 Joseph SCHUMPETER, Capitalism, Socialism and Democracy, New York, Harper,1942 ; trad. par Gaël Fain, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot,1984, p. 212.

6 Cf. Friedrich HAYEK, La route de la servitude, Paris, Payot, 1945, p.70 ; Ludwigvon MISES, L’action humaine, Paris, PUF, 1986.

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Si on accepte de jouer le jeu et qu’on ignore l’ironie qui informe ces proposgénéreux, on constate malgré tout que les modalités hypothétiques de fonction-nement d’une société socialiste débouchent, dans le scénario schumpetérien, surdes voies d’affirmation individuelle assez problématiques. C’est seulement endehors des sphères d’activité proprement économiques que l’homme serait sus-ceptible d’opérer sur un mode individualiste, laissant, dit-il, « l’énergie humaines’écarter des affaires ». Ce serait, ajoute-t-il, les activités « extra-économiques »qui seraient désormais en mesure d’attirer « les meilleurs esprits » et de fournir« les occasions d’aventures ». Pour autant que la notion d’activité extra-économi-que puisse avoir un sens, Schumpeter ne précise pas cependant dans quellemesure ces activités extra-économiques seraient susceptibles d’échapper au con-trôle bureaucratique et, du fait d’être réduites à jouer un rôle négligeable, contri-bueraient à l’émergence de personnalités fortes, d’individualités inspirées et deminorités créatrices.

De manière générale, la poursuite du « progrès » que Schumpeter se permetd’associer à un ordre d’innovation routinier et bureaucratique s’avère d’ailleursplutôt curieuse. L’équipe et l’action concertée qui apparaissent pouvoir prendreefficacement le relais du règne de la « personnalité créatrice » que fut l’entrepre-neur bourgeois débouchent sur une capacité d’innovation insolite, opérant da-vantage sur la base d’une gestion « prosaïque » ou du « calcul strict » que sur lemode romantique de « l’éclair d’intuition géniale ». Le progrès envisagé est loind’aller de soi surtout lorsqu’il mentionne qu’il tend à se « dépersonnaliser et às’automatiser » et que le « travail des bureaux et des commissions tend à se subs-tituer à l’action individuelle » (p. 181). En fait, la plausibilité logique du progrès etdu socialisme que Schumpeter défend sur le papier mais qu’il dénie instinctive-ment s’établit sur des couples antinomiques : routine et progrès, mécanisation etinnovation. À la différence de Weber et Ortega, Schumpeter apparaît vouloirignorer cette contradiction lorsqu’il laisse entendre que, grâce au travail d’équi-pes et de spécialistes entraînés, capables de travailler « sur commande », « l’inno-vation est en voie d’être ramenée à une routine » (ibid.).

Pour bien cerner les convictions de l’auteur, il faut savoir déceler le doublelangage que s’autorise Schumpeter. Comme le signale Osterhammel, l’optimismemesuré dont fait preuve Schumpeter lorsqu’il aborde les avantages que pourraitavoir, sur le plan de la productivité, une gestion socialiste, laisse place à une« ironie pessimiste » lorsqu’il prend conscience que la logique d’effort et de dé-passement individuel portée sur le plan culturel par l’entrepreneur ne sera pas enmesure de réapparaître.7 On ne peut donc suivre l’auteur jusqu’au bout et endos-ser la description avantageuse qu’il nous donne d’une gestion socialiste qui, dé-barrassée des incertitudes et des scrupules de la société capitaliste, serait enmesure de contrôler, plus que tout autre type de régime, les éléments perturba-

7 Jürgen OSTERHAMMEL, « Varieties of Social Economics : Joseph A. Schumpeterand Max Weber », in Max Weber and his Contemporaries, W.J. MOMMSEN,J. OSTERHAMMEL (eds.), London, Unwin Hyman, 1987, p. 115.

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teurs, « déviants » ou improductifs. Car le clin d’œil de l’auteur est évident. L’imageorwelienne8 d’un monde voué, dans la totalité de ses manifestations, au « main-tien » productif d’une discipline collective est trop forte pour ne pas engager lescepticisme de l’auteur sur les conséquences résultant d’une telle mise au pas dela conduite individuelle. Le bilan historique peu concluant qu’il dresse des affini-tés entre les partis socialistes et la démocratie, et la perplexité à peine voilée dontil fait preuve à l’égard de la tentation du pouvoir qui ne saurait manquer des’affirmer dans un régime socialiste en raison du formidable contrôle que ce typede gestion permettrait d’octroyer à ses décideurs, suffisent à meubler « l’indéter-mination culturelle » du socialisme, lorsqu’on interroge les convictions person-nelles de l’auteur, d’une liberté et une individualité problématiques.

2 La renaturalisation de l’espace national

À l’instar de bien des penseurs du tournant du siècle, Ortega s’inquiète de lamarge d’individualité que son époque ménage à l’espèce humaine. Une inquié-tude qui s’exprime de façon notable par l’image de la « masse » qu’il met enscène et popularise dans ses essais journalistiques des années vingt9. La masseincarne cette « structure de la vie » contemporaine qui empêche au « plus hautdegré que l’homme vive en tant qu’individu » (1961, p. 33).

La masse, ou plutôt l’« homme-masse » qui la compose fait preuve d’une « in-gratitude foncière envers tout ce qui a rendu possible la facilité de son existence »(p. 100), et se montre réfractaire à l’idée de se soumettre, se restreindre, secontenir, et de se reconnaître des obligations. Une indocilité qui conduit à l’in-transigeance, car satisfait tel qu’il est, l’homme-masse ne peut que haïr mortelle-ment ce qui n’est pas lui (p. 120). C’est pourquoi il revendique le « droit d’en finiravec la discussion » et « répudie toute forme de communauté qui impliquerait enelle-même l’acceptation de normes objectives, et cela depuis les conversationsjusqu’aux Parlements en passant par la science » (p. 117). Il consacre alors laviolence comme prima ratio, et s’élève contre tout ce qui diffère de l’ensembleindifférencié.

L’action néfaste de la masse ne se réalise pas à proprement parler de ma-nière diffuse ou cumulative, par l’action des seuls comportements individuels,elle se concrétise surtout par l’intermédiaire de l’État contemporain : « L’éta-tisme, dit Ortega, est la forme supérieure que prennent la violence et l’actiondirecte constituées en normes. Derrière l’État, machine anonyme, et par son

8 C’est aussi une image platonicienne d’un monde sans conflit qu’il nous est donné devoir, notamment lorsqu’il mentionne qu’« il sera beaucoup plus facile pour la gestionsocialiste d’employer les instruments d’autorité disciplinaire, quels qu’ils soient, mis àsa disposition » ; 1984, op.cit., p. 288.

9 José ORTEGA Y GASSET, « La Rebelión de las Masas » (1930), vol. IV, in Obrascompletas, Madrid, Revista de Occidente, 1969 ; trad., La révolte des masses, Pa-ris, Gallimard, 1961.

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entremise, ce sont les masses qui agissent par elles-mêmes » (p. 174). Considé-rant que l’État est, avant tout, « producteur de sécurité », et que l’homme-massese reconnaît dans l’État, celui-ci n’a de cesse de réclamer son intervention contretout ce qui lui apparaît problématique, avec le risque de le voir anéantir touteminorité créatrice qui le gêne (p. 171), mais aussi toute spontanéité sociale.

La menace provient précisément de la tâche à laquelle semble condamnéecette « machine formidable » qu’est l’État contemporain : la consolidation exces-sive de l’éthos national. Cet interventionnisme d’inspiration nationaliste travailleà rendre « définitif et spirituel » (p. 224) ce qui, par essence, est dynamisme puret contingence historique.

L’ensemble des maux identifiés par Ortega pointe donc fortement en direc-tion du confinement national dont est l’objet l’Europe : l’individu massifié estsujet à une révolte stérile et barbare parce que l’éthos national se réduit à un faireroutinisé, institutionnellement maintenu, qui s’avère incapable de le mettre « auservice de quelque chose » qui le dépasse. Si le Parlement et la démocratie s’avè-rent discrédités, signale Ortega, ce n’est pas en raison de leur fonctionnementmême ou de leurs défauts notoires, mais parce que « l’Européen ne sait à quoi lesemployer » et « qu’il ne ressent pas d’enthousiasme pour les États nationaux danslesquels il est inscrit et prisonnier » (p. 203). Mais plus important encore, lesprocessus de consolidation nationale contribuent à standardiser les « circonstan-ces » de chacune des nations, une uniformisation mortifère qui empêche l’êtrehumain de s’enrichir, se consolider et se perfectionner en faisant face à une« variété de situations ».

Pour le philosophe madrilène, la civilisation européenne a épuisé l’ensembledes possibilités qui pouvaient être exploitées à l’intérieur du cadre national. Lavitalité européenne se heurte aux « cages réduites » des petites nations qui com-posent l’Europe, à l’atmosphère provinciale et étouffante qui les caractérise. Les« cages » auxquelles Ortega se réfère désignent le cadre national de l’organisa-tion politique et non pas, comme chez Weber, le cosmos figé de l’ordre économi-que moderne issu de l’ascétisme religieux. Un ordre consolidé, établi sur « lenivellement des différences originelles des globules rouges et des sons articulés »(p. 223), dans lequel l’État s’est peu à peu affirmé comme une réalité institution-nelle indépendante, coupée des exigences authentiques de la société qui l’ali-mente, et de plus en plus occupée à garantir sa propre reproduction. Et c’estdans le prolongement excessif de cet ordre établi que la « naturalisation » et la« spiritualisation » – l’intellectualisation dirait Weber – de la nationalité et desproduits de l’unification politique sont devenues, avec le nationalisme, une des« manies » de l’État national ; un « prétexte » qui s’offre, ajoute Ortega, pour élu-der le pouvoir d’invention et de changement et camoufler le vide – ou la crise delégitimité permanente de l’État dirait Habermas10 – sur lequel débouche désor-mais le piétinement des entreprises d’unité nationale.

10 Jurgen HABERMAS, Raison et légitimité, Paris, Payot, 1978.

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3 La sécularisation utilitaire de l’enthousiasme religieux

La perspective historique de Weber sur la conjoncture unique ayant permis à laliberté individuelle libérale bourgeoise de voir le jour dans les sociétés capitalistesoccidentales ne peut s’engager à comprendre la « singularité » de ce développe-ment sans comporter une part de pessimisme. Non seulement cette combinai-son aléatoire de circonstances historiques singulières « ne se répétera jamais »11,mais il est également inconcevable de croire que ce contexte unique va se pro-longer avec l’emprise du capitalisme sur la vie moderne. En fait, c’est seulementparce que le capitalisme a pu bénéficier, pour ainsi dire, de conditions étrangèresà sa propre logique, ou du moins de conditions ayant permis à l’initiative indivi-duelle d’évoluer, un certain temps, sur le versant d’un « enthousiasme religieux »discipliné intérieurement, qu’il s’est trouvé associé à l’émergence de personnali-tés fortes, capables de « mener une vie alerte et intelligente »12 ; de la mêmefaçon que c’est en s’appuyant sur des étais constitués avec des matériaux noncapitalistes, dit Schumpeter, et en tirant son énergie propulsive de règles deconduite non capitalistes, que l’entrepreneur bourgeois a pu assurer le dévelop-pement du progrès économique. L’accomplissement individuel de type bour-geois est à plus ou moins courte échéance menacé à partir du moment où ilapparaît inévitable que la dynamique capitaliste sera, pour ainsi dire, abandon-née à elle-même, et qu’elle ne sera plus partie prenante d’une activité socialehétérogène, mais instigatrice d’un monde à la mesure de ses seules priorités, unmonde unifié et monochrome dans lequel l’activité sera privée de sources ultimesde signification et contrainte d’opérer mécaniquement sous les seuls critères dela rationalité, de la rentabilité et de la prévision.

Ce n’est donc pas au progrès ni à la diffusion du capitalisme en tant que telsque s’adresse la critique de Weber, mais au caractère social et à la conduite quirésultent de ce processus13. Sa critique du processus capitaliste met en causesurtout le moment où se rompt l’affinité entre le marché capitaliste et le maintiendes valeurs individualistes, l’instant où le capitalisme se cristallise en un systèmeinsensible à l’action de l’individu ordinaire. Une critique sociale qui prend commeréférence normative le style de vie issu de l’ascétisme protestant. C’est par rap-port à cette conduite individuelle autorégulée et signifiante qu’est jugée la réifica-

11 Max WEBER, « Zur Lage der bürgerlichen Demokratie in Rußland » (1906),Gesammelte politische Schriften, 2e éd., Tübingen, Mohr, 1958, trad. anglaiseRonald Speirs, « On the Situation of Constitutional Democracy in Russia », in We-ber : Political Writings, Cambridge University Press, 1994, pp. 68-74.

12 Max WEBER, Die protestantische Ethik und der « Geist » des Kapitalismus (1905),in Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, Tübingen, Mohr, 1947, trad. parJ. Chavy, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1967, p.148.

13 Volker HEINS, « Weber’s Ethic and the Spirit of Anti-Capitalism », Political Studies,XLI, 1993, pp. 269-283.

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tion du capitalisme, ce moment où « le vieil esprit capitaliste conquérant » dispa-raît comme vecteur d’accomplissement personnel et que le capitalisme est enmesure de se passer de ce soutien, puisqu’il repose désormais sur un faire routinisé.Bien loin de se fixer simplement à une image de la sphère publique investissantet réglementant notre quotidien, le thème vague de la « bureaucratisation de lavie » sur lequel joue l’appréhension de Weber renvoie aussi au comportementacquis progressivement sur le chemin de la « sécularisation utilitaire de l’enthou-siasme religieux »14. On y découvre une conduite de plus en plus indifférente ausens, au devoir et aux responsabilités engagés dans la poursuite de son activitéfacilitant en cela le désengagement des individus au profit d’une prise en chargeinstitutionnelle de leur existence et la « souveraineté absolue des idéaux de viebureaucratiques »15.

L’image d’une formation de la personnalité et d’une « sélection sociale » quise perd avec la rationalisation et la socialisation de l’activité économique bour-geoise capitaliste est ici déterminante. Que le processus capitaliste puisse, par lesimple fait de dominer toute la vie économique, éduquer et choisir « par un pro-cessus de sélection économique, les sujets – entrepreneurs et ouvriers – les mieuxadaptés et qui lui sont nécessaires », n’échappe ni à Weber, ni à Schumpeter. Ceprocessus d’émulation n’a plus le même effet sur la conduite de vie et l’éducationde la figure individuelle à partir du moment où la sélection capitaliste, c’est-à-direle fait de réussir ou ne pas réussir dans le domaine économique, ne donne plusde prise à une justification spirituelle ou éthique intérieurement motivée et s’im-pose plutôt comme une obligation « désenchantée », vide de sens : celle de survi-vre prosaïquement aux règles du marché, de la rentabilité et de la concurrence.

Sur un autre versant, si Weber appréhende autant la bureaucratisation et laréification de la vie, c’est parce qu’il considère que ces processus contribuent àentraver et à paralyser une conflictualité créatrice qui apparaît vitale à ses yeux.Entre une vie « heureuse et paisible » bénéficiant de la protection d’un État bien-veillant et l’insécurité existentielle qui oblige l’individu à aller de l’avant, à seprendre en main ou à combattre pour faire cesser une situation incommode,Weber a sans conteste une prédilection pour une vie à l’opposé du confort bour-geois ayant acquis la certitude de ses droits politiques. Dans sa façon de voir leschoses, la « sécurité » – publique, matérielle, psychique, spirituelle – ou le bon-heur des masses procède d’une conduite ou d’une entreprise individuelle ayant« déjà » obtenu satisfaction, et donc d’une réalité sociale sur la voie, non pas de lacréation ou de la conquête mais, fatalement, sur la voie de l’institutionnalisationqui survient une fois que l’enthousiasme créateur ou revendicateur s’est refroidisous le coup d’échecs successifs, de la réussite, de la reconnaissance ou de larécupération politique. L’idéal wébérien semble conduire à ce paradoxe : il faut

14 Max WEBER, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op.cit., p.242.15 Expression de Weber tirée du livre de Mommsen, Max Weber et la politique alle-

mande, Paris, PUF, 1985, p.219.

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que les hommes combattent pour s’assurer une vie meilleure ou pour apaiser undoute spirituel ou existentiel sans toutefois jamais y parvenir, comme si le mou-vement ascendant d’une individualité créatrice, revendicatrice ou dissidente re-groupant une communauté d’intérêts risquait toujours, à un certain point, defranchir le seuil où l’individualité forte va s’affaiblir avec la reconnaissance (ou lacooptation) institutionnelle des revendications, avec la dissociation de la créationde l’acte créateur ou, enfin, avec la transformation de l’organisation diffuse enorganisation consolidée se suffisant à elle-même.

4 Un univers doux et monochrome

C’est par rapport à une idéalisation du combat, d’une vie appelée à se surpasseren se heurtant à un ensemble de difficultés et d’insatisfactions, d’une conduiteamenée à réagir aux tensions de l’activité sociale, que se construit chez ces troisauteurs le reflet négatif de la civilisation à venir. L’image d’un monde mono-chrome et normalisé soumettant l’homme à la discipline impersonnelle d’uneactivité objectivée est bel et bien l’image inversée, démonisée d’une intuitioncommune à ces trois auteurs : cette drôle d’idée que la personnalité se révèledans l’adversité et qu’elle régresse dans la sécurité, la routine, le confort. Cetteintuition laisse entendre que l’homme ne peut progresser, exceller, s’accompliret acquérir une personnalité que s’il évolue non pas dans un vide – que ce videsoit la vacance du sens, des valeurs ultimes et des aspirations de la vision roman-tique du monde, le vide de la routinisation et de l’impersonnalité la plus forma-liste – mais dans un univers d’impératifs et de défis, d’obligations morales etd’émulation, de devoir éthique et de rivalité. Dans l’appréhension des sociétés àvenir, la métaphore d’un monde sans entraves, vidé de toute résistance, de toutetension apparaît prendre une importance plus grande, plus inquiétante chez cestrois auteurs que celle d’un trop-plein bureaucratique étouffant sous le poids deses normes et de ses décrets administratifs la figure individuelle. En fait, ces deuximages se rejoignent sur le plan du sort qui est réservé à la personnalité : dans lesdeux cas, l’individu est, intérieurement, laissé à lui-même, et n’est pas appelé àréagir au monde qui l’entoure, sinon pour se conformer « mécaniquement » à unordre déjà établi.

L’uniformité des conditions et le caractère unidimensionnel de l’homme, pourreprendre l’expression de Marcuse, semblent définir chez ces trois auteurs lacondition de l’homme moderne désenchanté : que ce soit à travers la masse,l’empire de la technique, la démocratisation ou l’égalisation des conditions, larationalisation, la socialisation, la bureaucratisation ou la nationalisation, on peutdifficilement ne pas y déceler la préoccupation de W. Humboldt et Stuart Mill,dont s’inspire d’ailleurs Ortega, sur « l’homogénéité de mauvais aloi » qui croîtpartout en Occident. Chez Schumpeter, c’est tout le capitalisme et la civilisationindividualiste qui « dégénèrent » à partir du moment où ils s’avèrent affranchisdes contraintes (religieuses, chevaleresques, romantiques) étrangères à leur pro-pre logique. Dans la perspective wébérienne sur le capitalisme, l’homogénéité

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structurelle apparaît comme le terme inévitable vers lequel tend le processuscapitaliste, un dénouement fatal débouchant sur une fixité routinière et bureau-cratique. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les appels de Weber aumaintien de la nation allemande sur la voie de la concurrence internationale, dela conquête, du libre marché, considérant que toute tentative de repli défensif ouprotectionniste participerait inévitablement au raidissement de l’activité écono-mique. Une position qui rejoint, paradoxalement, la défense par Ortega d’unespace européen capable de mettre fin à l’uniformisation paralysante issue desprocessus de consolidation nationale, et d’introduire le mouvement, la concur-rence, le métissage et l’hétérogénéité entre les groupes et les entreprises deculture menacés par une objectivation et une ritualisation excessives.16

Conclusion : qui gouverne ?

Le discours nostalgique et, à plusieurs points de vue, idéalisé de ces trois Euro-péens sur des figures historiques exceptionnelles – le protestant inspiré chezWeber, les minorités d’élite chez Ortega, l’entrepreneur héroïque chez Schum-peter – nous révèle des auteurs préoccupés par les possibilités d’affirmation per-sonnelle dans un monde rationalisé et massifié. Il y a bien en effet l’intuitiond’une énergie individuelle s’épuisant avec le temps sous le poids d’un formalismede plus en plus froid, dans le mouvement qui va de l’entrepreneur capitalisteaventureux à l’équipe de recherche prosaïque et méthodique (Schumpeter), du« léger manteau » à la « cage d’acier » (Weber), des minorités conquérantes deleurs droits aux communautés nationales massifiées (Ortega).

Leur interrogation sur l’encadrement (religieux, axiologique) de la figure indi-viduelle n’est nulle part aussi tourmentée par ce qui se prépare à l’horizon quelorsqu’elle s’adresse à la gouverne : qui et comment gouvernera les sociétésmodernes si l’attribution des postes ne se détermine plus en fonction de la per-sonnalité, du charisme ou des qualités de leadership, si le calcul parvient à sup-primer l’intuition et cet art avec lequel le chef « naturel » arrivait à métamorpho-ser une situation insatisfaisante en projet politique d’envergure ? L’interrogationest d’autant plus vive que l’évolution des sociétés occidentales semble débouchersur une relève impossible : les nobles ne dirigent plus, les bourgeois en sontincapables17, les bureaucrates manœuvrent dans l’ombre, les masses s’imposent,les politiciens sans vocation s’inclinent et la rationalité objectivée progresse. Danscette évolution qui apparaît consacrer le recul progressif de la gouverne inspirée,ou de la « démagogie de grand style » dirait Weber, au profit de processus déci-

16 Cf. Jacques ZYLBERBERG, « Ortega y Gasset, José » in F. Châtelet, O. Duhamel etE. Pisier (eds.), Dictionnaire des œuvres politiques, Paris, PUF, pp.775-780.

17 L’image d’une bourgeoisie ne possédant pas « cet art et cette habitude de comman-der et d’être obéi », pour reprendre l’expression de Schumpeter, est une image récur-rente chez ces trois auteurs. Un constat qui renvoie évidemment à une idéalisationdes aptitudes « au combat » et des qualités de « leadership » attribuées à l’aristocratie.

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sionnels rationalisés, impersonnels et « décantés » sur plusieurs niveaux avantd’être retraduits et métamorphosés de façon à annihiler complètement le sceauinitial de la personnalité, se profile en fait l’idée et l’appréhension d’un comman-dement sans leadership, d’une gouverne sans gouvernants et même, avec l’émer-gence des masses, d’une « démocratie gouvernante » substituée à une « démocra-tie gouvernée »18. Si Schumpeter semble se résoudre impassiblement à une telleévolution lorsqu’il envisage la plausibilité d’un socialisme porté par une gouvernerationalisée, ou lorsqu’il élabore sa théorie de la démocratie procédurale, danslaquelle la gouverne devient une affaire de professionnels et d’alternance sereineet contrôlée, plus technique que passionnée, Weber et Ortega, en revanche,manifestent clairement leur inquiétude et leur différence : pour eux, la gouvernepeut difficilement passer sous le contrôle des techniciens sans âme, des spécialis-tes sans vision et des politiciens professionnels sans cause, sans que la pétrifica-tion des sociétés s’accomplisse sur tous les plans de l’activité humaine.

18 George BURDEAU, La démocratie, Paris, Seuil, 1966.

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