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INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

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MILTON FRIEDMAN Prix Nobel

INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE

A vant-propos de

CHRISTIAN SCHMIDT

CALMANN-LÉVY

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Titre original de l'ouvrage DOLLARS AND DEFICITS

Traduit de l'américain par DAISY CAROLL

Cet ouvrage a été publié pour la première fois en langue française d~ns la collection

« Perspectives de l'Economique» dirigée par Christian Schmidt

La loi du Il mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite» (alinéa le< de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constitue­rait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

Original English language edition published by Prentice-Hall, lnc., Englewood C/iffs, New Jersey, U.S.A.

© 1968, Prentice-Hall

© Cal mann-Lévy, 1969, 1976

ISBN 2-86917-008-4

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AVANT-PROPOS 1

La présente et cinquième édition d'Inflation et systè­mes monétaires de Milton Friedman comporte par rap­port à l'édition initiale de 1969 un texte nouveau qui constitue le chapitre premier sous le titre « L'Inflation, mal incurable?». Interrogé sur l'opportunité d'une révision du choix des textes retenus pour la première édition ou d'une nouvelle introduction, le pr Milton Friedman a répondu que l'ouvrage dans sa présentation initiale gardait toute son actualité.

On peut cependant se demander si l'inflation qui ne cesse de frapper nos économies industrielles occidenta­les présente exactement les mêmes caractéristiques que celles que l'on pouvait observer à l'époque où Friedman écrivait ces articles et si les débats théoriques qu'elle suscite se déroulent toujours sur le même terrain.

L'inflation actuelle présente certaines caractéristiques nouvelles. Le rythme des hausses de prix a beaucoup varié d'un pays à l'autre. Son accélération s'est souvent accompagnée d'une aggravation du chômage. Les échanges extérieurs, loin d'en avoir tempéré les effets, semblent au contraire avoir joué un rôle déterminant dans sa transmission.

En ce qui concerne l'évolution des idées, la nouvelle orthodoxie monétariste dont Milton Friedman fut le principal théoricien est passée du stade de la curiosité universitaire à celui de la reconnaissance politique, puisque aussi bien aux États-Unis qu'en Europe occi­dentale et en particulier en France, des politiques de contrôle et d'encadrement du crédit et de la liquidité ont été mises en application, suivant des modalités diverses.

1. Cet avant-propos à la deuxième édition française (1976) a été légèrement remanié pour cette nouvelle publication.

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font apparaître que le rapport ~ n'a pas la significa­y

tion universelle que lui prête Milton Friedman et que sa valeur explicative apparaît au contraire très variable d'un pays à l'autre l .

En outre, à partir de 1970, les deux courbes représen­tant les indices retenus se recoupent à plusieurs reprises. On peut y voir dans certains pays, comme les États-Unis, la marque d'une politique systématique de contrôle de la masse monétaire exercée par les autorités politiques. Mais il est difficile d'en déduire, au-delà de ces éviden­ces, une explication de portée plus générale sur la nature causale du lien qui unit les deux indices2• Car si dans certains pays, comme par exemple la Grande-Bretagne et le Japon, le gonflement de la masse monétaire semble effectivement précéder l'accélération de la hausse des prix, dans d'autres, comme l'Allemagne ou même la France, c'est le phénomène inverse qui semble au contraire s'observer.

On pourrait du reste, en prolongeant cette observation, formuler une remarque qui n'est paradoxale qu'en appa-

rence. En France, le ratio ~ se révèle très significatif y

dans la période considérée, tandis que l'explication de l'inflation par l'augmentation du taux de liquidité se trouve contrecarrée par la relation inverse de l'inflation anticipée sur la demande d'épargne liquide. En Républi-

que Fédérale Allemande, où la relation ~ est statisti-y

quement peu significative, le taux de liquidité semble au contraire expliquer de manière assez satisfaisante le phénomène par ailleurs plus modéré de hausse de prix. Doit-on en conclure pour autant que la pertinence de ces deux formulations est inversement proportionnelle?

1. Sur ce point, cf A. GOUTIÉRE, «Taux de liquidité dans les différents pays occidentaux », Statistiques et études économiques et financiéres, nO 22, février 1976, pp. 3 à 15.

2. Cette question a été examinée précédemment en particulier par N. KALDOR : «The new monetarism », Lloyd's Bank Review, juillet 1970, pp. 1 à 18.

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AV ANT-PROPOS 13

Certainement pas, puisque des particularités relatives aux institutions et aux comportements financiers peu­vent également en rendre compte.

En définitive, faute d'une définition théorique perti­nente de la monnaie et! ou de la liquidité, les évidences empiriques s'avèrent d'autant plus contestables qu'elles sont plus difficiles à réfuter.

LA RELATION ENTRE LA MONNAIE ET L'INFLATION SE MANIFESTE-T-ELLE EXCLUSIVEMENT

PAR L'INTERMÉDIAIRE DU NIVEAU GÉNÉRAL DES PRIX ?

La vérification de cette hypothèse rencontre un préa­lable statistique. En toute rigueur, l'indice mesurant le niveau général des prix devrait comprendre l'ensemble de tous les prix. Or, l'indice souvent retenu ne concerne que les seuls biens de consommation. L'établissement de cet indice des prix à la consommation a soulevé du reste, ici et là, de sérieuses controverses qui se sont amplifiées au cours des dernières années.

Mais la question posée par le recours au niveau général des prix pour expliquer l'inflation est plutôt d'ordre conceptuel l . Elle renvoie à la célèbre dichotomie posée par les quantitativistes entre les prix relatifs (ou prix réels) et le niveau des prix (ou prix nominaux). Or, le phénomène de hausse des prix s'est manifestement toujours accompagné d'un bouleversement dans la struc­ture des prix relatifs au moins au cours des quinze dernières années. L'exemple le plus frappant est évi­demment celui du prix de l'énergie et de certaines matières premières. Mais leur caractère singulier réduit la portée théorique de leurs manifestations. L'élargisse­ment de l'écart entre les gains de productivité d'un secteur à l'autre affecte les relations des prix relatifs tout

1. Un tel concept ne serait vraiment pertinent pour appréhender l'inflation que si tous les prix augmentaient exactement dans les mêmes proportions, ce qui résoudrait de ce fait le problème de la mesure de l'inflation. Cela explique, notamment, les prises de position répétées de Milton Friedman en faveur des formules d'indexation en période d'inflation prolongée.

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en contribuant à la dynamique inflationniste par une tendance à l'alignement des rémunérations dans tous les secteurs.

Une autre manifestation de l'importance des distor­sions de prix dans la conjoncture inflationniste actuelle peut être trouvée dans l'évolution divergente et même dans les retournements observés dans la hiérarchie des indices respectifs des prix intérieurs, des prix d'importa­tion et des prix d'exportation dans les principaux pays industriels. Cette situation ne reflète pas seulement les positions de change des différentes monnaies, mais fait intervenir un processus inflationniste étranger à la doc­trine monétariste, qui tire son origine de l'ajustement des revenus salariaux aux prix des produits importés dont l'évolution est elle-même largement tributaire des fluc­tuations de changes.

Mais l'interprétation de ces différents phénomènes varie selon le schéma théorique adopté. Dans la perspec­tive quantitativiste, on s'efforce d'évaluer la: part de l'inflation imputable aux hausses relatives du prix de certains produits ou facteurs avant de s'interroger sur la relation entre la monnaie et le niveau des prix. La première opération se révèle statistiquement délicate en raison de la diversité des délais de transmission et de la difficulté de prendre en compte les effets d'anticipation qui ont fait cependant l'objet de nombreux travaux récents. Quant à la seconde, elle se trouve biaisée par la manière même dont la question se trouve posée. En effet, alors que toute hausse du niveau des prix, quelle qu'en soit l'origine, implique nécessairement une augmenta­tion de la masse monétaire en circulation, en raison du caractère tautologique de l'équation quantitative, la hausse d'un prix par rapport aux autres n'entraîne aucune augmentation automatique de revenu monétaire.

Pour Hayek comme pour Keynes, ou tout au moins pour certains de leurs interprètes contemporains (sur ce point curieusement les pensées d'Hayek et de Keynes se rejoignent), la monnaie intervient directement dans les processus économiques baptisés à tort « réels ». Si l'on adopte par exemple le schéma proposé par Hayek dans

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AVANT-PROPOS 15

Prix et production', une distorsion dans les prix relatifs, quelle qu'en soit l'origine, peut se révéler tout à la fois génératrice d'inflation et de chômage par l'intermédiaire d'une modification induite de la structure de production sans nécessiter de variation dans le stock total de monnaie. Ce type d'analyse est susceptible de prolonge­ments intéressants dans la mesure où elle permet de prendre en compte par exemple l'inégalité des agents face à la contrainte de la liquidité, en envisageant notamment la diversité de leur situation dans le contrôle de leur prix et la position qu'ils occupent dans le système de production.

En d'autres termes, il semble qu'il soit aujourd'hui possible d'expliquer l'inflation récente en «monéta­riste », sans adhérer pour autant, tout au contraire, à la théorie quantitative.

L'INCIDENCE DE LA MASSE MONÉTAIRE SUR LES PRIX EST-ELLE INDÉPENDANTE

DU NIVEAU DE L'EMPLOI ?

L'analyse de Milton Friedman implique que l'ensem­ble des ajustements économiques se fait par le moyen des prix, ce qui revient à supposer, soit que l'économie se trouve en situation voisine du plein emploi, lorsqu'on raisonne à court terme, soit, de manière plus fidèle à la pensée du maître de Chicago, qu'il existe un taux de « chômage naturel» reflétant les insuffisances du sys­tème d'information, lorsqu'on raisonne de manière ten­dancielle. Ces hypothèses conduisent inévitablement les monétaristes de l'école de Chicago à privilégier para­doxalement le mécanisme de l'inflation par la demande, même si par ailleurs leur analyse les conduit à rejeter, légitimement, la distinction traditionnelle entre l'infla­tion de la demande et l'inflation des coûts. Mais, si l'on observe une capacité productive momentanément inem­ployée suffisamment importante, ou si un taux de chô­mage nettement supérieur au chômage naturel se pro-

1. F. VON HAYEK, Prix et production, Cal mann-Lévy, Paris, 1975 ; collection Agora, Presses-Pocket, 1985.

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longe pendant une période suffisante (sous réserve que le taux de chômage naturel soit susceptible d'une évalua­tion correcte), rien ne s'oppose, dans le cadre analytique friedmanien, à ce qu'une augmentation des revenus monétaires puisse avoir également (et même peut-être principalement) une incidence sur le volume de la production.

En définitive, la difficulté à laquelle se trouvent confrontés les économistes de Chicago est de même nature que celle également rencontrée par certains éco­nomistes néo-keynésiens contemporains comme Barro et Grossman. Il s'agit en effet d'expliquer quelles relations peuvent entretenir entre elles les deux modalités théori­ques d'ajustement, par les prix et par les quantités. On savait, au moins depuis Phillips, que ces deux mécanis­mes pouvaient opérer simultanément. Mais on admettait qu'en règle générale l'un domine l'autre, ce que semblait confirmer la célèbre courbe. La nouveauté de la situation présente ne réside donc pas dans l'existence simultanée de l'inflation et du chômage, mais dans l'accélération concomitante possible des deux taux.

Il apparaît qu'en période de sous-emploi, l'inflation peut être expliquée par d'autres causes que l'augmenta­tion de la quantité de monnaie mise en circulation par les autorités. En revanche, l'ajustement par les quantités, quand il se manifeste, n'est pas exempt de conséquences monétaires comme s'emploient à le démontrer les théo­ries pius récentes du déséquilibre.

Au terme de ce bref avant-propos il apparaît qu'en dépit de la banalisation des politiques monétaires, de l'affinement des travaux statistiques sur la demande de monnaie et de la multiplication des hypothèses sur le comportement d'anticipation des agents, il n'est pas encore possible d'énoncer un jugement tranché sur la théorie monétaire de Milton Friedman. Cette situation singulière qui tire son origine de l'ambiguïté méthodolo­gique de son auteur l confère en tout cas à cette théorie la valeur d'un ensemble d'hypothèses qui n'a rien perdu

1. Pour un approfondissement de cette caractéristique de la pensée friedmanienne, cf C. SCHMIDT, la Sémantique économique en question, Cal mann-Lévy, Paris, 1985, pp. 132 à 140.

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AVANT-PROPOS 17

aujourd'hui de son caractère stimulant, provocant et toujours controversé.

CHRISTIAN SCHMIDT (octobre 1976).

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AVERTISSEMENT À LA PREMIÈRE ÉDITION

Le livre que nous publions, sous le titre français Inflation et systèmes monétaires, est formé d'un ensemble d'arti­cles du pr Milton Fried11]an dont la plupart ont été tirés d'un recueil édité aux Etats-Unis, intitulé Dollars and Deficits.

En apparence, c'est la variété de contributions qui consti­tue l'attrait principal de ce regroupement. Cette diversité se manifeste quant à la date (certains de ces travaux remon­tent à 1953, comme l'article prophétique « Why the ameri­can economy is depression-proof? », qui s'intitule dans la présente édition « Pourquoi l'économie américaine est-elle à l'abri d'une crise? » et constitue le chapitre premier de la deuxième partie) tandis que d'autres comme «Free ex­change rates» ou encore l'épilogue ont été écrits respecti­vement en 1967 et en juillet 1969. Elle s'exprime également quant aux thèmes traités (théorie monétaire, politique économique nationale, relations internationales) et plus encore quant à la destination de ces écrits (articles de revues, contributions à des colloques scientifiques mais aussi documents administratifs comme les deux mémoran­dums de 1965 et 1966 préparés pour la réunion des consul­tants du directoire du Federal Reserve System). En ce sens cet ouvrage donne un aperçu fidèle des différents aspects de la pensée et de l'action de Milton Friedman. L'économiste universitaire reconnaîtra au passage l'épistémologue d'Es­says on positive economics dans l'introduction (<< les Querelles d'économistes, illusions ou réalité? ») tandis qu'il retrouvera le théoricien de The Quantity Theory of Money, or Retestament dans le chapitre III de la première partie (<< la Demande de monnaie ») et l'historien de The

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Monetary History of the United States 1867-1960 dans le chapitre IV de Ifi première partie (<< les Leçons de l'histoire monétaire des Etats- Unis»). Le public moins averti appré­ciera le professeur qui ne dédaigne pas de commenter l'actualité en termes accessibles pour tous dans ses édito­riaux réguliers du Newsweek et de participer par ses conseils à la vie publique américaine. Il pourra au passage mesurer la distance qui sépare encore l'économiste aux États- Unis de son homologue français.

Christian SCHMIDT. (Septembre 1969)

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INTRODUCfION

QUERELLES D'ÉCONOMISTES, ILLUSIONS ET RÉALITÉ

« Laissez trois économistes ensemble et vous êtes sûr d'avoir au moins quatre avis sur la politique à suivre. » Telle est l'idée reçue à la mode, qui dit encore : « Si les médecins ne sont pas d'accord, comment les malades peuvent-ils se soigner? »

Comme la plupart des clichés, celui-ci contient une part de vérité. Cependant, le désaccord apparent entre les économistes est grandement amplifié. Il est évident que lorsqu'ils discutent entre eux ils ne passent pas leur temps à répéter ce qu'ils savent déjà tous; ils confrontent leurs opinions. La même impulsion qui pousse un fabri­cant à différencier son produit pousse un économiste, lorsqu'il émet un avis publiquement, à exposer son point de vue sous la forme la plus originale et la plus person­nelle possible. Les perroquets ne sont pas tellement imités - du moins volontairement.

De plus, les économistes, lorsqu'ils font part au public de leur point de vue, ont tendance à adapter leurs jugements strictement économiques aux impératifs de souplesse et de réalisme politique qui s'imposent à eux à des degrés divers. Un exemple classique nous est fourni par le plaidoyer de J. M. Keynes pour l'instauration de droits de douane en Grande-Bretagne, en 1931. En tant qu'économiste, Keynes était favorable à une dévaluation de la livre, parce qu'il voyait en elle le meilleur remède aux maux dont souffrait l'économie anglaise. Mais il comprit que la dévaluation était impraticable sur le plan politique. Il en vint donc à penser que les tarifs doua­niers étaient le seul moyen, encore que très imparfait, d'obtenir les résultats qu'on aurait pu attendre de la

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dévaluation. Au cours des six mois pendant lesquels Keynes défendit cette thèse, la Grande-Bretagne déva­lua. Keynes, avec la souplesse peu commune qu'on lui connaît, revint bien sûr immédiatement sur sa position et cessa de défendre les tarifs douaniers. Cependant, comme il le fit remarquer dans une note rajoutée à l'occasion de la réédition d'un de ses ouvrages qui traite de ce thème, tous ceux qu'il avait précédemment convaincus ne possédaient pas la même faculté d'adap­tation'.

Dans un domaine qui n'est pas traité dans ce livre, on cite souvent l'exemple du salaire minimum garanti. On aurait du mal à trouver un économiste réputé, quelles que soient par ailleurs ses convictions politiques, qui ne soit pas convaincu que le salaire minimum garanti accroît le chômage de la main-d'œuvre non spécialisée. Il serait presque aussi difficile d'en découvrir un qui considère que les avantages du salaire minimum sont assez puissants pour contrebalancer ses effets fâcheux sur le chômage. Les économistes évitent cependant de se prononcer en faveur de la suppression du salaire mini­mum, car ils reconnaissent que, s'ils adoptaient publi­quement cette position, ils seraient considérés par une large fraction de l'opinion comme « réactionnaires» et « sans cœur ». C'est pourquoi ils préfèrent encore garder le silence sur cette question.

Un autre exemple concerne le prix de l'or et du dollar. Il est problable que la grande majorité des économistes spécialisés dans la monnaie et le commerce extérieur est favorable à l'abandon du cours fixe de l'or et à l'assou­plissement du cours du dollar (voir en particulier le chapitre sur les taux de change flexibles). Mais plus d'un hésite à recommander une telle politique car ils savent tous que les dirigeants de Washington lui sont formelle­ment opposés, de même qu'à toute discussion publique autour de ce sujet. En définitive, ils ont donc professé des solutions de second ordre pour résoudre notre problème de balance des paiements.

Ce dernier exemple illustre également un autre type de

1. John Maynard KEYNES, Essays in Persuasioll, New York, Har­court Srace & Co, 1932, p. 286.

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INTRODUCfION 23

lien entre les considérations politiques et les contraintes économiques. Sur le plan de l'or et des taux de change, les aménagements actuels dépendent en partie d'un accord mutuel des différents pays, sous l'égide d'un organisme mondial, le Fonds monétaire international. L'application de ces divers aménagements doit avoir une incidence sur les relations politiques internationales. Certains économistes, qui prôneraient la libération du cours de l'or et les taux de change flexibles, s'ils n'en considéraient que les aspects économiques, pensent que leur mise en application entraînerait de tels inconvé­nients sur le plan politique, qu'ils en contrebalanceraient les avantages techniques. En tant que citoyens responsa­bles, ils considèrent qu'il est de leur devoir d'exposer au public l'ensemble des conséquences économiques et extra-économiques de la réforme.

Comme la plupart de ces exemples le montrent, les économistes ont manqué de clairvoyance lorsqu'il s'agis­sait de prévoir ce qui était politiquement possible. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai tendance à accorder peu de poids au problème de l'adaptation à la politique. En d'autres termes, je me préoccupe peu de savoir si une proposition est susceptible d'être adoptée sans difficulté. (Bien entendu, il ne faut pas négliger la question de l'adaptation à la politique, entendue cette fois en un sens très différent, celui de l'efficacité d'une mesure, une fois adoptée, compte tenu du système politique dans lequel elle est entrée en vigueur.) Je suis un économiste profes­sionnel, mais un politique amateur. Est-il vraiment rai­sonnable et est-ce bien l'intérêt du public de laisser mes opinions de politicien amateur prendre le pas sur mes jugements d'économiste professionnel?

Quoi qu'il en soit, la tendance à mêler les considéra­tions politiques aux analyses économiques est une des raisons pour lesquelles les courants d'opinion exprimés par le public accordent une importance exagérée aux divergences entre les économistes.

De nombreuses années d'expérience m'ont révélé un phénomène assez différent. De temps à autre, j'ai parti­cipé à des débats entre économistes et non-économistes. Quels que fussent le sujet de la discussion et les diver­gences d'opinion politique entre les économistes pré­sents, ces derniers ne tardaient pas à se solidariser pour

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ne former plus qu'un seul groupe vis-à-vis des autres participants. Leur formation leur donnait une même approche des problèmes; le noyau de la théorie écono­mique communément admis les amenait rapidement à tirer les mêmes conclusions des postulats de base.

Mais une demi-vérité n'est qu'à moitié vraie. Bien que très exagérées, il existe effectivement des divergences de vue entre les économistes, quant aux origines et aux remèdes des maux de notre économie. N'importe quel lecteur de ce livre un peu perspicace le reconnaîtra aisément. Sans doute ne suis-je pas tout à fait immunisé contre la tentation de différencier mon produit. Mais même si je m'autorise quelques libertés à cet égard, il n'en reste pas moins vrai que mes avis sur la politique à suivre ont longtemps divergé et divergent encore de ceux de nombreux économistes, bien qu'il me faille ajouter, pour être tout à fait honnête avec moi-même et avec mes collègues, que je suis beaucoup plus entouré aujourd'hui qu'au moment où les différents articles qui composent ce livre ont été écrits, beaucoup moins en raison de mes qualités rhétoriques personnelles qu'en raison de celles des événements économiques.

Comment de telles divergences peuvent-elles naître? Comment se fait-il qu'après près de deux siècles de travaux économiques prétendument scientifiques (ils prirent leur essor à partir de la Richesse des nations, d'Adam Smith, publié en 1776), après de nombreuses études empiriques très élaborées, après de tout aussi nombreuses discussions entre économistes, ces derniers puissent encore n'être pas d'accord sur des questions aussi simples que l'incidence d'une augmentation d 'im­pôt sur la pression inflationniste, l'effet de la politique monétaire sur le niveau du taux de l'intérêt, et la relation entre le prix de l'or et le problème de la balance des paiements, en dehors même de tout débat sur la mise en application des mesures retenues. Mais si l'opinion des économistes diverge sur ces questions, quelle ligne de conduite devront adopter les citoyens? Pourquoi alors devrait-on accorder une confiance particulière à mon jugement, plutôt qu'à celui d'autres économistes répu­tés?

Ce sont là des questions ardues auxquelles il est difficile, me semble-t-il, de répondre et mon sentiment à

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INTRODUCTION 25

leur endroit est assez confus. A un certain niveau, la tâche primordiale des économistes consiste sans doute à convaincre en premier lieu leurs semblables, et ce n'est qu'à partir du moment où un consensus a été établi entre les professionnels qu'il est temps de conseiller le public dans son ensemble. Si je ne réussis pas à convaincre mes collègues économistes, comment pourrais-je avoir assez confiance en mes propres remèdes pour les conseiller au public? Et comment pourrais-je le persuader de choisir les miens plutôt que ceux des autres collègues ?

D'un autre côté, il n'est pas sûr que pour s'adresser au public il faille nécessairement attendre qu'un large consensus se soit déjà manifesté entre les économistes. Un corps professionnel entier n'a pas moins qu'une personne seule la faculté de construire un système cohé­rent d'idées reçues qui présente une grande résistance au changement'. Cela a ses mérites, mais si l'on se prive de tout recours possible en dehors de la profession, ce genre de résistance peut aller loin. L'histoire de la science et des techniques a montré mainte et mainte fois que c'est le tortueux, le marginal, l'empêcheur de penser en rond, qui découvre un nouveau point de vue, invente, révèle une voie originale, et remet en question les erreurs longtemps admises.

On dit souvent que des considérations strictement pratiques doivent servir à guider le public. Le malade ne peut pas se permettre d'attendre que l'accord se soit fait dans l'ensemble du corps médical sur la nature, la cause et les moyens de remédier au mal dont il souffre. Si les médecins s'entendent, alors c'est parfait, mais si tel n'est pas le cas, il vaut mieux que le public soit averti de toutes les divergences d'opinion qui doivent être aplanies avant de parvenir à l'unanimité des experts.

Il s'agit là d'un véritable dilemme qui n'àdmet pas de solutions toutes faites. Nous devrons beaucoup tâtonner

1. La meilleure illustration en est fournie dans un autre domaine par un ouvrage de Robert ARDREY, Gellesis Africall (Atheneum, 1961), qui décrit les réactions du monde des anthropologistes à l'apparition de nouvelles théories qui s' inscrivaient en faux contre les conceptions les mieux établies relatives à l'origine de l'homme. Cet exemple est particulièrement intéressant en raison des querelles que nous avons eues sur le terrain de l'économie avec des keynésiens irréductibles.

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et choisir nos économistes et nos médecins le mieux possible, en faisant confiance à des indices assez impré­cis, avant de pouvoir nous fier à l'opinion de l'un d'entre eux et penser qu'un succès passé a des chances de se reproduire dans l'avenir.

S'il ne m'est pas possible de fournir au public un moyen facile de choisir ses économistes, je peux cepen­dant l'aider en lui indiquant quelles sont, à mon avis, les principales sources de divergences entre les économistes (je parle des divergences véritables, à l'exclusion de celles qui sont le fait des passions politiques) dans trois domaines de la politique économique abordées dans ce livre : l'inflation, la politique monétaire, et la balance des paiements.

Le désaccord sur les politiques proposées correspond en dernière analyse à un double débat : l'un, de nature scientifique, relatif aux conséquences prévisibles de ces politiques; l'autre, plus subjectif, portant sur leur oppor­tunité.

J'ai longtemps défendu l'idée que les différences dans les politiques prônées par les économistes américains provenaient davantage de divergences d'analyses scien­tifiques plutôt que de conflits de valeur. Cela est particu­lièrement vrai en ce qui concerne les thèmes traités dans ce livre. Les économistes sont presque unanimes à dire qu'il est bon que les prix soient stables, que l'emploi atteigne et conserve un niveau élevé, et que le maximum de liberté soit laissé dans le domaine du commerce extérieur. Le public dans son ensemble partage cette façon de voir, à l'exception du commerce extérieur (sujet qui, pourtant, sous l'angle technique, a réussi à faire la presque unanimité dans les rangs des économistes, et ne doit pas être confondu avec le problème du « protec­tionnisme » qui se pose en politique). Il est plus facile de s'entendre sur les objectifs globaux à atteindre, que de déterminer lequel on devra préférer s'ils s'avèrent incompatibles entre eux, de telle sorte que les vérita­bles divergences portent sur la question technique de savoir jusqu'où on peut sacrifier l'un pour favoriser l'autre.

Les oppositions qui se manifestent au niveau des jugements de valeur jouent sans doute aussi un rôle important, notamment lorsqu'elles apparaissent en rela-

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INTRODUCTION 27

tion plus ou moins étroite avec la distribution des reve­nus. Cependant, même dans cette hypothèse, les diver­gences sont surtout de nature scientifique.

Je suis opposé, par exemple, à notre impôt progressif sur le revenu non pas parce que je prône l'inégalité des revenus mais parce que je pense que cet impôt est un artifice, qui traite différemment des personnes qui se trouvent dans la même position économique, élargit au lieu de restreindre les écarts entre les revenus, et empêche que les qualités humaines et l'intelligence se développent. Or, nombreux sont les économistes qui placent l'égalité plus haut que moi dans l'échelle des valeurs et qui sont cependant d'accord avec cette inter­prétation.

Bien que je demeure persuadé que les conflits d'ori­gine scientifique sont beaucoup plus importants que les oppositions se rapportant aux jugements de valeur, cette conviction souffre certaines exceptions dont il m'a fallu tenir de plus en plus compte. Il se produit ainsi de nombreuses interactions entre les propositions scientifi­ques et les jugements de valeur. Toute analyse scientifi­que implique nécessairement une part d'incertitude. Les économistes s'occupent de phénomènes à la fois com­plexes, variés et interdépendants. Un bouleversement économique peut affecter des centaines de millions de personnes et de nombreux facteurs économiques, politi­ques et sociaux, là où on ne s'y attendait pas. Pour prendre un seul exemple, clair et net : les perfectionne­ments techniques de l'extraction de l'or en 1890 se sont surtout répercutés sur l'industrie de l'or en Afrique du Sud, qui joua un rôle prépondérant dans le développe­ment de ce pays, mais ils provoquèrent également une inflation mondiale pendant une vingtaine d'années et ruinèrent la position de William Jennings Bryan comme candidat à la présidence l .

Le choix des valeurs fondamentales propre à chaque savant n'est pas étranger à la formation de ses jugements scientifiques en raison même du caractère essentielle-

1. V. Milton FRIEDMAN et Anna SCHWARTZ, Monetary History of the United States, 1867-1960, Princeton University Press for the National Bureau of Economic Research, 1963, p. 8.

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ment hypothétique du travail scientifique et, comme il est normal, ce sont ces jugements qui lui serviront de base pour recommander une politique économique. Une personne comme moi, qui considère la liberté comme essentielle pour le bon fonctionnement des relations entre les individus, et qui pense (cette fois, non plus sur le mode de la conviction, mais avec des preuves scienti­fiques à l'appui) que pour préserver la liberté il faut limiter le rôle du gouvernement et accorder une impor­tance primordiale à la propriété privée, au libre marché, et aux accords de volonté, sera naturellement portée à ne pas douter des effets précis que pourraient avoir des mesures favorables à une politique fondée sur la libre concurrence. D'un autre côté, celui qui considère le bien-être ou la sécurité comme primordiales et qui pense (encore une fois en fonction d'une analyse rigoureuse) que ces objectifs ont le plus de chances d'être atteints par des actions gouvernementales destinées à contrôler et à régulariser l'activité privée, fera taire ses doutes sur le bien-fondé d'une politique de dirigisme économique. Chacun trouvera également des raisons qui plaideront en faveur de l'intervention gouvernementale ou du « lais­ser-faire l ».

Une autre manière selon laquelle les jugements de valeur s'immiscent dans le choix des politiques apparaît lors de la détermination de la période à prendre en considération. A partir d'analyses scientifiques identi­ques, le choix entre les politiques dépend souvent de l'importance réciproquement accordée au court et au long terme.

Il est intéressant de noter que les idées sur le rôle du gouvernement et sur le choix de la période à favoriser se trouvent étroitement dépendantes. Le libéral, au sens originel du terme (c'est-à-dire celui qui accorde la su­prématie à la liberté des individus et pense que l'action gouvernementale doit être limitée), a tendance à se placer dans le long terme, afin de mettre surtout l'accent sur les effets ultimes et durables des politiques suivies

1. Cf mon ouvrage Capitalism and Freedom (U niversity of Chicago Press, 1962), en particulier le chapitre 1, qui résume bien mes prises de position personnelles.

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INTRODUCfION 29

plutôt que sur leurs conséquences immédiates et sans doute transitoires. Le libéral moderne (celui qui accorde la suprématie au bien-être et pense qu'il est nécessaire d'élargir le champ de l'action gouvernementale) a ten­dance à se placer dans le court terme, afin de souligner surtout les incidences immédiates de la politique en cours.

Cette relation a des causes et des effets réciproques. Celui qui préconise le court terme trouvera volontiers que les mutations spontanées des institutions s'effec­tuent à un rythme trop lent. Son désir de mener rapide­ment à bien des réformes néèessite le recours à une autorité centrale, susceptible de surmonter les objections qu'elles suscitent nécessairement. Il sera ainsi disposé à accorder un rôle plus important au gouvernement. Réciproquement, celui qui est favorable au dirigisme économique aura davantage tendance à prendre en considération le court terme. D'un autre côté, cette volonté de faire aboutir rapidement quelques-unes des réformes explique sa faveur à l'égard d'un pouvoir centralisé. Si d'aventure leurs conséquences à long terme devaient se révéler fâcheuses, il sait qu'il pourrait par l'entremise du gouvernement prendre des mesures desti­nées à corriger les premières, de telle sorte qu'après avoir «préparé le gâteau », il serait en mesure de le faire disparaître. Mais en sens inverse, le choix délibéré du court terme répond aux exigences des politiques.

Dans l'ordre politique, l'équivalent de l'entrepreneur doit d'abord être élu avant de pouvoir procéder à une innovation. Or, pour être élu, il lui faut convaincre à l'avance ses électeurs. C'est pourquoi il se trouve contraint à préférer les résultats immédiats qu'il est susceptible d'offrir à ses concitoyens. Il lui est donc impossible de porter son intérêt sur le long terme, tout en gardant quelque espoir de se maintenir au pou­voir'.

Mes propres vues en matière de politique économique ne sont pas non plus complètement imperméables aux

1. Je dois beaucoup sur ce point à W. Allen Wallis pour un rapport préparé à l'occasion d'un débat organisé par l'American Enterprise Institute for Public Policy Research. Cette contribution JIi été publiée dans le recueil qui a retranscrit l'ensemble du débat.

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jugements de valeur. Il est certain que la politique monétaire qui a finalement recueilli mes faveurs (un taux d'accroissement régulier de la quantité de m,onnaie) est étroitement liée à mes idées sur le rôle de l'Etat. Il doit pour moi être limité et, dans les domaines où on ne peut se passer de son concours, strictement régi par des règles bien définies, et non pas livré à la discrétion des gouver­nements. Il n'est pas douteux non plus que, si j'ai accordé longtemps ma préférence à une politique favori­sant les transactions financières internationales (un sys­tème de taux de change flexible fondé sur le marché, sans intervention gouvernementale) c'est parce que je suis favorable au recours maximum au mécanisme du marché et hostile, dans la mesure du possible, aux interventions gouvernementales. Ces deux options, à la fois pour un remaniement des institutions et contre les manipulations à la petite semaine du gouvernement, reflètent ma ten­dance à considérer les choses dans le long terme pLutôt que dans le court terme.

Telles sont les considérations personnelles sous-jacen­tes à la plupart des thèmes traités dans ce livre. Elles n'expliquent cependant que pour une faible part mes prises de position politiques. De nombreux économistes, avec lesquels je suis par ailleurs en accord, comme Ludwig von Mises, Jacques Rueff, Frederich Hayek, Henry Simons, Lionel Robbins contestent mes idées politiques au nom des grands principes. Ils sont favora­bles à un système économique intégralement automati­que, et souhaitent comme moi limiter le rôle du gouver­nement, mais en envisagent la réalisation soit par le recours à l'étalon-or (ou à un autre bien étalon) et aux taux de change fixes, soit par l'institution d'une banque centrale « indépendante », soit éventuellement grâce à d'autres mesures monétaires, plutôt que par un accrois­sement régulier de la quantité de monnaie et par l'éta­blissement des taux de change fluctuants. En sens in­verse, de nombreux économistes qui s'intitulent eux­mêmes « libéraux modernes », tels que Harry Johnson, James Meade, et James Tobin, partagent mes idées sur la balance des paiements, bien qu'ils ne soient pas d'accord avec moi sur la politique monétaire.

Considérons la question sous un autre angle : aucune conviction personnelle ne peut expliquer pourquoi

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INTRODUCfION 31

j'ai été amené à estimer que l'inflation était essentiel­lement un phénomène monétaire. En cette matière, mes préférences personnelles me porteraient plutôt à penser (comme le font d'ailleurs la plupart des hommes d'affaires) que l'inflation est le résultat de l'action conju­guée des syndicats et des grands monopoles, ou, encore, comme une large fraction de l'opinion le croit, qu'elle provient d'un déséquilibre budgétaire. Il est vrai que, d'une certaine manière, ces interprétations cor­respondraient davantage à mes options politiques et sociales.

De même, ce ne sont pas mes jugements de valeur qui expliquent pourquoi je considère la masse monétaire comme le facteur clé de la politique monétaire, de préférence au taux de l'intérêt ou aux conditions généra­les du marché monétaire (comme je le montre dans un des chapitres de ce livre). Ce ne sont pas non plus eux qui expliquent pourquoi je n'ai jamais découvert, jusqu'à maintenant, un type de régulation plus satisfaisant et plus précis que l'accroissement régulier de la quantité de monnaie, ni pourquoi j'estime que la politique monétaire joue un rôle plus déterminant que la politique budgé­taire, lorsqu'il s'agit de promouvoir la stabilité ou d'en­traîner l'instabilité.

Il est certain, comme je l'ai déjà signalé, que ce ne sont pas davantage mes convictions personnelles qui permet­tent de dire pourquoi je rejette l'étalon-or et pourquoi je pense que, compte tenu de la conjoncture actuelle, ce n'est pas là le bon moyen d'imposer une « discipline» aux politiques monétaires et budgétaires, ou encore pourquoi je me fais le défenseur de la libération du cours de l'or et du dollar.

C'est pourquoi je retrouve les prémisses d'où j'étais parti : la principale raison pour laquelle les vues des économistes divergent sur l'inflation, la politique moné­taire et la balance des paiements ne tient pas à des jugements de valeur mais bien plutôt à des appréciations scientifiques différentes des variables économiques et extra-économiques à l'œuvre dans ces différents problè­mes.

En ces matières, les conflits proprement économiques tournent essentiellement autour du rôle de la monnaie à

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l'intérieur des mécanismes économiques 1. C'est un des thèmes sur lesquels les économistes sont longtemps restés hésitants. Avant la crise de 1929-1933, on pensait généralement que la masse monétaire jouait un rôle important dans la détermination du niveau général des prix et dans l'évolution des cycles d'affaires. La crise provoqua un brutal revirement d'opinion. On croyait généralement (et à mon avis on se trompait) que les facteurs monétaires ne pouvaient rendre compte ni de la durée, ni de l'intensité de cet épisode dramatique de l'histoire économique. Keynes, dans son fameux ouvrage la Théorie générale de l'emploi. de l'intérêt et de la monnaie, en a fourni une autre interprétation, assez séduisante.

Keynes pensait que la relation entre le revenu nominal et la quantité de monnaie, que les économistes appellent la vitesse de circulation de la monnaie, était à la fois instable et aléatoire, en particulier en situation de sous­emploi. Si on se trouve en situation de sous-emploi, dit-il, le montant de l'encaisse désirée connaît de larges fluctuations, tandis que le taux de l'intérêt n'est affecté que par de faibles variations. C'est pourquoi l'incidence des variations de la quantité de monnaie sera faible tant qu'elle ne touchera pas davantage le taux de l'intérêt. Halvin Hansen, et de nombreux disciples de Keynes aux États-Unis, vont plus loin. Même si les variations de la quantité de monnaie affectent fortement les taux d'inté­rêt, disent-ils, ses fluctuations n'auront à leur tour qu'un effet réduit sur la consommation. Les taux d'intérêt, affirment-ils encore, ne sont qu'un facteur second ordre en ce qui concerne le montant de l'investissement désiré, et un facteur négligeable dans la détermination de la part du revenu que les consommateurs veulent affecter à la dépense.

1. Les quelques pages qui suivent reprennent un article intitulé « The Role of Monetary Policy», Ameriean Economie Review, mars 1968, en particulier pp. 1-3. On peut également se référer à « Post-War Trends in Monetary Theory and Policy», National Banking Review, septembre 1964, pp. 1-9, ainsi qu'à « The Monetary Theory and Policy of Henry Simons», Journal of Law and Economies, octobre 1967, pp. 1-13. Ces trois articles se retrouvent dans mon ouvrage The Optimum Quantity of Money and other Essays, Aldine Publishing Company, 1968.

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INTRODUCTION 33

Keynes et ses disciples s'accordent pour dire que l'important ce n'est pas tant la vitesse de circulation de la monnaie, qui se comporte comme un véritable feu follet, que la relation entre l'investissement et les dépen­ses publiques d'une part, et le revenu, d'autre part. Les particuliers ont une « propension à la consommation» très stable, prétendent-ils, de telle sorte que le montant de leur consommation et de leur épargne dépend direc­tement du montant de leur revenu. Si le montant de l'épargne désirée par les ménages (pour un revenu correspondant à une situation de plein emploi) est infé­rieur au niveau de l'investissement désiré par les entre­preneurs augmenté du déficit budgétaire, on en arrive à une situation problématique dont l'issue ne peut être trouvée que par la fixation d'un nouvel équilibre corres­pondant à un niveau de revenu plus bas, en d'autres termes en réduisant le montant de revenu qui pourrait être absorbé par les « contreparties de l'épargne» (l'in­vestissement et le déficit budgétaire). Cette baisse du revenu fera diminuer la pression sur les prix, mais à notre époque son effet se fera surtout sentir sur la production et l'emploi. De toute manière, disent-ils encore, les avantages d'une baisse des prix seraient faibles, parce qu'en même temps qu'elle ferait diminuer les coûts, elle réduirait le revenu.

Si l'on se place à ce point de vue, la crise de 1929 (et certaines périodes similaires quoique moins dramati­ques) doit être considérée comme le résultat d'une diminution brutale de l'investissement, ou d'une pénurie de capitaux à investir, ou encore d'un excès de dépenses de la part des particuliers. La politique ne peut rien contre une telle dépression. Accroître la quantité de monnaie amènerait simplement les particuliers à rem­placer leurs avoirs en monnaie par des titres en porte­feuille, sans que cela ait un effet véritable sur la dépense. Toutefois, il reste encore un recours possible, celui de la politique budgétaire : les dépenses du gouvernement pourraient compenser l'insuffisance d'investissements privés, tandis que le prélèvement fiscal réduirait la dépense excessive des particuliers.

Ce point de vue a acquis une large audience auprès des économistes. Pendant des dizaines d'années, tout le monde pensa, sauf bien sûr quelques réactionnaires

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obstinés, que la politique monétaire était une chose tout à fait surannée. La monnaie n'avait aucune importance. Ce qui comptait c'était essentiellement la politique budgétaire c'est-à-dire la fiscalité et les dépenses publi­ques. On avait découvert là l'instrument clé, capable de contrôler les fluctuations économiques, d'atteindre le plein emploi, la stabilité des prix et l'équilibre de la balance des paiements.

Il s'écoule toujours une longue période avant que l'ensemble d'un corps professionnel ait été gagné par le revirement d'opinion de ses leaders. Il faut attendre encore plus longtemps avant que le public s'en empare à son tour. Ce n'est que maintenant que le profane intelligent commence à considérer que la position keyné­sienne à l'égard de la politique budgétaire fait partie de la « vieille école ». Il y a à peine quelques années, les manuels d'économie exposaient encore la doctrine que je viens de rapporter sous une forme grossière et défor­mante.

Cependant, il y a maintenant une vingtaine d'années que les économistes d'avant-garde ont commencé à se détacher de la position keynésienne (non remaniée) et ils l'ont, aujourd'hui, tout à fait abandonnée. Déjà en 1953, lors d'une conférence que j'ai prononcée en Suède, j'avais pu relever les signes d'un certain regain d'intérêt pour la politique monétaire.

L'expérience d'après-guerre a fourni la preuve immé­diate qu'il fallait réagir contre la tendance à négliger la politique monétaire. De nombreux pays, influencés par les idées keynésiennes, optèrent pour une politique d'« argent à bon marché». Tous ceux qui adoptèrent cette conduite furent tôt ou tard obligés de reconnaître qu'ils ne pouvaient pas maintenir « le » taux d'intérêt à un faible niveau. Aux États-Unis, cette mésaventure se termina officiellement par l'accord entre le Federal Reserve System et le Trésor en 1951. L'inflation, stimulée par les politiques d'argent facile, et non pas par la dépression généralisée d'après-guerre, revint à l'ordre du Jour.

Le retour en scène de la monnaie et de la politique monétaire fut également grandement favorisé par les développements de la théorie économique qui ouvraient

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INTRODUCfION 35

alors une voie nouvelle : les économistes insistaient sur le fait que les variations de la quantité de monnaie pouvaient avoir un effet sur la d~mande globale, même si elles n'affectaient pas le taux d'intérêt. Ces découver­tes remettaient en question le postulat de base de la théorie keynésienne, en montrant que même dans une économie aux prix parfaitement élastiques, il n'existe pas de position de plein emploi. Désormais, il faudra à nouveau expliquer le chômage par des difficultés d'ajus­tement, et non plus par les effets logiques d'un processus bien déterminé.

De mon point de vue personnel, plus encore que ces développements théoriques, le réexamen du dossier de 1929 joua un rôle déterminant. Keynes et la plupart des économistes de l'époque pensaient que la crise était apparue en dépit des efforts forcenés des autorités monétaires pour maintenir une politique expansionniste. Bien entendu, les autorités monétaires proclamaient à l'époque qu'elles faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour endiguer la crise, et que toute leur bonne volonté ne suffisait pas pour leur permettre de dominer des forces qui échappaient à leur contrôle. Ainsi, de nombreux économistes, Henry Simons et Keynes en tête, prirent ces bonnes excuses au pied de la lettre, ou du moins une bonne partie d'entre elles. C'est sans doute cette pièce à conviction, plus que toute autre, qui les amena à penser finalement que la crise ne pouvait s'expliquer par des facteurs monétaires. Keynes lui­même ne s'est pas contenté de partager cette opinion mais a largement contribué à répandre l'idée que la quantité de monnaie jouait un rôle assez néfaste dans le processus inflationniste et dans les fluctuations écono­miques '. Ainsi, comme on se trouvait apparemment incapable d'expliquer la crise par des facteurs monétai­res, on comprend que les économistes aient été particu­lièrement réceptifs au message de Keynes.

Des études récentes, auxquelles nous faisons allusion, ont démontré que les faits étaient très différents de ce

l. En particulier dans Monelary Reform, New York, Harcourt, (Brace & Co., 1924).

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qu'ils apparaissaient à l'époque l • Les autorités monétai­res américaines adoptèrent des politiques très déflation­nistes et renoncèrent aux politiques expansionnistes. La quantité de monnaie des États-Unis diminua d'un tiers au cours de la récession. Ce phénomène apparut non pas parce que la demande de monnaie avait baissé et que les emprunteurs se faisaient rares, mais parce que le Federal Reserve System pratiqua ou favorisa une baisse substan­tielle de la quantité de monnaie, et parce qu'il échoua dans sa mission de fournir des liquidités au système bancaire telle qu'elle était définie par le Federal Reserve Act. La crise de 29 offre le témoignage dramatique du pouvoir de la monnaie, contrairement à ce que pensaient Keynes et ses disciples.

On ne peut pas transformer les faits à sa guise. Tôt ou tard on doit s'en accommoder. Les faits auraient-ils été tels que Keynes a pris sur lui de les voir, mes idées sur la monnaie n'auraient pas été les mêmes. Si Keynes avait bien voulu les voir tels qu'ils étaient réellement, il aurait dû revoir ses idées.

Mais les théories ne sont pas très souples non plus. Rien n'est plus difficile pour un individu que de se trouver confronté à des faits qui contredisent gravement les idées couramment admises et de remettre en question des conceptions qui ont eu cours pendant très long­temps. La réalité est très ambiguë et les faits se prêtent à une multitude d'interprétations. Ainsi, il a fallu beau­coup de temps pour détruire les idées reçues et revenir à la théorie monétaire.

Cette évolution s'est trouvée accélérée par une autre série de faits. Keynes a manqué de disciples lorsqu'il s'est agi de reprendre ses idées sur la prévision à court terme. Le rapport entre l'investissement et le revenu s'est avéré beaucoup moins constant et facile à prévoir que Keynes et ses disciples ne le pensaient sur le moment. Quelques années plus tard, David Meiselman et moi­même avons essayé de tester la stabilité comparée de ce rapport (ou de son réciproque, le multiplicateur keyné-

1. Cf FRIEDMAN et SCHWARTZ, A Monetary Histor.v of the United States, chap. 7.

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INTRODUcrION 37

sien) et de la vitesse de circulation de la monnaie l . Nous avons été amenés à penser que la vitesse de circulation de la monnaie était beaucoup plus stable que le multipli­cateur, et nos observations ont vérifié l'idée que le multiplicateur ne permettait guère de prévoir l'évolution de la plupart des facteurs, mais qu'il reflétait indirecte­ment les variations de la masse monétaire. Notre travail provoqua une levée de boucliers de la part des autres économistes, qui entraîna tout un jeu de répliques. Au bout du compte, la position des économistes était bien loin du « la monnaie n'a pas d'importance» de Keynes. Nos critiques admettaient tous que la monnaie jouait un rôle important dans la détermination des fluctuations à court terme. Mais ils interprétaient nos observations comme la mise en évidence du rôle également important joué par le multiplicateur et tentaient de nous battre ainsi sur notre propre terrain.

Ce sont toutes ces controverses qui m'ont amené à dire un jour à un reporter du Time Magazine: « En un sens, nous sommes tous devenus keynésiens, mais en un autre, personne ne l'est plus. » Nous utilisons tous les concepts et les schémas keynésiens, mais presque aucun d'entre nous ne se réfère aux conclusions primitives de Keynes. (Malheureusement, le Time ne retint que la première partie de ma phrase : «Nous sommes tous devenus keynésiens» et déforma ainsi complètement ma pensée.)

Récemment, certains événements ont permis de confronter la puissance relative des facteurs monétaires et budgétaires, à tel point que l'opinion publique s'en est trouvée ébranlée. En 1966, on assista à une réduction substantielle de la quantité de monnaie. Au même moment, la politique budgétaire devenait franchement plus expansionniste. La part du budget consacrée à l'emploi connaissait un déficit croissant. L'évolution monétaire allait dans le sens de la déflation, alors que l'évolution budgétaire suivait une tendance inflation­niste. Entre six et neuf mois après qu'on ait pu observer cette diminution de la quantité de monnaie, au cours du

1. «The Relative Stability of Monetary Velocity and the Investe­ment Multiplier in the United States, 1897-1958 », dans Stabili::ation Policies, Committee on Money and Credit, Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall, 1963.

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premier semestre de 1967, l'économie connut un net ralentissement, suivi par la reprise six mois après que l'on se soit orienté vers une politique monétaire expan­sionniste. Les effets monétaires se sont avérés beaucoup plus puissants que les effets budgétaires.

La combinaison fortuite de ces facteurs a entraîné un tel revirement d'opinion dans les rangs des économistes que je crus bon d'avertir dans mon adresse présidentielle à l'American Economic Association de 1967 qu'« on risquait d'aller trop loin en sens inverse ... , d'assigner à la politique monétaire un rôle qu'elle ne pouvait pas tenir, et que nous compromettions les effets favorables qu'on était en droit d'attendre d'elle en lui imposant des tâches pour lesquelles elle n'était pas faite l ».

Le véritable moyen de vérifier une théorie scientifique (c'est-à-dire un système de propositions portant sur des phénomènes observables) consiste à voir si elle « mar­che » ou si elle a correctement prédit les conséquences d'un changement dans les données soumises au contrôle expérimental. Mais ce n'est pas un test facilement appli­cable dans tous les domaines et en particulier en écono­mie. Les expérimentations qui permettraient d'isoler un groupe de variables sont pratiquement impossibles. Nous ne pouvons valider nos propositions théoriques qu'en nous référant aux informations que nous fournit la réalité observée, ce qui nécessite des populations statisti­ques suffisamment vastes, un grand nombre de variables économiques et des environnements «extra-économi­ques» aussi variés que possible. Malgré tout cela, la réalité nous est transmise de manière déformée. De plus; le problème de l'interprétation se trouve encore compli­qué par le fait que la plupart des observateurs sont directement concernés, et s'efforcent de trouver toutes sortes de raisons, aussi peu scientifiques que possible, de préférer une interprétation du cours complexe et mou­vementé des événements plutôt qu'une autre.

Dans ces conditions, on ne doit pas s'étonner que les économistes ne soient pas d'accord, mais bien plutôt qu'au bout du compte le consensus soit aussi vaste et que

1. « The Role of Monetary Policy », op. cit., p. 5.

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INTRODUCfION 39

l'on puisse mettre un certain nombre de connaissances en commun sur le fonctionnement du système économi­que.

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PREMIÈRE PARTIE

POUR UNE RÉHABILITATION DE LA

THÉORIE QUANTITATIVE DE LA MONNAIE

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CHAPITRE PREMIER

L'INFLATION, MAL INCURABLE) ?

Lorsqu'on parle d'inflation, une histoire qui circulait il y a quelques années me revient à l'esprit: il s'agit de l'histoire d'un homme qui, impressionné par les progrès réalisés dans le domaine de la conservation par le froid, avait décidé de se faire congeler et était resté dans cet état pendant une vingtaine d'années. Une fois sorti de sa congélation, son premier geste fut de se précipiter sur le téléphone et d'appeler son agent de change, auquel il avait confié la garde de son patrimoine. C'est ainsi qu'il apprit par sa voix qu'il était devenu multimillionnaire. «C'est vrai? », demanda l'homme avec ravissement. L'homme d'affaires se mit alors à lui expliquer ce qu'il était advenu du cours de tel et tel de ses titres : chacun d'entre eux s'était multiplié de façon considérable. Le temps de lui expliquer l'affaire, c'est-à-dire exactement trois minutes, la voix de la standardiste interrompit leur conversation: « Vous êtes arrivés au bout de votre unité, pour les trois minutes suivantes ce sera 250 000 dollars. » Aujourd'hui une telle histoire paraît peu plausible, mais quiconque a connu l'inflation qui a sévi en Allemagne entre 1920 et 1923 ne la trouverait pas tellement drôle.

Par analogie avec la médecine, on peut se poser un certain nombre de questions à propos de l'inflation. Tout d'abord, quelle est la cause du mal? Ensuite, quel en est le remède, s'il en existe un ? En troisième lieu, quels

1. Conférence donnée le 5 décembre 1974 dans le cadre des Confé­rences Alex C. Walker sous le patronage de la Pittsburgh National Bank, de la Fondation Alex C. Walker et de l'université de Pittsburgh.

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peuvent être les effets indirects du remède employé? Enfin, que se passera-t-il si nous ne soignons pas le mal ? Le remède peut-il .être pire que le mal ? Je propose de traiter le problème qui nous préoccupe suivant ces autres séries de questions.

En ce qui concerne J'origine du mal, nous devons établir une distinction entre les causes immédiates et les causes lointaines. La cause immédiate de l'inflation est très facile à établir; la difficulté réelle porte sur les raisons de fonds. La cause immédiate de l'inflation est toujours et partout la même : un accroissement anorma­lement rapide de la quantité de monnaie par rapport au volume de la production. Cette conclusion repose sur de nombreux exemples historiques et se vérifie en effet pour beaucoup de pays, sur des périodes allant jusqu'à des siècles entiers. Il n'existe pas de période d'inflation prolongée - si celle-ci a pris des proportions importan­tes - qui ne se soit accompagnée d'un accroissement de la quantité de monnaie plus rapide que celui de la production. Il s'agit là d'une proposition très simple. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont du mal à l'admet­tre, bien qu'à ma connaissance aucune autre proposition de la théorie économique ne bénéficie d'autant de preuves empiriques à son appui.

Je me propose de vous fournir quelques exemples qui permettent de le vérifier, à partir d'un certain nombre de courbes établies sur la période couvrant les dix dernières années. Il ne s'agit là que d'un échantillon de preuves empiriques parmi d'autres, mais j'estime qu'elles peu­vent contribuer à convaincre de la validité de la proposi­tion.

Le premier diagramme (figure 1) concerne les États­Unis, pour la période qui va de 1964 à 1973. La figure comporte deux courbes. La courbe continue indique la quantité de monnaie par unité de production. Elle exprime le montant total de monnaie (c'est-à-dire le montant de monnaie que les gens ont dans leurs poches ajouté au montant des dépôts à leur crédit dans les banques commerciales) divisé par la quantité totale de production qui correspond au P.N.B., en dollars const(!nts et avec J'année 1967 comme base de référence. Autrement dit, j'ai établi les calculs année après année, pour les rapporter ensuite à J'indice de 1967. La courbe

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L'INFLATION, MAL INCURABLE? 45

1. Il s'écoule un délai avant que l'impact d'une variation de la quantité de monnaie se fasse sentir. C'est pourquoi l'indice de la monnaie mesure la quantité de monnaie (M 1) pour l'année fiscale qui se termine au 30 juin, tandis que la production (P.N.B.) se mesure sur l 'année calendaire.

Figure 1

en pointillé correspond à l'indice des prix à la consom­mation, également exprimés sur la base de 1967. Les deux courbes doivent se confondre en 1967, puisqu'il s'agit de leur point de référence. On est frappé par le fait que les deux courbes sont pratiquement identiques tout au long des dix années considérées. Ce n'est pas là un hasard, ou l'effet du procédé statistique employé. Les nombres utilisés pour calculer les quantités de monnaie sont totalement distincts de ceux utilisés pour calculer les prix. On observe un certain nombre d'écarts mineurs, mais il est clair que le niveau des prix s'est ajusté à la quantité de monnaie mise en circulation.

Voilà pour les États-Unis. 0!l me dira: « Bon, mais cela vaut uniquement pour les Etats-Unis et il est possi­ble que ce soit un cas particulier. » Je dispose du même

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diagramme établi pour un certain nombre d'autres pays. Le diagramme suivant (figure 2) concerne l'Allemagne. Le schéma est pratiquement le même. On observe des écarts un peu plus accusés, mais pas tellement et, dans l'ensemble, la courbe en pointillé suit la même évolution que la courbe continue. Il est vrai que l'Allemagne et les Etats-Unis sont deux pays ayant connu une inflation assez faible au cours des dix années qui sép~rent 1964 de 1973. Sur l'ensemble de la période, les Etats-Unis et l'Allemagne sont sans doute les pays dont le taux d'infla­tion a été le plus faible. Afin d'élargir l'échantillonnage, j'ai fait établir les mêmes courbes pour deux pays qui, de ce point de vue, se situent à l'autre extrême.

1. Faute de données adéquates, mesurée sur l'année calendaire.

Figure 2

Le diagramme suivant (figure 3) vaut pour le Royaume-Uni. Il révèle une caractéristique très impor tante. A la fin de la période qui va de 1964 à 1973, 1: courbe « quantité de monnaie» fait un saut, tandis qw la courbe « prix» suit un peu moins rapidement. Le:

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L'INFLATION, MAL INCURABLE? 47

prix manifestent en effet toujours une certaine inertie et il y a un délai entre la variation de la quantité de monnaie et sa répercussion sur les prix. Ce graphique s'achève en 1973, mais l'écart entre la courbe de la monnaie et celle des prix laissait entendre que la Grande-Bretagne allait connaître une accélération de son inflation; c'est ce qui s'est effectivement produit. Le taux d'inflation a augmenté très rapidement en Grande-Bretagne en 1974 et il s'élève actuellement à environ 20 % par an.

1. Mesurée sur l'année fiscale. Figure 3

Tout le monde en Grande-Bretagne a fait peser la responsabilité de l'inflation sur les syndicats et sur l'acharnement des travailleurs à obtenir les augmenta­tions de salaires qui sont à l'origine de l'inflation. C'est la raison pour laquelle lorsque j'ai diffusé ce graphique en Grande-Bretagne dans le courant de septembre, j'ai veillé à ce qu'il soit accompagné du même graphique établi pour le Japon, où les syndicats jouent un rôle assez faible et où personne ne songerait à prétendre que ceux-ci soient responsables de l'inflation. Le graphique

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illustrant le cas du Japon (figure 4) fournit cependant pratiquement la copie de celui qui vaut pour le Royaume-Uni. La courbe de la monnaie a en effet connu un saut semblable et s'est élevée rapidement au cours des deux dernières années. De la même manière qu'au Royaume-Uni, la période correspondant au graphique a été suivie par un accroissement très rapide du taux d'inflation. En 1974, le taux d'inflation du Japon a atteint quelque chose comme 26 ou 27 % par an, reflétant le phénomène de rattrapage du taux d'inflation consécu­tif à l'augmentation brutale de la quantité de monnaie par unité de production.

1. Faute de données adéquates, mesurée sur l'année calendaire.

Figure 4

Le schéma illustré par ces graphiques peut également être mis en évidence à partir de données s'appliquant sur des périodes beaucoup plus longues, pour un vaste échantillon de pays. Nous disposons de données concer­nant la monnaie et les prix sur une période de cent ans pour le Royaume- Uni, de deux cents ans pour la Suède, et de cent ans pour le Japon : ces données révèlent dans tous les cas le même type de corrélation. Les prix s'ac-

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cordent à l'évolution de la quantité de monnaie par unité de production.

La question de fonds consiste à se demander pourquoi la quantité de monnaie s'accroît plus vite que la produc­tion. Dans le passé, il est arrivé que ce phénomène se produise pour des raisons évidentes. C'est ainsi que les États-Unis ont connu une inflation importante au cours des quinze années qui ont précédé la guerre de Séces­sion, par suite des découvertes d'or réalisées en Califor­nie en 1848. Une inflation mondiale de même ampleur a pu s'observer entre 1850 et 1860, du fait des découvertes d'or américaines et de celles réalisées en Australie à peu près à la même époque. On a enregistré une inflation mondiale entre 1890 et 1913, après que l'on ait découvert le procédé d'extraction de l'or par cyanuration pour les minerais à faible teneur, ce qui entraîna un accroisse­ment important de la quantité de monnaie, à son tour répercutée sur les prix.

Toutefois, à l'époque moderne, de telles sources d'in­flation sont très limitées, parce que nous sommes plus avisés que nos ancêtres et qu'au lieu de laisser la quantité de monnaie se fixer en fonction de l'or, cette relique barbare, nous en confions la responsabilité à la sagesse de nos conseillers de Washington. Aujourd'hui, les changements concernant la quantité de monnaie sont le résultat de la politique gouvernementale, c~ qui revient à dire qu'à l'heure actuelle l'inflation des Etats-Unis se crée à Washington et nulle part ailleurs. Il est évident qu'aucun gouvernement n'aime se voir reprocher ses mauvaises actions. Il est tout prêt à tirer avantage des heureuses initiatives d'autrui, mais pas à admettre la responsabilité de ses erreurs. C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit d'inflation, le gouvernement accuse les Arabes d'avoir fait monter le prix du pétrole ou bien les dirigeants syndicaux d'avoir fait augmenter les salaires, quand il ne s'en prend pas à l'avidité des indutriels ou aux catastrophes naturelles qui ont touché la production agricole.

Ce ne sont que de faux prétextes. Aucune de ces accusations n'a de lien réel avec l'inflation. Ces diffé­rents facteurs concernent les prix relatifs, c'est-à-dire le prix du pétrole par rapport à celui d'autres produits, ou le taux des salaires dans une branche par rapport à une

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autre, et ainsi de suite, mais aucun n'a d'impact fonda­mental sur l'inflation. Comme on peut le voir à partir des graphiques et à partir d'autres preuves empiriques, lors­que la quantité de monnaie augmente plus vite que le volume de la production, il y a un phénomène d'infla­tion, indépendamment de la crise du pétrole, des reven­dications syndicales ou de l'avidité des industriels. L'inflation est créée à Washington, par la faute du gouvernement.

Reste à savoir pOl}rquoi. Comment se fait-il que le gouvernement, aux Etats-Unis ou ailleurs, laisse aug­menter la quantité de monnaie plus rapidement que la production et soit par conséquent responsable de l'infla­tion ?

Je pense que cela s'explique par trois raisons principa­les. La première, qui a prévalu pendant des siècles, consiste à dire que le gouvernement se trouve dans l'obligation d'augmenter ses dépenses alors qu'il n'est pas en mesure d'augmenter officiellement les impôts. Il est par conséquent amené à appliquer une forme d'im­position indirecte, à travers l'inflation. A cet égard, c'est la masse des Américains eux-mêmes qui peut être tenue pour responsable de l'inflation. Nous nous adressons à Washington pour faire entendre nos volontés et nous demandons à nos représentants de dépenser davantage d'argent pour de «bons» programmes. En d'autres termes, nous voulons leur faire dépenser davantage d'argent pour nous. J'ai été très frappé, lors des récentes réunions au sommet qui ont eu lieu à Washington, de constater que les délégués des différents secteurs sociaux aux États-Unis étaient tous d'accord pour que l'on réduise le budget gouvernemental. Après quoi, pas un seul ne trouvait comme meilleur moyen de réduire ce budget que de dépenser davantage en leur faveur. J'exa­gère à peine. C'est pratiquement mot pour mot ce qu'ils ont déclaré. Revendiquant nos droits de citoyens, nous nous sommes adressés à Washington et nous avons demandé aux dirigeants de dépenser davantage. Tou­jours selon nos droits de citoyens, nous avons ajouté : « Mais, n'augmentez pas les impôts. » Le Congrès nous a écouté: il a augmenté les dépenses mais pas les impôts. A la place, sa politique a consisté à financer ce surcroît de dépenses en imprimant de plus en plus de billets.

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C'est une des raisons pour lesquelles la quantité de monnaie a crû aussi rapidement.

L'inflation est une forme d'imposition qui possède une caractéristique tout à fait particulière. C'est la seule forme d'imposition qui puisse être appliquée sans l'ac­cord de personne. Aucun représentant du Congrès ne s'est jamais trouvé dans l'obligation de prendre parti et de dire « Je vote pour l'inflation », mais il n'empêche que l'inflation est tout de même une forme d'imposition. Elle l'est directement, à travers la monnaie émise pour financer les dépenses du gouvernement. Elle l'est aussi indirectement, dans la mesure où, lorsqu'il y a inflation, les contribuables se trouvent placés dans des tranches de plus en plus élevées et sont soumis à des taux d'imposi­tion plus forts sans qu'il y ait de relèvement officiel. Si les prix augmentent de 1 0 % et que votre revenu aug­mente également de 1 0 %, vous pouvez croire que votre situation ne s'est pas modifiée. Mais, en moyenne, le supplément d'impôt sur le revenu que vous aurez à payer équivaudra à 15 %. L'inflation constitue par la même occasion une imposition sur le capital: le calcul du taux d'imposition ne tient pas suffisamment compte de l'in­flation dans l'évaluation de la dépréciation du capital. Les entreprises n'ont le droit d'établir la dépréciation de leur capital fixe qu.'à partir du coût initial, sans répercu­ter l'effet de l'inflation. Le même principe s'applique aux stocks.

Il y a quelque temps, j'avais calculé que les recettes que le gouvernement fédéral avait tirées de l'inflation pendant l'année 1973 s'étaient élevées au minimum à 25 milliards de dollars; et encore, il ne s'agit là vraiment que d'un minimum. Une des raisons principales pour lesquelles nous avons trop fortement augmenté la quan­tité de monnaie est donc d'avoir eu recours à une forme d'imposition cachée. Cette source d'inflation ne date pas d'hier : c'est le procédé employé depuis les temps les plus reculés par un souverain qui sent la nécessité d'augmenter les dépenses alors que la population n'est pas prête à les financer en payant davantage d'impôts, et qui par conséquent s'en tire en réduisant la valeur de la monnaie. C'est ce que faisaient jadis les empereurs romains et c'est ce que fait aujourd'hui le Congrès de Washington.

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La seconde raison de l'inflation, beaucoup plus ré­cente celle-là, tient à l'objectif du « plein-emploi », qui a donné lieu à la politique du même nom. On a répété aux gens que si quelque chose va mal, le meilleur moyen de résoudre le problème consiste à faire appel à Was­hington. Si, par malheur, le chiffre fatidique qui nous informe du taux de chômage passe de 0,5 à 1 %, il est indispensable que le gouvernement fasse quelque chose. Le gouvernement a en effet essayé de faire quelque chose. A chaque fois qu'il y a eu récession, même mineure ou provisoire, le gouvernement s'est empressé d'augmenter ses dépenses, avec l'aide de la Banque fédérale et de la planche à billets. Cela a eu comme résultat d'amorcer un processus qui a abouti à l'inflation. Je reviendrai sur ce point un peu plus loin. , Une troisième raison - valable ailleurs qu'aux Etats-Unis - pour laquelle l'accroissement de la quan­tité de monnaie a été trop rapide, tient aux erreurs commises par les banques centrales. Les dirigeants des différentes banques centrales prennent malheureuse­ment leurs décisions en fonction de théories erronées; ils ont pensé qu'ils devaient s'occuper des taux d'intérêt alors que leur tâche consiste en fait à contrôler la quantité de monnaie. En essayant de maintenir les taux d'intérêt, ils ont provoqué l'inflation et finalement les taux d'intérêt se sont retrouvés à un niveau beaucoup plus élevé que si les banques centrales avaient suivi une politique monétaire appropriée.

Passons maintenant de la cause du mal à son remède. La réponse est très simple. Mettre fin à l'inflation ne pose aucun problème. Nous savons comment le faire. Chaque économiste sait comment le faire. Je peux le dire tout de suite. Le seul remède contre l'inflation consiste à empêcher que les dépenses augmentent aussi rapide­ment. Le seul moyen dont dispose le gouvernement pour lutter contre l'inflation consiste à dépenser moins et à fabriquer moins de monnaie. Le seul remède est de réduire l'accroissement de la quantité de monnaie. Il n'y a pas d'autre solution. Aucun autre procédé ne nous permettra de combattre l'inflation.

Mais le problème n'est pas de savoir comment arrêter l'inflation. Le problème est d'avoir la volonté politique de le faire.

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Pour reprendre l'analogie avec la médecine, un méde­cin m'a raconté l'histoire d'un de ses patients. Ce patient avait une maladie dont j'ai oublié le nom, mais dont les effets sont épouvantables. Cet homme encore jeune perdait littéralement l'usage de ses membres. Le médecin a déclaré à son patient que sa guérison ne soulevait aucun problème: il suffisait qu'il s'arrête de fumer. Mais le malade considérait comme impossible de s'arrêter de fumer. Selon vous, s'agit-il d'une maladie curable ou incurable? Les deux réponses se valent.

C'est exactement le problème qui se pose à propos de l'inflation. L'inflation peut parfaitement être soignée. Le remède consiste à ne pas imprimer autant de monnaie, freinant ainsi le taux d'accroissement de la monnaie. Mais souhaitons-nous réellement lutter contre l'infla­tion ? Selon moi, nous ne le voulons pas vraiment. Je suis persuadé qu'il viendra un moment où nous en aurons la volonté. Mais pour l'instant ce n'est pas le cas et nous allons continuer à nous conduire comme le jeune malade dont je parlais plus haut, en laissant la maladie commet­tre ses ravages.

Le manque de volonté politique peut être illustré par une autre analogie. L'inflation est exactement comme l'alcoolisme. Lorsqu'un homme se livre à une beuverie, le soir même cela lui fait du bien. Ce n'est que le lendemain qu'il se sent mal. C'est exactement la même chose pour l'inflation. Lorsqu'un pays s'engage dans un processus inflationniste, au début les gens sont euphori­ques - pour un temps - parce qu'ils ne se rendent pas compte de ce qui se passe. Il se produit un « boom » et l'économie repart. Cela se paie plus tard, nous le savons, par une augmentation des prix et, à mesure que les prix augmentent, on va vers la «stagflation» que tout le monde déplore. Les choses sont tout à fait différentes lorsqu'un alcoolique essaie de s'arrêter de boire et subit une cure de désintoxication. D'abord il se sent mal et ce n'est qu'ensuite qu'il ressent les bienfaits de sa cure. Il traverse un très mauvais moment avant d'aller mieux et de ne plus avoir envie de boire. De la même manière, lorsqu'un pays entreprend de lutter contre l'inflation, au début il en souffre : les effets se nomment baisse de croissance, chômage et même récession. Ce n'est que par la suite qu'il tire profit de sa conduite.

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Pour le moment, nous n'avons pas la patience d'entre­prendre le traitement. En fait, nous parlons toujours de l'inflation comme s'il s'agissait d'un fléau incontestable. Nous en parlons comme si tout le monde en souffrait. Mais, à la vérité, un grand nombre de gens profitent de l'inflation. Il y a quelque temps, je donnais une interview à Toronto, pour un programme canadien à grande écoute. La personne qui m'interrogeait commença par me dire: « Parlons tout d'abord des victimes de l'infla­tion. » Je lui répondis que je serais heureux d'en parler, mais que j'aimerais aussi être interrogé sur ceux à qui l'inflation profite. « Mais, personne n'en profite, je pense? » Je lui démontrai alors qu'un grand nombre de personnes en profitaient en prenant l'exemple de son propre cas. Possédait-il une maison? Oui. Avait-il pris une hypothèque? Oui. A quel taux d'intérêt? Le taux était de 6,5 %. « Dans ce cas, dis-je, grâce à l'inflation vous avez fait grossir votre capital. Votre maison a pris de la valeur, mais le montant de votre hypothèque n'a pas augmenté. » Là-dessus, il a enchaîné et il n'a plus été question de savoir qui était victime de l'inflation et qui en profitait.

Nonobscant ce qu'en pense le grand public, de nom­breuses personnes profitent de l'inflation. Les membres du Congrès en ont profité, en autorisant des augmenta­tions de dépenses sans décider de les financer par des augmentations d'impots. La moitié des gens qui possè­dent une maison dans ce pays en ont profité: leur capital a grossi et ce sont les petits épargnants qui ont payé pour les autres. Nombreux ont été les gagnants, nombreux ont été les perdants. Un des principaux méfaits de l'inflation, sur le plan social, tient précisément au fait que certains en profitent en même temps que d'autres en sont les victimes. La société se divise alors en deux clans: celui des gagnants et celui des perdants. Il n'y a pas de mystère sur la façon dont on peut arrêter l'inflation. Le problème est d'en avoir la volonté politique. Mais rien n'indique que ce soit le cas.

J'ai déjà souligné quels pouvaient être les effets indi­rects du remède contre l'inflation. Ces effets indirects sont un ralentissement de la croissance et un chômage important. J'insiste sur le fait qu'il s'agit là des effets du remède et non du remède lui-même. Le chômage et la

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récession ne sont pas un remède à l'inflation. Je pourrai vous citer une centaine de moyens d'augmenter le chô­mage en même temps que l'inflation.

Prenons une autre analogie médicale. Supposons que vous ayez une appendicite et que vous alliez voir le médecin. Si vous lui demandez quel est le moyen de vous guérir, il vous répondra qu'il faut que vous vous fassiez opérer. Une fois votre appendice retiré, vous serez guéri. Si vous lui demandez encore ce qui se passera ensuite, il vous dira que vous devrez rester au lit pendant deux semaines, le temps de recouvrer la santé. Supposons alors que vous lui disiez: « Bon, très bien, je reste au lit pendant deux semaines, tant pis pour l'opération. » Il est peu probable que cela vous guérira. Le fait de se mettre au lit n'est pas un remède contre l'appendicite mais c'est la contrepartie inévitable d'un traitement correct. De­mandez à votre médecin ce qui arrivera si vous ne vous faites pas opérer: il vous dira sûrement que vous devrez aller vous coucher dans une toute autre sorte de lit, et pour beaucoup plus longtemps.

C'est ce qui risque de nous arriver avec l'inflation. Si nous entreprenons de guérir le mal, cela entraînera inévitablement une période de ralentissement de la croissance, accompagnée d'une augmentation du chô­mage. La raison en est très simple. Le moyen de traiter l'inflation consiste à freiner l'ensemble des dépenses. Au début, ni l'employeur ni le producteur - pas plus que le salarié - ne savent si le ralentissement des dépenses est imputable à un événement qui le concerne directement ou qui concerne le secteur de son activité, ou encore qui touche l'ensemble de l'économie. De plus, les contrats de salaires et les contrats de vente ont été établis d'après le taux d'inflation escompté : ce taux est fixé dans les contrats. Pendant un certain temps, le freinage des dépenses a donc comme effet de réduire le volume de la production et d'entraîner un ralentissement de la crois­sance, jusqu'à ce que les agents économiques se persua­dent qu'il y a eu baisse de la demande globale et qu'ils puissent réajuster leurs contrats. Ce réajustement met fin au processus de ralentissement et la croissance économi­que peut reprendre à un taux d'inflation plus faible.

C'est également ce qui se produit dans l'autre sens. L'inflation ne diminue pas le chômage. Seule l'inflation

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qui n'a pas été anticipée - on anticipe généralement un accroissement du taux d'inflation - peut entraîner une réduction de chômage.

Là encore, l'effet est le même que celui d'un produit pharmaceutique. Au début, le malade se sent mieux grâce à de faibles doses. Mais lorsqu'il s'accoutume au médicament, les doses doivent être de plus en plus fortes.

C'est la même chose pour l'inflation. Entre 1960 et 1965" une inflation de 2 % a constitué un stimulant pour les Etats-Unis. Aujourd'hui, une inflation de 10 ou de 12 % ne suffit pas à produire le même effet. Pour qu'il y ait stimulation, il faudrait que l'inflation atteigne 15 %. C'est également vrai dans le sens inverse. Lorsque l'on freine l'inflation, au début cela entraîne un ralentisse­ment de la croissance et de l'activité économique, mais après une période d'adaptation cela peut permettre à la croissance de reprendre; il faudrait une nouvelle réduc­tion de la dose pour qu'il y ait à nouveau ralentissement.

Dans une optique à long terme, il n'y a cependant pas de relation entre le taux d'inflation et le taux de crois­sance ou de chômage. Il est possible qu'il y ait plein emploi alors que l'inflation est nulle. On peut avoir aussi une période de plein emploi avec un taux d'inflation de 10 % par an, à condition que ce soit sans interruption. Le lien qui peut exister entre les deux se situe entre les variations du taux d'inflation et le chômage. Actuelle­ment, nous devons réduire le taux d'inflation et c'est ce qui entraîne des effets indirects.

On peut maintenant se demander - comme le patient le demanderait à son médecin - ce qui se passerait si nous n'étions pas résolus à suivre le traitement. Le traitement implique que l'on traverse une période de croissance économique relativement faible, accompa­gnée d'un chômage assez important; cette période peut durer deux ou trois ans, peut-être quatre. Il vaut peut­être mieux continuer à subir le mal. Mais à mon avis, si l'on ne lutte pas contre l'inflation cela entraînera aussi du chômage. On a déjà pu le constater. Lorsque l'infla­tion dure, le gouvernement est obligatoirement amené à prendre des mesures visant à en traiter les symptômes. Ces mesures se traduisent par des désajustements, des ruptures de stocks, des baisses de productivité, et par une augmentation du chômage. C'est le phénomène connu

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sous le nom de «stagflation ». A mon avis, si nous continuons sur cette lancée et que nous choisissons d'avoir un plus fort taux d'inflation, nous reculons pour un moment les risques de chômage, mais tôt ou tard surviendra une récession encore plus grave, avec un taux de chômage encore plus important.

A vrai dire, il n'y a qu'une seule décision à prendre. Le choix est entre le chômage sans inflation, et le chômage avec inflation. Il faut savoir ce que l'on préfère : un chômage modéré tout de suite ou un chômage plus important dans l'avenir.

Envisageons la situation qui se présente à nous dans une optique à plus long terme, ou plutôt en la replaçant dans un contexte à plus long terme défini sous deux aspects distincts. J'envisagerai tout d'abord la situation actuelle des États-Unis dans le cadre de leur évolution économique de longue période, de manière à expliciter les remarques faites précédemment. l'aborderai ensuite le problème dans une optique sociale plus générale.

Nous avons tendance à considérer notre situation actuelle comme unique, alors qu'elle ne l'est pas. Il s'agit d'une histoire à répétitions, dont le premier épisode a débuté en 1960. Au commencement de 1960, l'inflation était pratiquement inexistante. Cette absence d'inflation s'explique par un fait tout à fait extraordin~ire : au cours des huit années qui ont précédé 1960 les Etats-Unis ont eu un Président dénué de sens politique qui a préféré compromettre l'avenir politique de son successeur plutôt que de renoncer à maintenir la stabilité des prix. C'est pourquoi, en 1960, les prix étaient relativement stables. C'est alors que le pays a manifesté le désir d'un change­ment de politique. On a réclamé une augmentation des dépenses gouvernementales. On a également réclamé une augmentation de l'emploi. Ces revendications se sont traduites par une politique monétaire et fiscale à caractère inflationniste : augmentation des dépenses, réductions fiscales, accroissement plus rapide de la quantité de monnaie. Petit à petit l'inflation a gagné du terrain. Vers 1966, on a commencé à s'inquiéter de l'inflation énorme qui avait gagné les États-Unis : elle avait atteint le taux effrayant de 3 ou de 3,5 % par an ! On a alors décidé qu'il fallait agir.

La Banque fédérale a brutalement serré le frein

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monétaire. Cela a entraîné un ralentissement du taux d'inflation, qui s'est trouvé ramené à 2,5 % en 1967 ; mais, comme on pouvait le prévoir, cela a aussi entraîné une mini-récession. Lorsque vous ralentissez l'inflation, vous provoquez une récession passagère. Mais la réces­sion, qui s'accompagne d'une montée du chômage, provoque de fortes réactions politiques. Cette situation apparaît comme inadmissible et tout doit alors être fait pour combattre le chômage.

On a donc renversé la vapeur. La Banque fédérale a lâché le frein pour appuyer sur l'accélérateur. Les dépen­ses gouvernementales se sont accélérées. La récession a pris fin, mais nous sommes entrés dans une nouvelle phase inflationniste. Cette fois-ci, l'inflation est devenue galopante, avec un taux de 7 % à la fin de 1969. Comme précédemment, tout le monde s'en est inquiété. Mainte­nant, il s'agissait de lutter contre l'inflation. On a décidé d'appliquer une surtaxation en 1968. La Banque fédérale a donné un coup de frein brutal en 1969 et nous avons connu la récession de 1970, d'ailleurs tout à fait mineure. Mais, passé un certain temps, l'inflation est retombée au taux d'environ 4,5 %. Au milieu de 1971, lorsque le président Nixon a imposé un contrôle des prix et des salaires, soi-disant à cause de l'inflation, son taux était déjà redescendu à 4,5 %. Grâce à l'alibi du contrôle des prix et des salaires, nous nous sommes à nouveau lancés dans une politique monétaire et fiscale inflationniste. Les dépenses gouvernementales ont été relevées. Le taux d'accroissement de la masse monétaire s'est accéléré de façon impressionnante. Cela s'est traduit par une nou­velle poussée inflationniste, à laquelle n'a pu résister le contrôle des prix et des salaires, et nous nous retrouvons en définitive avec un taux d'inflation de 12 %.

Si nous faisons le compte, nous avons traversé toute une série de cycles. Nous avons eu une accélération de l'inflation, qui n'a pas suivi un rythme continu, mais a été la conséquence des mesures inadaptées prises contre les récessions passagères qui se sont échelonnées au cours de la période. Les chiffres enregistrés laissent présager un avenir extrêmement sombre. Au départ le taux d'in­flation a été de 1 % pendant l'été 1960. Il est ensuite passé à 3% entre 1966 et 1967, pour atteindre 4,5 % en 1971. En bonne logique, nous avons à nouveau essayé de freiner

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l'inflation. Nous sommes à nouveau entrés dans une phase de récession. La Banque fédérale a une fois de plus marqué le pas au cours du mois de juin de cette année, et je pense que vers le milieu de l'année 1975 nous en serons à 6 % ou 7 % « seulement ». Il s'agit là des chiffres de base : 1 %, 3 %, 4,5 %, 6 % ou 7 %. Considé­rons maintenant les extrêmes : 4,5 % en 1966 ; 7 % en 1969 ; 12 % en 1974.

Si nous continuons sur cette voie - et j'ai bien peur que ce soit le cas - que va-t-il se passer? Au cours de l'été 1975, c'est-à-dire l'été qui vient, l'inflation devrait logiquement retomber à 6 ou 7 % et tout le monde en sera soulagé ; considérant que l'inflation a été vaincue, on réveillera les vieux fantômes et il faudra combattre le chômage. Nous sommes engagés sur cette voie, ce qui nous promet un accroissement des dépenses gouverne­mentales et une accélération du taux de croissance de la masse monétaire. L'inflation se maintiendra à un taux modéré pendant un certain temps, par suite du délai de répercussion - et nous connaîtrons une amélioration de notre situation économique. Ce sera la fin de la réces­sion. Après le redémarrage, on commencera à sentir les effets à retardement des mesures prises antérieurement. Vers 1976, on aura une accélération de l'inflation. En suivant la courbe que j'ai décrite plus haut, nous attein­drons un taux d'inflation de 15 % à 17 % aux alentours de 1977. Bien entendu, avant que cela se réalise, toutes les bonnes âmes s'écrieront: « Il faut faire quelque chose », et l'on s'empressera de faire appel au Congrès; le Congrès conseillera au Président d'imposer un contrôle des prix et des salaires et c'est selon toute probabilité ce qu'il décidera de faire.

On doit être bien conscient du fait que le contrôle des prix et des salaires n'est pas un remède contre l'inflation. C'est la solution qui a été adoptée depuis la nuit des temps et il ne s'est pas une seule fois révélé que ce soit la bonne. Les chefs de gouvernement ne sont pas si bêtes et le savent très bien; le fait qu'ils en soient conscients est une chose que l'on ne doit pas non plus se cacher. M. Nixon en 1971 et M. Heath en 1972 savaient aussi bien que moi que le contrôle des prix et des salaires n'a jamais permis de lutter contre l'inflation. Dans ce cas, pourquoi l'ont-ils fait appliquer? La réponse est simple:

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un gouvernement qui souhaite créer l'inflation impose toujours un contrôle des prix et des salaires. Cela semble être un paradoxe, mais en fait ce n'en est pas un. Vous êtes au pouvoir et vous souhaitez créer l'inflation. Vous allez suivre une politique inflationniste. Mais vous avez deux autres objectifs. Vous voulez donner à la popula­tion l'impression que vous êtes en train de lutter contre l'inflation et vous désirez retarder les effets de votre politique inflationniste. En tant qu'homme politique vous raisonnez obligatoirement dans le court terme. Vous ne songez qu'aux prochaines élections et l'échéance approche. Une chose est certaine: le contrôle des prix et des salaires est un moyen de masquer -provisoirement - les symptômes de l'inflation.

Cela ne dure qu'un temps: on réussit provisoirement à maintenir les prix et les salaires mais, sur le fond, la pression ne fait que s'accroître et, passé le délai d'un an et demi ou à peu près, il se produit une véritable explo­sion. Le schéma est toujours le même. Mais, si vous êtes au pouvoir, il se peut très bien que vous vouliez gagner ce délai d'un an et demi. On peut imaginer que le 15 août 1976, date anniversaire fatidique pour le Président Nixon, un nouveau contrôle des prix et des salaires soit mis en place. Il ne s'agirait en réalité que d'illusionner la population, alors que le gouvernement est décidé à suivre une politique inflationniste. Il se peut que j'ai tort et je le souhaite vraiment. Je suis sûr que le Président Ford est sincère lorsqu'il affirme être fermement opposé au contrôle des prix et des salaires, tout comme le Président Nixon devait l'être lorsqu'il se livrait aux mêmes déclarations en 1970 et 1971. Mais les pressions politiques étant ce qu'elles sont, on ne peut pas toujours contrôler le cours des événements comme on le souhaite­rait; ce n'est pas à la mesure d'un seul homme. C'est pourquoi je peux prédire que nous aurons de nouveaux contrôles des prix et des salaires dans les deux ou trois années qui viennent.

Comme je l'ai déjà souligné, tout ceci peut être évité si nous manifestons la volonté de maintenir une politique de restriction monétaire pendant une période de deux ou trois ans. Nous pouvons venir à bout de l'inflation et la réduire à néant; nous pouvons connaître une expansion sans contrepartie inflationniste. Mais selon moi - et je

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ne suis sans doute pas le seul à juger ainsi rien n'indique que nous soyons politiquement prêts à nous engager dans cette voie. Un récent sondage, s'adressant à la masse de l'opinion publique, a révélé qu'une propor­tion d'environ 70 % était favorable au contrôle des prix et des salaires. Je ne vois là rien qui indique une prise de conscience de l'opinion publique ou une volonté de modification de la politique. Je crois pourtant que, tôt ou tard, on y arrivera. Je ne voudrais pas me montrer pessimiste. Le même phénomène cyclique devra se re­produire plusieurs fois avant que l'on comprenne ce qui se passe et que la masse de l'opinion publique ait assez de bon sens pour mettre un frein aux égarements des hommes politiques qui la gouvernent. Nous sommes une démocratie et nos représentants se plieront à notre volonté si celle-ci est assez forte. Mais, jusqu'à présent, personne n'a dit clairement « Arrêtez l'inflation ». Il est net que nous voulons le contraire, c'est-à-dire davantage d'inflation, à condition que les choses restent dissimu­lées.

l'aborderai maintenant la question dans une optique beaucoup plus large. Sur le fonds, le syndrome infla­tionniste tel que je l'ai décrit ne fait que traduire un problème beaucoup plus fondamental. Il s'agit du chan­gement d'attitude de l'opinion publique vis-à-vis du rôle que joue le gouvernement au sein de notre société. En 1929, et pendant plus d'un siècle avant cette date, le total des dépenses gouvernementales des États-Unis - c'est­à-dire à la fois les dépenses fédérales et celles des différents États - n'a jamais dépassé 10 % du revenu national, sauf dans les périodes dominées par la guerre (guerre de Sécession ou Première Guerre mondiale). Sur ces 10 %, les dépenses du gouvernement fédéral repré­sentaient moins d'un tiers, le reste étant absorbé par l'administration des États et localités. Au bout du compte, en 1929 les dépenses du gouvernement fédéral se montaient donc approximativement à 3 % du revenu national. A l'heure actuelle, le total des dépenses gou­vernementales - celles du gouvernement fédéral ajou­tées à celles des États et localités - représente 40 % du revenu national et sur ces 40 %, le gouvernement fédéral en absorbe les deux tiers. Les proportions entre dépenses

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fédérales et dépenses locales sont donc rigoureusement inverses de ce qu'elles étaient antérieurement.

La période de quarante ans pendant laquelle cette transformation a eu lieu a donné naissance à une concep­tion radicalement différente de la fonction assignée au gouvernement. Nous sommes passés de la vision d'un gouvernement jouant un rôle d'arbitre face à des indivi­dus responsables de leurs actes, à celle d'un gouverne­ment capable de résoudre tous les problèmes, un peu comme un grand frère sur lequel on se décharge de toutes les responsabilités. Cette évolution a pris quarante ans et il est impossible de continuer sur cette voie. Il faut bien se mettre dans la tête que, si aujourd'hui la propor­tion est de 40 %, dans quarante ans les dépenses du gouvernement n'auront pas atteint 160 % du revenu national. C'est une question d'arithmétique. En consé­quence, les revendications qui ont pu être résolues en élargissant les pouvoirs du gouvernement et en faisant payer la note par la majorité silencieuse, devront désor­mais trouver une issue au niveau des partenaires sociaux concernés, en fonction d'un volant de crédits déterminés à l'avance. Les tensions inflationnistes observées actuel­lement sont, sur le fonds, imputables à cette évolution politique. Faute de mieux, l'inflation a été utilisée comme mode d'imposition. Si nous ne voulons pas voir les choses en face et si nous continuons sur cette lancée, en ayant toujours recours à l'inflation pour résoudre les problèmes, j'ai bien peur qu'il nous faille renoncer à vivre dans un régime politique libre. Nous ne pourrons pas tenir si nous continuons à laisser le jeu des intérêts économiques être mené entièrement par le système politique, dont le pouvoir écrase progressivement la liberté du citoyen. Dans une optique à long terme, il m'apparaît comme absolument indispensable, pour le bien de notre société libre, que nous mettions fin à l'inflation et suscitions une prise de conscience de la part du public, de manière à mettre en œuvre dès que possible les mesures politiques adéquates.

J'ai foi en la force vitale de notre pays. Nous dispo­sons d'une très grande puissance économique. Nos ressources sont multiples. Notre richesse profite à une grande partie de la population. Le dynamisme règne partout et notre position politique est très forte. Je pense

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L'INFLATION, MAL INCURABLE? 63

que nous pouvons réparer les dégâts, même très impor­tants ; c'est la tâche à laquelle il faut nous préparer pour les dix ou quinze années à venir, si mon analyse se révèle juste.

Je ne crois pas que la situation soit désespérée. En matière politique, on est en voie de revenir sur l'idée que le chômage est plus grave que l'inflation. M. Tanaka vient de tomber au Japon à cause de l'inflation. La même chose est arrivée un peu plus tôt à M. Heath en Grande­Bretagne, toujours à cause de l'inflation. Les hommes politiques vont finir par se rendre compte que l'inflation n'est pas un moyen de se maintenir au pouvoir. Lors­qu'on en sera vraiment convaincu et que la majorité de la population en sera consciente, nous pourrons arrêter le désastre et sortir de cette ronde infernale. Nous arrêterons l'inflation, nous remettrons le gouvernement à sa place et nous rétablirons l'ordre qui veut que les citoyens soient maîtres du gouvernement, et non l'in­verse.

QUESTIONS POSÉES À M. FRIEDMAN

Ne pensez-vous pas que ce sont les très grosses fortunes qui profitent le plus de /'inflation et en particulier les grandes entreprises?

Le grand gagnant de l'histoire est le Trésor américain. Cela ne fait aucun doute. La vente de titres d'État est une opération véreuse et l'affaire s'étale sur une trentaine d'années. Tous ceux qui ont acheté des titres d'État à long terme s'en mordent les doigts. L'autre grande catégorie de gagnants, ce sont les propriétaires immobi­liers. Il ne s'agit pas des gros possédants sans scrupules que vous évoquez dans votre question. Cela n'existe pas. Certains d'entre eux ont d'ailleurs été victimes de l'infla­tion. Il est certain qu'une grande partie des gens qui avaient placé leur argent dans des valeurs boursières n'ont pas profité de l'inflation. A ma connaissance, l'histoire des grosses fortunes qui profitent honteuse­ment de l'inflation est une invention. Il est possible que, parmi les gros possédants, certains aient tiré parti de l'inflation, mais le lot des perdants compte au moins

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pour autant. Les possédants à la tête des plus grosses entreprises n'ont pas tiré profit de l'inflation. Ils en ont été les victimes car le taux d'imposition qui leur est appliqué a augmenté de façon énorme. La crise du pétrole n'explique pas l'inflation. La crise du pétrole a bien entendu fait monter la valeur du pétrole et des compagnies pétrolières. Tout bien réfléchi, c'est une ~onne chose. Henry Jackson n'aurait pas pu nuire aux Etats-Unis si, au lieu de montrer du doigt les producteurs pétroliers, qui profitent selon lui honteusement de la situation, il les avait félicités et leur avait décerné la palme du mérite, pour avoir réalisé des profits en produi­sant du pétrole. Je vois mal comment on pourrait résou­dre une crise du pétrole en déclarant aux gens qu'ils ne doivent pas produire de pétrole ou en leur disant que, s'ils en produisent, on leur retirera tout leur profit. Si vous voulez que les gens soient incités à lutter contre de tels problèmes à l'avenir, vous devez leur offrir la possibilité de réaliser des bénéfices avantageux. De plus, laissez-moi vous poser une question : quel poids accor­dez-vous à tout le bruit fait autour de cette histoire de grandes entreprises qui soi-disant profitent de l'infla­tion ? L'entreprise en soi ne peut être gagnante. Ce sont les individus qui sont les gagnants ou, selon le cas, les perdants. Vous devez parler des actionnaires, des consommateurs, des travailleurs. Une des raisons pour laquelle nous avons de l'inflation tient à l'idée naïve que l'on ne risque rien à augmenter les dépenses, à partir du moment où elles sont financées en imposant davantage les entreprises; on s'imagine que personne ne fait vrai­ment les frais de l'opération. Une entreprise ne peut pas payer des impôts. Un directeur d'entreprise peut signer le chèque mais il y a toujours quelqu'un pour payer: l'actionnaire, le travailleur ou le client. S'il y a surtaxa­tion, ce sont toujours des individus qui en font les frais.

Pouvez-vous expliquer la raison pour laquelle les gens sont aussi exigeants sur le plan de l'emploi et du chômage? Pourquoi est-on tellement attaché au plein emploi ?

C'est très simple. Les gens se sont entendu répéter que le plein emploi était un objectif facile à atteindre. Dans ces conditions, pourquoi n'exerceraient-ils pas leurs revendications sur l'emploi? Si nous disons aux gens

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que, s'il y a du chômage, c'est la faute des dirigeants de Washington qui n'auraient qu'à lever le petit doigt pour que le chômage cesse, pourquoi voulez-vous que l'on ne réclame pas un geste aussi simple de la part du gouver­nement ? Je ne pense pas qu'il y ait là de grand mystère. A mon avis, la chose incompréhensible, c'est que nous autres intellectuels ayons fait un si mauvais emploi de nos connaissances et de notre lucidité. Je ne comprends pas comment, tous autant que nous sommes, nous avons pu nous laisser aller à croire qu'il existait des solutions faciles aux problèmes difficiles. Pour moi, c'est là le mystère.

Si ce sont les chômeurs qui font les frais de la situation économique, ne pensez-vous pas qu'une politique de plein emploi est la meilleure, sinon la seule. façon de les aider ?

Non, je ne pense pas. Je pense qu'il est possible de dédommager les déshérités avec un système d'aide so­ciale bien adapté. A mon avis, on a tout intérêt à améliorer le système d'assurance-chômage pour les chômeurs de longue période, mais pas pour les chômeurs conjoncturels. Mais, de toute façon, que l'on décide ou non de lutter contre l'inflation, une partie de la popula­tion sera toujours lésée ; il est vrai que ce sont ceux qui perdent leur emploi ou ne peuvent pas trouver de travail qui sont les victimes. Il n'empêche, et je tiens à le souligner, que le chômage constitue un problème très différent de l'image qu'en a le public. Parmi les chô­meurs, on trouve une forte proportion d'individus dont les appointements représentent un complément de sa­laire ; ce ne sont pas eux qui assurent l'essentiel du gagne-pain de la famille. Le taux de chômage des Etats-Unis est au total de 6 % ; mais il n'est que d'envi­ron 3 % pour les travailleurs à charge de famille. D'autre part, parmi les individus en chômage à un moment donné, la plupart sont dans l'attente d'un nouvel emploi. Chaque semaine, un grand nombre de personnes se mettent à chercher du travail. Environ la moitié d'entre elles ont soit perdu, soit quitté leur emploi. L'autre moitié est constituée par des jeunes qui entrent tout juste dans la vie active ou par des gens ayant abandonné la vie active et qui souhaitent y retourner. En moyenne, une bonne moitié de ces gens auront normalement retrouvé

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du travail dans le délai d'un mois. La durée moyenne pendant laquelle les chômeurs sont sans travail ne dépasse pas six ou sept semaines. Le problème réel qui se pose concerne les chômeurs non circonstanciels, c'est-à-dire ceux qui restent sans travail pendant six mois ou plus. Ils sont au nombre de 300 000 ou de 400 000 et pas de 5 millions. Par ailleurs, comme quelqu'un me l'a fait remarquer, ils comprennent ceux qui ont renoncé à chercher du travail et se sont retirés de la vie active. En définitive, ces chiffres sont beaucoup plus faibles que ceux qui circulent généralement. Ce sont eux qui suppor­tent l'essentiel du chômage et je crois qu'il existe maintenant un programme qui permet d'éviter à ces chômeurs de se trouver en situation de réelle détresse. Mais nos programmes à cet égard sont un bel exemple de gâchis. Nous dépensons actuellement quelque chose comme 100 milliards de dollars par an pour des pro­grammes classés sous l'étiquette « lutte contre la pau­vreté ». En réalité, la plupart de ces programmes ne font absolument rien contre la pauvreté. S'ils étaient efficaces - si l'argent allait réellement aux pauvres - la moyenne du revenu des pauyres serait plus élevée que celle de n'importe qui aux Etats-Unis.

Pensez-vous qu 'en réduisant la masse monétaire ou en ralentissant son taux de croissance. on puisse faire baisser le niveau des prix et des salaires?

Si je comprends bien votre question, vous me deman­dez si je crois qu'en réduisant la masse monétaire de façon suffisante nous pourrions revenir à un salaire horaire de 2 dollars alors qu'une automobile coûterait 2000 dollars? Nous pourrions bien sûr y arriver. La réponse à votre question est « oui )), mais un tel résultat serait très peu souhaitable. Ce n'est pas ce que je propose de faire. Il est nécessaire de faire la différence entre le niveau des prix et le taux de variation du niveau des prix, ou si vous préférez entre la courbe et sa dérivée, le niveau d'inflation et le taux d'inflation. Je ne propose pas que nous essayions de faire baisser le niveau des prix. Ce ne serait pas du tout une bonne idée. Ce que je suggère, c'est que nous empêchions les prix de continuer à monter et que nous réduisions le taux d'inflation à zéro, ce qui ne ramènerait pas le salaire horaire à 2 dollars mais qui

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L' INFLATION, MAL INCURABLE? 67

l'empêcherait de passer de 5 dollars à 50 dollars, Dans ce but, il nous faut avoir un faible taux d'accroissement de la masse monétaire, En d'autres termes, il faut réussir à faire que le taux d'accroissement de la masse monétaire soit à peu près comparable à celui de la production. Cela ne ferait pas baisser le niveau des prix mais cela main­tiendrait la courbe des prix à l'horizontale; les prix resteraient au même niveau. Et c'est ce qu'il nous faut faire, ce que nous pouvons faire et que nous devrions faire.

Pourrions-nous survivre avec le taux d'inflation du Japon ou de la Grande-Bretagne?

Bien entendu. Nous sommes capables de supporter un taux d'inflation illimité. Ce n'est pas une chose souhai­table. Mais le Japon et la Grande-Bretagne y ont bien survécu . Qu'en sera-t-il à l'avenir? La question se résou­dra sans doute d'elle-même avec le temps. Je pense que le Japon ne pourra pas tenir avec un pareil taux d'infla­tion ; on a tout lieu de croire que le Japon reviendra à un taux d'inflation beaucoup plus modéré dans un délai très rapide. Le Japon a en effet adopté des mesures sérieuses pour ralentir le taux d'accroissement de la masse moné­taire. La courbe de la quantité de monnaie a été prati­quement horizontale au Japon pendant toute une pé­riode et ce pays connaît actuellement un ralentissement de son taux d'inflation. La Grande-Bretagne est dans une situation beaucoup plus désespérée. A l'heure ac­tuelle, les dépenses du gouvernement britannique repré­sentent 55 % du revenu national. Comme je le disais plus haut, le taux d'inflation est de l'ordre de 20 %. La Grande-Bretagne est sur le point de se trouver divisée en deux clans politiques car tout le monde, que ce soit à gauche ou à droite, est en train de transformer les syndicats en boucs émissaires. Quand j'étais en Grande-Bretagne, il y a deux mois, je me suis senti obligé, ce qui m'arrive rarement, de défendre les syndi­cats. Les syndicats créent pas mal de problèmes dans tous les domaines, mais s'il y a une chose dont ils ne sont pas responsables, c'est bien de l'inflation. Le parti tra­vailliste anglais déclare que ce sont les syndicats qui créent l'inflation. Mais le parti travailliste va résoudre le problème par des conventions collectives, ce qui de toute

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68 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

façon ne constituera pas un remède tant que l'on conti­nuera à faire fonctionner la planche à billets. Dans ces conditions, j'ai bien peur que la Grande-Bretagne ait un avenir très difficile, et cet avenir est proche. Mais vous devez comprendre que les gens ont une énorme faculté d'adaptation. Le problème de fond n'est pas l'inflation considérée d'un œil objectif. Ce qui compte, c'est de savoir si le taux d'inflation est anticipé ou non. Les gens sont prêts à s'adapter i pratiquement n'importe quoi. Prenez le cas du Chili de la belle époque - bien avant Allende - dont le taux d'inflation a été de 25 % par an pendant une durée d'un siècle. Si vous vous adaptez, alors très bien, vous avez des taux d'intérêt de 30 %, 40 % par an ; tous vos contrats contiennent des clauses pré­voyant des hausses, etc. Vous pouvez vous adapter à pratiquement n'importe quel taux d'inflation. Le pro­blème réel concerne la variation du taux d'inflation. C'est la source de nos maux actuels et cela le sera encore à l'avenir si nous continuons sur cette lancée. De la même manière qu'un ralentissement a des effets annexes, vous avez le même genre d'effet en cas d'accélération, si bien que si nous atteignons graduellement un taux de 20-25 %, nous y survivrons. Bien sûr. Ce qui nous menace réellement, ce sont les faux remèdes que l'on tente d'appliquer, comme par exemple le blocage des prix, ou le contrôle des prix et des salaires, et tous les autres moyens qui servent à essayer de supprimer les symptômes de l'inflation.

Pensez-vous qu'il serait sage de revenir à l'étalon-or et d'avoir des taux de change fixes?

Je pense que ce serait impossible. A mon avis, si l'étalon-or a pu être un frein à l'inflation dans le passé, c'est à cause de la mythologie de l'or et de la volonté qu'avait le gouvernement de se soumettre à la dictature de l'or. Mais, dans notre monde actuel, cette mythologie n'existe pas et le gouvernement ne se trouve plus dans les mêmes dispositions d'esprit. C'est pourquoi il serait à mon avis impossible de vouloir revenir à un véritable étalon-or. Un tel étalon n'a pratiquement jamais existé, bien que nous en ayons eu une image approximative au XIXe siècle. Cela n'a plus été le cas depuis 1914 ; depuis cette date, nous n'avons eu qu'un pseudo étalon-or.

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Lorsque les gens parlent de revenir à l'étalon-or, je ne pense pas qu'ils parlent sérieusement. Ils veulent sans doute dire que le gouvernement pourrait fixer le prix de l'or de la même façon qu'on fixe le prix du blé ou d'autres biens et marchandises. Cela n'est pas souhaita­ble du tout. En ce qui concerne l'or, la meilleure chose que nous ayons à faire n'est pas de pratiquer une toute petite vente aux enchères comme le proposait le secré­taire du Trésor Simon pour le mois de janvier, mais de suivre ce que j'ai personnellement préconisé il y a douze' ou treize ans. Il faudrait annoncer au monde que nous procéderons à cinq ventes annuelles et que nous ven­drons chaque fois au plus offrant un cinquième de l'or que nous détenons. Abandonnons là la question de l'or. Il n'y a pas de raison pour que le stockage de l'or soit, ou continue à être, une industrie nationale.

Supposons que les Arabes attendent que nous ayons bradé tout notre or et nous demandent alors de payer notre pétrole en or ; qu'arrivera-t-il dans ce cas?

S'ils ne veulent pas de dollars, personne ne les oblige à prendre des dollars. S'ils veulent de l'or, ils n'ont qu'à prendre les dollars et aller s'acheter de l'or. Le marché de l'or sera un marché libre. Dans ces conditions, le cours de l'or ne sera pas de 180 dollars l'once. Il se peut aussi bien qu'il soit de 500 dollars l'once ou de 10 dollars l'once, je n'en sais rien. L'or est aujourd'hui devenu un bien de spéculation comme un autre. Les Arabes ne se sont pas montrés particulièrement intéressés par l'or. Je pense qu'ils ont un meilleur sens de l'investissement qu'on ne le croit.

Étant donné l'inflation et la situation actuelle, préconi­sez-vous toujours toute une série de réformes dans le domaine de l'aide sociale. comme par exemple l'application d'un impôt sur le revenu négatif ?

Pour l'impôt sur le revenu négatif, oui. J'en suis toujours partisan. Je pense que notre actuel système d'aide sociale est un gâchis incroyable. Et je pense que le moyen le plus efficace de le réformer serait d'essayer de remplacer toute la série de programmes actuellement en place par un programme unique d'aide sociale aux déshérités en leur versant directement de l'argent. Il

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faudrait ies ciÎder non pas paice qu'ils sont jeu!1es ou vieux 0 ... parce que, pour cause de récession ou de maladie, ils ont perdu leur emploi, mais simplement parce qu'ils se trouvent en situation de détresse. A ma connaissance, le meilleur moyen d'apprécier si quel­qu'un se trouve en situation de détresse consiste à regarder te nIveau de son revenu. C'est pourquoi je persiste à préconiser un système souple d ' impôt négatif sur le revenu pour remplacer la série de programmes d'aide sociale actuellement en place. Cela n'est pas du tout incompatible avec le reste de mes prises de position, au contraire : si nous mettions en place un mécanisme qui garantirait que personne ne se trouve en situation de détresse, nous pourrions plus facilement adopter une politique de restriction monétaire et fiscale nous permet­tant de nous débarrasser de l'inflation sans compromet­tre gravement la situation d'une partie de la population.

Pouve::-voIiS nous fournir queiques chi/Tres à propos du desequi/ibre des dépenses gouvernementales '!

Prenons par exemple le problème de la masse moné­taire. C'est facile. Au cours des quatre années qui ont précédé ie mois de juin 1974, c'est-à-dire entre i 970 et 1974, la masse monétaire définie comme la monnaie en circulation ajoutee à tous les dépôts dans les banques commerciales s'est accrue à un taux annuel de 10 l'O. Ce taux implique un taux d'inflation à long terme de 6 '}o par un. Pour parvenir à un taux d'inflation nul. œtte masse :nonétaire aevrait croître au taux d'environ 4 % par an. Elle augmente actuellement au taux de 6 % depuis juin, c'est-ù-dire depuis quatre :nois. 11 serait tout à fait souhaitaole que cet accroissement se poursuive au taux de 6 % par an . J'espère qu'il en sera ainsi, mais je n'en suis pas tout à fait convaincu. Si nous prenons une définition de la masse monétaire plus étroite - c'est­à-dire la monnaie en circulation plus seulement les dépôts à vue - cette masse monétaire, toujours au cours des quatre années qui ont précédé juin, a augmenté au taux annuel d'environ 7 % par an, Elle s'accroît actuel­lement au taux annuel d'environ 3 % par an. Là encore, cet accroissement est légèrement supérieur à ce qui serait souhaitable pour le long terme, mais si les choses conti­nuent ainsi pendant un moment, ce n'est déjà pas si mal.

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L'INFLATION, MAL INCURABLE? 71

En ce qui concerne les dépenses gouvernementales, il est difficile de donner une réponse précise, parce que l'ave­nir des dépenses gouvernementales dépendra des exi­gences de chacun d'entre nous. Personnellement, et je pense que je ne suis pas tout à fait seul dans mon cas, je crois que la majorité de la population n'est pas prête à sacrifier la valeur de la monnaie pour une augmentation des dépenses. Dans ces conditions, plus on réduira les dépenses gouvernementales et mieux cela vaudra. C'est mon avis. Dans la réalité d'aujourd'hui, les dépenses gouvernementales augmentent depuis deux ans à un rythme qui dépasse les 10 % par an. Si bien qu'à l'heure actuelle les dépenses du gouvernement fédéral représen­tent quelque chose comme 26 % du revenu national. On a beaucoup parlé de réduire les dépenses gouvernemen­tales de l'an prochain: il était question de les ramener à un montant de 300 milliards de dollars. Ces 300 milliards représentent une augmentation de 25 milliards par rap­port à l'année précédente. A mon avis, la seule réponse que je puisse faire à propos des dépenses gouvernemen­tales est qu'elles augmentent de façon très rapide et qu'elles sont trop élevées.

Êtes-vous toujours favorable à l'indexation du type brésilien et cela n 'entretient-il pas l'inflation ?

J'étais favorable à l'indexation avant que le Brésil l'ait adoptée. Et je continue à l'être depuis. Je suis par conséquent partisan de l'indexation. Cela n'entretient pas l'inflation. On ne peut pas dire que l'indexation fasse augmenter ou diminuer l'inflation. Mais, en revanche, elle réduit les effets annexes de l'inflation et elle en atténue les méfaits.

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CHAPITRE II

INFLATION ET DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE l

Par inflation, j'entends une hausse des prix régulière et soutenue. Mon propos porte sur l'inflation manifeste. Il s'agit d'un processus inflationniste à l'intérieur duquel les prix augmentent sans que le gouvernement inter­vienne et ait recours au contrôle des prix ou à une technique similaire.

Il est largement admis que l'inflation est un phéno­mène inévitable dans un pays qui cherche à forcer l'allure de son développement. L'argumentation tourne généralement autour de l'idée suivante : un pays qui cherche à accélérer son développement exerce une forte pression sur les ressources disponibles. Ce qui signifie qu'un accroissement de la demande ne peut rencontrer qu'une hausse de prix. Cependant, cette argumentation confond les grandeurs physiques et les grandeurs moné­taires. La pression exercée sur les ressources à l'intérieur du processus de développement affecte les prix relatifs. Elle tend à faire paraître plus élevés les prix des biens dont la demande est particulièrement forte en période de développement, par rapport à ceux des autres biens. Mais elle n'affecte en rien les prix absolus.

Tout dépend de la manière dont sont acquises les ressources réelles qui sont employées au cours du déve­loppement. Si le gouvernement obtient ces ressources en ayant recours, par exemple, à l'imposition ou aux em-

1. Le texte est celui d'une conférence prononcée à Bombay, Inde, en 1963, et publié par l'Asia Publishing House for the Council for Economic Education, Bombay, 1963.

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INFLATION ET DÉVELOPPEMENT 73

prunts publics, ou si, de leur côté, les entreprises privées ou les particuliers affectent leur propre épargne à l'inves­tissement, aucune pression ne s'exercera sur la demande de monnaie. On observera un glissement de la demande de certains biens vers d'autres biens, ce qui entraînera un changement de nature dans les ressources physiques rendues nécessaires par le développement. Mais si pour obtenir davantage de ressources, on utilise la planche f\ billets ou une de ses versions modernes, plus raffinées, alors, bien entendu, une tendance à l'inflation et à la hausse des prix ne tardera pas à se manifester. Le point de vue selon lequel le développement rend l'inflation inévitable est erroné et provient d'une confusion entre les grandeurs physiques et les grandeurs monétaires.

L'expérience indienne, qui s'est déroulée sur dix années (1952-1962), fournit une illustration presque tex­tuelle de cette proposition fondamentale. Selon les estimations officielles, le Produit National Net en prix constants a augmenté d'environ 18 % lors du premier plan quinquennal (1951-1956), et de 21 % lors du second plan quinquennal (1956-1961). La différence entre ces deux chiffres est nettement plus faible que la marge d'erreurs d'un seul d'entre eux. De plus, on a quelque raison de penser que l'accroissement de la production réelle lors du second plan quinquennal est surestimé, en raison des lacunes relevées dans les indices de prix utilisés pour déflater le produit national. Nous pouvons donc dire que, grosso modo, le pourcentage d'augmenta­tion de la production pendant le premier plan est le même que pendant le second. Cependant, le premier plan a vu les prix baisser, tandis que durant le second ils ont augmenté. Pendant la première période, l'indice des prix implicitement utilisé pour déflater le produit natio­nal est tombé de 12 %. Les prix de gros ont baissé de 16 %, et les prix de détail de 5 %. Quel que soit l'indice des prix auquel on se réfère, la baisse est appréciable. Lors du second plan quinquennal, le même indice s'est élevé de 17 % ; les prix de gros ont augmenté de 34 % et les prix de détail de 29 %. Là encore l'augmentation est substantielle.

Pourquoi observe-t-on de telles différences entre les deux plans? On n'a pas besoin d'aller chercher la réponse très loin. Pendant le premier plan quinquennal,

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74 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

la masse monétaire s'est accrue nettement moins que la production. Et cela, quelle que soit la définition de la monnaie à laquelle on se réfère. La monnaie en circula­tion, celle que les gens transportent dans leurs poches, a augmenté de 13 % ; la monnaie plus les dépôts à vue, de Il % ; la monnaie plus les dépôts à terme, de 15 %. Quelle que soit la définition adoptée, la masse monétaire a moins augmenté que la production, qui a connu un accroissement de l'ordre de 18 %. Par conséquent, les prix ont baissé. Lors du second plan quinquennal, l'augmentation de la masse monétaire a été supérieure à celle de la production. De plus, si nous reprenons chacune des définitions déjà citées, la monnaie en circu­lation a augmenté de 25 % ; la monnaie plus les dépôts à vue, de 33 % ; la monnaie plus les dépôts à terme, de 53 %. La masse monétaire a connu un accroissement supérieur à celui de la production, donc les prix ont augmenté.

J'attire l'attention sur un point caractéristique, sans lequel ces chiffres n'ont aucune valeur. Le mouvement des prix a eu une plus large amplitude pendant ces deux périodes que l'écart qui sépare l'évolution de la masse monétaire de celle de la production réelle. Afin de simplifier la comparaison, tenons-nous-en pour le mo­ment à la définition que donne la Banque Centrale de l'offre de monnaie, c'est-à-dire la monnaie en circulation plus les dépôts à vue. Au cours du premier plan quin­quennal, la masse monétaire ainsi entendue s'est accrue de Il %, la production réelle de 18 % ; la différence équivaut donc à 7 %. Elle correspond également à la baisse des prix qu'on aurait observée si les gens avaient conservé la même part de leur revenu sous forme de monnaie tout au long de la période. En réalité, les prix ont connu une hausse de 12 % (là encore, je m'en tiens à un seul indice, celui des prix nominaux), qui dépasse donc la différence entre l'augmentation de la masse monétaire et celle de la production. Au cours du second plan quinquennal, la masse monétaire a augmenté de 33 %, la production de 12 %. Les prix, toujours selon l'indice des prix nominaux, ont connu une hausse de 17 % (cette hausse est beaucoup plus importante si l'on se réfère à d'autres indices). En d'autres termes, l'évolu-

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tion de la vitesse de circulation de la monnaie a intensifié l'effet des variations de la masse monétaire elle-même.

Le fait que la variation des prix soit proportionnelle­ment plus importante que l'écart entre l'augmentation de la production et celle de la masse monétaire n'a pas été observé uniquement lors des plans quinquennaux en Inde. Ce phénomène s'explique facilement : en effet lorsque les prix baissent, il devient préférable de détenir des avoirs en monnaie et la valeur de cette dernière s'accroît de jour en jour. S'ils s'attendent à ce que les prix continuent à baisser, les particuliers ont donc davantage tendance à conserver leurs avoirs sous cette forme. Par conséquent, ils sont portés à économiser leur encaisse et cette tendance s'accélère en proportion de la marge d'anticipation sur la hausse ou la baisse des prix. En général, lorsque l'inflation s'est manifestée après une période de relative stabilité des prix, les particuliers ne s'attendent pas à priori à ce que les prix continuent à s'élever. Ils considèrent la hausse des prix comme tem­poraire et prévoient qu'ils baisseront par la suite. Ils ont donc tendance à augmenter leurs avoirs en monnaie et, de ce fait, la hausse des prix est inférieure à l'augmenta­tion de la masse monétaire. Puis, à mesure qu'ils pren­nent conscience de ce qui est en train de se passer, ils ont tendance à rajuster leurs avoirs. L'augmentation des prix est alors supérieure à celle de la masse monétaire.

Le fait que les variations de la vitesse de circulation aient tendance à accentuer les mouvements de la masse monétaire dans certains cas et à les contrarier dans d'autres a deux implications très importantes. En pre­mier lieu, lorsque l'inflation commence à s'imposer de façon manifeste, l'effet de la variation de la masse monétaire sur les prix peut engendrer un processus cumulatif. Mais en sens inverse, les relations dégagées entre l'inflation ou, dans le cas contraire, la déflation et les variations de la masse monétaire par unité de bien produit ne sont pas d'une précision mécanique. En cette matière, le contexte joue pour beaucoup et il est difficile de procéder à des prévisions exactes.

J'ai fait allusion au cas de l'Inde, car c'est celui qui

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vous est le plus familier 1• On peut encore citer de nombreux autres exemples qui démontrent que l'infla­tion n'est pas inévitable au cours du développement économique, qu'elle n'a pas de lien spécial avec la pression exercée sur les ressources réelles, mais qu'elle tient davantage aux institutions et aux politiques moné­taires. J'en citerai quelques-uns. Le plus spectaculaire m'est offert par mon propre pays. Il nous faut faire un retour en arrière de près d'un siècle et considérer les quinze années qui ont suivi la guerre de Sécession (1865-1879). Au cours de cette période, on observa une baisse continue des prix, la plus importante par l'inten­sité et la durée qu'on ait jamais enregistrée. Si l'on considère l'ensemble de l'histoire, les hausses de prix sont beaucoup plus nombreuses que les baisses de prix et on en relève très peu qui soient comparables à celle qu'ont connue les États-Unis à ce moment-là. Les prix ont diminué de plus de moitié en quinze ans; ils ont baissé à un rythme annuel de l'ordre de 5 %.

Pendant la guerre de Sécession proprement dite (1861-1865), le gouvernement eut recours à la planche à billets - les fameux billets verts - pour subvenir à son financement. Le résultat de cette manœuvre fut que, vers la fin de la guerre, les prix avaient plus que doublé. Les États-Unis voulaient revenir à la parité-or d'avant la guerre. Pour y parvenir, il fallait réduire les prix de moitié, afin qu'ils soient alignés avec ceux du reste du monde. Ils furent effectivement réduits de moitié, mais cette baisse résultait moins de la politique suivie par le gouvernement que du taux de croissance extraordinai­rement élevé qui s'était manifesté pendant ces quinze années. Si l'on en croit les relevés statistiques, le taux de croissance a atteint alors un niveau jamais enregistré dans toute l'histoire des États-Unis. Selon les estimations effectuées par Simon Kuznets sur le revenu des États­Unis depuis 1869, la période qui s'étale sur les années 70 relève un taux de croissance supérieur à celui de n'im­porte quelle autre décade, de 1869 jusqu'à 1959. Je suis d'accord avec Kuznets pour penser que ces évaluations surestiment la croissance qui s'est manifestée pendant

1. Il s'agit d'une conférence prononcée il Bombay, illti'a, p. 72, note.

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cette période. Mais de nombreux indices révèlent qu'elle a réellement été une période de croissance très rapide. A titre d'exemples, on peut se référer à l'expansion du réseau routier, à l'accroissement du trafic sur les routes et les canaux, etc. La production a fait bien plus que doubler, et comme la masse monétaire s'est accrue de façon insignifiante, les prix ont pu diminuer de moitié.

Je ne cite pas cet exemple pour suggérer que la baisse des prix favorise la croissance. J'y fais plutôt allusion car il est de nature à contredire l'idée couramment admise que la hausse des prix est pratiquement inévitable, si l'on souhaite promouvoir la croissance économique. Dans le cas américain, je ne pense pas que c'est la baisse des prix qui ait entraîné la croissance. Au contraire c'est la croissance, dont l'origine est imputable à différents facteurs, qui a provoqué la baisse des prix. Je n'entends pas suggérer davantage que cette expérience est un modèle à suivre pour n'importe qui. La baisse des prix a entraîné de réelles difficultés. Elle a stimulé l'opposition politique et les controverses ; il Y eut une longue réces­sion de 1873 à 1879, etc. Il est tout à fait probable que la croissance aurait été la même si l'on avait suivi une politique favorable au maintien de la stabilité des prix, avec moins de difficultés dans les autres domaines. Il n'en demeure pas moins que la croissance économique s'est avérée tout à fait compatible avec la baisse des prix.

Nous disposons d'autres exemples, moins spectaculai­res. De 1879, date du retour des Etats-Unis à l'étalon-or, à 1896, les prix ont baissé aux États-Unis à un rythme de l'ordre de 2 % à 3 %. De 1896 à 1913, ils sont montés à un rythme équivalent. Cependant, ces périodes ont connu presque exactement le même taux de croissance économique, si l'on en juge par l'augmentation du produit national. De plus, à la même époque, de 1870 à 1890 ou 1895, les prix ont baissé au Royaume-Uni; de 1890 à 1913, ils sont montés. Cependant, les estimations effectuées sur la production nationale réelle révèlent que le rythme d'augmentation de la production fut plus rapide en période de baisse des prix qu'en période de hausse des prix. Pour prendre des exemples plus récents, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, des pays comme l'Italie ou l'Allemagne de l'Ouest ont vu leur production augmenter de façon très rapide, alors que les

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prix restaient à peu près constants, ou n'enregistraient qu'une très légère hausse. Depuis 1954, la Grèce a connu un rythme de croissance économique très rapide, avec une très grande stabilité des prix. Pendant les premières années qui ont suivi la guerre, le Japon a connu une hausse substantielle de ses prix, en même temps qu'un fort accroissement de sa production. Depuis lors, la production a continué à augmenter, mais les prix sont restés à peu près stables 1.

Je m'empresse d'ajouter qu'on peut toujours trouver des cas où la hausse des prix est allée de pair avec l'expansion de la production nationale. Je ne cherche pas à démontrer que la baisse des prix est obligatoire en période d'expansion économique, mais seulement que la hausse des prix n'est pas inévitable, bien qu'elle puisse se produire. En plus des exemples anglais et américain déjà cités, on peut faire allusion à l'Europe du xv" et du XVIe siècle, qui connut une véritable révolution des prix. A ce moment-là, le rythme de développement s'accélérait dans toute l'Europe, accompagné d'une hausse de prix soutenue et assez régulière. Ou encore, pour prendre l'expérience plus récente de l'après-guerre, Israël a connu une hausse de prix qui a atteint un rythme annuel de l'ordre de 10 % et dont la durée s'étale sur dix années - ce qui n'est pas négligeable, quelles que soient les estimations auxquelles on se rHère. Il est donc clair que l'inflation n'accompagne pas automatiquement le déve­loppement, pas plus qu'elle ne l'empêche nécessaire­ment. Il est bien plus important de s'intéresser aux forces fondamentales qui déterminent la croissance économi­que, qu'au débat qui tourne autour de la hausse ou de la baisse des prix.

L'inflation peut-elle être une chose souhaitable? Avant d'essayer de répondre à cette question, je voudrais consacrer encore un peu de temps à examiner les diffé­rents facteurs qui peuvent en être à l'origine, car il semble que le fait d'en attribuer la responsabilité à la masse monétaire soit considéré aujourd'hui comme

1. Depuis 1963, ia production du Japon a continué à s'accroître rapidement , mais les prix se sont également mis à augmenter à un rythme assez rapide .

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démodé et dépassé. La plupart des spécialistes modernes attribuent en effet l'inflation à toutes sortes de choses : ils disent qu'elle apparaît lorsque la propension à l'épar­gne est inférieure à l'investissement; qu'elle est le résul­tat d 'une pression salariale ou d'une offensive des profits, ou encore qu'elle provient d'une incapacité à faire augmenter la production alimentaire au même rythme que celle des autres biens ; sans compter toutes les autres raisons possibles et imaginables. Ces interpré­tc:tions contiennent toutes une certaine part de vérité. Si n'importe lequel de ces facteurs entraîne un accroisse­ment de la masse monétaire, alors il y aura inflation. Mais si ce n'est pas le cas, alors on ne peut lui en attribuer la responsabilité.

La raison pour laquelle ces explications sont si bien accueillies n'est pas difficile à trouver. Elle est liée à deux facteurs. D'une part, on a tendance à confondre ce qui vaut pour un individu avec ce qui vaut pour la société prise dans son ensemble. La particularité de la science économique tient justement en ceci que tout ce qu'elle déclare vrai pour un individu ne l'est pas pour l'ensem­ble de ia société, et inversement. Un individu, lorsqu' il achète un produit queiconque, peut difficilement agir sur son prix. Cependant, ce sont les individus, pris dans leur ensemble, qui font du prix ce qu'il est. Dans le cas particulier de l'inflation, chaque individu, pris séparé­ment, ne voit pas de relation particulière entre le fait que les prix augmentent et le fait que, d'une manière ou d'une autre, on ait eu recours à la planche à billets pour fabriquer ces morceaux de papier que nous aimons tant transporter dans nos poches. L'entrepreneur individuel augmente ses prix, d'une part parce que ses coûts se sont élevés et, d'autre part, parce qu'il estime pouvoir conti­nuer à vendre ses produits à des prix plus élevés. Ainsi, pour chacun d'entre nous, une hausse générale des prix provient de la hausse du prix d'un produit particulier. Nous ne sommes jamais conscients du fait que la hausse de ce prix est, en dernier ressort, le résultat de la création d'un supplément de monnaie. Ceci est une première raison. La seconde, tout aussi importante, réside dans le fait que le gouvernement a le quasi-monopole de l'émis­sion de monnaie. J'exagère un peu, comme nous le verrons par la suite, car les banques privées disposent

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d'un certain pouvoir de création de monnaie; mais il n'en demeure pas moins vrai que dans les pays moder­nes, Inde comprise, le gouvernement est responsable, pour l'essentiel, du contrôle de la monnaie. Personne n'aime s'accuser d'être la cause des malheurs qui se produisent. Bien que beaucoup de gens soient favorables à l'inflation parce qu'elle sert leurs intérêts personnels, dans l'ensemble on considère que c'est une mauvaise chose et personne ne s'en voit attribuer la responsabilité de gaieté de cœur. Il est beaucoup plus facile pour le gouvernement d'accuser les horribles capitalistes ou les vilains syndicats qui s'évertuent à exercer une pression sur les salaires, ou encore les agriculteurs impossibles qui sont incapables de développer la production alimen­taire, que de faire son propre mea cul pa.

Voilà les deux raisons principales pour lesquelles on a tendance à attribuer l'inflation à n'importe quoi plutôt qu'à la monnaie. Il en existe une troisième, qui a pris une importance particulière au cours des vingt dernières années. Il s'agit d'un événement survécu exclusivement dans le domaine intellectuel: la révolution keynésienne, qui a marqué la pensée économique vers les années 30, a conduit de nombreux économistes à réduire l'impor­tance accordée au rôle de la monnaie. Cependant, cette raison-là n'est pas fondamentale, car le débat sur l'im­portance à accorder à la monnaie n'est pas né d'hier. Si l'on effectue un retour en arrière d'un ou deux siècles, ou plus, on constate qu'à chaque fois qu'il y a eu inflation, deux types d'explications ont été proposés. L'un consis­tait à dire que la masse monétaire s'était accrue, l'autre, que quelque phénomène particulier s'était produit. Par exemple, les salariés avaient obtenu une augmentation de leur traitement, les capitalistes s'étaient montrés particulièrement rapaces, un blocus avait été imposé au pays, condamnant les marchandises à rester à la porte, etc.

Comme je l'ai déjà fait remarquer, ces deux explica­tions, pour divergentes qu'elles soient, ne sont pas contradictoires. Des facteurs extra-monétaires peuvent, sous certaines conditions, se trouver à l'origine d'un accroissement de la monnaie. Ainsi on a en partie raison lorsqu'on professe que l'inflation apparaît chaque fois que le taux d'investissement désiré excède la propension

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à l'épargne. Si l'investissement concerne directement le gouvernement et si ce dernier fait appel pour le financer à l'émission de monnaie, alors il est vrai que la volonté de fixer le taux d'investissement à un niveau supérieur à celui de l'épargne que le public est disposé à réaliser, est un facteur d'inflation. C'est un facteur d'inflation dans la mesure où une telle pratique engendre un accroisse­ment de la masse monétaire. Il est également vrai que dans certains pays - ce n'est pas tout à fait le cas de l'Inde - les syndicats peuvent faire suffisamment pres­sion sur les salaires pour entraîner le chômage. Si le gouvernement est tenu de suivre une politique de plein emploi, il ne peut faire face à ses dépenses qu'en dilatant l'offre de monnaie. Dans ce cas, il est juste de dire que la pression exercée sur les salaires est un facteur d'infla­tion, non pas parce qu'elle est de nature inflationniste, mais parce qu'elle a fortuitement mis en mouvement un mécanisme propre à déterminer l'accroissement de la masse monétaire.

Un rapide survol historique nous apprend clairement une chose : les véritables origines de l'expansion de la monnaie ont été très différentes selon les lieux et les époques. Une théorie de l'inflation qui ne s'intéresserait donc pas seulement à l'accroissement de la masse monétaire mais également à tous les facteurs qui ont pu l'entraîner, serait victime du « pluralisme scientifique» puisqu'il lui faudrait expliquer l'inflation à partir d'ori­gines très différentes. Dans le passé, par exemple, alors qu'il n'y avait que des pièces de monnaie en circulation, l'inflation était provoquée par de véritables fléaux, le balayage et le rognage. Je suis sûr que vous voyez ce que je veux dire. Vous prenez un boisseau de pièces d'or et vous les mettez dans un sac que vous secouez de toutes vos forces, jusqu'à ce que de la poussière en sorte. Vous retirez les pièces et vous balayez la poussière. C'est autant de gagné pour vous. Ou alors, vous prenez un canif et vous rognez sur la tranche, de telle sorte que la pièce ait l'air en règle; ensuite, vous la remettez en circulation. Chaque personne entre les mains de laquelle passe la pièce procède de la même manière et, à la longue, les pièces deviennent de plus en plus légères et les prix montent de plus en plus. Une invention techni­que moderne a largement mis fin à cette source d'infla-

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tion particulière: on a presque complètement supprimé les pièces de monnaie. A la place on a eu recours à des morceaux de papier, les billets de banque, qui se prêtent peu à cette sorte d'inflation. L'accroissement de la masse monétaire est provenu également de ce que les ouvrages historiques ont coutume de désigner sous le nom de « valorisation » ou de « dévalorisation » de la monnaie. D'autre part, la découverte de nouveaux gisements d'or ou d'argent, et les innovations techniques qui ont facilité leur extraction, ont constitué une autre source d'inflation importante. L'émission de monnaie destinée à financer la guerre en fournit encore une autre, observable à toutes les époques. La politique de plein emploi fait, à ce titre, figure d'invention moderne.

Tel ou tel facteur peut être responsable de l'inflation, s'il entraîne une expansion de la masse monétaire sensi­blement plus forte que le taux normal d'accroissement de la production. Si vous êtes amenés à considérer ces facteurs comme des causes, vous serez bientôt confron­tés, comme je l'ai déjà dit, à plusieurs explications possibles. Je ne connais pas d'exception à la règle qui veut qu'une hausse des prix substantielle soit toujours accompagnée par un accroissement sensible de la masse monétaire, et inversement. En maintes circonstances, j'ai mis les gens au défi de me citer une seule exception, et je n'en ai moi-même jusqu'à présent trouvé aucune. Par ailleurs, les exemples qui la confirment ne manquent pas. Certains d'entre eux sont particulièrement spectacu­laires ; laissez-moi en citer deux, qui vous démontreront combien la quantité de monnaie est un facteur prépon­dérant par rapport à n'importe quel autre. Après la révolution russe de 1917, l'émission d'une nouvelle monnaie, imprimée en grandes quantités par le nouveau gouvernement en place, provoqua une énorme inflation. Elle perdit sa valeur, jusqu'à n'en avoir presque plus aucune. Il y eut une hyperinflation. Pendant ce temps-là, une autre monnaie restait en cours, la monnaie émise par le gouvernement d'avant la révolution. Le gouvernement tsariste avait perdu le pouvoir; personne ne s'attendait à ce qu'il y revienne. Cependant, la valeur de la monnaie tsariste, mesurée en termes de biens, resta à peu près constante et apparut bien supérieure à celle de la monnaie bolchevique. Pourquoi ? Parce que personne ne

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pouvait en imprimer de nouvelle : sa quantité était fixe et conservait par conséquent sa valeur. L'autre exemple concerne la guerre de Sécession américaine. Les Nordis­tes avaient envahi le Sud et occupaient l'endroit où les Sudistes fabriquaient la monnaie, destinée à financer la guerre. De telle sorte qu'on cessa d'imprimer de la monnaie. Le résultat de cette interruption fut que les prix cessèrent provisoirement de monter. J'en conclus que si vous voulez étudier le processus inflationniste, vous n'avez qu'à « chercher la monnaie ».

Pourquoi la monnaie menace-t-elle autant le compor­tement des prix? Pourquoi le rôle qu'elle occupe au sein du processus est-il aussi central? La clé de la réponse réside dans la distinction entre la quantité nominale de monnaie, c'est-à-dire la monnaie exprimée en roupies, en dollars, en marks, ou en tout ce que vous voudrez, et la quantité réelle de monnaie, c'est-à-dire la monnaie exprimée en biens et services (qu'elle permettra d'ache­ter) ou dans le nombre de semaines de revenu auxquelles elle équivaut.

Les gens ont des idées extraordinairement arrêtées sur le montant réel de monnaie qu'ils souhaitent posséder, et ne semblent pas disposés à en changer, à moins d'y être incités . On a pu l'observer tout au long des époques et un peu partout. Ces derniers mois, mes voyages m'en ont fourni des exemples frappants. Je me référerai unique­ment à la monnaie en circulation, à J'exception des dépôts, car, entendues ainsi, les monnaies des différents pays sont plus aisément comparables entre elles.

En Inde, les gens ont entre les mains une quantité de monnaie qui correspond approximativement à sept se­maines de revenu. En d'autres termes, si vous addition­nez les revenus reçus par tous les Indiens pendant une période de sept semaines, vous obtiendrez à peu près l'équivalent du montant de monnaie détenu par l'ensem­ble de la population indienne (entreprises comprises). Je sais par expérience que ce résultat peut sembler surpre­nant. Si vous demandez aux gens individuellement : « Est-ce que vous possédez sept semaines de revenu sous forme de monnaie? », vous n'en trouverez pratiquement pas un qui vous répondra oui. Cependant, en moyenne tout le monde en Inde possède sept semaines de revenu sous forme de monnaie. Cela s'explique en partie par le

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fait que les entreprises sont les principaux détenteurs de la monnaie. J'ignore le reste de la réponse.

Tournons-nous maintenant vers la Yougoslavie, diffé­rente de l'Inde à bien des égards. Le gouvernement yougoslave est communiste et exerce un contrôle très important sur l'activité économique. La Yougoslavie possède un système agricole différent, des traditions culturelles et des conventions sociales différentes. Ce­pendant, la population possède environ six semaines un quart de revenu sous forme de monnaie ; elle est donc en ce sens très proche du modèle indien.

La Grèce est un royaume et sa structure économique diffère beaucoup à la fois de celle de l'Inde et de celle de la Yougoslavie. Mais sa population a entre les mains un montant de monnaie équivalent à celui de la Yougosla­vie, soit un peu plus de six semaines de revenus. En Turq~ie, il dépasse légèrement cinq semaines de revenu. Aux Etats-Unis, il équivaut à peu près à quatre semaines et demie. En Israël, également quatre semaines et demie, bien que le niveau de revenu d'Israël par tête d'habitant représente le tiers ou le quart de celui des États-Unis.

Il est facile de rendre compte de ces différences, même si elles apparaissent relativement faibles. Elles dépen­dent de l'importance des dépôts bancaires effectués dans ces djfférents pays. Ils sont le plus largement répandus aux Etats-Unis, puis en Turquie, et enfin en Grèce, en Yougoslavie et en Inde. Mais si l'on se contente de prendre ces chiffres tels qu'ils nous sont fournis, on est frappé par leur uniformité. Ces pays représentent toutes les variétés de systèmes économiques, avec un revenu réel se déplaçant sur une échelle de 1 à 15 ou 20 et, cependant, leurs avoirs en monnaie, exprimés en semai­nes de revenu, ne varient que sur une échelle nettement inférieure de 1 à 2.

Étant donné les idées bien arrêtées des gens sur le montant de monnaie dont ils souhaitent disposer, sup­posons que, pour une raison quelconque, la quantité de monnaie que possède effectivement la communauté soit supérieure à celle que, pour un niveau des prix donné, elle souhaiterait posséder. Dans le cadre de notre pro­pos, il nous est indifférent de savoir pourquoi: il se peut que ce soit le gouvernement qui ait eu recours à l'émis­sion de monnaie pour faire face à ses dépenses, ou bien

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qu'on ait découvert une nouvelle mine d'or, ou encore que les banques aient trouvé le moyen d'obtenir des dépôts. Quoi qu'il en soit, disons que la communauté souhaiterait disposer d'un montant de monnaie équiva­lent à sept semaines de revenu et qu'elle en possède en réalité huit. Que va-t-il se passer? Ici encore, il est essentiel de rappeler la distinction entre le point de vue individuel et celui de la communauté tout entière. Chaque individu, pris séparément, pense qu'il peut tou­jours se débarrasser de son argent. Il n'est pas inquiet car il peut sortir pour le dépenser et, par conséquent, réduire son encaisse. Mais lorsqu'il s'agit de la communauté prise dans son ensemble, c'est une illusion d'optique de croire qu'il est possible de réduire le montant total des liquidités. Je ne peux réduire mon encaisse que parce que quelqu'un d'autre désire augmenter la sienne. C'est ainsi que les dépenses des uns font les recettes des autres. Mais la communauté dans son ensemble ne peut dépen­ser plus qu'elle ne gagne. Par conséquent, si tout le monde s'efforce de réduire le montant nominal de son encaisse, au bout du compte personne ne parviendra au résultat voulu. Le montant de l'encaisse nominale est déterminé en fonction de la quantité nominale de monnaie en circulation, et agir en paniers percés n'y peut rien changer. Mais les gens vont tenter alors de réduire leur encaisse et cet effort généralisé aura des conséquen­ces importantes. En essayant de dépenser plus qu'ils ne gagnent, les gens enchériront à la hausse sur le prix des biens et des services courants. Le revenu nominal s'élè­vera et les encaisses seront évidemment réduites, bien qu'en réalité, les encaisses nominales, exprimées en roupies par exemple, n'aient pas été affectées. L'éléva­tion des prix et des revenus ramènera l'encaisse de huit semaines de revenu à sept semaines; les gens auront donc atteint leur but mais bien plus en faisant augmenter les prix et les revenus qu'en réduisant les encaisses proprement dites. Au cours de ce processus, les prix auront augmenté d'environ un huitième. Voici, résumé de manière très schématique, le mécanisme suivant le­quel les variations de la masse monétaire affectent le niveau général des prix. C'est simplifier exagérément les choses, car la tendance à dépasser la mesure est généra­lement suivie par une série de rajustements successifs,

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jusq\l'à ce qu'on ait atteint un point de stabilisation final; mais ce détail supplémentaire n'ajo:lte rien au schéma d'enserr:ble du processus.

Je vc:.is maintenant m'interroger rapidement sur le caractère bénéfique ou nocif de l'inflation.

Est-ce que l'inflation est favorable au développe­ment? Deux arguments principaux ont été avancés en faveur d'une réponse positive. Le premier consiste à dire que l'inflation permet d'opérer une redistribution des richesses et des revenus. Cela signifie qu'on retire une part de leur revenu aux classes salariées, qui sont censées le dépenser tout entier, pour la donner aux détenteurs de profits, qui sont censés à la fois posséder plus qu'il leur faut pour vivre et réaliser des investissements productifs. Ou encore, qu'on effectue un transfert des capitaux des créanciers, c'est-à-dire ceux qui prêtent de l'argent aux autres mais sont eux-mêmes considérés comme impro­ductifs, vers les débiteurs, c'est-à-dire les emprunteurs dont on suppose qu'ils utilisent l'argent qu'on leur prète dans une optique pius productive. Le second argument avancé pour défendre le point de vue selon lequell'infla­tian favorise le développement. repose sur l'idée que l'émission de monnaie constitue une source de revenus pour le gouvernement, qu'il peut utiliser pour stimuler la crOIssance.

Examinons donc ces arguments lun après l'autre . En c.: qui concerne ia reciistribution des richesses, il n'est pas douteux que dans le passé eile ait eu, sous certaines cenditions, un effet favorable sur le développement. Les xv" et XVI" siècies. déjà évoques pius haut, nous i'ournis­sent à cet égard des exemples tout à fait convaincants. Les travaux effectués sur cette période par le pr Eéirl J. Hamiiton sont des modèles du genre. La découverte de mines d'or et d'argent dans le Nouveau Monde provo­qua une rentrée massive des espèces en Espagne, qui se répandirent par la suite dans toute l'Europe et, bien entendu, dans le reste du monde. Hamilton démontre de façon assez probante que cet événement a entraîné une hausse des prix et une redistribution des revenus, très propice au développement économique.

Néanmoins, le fait que, dans un cas précis, l'inflation ait été favorable au développement ne doit pas nous amener à penser que les choses doivent toujours se

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passer de la même manière. Dans l'exemple qui nous occupe, un facteur a joué un rôle important : l'inflation était inattendue. En effet, les gens s'accrochèrent aux prix et aux taux d'intérêt traditionnels, de telle sorte qu'on assista à un transfert du revenu des salariés aux détenteurs de profits et des créditeurs aux débiteurs. Personne ne s'attendait à ce que l'inflation apparaisse de cette façon-là. Il semblait que ce fût la volonté de Dieu. Quelqu'un avait découvert de l'or et de l'argent; les métaux précieux refluèrent en Europe et firent monter les prix.

Je suis extrêmement sceptique quant aux possibilités d'obtenir un résultat similaire en augmentant délibéré­ment l'offre de monnaie; ce processus risque fort de se transformer en hyperinflation. En effet, si l'on agit de la sorte, beaucoup de gens informés de cette intention prendront des dispositions afin que la redistribution n'ait pas lieu. Si vous annoncez publiquement que vous allez faire augmenter délibérément les prix à un rythme de 3 % par an, les comportements s'adapteront en consé­quence. Afin que les effets de la redistribution soient favorables au développement, vous devrez alors faire augmenter les prix à un rythme annuel de, disons, 6 %. Il s'ensuivra un nouveau rajustement et vous devrez encore une fois relever le taux d'augmentation des prix; et ainsi de suite. Aussi, je doute beaucoup que l'on puisse obtenir par une politique inflationniste délibérée des résultats aussi favorables que ceux que l'inflation est censée provoquer. L'expérience de nombreux pays sud­américains semble indiquer que ce scepticisme est fondé.

Que dire du second argument, selon lequel l'inflation est pour le gouvernement un moyen d'obtenir davantage de ressources? On dit généralement qu'un gouverne­ment qui cherche à se procurer des ressources dispose de trois moyens : il peut créer de nouveaux impôts, lancer des emprunts, émettre de la monnaie. C'est une erreur. En réalité, le gouvernement ne peut obtenir des ressour­ces que de deux seules façons : par l'impôt ou par l'emprunt. Il n'y a pas de troisième voie. Si on ne considère pas l'émission de monnaie comme un impôt, alors elle est un emprunt. Dans la mesure où le gouver­nement peut émettre de la monnaie sans incidence sur les prix, alors il obtient des ressources en effectuant un

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88 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

emprunt. Il n'y a pas de différence entre une promesse de paiement présentée sous la forme d'un billet de deux roupies et la même promesse présentée sous la forme d'un titre d'État, si ce n'est que l'un paie des intérêts et l'autre pas. Le~ arriérés monétaires correspondent à des obligations d'Etat, sans intérêt. Si le public est disposé à détenir une plus grande quantité de billets de cette sorte sans qu'apparaisse une hausse du niveau général des prix, cela veut dire qu'il est disposé à prêter davantage au gouvernement, à un taux d'intérêt nul. D'un autre côté, si l'émission de monnaie entraîne une hausse des prix, c'est le signe que le gouvernement a recours à l'imposi­tion pour obtenir des ressources.

L'inflation met en application un type d'impôt bien particulier : l'impôt sur les encaisses. Que serait un impôt sur les encaisses, entendu au sens littéral? Suppo­sons que le gouvernement fasse passer une loi en vertu de laquelle toutes les personnes devraient payer un impôt équivalent à 5 % du montant moyen des encaisses qu'elles ont eu entre les mains pendant toute une année. Cet impôt ne différerait en rien d'un impôt sur les cigarettes, les cartes à jouer, l'huile, le sucre, ou n'im­porte quoi d'autre. Il s'agirait néanmoins d'un impôt extrêmement difficile à mettre en application. Comment déterminer le montant annuel moyen des encaisses que les gens ont entre les mains? Si cet impôt devait entrer en vigueur à une date déterminée, les contribuables s'arrangeraient par tous les moyens pour détenir le moins de liquidités possible à ce moment-là. Il est bien plus facile d'obtenir le même résultat en émettant des morceaux de papier appelés roupies, à un rythme sus­ceptible d'entraîner un accroissement de 5 % du volume total des billets en circulation, supérieur de beaucoup à celui qui pourrait être absorbé sans augmentation du niveau général des prix. Dans ce cas, les prix augmente­ront de 5 % par an. Le particulier, afin de conserver le montant de son encaisse réelle, devra consacrer une partie de son revenu à augmenter de 5 % par an son encaisse nominale et compenser ainsi la perte en valeur (5 %) de chaque unité monétaire résultant de la hausse des prix. Il est donc possible de comparer ce mécanisme à la mise en application d'une véritable taxation des encaisses, en interprétant le supplément de monnaie que

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les individus sont contraints de se procurer, s'ils veulent maintenir le niveau de leur encaisse réelle, comme une sorte de pièce justificative, distribuée par le gouverne­ment et témoignant que l'impôt a bien été payé.

N'importe quel impôt a des effets induits; dans le cas de l'impôt instauré par l'inflation, ces effets induits prennent une extrême importance. Supposons par exemple qu'un impôt élevé soit instauré sur les films. De ce fait, moins de personnes iront au cinéma; la produc­tion cinématographique diminuera et les acteurs et les autres professionnels du cinéma seront en chômage. Les personnes qui se trouveront sans emploi auront été affectées par l'impôt, mais leur préjudice ne rapportera rien au gouvernement. C'est le genre de répercussion que peut avoir la mise en application d'un impôt. Dans le même ordre d'idées, si l'on instaure un impôt sur les encaisses en ayant recours à l'inflation, les prix augmen­teront ; les gens qui n'auront pas prévu cette hausse des prix seront lésés, d'autres en tireront profit. On défend souvent l'idée que ce sont les salariés et les individus de la classe moyenne qui sont le plus touchés par l'inflation. Il n'est pas dans mon propos de discuter ici le bien-fondé de cette assertion. Je m'efforce seulement de distinguer de ce genre de phénomène ses effets propres en matière de finances publiques. Dans la mesure où ces catégories de la population sont victimes de l'inflation, le gouver­nement n'en tire pas profit en tant que collecteur d'im­pôts, alors même qu'il peut y être intéressé lui-même comme employeur. Certaines personnes sont lésées et les autres sont bénéficiaires. Celles dont le revenu est fixe voient leur revenu réel diminuer; les employeurs au contraire voient le leur augmenter. Il se produit alors un transfert entre les particuliers, qui ne rapporte pas un iota au gouvernement, sous l'angle des recettes fiscales. Il faut mettre l'accent sur ce point car, dans le cas précis que nous analysons, ces répercussions prennent une gravité et une importance toutes particulières. De toute façon, elles ne contredisent en rien l'idée que le gouver­nem~nt tire ses ressources d'un impôt instauré sur les encaisses.

L'impôt sur les encaisses diffère d'un impôt ordinaire sur deux points essentiels. En premier lieu, le gouverne­ment s'entend de manière implicite avec les groupes

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privés pour partager les bénéfices de l'impôt. Dans le cas présent, il s'agit essentiellement des banques commercia­les : elles créent des dépôts à vue qui constituent, pour la plupart, des prêts sans taux d'intérêt. Je dis pour la plupart car il arrive qu'on paie parfois un intérêt sur les dépôts à vUe, mais même dans ce cas, l'intérêt est beaucoup plus faible que celui que peut rapporter n'importe quelle sorte d'avoirs. Lorsque le gouverne­ment crée de la monnaie, il alloue indirectement des fonds aux banques, qui leur permettront d'augmenter leurs dépôts. Le gouvernement partage donc en premier lieu les fruits de l'impôt avec les banques commerciales. Ce qui ne veut pas nécessairement dire que les banques commerciales tirent de l'inflation un bénéfice net. Au contraire, dans la plupart des pays, une inflation rapide s'est avérée néfaste pour les banques. Cela s'explique par le fait qu'elles ont été obligées à leur tour de redistribuer la part qui leur revient au terme du processus décrit. Les lois sur l'usure, qui limitent les taux d'intérêt exigibles par les banques, les ont contraintes à reverser leurs gains aux emprunteurs. En effet, ceux-ci sont ainsi en position d'obtenir des taux d'intérêt bien inférieurs à ceux que les banques devraient légitimement réclamer. En Inde, le rapport de ce partage est normalement de 1 à 3 entre les banques et le gouvernement, ce qui constitue un rapport très élevé. Dans la majorité des pays, la part qui revient au gouvernement en cas d'inflation se situe considéra­blement au-dessus de 75 %.

En dehors de ces modes de partage entre les bénéfi­ciaires temporaires de l'opération, l'inflation considérée comme un impôt possède d'autres caractéristiques. C'est, à ma connaissance, le seul impôt qui puisse être appliqué sans approbation législative particulière. Les départements du gouvernement, la Banque Centrale et le Trésor peuvent y avoir recours sans y être autorisés par la législation (ceci vaut pour l'Inde aussi bien que pour la plupart des autres pays). C'est pourquoi le gouverne­ment fait aussi souvent appel à ses dépenses. Et c'est également la raison pour laquelle cet impôt est si dange­reux.

Dans quelle mesure l'impôt sur les encaisses est-il un impôt productif? Voici, à titre indicatif, quelques exem­ples : en Inde, l'arriéré monétaire du gouvernement se

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INFLATION ET DÉVELOPPEMENT 91

monte approximativement à 2 200 crores 1. Si on mettait en application un impôt de 1 % par an, la part du gouvernement s'élèverait donc à 22 crores par an. Sur une période assez longue, un impôt annuel de 10 %, c'est-à-dire une hausse des prix vraiment considérable, rapporterait au gouvernement 220 crores par an, soit environ l'lz % du revenu national. Ces chiffres sont surévalués car il est probable que les gens réduiraient leurs avoirs en monnaie, leur coût étant rendu plus élevé par l'impôt. Cependant, ces chiffres fournissent une indication sur le rendement de cet impôt. Il est indubita­ble que les gains du gouvernement ne sont pas négligea­bles. L'inflation s'avère être un impôt joliment productif.

En fin de compte, on ne peut pas dire que l'inflation soit toujours un mauvais impôt; cela dépend des cir­constances et de la nature des alternatives économiques. Je n'entends pas qu'elle constitue toujours la plus mauvaise solution. La plupart des gens considèrent que les impôts sont tous mauvais en soi, mais que les réalisa­tions qui ont été possibles grâce aux fonds qu'ils ont fournis sont bonnes. Dans ce cas, il faut choisir entre les maux. En temps de guerre par exemple, où l'on a recours à toutes sortes d'impôts, il ne me semble pas que l'infla­tion soit pire que les autres.

Pour me résumer, voici les principales propositions auxquelles aboutissent l'analyse assez étendue à laquelle j'ai procédé dans ce chapitre :

1 ° L'inflation est toujours et partout un phénomène monétaire.

2° L'inflation n'est pas inévitable en période de déve­loppement.

3° Dans des conditions normales, l'inflation peut difficilement promouvoir le développement et, même si c'est le cas, ce ne peut être qu'une panacée provisoire.

4° En tant qu'impôt sur les encaisses, l'inflation peut être le moindre mal dans certaines circontances, mais elle a de toutes façons des répercussions très fâcheuses.

1. Un« crore » équivaut en Inde à 100000 roupies.

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CHAPITRE III

LA DEMANDE DE MONNAIE1

La fonction économique de la monnaie consiste à permettre J'échange sans passer par J'intermédiaire du troc, c'est-à-dire à donner à un individu la possibilité d'échanger les biens et les services qu'il possède contre d'autres biens et d'autres services qu'il désire consom­mer ou voir entrer en sa possession, sans en rechercher l'exact équivalent à J'occasion de chaque transaction. Grâce à elle, il peut, en un moment donné, vendre à un groupe d'individus en vue d'obtenir un pouvoir d'achat général et peut acheter par la suite à d'autres individus en puisant dans son stock de pouvoir d'achat. N'importe quel bien, susceptible de fournir une garantie provisoire sur le pouvoir d'achat général, peut faire office de monnaIe .

A certaines époques, la monnaie s'est composée de pierres, de cigarettes, de cognac et, bien entendu, de métaux précieux tels que l'or ou J'argent; aujourd'hui, la matière dont elle est faite est moins tangible et les promesses de paiement ont pris la forme des morceaux de papier que nous transportons dans nos poches, ou des comptes appelés à tort « dépôts », que nous ouvrons dans les banques. La question de savoir quelle est la ligne de partage exacte entre les promesses de paiement nommées « monnaie» et d'autres promesses de paie­ment tout à fait similaires désignées sous les termes de

1. Ce texte a été présenté devant l'American Philosophical Society à Philadelphie en novembre 1960 et publié dans les Proceedillgs of the Americall Philosoplzical Society, vol. 105, n° 3, juin 1968.

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LA DEMANDE DE MONNAIE 93

« quasi-monnaie» ou « liquidités », est quelque peu arbitraire et soulève de nombreuses controverses. Dans le cadre de ce chapitre, j'entendrai seulement par « monnaie» tous les avoirs en numéraire que le public possède en dehors des banques et tous les dépôts, à terme ou à vue, placés dans les banques 1 •

Chacun d'entre nous, pris séparément, peut posséder autant de monnaie qu'il le désire, dans la limite de son patrimoine et de ses capacités d'emprunt. Si, à n'importe quel moment, il souhaite posséder davantage de numé­raire, il peut toujours négocier ses autres avoirs, ou emprunter; s'il souhaite en avoir moins, il peut acheter de nouveaux biens, ou rembourser ses dettes. A la lon­gue, bien entendu, il peut également augmenter son encaisse en dépensant moins qu'il ne perçoit de revenus, et la réduire en faisant l'opération inverse.

Toutefois, à l'échelle globale, la situation est très différente. D'une manière générale, le montant total de monnaie disponible est fixé par le système monétaire ou par les autorités monétaires (aux Etats-Unis, essentiel­lement le Federal Reserve System) indépendamment du comportement des détenteurs de monnaie. Dans de telles conditions, un individu ne peut augmenter son encaisse que parce que quelqu'un d'autre réduit la sienne. Si nous essayions tous ensemble de réduire ou d'augmenter notre encaisse, nous n'y parviendrions pas ; nous dispo­sons les uns et les autres d'un montant de monnaie déterminé et rien de plus. C'est une illusion d'optique de croire le contraire.

Supposons en effet que nous nous efforcions tous ensemble de réduire notre encaisse: cela signifierait que nous essayons tous ensemble de dépenser en avoirs (tels que des maisons et des valeurs) et en consommation courante plus que le produit de la vente simultanée de nos biens et services courants. Mais cela est évidemment impossible puisque les dépenses d'un individu corres­pondent aux recettes d'un autre et que cette comptabilité en partie double doit finalement s'équilibrer. Cependant, la généralisation d'un pareil comportement aurait des

1. En termes techniques, le numéraire en circulation, plus les dépôts à vue, plus les dépôts à terme dans les banques.

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effets importants. Il provoquerait une surenchère très animée sur le prix des différents biens et services, qui enregistreraient alors une hausse importante. A prix plus elevé, une même quantité de dollars équivaudrait à un total de biens et services moins important. Passé un certain niveau des prix, la communauté ne serait plus disposée à réduire son encaisse. Bien que frustrée dans son désir de changer la quantité de dollars qu'elle a entre les mains, du moins aurait-elle réussi à réduire le montant de son encaisse exprimé en termes de biens et services, ou, pour employer un terme couramment uti­lisé, son encaisse « réelle ».

En sens inverse, un effort généralisé pour augmenter notre encaisse signifierait que nous essayons tous en­semble de dépenser moins que nous ne gagnons, ce qui aurait tendance à entraîner une baisse du montant total des dépenses et des prix. L'encaisse nominale de la communauté resterait la même mais l'encaisse réelle augmenterait.

En résumé, la communauté ne peut pas fixer le montant nominal de la monnaie, mais elle peut agir à volonté sur un montant réel: en enchérissant sur les prix à la hausse ou à la baisse, elle peut faire varier le revenu en monnaie. La situation telle qu'elle apparaît à l'indi­vidu, qui peut fixer le montant de sa propre encaisse mais n'est pas en mesure d'agir sur les prix et le revenu monétaire, est très différente de la situation considérée au point de vue de la communauté, qui ne peut pas contrôler le montant global de la monnaie mais est responsable de la fixation des prix et du revenu moné­taire. Il est essentiel de bien saisir cette proposition qui est tout à fait fondamentale en matière de théorie monétaire et se trouve à l'origine de bien des confusions de la part des profanes. C'est également elle qui fait toute l'importance du thème de cet article, consacré aux fac­teurs qui déterminent le montant de l'encaisse désirée par le public.

Bien entendu, le sujet n'est pas nouveau et les analyses abstraites qui l'ont traité datent de plusieurs siècles. Cependant, les analyses quantitativistes ont été très rares car on a longtemps manqué de chiffres dignes de foi et couvrant une période assez longue. Cette lacune a été

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LA DEMANDE DE MONNAIE 95

corr:blée au cours de ces dernières années; on dispose mainte:1ant de deux séries de données, tirées des études du Département national de la Recherche économique, qui ont permis d'effectuer des analyses empiriques bea~coup plus poussées qu'auparavant sur les facteurs c:d déterminent le montant de l'encaisse désirée par le public. L'une d'entre elles, qui a directement trait à i'analyse monétaire, se compose d'une série d'estima­tions var:ées de la masse monétaire; elle couvre une période de près d'un 'siècle, le XIXe, et fut élaborée par Anna Schwartz et moi-même. L'autre, qui relève d'étu­des plus générales, comporte une série d'estimations du revenu national, couvrant à peu près la même période, que nous devons à Simon Kuznets.

Dans le cadre d'une étude sur la demande de monnaie, les estimations du revenu national sont importantes car le montant de l'encaisse désirée dépend en premier lieu du volume des transactions effectuées par l'intermé­diaire de la monnaie, c'est-à-dire du volume des biens et des services qui seront échangés et du prix auquel ils

Graphique 1. - Nombre de mois de revenus détenus en monnaie. observé. 1869-1959.

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seront échangés. Le revenu national fournit un indice, probablement le seul correct, du volume des transactions réalisées. Nous pouvons donc en déduire la taille de l'économie réalisée sur les dépenses en exprimant le rapport entre la masse monétaire et le revenu global, ou encore en mesurant les encaisses à travers le nombre de mois de revenu auxquels elles correspondent (on peut également, comme c'est souvent le cas, utiliser le rapport inverse, c'est-à-dire la vitesse de circulation du revenu).

Lorsque la masse monétaire est exprimée en ces ter­mes, on s'aperçoit que son évolution se caractérise essentiellement par une hausse régulière et soutenue. Aux environs de 1880, la communauté dans son ensem­ble, comprenant à la fois les particuliers, les entreprises non financières et les administrations autres que les institutions financières, disposait d'une masse monétaire équivalente en valeur à environ deux mois et demi de revenu. Aujourd'hui, eUe correspond à plus de sept mois de revenu, c'est-à-dire le triple.

L'explication la plus plausible de cette augmentation de la masse monétaire consiste à dire qu'elle reflète une augmentation parallèle du revenu par tête, de l'ordre de 1 à 5, ou encore du niveau de vie moyen. Au fur et à mesure que le niveau de revenu réel s'élève, le montant de l'encaisse désirée s'accroît de façon plus ou moins proportionneUe, dans la mesure où toute élévation du niveau de vie se traduit par une augmentation moins que proportionnelle des dépenses courantes mais par une hausse plus que proportionnelle du stock des biens de consommation durables. A en juger par les relevés effectués en longue période, la monnaie est considérée à cet égard comme un « luxe », au même titre que les biens de consommation durables, plutôt que comme une « nécessité », comparable au pain. Une augmentation de 1 % du revenu réel par tête a été assimilée en moyenne à une augmentation des avoirs en monnaie de l'ordre de 0,6 % à 1 %.

Le fait que, pendant neuf décades, la quantité de monnaie, exprimée dans son rapport au revenu, ait varié aux États-Unis en même temps que le revenu réel par tête ne permet pas d'affirmer que les variations de l'une sont

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LA DEMANDE DE MONNAIE 97

la conséquence des variations de l'autre. Il est possible que cette covariation soit le résultat d'une simple coïnci­dence, ou qu'elle doive être attribuée à un troisième facteur commun. En effet, certains travaux récents ont expliqué l'évolution du rapport monnaie-revenu par une baisse des taux d'intérêt plutôt que par une augmenta­tion du revenu réel l • Cette explication se fonde sur un raisonnement de caractère abstrait: plus les taux d'inté­rêt sont bas, moins la part des revenus affectés à l'acqui­sition d'avoirs en monnaie est importante par rapport à d'autres emplois (comme par exemple l'acquisition de titres publics), et plus au contraire le montant de ces derniers tend à s'élever. Cependant, de nombreuses indications de caractère empirique permettent d'affirmer que l'augmentation du revenu réel par tête explique de façon beaucoup plus convaincante l'évolution du rap­port monnaie-revenu que n'importe quelle variation du taux d'intérêt. En premier lieu, la covariation du rapport monnaie-revenu et du revenu réel par tête a été observée sur une période beaucoup plus longue que celle du taux d'intérêt. Le rapport monétaire et le revenu réel par tête ont augmenté simultanément de façon très régulière tout au long des neuf dernières décades, alors que, sur la même durée, les taux d'intérêt ont connu de longues périodes de stabilité et de hausse. En second lieu, dans la mesure où on dispose d'indices chiffrés, on observe que dans de nombreux pays étrangers la covariation du rapport monétaire et du revenu réel par tête s'est mani­festée dans le même sens et à peu près dans les mêmes proportions qu'aux États-Unis, alors même que les variations du revenu n'avaient pas toujours entretenu les mêmes relations avec celles du taux d'intérêt que dans notre pays. Enfin, on dispose d'indices sur les dépôts par tête et le revenu par tête pour les différents États améri­cains. Ces indices expriment sensiblement la même

l. Voir Henry A. LATANE. « Income Velocity and interest rates, a pragmatic approach », Hearings on Employmelll, Growlh, and Priee Lerels, Joint Economic Committee, Congress of the United States, Part 10 : 3435-3443, Washington, D.C., 1960.

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relation dans l'espace que les relevés effectués dans le temps.

Une des raisons pour lesquelles la signification de cette relation n'est pas encore tout à fait claire en longue période tient au fait qu'une relation tout à fait différente peut être observée en courte période, c'est-à-dire sur la durée du cycle d'affaires . Le rapport monétaire baisse généralement en période d'expansion cyclique alors que, de son côté, le revenu réel augmente. Ce dernier continue d'ordinaire à augmenter au moment où se manifeste la récession (seconde phase du cycle) qui entraîne une diminution du revenu global. Sur la durée d'un cycle, le rapport monnaie-revenu et le revenu réel par tête varient donc en sens inverse, alors qu'en longue période ils évoluent dans la même direction .

L'explication de cette contradiction qui me semble la plus plausible illustre une des tendances caractéristiques de la science : en mettant en relation certains facteurs elle obtient des résultats qui peuvent à leur tour s'appli­quer à des rapprochements tout à fait inattendus, car le même type de problème abstrait se pose dans des contex­tes très différents. Dans un travail que j'ai effectué il y a quelque temps sur la consommation et l"épargne, j'ai (en partie pour expliquer les contradictions qui apparais­saient dans ce domaine entre les relevés effectués dans l'espace et les relevés effectués dans le temps) émis l'hypothèse qu'il fallait établir une distinction entre le revenu tel que l'enregistrent les statisticiens que j'ai appelé le revenu mesuré, et le concept de revenu entendu dans son sens le plus large, c'est-à-dire celui auquel les consommateurs ajustent leurs dépenses, que j 'ai appelé le revenu permanent l . Il s'avéra que la même distinction, appliquée aux prix, pouvait résoudre la contradiction apparente entre le comportement cyclique et le compor­tement séculaire du rapport monnaie-revenu.

Supposons que les détenteurs de monnaie, les particu­liers au même titre que les entreprises industrielles, ajustent leurs avoirs non pas en fonction des revenus

1. Milton FRI EDMAN. A Iheorl" of Ihe COIISIIIIlplioll flll/clion, Prince­ton . National Bureau of Economic Research, 1957.

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LA DEMANDE DE MONNAIE 99

et des prix en vigueur mais en fonction des revenus et des prix qu'ils s'attendent à voir s'imposer dans une période future assez lointaine. Sur la longue période, cette distinction sera peu significative: si elles sont mesurées sur des dizaines d'années, les grandeurs anticipées, ou permanentes, auront tendance à se confondre avec les grandeurs mesurées. Mais, sur la durée d'un cycle, ce ne sera pas du tout la même chose. En période d'expansion cyclique, il est probable que le revenu mesuré augmen­tera de façon beaucoup plus sensible que le revenu permanent. L'augmentation proportionnelle de la masse monétaire sera donc supérieure à celle du revenu perma­nent, comme c'est le cas en longue période, et cependant inférieure à celle du revenu mesuré, comme c'est le cas en période cyclique. En ce sens, établir une distinction entre ces deux appréhensions du revenu permet de réconcilier les phénomènes cycliques et les phénomènes séculaires.

Une analyse statistique fondée sur cette distinction (calculée au départ sur une période allant de 1873 à 1954) a donné d'excellents résultats. Elle ne s'appuie pas seulement sur les idées générales, à peine élaborées, qui ressortaient de l'étude sur la consommation mais fait également intervenir une proposition supplémentaire, due pour partie - fait intéressant à souligner - à une autre étude sur les hyperinflations 1. Elle consiste à considérer le revenu permanent comme la moyenne pondérée des revenus mesurés passés, la pondération :lécroissant de manière exponentielle. De plus, la valeur rlUmérique des pondérations tirées de l'étude sur la :;onsommation fut reportée aux calculs sur la monnaie. Pour le reste, ces calculs reposent sur des moyennes :;alculées sur la durée d'un cycle entier, c'est-à-dire sur me période allant du creux d'un cycle au creux du cycle iuivant et du sommet du cycle au sommet du cycle iuivant. A partir de ces moyennes, nous avons mis au Joint une équation mettant en relation l'encaisse an­lUelie par tête, ajustée en fonction des variations de prix

1. Phillip CAGAN, «The monetary dynamics of hyperinflation », lans SIl/dies in Ihe Quantily Theory of Money, édité par M. Friedman, 7-39, Chicago, 1956.

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anticipées, et le revenu réel par tête, également anticipé. Nous avons complété cette équation en lui adjoignant les estimations annuelles effectuées sur les prix et les reve­nus et nous nous en sommes servis pour calculer le montant hypothétique de l'encaisse désirée par le public, comme si celui-ci réagissait en parfaite conformité avec nos estimations. Sur le graphique 2, le rapport monnaie­revenu hypothétique, obtenu par ces calculs, a été rap­proché de celui qui a pu être réellement observé. Ces résultats ne frappent pas seulement par leur concordance générale, mais surtout par l'alignement des mouvements cycliques de ces deux séries bien que ces derniers n'aient jamais été pris en ligne de compte à l'intérieur de la relation elle-même l .

Graphique 2. - Nombre de Illois de rerenu d/!Lel/lls 1'1/ II/ol/Ilaie, obserré el ca ICII lé. 1879-1959.

1. Pour un expose complet. voir Milton FRIEDMAN. « The demand for money : some theoretical and empirical results », uceasiol/al Paper. n" 68. National Bureau of Economic Research. 1959. tire du JOl/mal ot" Poli/jeal EeollomL août 1959. .

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LA DEMANDE DE MONNAIE 101

Une relation assez simple de ce type permet de donner une idée approximative de ce qui s'est passé pendant un siècle, d'année en année et de décade en décade; elle témoigne de manière évidente de la persistance de certains schémas en ce qui concerne le comportement des avoirs en monnaie, schémas qui ont déterminé les réactions du public à l'égard des grands changements survenus dans la conjoncture monétaire de l'économie.

Bien que cette relation statistique se soit généralement avérée bien-fondée, on relève cependant un certain nombre de divergences importantes. La première se situe au début de la période considérée, environ de 1879 à 1890 : d'une part, les indices sur la monnaie et le revenu dont on dispose pour cette période sont moins précis que les autres et, d'autre part, on peut très bien l'expliquer par un facteur externe. La seconde divergence, beaucoup plus gênante celle-là, peut être observée sur la période qui suit la Seconde Guerre mondiale, c'est-à-dire au moment où le rapport monnaie-revenu a diminué de manière beaucoup plus importante qu'on ne s'y atten­dait, comme l'indique notre relation statistique. Cet écart était déjà notable lorsque cette étude, à peine rédigée, fut complétée et publiée; ces dernières années, le témoi­gnage de nouvelles données l'a rendu manifeste.

Ce qui frappe le plus dans cette divergence, c'est qu'elle n'apparaît que sur les principaux mouvements du rapport monnaie-revenu qui ont suivi la guerre et non sur ses fluctuations de caractère cyclique. Notre mise en relation statistique reproduit ces dernières avec un haut degré de fidélité. Cet écart ne soulève donc aucun doute quant à l'importance de la distinction opérée entre les grandeurs permanentes et les grandeurs mesurées.

La divergence est liée au phénomène suivant: pendant la période qui a suivi la guerre, l'encaisse a diminué par rapport au revenu alors que, comme nous l'avons vu, depuis la guerre de Sécession jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, elle avait eu tendance à évoluer dans le sens inverse. Ce phénomène a beaucoup attiré l'attention et on a tenté de l'expliquer de multiples manières. Les explications les plus plausibles, à mon avis, consistent à attribuer la baisse du rapport monnaie-revenu à une hausse des taux d'intérêt, à l'attente de l'inflation, à un accroissement de l'épargne, des garanties sur l'emprunt

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1 02 11"fLXI~ION ET SYSTÈMES lVlONÉTAIRES

et autres Substituts de la monnaie ou, encore, à une combinaison quelconque de ces trois facteurs. Il est possible qu'ils aient effectivement joué un rôle. Cepen­dant, après un examen plus approfondi, je suis pour ma part persuadé que, même regroupés, ces facteurs n'ex­pl:quent que pour une faible part la divergence qui nous occupe.

Une exp!ication plus satisfaisante. à laquelle je me réfère souvent, consiste à dire que cet écart est dû à un facteur tout à fait distinct, à savoir les prévisions du public sur le degré de stabilité de l'économie. Cette explication est très séduisante à la fois parce qu'elle a un fondement théorique et parce qu'elle concorde ave.c les relevés effectués ces quarante dernières années. Etant donné que la monnaie équivaut à une garantie tempo­raire sur le pouvoir d'achat, le montant de l'encaisse désirée dépendra certainement des prévisions du pubiic sur la conjoncture future. Si les gens prévoient un avenir très stable, avec de faibles fluctuations sur les revenus, l'emploi, les taux d'intérêt et les prix, ils ressentiront beaucoup moins le besoin de conserver une part impor­tunte de leurs avoirs sous forme de monnaie que s'ils prévoient une forte instabilité. avec de larges fluctua­fons dans les domaines déjà cirés.

Sous l'angle qualificatif, -.:ette exploitation rend compte du comportement du rapport monnaie-revenu observé ces quarante dernières années. Les années 20, lI1arquees par la croyance en une « ère nouvelle )), peuvent en ce sens être interprétées comme une période fendant laquelle les gens ont dû s 'attendre à disposer d 'une encaisse relativement faible er, de fait, le rapport monnaie-revenu de l'époque apparaît faible si l'on se réfère à son évolution en longue période. L'incertitude croissante qui a suivi le krach de 1929 s'est accompagnée d'une augmentation très nette des avoirs en monnaie par rapport au revenu. Comme le montant de l'encaisse nominale diminuait brutalement, résultat logique de la politique malheureuse suivie par les autorités monétai­res, la réaction du public entraîna une baisse encore plus brutale du revenu, si bien que la part des avoirs en monnaie augmenta à son tour de façon très nette. L'encaisse monétaire demeura importante par rapport au revenu tout au long des années 30, qui connurent un

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climat d'incertitude, et ne commença à diminuer qu'à l'approche de la guerre, qui allait éclater peu après en Europe et apaiser les craintes d'une dépression écono­mique grave. Après l'entrée en guerre des États-Unis, et à mesure qu'on entrevoyait la fin du conflit, les prévi­sions se modifièrent à nouveau. Le climat d'incertitude qui a marqué la période d'après-guerre tenait beaucoup à l'expérience des années 30, combinée avec le souvenir de l'effondrement des prix qui avait suivi la Première Guerre mondiale. La part des avoirs en monnaie par rapport au revenu atteignit un niveau encore jamais enregistré. Finalement, et nous en venons à la période qui nous intéresse le plus, comme les récessions succes­sives s'avéraient bénignes, les craintes d'une dépression grave s'estompèrent, la confiance dans le maintien d'un niveau d'activité économique relativement élevé et stable s'accrut, et l'on vit l'encaisse monétaire diminuer de manière sensible. Ce retournement des prévi&ions, ap­paru après la guerre, doit avoir fini de s'opérer aujour­d'hui. Si tel est le cas, les facteurs qui ont été à l'origine de la baisse du rapport monnaie-revenu devraient avoir épuisé leur effet, et l'on peut s'attendre à le voir retrouver sa tendance à la hausse de longue période. Les faits diront si cette interprétation est correcte.

Cette approche qualitative nous montre que les chan­gements de prévision du public sur la stabilité économi­que concordent avec l'interprétation selon laquelle les principales fluctuations du rapport monnaie-revenu ont un lien historique avec le revenu anticipé. Toutefois, je laisse ouverte la question de savoir si de tels change­ments de prévision peuvent rendre compte de l'ampleur des écarts observés. Afin d'apporter quelques éléments de réponse, j'ai essayé de compléter cette analyse quali­tative par une étude quantitative. Les résultats de mes premières investigations sont mitigés. D'un côté, l'intro­duction de la mesure de l'instabilité anticipée assimilée à celle des revenus anticipés rend compte (au sens statistique) de la majeure partie des écarts observés depuis le début des années 30. Mais d'un autre côté, la concordance de la relation statistique avec les faits est beaucoup moins bonne si l'on emploie cette mesure sur la période antérieure à 1920. En clair il nous faut encore fournir beaucoup de travail avant de pouvoir dire si cette

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104 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

voie prometteuse s'avère sans issue ou si elle peut ouvrir de nouvelles perspectives.

Je voudrais faire remarquer que je me suis référé à une recherche en cours, et que les résultats rapportés ici sont encore provisoires. Cela vaut en particulier pour le rôle assigné aux prévisions sur l'instabilité économique et, plus encore, pour la méthode utilisée en vue d'obtenir une mesure empirique de telles anticipations. A ma connaissance, on n'a encore jamais eu recours à cette variable ni à cette méthode dans un contexte similaire, ni du reste dans aucun contexte. De ce fait, même si elles donnent par la suite de bons résultats pour les États-Unis, nous devrons éviter de les appliquer à d'autres pays avant d'avoir l'assurance formelle que ces résultats favorables ne sont pas le fruit d'une simple coïncidence.

Une autre considération rend notre recherche provi­soire : jusqu'ici, nous n'avons pas réussi à isoler un groupe de variables qui occupe une place déterminante dans les études sur la demande de monnaie, à savoir les variables qui déterminent le coût des avoirs détenus en monnaie, plutôt que sous une autre forme. Si l'alterna­tive consiste en bons ou en obligations, le taux d'intérêt mesure ce coût; et le taux de variation des prix joue le même rôle si l'alternative consiste en biens de caractère physique. Dans la mesure où ces coûts connaissent des fluctuations importantes, comme c'est le cas, par exem­ple, en période d'hyperinflation, leur effet est clair et net, et va dans le sens des projections théoriques. Cependant, aux États-Unis ces coûts ont varié dans une marge suffisamment étroite pour qu'il soit difficile de distin­guer leur effet de celui d'une myriade d'autres facteurs qui peuvent avoir une influence sur le montant de l'en­caisse désirée et sur ce que nous appelons le « hasard ». Une fois que nous aurons défini de manière assez précise l'effet des variables déterminantes, c'est-à-dire le revenu réel anticipé et la stabilité anticipée du revenu, sans doute serons-nous en mesure d'isoler de façon plus satisfaisante l'effet des taux d'intérêt et des taux de variation des prix.

L'enjeu de ces recherches est important. Si nous connaissons les facteurs qui gouvernent la préférence pour la liquidité, et si leurs effets s'avèrent réguliers,

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LA DEMANDE DE MONNAIE 105

nous disposerons d'une arme puissante pour lutter contre ce qui a constitué le problème fondamental de la vie économique pendant des siècles : les fluctuations de valeur de l'unité monétaire.

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CHAPITRE IV

LES LEÇONS DE L'HISTOIRE MONÉTAIRE

DES ÉTATS-UNIS'

Je considère ma tâche comme double : d'une part, résumer brièvement les conclusions ayant trait à la politique monét~ire, qui m'ont été inspirées par l'histoire monétaire d~s Etats-Unis; d'autre part, interpréter la situation monétaire actuelle à la lumière de ces conclu­sions~ On peut se référer à cet égard à l' Histoire monétaire des Etats-Unis, par Anna Schwartz et moi-même, qui contient une documentation complète et toutes les préci­sions nécessaires2• Certaines conclusions ont été tirées des recherches statistiques que le Dr Schwartz a poursui­vies avec ma collaboration depuis la publication de l' Histoire monétaire. Comme l'essentiel de ce travail n'a pas encore été publié, je me dois de compléter mon propos par une documentation un peu plus étoffée quoique nécessairement succincte. Il va sans dire que ces deux études doivent beaucoup à d'autres travaux univer­sitaires, qui se sont fort heureusement accrus en nombre et améliorés en qualité.

1. Memorandum préparé pour une réunion des conseillers, Board of Governors, Federal Reserve System. 7 octobre 1965. Je dois beau­coup à l'aide très précieuse d'Anna Schwartz pour ce travail.

2. Princeton University Press. for the National Bureau of Economic Research, 1963.

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HISTOIRE MONÉTAIRE 107

1. - L'HISTOIRE MONÉTAIRE DES ÉTATS-UNIS, LES FAITS ET LEUR INTERPRÉTATION.

Je regrouperai ces leçons sous trois rubriques : les relations entre la monnaie et les autres grandeurs éco­nomiques ; les traits dominants des différentes phases de la politique monétaire; l'élaboration de la politique monétaire et ses instruments.

Les relations entre la monnaie et les autres grandeurs économiques.

Le taux de variation de la quantité de monnaie, évalué en pourcentage annuel, présente une étroite corrélation avec le taux de variation du revenu nominal, du revenu réel et des prix. La corrélation avec le revenu nominal est plus étroite qu'avec les prix ou la production (entendus séparément). Elle vaut à la fois sur la durée des mouve­ments cycliques et sur une période plus longue que le cycle d'affaires habituel. Elle se manifeste quelle que soit la définition de la masse monétaire adoptée. On a observé la persistance d'un haut degré de corrélation et d'une relation fonctionnelle entre la monnaie et les autres grandeurs tout au long du XIXe siècle.

Les relevés effectués sur des périodes plus longues que le cycle normal sont résumés dans les figures 1 et 2 (pages 108-109). Les taux de variation qu'elles mettent en évidence ont été évalués à partir de deux définitions distinctes de la quantité de monnaie: MI = monnaie en circulation + dépôts à vue ; M 2 = MI + dépôts à terme dans les banques commerciales. On ne dispose pour MI de chiffres suffisamment précis qu'à partir de 1915, alors que pour M2, ces chiffres couvrent toute la période qui va de 1869 à nos jours. Afin d'éliminer les perturbations intra-cycliques, les taux de variation inscrits sur ces figures ont été calculés à partir de moyennes couvrant la durée d'un cycle entier (soit une expansion, soit une contraction, telle que l'enregistre l'Office national des Statistiques). Il n'est pas inutile de souligner que les séries qui traitent la monnaie et les séries qui traitent le revenu sont, statistiquement parlant, indépendantes

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108 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

Figure 1. - Taux de variation calculés à partir de valeurs moyennes: pour M2 et le revenu nominal de 1870 à 1961, pour M, de 1910 à 1961. Ces valeurs représentent une moyenne pondérée des valeurs logarithmiques correspon­dant à chaque année. Les taux de variation sont obtenus par la méthode des moindres carrés ajustée à partir des valeurs moyennes de trois périodes successives et pondérée en raison inverse de leur variation (source : M 2

1867-1946 et M, 1914-1946) (FRIEDMAN et SCHWARTZ, A Monetal)" History, note page 62. face p. 678).

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HISTOIRE MONÉTAIRE 109

Figure 2. - Taux de variation calculés à partir de valeurs moyennes. Pour l'indice implicite du niveau général des prix et le Revenu Nominal de 1870 à 1961, pour M" de 1918 à 1961. (Source: Idem, fig. 1 ; la source à laquelle nous sommes référés pour le revenu nominal vaut également pour le revenu réel et l'indice implicite du niveau général des prix.)

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110 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

l'une de l'autre : elles ont été élaborées par des cher­cheurs différents sur des données de base entièrement distinctes.

La relation mise en évidence par la figure 2 reflète les influences de la monnaie sur la production et les prix, et réciproquement. Pendant la période qui a précédé la création du Federal Reserve System, de 1879 à 1915, les mouvements de l'or garantissaient que la masse moné­taire ne pouvait varier que dans des proportions suscep­tibles d'aligner les prix des États-Unis sur les prix mondiaux ; la masse monétaire était à proprement parler la variable dépendante. Cependant, avant 1879, et entre 1920 et 1930, ce ne fut pas le cas, et notre analyse historique nous permet de dire que la masse monétaire ne dépendait plus des autres facteurs 1.

Les relevés effectués sur les périodes cycliques sont regroupés dans les trois planches de la figure 3 ; celle-ci met en évidence le taux de variation mensuel de la quantité de monnaie (M2) en période d'expansion ou de contraction, en face du taux correspondant de variation de l'endettement des banques mesuré par le montant des compensations pour la période 1879-1919 ou par son équivalent pour la période 1929-1961. Elle comporte également un indice du revenu nominal (planche A) ; un indice de la production physique (planche B) ; et un indice des prix de gros (planche C). Pour la plus courte période valable pour Ml, le graphique (qui ne figure pas ici) est tout à fait similaire2• .

Comme la relation en longue période, celle-ci semble avoir conservé le même schéma tout au long du siècle dernier.

1. Les écarts exceptionnellement importants qui se manifestent au cours des années 40 sur la figure 2 reproduisent sans doute les insuffi­sances des indices de prix imputables au passage du régime des prix contrôlés pendant la guerre au régime des prix libres après la guerre.

2. Suivant cette représentation, la phase d'expansion se trouve dans chacune des planches située à un niveau plus élevé sur la ligne de régression adoptée que la phase de contraction, essentiellement parce que les tableaux ne rendent pas compte du fait que les variations importantes enregistrées dans la masse monétaire précèdent les autres variations économiques. Il en résulte que le taux de variation de la quantité de monnaie se trouve surestimé durant la phase d'expansion et sous-estimé pendant la phase de contraction.

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HISTOIRE MONÉTAIRE III

Figure 3. - Relations entre les différentes phases du cycle des affaires et les variations de M, pendant la période 1879-1961 (Source : BURNS and MITCHELL, Measllring Business Cycles, p. 176-177). Pour les variations de la quantité des monnaies figure 1. Pour les prix de gros, A Monetary History. chap. 62, p. 678. Pour l'endellement des banques indice Moore rapport annuel de la N.B.E.R., juin 1964, p. 16.

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112 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

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HISTOIRE MONÉTAIRE 113

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114 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

La brièveté des périodes qui correspondent aux diffé­rentes phases du cycle laisse la partie belle aux perturba­tions accidentelles et aux erreurs de mesure. De ce fait, les relations mises en évidence par la figure 3 sont beaucoup plus lâches que celles des figures 1 et 2.

L'instabilité du taux de variation de la quantité de monnaie est en corrélation étroite avec celle du niveau de revenu nominal, comme en témoigne la figure 4, qui montre les déplacements simultanés affectant ces deux variables. Il s'agit d'une des manifestations des relations schématisées dans la figure 1.

En période cyclique, les hauts et les bas de la courbe de variation de la monnaie ont tendance à précéder dans le temps ce que l'Office national désigne comme le sommet et le creux des cycles, et, bien que dans une marge beaucoup plus limitée, les maxima et les minima de la courbe de variation du reVenu nominal. Cet écart est si important que le modèle moyen des cycles moné­taires pourrait être décrit de manière inverse à celui des cycles économiques, c'est-à-dire exprimant un taux de variation négatif en période d'expansion, et un taux de variation positif en période de contraction. Toutefois, les relevés effectués au cours du cycle démontrent qu'il est préférable d'interpréter les fluctuations comme résultant d'un effet d'anticipation plutôt que d'un mouvement de compensation. Ainsi, l'importance des décalages (ra­mené à l'écart moyen) est réduite de beaucoup lorsque l'on considère que les fluctuations monétaires corres­pondent aux fluctuations cycliques.

Comme c'est le cas en longue période, la monnaie et l'activité économique s'influencent réciproquement. Un certain nombre de relevés convergent pour témoigner que la monnaie exerce une très grande influence sur l'activité économique en période de fluctuation cyclique et, d'une manière générale, joue un rôle fondamental (pour disposer d'une vue d'ensemble sur ces relevés, on peut consulter ma contribution au rapport annuel du N.B.E.R. de 1964).

Les taux d'intérêt jouent évidemment un très grand rôle à la fois dans la fixation du montant de l'encaisse désirée et dans celle du montant des liquidités disponi-

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HISTOIRE MONÉTAIRE 115

Figure 4. - Évolution de l'écart entre le taux annuel d'accroissement de la masse lIlDnétaire (M2) calculé sur la période 1869-1958 et le revenu nominal calculé sur la période 1871-1958. (Source: FRIEDMAN et SCHWARTZ,« Money and Business Cycles )}, Review of Economics and Statistics, supplément fév. 1963, p. 41.)

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116 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

bles pour une quantité donnée de monnaie à pouvoir d'achat élevé; et ce sont eux qui répercutent les fluctua­tions monétaires à travers le marché financier. Cepen­dant d'un point de vue plus empirique, la relation entre le niveau des taux d'intérêt (ou ses fluctuations) et les taux de variation du revenu nominal, de la production et des prix, est beaucoup plus lâche que celle qui relie les variations de la quantité de monnaie à ces mêmes fluc­tuations l •

Cela tient sans doute au fait que les voies par lesquel­les le taux d'intérêt influe sur le secteur monétaire sont à la fois multiples et très complexes et que le taux d'intérêt est partiellement affecté par des facteurs extra-monétaires. Que l'on considère ou non les taux d'intérêt comme le canal par lequel se propagent les fluctuations monétaires, ils fournissent une indication moins précise sur la pression exercée par les grandeurs monétaires que ne le font les variations de la quantité de monnaie.

A un niveau plus subtil, les prix observés récemment ont un effet important sur : 1 ° la relation particulière entre la monnaie et le revenu nominal (c'est-à-dire la vitesse de circulation); 2° le comportement des taux d'intérêt; 3° la répartition des variations du revenu nominal entre la production et les fluctuations de prix.

1. Pour illustrer cela, nous disposons seulement d'un certain nom­bre de corrélations entre différentes grandeurs évaluées à partir de valeurs moyennes calculées sur la période 1878-1961 (cf. figures 1 e(2) :

1

!

COEFFICIENT DE CORRELATION

ENTRE LA VARIABLE DE LA PREMIERE COLO"'NE

ET L'ÉVOLUTION DES GRANDEURS SUIVANTES

Variables Revenu Revenu nominal réel

Variation de M, ... ....... .. ....... ... . 88 70 Taux d'intérêt au public .... ...... 69 45

Taux d'escomple du papIer commercial .... . . . . . ... -. ,_ ... . .... • ... 65 42

Loyer de l'argent Ù long terme .... ... ...................... ....... .... 24 -12

Prix théoriques

79 70

66

47

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HISTOIRE MONÉTAIRE 117

Bien qu'il soit possible de prévoir ces effets en théorie, nous n'avons été en mesure de les identifier clairement dans la réalité observée que très récemment, et c'est pourquoi les résultats qui suivent sont encore très incer­tains.

Le comportement des prix et la vitesse de circulation. Lorsque les prix ont récemment (c'est-à-dire au cours des derniers cycles, qui s'étalent environ sur les cinq derniè­res années) augmenté (c'est-à-dire qu'ils se sont élevés à un rythme croissant ou ont baissé à un rythme décrois­sant), il en résultait une accélération de la circulation, qui a elle-même renforcé l'accélération du mouvement des prix; et inversement lorsque le mouvement des prix s'est ralenti. Cela tient probablement au fait que l'accéléra­tion du mouvement des prix a amené les gens à prévoir une augmentation des prix, entraînant aussi une diminu­tion du montant de l'encaisse désirée.

Lorsque le mouvement des prix s'est accéléré au cours de la période récente, on a pu enregistrer un effet à retardement sur les taux d'intérêt, dont la hausse a eu tendance à suivre l'accélération et la baisse à suivre la décélération. L'origine en est que les anticipations sur la hausse des prix ont poussé les emprunteurs à payer des taux d'intérêt plus élevés et les bailleurs de fonds à exiger des taux également plus élevés. La raison pour laquelle cet effet s'est manifesté à retardement réside dans le fait que l'accélération du mouvement des prix est associée à un rythme d'expansion de la monnaie plus rapide qui, par le biais de l'effet de liquidité, a tendance à faire baisser le taux d'intérêt, contrariant ainsi l'effet des anticipations sur les variations de prix.

Ce phénomène qu'il est difficile de circonscrire à partir de données américaines, en raison de la faible amplitude des fluctuations de prix, est facilement détec­table à l'échelle mondiale. Contrairement aux prévisions naïves qui se fondent sur l'hypothèse d'une préférence pour la liquidité constante, les taux d'intérêt ont ten­dance à être les plus élevés dans les pays qui connaissent le plus fort taux d'accroissement à la fois de leur masse monétaire et de leurs prix, et inversement.

Puisque les prix ont connu récemment une hausse rapide, une hausse quelconque du revenu nominal se

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i 18 l1"fLAT;C\i ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

tracki,a pG:.ir u;,e forte pa,. par une augmer; tation des prix et pour U:le faible partie par une augmentation de la production, ceci dans une proportion plus forte que si les prix étaient restés stables ou avaient connu une hausse ou une baisse à un rythme plus lent. De plus, à l'échelle internationale, ce phénomène se révèle correspondre en gros aux récessions qui ont suivi les tentatives pour combattre l'inflation galopante.

Au niveau mondial, les prix des États-Unis se sont étroitement alignés sur les prix internationaux, dans ia mesure où les ajustements se sont opérés par des modifi­cations de taux de change (cf le tableau 63, pp. 680-681 de Monetary His/ory, et les discussions attenantes).

En longue période, le principal facteur qui rend compte, au sens arithmétique du terme, des variations de la quantité de monnaie. réside dans les variations de la quantité de monnaie « àctive l » (que Brunner et Meltzer appellent la « base monétaire»).

Les changements qui interviennent dans la fraction des fonds bancaires constitués par les dépôts du public et par les engagements des banques ont joué un rôle d'appoint par rapport aux réserves en monnaie « ac­tive ».

Cagan a récemment démontré qu'au cours du cycle ces deux grandeurs sont plus importantes et en particulier cel!e constituée par les engagements bancaires. Son évolution épouse étroitement la forme du cycle. Cagan en conclut que les taux d'intérêt n'ont pas été détermi­liants dans les fluctuations cycliques de la masse moné­taire. Si j'interprète correctement les résultats de Brunner .:!t Meltzer, il apparaît que les modifications de la « base» monétaire se révèlent beaucoup plus fondamen­tales que les mouvements dans les taux d'intérêt.

Les travaux de Brunner et Meltzer, de Meigs, de Dewald et de Cagan ont tous démontré que la connec­tion qui existe entre les actions du Federal Reserve

1. La monnaie ,( acti\ie » est constituee par: les billets detenus par le public + les billets détenus par les banques + les engagements du Federal Reserve System. En d'autres termes, il s'agit de la monnaie qu'une banque peut utiliser comme réserves. Elle est appelée « active» parce que pour chaque dollar detenu en réser\ie une banque peut multiplier à l'infini ses engagements.

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HISTOIRE MONÉTAIRE 119

System et la quantité de monnaie en circulation est suffisamment étroite pour que le Federal Reserve System puisse fixer le taux de variation de la quantité de monnaie comme il l'entend, dans une limite appréciable, et dans un délai relativement court.

Les traits dominants des différentes phases de la politique monétaire.

Pour faciliter notre exposé, nous distinguerons les phases de politiques inflationnistes et les phases de politiqu,es déflationnistes.

Aux Etats-Unis, les conditions monétaires ont favorisé ou provoqué l'inflation essentiellement en période de guerre ou dans l'immédiat après-guerre.

- Les cinq principales guerres de notre histoire (la Révolution, la guerre de 1812, la guerre de Sécession, et les deux guerres mondiales) ont été accompagnées par une forte augmentation des prix et de la quantité de monnaie : les prix ont augmenté dans des proportions exorbitantes pendant la Révolution, et ont à peu près doublé pendant les autres guerres. Les conflits mineurs (guerre du Mexique, guerre hispano-américaine, guerre de Corée) ont eu des effets similaires, mais d'une impor­tance beaucoup plus limitée. En période de guerre, on ne peut pas dire que l'inflation soit à proprement parler une « erreur». L'émission de monnaie est une sorte de pénalisation qui permet de financer la guerre et, à ce titre, il est possible que ce soit encore la moins mauvaise solution à adopter dans l'immédiat. Personnellement, je pense qu'on peut la justifier comme contribution fiscale mais que, d'une part, elle a été appliquée sur des bases trop importantes et que, d'autre part, elle a été utilisée de manière inefficace, puisqu'une grande partie des recettes a été affectée à des usages extra-gouvernementaux.

- L'inflation n'est apparue qu'après la Première et la Seconde Guerre mondiale (dans des proportions beau­coup plus importantes après la Première qu'après la Seconde, si nous nous référons pour cette dernière aux indices des prix pondérés utilisés pour le contrôle des prix). Ce phénomène s'explique de la manière suivante: après les deux guerres, les autorités monétaires ont

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120 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

maintenu le taux d'intérêt officiel à un niveau artificiel­lement bas, ce qui était difficilement praticable après les guerres citées précédemment, en raison de l'absence d'une banque centrale reconnue. Ce fut une erreur de politique, que de nombreuses personnalités appartenant au Federal Reserve System avaient déjà décelée à l'épo­que, et qui fut largement reconnue par la suite. Cette erreur s'excuse par la pression exercée par le Trésor, qui a certainement joué un rôle, mais elle n'a fait que renforcer les convictions des membres du Federal Re­serve System en matière de politique monétaire.

- En temps de paix, on ne connut une augmentation des prix comparable qu'au début des années 1850, après les découvertes d'or en Californie, et de 1896 à 1913, comme conséquence d'une augmentation générale des prix mondiaux due aux découvertes d'or et aux progrès accomplis dans ses techniques d'extraction. Néanmoins, ces deux périodes accusent des augmentations de prix beaucoup plus faibles que celles qui se sont manifestées en temps de guerre.

Mis à part les exceptions que nous venons de signa­ler, en temps de paix toutes les fluctuations monétaires ont eu un caractère déflationniste, à mon avis, précisé­ment parce que l'expérience vécue pendant la guerre a fait naître une crainte de l'inflation telle qu'en temps de paix elle entraîne un mouvement excessif dans l'autre sens. Ce fait historique est de la plus haute importance. Sur la scène mondiale, on assiste au phénomène inverse: les perturbations ont eu un caractère inflationniste. Tout cet ensemble a contribué à répandre l'idée q!le le pro­blème principal de la politique monétaire des Etats-Unis réside dans la lutte contre l'inflation. Il est possible que ce soit vrai pour l'avenir, et c'est personnellement mon avis, mais rien ne nous autorise à tirer une telle conclu­sion de l'expérience passée des États-Unis; au contraire, elle implique que l'avenir soit différent, eu égard à ce que nous a appris le passé.

Afin d'illustrer cette idée générale, je me contenterai d'énumérer les principales fluctuations, en commentant brièvement certaines d'entre elles.

a) La déflation qui a suivi la guerre de 1812. b) La déflation du début des années 1840. c) La déflation qui a suivi la guerre de Sécession.

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HISTOIRE MONÉTAIRE 121

d) Les fluctuations du métal argent des années 80, et en particulier celles du début des années 90. Re­doutées en tant qu'agent de l'inflation, ces fluctua­tions entraînent actuellement la déflation car elles contribuent à répandre la crainte que les États-Unis dévaluent dans les termes de l'or, ce qui décourage­rait les rentrées de capitaux, tout en encourageant les sorties. Les moyens employés à l'époque pour protéger l'étalon-or et la crainte de la dévaluation ont donc leur contrepartie exacte aujourd'hui. C'est pourquoi cette période s'apparente davantage à la période actuelle qu'à celle des années 20, souvent citée.

e) La panique bancaire de 1907. f) La déflation de 1920-1921. La b~isse de prix la plus

rapide de toute l'histoire des Etats-Unis. Une ré­duction de la masse monétaire ayant atteint un niveau jamais enregistré. Résultat des actions in­considérées du Federal Reserve System pour pro­mouvoir l'expansion, et du délai inadmissible écoulé avant que l'on se mette à combattre la déflation.

g) La grande crise des années 1929 à 1933 (pour plus ample discussion, voir plus loin).

h) La récession des années 1937-1938. Associée à une baisse très nette de la quantité de monnaie, provo­quée par le fait que les réserves légales obligatoires avaient doublé.

i) La brève expansion de 1958-1960 et la récession de 1960-1961. Associées à la réduction de la quantité de monnaie la plus nette qu'on ait connue en dehors des périodes de crise (1873-1879, le début des années 1890, 1907-1908, 1920-1921, 1929-1933, 1937-1938).

j) La grande crise de 1929-1933 a eu un effet si important sur les comportements qu'elle mérite une attention particulière. Divers mythes se sont déve­loppés à son propos : on a dit qu'elle était le résultat d'une réaction contre les excès inflationnis­tes précédents; qu'elle avait été importée de l'étranger; qu'elle reflétait l'importance suprême accordée à l'étalon-or comme facteur de stabilité interne; que la «politique monétaire» n'était

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122 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

qu'une « ficelle », en d'autres termes que le Federal Reserve System pouvait constituer des réserves mais que le système bancaire n'était pas en mesure de les utiliser; que la politique du système lui avait été imposée par la pénurie d'« or libre» qui résul­tait des restrictions sur les avoirs légaux utilisables pour renflouer les fonds du Reserve System. Tous ces mythes sont nettement contredits par les faits.

En bref, la gravité de la crise a pris son origine aux États-Unis, elle a été provoquée, ou du moins favorisée, par une politique monétaire qui a permis à la masse monétaire de se réduire d'un tiers, et la protection de l'étalon-or ou les contraintes légales et institutionnelles n'y sont pour rien.

L'expansion de 1927-1929 est inhabituelle en raison de son caractère déflationniste, et non inflationniste. La masse monétaire incluant les dépôts à terme dans les banques commerciales (M2) a moins augmenté pendant cette période d'expansion cyclique que pendant n'im­porte quelle période similaire depuis 1869 ; la monnaie en circulation plus les dépôts à vue n'ont connu prati­quement aucune augmentation (ce qui ne s'était jamais vu en période d'expansion depuis 1915, si l'on excepte les années 1958-1960). Toujours au cours de cette même période, les prix de gros sont restés stables (ce qui ne s'était jamais vu en période d'expansion depuis 1894, si l'on excepte les années 1958-1960). Et ce qui vaut pour 1927 -1929 vaut également pour toute la période qui s'étend sur les années 20, et qui correspond au redresse­ment qui a suivi la dépression de 1920-1921.

De plus, les cycles de la production aux États-Unis possèdent une caractéristique très intéressante: l'ampli­tude de l'expansion n'a pas de relation avec l'intensité de la dépression qui la suit, alors qu'on peut observer une corrélation étroite entre l'intensité de la dépression et l'amplitude de l'expansion suivante.

La crise est-elle venue de l'étranger? Le mouvement de l'or apporte la preuve concluante que les États-Unis sont les exportateurs et non les importateurs de la déflation. De 1929 à 1931 , l'or a augmenté aux États­Unis. D'août 1929 à août 1931, le stock d'or américain s'est accru de 15 %. Nous ne nous sommes pas contentés

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HISTOIRE MONÉTAIRE 123

de stériliser cette augmentation mais nous sommes allés plus loin: la quantité de monnaie, si l'on se réfère à MI, a diminué de 10 % entre ces deux dates; de 12 % si l'on se réfère à M2• En août 1929, M2 représentait Il,4 fois le stock d'or, et seulement 8,8 fois en août 1931 ; pour MI, respectivement 6,5 et 5 fois.

Comme le gouverneur Harrison 1 l'a fai! remarquer en avril 1931 : « On peut dire que les Etats-Unis ont prévenu l'effet normal ou habituel de l'or qui est venu à eux ... Les méfaits d'une stérilisation prolongée de l'or. .. sont si graves qu'un réexamen de la politique d'ouver­ture de marché pratiquée par le Federal Reserve System s'impose. »

Naturellement, les effets à l'étranger se sont répercutés à leur tour aux États-Unis et ont aggravé encore les problèmes intérieurs, mais il est absurde de dire que les difficultés des Etats-Unis doivent être attribuées à ce qui se passait à l'extérieur, alors que c'est exactement l'in­verse.

On a prétendu que les États-Unis s'étaient souciés exagérément de maintenir l'étalon-or. Comme les ta­bleaux du paragraphe précédent l'ont montré, jusqu'au mois d'août 1931, l'étalon-or n'était certainement pas menacé. Aussi, rien ne prouve que certains leaders du Federal Reserve System aient pensé le contraire et que, par conséquent, cette menace ait pu jouer un rôle quel­conque dans l'élaboration de la politique monétaire du moment. En août 1931, les rapports déjà signalés entre la quantité de monnaie et le stock d'or (8,8 pour M2, et 5 pour MI) étaient plus bas qu'en 1914, au moment où fut mis en place le Federal Reserve System (les rapports étaient alors respectivement de 10,8 pour M2 et de 7,6 pour MI, c'est-à-dire nettement inférieurs à ceux du mois d'août 1920, où ils se montaient à 13,6 et 9,2 et, bien entendu, à ceux que nous connaissons aujourd'hui, qui correspondent à 21,6 et Il,7).

La manière dont le Federal Reserve System a réagi à l'abandon de l'étalon-or par la Grande-Bretagne en

1. Georges Harrison fut gouverneur de la Federal Reserve Bank de New York de 1929 à 1940. Le titre de gouverneur, qui était celui des responsables des Federal Reserve Bank, a été remplacé par celui de président en vertu du « banking act » de 1935.

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124 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

septembre 1931, reflète effectivement l'importance atta­chée au maintien de l'étalon-or et permet de dire que sa sauvegarde était alors considérée comme plus impor­tante que la stabilité interne. Néanmoins aussi importan­tes qu'aient pu être, par leur caractère draconien et spectaculaire (une augmentation substantielle du taux d'escompte), les mesures prises par le Federal Reserve System en septembre 1931, en réponse à l'abandon de l'étalon-or par la Grande-Bretagne, elles se sont vu accorder plus de poids qu'elles n'en ont eu réellement. La politique du Federal Reserve System était déjà enga­gée dans la mauvaise voie et l'erreur de base avait déjà été commise.

On a soutenu que les banques commerciales ne vou­laient pas ou ne pouvaient pas utiliser les réserves. L'argument de l'excédent de réserves ne vaut pas pour la période de récession proprement dite, quel1e qu'ait pu être sa portée à la fin des années 30. L'excédent des réserves ne commença à apparaître qu'au milieu de l'année 1932. Auparavant, le problème était de fournir des réserves aux banques qui se trouvaient acculées à la contraction faute de réserves, et non d'accroître les réserves importantes qu'el1es auraient pu posséder.

On a rejeté les difficultés sur le problème de !'« or libre ». C'est une manière de rationaliser la politique du Federal Reserve System après coup, sans découvrir la raison fondamentale pour laquel1e cette politique a été suivie, comme nous le montre l'étude sur le long terme effectuée dans l' Histoire monétaire.

En réalité, c'est la diminution de la masse monétaire qui a joué un rôle fondament~l. Cette diminution, la plus forte jamais enregistrée aux Etats-Unis, a été provoquée en premier lieu par les répercussions des fail1ites bancai­res et par les efforts attenants du public pour convertir les dépôts en monnaie. Mais ces facteurs n'eurent une portée sur la masse monétaire que parce que le Federal Reserve System n'avait pas réussi à fournir suffisamment de monnaie forte pour concilier les changements de demande. Si, comme le lui conseil1aient de nombreux membres, il avait été en mesure de le faire, les faillites bancaires n'auraient pas été susceptibles de réduire la masse monétaire de façon appréciable. De plus, il est probable que des mesures de la sorte auraient empêché

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les faillites bancaires de se développer au rythme où elles l'ont fait. La faiblesse des banques tenait principalement à la perte de valeur des effets publics, en particulier des bons du Trésor américain, qu'elles utilisaient comme réserves d'appoint. Ce phénomène s'explique par les efforts désespérés accomplis par les banques pour réta­blir leurs fonds au fur et à mesure des retraits de leurs déposants, contribuant ainsi à réduire proportionnelle­ment leur montant de monnaie forte. Fournir des fonds supplémentaires eût sans doute empêché que les choses se passent ainsi.

L'élaboration de la politique et ses instruments.

Considérons maintenant l'élaboration de la politique. A mon avis, le seul enseignement vraiment important que nous fournit l'histoire à ce propos réside dans la nécessité d'avoir à notre disposition des indicateurs sur la conjoncture monétaire qui soient à la fois nombreux, sans ambiguïté et largement reconnus, ainsi que des objectifs politiques bien précis. Dans l'ordre des possibi­lités, on a la preuve que la masse monétaire, ou ses variations, constitue le ou un des indicateurs et objectifs clé ; et cela, même si l'on est persuadé que les mesures prises en matière de politique monétaire passent avant tout par le marché de l'argent et par la politique du crédit.

Quel est le rôle de la monnaie et du crédit? La principale source de difficultés en matière de direction monétaire réside dans l'incapacité de faire la part entre les problèmes liés aux variations de la masse monétaire et les problèmes liés aux conditions du crédit. Il est certain que ces facteurs sont étroitement imbriqués, surtout dans un système comme le nôtre, à l'intérieur duquel l'offre de monnaie est essentiellement constituée par les fonds des organismes de prêt et d'investissement. Les variations de la masse monétaire se répercutent sur les taux d'intérêt et sur les conditions du crédit; et inversement. Cependant, la monnaie et le crédit sont deux grandeurs, ou deux ordres de grandeur, tout à fait distinctes ; ainsi, les dépôts effectués dans les banques commerciales constituent le gros de la masse monétaire

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et les prêts ou les crédits d'investissements ne représen­tent qu'une faible part du volume total du crédit mis en œuvre.

Le fait de mettre l'accent sur les conditions du crédit a entraîné deux types de difficultés. En premier lieu, les traits spécifiques des conditions du crédit soumis à examen se sont révélés maintes fois des indicateurs erronés sur la conjoncture monétaire, si l'on en juge par les conséquences observées après coup. Comme les études récentes de Leonall Anderson et Jules Levine l'ont montré, il y a certainement peu de relation entre les conditions de crédit et le rythme d'accroissement de la masse monétaire. En second lieu, il s'est jusqu'à mainte­nant avéré impossible de découvrir une mesure des conditions du crédit suffisamment objective, qui puisse à la fois entraîner l'adhésion d'un grand nombre de partenaires de la politique monétaire et être convena­blement interprétée par tous. Ce dernier point rejoint certaines considérations plus générales qui méritent une attention particulière.

Les débats sur la politique monétaire n'ont en effet aucun fondement précis. En étudiant la formation de la politique monétaire dans notre pays, j'ai été très frappé par le manque de rigueur de la discussion et par le nombre de conversations à bâtons rompus échangées entre ses participants. On y relève une quantité fantasti­que de termes mal définis : la « facilité» et 1'« étroi­tesse », « marché transparent », « marché visqueux », « surabondance de crédit », « suivre le vent », « utilisa­tion productive du crédit ». De même, les directives transmises à la Chambre de Commerce de New York par la F.O.M.C. sont essentiellement qualitatives : « Les opérations sur le marché libre devraient être conduites en vue de maintenir dans la mesure du possible les mêmes conditions sur le marché de la monnaie que celles des dernières semaines, tout en y associant une expan­sion modérée des réserves bancaires. » C'est pourquoi les dirigeants de la Chambre de Commerce et du F.O.M.C. ont été obligés d'élaborer toute une terminolo­gie destinée à interpréter ces instructions. Les conditions du marché de la monnaie sont décrites dans les termes du degré de pression exercée sur le marché monétaire. On dit que cette pression augmente lorsque les taux d'intérêt

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HISTOIRE MONÉTAIRE 127

à court terme s'élèvent, les rés~rves iibres et les emprunts diminuent, le déficit financier s'accroît et le taux d'es­compte monte. On dit encore que ces mêmes forces agissant en sens inverse font diminuer la pression exer­cée sur le marché monétaire. Tout ceci n'a pour autre effet que de confier involontairement l'élaboration de la politique à des gens qui sont simplement censés la mettre en œuvre, de l'abandonner à l'inertie et de rendre impos­sible de juger après coup si la politique suivie était bien e!! accord avec ce qu'on était en droit d'attendre d'elle.

La crise de 1929-1933 nous en fournit l'illustration flagrante. Je suis tout à fait convaincu que l'effondre­ment monétaire ne se serait pas produit si, d'une part, on avait disposé de relevés sur la masse monétaire, publiés périodiquement, et si, d'autre part, on avait admis que le comportement de la quantité de monnaie fournissait une indication sur l'état de la conjoncture monétaire. Les personnalités responsables de l'élaboration de la politi­que monétaire n'auraient pas pu se féliciter, comme ce fut le cas, de la politique d'argent « facile» suivie par le Federal Reserve System, s'ils avaient pu savoir que la quantité de monnaie diminuait à un rythme sans précé­dent et avaient accordé à ce facteur l'importance qu'il méritait.

Je pense qu 'il n'est pas trop fort de dire que le fait de publier et de divulguer régulièrement des estimations sur la quantité de monnaie constituerait une garantie contre la résurgence de phénomènes monétaires teis que ceux qui se sont manifestés dans ies années 1929-! 933, ou même 1920-1921 , ou encore 1937-1938, dans la mesure où on considère actuellement que cette variable a un rôle important à jouer dans l'élaboration de la politique, ne serait-ce que parce qu'elle constitue un indicateur parmi d'autres sur la conjoncture monétaire. L'expérience des années 1959-1960 en fournit un exemple récent.

En ce qui concerne les instruments de la politique, on a pu observer que les opérations d'open market fournis­sent l'instrument le plus efficace et le plus sensible dont on puisse disposer en matière monétaire.

La manipulation des réserves s'est avérée un instru­ment dont les effets à court terme sont difficiles à prévoir, comme le montre de façon frappante la période 1936-1937.

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Sur le plan qualitatif, les mesures de contrôle sur le crédit telles que le réescompte illimité, la «pression directe », la «persuasion morale» ou autres, ont été uniformément inefficaces. Si l'on en juge par ce qui est arrivé dans le passé, le contrôle « volontaire» exercé sur les prêts accordés à l'étranger, quoique mieux armé et mieux adapté, risque bien de n'avoir qu'un effet tempo­raire.

Le maniement du taux d'escompte a parfois été très efficace (cf janvier 1920 et septembre 1931) mais cet instrument apparaît assez grossier et irrégulier par com­paraison avec les opérations d'open market.

La limitation des dépôts à terme a rendu confuse la répartition entre les dépôts à terme et les dépôts à vue. Autant que je sache, il n'est d'ailleurs pas prouvé qu'elle ait eu des effets favorables .

II. - LA SITUATION ACTUELLE À LA LUMIÈRE DE L'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE MONÉTAIRE.

Je concentrerai surtout mon attention sur l'orientation générale de la politique monétaire depuis quelques années, plutôt que sur les fluctuations à court terme. De plus je m'intéresserai davantage à l'aspect quantitatif de cette politique (reflété par le taux d'accroissement de la monnaie) qu'aux problèmes structurels.

L'évolution récente de la masse monétaire se traduit par un accroissement de la quantité de monnaie qui couvre une période de trois ans (août 1962-août 1965) au taux annuel moyen de 8,3 % si l'on se réfère à M1, et de 3,7 %, si l'on se réfère à Ml. Ces deux taux sont relative­ment élevés par comparaison avec ceux qu'on a pu observer dans le passé, en particulier le taux de M2• Mis à part les inflations apparues en temps de guerre, le taux d'accroissement moyen de M2 se montait depuis la période 1873-1878 jusqu'à la période 1960-1961 à 4,7 % par an; et en ce qui concerne Ml, de 1920-1921 à 1960-1961, ce même taux correspond à 2,8 %. Les prix de gros de leur côté, mises à part les exceptions déjà signa­lées, n'ont pas manifesté de grand changement en longue aussi bien qu'en courte période.

L'écart entre les deux taux d'accroissement de la

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HISTOIRE MONÉTAIRE 129

quantité de monnaie au cours des trois années passées est supérieur à tous ceux qu'on a pu enregistrer en période comparable depuis 1915 (date à laquelle on a pu disposer des premières données satisfaisantes pour MI). Cela s'explique par les hausses successives des taux d'intérêt maxima exigibles sur les dépôts à terme. Ces hausses ont eu pour résultat de rendre le taux d'accrois­sement de M 2 plus élevé, et celui de MI plus bas, par rapport à l'accroissement de la masse monétaire prise dans son ensemble. -

Le taux d'accroissement de la monnaie a été relative­ment stable. Bien que je défende l'idée par la suite que ce taux d'accroissement a été un peu supérieur à ce qui aurait été souhaitable, j'aimerais faire remarquer qu'un taux d'accroissement supérieur à celui qui s'est mani­festé de 1958 à 1960 eût été préférable. Eu égard au niveau et, plus encore, à la régularité du taux d'accrois­sement de la monnaie, la politique monétaire des derniè­res années fut excellente et la progression économique continue qui s'est manifestée lui doit beaucoup.

Comment vont se comporter les prix si le taux d'ac­croissement de la masse monétaire actuel se poursuit? Les expériences passées suggèrent que si le taux d'ac­croissement se poursuit ou connaît une légère diminu­tion (en tout cas inférieure à l'écart qui sépare le taux d'accroissement de MI de celui de M 2), on observera tôt ou tard une hausse des prix. Si l'on excepte les deux guerres mondiales et les premières années d'après­guerre, on ne relève que trois périodes depuis 1879 pendant lesquelles M2 ait augmenté à un taux de 8 % et plus, sur une durée de plus de deux ans: 1879-1883, 1898-1902, 1934-1936. Au cours de la première période, les prix de gros ont augmenté de 12 %, au cours de la seconde, de 21 % ; au cours de la troisième, de près de 8 %. La seule autre période pendant laquelle les prix ont augmenté dans de telles proportions est celle qui corres­pond à la guerre de Corée. De plus, la seule période depuis 1915 qui ait connu un accroissement de MI supérieur à celui qui est observé actuellement corres­pond aux années 1937-1938.

Pourquoi la hausse des prix a-t-elle été aussi faible jusqu'à maintenant? Nous avons montré plus haut que le taux de variation de la quantité de monnaie est plus

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130 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

étroitement associé aux variations du revenu nominal qu'à celles des prix ou du revenu réel. La relation entre le taux de variation de la monnaie et celui du revenu nominal en 1962, 1963, 1964, et dans une certaine mesure 1965, correspond tout à fait aux relations observées en longue période, comme il apparaît clairement lorsque l'on compare les valeurs observées de l'accroissement du revenu nominal à leur valeur calculée à partir d'une droite de régression construite sur quatre-vingt-quatorze ans entre 1870 et 1963, sur la base d'une corrélation avec les variations de la masse monétaire (M 2).

TAUX DE VARIATION DU REVENU NOMINAL 1

(pourcentage annuel)

Année

1962 ..... ...... .. .. .... ..... ..... .. .... .

1963 ...... ...... ..... .. .. ... .. ... ... .. . .

1964 ............ ........... .. .... ... ... . 1965 ..... ....... .. ................ ... .. .

Calculé par régression

5,9 6,6

6,4 7,'1

Observé

6,9 5,0 6,7

7,6

La corrélation avec le taux de variation des prix s'est révélée moins nette, en particulier avec les prix de gros, comme l'atteste la différence entre les prix observés et les prix calculés sur la base d'une corrélation avec les variations de la masse monétaire estimées pendant la même période de quatre-vingt-quatorze ans. Le tableau suivant éclaire cette comparaison :

1. Le concept de revenu nominal correspond statistiquement à la valeur du « Produit National Net ». Son taux de variation est affecté de nombreuses irrégularités aléatoires. ce qui explique les différences obtenues entre le taux calculé par le procédé logarithmique et les valeurs observées annuellement.

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1962 1963 1964 1965

HISTOIRE MONÉTAIRE

TAUX DE VARIATION DES PRIX (pourcentage annuel)

INDICE IMPLICITE

l31

DU NIVEAU GENERAL DES PRIX PRIX DE GROS

Année Calculé Observé Calculé Observé

........................ ...... l,57 1,09 l,55 0,30

.. .... ..... ...... ........... .. 1,90 1,28 2,07 -0,30 -

.... ......... ................. 1,80 1,67 1,92 0,20

....... ... .................. .. 2,16 1,70 2,48 1,29

Néanmoins, nous avons montré plus haut que la répartition de l'accroissement du revenu nominal entre la production et les prix avait été régulièrement affectée par l'évolution précédente du niveau général des prix. Plus cette augmentation des prix est faible, plus la part du revenu nominal absorbée par l'augmentation des prix est réduite. Pendant la période de 1958 à 1961, les prix connaissaient une tendance régulière à la baisse. Ceci constitue l'explication la plus plausible de la faiblesse relative du taux d'accroissement des prix pendant la période 1962-1965. En termes non statistiques: la stabi­lité des prix anticipée engendrée par l'évolution favora­ble des prix pendant la période 1958-1961 a contribué à élargir la part relative de l'accroissement du revenu nominal consacré à l'accroissement de la production'.

Mais cette situation favorable ne fut que provisoire. La baisse du taux d'augmentation des prix a cessé et a été remplacée par une accélération.

L'accélération du mouvement des prix représente­t-elle un danger? Les deux facteurs que nous venons de signaler convergent vers l'idée que la fin de la décéléra­tion des prix, en dehors de l'accélération qui semble s'y être substituée, aura tendance à se traduire, d'une part, par un taux d'accroissement plus important du revenu

1. Malheureusement, nous ne sommes pas en mesure de vérifier empiriquement cette proposition. Notre analyse de l'effet observé sur le comportement des prix passés est fondée sur des valeurs moyennes au cours des différentes phases du cycle et non sur des observations datées par année.

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nominal par rapport au même accroissement de la masse monétaire et, d'autre part, par l'absorption d'une frac­tion plus large de l'accroissement du revenu nominal par les hausses de prix. Cet ensemble constitue une menace réelle d'accélération de l'augmentation des prix si le taux actuel d'accroissement de la quantité de monnaie se maintient, et les chiffres que nous venons de citer nous inclinent à penser que ce processus est déjà en cours.

Pour éviter les erreurs d'interprétation, il faut bien voir deux choses. Tout d'abord, je parle pour une période qui s'étend sur plusieurs années et non sur quelques mois, et la conclusion que je viens de tirer n'est pas contredite par des retournements de tendances temporaires. D'autre part, quand je parle d'accélération, il s'agit d'une accélé­ration bien précise. Contrairement au taux d'accroisse­ment actuel de la quantité de monnaie, dont on ne voit pas se profiler les limites, la hausse des prix correspon­dante est relativement régulière et assez modérée - elle se situe aux environs de 2 % à 4 %. Or, le taux de hausse des prix observé aujourd'hui est inférieur à ce taux moyen, de telle sorte que le mécanisme de rattrapage par lequel la hausse effective des prix atteindra son rythme naturel, risque d'aller trop loin et d'entraîner temporai­rement une hausse cette fois-ci plus rapide que le taux naturel.

Le paragraphe précédent implique également que le maintien du taux actuel d'augmentation de la masse monétaire signifierait un ralentissement dans l'expan­sion de la production par rapport aux trois dernières années. La seule manière de prolonger notre taux de croissance serait d'accroître encore le rythme de progres­sion de la masse monétaire, mais cette politique se traduirait par une aggravation des tensions sur les prix.

La persistance du taux actuel de croissance fera également monter les taux d'intérêt, l'anticipation à la hausse des prix ayant raison de l'effet de liquidité inhérent à l'accroissement rapide de la quantité de monnaie. Cet effet se manifestera, comme le suggèrent les expériences passées, après le mouvement de hausse des prix. C'est pourquoi, comme de nombreux autres facteurs peuvent encore affecter les taux d'intérêt, les effets sur les prix sont à la fois plus sûrs et plus détermi­nants que ceux qui se font sentir sur les taux d'intérêt.

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HISTOIRE MONÉTAIRE 133

Le resserrement des taux d'intérêt que nous venons d'analyser tend à améliorer le compte capital de notre balance des paiements, tandis que la hausse des prix risque de détériorer notre compte courant. Or, comme nous l'avons déjà dit, ce sont les effets sur les prix qui sont déterminants. En vérité, ce n'est pas le comporte­ment des prix américains eux-mêmes qui importe mais leur évolution comparative avec les prix mondiaux. Si les prix sont stables à l'extérieur (mais cette c0!ldition se trouve affectée d'une grande incertitude), les Etats-Unis ne pourront pas maintenir en même temps leur taux actuel d'accroissement de la monnaie et leur niveau d'échange extérieur. Si au contraire les prix se mettent à s'élever à l'extérieur, plus rapidement qu'aux États-Unis, nous pourrons maintenir pendant longtemps encore notre rythme de croissance monétaire, tout en améliorant notre balance des paiements. Puisque la réponse à cette question dépend en définitive de la politique monétaire suivie par les autres pays, les leçons de notre passé ne peuvent nous être d'aucun secours. Le fonds du pro­blème en cette affaire réside dans le fait qu'aussi long­temps que les taux de change seront fixes, la quantité de monnaie devra s'ajuster p,lus ou moins rapidement pour permettre aux prix des Etats-Unis de s'aligner sur les prix mondiaux. Il y a là une marge de manœuvre consi­déra,ble pendant quelques années pour un pays comme les Etats-Unis, dont le commerce extérieur est propor­tionnellement négligeable et dont les réserves sont très importantes. Mais cette latitude se rétrécit si l'on rai­sonne sur une décade ou plus.

Si nous nous donnons comme objectif de maintenir la stabilité des prix et le niveau actuel des taux de change, l'analyse à laquelle nous avons procédé nous suggère qu'il serait souhaitable de ramener le rythme de crois­sance de la masse monétaire à un niveau qui puisse être indéfiniment prolongé sans augmentation de prix (à la lumière de l'expérience passée, on peut envisager un taux d'augmentation de M2 situé quelque part entre 4 % et 6 % par an, quel que soit le taux correspondant de Ml si aucune modification importante ne se produit dans la réglementation des taux d'intérêts maxima exigibles sur les dépôts à terme). Bien qu'une telle politique me semble souhaitable, il ne faut pas se cacher que ses effets

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134 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

immédiats seront contraires. Il n'est pas possible, en effet, d'éviter les effets à retardement d'un fort taux d'accroissement de la monnaie, comme celui qui s'est manifesté dans la période récente. Comme je l'ai précé­demment fait observer, les conséquences à terme qui se manifesteront même si le taux actuel d'accroissement de la masse monétaire se maintient, prendront la forme d'une baisse du taux de croissance de la production (une récession, une pause, un ralentissement, appelez cela comme vous voulez). Dans ces conditions, un ralentis­sement de l'augmentation de la masse monétaire aggra­vera encore cet effet. De plus, une fraction plus impor­tante de l'accroissement de la monnaie ne se trouvera absorbée par la hausse des prix que si un rythme plus faible d'accroissement de la masse monétaire aura été tenu pendant une période suffisamment longue. De même que la reiative stagnation traversée par l'économie américaine de 1958 à 1961 a préparé les conditions favorables à la croissance rapide (accompagnée de 1962 à 1964 par une hausse très modérée des prix), de même l'actuelle expansion accélérée et la hausse des prix qui se fait jour constituent des facteurs défavorables à une croissance de la production dans la stabilité pour les années à venir.

On peut trouver dans le passé récent une bonne illus­tration de cette situation. Il eût été en effet très souhaita­ble que le taux d'augmentation de la masse monétaire fût accru pendant J'année 1959 et au début de 1960. Mais cette politique n'a été entreprise qu'au milieu de 1960 et n'a pas été poursuivie, puisque l'augmentation de la masse monétaire a vu son taux baisser au début de 1962. Il Y correspondit un fléchissement du taux de croissance de la production au cours du troisième et du quatrième trimestre 1962 et du premier trimestre 1963. Une nou­velle reprise du rythme d'augmentation de la monnaie se manifesta à nouveau en août 1962, mais elle fut excessive cette fois. Une réduction modérée de ce taux est néces­saire depuis quelques années et elle l'est encore aujour­d'hui. Son ralentissement ne devrait pas cependant (comme ce fut trop souvent le cas dans le passé) interve­nir de manière trop brutale. Quoi qu'il en soit, même si elle est pratiquée avec modération, ses premiers effets seront en quelque sorte contradictoires, comme ce fut le

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HISTOIRE MONÉTAIRE 135

cas en 1962. Ces effets contradictoires se manifesteront d'autant plus dans un premier temps que le but ultérieur sera atteint, c'est-à-dire que le nouveau taux pourra être tenu. Cependant, les premiers résultats qui accompa­gnent nécessairement une telle politique créeront un grand mouvement en faveur d'un changement d'orienta­tion, et cette pression sera d'autant plus irrésistible que le coup de frein aura été sévère.

C'est pourquoi j'en conclus que les leçons du passé appliquées à la situation présente requièrent une réduc­tion modérée de l'accroissement de la masse monétaire. En principe, la meilleure manière d'y parvenir serait de procéder par étapes avant d'atteindre un rythme qu'il serait souhaitable de maintenir, au moins quelque temps. A l'heure actuelle, cependant, nous sommes suffisam­ment près de ce taux raisonnable et il paraît admissible de réaliser la réduction en une seule étape. Une solution pourrait heureusement intervenir qui se donnerait comme objectif de se rapprocher du taux de 4 % à 6 % précédemment proposé pour M2•

III. - LES PRINCIPAUX DÉBATS DE LA POLITIQUE MONÉTAIRE AMÉRICAINE.

Toute action politique ne peut être entreprise qu'après une première estimation des effets favorables et défavo­rables qu'elle peut engendrer. Si les mesures que je recommande sont prises, elles s'accompagneront néces­sairement, au bout d'un certain temps, d'une récession qui se manifestera par une augmentation du chômage et une baisse de l'expansion de la production. Cette réces­sion sera marquée comme en 1957-1958 par une hausse des prix.

Compte tenu de nos erreurs passées, il me semble impossible d'éviter à la fois de tels effets et une sur­chauffe inflationniste. En théorie, il devrait exister un mode de ralentissement de l'augmentation de la masse monétaire qui nous permettrait d'atteindre méthodi­quement le sentier de l'équilibre sans déclencher une récession. Même si une telle stratégie est concevable, ce qui n'est rien moins que certain, je pense que nous n'en savons pas encore assez pour la mener à bien. Comme je

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136 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

l'ai fait observer dans la précédente partie, si nous poursuivons l'accroissement de la masse monétaire au même rythme, la hausse des prix s'accentuera, le taux de croissance de la production s'abaissera, et la récession sera au bout. La seule façon d'éviter cette triste perspec­tive serait d'augmenter encore le taux d'expansion de la masse monétaire. Cette politique permettrait d'ajourner la récession, mais au prix d'une nouvelle hausse du niveau général des prix. Or, comme les anticipations du public sont sensibles au sens du mouvement des prix, on ne pourrait obtenir un renversement des anticipations qu'en recourant à une déflation plus sévère encore.

Je ne pense pas qu'il y ait à choisir entre l'inflation et le chômage. Le problème se pose entre l'aggravation de l'inflation et le chômage, ce qui signifie que le véritable enjeu est de savoir si l'on préfère le chômage tout de suite ou plus tard. Le taux élevé de chômage enregistré en 1958 et 1962, bien qu'il ait été indésirable et nullement fatal, n'en a pas moins contribué d'un autre côté à promouvoir un climat d'anticipation favorable à la croissance et susceptible à terme de réduire le chômage. Malheureusement, ces effets bénéfiques ont été ultérieu­rement dissipés par les conséquences fâcheuses d'un taux d'accroissement monétaire trop rapide. Certes, comme je l'ai déjà noté dans le précédent mémorandum, il était tout à fait souhaitable de procéder à une reprise de l'expansion de la masse monétaire, mais celle-ci est intervenue trop tard. Il en est résulté, comme je l'ai déjà analysé, un effet cumulatif des tensions inflationnistes et des anticipations à la hausse des prix, qui a complète­ment bouleversé nos perspectives et nous conduit vers un chômage maintenant inévitable.

Le problème politique se pose en ces termes : si les mesures que nous recommandons sont suivies, elles produiront ou au moins seront accompagnées d'une récession qui engendrera à son tour de fortes pressions sociales pour que l'on renverse la vapeur et reprenne la voie de l'augmentation rapide de la quantité de monnaie. Un second « cycle» d'inflation s'ensuivra. Le Japon en fournit un excellent exemple, qui vit aujourd'hui le troisième épisode d'accélération de sa hausse des prix à travers une suite de petites expansions mais aussi de petites récessions.

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HISTOIRE MONÉTAIRE 137

A mon avis, la meilleure politique consiste à pratiquer un taux supportable de progression de la masse moné­taire et de s'y tenir. Comme les anticipations s'ajustent au mouvement des prix, un pareil redressement s'opé­rera à l'écart de toute tension inflationniste. Aucune autre politique ne me semble praticable pendant quel­ques années encore. Il faut cependant faire preuve à la fois d'anticonformisme économique et de courage poli­tique pour proposer ce plan et plus encore pour le mener à terme. La voie de fa facilité sera toujours de remettre à plus tard les ajustements désagréables.

Pourquoi l'expansion de la masse monétaire s'accélère­t-elle toujours?

En faisant ces recommandations je me sens extrême­ment mal à l'aise, car non seulement je ne suis pas porté par le vent, mais j'avance en quelque sorte à contre­courant. Il s'est manifesté et se manifeste encore un puissant mouvement d'opinion favorable à l'inflation. La politique monétaire a été trop généreuse, c'est pour­quoi nous nous trouvons dans une situation où une restriction s'impose nettement. Cependant, une opposi­tion s'est levée. Au cours des huit derniers mois, la quantité de monnaie s'est accrue à un rythme beaucoup plus rapide encore que précédemment, bien que le rythme passé ait été déjà trop soutenu pour pouvoir être poursuivi sans inflation. Pourquoi donc? Je pose la question sérieusement et non par artifice rhétorique. Je suis vraiment déconcerté. L'administration nous rendrait un éminent service, à nous les universitaires, et améliore­rait dans l'avenir la qualité de nos conseils si elle nous aidait à comprendre cette question. Les propos qui suivent ont pour objet de susciter une telle réponse.

Si je m'en vais demander à l'administration ou à la Commission des opérations de banque : «Aviez-vous préparé cette évolution? Désiriez-vous que la somme des billets en circulation et des dépôts à vue voie son montant (élever de 7,6 % par an depuis le mois d'août dernier? Etait-il dans vos intentions que ce total, aug­menté des dépôts à terme dans les banques, atteigne un rythme de croissance de 9,5 % ? », je soupçonne qu'ils

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138 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

répondraient: « Non ». Si je disais alors: « Auriez-vous préféré un taux plus bas », la réponse serait sans doute: « Oui ». Si maintenant je m'informais : « Le Federal Reserve System pourrait-il avoir un taux moins élevé? », la réponse serait encore : « Oui ».

A la question: « Pourquoi n'avez-vous pas freiné cette augmentation?», deux réponses seulement seraient possibles, ou bien : « Tel était bien notre objectif mais, malgré nos efforts, nous ne sommes pas parvenus à l'atteindre », ou bien, et je suppose que ce serait celle-ci qui aurait le plus de chance d'être donnée: « La diminu­tion d'offre de monnaie engendrerait certaines consé­quences qui risqueraient de compromettre le succès de l'opération. Nous avons de nombreux impératifs priori­taires et le taux de croissance de 7,6 % de MI représente le meilleur résultat, compatible avec leur réalisation, en matière d'offre de monnaie. ))

C'est cette réponse qui me stupéfie. Quels sont donc les graves risques invoqués pour justifier une différence entre 7,6 % et 4 % dans la croissance de MI et entre 9,5 % et 6 % dans celle de M2 ? Une panique financière? Cela paraît inconcevable si la réduction intervient progressi­vement ; elle serait au contraire très probable, et cela, à n'importe quel taux, si l'affaire était menée de façon brutale. Un grave chômage? Hypothèse pour le moins hardie, devant les tensions inflationnistes que l'on connaît. Des difficultés de balance des paiements? Tout au contraire, une diminution de la croissance de la monnaie en améliorerait la situation.

La seule conséquence qui me semble pouvoir être sérieusement retenue est celle d'un effet fâcheux sur les taux d'intérêt. On pourrait en effet soutenir qu'une diminution du rythme d'accroissement de la masse monétaire entraînerait une hausse si considérable dans les taux d'intérêt qu'elle ne pourrait pas être rattrapée.

Je désire cependant m'étendre quelque peu sur cette hypothèse qui me paraît révélatrice d'un malentendu très général portant sur les relations existant entre la quantité de monnaie et le taux d'intérêt. Je ne pense pas person­nellement qu'un durcissement des taux d'intérêt, s'il se produit, soit préjudiciable, mais je ne m'étendrai pas davantage sur cette question. Ma principale préoccupa­tion est la suivante: pourquoi une réduction du taux de

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HISTOIRE MONÉTAIRE 139

croissance de la monnaie entraîne-t-elle une hausse des taux d'intérêt?

En commentant l'élévation des taux d'intérêt au cours des mois de février et mars, j'avais déjà eu l'occasion de constater que, sur la courte période, une tendance à l'accélération de l'accroissement de la masse monétaire s'accompagnait d'un fléchissement des taux d'intérêt et vice versa. Ce phénomène que j'appellerai l'effet de liquidité apparaît après un délai négligeable et se pour­suit pendant un temps assez bref. Dans la plupart des controverses actuelles sur cette question, on reconnaît généralement l'existence de cet effet et on en déduit à la légère qu'il est le seul, ce qui constitue une erreur grossière. Deux autres effets se manifestent en réalité en sens opposé, qui sont de nature beaucoup plus durable et contrecarrent l'effet de liquidité au bout d'une très brève période. Il en résulte qu'en longue période, la hausse du taux d'accroissement de la masse monétaire s'accompagne d'une hausse semblable des taux d'intérêt, tandis que sa baisse correspond à un abaissement des taux d'intérêt - ce qui va justement à l'encontre de la relation généralement invoquée.

La figure de la page 140 montre clairement la relation qui se manifeste de façon très empirique entre le déve­loppement du crédit bancaire et les taux d'intérêt. Elle retrace pour une période de quinze ans et sur une base trimestrielle l'évolution du montant des prêts bancaires et du taux d'intérêt des effets publics à court terme. La corrélation entre ces deux séries se révèle statistiquement très significative, l'accroissement du montant des prêts bancaires correspondant aux taux d'intérêt élevés et réciproquement. La seule période qui enregistre la fa­meuse relation négative sur laquelle se fondent la plupart des analyses contemporaines s'étend entre le milieu de l'année 1955 et le milieu de l'année 1957, c'est-à-dire deux années seulement sur quinze ans d'observation. Ces fluctuations du crédit reproduisent elles-mêmes à terme les changements intervenus dans le taux de crois­sance de la masse monétaire, avec en moyenne un retard d'une année. C'est pourquoi, si nous tenons compte de cet important décalage temporel, nous pouvons vérifier que les modifications de la quantité de monnaie varient également dans le même sens que les taux d'intérêt. Ces

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relations valent pour d'autres pays et pour les comparai­sons internationales. Elles ne sont pas le fait d'un hasard de l'histoire.

Quels sont donc les facteurs qui déterminent cette relation positive? On peut invoquer en premier lieu un effet de revenu. Une élévation du taux d'augmentation de la masse monétaire suscite une accélération de la hausse des revenus nominaux, ce qui accroît la demande de fonds prêtables el}. même temps que le montant des encaisses désirées, et compense ainsi l'effet initial de liquidité. Il se produit en second lieu un effet de prix et d'anticipation sur les prix. L'accroissement rapide de la masse monétaire entraîne une hausse des prix qui réduit d'autant le montant réel du stock de monnaie correspon­dant à n'importe quel montant nominal donné. Plus encore elle détermine les anticipations à la hausse des prix. L'aggravation de ces anticipations à la hausse se traduit nécessairement par un relèvement des taux no­minaux de l'intérêt que les offrants exigent et que les demandeurs acceptent de payer l .

Dans la pratique, il n 'y a pas d'inconvénient à considé­rer les taux d'intérêt comme un indicateur de la plus ou moins grande facilité monétaire, à condition toutefois d'interpréter les taux d'intérêt élevés comme le signe d'une augmentation de la liquidité et les taux d'intérêt bas comme celui d'un durcissement monétaire.

Si l'on transpose ce raisonnement à la situation ac­tuelle, on peut dire que si le taux de croissance de MI avait été depuis août 1965 de 4 % au lieu de 7,6 % et si celui de M2 avait été de 6 % au lieu de 9,5 % le taux d'intérêt aurait probablement été quelque peu plus élevé que ceux enregistrés au cours des mois de septembre et d'octobre 1965, mais ils n'auraient jamais atteint les niveaux qui ont été les leurs en février et en mars 1966 et ils seraient aujourd'hui beaucoup plus bas qu'ils ne le sont. Pour parler maintenant en termes d'avenir, le plus sûr moyen de prolonger la hausse des taux d'intérêt est d'accélérer le rythme d'expansion monétaire, au contraire la seule manière de faire baisser les taux

1. Ceci est une manière naturellemenl ultra simplifiée et excessi­vement dogmatique de présenter ces effets .

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142 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

d'intérêt consiste à freiner le taux d'accroissement de la masse monétaire.

Pour revenir au débat originel de ce paragraphe, il se peut que je n'aie pas entièrement rendu compte de la question et qu'il existe d'autres explications que celles que j'ai fournies à l'actuelle accélération de l'accroisse­ment de la masse monétaire. J'accueillerai avec force toute proposition susceptible d'éclairer cette question.

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DEUXIÈME PARTIE

LE RENOUVEAU DE

LA POLITIQUE MONÉTAIRE

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CHAPITRE PREMIER

POURQUOI L'ÉCONOMIE AMÉRICAINE EST-ELLE À L'ABRI D'UNE CRISE ?1

Les États-Unis connaissent actuellement (1954) une période de récession économique. Cette récession a débuté à peu près au milieu de 1953, vers juin ou juillet, et depuis lors s'est poursuivie de manière continue. Jusqu'à présent, elle s'est avérée relativement bénigne. Le chômage, rapporté à une force de travail totale de plus de soixante millions, ne dépasse pas quatre millions et la production industrielle, qui constitue un indice très sensible dont les fluctuations traduisent de manière amplifiée celles de la production dans son ensemble, n'a diminué que de 10 %. La baisse du Produit National Brut peut être presque entièrement attribuée aux catégories de dépenses affectées à la consommation, les travaux pu­blics, la construction et l'équipement n'ont accusé au­cune baisse. En ce qui concerne les prix, la baisse des prix de gros a précédé de beaucoup le début de la récession. Pendant ces derniers mois, cette baisse s'est poursuivie à un rythme beaucoup plus lent, pour ne pas dire nul. Les prix de détail ont évolué dans un sens un peu différent. Les taux d'intérêt ont enregistré une baisse considérable et les prix des matières premières, après une chute importante, se sont relevés assez récemment. D'une manière générale, cette récession possède toutes les caractéristiques des récessions cycliques ordinaires, observées avec plus ou moins de régularité dans la plupart des pays occidentaux depuis plus de deux siè-

1. Texte d'une conférence prononcée à Stockholm en avril 1954 et publié dans Nationalekonomiska Foreningens Forhandlillgar.

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cles. Aux États-Unis, de telles récessions duraient en moyenne vingt mois au siècle dernier, aussi, si l'on en juge par son espérance de vie, la récession actuelle est déjà entre deux âges.

On a mis six ou sept mois avant de se mettre d'accord pour reconnaître l'existence de cette récession - ce qui ne témoigne pas d'une incompétence spéciale mais d'un simple manque de clairvoyance. Maintenant que l'exis­tence d'une récession est largement admise, la question cruciale consiste à se demander quelle sera sa durée et son intensité. Contient-elle, comme l'a prédit Colin Clark, les ferments d'une crise grave, comparable à celle qui a sévi de 1929 à 1933 ? - auquel cas on ne pourrait empêcher que ces ferments ne poursuivent leur travail maléfique qu'en faisant appel à une action gouverne­mentale immédiate et à grande échelle. Ou ne s'agit-il simplement, comme le Président l'a montré dans son Rapport économique, que d'un rajustement inoffensif, une simple difficulté de croissance appelée à se résorber dans de brefs délais?

Il est difficile de répondre à cette question de manière précise. Les études sur les cycles de la production nous ont au moins appris une chose : nous ne pouvons rien dire sur le détail de l'évolution de l'activité économique future. Nous pouvons décrire, comme les économistes ont coutume de le faire, l'évolution détaillée de l'emploi, des prix de détail, des taux d'intérêt, des prix des matières premières, etc. Mais ces indices ne nous permet­tent pas de nous guider avec assurance pour déterminer l'ampleur exacte d'un mouvement cyclique ou le mo­ment précis auquel il s'achèvera.

Dans ces conditions, et comme bien souvent en éco­nomie, une méthode compréhensive a des chances d'être plus fructueuse. Bien que nous ne puissions pas répon­dre de manière assurée à la question posée par un recours direct à la prévision à court terme, je pense que nous pourrions parvenir à une réponse générale signifi­cative en examinant le contexte institutionnel à l'inté­rieur duquel la récession s'est manifestée et en interpré­tant nos observations à la lumière du passé connu. Aux États-Unis, les institutions et les comportements se sont transformés de manière radicale depuis la Grande Crise. Les changements de structure fiscale et bancaire ont

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LES ÉTATS-UNIS À L'ABRI D'UNE CRISE 147

profondément modifié les réactions cycliques inhérentes à l'économie américaine. Le changement d'attitude psychologique à l'égard de l'inflation et de la déflation a, lui aussi, profondément modifié la manière dont les dirigeants politiques réagissent aux retournements de conjoncture. A mon avis, cet ensemble de facteurs a pour résultat de rendre une crise grave de l'économie améri­caine à peu près inconcevable à l'heure actuelle. La situation présente e§t déflationniste. Nous ne pouvons pas dire exactement quand l'actuelle récession prendra fin, mais nous pouvons affirmer avec une assez grande certitude qu'elle ne se transformera pas en une crise grave. Le développement de cette thèse m'amènera à traiter des questions qui peuvent sembler très éloignées de la situation actuelle. J'espère parvenir à vous persua­der qu'elles permettent de fonder un jugement de manière beaucoup plus solide que ne le font les données du moment. Je considérerai en premier lieu les transfor­mations qui ont été opérées dans la structure bancaire des États-Unis.

LES TRANSFORMATIONS DU SYSTÈME BANCAIRE

La structure bancaire des États-Unis est très différente de celle qui existe dans la plupart des autres pays. Elle se compose d'environ 15000 banques indépendantes, pour un tiers sous la tutelle du gouvernemeI!t fédéral, le reste se répartissant entre les quarante-huit Etats. A peu près la moitié d'entre elles, comprenant la quasi-totalité des banques principales, fait partie du Federal Reserve System, qui remplit les fonctions d'une banque centrale. Ce système bancaire a présenté de gros avantages sous l'angle de la souplesse, de la compétition et de l'esprit d'entreprise. Mais il s'est également prêté à des paniques bancaires et à de retentissantes faillites, la dernière étant bien entendu celle du début des années 30.

Ce système a subi trois transformations principales depuis la Grande Crise. Tout d'abord, la création en 1934 d'un Fonds national de garantie des dépôts; en second lieu, une augmentation de la part des fonds bancaires correspondant aux obligations émises par le

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148 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

gouvernement fédéral ; enfin, un relâchement des liens entre l'or et la monnaie nationale.

La création du Fonds national de garantie des dépôts.

A mon avis, ce Fonds de garantie constitue en tous points la modification la plus importante, en raison de ses effets sur le caractère cyclique de l'économie améri­caine. En effet, je vais jusqu'à dire qu'elle a transformé les institutions bancaires de façon beaucoup plus fon­damentale que ne l'a fait la mise sur pied du Federal Reserve System en 1913. La garantie des dépôts a relégué les faillites bancaires au passé. Une banque ne fait plus faillite lorsqu'elle a été mal gérée et que ses fonds ne répondent plus à ses engagements. Le Fonds national de garantie des dépôts prend en charge son passif, ou en assume la responsabilité, et réalise la fusion de la « mau­vaise» banque avec une « bonne ». Si l'on en croit les relevés statistiques, les faillites bancaires ont diminué des deux tiers depuis 1934 ; de ce fait, les déposants dans les banques, protégés par un tel système de garantie, n'ont eu à souffrir que de pertes négligeables (bien qu'officiellement, seules les sommes se situant au-des­sous d'un certain montant puissent bénéficier de cette garantie). Le Federal Reserve System n'a jamais été plus qu'« un appui en dernier ressort» ; il n'offre aucune protection aux déposants contre une mauvaise gestion bancaire et manque de ce fait à son devoir primordial, qui consiste à les garantir contre une mauvaise gestion de la banque centrale. Dans la pratique, le Fonds national de garantie des dépôts a converti tous les fonds déposés par les banques privées en garanties d'État, ce qui a permis d'éliminer les rushs sur les banques du type de ceux qui se sont produits entre 1931 et 1933, ainsi qu'à d'autres époques. Ces rushs correspondaient aux efforts des déposants pour convertir leurs dépôts, c'est-à-dire les avoirs des banques privées en avoirs du gouverne­ment fédéral, en d'autres termes en monnaie. C'est pourquoi le passif des instances monétaires fédérales compr~nd maintemant à la fois des dépôts et de la monnaie.

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LES ÉTATS-UNIS À L'ABRI D'UNE CRISE 149

La transformation de la structure des actifs financiers.

Le Fonds national de garantie des dépôts fut délibé­rément institué afin de garantir les déposants. Sans intention ni dessein particulier, une transformation s'est opérée dans la composition des actifs bancaires, qui s'est trouvée en partie renforcer l'effet de la garantie sur les dépôts. Cette transformation correspond à un accrois­sement de la part des/obligations d'État dans les actifs bancaires, dont on a pu observer également la manifesta­tion dans la plupart des autres pays occidentaux. En 1929, les titres d'État représentaient environ 15 % des obligations des banques commerciales et des caisses d'éparpne ; aujourd'hui, elles en représentent plus de la moitié. En un sens, plus de la moitié des dépôts effec­tués par le public se composent donc d'obligations d'État (puisque les avoirs bancaires qui leur correspon­dent se composent eux-mêmes d'obligations d'Etat). Pour cette moitié, la garantie sur les dépôts fournit une couvery:ure et les dépôts sont donc doublement garantis par l'Etat. Le fait que la proportion des obligations d'Etat se soit accrue a eu par la suite comme consé­quence de réduire les effets sur le crédit des fluctuations éventuelles de l'offre et de la demande privées de monnaie. Comme on le voit, les opérations de prêt des banques sont donc soumises aux autres facteurs, contrai­rement à ce qui s'est passé jadis.

A ce propos, il me faut faire une petite digression. J'ai longtemps pensé qu'il fallait que les réserves bancaires fussent tout à fait privées. Dans un tel système, les activités de dépôts des banques seraient distinctes des opérations de prêt et d'investissement, et les banques de dépôts auraient la même activité que de simples caisses de dépôts. Pour chaque dollar mis en dépôt, elles se­raient obligées d'avoir un dollar en monnaie ou son équivalent. On traite d'ordinaire ceux d'entre nous qui sont favorables à ce système d' « utopistes» ; on leur répète que leur proposition n'a aucune chance d'aboutir et qu'elle nécessiterait des réformes du système bancaire

1. Au début de 1968, les titres d'État étaient revenus à un montant correspondant à 15 % des réserves bancaires.

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150 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

impraticables, si par hasard elle était adoptée. Cepen· dant, l'ironie du sort a voulu que certains effets, complè· tement inattendus, de la transformation de la structure des actifs bancaires nous aient amenés à mi-chemin de l'application de cette réforme. En effet, la nature du programme implique précisément de faire de la mon· naie, qu'il s'agisse du numéraire ou des dépôts, une obligation directe du gouvernement, émise à l'intérieUI d'un système uniforme. Les généraux ne sont pas les seuls à continuer de se battre une fois le combat terminé.

Le changement du rôle de l'or.

La troisième transformation sur laquelle j'aimerais attirer votre attention concerne le rôle de l'or. Lorsqu'en 1934, on a retiré l'or de la circulation, un premier pas fut franchi vers le relâchement des liens entre l'or et ia demande interne de monnaie. Le rôle de l'or dans le système monétaire des États-Unis est pratiquement ré­duit à rien. Le Federal Reserve System possède près de deux fois plus de réserves en or qu'il ne le devrait légalement; mais il n'en est pas plus libre pour autant, car si par extraordinaire les ressources s'approchaient du minimum légal, on peut raisonnablement s'attendre à ce que ce minimum soi~ lui-même abaissé'. Le prix de l'or fixé à l'achat par les Etats-Unis, bien loin d'être la clé du système monétaire, est du même ordre que le prix fixé à l'achat pour le blé produit à l'intérieur: l'or est un bien stockable dont le prix est partiellement rigide. La seule différence tient au fait que cette rigidité vaut pour les producteurs étrangers aussi bien que pour les produc­teurs nationaux, ce qui explique pourquoi l'or fait partie de notre programme d'aide économique à l'étranger.

1. Le prix de l'or a été abandonné en mars 1968. 2. Le système a été complètement transformé. Une première fois, le

montant requis 25 % au Federal Reserve System qui était indifférem­ment constitué de dépôts et de billets a été exigé entièrement en billets. En mars 1968, le système a été de nouveau entièrement modifié.

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LES ÉTATS-UNIS À L'ABRI D'UNE CRISE 151

Les effets de ce changement.

Les effets combinés de la création du Fonds national de garantie de~ dépôts, de l'accroissement de la part des obligations d'Etat dans les actifs détenus par les ban­ques, et de l'effacement du rôle de l'or, rendent prati­quement inconcevable un effondrement du système bancaire américain. La garantie élimine le danger d'une ruée sur ,les banques ; l'importance de la part des obliga­tions d'Etat réduit la 'sensibilité de la masse monétaire aux transformations enregistrées dans les mouvements de dépôts et de retraits dans les banques privées; l'effa­cement du rôle de l'or diminue aussi sa dépendance à l'égard des changements dans les conditions extérieures. On ne voit pas très bien alors comment une diminution très nette de la masse monétaire pourrait se produire, si ce n'est par l'action délibérée des autorités monétaires. La situation est très différente de celle d'avant 1933, qui exigeait l'intervention des autorités monétaires afin d'empêcher que la masse monétaire ne se réduise. Je m'empresse d'ajouter qu'aucune de ces transformations n'a entraîné d'augmentation substantielle de la masse monétaire.

La portée des m,odifications intervenues dans le système bancaire des Etats-Unis.

En admettant que la structure bancaire se soit profon­dément modifiée, en quoi réside l'importance de cette transformation lorsqu'il s'agit d'éviter une crise grave? Des années 1930 jusqu'à pratiquement aujourd'hui, les économistes ont eu tendance à sous-estimer le rôle des facteurs monétaires et du système bancaire, tendance dont les économistes suédois ont su se garder mieux que les autres mais dont, si j'en crois leurs écrits récents sur l'inflation, ils n'ont pas réussi à s'écarter tout à fait. Ce qui s'est passé après la guerre a entraîné un revirement d'opinion considérable à l'égard du rôle des facteurs monétaires. Après la guerre, des politiques d'argent facile furent adoptées dans la plupart des pays. Et tous ceux qui ont suivi cette ligne de conduite ont connu des pressions inflationnistes et un déséquilibre budgétaire.

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152 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

D'un autre côté, chaque tentative fructueuse de lutte contre l'inflation est associée à une politique monétaire plus stricte.

Ces événements provoquèrent une réaction très saine contre le manque d'attention accordée à la monnaie. Mais cette réaction n'est pas allée très loin. En ce moment, l'idée à la mode consiste à dire que les mesures monétaires ont une importance considérable dans la lutte contre l'inflation, mais une faible efficacité lorsqu'il s'agit d'éviter une crise. La politique monétaire, dit-on, est une ficelle: vous pouvez la tirer, mais vous ne pouvez pas la pousser.

Cette interprétation se fonde dans une large mesure sur le fait que les mesures monétaires ont été essayées sans succès lors de la Grande Crise. Du moins le croit-on, et on a tort. De telles idées n'ont pu naître dans l'esprit des gens que parce qu'ils se sont contentés d'accepter les protestations des autorités, d'une bonne foi apparente, au lieu de regarder ce qu'elles faisaient vraiment, et parce que l'on s'est davantage préoccupé des incidences de la politique suivie sur les engagements de la banque centrale plutôt qur sur l'ensemble de la masse monétaire. Aux Etats-Unis - et l'expérience des États-Unis n'est pas particulièrement originale -, le volume total de la masse monétaire en circulation a diminué de plus d'un quart entre 1929 et 1933. L'expan­sion de la masse monétaire qui a suivi était proportion­nelle à l'accroissement du revenu nominal. Loin de signifier que les facteurs monétaires n'ont aucun rôle à jouer lorsqu'il s'agit de prévenir une crise, la période du début des années 30 témoigne de manière dramatique que ces facteurs ont largement participé à la naissance de la Grande Crise. C'est un point sur lequel je reviendrai.

Pour ma part, je ne crois pas que la comparaison avec la ficelle vaille grand-chose. Si c'était le cas, nous serions amenés à constater que les crises graves se sont produites en dépit de conditions monétaires favorables. Autant que je sache, cela ne s'est jamais vu. Il est certain que les Etats-Unis, dont je peux parler avec le plus de certitude, n'ont jamais connu de crise grave qui ne se soit accom­pagnée d'un effondrement monétaire. Je vais rappeler brièvement les faits, c'est encore ce qu'il y a de plus instructif.

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LES ÉTATS-UNIS À L'ABRI D'UNE CRISE 153

La crise qui a commencé à la fin des années 1830 et s'est poursuivie pendant le début des années 1840 nous fournit sans doute le meilleur point de départ. Les données statistiques sur cette période sont trop réduites pour que l'on puisse établir des comparaisons détaillées avec les autres crises qui se sont produites par la suite. Les données dont on dispose, ainsi que les indications de nature qualitative, indiquent qu'elle fut comparable en intensité et en durée à celle qui a sévi à peine un siècle plus tard, bien que ses-'èonséquences aient bien entendu été assez différentes sur le plan social et humain en raison de la moindre importance de l'industrie et du marché à l'époque. Cette crise suivait de près la bataille J?olitique menée à propos de la Seconde Banque des États-Unis, qui s'acheva par la démission retentissante de la banque. Cette bataille eut pour effet immédiat de provoquer une vaste inflation et un regain de la spécula­tion. Il en résulta pour finir une déflation radicale de la monnaie, une désorganisation du système bancaire, et de nombreuses faillites bancaires.

La crise, d'une ampleur comparable, qui vient ensuite, se situe dans le prolongement d'une longue période de difficultés, qui couvre les années 70. C'est la période qui a suivi l'inflation provoquée par les billets verts à cours forcé, pendant laquelle on s'est efforcé de revenir à la parité de l'étalon-or d'avant la guerre de Sécession. Ces efforts furent couronnés de succès lorsqu'en 1879, on revint à la convertibilité, mais il en coûta la persistance pendant une dizaine d'années de pressions déflationnis­tes plus ou moins continues, et la récession la plus longue qu'on ait jamais enregistrée dans toute l'histoire des cycles aux Etats-Unis. La reprise, qui fit cesser la pression déflationniste, donna naissance à une période d'expansion.

Les années 1890 connurent une crise encore plus marquée que celle des années 70 ; elle fut probablement moins sévère que celle de 1930 mais rien ne permet de l'affirmer. La monnaie faisait alors l'objet de débats passionnés, la question brûlante consistant à se deman­der si l'or ou l'argent devait servir d'étalon monétaire, et la confusion atteignit son comble lors du fameux dis­cours de Bryan sur la « croix de l'or». Les États-Unis furent sur le point d'abandonner l'or; J.-P. Morgan et

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154 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

ses associés furent appelés à l'aide par le Trésor et accordèrent de larges crédits afin de maintenir la parité du dollar en or, bien qu'en définitive ce soit encore Dame Fortune qui, pour une lar~e part, assura le succès d'une opération qui réussit aux Etats-Unis mais échoua ailleurs. Cette crise se caractérisait surtout par la panique bancaire et par de nombreuses faillites.

L'arrivée d'or en provenance d'Afrique du Sud remit tout le débat économique en question et donna naissance à une période d'expansion, qui vit augmenter les prix d'environ deux tiers entre 1898 et le moment où éclata la Première Guerre mondiale. Elle rendit néanmoins une certaine vigueur aux pressions favorables à une réforme du système bancaire, qui aboutirent finalement à la création du Federal Reserve System en 1913. .

Le Federal Reserve System fut créé juste à temps pour canaliser l'inflation associée aux périodes de guerre. Il est incontestable que, de toute façon, cette inflation serait apparue pendant la Première Guerre mondiale; toutefois, si le nouveau système de la Banque Centrale n'avait pas existé, l'inflation aurait probablement été moins sévère que ce ne fut le cas et elle aurait presque certainement pris fin au début de 1919. Le Federal Reserve System, plus par inconscience que de propos délibéré, continua à alimenter le courant inflationniste plus d'un an après que le gouvernement eut cessé de faire appel à lui pour remplir ce rôle et financer ses dépenses. Lorsque le Federal Reserve System sortit de cette voie en 1920, il appuya brutalement sur les freins, provoquant une contraction de l'offre de monnaie et la brève, quoique intense, crise de 1921, allongeant ainsi la liste des crises accompagnées ou provoquées par un effon­drement monétaire.

Dans cette chambre des horreurs, la dernière curiosité sur laquelle je me pencherai est la crise de 1929-1933, à maints égards la plus intéressante et la plus instructive. De 1929 à 1931, le Federal Reserve System fut essentiel­lement passif : il laissa la masse monétaire diminuer d'environ 1 0% et ne réagit pas lorsque les faillites bancaires se multiplièrent de façon spectaculaire. Ce­pendant, au printemps 1931, certains signes de reprise se manifestaient: si on examine les rapports statistiques qui ont trait aux premiers mois de cette année-là (en ne

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tenant pas compte de ce qui s'est passé par la suite), on peut constater qu'ils renferment les signes caractéristi­ques qui marquent le retournement de tendance typique des mouvements cycliques. Si la chute de l'activité économique avait pris fin en 1931, elle se serait inscrite dans les annales statistiques comme une récession im­portante, mais certainement pas comme une crise com­parable à celles de 1840, 1870 et 1890. Cependant, la chute de l'activité ne s'est pas arrêtée là. A l'automne de 1931 , l'Angleterre abandonna l'étalon-or, et les autorités financières commencèrent à craindre une fuite de l'or hors des États-Unis. Bien que les réserves d'or aient largement excédé les exigences légales et fussent extrê­mement abondantes au regard de n'importe quel étalon absolu, l'Amérique fut prise d'une sorte de panique et procéda à la mise en vigueur de mesures fortement déflationnistes, haussant brutalement le taux de l'intérêt consenti par les banques à un niveau encore jamais atteint - et cela après deux ans de contraction économi­que. C'est, à mon avis, ce qui a tué dans l'œuf une reprise possible et a entraîné une nouvelle contraction, plus brutale celle-là. Jusque-là, les dépôts des banques com­merciales n'avaient diminué que de 10 % ; l'année sui­vante, ils furent réduits d'un tiers. Les faillites bancaires se multiplièrent alors à un rythme alarmant et cette sinistre histoire ne s'acheva que par la fermeture offi­cielle de toutes les banques en mars 1933. Il est vrai que le Federal Reserve System changea de politique au début de 1932 et s'engagea avec modération dans la voie de l'expansion, mais il était déjà trop tard. Les mesures adoptées à ce moment-là auraient aisément sauvé la situation en 1931 ; en 1932, elles étaient tout à fait incapables d'endiguer le courant déflationniste déclen­ché par le Federal Reserve System.

Le Federal Reserve System avait été créé essentielle­ment pour éviter les paniques bancaires de cette espèce qui avaient été fréquemment observées. Il échoua com­plètement dans cette tâche. La panique de 1933, lors­qu'elle se produisit, alla rejoindre celles de 1837, 1873, 1893 et 1907. L'existence du Federal Reserve System ne changea qu'une seule chose : elle retarda la panique jusqu'à ce qu'un nombre effrayant de banques aient fait faillite, alors qu'au cours des crises précédentes, la

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panique s'était déclarée dès l'apparition des premières faillites et avait fonctionné comme un signal d'alarme, empêchant ainsi leur propagation au système tout entier. Ce sont ces événements qui, comme je l'ai déjà signalé, ont entraîné la création du Fonds national de garantie des dépôts, organisme qui a effectivement mis un terme aux paniques bancaires.

Ces épisodes illustrent un fait impossible à nier : les crises graves et les contractions brutales de la masse monétaire vont de pair. Mais, demandera-t-on, lequel des deux est responsable de l'autre? L'effondrement monétaire n'est-il pas le résultat inévitable de l'appari­tion d'une crise grave, plutôt que l'inverse? Et dans ce cas, une transformation du système bancaire ne permet­trait-elle pas seulement de limiter les manifestations de la crise, au lieu de la prévenir? A mon avis, les épisodes que j'ai mis en lumière fournissent une réponse assez nette à ces questions. Parmi les événements qui donnent lieu à une contraction brutale de la masse monétaire, nombreux sont ceux dont l'apparition n'a pas dépendu d'une situation économique particulière. S'ils ne peuvent être tenus pour responsables de la crise, ce n'est certai­nement pas elle qui les a fait naître, et le fait qu'ils se soient manifestés en même temps doit être considéré comme une simple coïncidence. Aux États-Unis, l'appa­rition du débat politique autour de la Seconde Banque, qui s'est terminé par la faillite de cette dernière, nous en fournit sans doute la meilleure illustration. La déflation des années 1870 en est un autre exemple. Je pense également que l'action du Federal Reserve System va dans le même sens. Ce dernier cas est particulièrement instructif car il constitue une sorte d'expérimentation contrôlée. Certains pays, comme la Grande-Bretagne et la Suède, abandonnèrent l'or en 1931 et adoptèrent une politique d'expansion monétaire : chez eux, la contrac­tion prit fin au plus tard au début de 1932. D'autres pays, comme les États-Unis et la France, conservèrent l'éta­lon-or et pratiquèrent un resserrement de la monnaie: ils virent la contraction de la masse monétaire se prolonger jusqu'en 1933 et même 1934.

La conclusion semble inévitable : la contraction bru­tale de la masse monétaire est un facteur essentiel qui conditionne l'apparition d'une crise. Pour éviter les

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quiproquos, je voudrais souligner que je n'entends pas par là affirmer que les fluctuations cycliques ont une origine monétaire, loin de là. Le schéma que décrivent habituellement ces fluctuations s'est reproduit dans des contextes monétaires très différents, que ce soit sous l'angle de la conjoncture ou du point de vue des institu­tions. Elles ne sont pas liées à un comportement de la masse monétaire particulier, ou à d'autres indices du même ordre'. Les facteurs monétaires jouent certaine­ment un rôle dans ces 'fluctuations, mais, à mon sens, nous ne savons pas encore lequel. Nous ne disposons pas non plus d'une autre explication plausible : nous som­mes simplement dans un chapitre où les questions res­tent sans réponse. Mon approche est plus modeste; elle consiste à établir une distinction entre les récessions mineures et les crises graves et à dire qu'une brusque rétention de la masse monétaire à la suite d'une mala­dresse de politique monétaire est nécessaire pour que la récession mineure se transforme en crise sérieuse. Bien qu'assez éloignée de mon présent propos, une interpréta­tion similaire me semble être valable également pour l'expansion monétaire: il faut que des mesures monétai­res interviennent pour qu'une faible expansion de la quantité de monnaie se transforme en inflation galo­pante.

Si cette conclusion avait quelque valeur, cela signifie­rait que les transformations de la structure bancaire suffisent pour provoquer une grave crise de l'économie américaine. Mais en cette matière, les transformations de caractère institutionnel ne sont pas les seules à jouer un rôle; il faut également prendre en ligne de compte les çhangements intervenus dans les finances publiques des Etats-Unis et c'est d'ailleurs ce à quoije vais m'employer maintenant.

1. Les recherches que j'ai terminées depuis traduisent un compor­tement des encaisses monétaires beaucoup plus régulier au cours du cycle normal que ne le suggère cette phrase. Cf le chapitre IV : « les Leçons de l'histoire monétaire » .

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158 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

LE RÔLE DU BUDGET

Pendant les dernières décades, le rôle du gouverne­ment s'est considérablement accru dans l'ensemble de l'activité économique. Dans les années 20, les dépenses publiques, à la fois locales et nationales, se montaient à moins du huitième du revenu national; aujourd'hui (1953), elles atteignent plus du quart l .

Du point de vue économique, l'importance prise par l'activité gouvernementale est fondamentale pour l'évo­lution à long terme de l'économie américaine et pour l'avenir des libertés politiques. Elle n'influe pas beau­coup sur les fluctuations de caractère cyclique; dans cette optique, le changement de nature des recettes et des dépenses est plus important que leur changement de volume.

Du côté des dépenses, on assiste à deux changements importants : d'une part, la mise en vigueur d'un vaste programme d'intérêt social, comprenant en particulier une garantie sur l'emploi et, d'autre part, l'application d'un programme agricole destiné à soutenir les prix des produits de la terre. Ces programmes, de nature simi­laire, ont eu pour résultat de réduire l'activité économi­que et, par voie logique, d'accroître la part des dépenses gouvernementales : les travailleurs se mirent en chômage et bénéficièrent des avantages qui leur étaient impartis; les prix agricoles manifestèrent une tendance à la baisse - cette seconde conséquence se manifesta cependant de façon moins directe en raison des variations météorolo­giques à l'intérieur et des différences de production à l'extérieur - de telle sorte que les subventions eurent tendance à augmenter. En sens inverse, l'expansion de l'ensemble de l'activité économique s'accompagne en règle générale d'une réduction des dépenses gouverne­mentales. Je m'empresse de faire remarquer que ces transformations, au même titre que les transformations opérées sur la structure bancaire dont nous venons de parler, ne font pas l'objet d'un jugement de valeur de ma part mais que je me contente de décrire leurs effets sur les fluctuations cycliques de l'économie américaine. A

1. En 1968, elles se sont encore accrues d'un tiers.

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cet égard, il s'est avéré que le programme de soutien à l'agriculture était devenu bien plus un moyen de subsis­tance permanent qu'une manière de prévenir une dégra­dation éventuelle du marché agricole. Et, à mon avis, les avantages que peut avoir un tel programme sous l'angle de la stabilité sont loin de contrebalancer ses inconvé­nients dans les autres domaines.

Du côté des recettes, l'impôt sur le revenu des person­nes et des sociétés a été sensiblement modifié : il repré­sente une part plus importante de l'ensemble des recettes fiscales ; l'impôt sur le revenu des personnes physiques s'est fait beaucoup plus progressif; et les modes de recouvrement de l'impôt ont été complètement modifiés. La raison pour laquelle ces transformations exercent une influence sur les fluctuations cycliques est liée au fait qu'elles ont associé l'impôt de façon beaucoup plus étroite aux mouvements de la conjoncture économique. Dans l'hypothèse où le revenu national augmente, cer­tains impôts, comme l'impôt sur le capital, ne seront que très faiblement affectés; par ailleurs, d'autres impôts, comme les contributions indirectes, augmenteront en même temps que le revenu, mais dans une moindre proportion. D'un autre côté, il est presque certain que l'impôt sur le revenu augmentera en même temps que le revenu et dans une plus forte proportion. Inversement, lorsque le revenu national diminue, l'impôt sur le revenu connaît une baisse encore plus nette. Et plus l'impôt sur le revenu est progressif, plus l'augmentation ou la dimi­:-.ution des ressources imposables sera accusée. La place accordée à l'impôt sur le revenu et l'élargissement de sa progressivité ont eu pour conséquence d'accroître la responsabilité de la matière imposable dans le déroule­ment des fluctuations économiques. Mais il y a une marge entre la matière imposable et le paiement effectif de l'impôt, et c'est à ce niveau qu'interviennent les transformations dans les modes de recouvrement déjà mentionnés. Avant la Seconde Guerre mondiale, l'impôt sur le revenu était toujours recouvré dans sa totalité avant la fin de l'année. En moyenne, il s'écoulait un délai d'environ un an entre la perception d'un revenu et le paiement de l'impôt correspondant. Pendant la guerre, on institua un mode de prélèvement à la base sur les salaires et traitements, et un paiement anticipé sur les

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160 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

autres types de revenus. Plus récemment, on a étendu ces remaniements aux sociétés, ce qui a eu pour résultat de réduire presque totalement le délai entre la rentrée du revenu et le paiement de l'impôt.

Sous le régime fiscal actuellement en vigueur, n'im­porte quelle baisse du revenu national s'accompagne, ou est suivie dans les moindres délais, d'une réduction plus que proportionnelle des recettes fiscales en même temps que d'une augmentation des dépenses affectées aux indemnisations de chômage, aux subventions agricoles, etc. Ces deux courants se renforcent l'un l'autre et ont ensemble un effet qui n'est pas négligeable. Grosso modo, une baisse du revenu national de, par exemple, 10 millions de dollars, se traduit au bout du compte par un réaménagement budgétaire de l'ordre de 3 à 4 mil­lions de dollars. Cette somme correspond au montant des réductions d'excédent ou des accroissements de déficit couramment observés, et qui peuvent se produire sans que l'autorité législative ou exécutive ait à interve­nir. En ce sens, les ajustements automatiques du Budget national fournissent la compensation directe (de l'ordre de 30 à 40 %) des écarts qui affecteraient autrement le Revenu national.

L'indifférence à la politique monétaire, que j'ai fait remonter assez loin, s'est accompagnée d'un intérêt accru pour les mécanismes budgétaires. C'est pourquoi il est probable que de nombreux économistes considèrent cette modification intervenue dans les finances publi­ques comme encore plus importante que les transforma­tions opérées sur le système monétaire. Quel que soit le parti qu'on prenne sur l'importance relative des trans­formations intervenues respectivement dans les politi­ques budgétaires et monétaires, on ne peut nier qu'un usage excessif ait été fait du pouvoir stabilisateur du levier budgétaire.

L'ÉVOLUTION DE L'OPINION PUBLIQUE

L'organisation des institutions est importante, mais les idées et les comportements des hommes qui les font fonctionner le sont également. Tout le monde recherche le juste milieu, mais rares sont ceux qui l'atteignent. Les

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hommes ont tendance à en faire trop et à compenser un excès dans un sens par un autre dans un sens opposé. Les réactions à l'égard de l'inflation et de la déflation en fournissent une bonne illustration.

Avant la crise de 1929, les dirigeants placés à la tête de nos institutions économiques, et les responsables de l'opinion publique, étaient beaucoup plus sensibles aux dangers de l'inflation qu'à ceux de la déflation. Les origines de ce comportement remontent à la naissance de la nation. L'expérience monétaire vécue pendant la révolution américaine donna à la nation une horreur de l'inflation incontrôlée telle qu'il fallut inclure dans la Constitution américaine des mesures préventives desti­nées à empêcher - du moins le croyait-on - l'émission de monnaie fiduciaire par le gouvernement fédéral. L'ironie de l'histoire a voulu que Salmon P. Chase, en tant que secrétaire du Trésor, ait été responsable de l'émission des billets verts à cours forcé pendant la guerre de Sécession et que, par la suite, comme président de la Cour Suprême, il ait décidé que leur émission violait les dispositions constitutionnelles.

La guerre de 1812, qui vit doubler les prix, confirma et renforça les craintes engendrées par l'hyperinflation de la révolution. Ces craintes, à peine atténuées par l'appa­rition de la crise des années 40 (à peine est encore trop dire car on attribuait, à juste titre, une grande part de responsabilité à l'inflation précédente), se manifestèrent avec plus de vigueur que jamais au moment de la guerre de Sécession, qui connut une nouvelle période d'infla­tion. Le XIXe siècle, avec sa tendance générale à la baisse des prix et ses graves récessions, joua pour beaucoup en faveur d'un revirement d'opinion, comme l'atteste le succès politique que rencontrèrent à ce moment-là les partisans de la libre circulation du métal argent et des fameux billets verts. Toutefois, l'effet fut moins impor­tant que celui auquel on aurait pu s'attendre, parce qu'une large fraction de la population disposait presque du nécessaire, et en partie en raison de la souplesse des mécanismes économiques, qui permettait aux grandes récessions de n'affecter presque exclusivement que les grandeurs monétaires. De toute façon, ce changement d'attitude fut à son tour renversé et les anciens préjugés furent encore renforcés par les cinquante années de

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hausse des prix qui ont précédé la Première Guerre mondiale, par la forte inflation qui sévit pendant et immédiatement après la guerre et par les dix années de prospérité qui suivirent l'effondrement brutal mais sans suites de 1921. En 1928, plus de trente ans s'étaient écoulés depuis la dernière récession vraiment sérieuse et prolongée, pendant lesquels les prix avaient suivi une tendance générale à la hausse. Cette période fut marquée par la guerre, qui fit plus que doubler les prix en quelques années. Doit-on vraiment s'étonner que le public ait considéré l'inflation comme la menace pri­mordiale de la prospérité ?

Cette attitude, avec son attachement au resserrement du crédit coûte que coûte, explique sans doute pour beaucoup la ligne de conduite adoptée par les autorités du Federal Reserve System et, d'une manière générale, par les dirigeants politiques en période de récession ou de crise. Comme ils craignaient plus l'inflation que la déflation, ils ont réagi trop violemment à tout ce qui leur semblait constituer une menace d'inflation et, par ce biais, provoqué une grave déflation.

La déflation remit tout en question. Elle s'installa dans une économie dont l'agriculture jouait un rôle mineur, et à l'intérieur de laquelle les rigidités s'étaient sérieuse­ment accusées. Il est compréhensible que l'importance du chômage et les problèmes sociaux aient placé la récession en tête de liste de tous les fléaux à éviter à n'importe quel prix. Aujourd'hui encore, en dépit d'une hausse des prix pratiquement continue depuis une ving­taine d'années et nonobstant des débats politiques lar­gement diffusés sur l'élévation du coût de la vie et les dangers de l'inflation, le public continue à redouter la crise avant tout. Même ceux qui sont contre l'inflation en témoignent indirectement : leur argument principal, mille fois répété, consiste à dire que ce qui monte doit obligatoirement redescendre un jour, et que l'inflation actuelle doit entraîner une dépression par la suite.

Nous sommes passés d'un extrême à l'autre. De même que la déflation avait été provoquée par la lutte inconsi­dérée contre l'inflation, de même l'inflation actuelle est le résultat d'un excès dans la lutte contre la dépression. Les réactions à la récession présente le montrent claire­ment : elle s'est avérée jusqu'à maintenant très légère,

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bien qu'on s'en soit occupé et qu'on en ait parlé avec l'accent et les précautions d'une mère dont l'enfant n'a que 50 % de chances de survie. Jamais auparavant le Federal Reserve System n'était passé aussi brusquement d'une politique de resserrement du crédit à une politique d'argent facile. Les pressions exercées en faveur des réductions d'impôt et de l'emploi se manifestèrent dès la première défaillance légère du rythme de croissance économique et ne firent que se renforcer depuis, bien que le pouvoir d'achat SGit presque en permanence à son niveau le plus élevé. Même un tenant de l'orthodoxie financière aussi convaincu que l'est le sénateur George, de Georgie, a conseillé un élargissement important de la part des revenus non imposés.

On défend quelquefois l'idée que le retour au pouvoir du Parti Républicain grève lourdement les perspectives d'avenir. Les Républicains sont traditionnellement les défenseurs de la « monnaie saine» ; ils ont acquis leur crédit politique en accusant les Démocrates d'avoir ruiné le dollar. Peut-on en conclure qu'ils sont plus disposés à adopter une politique déflationniste que les Démocra­tes? Je pense exactement le contraire. Une grave réces­sion, au cours de leur premier mandat depuis vingt ans, mettrait un terme à la puissance du Parti Républicain sur la scène nationale, et ce pour un avenir prévisible. C'est l'issue qu'ils doivent éviter à tout prix. Leurs efforts dans la lutte contre la récession sont pour cette raison encore plus intenses que ne le seraient ceux des Démocrates; et ces efforts font beaucoup plus pour leur politique vis­à-vis de l'opinion que les slogans destinés à mettre leurs adversaires dans l'embarras.

En réalité, les efforts du Président et de ses conseillers économiques témoignent de leur courage politique et de leur sagesse en matière économique. Sur le plan politi­que, la voie la plus facile et la plus séduisante consiste à prendre des mesures immédiates et à effets spectaculai­res. Cette façon de procéder stigmatise l'opposition et attire les applaudissements de tous ceux qui sont direc­tement concernés par l'activité économique. On ne pourra pas dire qu'on a tort de revendiquer pour les Républicains le mérite d'avoir su éviter une grave réces­sion. S'ils avaient choisi la voie de l'inflation, ils pour­raient toujours se justifier en invoquant l'apparition de

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circonstances malencontreuses. Au lieu de cela, ils ont choisi une voie beaucoup plus difficile: ils ont évité dans la mesure du possible d'avoir recours à une action brutale, destinée à éviter une récession qui n'a pas encore donné signe de vie; et ils ont tenté de faire admettre au public l'existence d'une faible dépression, qui doit se poursuivre encore quelque temps.

PERSPECTIVES D'AVENIR

Je ferais sans doute mieux le tour de mes idées en donnant un aperçu de ce qui me semble constituer les perspectives de l'économie américaine, dans les pro­chaines années à venir. La nature de nos institutions monétaires et budgétaires est telle qu'une récession importante, dépassant le cadre d'une faible dépression, est très peu probable, même si, ou spécialement si, le Congrès ou les hauts fonctionnaires ne prennent pas de mesures particulières. Mais malheureusement, à moins que la dépression soit excessivement faible, ces mesures seront prises. Le fait qu'une large fraction de l'opinion craigne une récession pourrait amener le Congrès à obliger le gouvernement à agir, quelle que soit sa compo­sition politique, Des considérations politiques prédispo­sent particulièrement le Gouvernement et l'Assemblée républicaine à prendre de telles dispositions : l'actuelle récession et la réaction politique qui s'est manifestée à son endroit illustrent nettement cette tendance.

Si mes prémisses sont bien fondées, cette action s'avé­rera inutile, et de plus certainement néfaste. Au siècle derni~r, les contractions ont duré en moyenne vingt mois aux Etats-Unis, y compris les longues contractions qui sont le fait des errements monétaires. Si l'on en juge par ces données, la dépression actuelle a déjà achevé plus de la moitié de son parcours l, de telle sorte que toutes les mesures qui pourront être prises n'auront sans doute pas beaucoup d'effet avant que la reprise soit amorcée. Mais, de toute façon, il est presque certain que ces effets se feront encore sentir bien après le début de la reprise.

1. Elle s'est terminée en août 1954.

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Réduire les impôts est une chose; les relever en est une autre. Une fois entrepris, les travaux publics manifeste­ront leur inertie et leur indépendance par rapport à la conjoncture. Quant aux autres activités publiques, elles connaîtront une atmosphère d'euphorie car le gouver­nement ne reculera devant aucune dépense. Ces mesu­res, destinées à prévenir une récession hypothétique, auront pour résultat de stimuler la reprise qui suivra, et d'en faire la proie de l'inflation.

L'inflation ne gagnera; pas ; les mêmes facteurs de stabilisation qui auraient empêché une récession de se développer préviendront une inflation galopante. Tôt ou tard, une autre dépression se manifestera. Après tout, nous avons connu des récessions pendant tellement longtemps qu'il serait bien étonnant que nous n'en connaissions pas encore quelques-unes. Dans la mesure où cette hypothèse se vérifiera, il est probable que le même processus se répétera.

L'avenir se présente donc comme une suite de retours à l'inflation, provoquée par des mesures intempestives destinées à combattre les dépressions temporaires qui le jalonnent. Combien de temps cela durera-t-il? Il n'est pas facile de répondre à cette question. Cela dépend surtout des accidents de parcours et de la politique, à la fois intérieure et extérieure.

Pendant plus d'un siècle et demi, les économistes ont su, tout au moins de façon intermittente, deux choses : la première, c'est qu'en imprimant assez de monnaie, on peut obtenir n'importe quel niveau d'activité économi­que; la seconde, c'est que cette façon de procéder entraîne en définitive la destruction de la monnaie. Le public américain connaît maintenant la première propo­sition ; seule l'expérience peut lui enseigner la seconde.

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CHAPITRE Il

LES SOLUTIONS INSTITUTIONNELLES AUX PROBLÈMES

DE LA DIRECTION MONÉTAIRE 1

La parabole de ce texte, pour paraphraser la formule fameuse de Poincaré, est la suivante : « La monnaie est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des banques centrales. » Cette présentation sug­gère une question : comment une société libre devrait­elle s'organiser pour contrôler la politique monétaire? Le partisan d'une société libre - c'est-à-dire un « libé­rai» au sens originel de ce terme mais malheureusement pas au sens où on l'entend d'ordinaire dans notre pays - se méfie avant tout de la concentration du pouvoir. Il souhaite conserver à chaque individu le maximum de liberté compatible avec celle des autres. Il est convaincu que son objectif requiert la décentralisation du pouvoir, et qu'il est nécessaire qu'on empêche sa concentration entre les mains d 'un seul homme ou d'un seul groupe.

Cette nécessité soulève un problème particulièrement difficile dans le cas de la monnaie. On s'entend généra­lement pour dire que le gouvernement doit avoir une certaine part de responsabilité dans les questions moné­taires. Dans l'ensemble, on reconnaît également que le contrôle sur la monnaie fournit un instrument efficace pour diriger et orienter l'économie. Son pouvoir se trouve résumé dans la maxime célèbre de Lénine, selon laquelle le moyen le plus efficace de détruire une société consiste à détruire sa monnaie. La manière dont la

1. Tiré de Lelond B. YEAGéR (éd.), ln Search of a Monetary Constitution, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1962.

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LA DIRECTION MONÉTAIRE 167

mainmise sur la monnaie a été utilisée pour soutirer sans difficulté des impôts à l'ensemble d'une population, nous en fournit une illustration plus prosaïque. C'est vrai depuis des époques très reculées, depuis le moment où les monarques ont commencé à rogner les pièces de monnaie, jusqu'à aujourd'hui, où l'on a recours à des techniques plus subtiles et plus raffinées, telles que la planche à billets ou la falsification pure et simple de la comptabilité. ,_

Le problème consiste à "se demander comment mettre sur pied des institutions qui permettent au gouvernement d'exercer des responsabilités en matière monétaire, tout en limitant l'étendue de ses pouvoirs et en empêchant qu'il en soit fait usage davantage pour affaiblir que pour renforcer les franchises d'une société libre. Trois types de solutions ont été suggérés: la première réside dans l'institution d'un bien comme référence monétaire, à l'exclusion, en théorie au moins, de toute intervention gouvernementale; la seconde consiste à charger une banque centrale «indépendante» du contrôle de la monnaie; la troisième revient à faire voter à chaque législative un ensemble de règles strictes, limitant par avance la marge d'initiatives dont peuvent disposer des autorités monétaires. Le présent chapitre discutera ces trois solutions, tout en accordant une attention particu­lière à la seconde.

La solution d 'un bien étalon.

D'un point de vue historique, le système qui a tenu la plus grande place à des époques et en des lieux très différents consiste à utiliser comme monnaie un bien physique tel que l'or, l'argent, le cuivre, l'étain, les cigarettes, le cognac, ou n'importe quoi d'autre. En théorie, si la monnaie se composait uniquement de biens physiques de cet ordre, l'intervention gouvernementale serait parfaitement inutile. Dans une société donnée, le montant de la monnaie dépendrait alors uniquement du coût de production du bien monétaire. Les variations de la masse monétaire seraient déterminées à la fois par les changements techniques intervenant dans les méthodes

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168 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

de pro~uction et par les variations de la demande de monnaie.

C'est l'idéal qui anime un grand nombre de partisans de l'étalon-or automatique. En fait, à mesure que ce système se développe, il s'éloigne de plus en plus de ce modèle schématique, qui ne requiert aucune intervention étatique. Historiquement, la mise en vigueur d'un bien étalon - tel que l'or ou l'argent - s'est accompagnée de l'utilisation parallèle de monnaies fiduciaires, sous une forme ou une autre, dont la convertibilité officielle était fixée à l'avance. La raison en est la suivante : le défaut essentiel d'un étalon matériel, du point de vue de la collectivité, réside dans le fait qu'il requiert pour sa production l'utilisation de ressources réelles, qui vien­nent s'ajouter au stock de monnaie. Les gens doivent travailler dur pour extraire quelque chose du sol en un endroit déterminé, par exemple pour extraire l'or en Afrique du Sud, dans le seul but de l'enterrer par la suite à Fort Knox ou dans quelque endroit similaire. Cette dépense nécessaire en facteurs de production incite tout naturellement les peuples à découvrir un moyen de parvenir au même résultat sans recourir à des méthodes aussi onéreuses. A partir du moment où les individus sont prêts à accepter comme monnaie des morceaux de papier sur lesquels il est inscrit « Je m'engage à payer telle quantité du bien étalon », ces morceaux de papier peuvent remplir le même office que les fragments physi­ques d'or ou d'argent, et leur production est beaucoup moins coûteuse. C'est là que réside la difficulté essen­tielle de l'utilisation d'un bien étalon, comme je l'ai montré pl us longuement ailleurs 1.

Si la solution de l'étalon produit était réalisable, elle fournirait une excellente réponse au dilemme libéral qui consiste à obtenir un système monétaire stable, tout en écartant le danger d'un exercice irresponsable du pou­voir. Un véritable bien étalon, par exemple un étalon-or pur et parfait, à l'intérieur duquel 100 % de la monnaie seraient effectivement constitués par l'or, soutenu par un public imprégné de la mythologie de l'étalon-or et

1. A Program for MOllelG/T Stabilily, New York, Forsham Univer­sity Press, 1959, pp. 4-8.

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persuadé qu'il est injustifié et immoral que le gouverne­ment intervienne dans son bon fonctionnement, fourni­rait une garantie réelle contre la manipulation de la monnaie par l'État et les politiques irresponsables. Une fois un tel étalon mis en place, quels que soient les pouvoirs du gouvernement, l'effet des manœuvres aux­quelles il pourrait se livrer se trouverait considérable­ment atténué.

Mais, du point de vue historique, un tel système automatique ne s'estjamais"avéré réalisable. Il a toujours eu tendance à évoluer dans le sens d'un système mixte en plus du bien étalon proprement dit, incluant des mon­naies fiduciaires telles que les billets, les dépôts bancai­res et les obligations d'Etat. A partir du moment où des éléments fiduciaires ont été mis en circulation, il s'est avéré difficile d'écarter le contrôle gouvernemental, même si, à l'origine, ce sont des personnes privées qui ont été responsables de leur émission. Il s'avère difficile en effet d'éviter les contrefaçons, ou leur équivalent économique. La monnaie fiduciaire est une sorte de promesse de paiement en bien étalon. Dans la pratique, il s'écoule un long intervalle entre le moment où le contrat est établi et celui où il est honoré, qui accroît la difficulté d'exiger le paiement effectif en bien étalon et multiplie de ce fait les tentations d'émettre des engage­ments frauduleux. De plus, une fois l'élément fiduciaire introduit, le gouvernement lui-même est très fortement tenté de profiter pour lui-même de son émission. Ces différentes forces convergent pour transformer l'étalon automatique en étalon mixte, impliquant une large inter­vention de l'État, et, par conséquent, le problème du contrôle de l'intervention étatique reste entier.

En dépit de tout ce que peuvent dire les nombreux partisans de l'étalon-or, pratiquement personne ne sou­haite en réalité voir fonctionner un étalon-or pur et parfait. Ceux qui se disent favorables à l'étalon-or font en fait presque invariablement allusion au type d'étalon qui fonctionne à l'heure actuelle, ou à celui qui eut cours pendant les années 30. Ceux-ci n'impliquent qu'un faible montant d'or, détenu par l'autorité monétaire centrale, comme « contrepartie» de la monnaie fiduciaire, pour employer un terme très impropre, ainsi qu'une banque centrale ou un autre organisme gouvernemental pour

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assurer le bon fonctionnement de l'étalon. Même à la « belle époque» de l'étalon-or, au moment où la Banque d'Angleterre était censée en faire un bon usage, on était très loin d'un étalon automatique et son libre fonction­nement n'était qu'apparent. Aujourd'hui, c'est encore plus évident : les uns après les autres, les pays se sont faits à l'idée que le gouvernement devait être partielle­ment rendu responsable de la stabilité interne. Cette évolution, renforcée par l'idée du Dr Schacht d'instaurer un contrôle direct et très étendu sur les transactions commerciales avec l'étranger, nous a amenés à la situa­tion actuelle : aujourd'hui, rares sont les pays s'il en existe qui souhaitent voir l'étalon-or fonctionner ne serait-ce que de façon presque automatique, comme au XIXe siècle.

L'attitude de la plupart des pays du monde à l'égard de l'étalon-or va toujours dans le même sens. Ils souhai­tent favoriser les rentrées d'or, même au prix d'une légère inflation, mais sont hostiles aux sorties d'or et refusent de s'y ajuster, même si elles entraînent une baisse des prix internes. Pour les éviter, ils préfèrent se prononcer en faveur du contrôle des changes, des réglementations sur l'importation, et autres mesures du même ordre.

J'en conclus que la solution d'un étalon produit n'est ni réalisable ni même souhaitable pour une société libre à la recherche d'institutions monétaires. Elle n'est pas souhaitable en raison de son coût de production; elle n'est pas réalisable car les croyances et les mythologies qu'elle nécessite font défaut à l'heure actuelle.

La solution d'une banque centrale indépendante.

La seconde solution, déjà mise en place, recueille un grand nombre de suffrages: il s'agit de faire fonctionner une autorité monétaire dite «indépendante» - une banque centrale - destinée à contrôler la politique monétaire et à empêcher qu'elle devienne le jeu des manipulations politiques.

La prise de position marquée en faveur d'une banque centrale indépendante repose sur l'adhésion, dans cer­tains cas avec beaucoup de réticences, à l'idée, déjà évoquée à l'occasion de l'étalon produit, qu'une régula-

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tion parfaitement automatique ne permet pas de parve­nir à un système monétaire à la fois stable et autonome par rapport à toute manœuvre irresponsable de la part du gouvernement.

La formule d'une banque centrale indépendante rap­pelle qu'il est essentiel d'éviter que la politique moné­taire devienne une amusette au jour le jour, à la merci de n'importe quel caprice des autorités monétaires en exer­cice. C'est une solution rationnelle si on la considère comme une sorte de constitution. L'argument implicite des partisans d'une banque centrale indépendante (au­tant que je sache, car leur point de vue n'a jamais été exposé de manière explicite) consiste à dire que le contrôle sur la ~onnaie constitue une des prérogatives essentielles de l'Etat, comparable à l'exercice des pou­voirs législatif, judiciaire ou administratif. Munis de ces considérations, il est important de distinguer le système lui-même des interventions au jour le jour qui s'opèrent à l'intérieur de ce système. Dans notre type de régime, cette distinction est établie entre les règles constitution­nelles qui imposent une série de prescriptions et d'inter­dits aux autorités législatives, exécutives et judiciaires et les interventions particulières de ces différentes auto­rités, à l'intérieur du cadre des règles générales. De la même façon, l'argument qui sous-tend le plaidoyer en faveur de la Banque centrale indépendante consiste à dire que le système monétaire a besoin d'une sorte de constitution, qui prévoit certaines règles destinées à la fois à fonder et à délimiter les pouvoirs de la Banque centrale, à fixer les fonds qui lui sont alloués, etc. Dans ces conditions, il est nécessaire que l'action de la Banque centrale soit largement coordonnée avec celle des auto­rités législatives, exécutives et judiciaires, afin que ce mandat constitutionnel repose sur une pratique quoti­dienne.

A une époque récente, la crainte d'un élargissement du contrôle étatique sur l'ensemble de l'activité économique s'est souvent trouvée renforcée par des propositions impliquant une expansion de la monnaie. Les dirigeants des banques centrales ont généralement été les cham­pions de la « monnaie saine », tout au moins verbale­ment, c'est-à-dire qu'ils se sont efforcés d'attacher une grande importance à la stabilité du taux de change, au

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maintien de la convertibilité de la monnaie nationale en devises et en or, et à la lutte contre l'inflation. Ils ont eu tendance pour cette raison à s'opposer à de nombreuses propositions en faveur de l'élargissement de la sphère gouvernementale. Leur point de vue coïncide à cet égard avec celui des gens - dont je fais partie - qui considè­rent qu'une société libre exige que l'étendue des pouvoirs du gouvernement soit limitée de manière très stricte, et ceci explique pour beaucoup la faveur que l'idée d'une banque centrale indépendante recueille auprès du groupe des « libéraux» (au sens originel du terme). Sur un plan pratique, les dirigeants des banques centrales semblent mieux armés pour restreindre la portée des manœuvres irresponsables en matière monétaire, que ne le sont les autorités législatives elles-mêmes.

Si nous nous plaçons d'un point de vue critique, il nous faut tout d'abord examiner ce que signifie 1'« indé­pendance » d'une banque centrale. On peut lui accorder un sens trivial, qui mettra sans doute tout le monde d'accord sur son bien-fondé. Dans n'importe quel type de bureaucratie, il est souhaitable de confier des fonc­tions particulières à des organismes spécialisés. La direction des fonds peut être considérée comme un organisme indépendant, à l'intérieur du Département du Trésor. En dehors des départements gouvernementaux habituels, il existe des organisations administratives séparées, telles que le Secrétariat du Budget. Cette sorte d'indépendance existerait en matière de politique moné­taire si, à l'intérieur de la hiérarchie administrative centrale, on mettait en place une organisation séparée, chargée de la politique monétaire et subordonnée au chef de l'exécutif, bien que disposant d'une marge de latitude plus ou moins importante en ce qui concerne les décisions de routine. Pour ce qui nous occupe, ce me semble être une manière d'accorder une signification bien élémentaire au terme d'« indépendance », radica­lement différente de celle à laquelle se réfèrent les polémiques qui ont trait à l'autonomie de la Banque centrale; elle ne met en question que la meilleure organisation possible de la hiérarchie administrative.

Il serait plus significatif de dire que la Banque centrale devrait être une branche indépendante du gouverne­ment, coordonnée avec les autres branches, législatives,

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exécutives, ou judiciaires, et dont l'action serait supervi­sée par le pouvoir judiciaire. La concrétisation la plus poussée de cette forme d'autonomie, c'est-à-dire celle qui se rapproche le plus de l'idéal des partisans d'une banque centrale indépendante, a été obtenue lorsqu'une organisation, à l'origine entièrement privée et ne relevant pas le moins du monde des Pouvoirs publics, a fait fonction de. banque centrale. Un exemple vient immédia­tement à l'esprit, celui de la Banque d'Angleterre, née d'un organisme strictemeht privé, étranger aux Pouvoirs publics jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Si une telle organisation privée ne pouvait fonctionner comme auto­rité monétaire centrale, en dehors des canaux politiques ordinaires, pour parvenir à l'indépendance souhaitée il faudrait créer une banque centrale dans un cadre consti­tutionnel, susceptible de n'être modifié que par amen­dements constitutionnels. Ainsi, la Banque centrale ne serait pas soumise au contrôle direct de l'Assemblée. C'est en ce sens que j'entendrai 1'« indépendance» lorsque je discuterai par la suite des avantages et des inconvénients d'une banque centrale autonome, sous l'angle de l'efficacité du contrôle de la politique moné­taire.

Je doute beaucoup que les États~Unis - ou, dans le cas précis n'importe quel pays - aient jamais fait fonc­tionner une banque centrale indépendante, au plein sens du terme. Même lorsque les banques centrales étaient censées être complètement indépendantes, elles ne l'étaient en fait que dans la mesure où elles ne se trou­vaient pas confrontées au reste des Pouvoirs publics. Dès qu'un conflit sérieux apparaissait (comme ce fut le cas par exemple en temps de guerre) qui opposait les intérêts des autorités budgétaires, désireuses de collecter des fonds, et ceux des autorités monétaires, attachées à maintenir la convertibilité en espèces, c'est presque toujours la banque qui a cédé le pas, et non l'inverse. Il apparaît donc que même les banques centrales jugées tout à fait indépendantes ont été étroitement subordon­nées au pouvoir exécutif.

Mais, bien entendu, la question n'est pas réglée pour autant. Il est rare que l'idéal soit parfaitement réalisé. A supposer que nous puissions disposer d'une banque centrale indépendante, entendue comme un organisme

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séparé, établi conformément à la constitution, encore faudrait-il savoir si elle serait souhaitable.

Les objections d'ordre politique sont sans doute plus nettes que les objections d'ordre économique. En démo­cratie, est-il vraiment tolérable de concentrer autant de pouvoir entre les mains d'une organisation libre de toute directive et exempte de tout contrôle politique réel? Le « libéral» a tendance à accorder davantage de confiance aux règles imposées par la loi plutôt qu'à celles que se donnent les hommes. Cette vision des choses est diffici­lement conciliable avec l'adoption d'une banque cen­trale indépendante. Il est vrai que, d'un autre côté, on ne peut se passer tout à fait des règles que se donnent les hommes. Aucune loi ne peut être suffisamment précise pour exclure les problèmes d'interprétation ou tenir compte de manière explicite de tous les cas possibles. Mais il faut bien voir que cette marge de latitude qu'au­cune loi ne peut empêcher de laisser à la discrétion des hommes, n'est en rien comparable avec l'étendue. des pouvoirs accordés à un petit nombre d'entre eux par les lois qui président au fonctionnement des banques cen­trales.

J'ai moi-même été tout à fait convaincu que l'existence d'une banque centrale « indépendante » serait intoléra­ble sur le plan politique en lisant les Mémoires d'Émile Moreau, gouverneur de la Banque de France de 1926 à 1928, à l'époque où la France étrennait une nouvelle parité du franc et revenait à l'or. Sa nomination précédait de peu celle de Poincaré à la charge de président du Conseil, après que le taux de change du franc eut connu d'importantes fluctuations, qui avaient entraîné de gra­ves désordres intérieurs et de sérieuses difficultés finan­cières pour le gouvernement. Les Mémoires de Moreau furent édités et publiés par les soins de J. Rueff, une des personnalités les plus écoutées lors de la dernière ré­forme monétaire française' (1958).

Ce livre est passionnant à bien des égards. Les por­traits que donne Moreau de ses contemporains, Mon­tagu Norman, gouverneur de la Banque d'Angleterre, et

1. Émile MOREAU, Souvellirs d'llll gouverneur de la Banque de France, Paris, Génin, 1954.

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de Hjalmar Schacht, gouverneur de la Banque d'Allema­gne, nous intéressent tout particulièrement. Ce furent, avec l'Américain Benjamin Strong, les trois gouverneurs de banque centrale les plus marquants de l'époque moderne. Moreau nous décrit la manière dont ils conce­vaient leurs fonctions et leur rôle, en même temps que leurs prises de position vis-à-vis des autres groupes. L'impression que j'en ai gardée - bien qu'à aucun moment Moreau n'ait éopncé de telles conclusions en ces termes - est que Norman et Schacht méprisaient à la fois les masses, la démocratie « vulgaire», et les classes de la ploutocratie, pour eux tout aussi vulgaires. Ils se considéraient eux-mêmes comme régissant les intérêts des deux groupes mais insensibles aux pressions que pouvaient exercer chacun d'entre eux. Du point de vue de Norman, si les principaux gouverneurs de ban­ques centrales voulaient seulement coopérer entre eux (et il pensait non seulement à lui-même et à Schacht mais aussi à Moreau et à Strong), ils pouvaient à eux seuls rassembler assez de pouvoir pour diriger la destinée économique du monde occidental vers des objectifs rationnels, au lieu de la livrer aux errements de la démocratie parlementaire et du « laisser-faire » capita­liste. Bien que présentée en termes désintéressés, sous couvert de « faire le bien» et d'éviter la méfiance et l'incertitude, nous sommes là en présence d'une doctrine implicite nettement favorable à la dictature et au totalita­risme'.

On voit pourquoi Schacht fut par la suite l'un des principaux précurseurs de la planification économique à grande échelle et du modèle dirigiste qui s'est développé en Allemagne. La création par Schacht d'un contrôle direct et très étendu sur les échanges extérieurs constitue l'une des rares inventions économiques de l'époque moderne. Jadis, lorsqu'on disait d'une monnaie qu'elle était devenue inconvertible, on entendait par là qu'elle n'était plus convertible en or et en devises, à un taux fixé

1. J'ai été impressionné et je dois dire épouvanté en entendant les mêmes sentences et les mêmes argumentations répétées des centaines de fois au cours des interminables discussions sur la réforme monétaire internationale, qui se sont déroulées à une cadence accélérée depuis ces quelques dernières années ..

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à l'avance. Autant que je sache, ce n'est qu'après 1934 que la convertibilité a pris le sens que nous lui connais­sons aujourd'hui, à savoir qu'il est interdit pour un individu de convertir du papier monnaie d'un pays en papier monnaie d'un autre pays, et cela quels que soient les termes du contrat établi entre les échangistes'.

Tournons-nous maintenant vers les aspects techniques ou économiques de la création d'une banque centrale indépendante. On reconnaît dans l'ensemble que le fait d'accorder un pouvoir aussi important aux dirigeants des banques centrales constitue une objection politique de taille, mais certains ajoutent que pour des raisons techniques ou économiques tout aussi fondamentales, il est nécessaire de se résoudre à cette solution. Tout dépend du degré de latitude que les règles de fonction­nement de la Banque centrale accordent à ses dirigeants. Jusqu'à présent, j'ai envisagé que la Banque centrale devait être dotée d'un pouvoir autonome, comme c'est d'ailleurs souvent le cas. Bien entendu, la question de l'indépendance pourrait devenir une affaire purement

l. Un autre des points les plus intéressants du livre de Moreau qui se trouve un peu en marge de notre sujet est relatif à son récit de la transformation des relations entre les banques centrales française et anglaise. Au point de départ , alors que la France se débattait dans les plus graves difficultés pour tenter de rétablir sa monnaie malade, Norman méprisait un peu la France et la considérait en quelque sorte comme un jeune partenaire. Un heureux hasard fit que la monnaie française se trouva relevée à un niveau qui stimulait les entrées d'or, de telle sorte que la France se mit à accumuler des réserves d'or et de sterling au point qU'un jour Moreau put faire partir l'or anglais en reprenant les fonds qu'il avait déposés à la Banque d 'Angleterre. Le résultat qui s'ensuivit immédiatement fut le changement de comporte­ment de Norman qui abandonna son attitude de patron supérieur et de partenaire paternel pour devenir un personnage suppliant à la merci de Moreau . Au-delà de la dimension humaine de l'affaire, ce récit rappelle l' importance des effets d 'une monnaie définie 5 % au-dessus ou au­dessous de son pair. Lorsque la Grande-Bretagne rétablit sa convertibi­lité or en 1925, elle donna à la livre une parité 5 % ou 10 % trop élevée par rapport à l'or, ce qui entraîna de facto à la fin de 1926 et de jure au milieu de 1928 une surévaluation du franc correspondante par rapport à l'or. Cette différence explique le changement dans les relations de domination entre les deux pays. Ce st le même scénario qui s'est déroulé avec les mêmes acteurs de 1958 à 1968. La France a dévalué en 1958 à un niveau susceptible de stimuler ses entrées d 'or, exactement compa­rable à celui de 1926 et l'Angleterre s'est trouvée acculée à la dévalua­tion en novembre 1967 exactement comme en septembre 1931.

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verbale si, dans la pratique, les pouvoirs constitutionnels déterminaient les limites de son autorité de manière très stricte et surveillaient très sévèrement les politiques suivies.

Au XIXe siècle, alors qu'un large courant en faveur des banques centrales se faisait jour, l'objectif clé de la Banque centrale résidait dans le maintien de la stabilité des changes. Les banques centrales avaient tendance à se développer dans des pays qui définissaient directement leur monnaie par rapport à un bien étalon. Pour deux pays ayant le même étalon, cela signifiait un taux de change fixe entre leurs monnaies respectives. Par consé­quent, si la banque voulait maintenir la convertibilité de la monnaie en bien étalon, elle devait s'attacher égale­ment au maintien des taux de change fixes. La marge de manœuvre de la Banque d'Angleterre, par exemple, fut très limitée en raison de la nécessité de maintenir l'éta­lon-or.

Dans le même ordre d'idées, lorsqu'en 1913le Federal Reserve System fut institué aux Etats-Unis, ceux qui furent à l'origine de sa création n'auraient jamais pensé qu'il allait avoir un rôle effectif plus important par la suite. Le Federal Reserve System fut mis en place alors que l'étalon-or était à son apogée et au moment où l'on était persuadé que le souci de maintenir la parité entre les monnaies dominerait la politique du système, et déterminerait par conséquent les variations de la masse monétaire. Aussi longtemps que le maintien des taux de change fixes constitua un impératif pour la politique, le degré de latitude dont disposait la Banque centrale fut très limité. Elle pouvait faire preuve d'une certaine initiative en ce qui concerne les fluctuations de caractère conjoncturel, mais au bout du compte, elle restait tribu­taire de la balance des paiements.

La situation s'est radicalement transformée à cet égard au cours des dernières décades. Aux États-Unis, pour prendre le cas qui nous préoccupe le plus, le Federal Reserve System avait à peine commencé à fonctionner que les dispositions qui avaient été prises lors de son établissement furent complètement remises en cause. Pendant la Première Guerre mondiale, la plupart des pays abandonnèrent l'or. Techniquement, les États-Unis en restèrent à l'étalon-or, mais l'étalon qu'ils conservè-

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rent était très différent de celui qui avait cours aupara­vant. Après la guerre, bien que les autres pays aient de leur côté rétabli une sorte d'étalon-or, l'or en réalité ne joua jamais plus le rôle qui lui était attribué auparavant. Avant la Première Guerre, les États-Unis n'étaient qu'un pion sur l'échiquier économique international, et leur comportement était déterminé par la nécessité de main­tenir la stabilité extérieure; depuis, notre pays détient une position dominante, et les autres pays doivent s'y ajuster. Nous détenons une part très importante de l'or mondial. De nombreux pays ne sont jamais revenus à l'or, et ceux qui l'ont fait ont adopté une forme d'éta­lon-or très abâtardie. Ainsi, la politique ne fut-elle plus jamais dominée par les interventions au jour le jour, au nom de l'étalon-or, comme c'était le cas avant 1914. Dans ces conditions, 1'« indépendance» de la Banque centrale prenait tout son sens et n'était plus seulement une affaire technique.

La Banque centrale conserve cependant un défaut : elle implique un éparpillement des responsabilités. Si nous considérons le système monétaire non plus sous l'angle de l'organisation institutionnelle mais eu égard à ses fonctions économiques, nous nous apercevons que la Banque centrale est presque toujours la principale déten­trice des pouvoirs monétaires. Avant que le Federal Reserve System soit créé, ces pouvoirs revenaient surtout au Trésor. Il fonctionnait comme une banque centrale, la plupart du temps avec une grande efficacité. Plus ré­cemment, de 1933 à 1941, le Federal Reserve System s'est avéré presque complètement inopérant. C'est surtout le Trésor qui fut à l'origine des mesures qui ont été prises à ce moment-là. Il menait sur le marché libre des opérations financières qui consistaient à acheter et à vendre des valeurs. Il faisait et défaisait la monnaie par ses transactions sur l'or ou l'argent. Le Fonds de stabili­sation des changes fut créé et fournit au Trésor un moyen de plus d'engager des opérations sur le marché libre; en stérilisant puis déstérilisant l'or, il spéculait sur la monnaie. C'est pourquoi en pratique, même si l'on crée une banque centrale prétendument indépendante et si on limite ses pouvoirs à l'émission de monnaie (ex. les billets et les dépôts du Federal Reserve System), il restera toujours d'autres autorités publiques, en particulier les

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responsables budgétaires qui perçoivent les impôts, ré­partissent les fonds et aménagent le déficit budgétaire, qui détiendront également dans une large mesure le pouvoir monétaire.

Si l'on voulait disposer d'une autorité monétaire indé­pendante sur le fond et pas seulement pour la forme, il faudrait rassembler tous les pouvoirs, budgétaires ou autres, afin d'être en mesure de régulariser la monnaie émise dans les banques centrales par voie autoritaire. Sur le plan de l'efficacité technique, cela peut être souhaita­ble. En matière de gestion budgétaire, la répartition actuelle des responsabilités est très peu pratique. L'effi­cacité serait grandement accrue si le Federal Reserve System s'occupait de tout ce qui a trait à l'emprunt et à la dette publique et si le Trésor finançait un déficit éventuel en obtenant des fonds du Federal Reserve System ou en les lui reversant, dans le cas d'un excédent. Mais, tandis que de tels arrangements seraient accepta­bles si le Federal Reserve System faisait partie de la même hiérarchie administrative que le Trésor, il est quasiment inconcevable qu'ils soient pratiqués si la Banque centrale était tout à fait indépendante. Jusqu'à maintenant il est certain qu'aucun gouvernement n'a souhaité accorder autant de pouvoir à une banque centrale, même partiellement indépendante. Mais dans la mesure où ces pouvoirs seraient séparés, chaque groupe rejetterait les responsabilités sur l'autre et, en refusant d'en accepter sa part, contribuerait à leur dilution.

Ces temps derniers, j'ai parcouru un par un les rap­ports annuels du Federal Reserve System, de 1913 jus­qu'à aujourd'hui, et j'ai constaté avec amusement -juste récompense de ce travail ingrat - que le pouvoir attribué par les autorités à la politique monétaire suit un schéma cyclique. Les années où tout va bien, les rapports mettent l'accent sur le fait que la politique monétaire est une arme excessivement puissante et que c'est grâce aux autorités monétaires, qui ont su manier cet instrument délicat avec habileté, que le cours des événements a pris un tour favorable. D'un autre côté, les années de dépres­sion, les rapports soulignent que la politique monétaire n'est qu'un outil de la politique économique, parmi d'autres, que son pouvoir est très limité, et que ce n'est

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que grâce au maniement habile de cet instrument sans grande efficacité que l'on a pu éviter le désastre. Ceci illustre bien l'effet de la dissémination des responsabili­tés, qui permet à chacun d'accuser les autres, lorsque des difficultés surgissent.

Le fait de livrer la direction de la politique monétaire à une banque centrale indépendante, dotée d'une grande liberté et de pouvoirs importants, présente un autre danger : dans ces conditions, la politique devient terri­blement tributaire des personnes. En étudiant l'histoire de la politique monétaire américaine, j'ai été frappé de voir combien les facteurs personnels ont eu d'impor­tance.

A la fin de la Première Guerre mondiale, le gouver­neur du Federal Reserve System était W. P. G. Harding. Le gouverneur Harding fut, j'en suis sûr, un citoyen tout à fait respectable et compétent, mais sa compréhension des affaires monétaires était très limitée, pour ne pas dire inexistante. Presque tous ceux qui ont étudié cette période sont d'accord pour dire que la grande erreur de la politique menée après-guerre par le Federal Reserve System fut d'avoir laissé la masse monétaire s'accroître très rapidement en 1919, puis de l'avoir freinée brutale­ment en 1920. Il est presque certain que cette politique est à l'origine à la fois de la hausse et de la baisse des prix, très brutales, qui ont suivi. Il est amusant de lire dans les Mémoires de Harding ses objections aux criti­ques qui ont été portées par la suite à sa politique. Il est convaincu que d'autres politiques auraient été préféra­bles pour l'ensemble de l'économie, mais insiste sur le fait que le Trésor était désireux de fixer les valeurs à un taux d'intérêt raisonnable, et attire l'attention sur la loi alors en vigueur, qui autorisait le Trésor à remplacer les dirigeants de la Banque centrale. Cela me fait penser à ce que j'ai entendu dire par un autre membre du Reserve Board, peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, alors que le programme d'emprunt était remis en ques­tion : en guise de réponse aux objections émises par mes collègues et moi-même, qui estimions que le programme en question devait être abandonné, il abonda dans notre sens et déclara : « Mais, vous voulez donc que nous perdions notre emploi? »

On voit combien les questions de personnes sont

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importantes en cette matière en comparant le comporte­ment du gouverneur Harding avec celui du gouverneur Moreau, en des circonstances autrement difficiles. Théo­riquement, Moreau ne jouissait d'aucune indépendance vis-à-vis du pouvoir central. Il avait été nommé par le président du Conseil et pouvait être destitué par lui à n'importe quel moment. Mais lorsque ce dernier de­manda de fournir des fonds au Trésor en ayant recours à des moyens qu'il jugeait inopportuns et malencon­treux, il refusa catégoriquement. Naturellement, en fin de compte, Moreau ne fut pas déchargé de ses fonctiops, ne fit pas ce que le président du Conseil lui avait demandé, et la stabilisation s'en porta d'autant mieux. Je fais allusion à ces deux personnalités non pas pour encenser Moreau ou pour blâmer Harding mais pour montrer que dans un système de ce type, les règles sont vraiment celles que les hommes veulent bien se donner et sont largement tributaires de la valeur, des individus.

Un autre épisode de l'histoire des Etats-Unis qui illustre ce point de façon très nette nous est fourni par les événements qui se sont déroulés de 1929 à 1933. La plus grave erreur du Federal Reserve System fut sans doute d'avoir mal conduit les affaires monétaires à ce mo­ment-là. Et la maladresse de cette politique, au même titre que celle de la politique suivie après la Première Guerre mondiale, est largement imputable à des ques­tions de personnes. Benjamin Strong, gouverneur de la Banque centrale de New York depuis sa création, fut la figure dominante du Federal Reserve System jusqu'à sa mort en 1928, à un âge relativement peu avancé. Après sa mort, le pouvoir se déplaça à l'intérieur du système de New York à Washington. Il se trouvait que les gens de Washington étaient à ce moment-là assez médiocres. De plus, ils avaient toujours joué un rôle secondaire, n'étaient pas familiarisés avec le monde financier et n'avaient pas derrière eux la longue expérience d'une confrontation avec les problèmes quotidiens. En outre, la présidence changea de mains juste avant que s'opère ce transfert de pouvoir et à nouveau au milieu de 1931. Par conséquent, au moment où se posèrent des problè­mes à régler d'urgence, en 1929, 1930 et 1931 (particuliè­rement à la fin de 1930), et où la Banque de New York s'inscrivit sur la liste des banques victimes de faillites

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spectaculaires, le Federal Reserve System réagit de manière timorée et passive. Il est peu douteux que Strong aurait réagi très différemment. S'il avait encore été gouverneur, on aurait sûrement réussi à empêcher la propagation des faillites bancaires et la déflation draco­nienne qui s'en est suivie.

Une situation semblable apparaît à l'heure actuelle. Pour préjuger l'action du Federal Reserve System, il importe avant tout de savoir si ses membres comptent un certain nombre de personnalités intellectuelles, et qui sont ces personnalités ; son action ne dépend pas seule­ment de ses dirigeants officiels, mais aussi, entre autres, de la qualité et de l'influence de ses conseillers économi­ques.

Jusqu'à présent, j'ai relevé ce que je considère comme les deux défauts techniques principaux d'une banque centrale indépendante, du point de vue économique : d'une part, la dispersion des responsabilités, qui favorise le rejet des responsabilités en période d'incertitude et de difficultés et, d'autre part, l'importance des questions de personnes, qui accroît l'instabilité provoquée par les changements de dirigeants du système et par les diffé­rences de personnalité de ces dirigeants.

Le troisième défaut technique réside dans le fait qu'une banque centrale indépendante aurait tendance à accorder une importance exagérée au point de vue des banquiers. Il est extrêmement important de distinguer deux problèmes que l'on confond trop souvent : le problème de la politique du crédit et le problème de la politique monétaire. Dans notre type de système moné­taire ou bancaire, la création de monnaie a tendance à se situer dans le prolongement d'un élargissement du cré­dit, bien que, conceptuellement, la création d'un sup­plément de monnaie et l'élargissement du crédit soient deux choses très différentes. On pourrait envisager un système monétaire sans lien particulier avec les instru­ments du crédit; ce serait le cas par exemple d'un étalon complètement automatique, n'utilisant comme monnaie que le bien monétaire proprement dit ou les dépôts. D'un point de vue historique, les relations entre la monnaie et le crédit ont beaucoup varié avec les lieux et les époques. C'est pourquoi il est important d'établir une distinction entre les questions politiques liées au taux d'intérêt et

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aux conditions du marché du crédit et celles qui sont associées aux variations de la masse monétaire, bien qu'il faille évidemment reconnaître que les mesures destinées à affecter un groupe de variables peuvent également affecter l'autre, et que, de ce fait, il n'est pas impossible que les mesures monétaires aient un effet sur le crédit, et inversement.

Il apparaît que l'action de la Banque centrale n'est pas le seul facteur déterminant, en ce qui concerne le marché financier. Comme nous l'avons expérimenté maintes et maintes fois (nous et d'autres pays), une banque centrale est en mesure de fixer le taux d'intérêt pour une fracJion limitée de valeurs, telles que les obligations d'Etat, encore que ce soit dans des limites étroites et seulement dans la mesure où elle abandonne complètement le contrôle sur l'ensemble de la masse monétaire. Il est inexact de dire qu'une banque centrale ait jamais pu déterminer les taux d'intérêt autrement que de cette manière-là. Le fait qu'après la guerre les pays se soient engagés les uns après les autres dans des politiques d'argent facile démontre de manière convaincante que les forces qui déterminent le taux d'intérêt, entendu au sens large (le revenu des actions, des biens fonciers, des obligations), sont beaucoup trop vastes et répandues pour que la Banque centrale puisse les dominer. Elle doit tôt ou tard s'incliner devant elles, et généralement assez tôt.

La position de la Banque centrale est tout à fait différente lorsqu'il s'agit de fixer la quantité de monnaie. Dans, des systèmes tels que ceux que nous connaissons aux Etats-Unis à l'heure actuelle, la Banque centrale peut faire ce qu'elle veut de la masse monétaire. Elle peut, bien entendu, adopter d'autres objectifs et laisser l'offre de monnaie se fixer d'elle-même afin de maintenir « le » ou « un » taux d'intérêt fixe, de conserver la part des réserves « libres» à un niveau déterminé, etc. Mais, si elle le désire, elle peut exercer un contrôle véritable sur l'ensemble de la masse monétaire.

Le fait que les rapports de forces ne soient pas les mêmes lorsqu'il s'agit pour la banque de fixer l'offre de monnaie et de déterminer les conditions du crédit, a tendance à être masqué par la relation étroite qui existe entre la Banque centrale et la communauté bancaire.

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Aux États-Unis par exemple, les réserves bancaires sont techniquement gérées par les banquiers. De ce fait, les conceptions générales de la communauté bancaire exer­cent une forte influence sur la Banque centrale: dans la mesure où la communauté bancaire est avant tout concernée par le marché financier, les banques centrales sont amenées à accorder une attention exagérée à l'inci­dence que peut avoir leur politique sur le crédit et à négliger ses effets sur la monnaie.

Depuis une époque récente, on a tendance à considé­rer l'importance accordée au crédit comme une des conséquences de la révolution keynésienne, qui a amené à repenser les effets des variations de la masse monétaire sur le taux d'intérêt, à travers la préférence pour la liquidité. Mais ce n'est qu'une manifestation particulière d'une tendance plus générale et plus ancienne. La doc­trine du real bill, qui date d'un siècle et plus, illustre le même type de confusion entre les effets de la politique monétaire sur le crédit et sur la monnaie. Les controver­ses sur la banque et la monnaie, qui sont apparues au XIXe siècle en Angleterre, en fournissent un autre exem­ple patent. La Banque centrale insista sur le fait qu'elle était intéressée par les conditions du marché financier; elle refusa d'admettre que la création d'un supplément de monnaie fût un facteur important, dont il fallait tenir compte, entre autres, lors de la fixation des prix, et qu'elle fût de quelque manière responsable de la quantité de monnaie mise en circulation.

Sur le plan technique, j'ai donc tenté de démontrer qu'une banque centrale pouvait avoir au moins trois effets défavorables ; ceci combiné avec les arguments politiques constitue donc un réquisitoire assez convain­cant à l'encontre d'une Banque centrale complètement indépendante.

La solution d'une réglementation par voie législative.

Si cette conclusion est bien fondée, c'est-à-dire si nous ne pouvons pas faire largement confiance à des spécialis­tes indépendants, comment devons-nous procéder alors pour instituer un système monétaire qui soit à la fois stable, à l'abri des manipulations gouvernementales, et

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sans danger pour la liberté politique et économique ? La troisième solution consiste à livrer la conduite de la politique monétaire non plus à des individus mais à des lois, en instituant des dispositions législatives. La mise en vigueur de telles règles permettrait au public d'exercer un contrôle sur la politique monétaire à travers ses dirigeants politiques, tout en empêchant qu'elle soit soumise aux caprices de ces derniers.

L'argumentation en faveur de l'application de telles règles a plus d'un trait comnüm avec la Charte des Droits de la Constitution. Lorsqu'on suggère de lier l'exercice du pouvoir monétaire à des dispositions législatives précises, on répond invariablement que cela n'a pas beaucoup de sens de ligoter les mains du pouvoir de cette façon puisqu'il peut toujours de son propre chef accomplir ce qui constitue les prescriptions législatives, mais qu'il dispose en outre de toute une panoplie de moyens qui lui permet d'atteindre sûrement plus aisé­ment les résultats visés par les directives législatives. Une version semblable de cette argumentation s'applique également au pouvoir législatif. S'il souhaite l'applica­tion de ces directives, dit-on, il doit également désirer que les mesures mises en application soient chaque fois adaptées au cas particulier qui se présente. Par quel mystère, dans ces conditions, l'application des disposi­tions législatives pourrait-elle fournir la moindre garan­tie contre des agissements irresponsables?

Le même genre de critique vaut, à quelques nuances de termes près, pour le premier amendement de la Constitution et pour la Charte des Droits dans son ensemble. N'est-il pas absurde, pourrait-on dire, d'avoir institué un interdit général sur tout ce qui peut entraver la libre expression? Pourquoi ne pas s'arrêter à chaque cas particulier, et ne pas prendre en considération les problèmes propres qu'il pose? Il est tout à fait du même ordre de dire qu'en matière de politique monétaire, il n'est pas bon de limiter la liberté des autorités à l'avance et qu'elles devraient être en mesure de traiter chaque cas au moment où il se présente et en fonction de ses données propres. Pourquoi cette argumentation ne vau­drait-elle pas pour la liberté d'expression? Un homme veut s'installer au coin d'une rue pour prêcher le contrôle des naissances; un autre, le communisme ; un troisième,

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l'hygiène végétarienne, et ainsi de suite, à l'infini. Pour­quoi ne pas mettre en vigueur une loi accordant ou refusant à chacun le droit d'exposer son propre point de vue ? Ou encore, pourquoi ne pas accorder le pouvoir d'en décider à une organisation administrative? On s'aperçoit tout de suite que s'il fallait considérer chaque cas séparément, une majorité se prononcerait presque certainement contre la libre expression dans la plupart des cas, et peut-être même dans la totalité des cas. Un vote destiné à savoir si M. X peut prêcher le contrôle des naissances, entraînerait à coup sûr une majorité de non, et ce serait sans doute la même chose pour le commu­nisme et s'il y a de grandes chances pour que le végéta­rien soit autorisé à exposer ses convictions, ce n'est pas encore tout à fait sûr.

Supposons maintenant que tous les cas soient mis dans le même sac, et que toute la population ait à se prononcer sur le tout ; dans l'hypothèse qui nous retient pour savoir si la liberté d'expression doit être autorisée ou interdite, quel que soit le cas considéré. Il est parfai­tement possible, pour ne pas dire tout à fait probable, qu'une majorité écrasante se prononcerait en faveur de la liberté d'expression. Sur la question posée dans l'en­semble, les gens se seraient donc déterminés exactement dans le sens contraire à leur vote sur chaque cas séparé. Cela tient à ce que chaque individu est beaucoup plus sensible au fait de se trouver privé de son droit d'expres­sion lorsqu'il appartient à une minorité qu'à celui d'en priver quelqu'un d'autre lorsqu'il appartient à une majorité. Par conséquent, lorsqu'il se prononce sur l'en­semble des cas possibles, il pondère beaucoup plus le risque peu vraisemblable de se trouver privé de sa libre expression, en tant que membre d'une minorité, qu'il n'accorde d'intérêt au refus, pourtant fréquent, d'autori­ser les autres à s'exprimer sans contrainte. Une autre raison, qui concerne plus directement la politique moné­taire, est liée au fait que si l'ensemble des cas est consi­déré comme un tout, il devient clair que la politique suivie aura des effets cumulatifs, qu'on a tendance à négliger lorsqu'on se penche sur chaque cas particulier. Lorsqu'il s'agit de voter pour savoir si M. Jones peut s'exprimer publiquement, le résultat du vote n'est pas influencé par les effets favorables que pourrait avoir une

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politique générale de libre expression et, dans le cas précis, un vote positif n'aura qu'une portée très res­treinte. En se prononçant sur chaque cas particulier, on ne se rend pas très bien compte qu'une société où chaque individu ne peut s'exprimer librement sans autorisation spéciale, est une société où le développement des idées, la nouveauté et l'invention risquent d'être entravées par de nombreux obstacles. Le fait que ces obstacles soient clairs dans l'esprit de chacun, est dû à la bonne fortune qui a voulu que nous vivions dans une société qui se refuse le droit de se prononcer sur chaque cas particu­lier.

Des considérations de même ordre s'appliquent au domaine monétaire. Il est probable que si l'on examine chaque cas en fonction de ses données propres, on adoptera la plupart du temps une mauvaise solution car ceux qui sont à l'origine des décisions n'auront considéré qu'un aspect limité des choses et n'auront pas pris en ligne de compte les effets cumulatifs de la politique suivie à l'échelle globale. D'un autre côté, si une règle générale est adoptée, qui vaut pour tous les cas, elle influera favorablement sur l'attitude et les aspirations des gens, alors que la même politique appliquée par voie discrétionnaire n'aura pas d'effet à ce niveau.

Bien entendu, il n'est pas nécessaire que la règle générale soit énoncée de manière explicite ou fasse l'objet d'une loi. Les règles non écrites de la Constitu­tion, acceptées sans réticences par l'ensemble de la population, sont aussi efficaces lorsqu'il s'agit de statuer sur des cas particuliers, qu'une constitution écrite. De même, en ce qui concerne les questions monétaires, la mythologie de l'or conditionne le bon fonctionnement de l'étalon-or, en fournissant un rempart efficace contre l'autorité discrétionnaire.

Si des règles doivent être instituées par voie législative, lesquelles doit-on choisir? Les personnes taxées de libéralisme ont souvent suggéré d'instituer une législa­tion sur le niveau des prix, qui obligerait les autorités monétaires à maintenir la stabilité du niveau général des prix, en vertu de cette législation. Je pense que cette façon de procéder est mauvaise, car elle implique que les autorités monétaires puissent atteindre des objectifs qui sont en fait hors de leur portée, étant donné les moyens

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dont elles disposent. On retrouve donc ici le problème de l'éparpillement des responsabilités et du risque d'accor­der une liberté trop importante aux autorités monétaires. Il existe sans doute une relation étroite entre la politique monétaire et le niveau général des prix, mais cette relation n'est pas assez spécifique pour que l'on puisse parvenir à la stabilité des prix en faisant appel aux interventions au jour le jour des autorités.

Dans un autre ouvrage, je me suis longuement de­mandé quelle règle il fallait effectivement adopter). Je ne fais par conséquent que reprendre ici mes conclusions. Dans l'état actuel de nos connaissances, il me semble souhaitable d'instituer un dispositif réglementaire des­tiné à contrôler le comportement de la masse monétaire. A ce propos, je dois souligner que j'entends par masse monétaire l'ensemble de la monnaie en circulation, plus les dépôts dans les banques. Je voudrais également faire remarquer qu'il serait bon que le Federal Reserve System tienne compte de l'accroissement du montant global de la masse monétaire ainsi définie, qui s'élève de mois en mois et de jour en jour à un rythme annuel de X %, X se situant entre 3 et 5.

J'insiste sur le fait que je ne considère pas cette proposition comme définitive et comme fondamentale pour la politique monétaire; il ne s'agit pas d'une règle digne d'être écrite en lettres d'or et conservée pieuse­ment. Il me semble cependant que c'est cette solution qui offre les meilleures garanties si l'on souhaite parvenir à une relative stabilité en matière monétaire, dans l'état actuel de nos connaissances. J'ose espérer que par la suite, au fur et à mesure que nous nous familiariserons avec les questions monétaires, nous serons en mesure de raffiner ces moyens, destinés à nous permettre d'obtenir des résultats toujours améliorés. De toute façon, ce chapitre s'efforce bien moins de discuter le contenu de tel ou tel type de réglementation que de suggérer qu'en donnant force de loi à une réglementation de la masse monétaire on parviendrait au même résultat qu'on serait en droit d'attendre de la part d'une banque centrale indépendante, mais qui, en fait, en est incapable.

1. A Program for Honelarv Slabi/itr. pp. 77-99.

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Il me semble qu'une telle règle constitue la seule solution réalisable et à notre portée, si nous voulons faire de la politique monétaire un des piliers de la société libre, et non une menace pour ses fondations .

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TROISIÈME PARTIE

VERS UNE RÉFORME DU SYSTÈME MONÉTAIRE

INTERNATIONAL

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CHAPITRE PREMIER

LA PHILOSOPHIE DES ACCORDS MONÉTAIRES

INTERNATIONAUX!

L'une des principales sources de confusion dans les débats concernant les accords monétaires internationaux est la tendance à se référer non à « un », mais à « l' »éta­lon-or, comme si le terme « étalon-or» avait une signifi­cation unique et évidente. Il y a quatre ans, dans une étude intitulée « Real an Pseudo Gold Standards2 », j'ai souligné l'ambiguïté du terme et, en particulier, l'impor­tance de la distinction à établir entre deux grandes classes d'accords monétaires, désignées toutes deux sous le nom de gold-standard : l'une - celle des véritables gold-standards - est absolument conforme aux princi­pes libéraux, mais n'est d'ordinaire sérieusement soute­nue que par une petite minorité, et reste complètement étrangère aux alternatives politiquement réalisables; l'autre - celle des « pseudo go Id-standards » - contre­dit formellement les principes libéraux, mais est pourtant soutenue par un certain nombre de libéraux, qui tous font la confusion ou l'erreur de jugement les portant à croire que, tôt ou tard, la forme tendra à se rapprocher

1. Titre original : The Po/itical Economy of International Monetar)' Arrangements. Version légèrement retouchée d'une étude présentée à la quinzième Assemblée générale de la Société du Mont-Pèlerin, à Stresa, Italie, en septembre 1965 et publiée en français dans les Fondemellts philosophiques des systèmes économiques, avec des textes de Jacques RUEFF, « Bibliothèque économique et politique », Payot, 1967.

2. Egalement présentée lors d'une assemblée de la Société du Mont-Pèlerin, et publiée postérieurement sous ce titre dans le Journal of Law and Economies, IV, octobre 1962, ainsi qu'en allemand, dans Ordo, 1962.

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du fond. Cette majorité virtuelle pour « un » gold-stan­dard ne donne que l'apparence illusoire d'un accord, car cet accord est en grande partie basé sur des mots, et dissimule une profonde divergence quant à la significa­tion qu'il faut donner à ces mots.

Dans ce chapitre, je vais tout d'abord résumer, en termes légèrement différents, le sujet traité dans mon article précédent; j'examinerai ensuite une série de problèmes auxquels j'avais alors simplement fait allu­sion, mais sans les discuter, à savoir les implications politiques des différentes possibilités d'accords monétai­res internationaux.

Monnaie unifiée contre monnaies nationales liées par des taux fixes.

J'ai établi une distinction importante entre une mon­naie unifiée et un ensemble de monnaies distinctes, liées entre elles par des taux de change fixes, avec ou sans l'aide du mécanisme de l'or. L'exemple le plus évident d'une monnaie unifiée est l'utilisation, dans des régions différentes, d'une monnaie absolull}ent ident!que - tel le dollar américain dans les divers Etats des Etats-Unis, ou la livre sterling dans différentes parties du Royaume-Uni. Cependant, d'un point de vue économi­que, on peut aussi parler de change unifié, lorsque divers pays attribuent des noms différents à la même monnaie, ou utilisent du papier-monnaie dont seules les images varient ou bien dont l'impression est en plusieurs lan­gues. A condition toutefois que ces appellations multi­ples désignent toutes un moyen commun en qui chaque monnaie locale soit continûment convertible à un cours déterminé et invariable, sans discussion ni intervention possibles de la part d'une autorité politique. Un « vérita­ble» étalon-or ou étalon-argent en est un exemple manifeste. Ce n'est pas parce qu'on emploie dans maints pays les mots «dollar », «livre », ou «franc» pour désigner des unités monétaires donnant droit à des quantités d'or déterminées que le change en est moins unifié. Il y a aussi beaucoup d'exemples moins évidents. Le dollar de Hong-Kong est une monnaie unifiée avec la livre sterling britannique; il en est de même - il en était,

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devrais-je dire - pour le dollar de Singapour jusqu'à l'indépendance de la Malaisie. . Des éléments d'une monnaie unifiée circulant sur différentes places auront des taux de change dont la çonvertibilité ne sera pas rigoureusement fixe. Aux Etats-Unis par exemple, avant l'instauration de la com­pensation au pair par le Federal Reserve System, il y avait des marchés actifs du change intérieur. On pouvait changer un dollar payable à Chicago pour une valeur parfois plus grande qu'un ·dollar payable à New York et parfois moindre. De 1879 à 1914, quand fonctionnait l'étalon-or (qui fut bien proche de ce qu'on appelle une monnaie unifiée), le prix du dollar américain exprimé en livres sterling variait à l'intérieur des points d'or. A l'heure actuelle, le prix d'un dollar de Hong-Kong exprimé en livres sterling varie légèrement d'un jour à l'autre. Dans tous ces exemples, l'étroitesse de la varia­tion est due à des forces du marché, à la faiblesse des frais de transport des devises, et non à une fixation administrative des prix. Ceci est comparable aux prix locaux du sucre qui varient, par exemple, entre les régions où le commerce du sucre se fait librement, sans barrières douanières, primes à l'exportation, ou autres formes de « manipulation» des prix gouvernementaux ou privés.

Comme le suggèrent ces exemples, la caractéristique économique décisive d'une monnaie unifiée est précisé­ment que les transferts de devises se font automatique­ment, sans qu'aucune action administrative ne soit nécessaire pour les effectuer, ni ne puisse en entraver la réalisation. Si un résident d'Illinois effectue un paiement à un habitant de New York, cette transaction, en elle­même, réduit nécessairement les encaisses monétaires des habitants de l'Illinois, et augmente celles des New­Yorkais - ce qui est encore plus évident quand ce paiement revêt la forme d'un transfert littéral de mon­naie. Si l'ensemble des résidents d'Illinois verse aux habitants de New York davantage qu'ils ne reçoivent en retour, la quantité de monnaie détenue en Illinois dimi­nuera alors nécessairement en raison de cette opération (à condition de négliger les paiements et transferts en provenance d'autres zones) tandis que la quantité déte­nue par les New-Yorkais augmentera nécessairement.

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Confrontons cette situation à une autre qui, à première vue, paraît être la même : celle où deux monnaies nationales sont liées par des taux de çhange stabilisés par les gouvernements. Un habitant des Etats-Unis a le choix entre deux moyens pour effectuer un paiement à une personne habitant en France. Il peut acquérir des francs français au cours officiel auprès du Federal Reserve System ou de la Trésorerie américaine (en un ou plu­sieurs retraits), puis transférer ces francs au résident français. Dans ce cas, la quantité de francs détenue par les résidents français augmentera automatiquement. Que la quantité de dollars détenue par les Américains dimi­nue ou non dépend de l'emploi que fera le Federal Reserve System des dollars ainsi transférés. Il peut, s'il le désire, empêcher que cette transaction réduise la quan­tité de dollars aux États-Unis, en autorisant seulement une diminution de ses propres réserves de francs fran­çais. L'autre possibilité offerte au résident américain est de virer au Français un solde créditeur en dollars, que la Banque de France lui changera en francs. Dans ce cas, la quantité de dollars détenue par les Américains dimi­nuera automatiquement, mais l'augmentation ou la diminution de la quantité de francs en possession des résidents français dépend de la façon dont la Banque de France s'est procuré les francs remis au Français: elle peut, soit les créer, soit les acquérir au moyen d'opéra­tions d'open-market. Et, naturellement, la Banque de France de même que le Federal Reserve System peuvent, s'ils le désirent, compenser l'augmentation des avoirs en francs, dans le premier cas, ou la diminution des avoirs en dollars, dans le second. Si l'ensemble des habitants des États-Unis versent aux résidents français davantage qu'ils ne reçoivent en retour, le montant des devises détenues par l'ensemble des Américains diminuera alors, en raison de cette opération (en négligeant, bien sûr, les paiements et transferts en provenance d'autres zones), à condition, et seulement à condition que le Federal Reserve System le veuille bien ; de même, la quantité de devises en possession des résidents français n'augmen­tera que si telle est la volonté de la Banque de France.

Il est évident que je suis en train de schématiser à l'extrême, et peux ainsi donner l'impression de m'atta­cher à des choses évidentes et de peu d'importance. La

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distinction que je souligne ici est pourtant capitale. Avec une monnaie unifiée, il ne peut y avoir de déséquilibre de la balance des paiements. Une région peut avoir des difficultés économiques, ou subir une baisse des prix ; il se peut que ses habitants s'appauvrissent et que certains fassent faillite; mais, en tant que région autonome, il lui est impossible d'avoir des difficultés dans sa balance des paiements. En aucun cas, il ne peut y avoir plus de problèmes pour effectuet:.1es paiements internationaux ou interrégionaux que pour les paiements intérieurs ; en fait, il n'est pas facile de dissocier ces problèmes l'un de l'autre. L'Illinois n'a pas de difficultés dans le domaine de la balance des paiements - et ne possède même pas de statistiques retraçant le déficit ou l'excédent de sa balance extérieure. Hong-Kong est exactement dans la même position.

Les problèmes relatifs à la balance des paiements sont une conséquence de la substitution d'un système de monnaies nationales liées par des taux fixes à un système monétaire unifié, ce qui revient à dire qu'elle est la conséquence de l'intervention dans les paiements d'une agence administrative, en général d'une banque centrale nationale. Une banque centrale ou son équivalent est une condition nécessaire pour que des difficultés surgis­sent dans la balance des paiements. Dans les conditions présentes, on peut aller plus loin ; à quelques exceptions près, c'est à la fois la condition nécessaire et suffisante pour qu'il y ait des difficultés occasionnelles dans la balance des paiements. La Malaisie en fournit un bel exemple, qui permettra de vérifier ce qui vient d'être dit.

Avant la proclamation de son indépendance, elle n'avait ni banque centrale ni difficultés dans la balance des paiements. La monnaie locale était « forte» et les réserves en devises abondantes. Il y a quelques années, elle créa une banque centrale. Je prédis que, d'ici quel­ques années, elle rejoindra les autres « pays en voie de développement» - pour employer ce récent euphé­misme - et subira une crise du change.

Ce qui précède met en évidence la raison pour laquelle une banque centrale est la condition nécessaire pour engendrer des difficultés dans la balance des paiements. La raison qui fait qu'elle devrait si souvent être une condition suffisante est à peine moins évidente. Avec

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une monnaie unifiée, les ajustements tendent à être immédiats et graduels. Une petite sortie de devises produit une petite réaction interne, et, inversement, il y a peu de chances pour que se développent de grands déséquilibres. Une banque centrale pourrait intervenir de façon à obtenir exactement les mêmes résultats - en fait, c'était le but du British Bank Act de 1844, bien que, malheureusement, il ne fût applicable qu'aux billets et non aux dépôts. Mais une banque centrale n'est pas obligée d'agir en vue d'obtenir les résultats identiques à ceux que donne un système de monnaie unifiée et il est peu probable qu'elle le fasse. En effet, elle serait réduite à n'être qu'une machine absolument superflue, dont les dirigeants n'auraient d'autre rôle que de suivre les indi­cateurs importants. Or les gouverneurs des banques centrales, comme nous tous, veulent jouer un rôle, exercer une influence sur le cours des événements. Et dans le climat politique d'aujourd'hui, étant donné la responsabilité explicitement attribuée au gouvernement et effectivement assumée par lui dans la vie économique, le haut fonctionnaire d'une banque centrale qui ne se servirait pas de ses pouvoirs, ne garderait pas longtemps son poste.

Par conséquent, les banquiers exercent, à proprement parler, un « jugement» décidant que telle sortie ou rentrée de devises est temporaire et qu'il faut la compen­ser et l'empêcher d'avoir une répercussion sur la masse monétaire; ou bien, qu'elle est « structurelle» et doit être renforcée. Inutile de le dire, la compensation est tentante, à coup sûr, pour les sorties, et dans une propor­tion à peine moindre, pour les rentrées. Cette interven­tion est parfois une politique correcte et souhaitable, car elle évite des ajustements qui, bien que minimes, ne sont pas nécessaires. De temps en temps, malgré tout, le jugement est erroné ; auquel cas les interventions per­mettent que des désajustements minimes en amorcent de plus importants. Des mesures énergiques sont finale­ment exigées là où il aurait initialement suffi d'en prendre de moins fortes. Ce résultat est inévitable et ne comporte aucune critique des responsables des banques centrales. En remplissant leur tâche, ils peuvent faire mieux ou pis; mieux ils l'accompliront, moins les graves désajustements seront fréquents ; mais ils auront beau

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s'en acquitter correctement, ils provoqueront de temps à autre des déséquilibres de la balance des paiements. Ces déséquilibres entraîneront à leur tour toutes les consé­quences qui nous sont devenues familières : crises budgétaires, restrictions au commerce international, contrôle des changes par des interventions ouvertes ou déguisées.

Il n'y a rien de neuf dans tout cela. Le domaine que je viens de parcourir est fjlmilier, bien que généralement ignoré. Très connue aussi est l'autre possibilité d'accord, qui peut concilier l'existence des banques centrales contrôlant le volume de la masse monétaire, avec le libre-échange international, l'équilibre des paiements extérieurs et l'absence de difficultés dans le domaine de la balance des paiements, à savoir un système de taux de change fluctuant librement 1.

Le point fondamental est qu'une monnaie unifiée et un système de taux de change fluctuant ont tous deux la même nature, bien qu'à première vue, ils semblent très différents. Ils sont tous deux des mécanismes du marché libre, pour les paiements interrégionaux ou internatio­naux. Ils permettent tous deux aux cours du change de varier librement. Ils excluent tous deux tout intermé­diaire administratif ou politique dans les règlements entre résidents de différentes zones. L'un et l'autre sont compatibles avec le libre-échange ou avec une diminu­tion des restrictions dans le commerce international.

D'autre part, les monnaies nationales liées par des taux de change fixes, avec ou sans l'aide du mécanisme de l'or, et un système de taux de change variables, contrôlés et manipulés par des organismes gouverne­mentaux au moyen d'un change fixe ajustable ou d'opé­rations de marché effectuées au jour le jour, appartien-

1. Pour consulter les précédentes études que j'ai faites de ces quèstions, voir: « The Case for Flexible Exchange Rates », dans mes Essays in Positive Economies, University of Chicago Press, 1953, pp. 157-203 ; A Program for Monetary Stability (Fordham University Press, 1959, pp. 77-84, et ma déposition devant la Commission écono­mique mixte du Congrès américain (Joint Economic Committee of the U.S. Congress), le 14 novembre 1963, dans Hearings on the United States Balance of Payments. troisième partie, quatre-vingt-huitième Congrès, première session, U.S. Printing Office, 1963, pp. 451-458, 500-525.

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nent également à la même espèce. Ce sont tous deux des procédés interventionnistes. Ni l'un ni l'autre ne sont, à mon avis, compatibles avec un abaissement permanent des barrières douanières internationales, ils s'accompa­gnent seulement de variations de tarif, lorsque les na­tions passent d'une position excédentaire à une position déficitaire.

Les conséquences politiques des différents accords.

Jusqu'à présent, on s'est moins occupé des conséquen­ces politiques des différentes possibilités d'accords que des problèmes économiques. Pourtant, ces conséquences politiques sont aussi d'une importance capitale, et ont été grandement mises en lumière par des faits récents.

Les problèmes politiques clés sont, en substance, identiques à ceux qui surgissent à l'intérieur des pays à propos du caractère désirable d'une banque centrale indépendante : 10 Peut-on souhaiter un système dans lequel un petit nombre d'individus, qui ne sont pas directement responsables devant le corps électoral, ni même, en principe, indirectement du fait de leur soumis­sion à l'autorité de l'exécutif politique, aient tous pou­voirs pour influencer l'évolution de la vie économique en contrôlant le système monétaire? Une autorité moné­taire, en collaboration avec les autorités exécutive, légis­lative et judiciaire, est-elle à désirer? 20 Souhaitable ou non, est-elle possible? Un tel système peut-il durer?

J'ai longuement exposé dans un chapitre précédent pourquoi j'avais répondu négativement à la première question concernant les banques d'État). Tous les argu­ments que j'avais alors invoqués s'appliquent avec en­core plus de force, s'il est possible, au domaine interna­tional.

J'ai moi-même été complètement convaincu de la justesse de cette opinion par un livre remarquable, édité par un membre éminent de la Société du Mont-Pèlerin, Jacques Rueff : les Souvenirs d'un gouverneur de la

1. « Les solutions institutionnelles au problème de la direction monétaire », pp. 166 et suiv.

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Banque de France, d'Émile Moreau, et mes convictions ont été fortement renforcées par l'expérience contempo­raine.

Moreau fut à la tête de la Banque de France à la fin des années 1920, durant la période de stabilisation du franc et de sa réévaluation par rapport à l'or. Dans ses mémoires, il fait un récit fascinant de son expérience antérieure, et des relations entre les responsables de banques centrales de l'époque qui sont très intéressants pour notre propos actuel. Cette période est sans doute celle qui se rapproche le plus de l'idéal qui semble généralement animer la foule de ceux qui se prononcent en faveur de « la consolidation des accords internatio­naux de coopération monétaire» au moyen d'une « sur­veillance multilatérale ... exercée par les corps consulta­tifs internationaux existants», pour employer les eu­phémismes de la récente étude des représentants du Groupe des Dixl. En ce temps l'accueil favorable de l'idée de banques centrales indépendantes était à son apogée, les États-Unis même s'étant finalement bien engagés dans cette voie. Ce fut l'ère de la célébrité pour les gouverneurs des banques centrales, qui entretenaient mutuellement une correspondance et une coopération suivies : Moreau en France, Schacht en Allemagne, Strong aux États-Unis et, surtout, Norman en Grande­Bretagne. Ce fut aussi, comme M. Rueff l'a si énergi­quement souligné, l'ère du gold-exchange standard, qui, et je suis pleinement d'accord avec lui sur ce point, rendit le système beaucoup plus vulnérable qu'auparavant aux erreurs de politique monétaire. Ce fut, par conséquent, une période dont nous avons beaucoup à apprendre quant aux conséquences des accords de coopération monétaire internationale du genre de ceux que nous avons eus, et que nous sommes, semble-t-il, en train de consolider.

La position de Montagu Norman à l'égard de la politique était parfaitement claire. Si l'on en juge d'après les Mémoires de Moreau, comme d'après la biographie de Henry Clay, Norman faisait aussi peu de cas des

1. Ministerial Statement of the Group of Ten and Annex Prepared by Deputies, 10 août 1964, p. 9.

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masses populaires que des classes possédantes. Il envi­sageait un groupe de gouverneurs de banques centrales éclairés, dirigeant le monde économique comme il devait être dirigé, absolument libre de tout contrôle politique intérieur, et assez puissant pour dominer les groupes capitalistes privés. Bien qu'il ne l'eût jamais exprimé de cette façon, le but qu'il visait était une dictature bienfai­sante, exercée par une oligarchie de hauts fonctionnaires techniquement qualifiés, et désintéressés.

Aujourd'hui non plus, personne ne s'exprime de cette manière. De fait, le problème politique principal est encore de savoir quel pouvoir il faudrait donner à une telle oligarchie. (Heureusement aussi, il existe aujour­d'hui un problème politique subsidiaire qui n'existait pas alors, à savoir le choix de l'oligarchie: fonctionnai­res nationaux de banques centrales, ou fonctionnaires internationaux du Fonds monétaire international.) Ce n'est pas le but déclaré de nos accords actuels, ni d'aucune parmi les différentes propositions relatives au renforcement de la coopération moné~aire internatio­nale, que de déléguer à des banquiers d'Etat étrangers ou aux fonctionnaires d'une organisation internationale, des pouvoirs politiques d'une grande portée sur la politique économique intérieure. Mais c'est indiscuta­blement leur effet.

La réalité de ce problème fut mise en lumière de façon spectaculaire par la récente expérience britannique, juste après l'arrivée au pouvoir du gouvernement travailliste. Personnellement, je désapprouve vivement le genre de politique que le gouvernement travailliste entend appa­remment suivre, et je considère que la politique des changes imposée à la Grande-Bretagne par les banques centrales, en compensation pour le soutien de la livre sterling, lui était vraisemblablement bien préférable. Il n'en reste pas moins que la politique intérieure britanni­que, menée par des fonctionnaires qui n'étaient pas responsables devant le corps électoral britannique, n'était pas orientée selon le processus politique ordi­naire. A cet égard, je suis en parfaite sympathie avec les idées des travaillistes qui ont taxé de quasi intolérable ce droit de veto qu'ont les «gnomes de Zurich» sur la politique économique intérieure de la Grande-Bretagne.

Les changements survenus ces dernières années dans

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la politique économique des États-Unis, consécutifs aux pressions de la balance des paiements, et donc à l'in­fluence indirecte des gouverneurs des banques centrales étrangères et des autres fonctionnaires sur la politique intérieure américaine, ont été moins spectaculaires et moins progressifs, mais non moins décisifs que les changements survenus dans la politique britannique.

La puissance politique internationale acquise par l'Allemagne, et, plus récemment, par la France avec de Gaulle, par suite des excédents de leur balance des paiements, en est une manifestation tout aussi évidente. De pays vaincus et effondrés, dépendants de la bonne volonté et de la pitié des États-Unis et, à moindre degré, de la Grande-Bretagne, les rôles se sont renversés au point que leur puissance politique dépasse de beaucoup leur force économique véritable l .

Il est extraordinaire de voir avec quelle fidélité cette expérience reproduit l'évolution des ' années 1920, telle que l'a révélée Moreau dans ses Mémoires en termes plus personnels. Tout d'abord, Norman fut nettement le personnage principal, et son attitude envers Moreau et la France fut, pour le moins, condescendante, l'attitude du fort envers le faible, du vertueux en face du pécheur, du sage professeur devant l'élève de bonne volonté mais plutôt lent d'esprit. Mais ensuite, grâce à la surévalua­tion de la livre et à la sous-évaluation du franc, lors de leurs stabilisations respectives, la France se mit à gagner de l'or et à accumuler des avoirs en livres sterling. Moreau se trouva alors dans une position telle qu'il aurait pu, à tout moment, exclure la Grande-Bretagne du système de l'étalon-or, en retirant simplement ses avoirs en livres sterling. Et les Mémoires révèlent alors un changement radical de l'attitude de Norman envers Moreau. De distributeur d'aumônes, il devient men­diant, de pharisaïque conseilleur, il se met à quêter les conseils de Moreau, disposé à faire presque tout pour empêcher Moreau de retirer les avoirs français en livres sterling.

Je suis parfaitement d'accord avec Jacques Rueff sur

1. Ce chapitre a été rédigé pour l'assemblée générale de la société du Mont-Pèlerin en septembre 1965. (N. de. T.)

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le fait que, tout comme maintenant, la situation était aggravée par l'étalon de change or, et que, si un système de cours nationaux liés par des taux de change fixes doit exister, il est de beaucoup préférable que toutes les réserves officielles soient constituées en or plutôt qu'en devises provenant des monnaies de certains pays. Ce­pendant, je ne m'accorde pas avec lui pour soutenir qu'il est actuellement souhaitable d'évoluer vers une telle situation par le moyen d'une augmentation substantielle du prix de l'or. La raison de mon opposition réside dans le fait que la situation ne serait pas fondamentalement transformée, mais seulement rendue un peu moins insta­ble, si l'on remplaçait par de l'or la fraction des réserves officielles actuellement détenues sous forme non métal­lique. Aussi longtemps que les monnaies nationales sont liées par des cours fixes, stabilisés par des banques centrales ou autres institutions ayant toute latitude pour réagir aux rentrées et aux sorties de devises, ces institu­tions pourront exercer une grande influence sur la politique intérieure des autres pays, compenser les ren­trées ou les sorties de devises, laissant ainsi s'accumuler les désajustements.

Dans les discussions de ce genre, le débat donne parfois l'impression de se dérouler entre « internationa­listes» et « nationalistes» ; tout défenseur du système actuel ou de tout autre système, comportant des taux de change fixes, étant considéré comme un internationa­liste, et tout défenseur du taux de change flexible, comme un nationaliste. J'aime à croire que mes observa­tions antérieures ont fait comprendre qu'il n'en était pas ainsi. Le débat n'est pas entre internationalisme et nationalisme, mais entre liberté, économique ou politi­que, et interventionnisme bureaucratique, pour em­ployer un terme plus modéré que dictature. Ce n'est pas parce qu'ils sont à une échelle internationale que le collectivisme ou l'interventionnisme changent de signifi­cation. Seuls importent les rapports entre les individus, et non les rapports entre les nations ; seule importe la liberté laissée aux individus pour faire des transactions économiques ou autres, les uns avec les autres, indiffé­remment de la nation à laquelle ils appartiennent. Pour les libéraux, la nation est une unité administrative com-

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mode, un moyen, et non le but final ou l'objectif de leur politique.

Il m'a toujours semblé extrêmement curieux que tant de libéraux se soient prononcés en faveur des banques centrales indépendantes et, plus récemment, pour l'ex­tension de la coopération internationale entre les ban­ques centrales. Bien que, dans d'autres domaines, ils redoutent la puissance arbitraire, ils se sont montrés ici maintes fois favorables à ~n gouvernement dirigé par des hommes plutôt que par des lois, et aussi à une politique interventionniste plutôt qu'à une politique de marché. L'une des raisons est, sans aucun doute, la confusion entre un go Id-standard véritable et un pseudo gold­standard. Mais je pense qu'il y a deux autres raisons encore plus fondamentales.

L'une d'elles m'a été inspirée par la lecture du récent et admirable exposé de Frank Fetter' sur la théorie et la politique monétaires de la Grande-Bretagne : c'est le développement fortuit de la Banque d'Angleterre, au moment où le libéralisme britannique battait son plein. Comme Fetter le met en évidence, c'était une anomalie, d'ailleurs reconnue comme telle à l'époque, qui ne faisait pas logiquement partie du courant libéral. Le Banking Act de 1844 résulta en grande partie de la reconnaissance qu'une banque centrale indépendante, dotée d'un pou­voir discrétionnaire sur la masse monétaire, était incom­patible avec une politique de laisser-faire et de libre­échange. Il fallait que la monnaie fût mise en circulation par le gouvernement ou que la masse monétaire fût déterminée par le marché, comme sous un régime basé sur un étalon métallique. En imposant à la banque de conserver une encaisse métallique marginale de 100 %, en plus d'une circulation fiduciaire fixe, la loi Peel entendait fournir une formule mécanique supprimant toute possibilité d'intervention de la part de la banque. Malheureusement, la loi ne s'appliquait qu'aux billets, à une époque où les dépôts étaient en train de devenir de plus en plus importants. La réserve relative à la circula­tion de la monnaie scripturale laissait à la banque une

1. Frank Whitson FElTER, Development of British Monetary Ortho­doxy, 1797-1875, Harvard University Press, 1965, surtout le chapitre VI.

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liberté presque intacte. Mais, si l'on estime, comme moi, qu'il en résulta un trouble financier superflu, ou, comme tant de défenseurs de la banque l'ont soutenu, que ce fut dans l'ensemble une politique sage et bienveillante en dépit de quelques erreurs, le point crucial reste que le développement en Grande-Bretagne d'une banque cen­trale indépendante était un égarement et non la manifes­tation d'une politique libérale courante.

La seconde raison pour laquelle tant de libéraux se sont prononcés en faveur des banques centrales indé­pendantes et des accords monétaires internationaux basés sur la coopération entre ces banques, est qu'ils se sont bien souvent trouvés en accord avec leurs gouver­neurs sur des points fondamentaux. Telle fut souvent ma propre situation. J'ai beaucoup de respect pour l'habileté et la compétence des états-majors des banques centrales et des organismes financiers internationaux, j'admire leur dévouement à la tâche, et j'ai toute confiance dans le désintéressement individuel de la majorité de l'équipe actuelle. Je suis beaucoup plus en accord avec leurs opinions sur les attitudes économiques souhaitables qu'avec celles des hommes que les gouvernements amé­ricains ont le plus souvent chargés de la politique éco­nomique. Pourtant, le fait de déléguer aux gouverneurs des banques centrales des pouvoirs économiques éten­dus me semble absolument contraire aux principes libé­raux.

Qu'un tel système soit ou non souhaitable, il reste encore à savoir s'il est durable. Sur la scène intérieure, l'histoire nous fournit une réponse catégorique : les banques centrales totalement indépendantes sont des institutions de la Belle Époque. Chaque fois que se sont produites de sérieuses divergences entre leurs politiques et celles que soutenaient les autorités politiques centrales - qui reflètent généralement la politique de la Trésore­rie -, les autorités politiques ont, invariablement tôt ou tard, agi à leur guise. Lorsque, en l'absence de telles divergences, et durant de bonnes périodes, un important soutien public intervint en faveur de la Banque Centrale indépendante, son influence s'en trouva renforcée pour les périodes consécutives, mais sans lui permettre toute­fois de conserver longtemps l'avantage, bien qu'assez longtemps parfois pour faire un énorme gâchis -

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comme aux États-Unis de 1929 à 1933 -, ou pour accomplir de grandes choses, si elle a bénéficié d'une direction solide et clairvoyante - comme celle de Moreau en France durant quelques années.

Sur la scène internationale, il me semble qu'il y ait infiniment moins de chances pour qu'un tel système se montre satisfaisant en temps de crise, tout au moins dans notre monde actuel. Sur le plan national, les banques centrales sont le point d'une construction politique systématique, et s'inscrivent dans un ensemble plus vaste qui légitime leurs actions. Sur le plan international, les accords actuels sont, pour la plupart, survenus par inad­vertance. L'institution du F.M.1. fut explicitement créée, c'est incontestable; mais elle le fut à des fins qui sont presque exactement l'opposé de celles auxquelles elle allait servir - pour stimuler en fait la flexibilité des taux de change, et non pour en imposer la rigidité. La coopé­ration des banques centrales est certainement fortuite. Naturellement, ceci n'est pas une critique et ne signifie absolument pas que les accords élaborés n'étaient pas souhaitables. Comme nous le reconnaissons tous, les accords économiques et politiques les plus importants ont été élaborés de cette façon, plus souvent que d'un propos délibéré. Après tout, cette expérience et ces possibilités constituent une grande partie des arguments en faveur du marché libre.

Mais pour le propos actuel, il est plus important que ces accords soient indépendants et ne fassent pas partie d'une structure politique plus vaste. En période de troubles, ils n'obtiendront aucun soutien du fait d'une telle structure. La Grande-Bretagne et les U.S.A. sont maintenant libres de ne pas tenir compte des conseils et des pressions d'un consortium international de banques centrales quel qu'il soit. Aussi longtemps que les accords monétaires ne seront pas intégrés à une organisation politique plus large, chaque cas sera jugé séparément, et chaque fois qu'il faudra faire de très grandes concessions pour s'y conformer, le système s'effondrera. Il aplanira des difficultés d'ordre mineur, au prix d'une crise plus grave. Ceci est arrivé en 1931 au système si soigneuse­ment élaboré par Norman durant les années 1920 et en fournit un exemple saisissant. Aujourd'hui j'ai bien peur que nous n'en ayons un autre dans un proche avenir.

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Le retour à un véritable étalon-or pourrait donc être souhaitable, mais il est pratiquement impossible. Il exigerait que tous les pays renoncent à utiliser la politi­que monétaire aux fins d'influencer le marché intérieur, l'emploi ou le niveau des prix. La substitution d'un pseudo-gold-standard au pseudo-gold-exchange stan­dard actuel serait un gain positif mais minime. Tout comme l'étalon actuel, il impliquerait un intervention­nisme politique sur le commerce et les paiements inter­nationaux, ainsi que de grandes crises temporaires, et entraverait toute tentative réelle de libéralisation des échanges. L'autre alternative libérale souhaitable est un système de taux de change fluctuant librement, où l'or n'aurait aucun rôle officiel particulier. Il faudrait sup­primer toutes les restrictions actuelles concernant le droit de propriété, le transfert et le prix de l'or qui deviendrait alors une marchandise sur un marché vrai­ment libre. Comme je l'ai déjà démontré, il est paradoxa­lement plus aisé de favoriser un véritable gold-standard en suivant cette direction qu'en s'attachant délibérément à la forme du gold-standard, au mépris de son esprit. Les libéraux, moins que personne, n'ont besoin qu'on leur dise que, ce qui semble parfois le plus long chemin, est souvent le raccourci qui mène au but.

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CHAPITRE II

LES TAUX DE CHANGE FLEXIBLES!

Les économistes n'ont pas besoin d'en savoir long. Mais nous savons très bien une chose : comment provo-. quer des pénuries et des excédents. Voulez-vous provo­quer une pénurie de n'importe quel produit? Il suffit que le gouvernement fixe et soutienne un prix maximum légal, qui soit inférieur à celui qui se serait imposé autrement sur le marché. Cest ainsi, par la fixation légale des loyers maxima, qu'est apparue la grande « crise» du logement qui a sévi après la guerre. Et c'est pourquoi New York, la seule ville des Etats-Unis qui conserve encore un contrôle sur les loyers, est également la seule ville qui connaisse à l'heure actuelle un pro­blème du logement comparable à celui de l'époque d'après-guerre.

Voulez-vous provoquer un excédent de n'importe quel produit ? Il suffit que le gouvernement fixe et soutienne un prix minimum légal, supérieur au prix du marché, soit en décidant qu'il est illégal de payer un prix inférieur, soit en offrant d'acheter tout ce qui est offert au prix en question. C'est ainsi qu'on observe actuellement un excédent de jeunes gens inexpérimentés à la recherche d'un emploi parce que le gouvernement a décidé qu'il était illégal pour les entreprises de payer un salaire inférieur au salaire minimum légal. De même avons-nous été accablés pendant de si nombreuses années par les excédents agricoles parce que le gouver­nement avait fixé les prix agricoles à un niveau supé-

1. Tiré de Milton FRIEDMAN et Robert V. ROOSA, The Balance of Payments : Free vs Fixed Exchanges Rates. Rational Debate Seminars, Ameriean Enterprise Institute for Public Poliey Researeh, Washington, D.C., 1967.

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rieur à ceux qui se seraient imposés sur le marché. Le même prix fixe peut provoquer un excédent à un

moment donné, et à un autre, une pénurie. Le prix du métal argent nous en fournit un excellent exemple. Lorsque, à la fin de 1933, le gouvernement offrit d'ache­ter tout l'argent nouvellement produit aux États-Unis à un prix de 64 à 64,99 cents l'once, ce prix était de beaucoup supérieur au prix du marché (à la fin de 1932, l'argent s'était vendu sur le marché libre à un prix aussi bas que 25 cents l'once). Si l'on ajoute à cela la mise en vigueur du décret sur l'achat de l'argent, qui autorisait les achats à l'étranger et les hausses du cours fixé, on comprend que nous ayons été littéralement envahis par l'argent. Nous avons drainé la Chine, le Mexique, et le reste du monde, et plus que triplé nos stocks. Cependant, depuis 1955, le cours de l'argent se révèle inférieur à celui qui se serait imposé sur le marché, en raison de l'inflation qui sévit à l'intérieur et à l'étranger, et en dépit du prolongement de la hausse sur le cours fixé à 1,29 dol­lar l'once. Le résultat est qu'on observe une pénurie au lieu d'un excédent. Nous ne réussissons à maintenir le cours à un niveau assez bas qu'en nous défaisant rapi­dement de nos réserves. Il viendra un moment où nous serons condamnés à le laisser monter l .

Le prix du blé est appelé à suivre la même évolution, si ce n'est pas déjà fait. Pendant de nombreuses années, l'excédent provoqué par la fixation du prix du blé fut le grand problème. Nous avons été obligés de construire d'énormes aménagements pour le stockage, d'imposer aux agriculteurs de larges restrictions et de nombreux contrôles afin qu'ils limitent leur production, de tolérer des différences de prix à l'intérieur et à l'étranger, en ayant recours pour y parvenir au contrôle sur le com­merce extérieur du blé. A l'heure actuelle, étant donné l'accroissement rapide de la population mondiale et de ses besoins en nourriture, le prix du blé risque de se trouver fixé trop bas. Dans ce cas, nos stocks seront rapidement épuisés.

Comme ces exemples le montrent, la fixation des prix

1. Comme cela s'est produit peu de temps après que ce texte ait été écrit.

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LES TAUX DE CHANGE FLEXIBLES 211

est un instrument extrêmement puissant. Dans bien des cas, ses effets sont disproportionnés. Il suffit de fixer le prix seulement un peu trop haut pour qu'apparaisse un énorme excédent, car en même temps qu'il découragera les acheteurs il encouragera les vendeurs. De plus, les vendeurs déçus seront incités à multiplier leurs offres, ce qui fera paraître l'offre plus importante qu'elle ne l'est en réalité. Tous les efforts du gouvernement pour tenter de limiter l'offre se trouveront confrontés aux ruses de myriade d'offrants particlJliers qui essaieront par tous les moyens de contourner la réglementation, jusqu'à ce que naisse une sorte d'escalade continuelle, les régulations devenant de plus en plus sévères. De la même façon, il suffit de fixer le prix seulement un peu trop bas pour qu'apparaisse une énorme pénurie, le prix ayant à la fois encouragé les acheteurs et découragé les vendeurs. De plus, les acheteurs déçus ne manqueront pas de former des files d'attente de plus en plus longues.

Cette situation rappelle la loi de Micawber, telle que la rapporte Dickens : « Revenu annuel 20 livres, dépen­ses 19,6, c'est le bonheur. Revenu annuel 20 livres, dépense annuelle 20,6, c'est le malheur. »

Il est très difficile de faire comprendre ce phénomène au public - comme j'ai pu m'en rendre compte maintes et maintes fois - essentiellement en raison de la dispro­portion apparente entre la cause et l'effet. Comment se fait-il, dira l'homme de la rue, que le fait d'interdire aux propriétaires terriens d'augmenter le loyer, ce qui somme toute constitue une simple mesure de justice, puisse avoir des effets aussi éloignés que l'énorme décalage entre le nombre d'appartements demandés et le nombre d'appar­tements disponibles, les plaintes innombrables sur le manque d'espace réservé au logement, en dépit du chiffre record atteint par le nombre d'unités d'habitation par personne, le développement des marchés noirs, la détérioration des loyers, etc. Se peut-il, dira encore notre homme, que la complexité du problème de l'excédent agricole, avec sa panoplie de régulations, ses cooptations d'agriculteurs, écrasés sous les charges et condamnés à abandonner certaines terres cultivables, que tout ce problème, donc, ait pour seule origine la volonté du gouvernement de maintenir l'homogénéité des prix agri­coles ? Il doit y avoir une raison plus fondamentale.

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212 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

Et pourtant c'est la pure vérité; point n'est besoin d'aller chercher plus loin. Fixez les prix, et les problèmes se multiplieront; laissez les prix se déterminer d'eux­mêmes, et les problèmes disparaîtront comme par en­chantement. L'abolition du contrôle sur les loyers par­tout aux États-Unis excepté à New York, nous en fournit l'illustration spectaculaire : le fait que la ville de New York soit restée sous contrôle a permis de mettre le doigt sur l'origine des difficultés. L'abolition du contrôle des prix en Allemagne, décidée un dimanche après-midi de l'année 1948 par Ludwig Erhard, nous en fournit un exemple encore plus édifiant. Il n'en fallait pas plus pour délivrer l'Allemagne de ses entraves qui condamnaient sa production à stagner à un niveau de moitié inférieur à celui d'avant-guerre, et pour permettre au miracle allemand de s'opérer.

Tout ceci peut sembler bien éloigné du thème an­noncé, mais ce n'est qu'une apparence. Le problème de la balance des paiements n'est qu'un autre exemple des répercussions lointaines de la fixation des prix par le gouvernement, compliqué par deux facteurs supplémen­taires : il s'agit en premier lieu de deux sortes de prix (le prix de l'or, rapporté à différentes monnaies nationales, et le prix de ces monnaies elles-mêmes), et ces prix concernent plus d'un pays.

L'existence de deux sortes de prix est une relique du passé, qui date de l'époque où il existait un véritable étalon-or, et où le « dollar », la « livre », le « franc », n'étaient que des étiquettes accolées à un certain mon­tant d'or. Dans un tel système, le rôle du gouvernement était assimilé à celui d'un simple monnayeur, chargé avant tout de garantir le poids et la qualité de l'or, de frapper des pièces de monnaie en fonction de la de­mande, de délivrer différents certificats de garantie sur l'or, et de les retirer éventuellement de la circulation, bien qu'en pratique, le gouvernement ait émis pour sa part des garanties sans contrepartie en or. A l'intérieur du système étalon, les taux de change étaient maintenus dans des limites étroites, celles des « points d'or », non pas par la fixation gouvernementale des prix, mais par les mouvements de l'or privés, qui se manifestaient lorsque le marché connaissait des fluctuations telles qu'il devenait plus avantageux de se procurer des devises avec

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de l'or plutôt que par des opérations commerciales proprement dites. C'est de la même manière que le prix du sucre ne varie jamais beaucoup entre New York et Chicago, puisque si tel était le cas, les commerçants privés ne pourraient plus expédier leur sucre.

Les mouvements de l'or, qui maintiennent l'aligne­ment des taux de change, sont également utilisés pour créer des ajustements favorables à l'autorégulation de ses flux. Le pays qui exporte de l'or connaît un déclin de sa masse monétaire; le pays qui en reçoit, une augmen­tation. Les variations de la monnaie affectent à leur tour les revenus et les prix et, par la même occasion, la demande du commerce extérieur : celle-ci diminue dans le pays qui exporte de l'or et augmente dans le pays qui en reçoit. La clé de ce processus résidait dans son caractère complètement automatique et continu. Il n'y avait aucun moyen d'empêcher que les mouvements de l'or affectent la masse monétaire, et un faible écart appelait un faible ajustement. Il existait un système monétaire unique, au lieu d'une collection de monnaies reliées entre elles par des taux de change fixes. Une monnaie unique à l'échelle mondiale est inexistante à l'heure actuelle, bien qu'elle ait encore cours entre les différents États des États-Unis, entre la Grande-Breta­gne et quelques-uns de ses territoires coloniaux, comme Hong-Kong, et la liste des exemples ne s'épuise pas là.

Il est donc clair que la situation actuelle est très différente. L'or- est un bien dont le prix est soutenu par le gouvernement au même titre que celui du blé ou du beurre. Mais son prix n'est soutenu que vis-à-vis de l'étranger et non vis-à-vis des citoyens américains, puis­que la loi leur interdit de détenir de l'or, sauf pour un usage industriel ou à des fins numismatiques. De plus, l'or possède une propriété particulière : sa demande étrangère est très élastique, et nous pouvons toujours le vendre pour acquérir des devises. En clair, nous serions en mesure de fixer le prix de l'or, même si les taux de change n'étaient pas fixes. Par exemple, le fait que le Canada ait connu des taux de change fluctuants de 1950 à 1962 ne nous a pas empêchés de continuer à fixer le prix de l'or, alors même que ce pays est un important producteur de métal jaune. Un conflit ne serait apparu

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214 INFLATION ET SYSTÈMFS MONÉTAIRES

que si le Canada avait essayé de nous imiter en définis­sant le prix de l'or en terme de monnaie canadienne.

Le niveau auquel les taux de change sont actuellement fixés est calculé à partir du cours officiel de l'or, que chaque pays établit en accord avec le Fonds monétaire international. Mais il est bien évident que ce ne sont pas les mouvements de l'or qui maintiennent la fixité des taux de change. La plupart des pays qui ont des taux de change fixes entre eux ne sont pas libres d'acheter ou de vendre de l'or. Si les États-Unis le font indirectement sur le marché libre de Londres, avec la coopération de la Banque d'Angleterre, c'est bien moins pour stabiliser le taux de change que pour fixer le cours de l'or - au même titre qu'ils vendent de l'argent pour fixer le cours de l'argent. Nous pourrions cesser de fixer le cours de l'or sans pour autant cesser de fixer les taux de change, puisque le cours de l'or n'intervient pas davantage dans cette opération que celui du plomb, du cuivre ou de l'acier. L'or est maintenant tout au plus une couverture et ne règne plus sur le système monétaire en déterminant les variations de la monnaie. C'est pourquoi, dans ce chapitre, je suggère que nous laissions la question du prix de l'or de côté, en la considérant comme quelque chose d'annexe.

Le fait que plus d'un gouvernement soit concerné complique la situation. Considérons, pour plus de préci­sion, le cas de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Le cours officiel de la livre sterling, converti en dollars, se monte à 2,801 dollars, mais, en vertu de l'accord passé avec le Fonds monétaire international, il peut varier un peu en deçà et au-delà, approximativement entre 2,82 dollars et 2,78 dollars. Les États-Unis sont dans l'obligation d'empêcher le cours de monter au-dessus de 2,82 dollars, puisque au-delà la monnaie américaine serait dépréciée ; les Anglais, de leur côté, sont obligés d'empêcher que le cours tombe au-dessous de 2,78 -puisque en deçà la monnaie anglaise serait elle aussi dépréciée. Naturellement, rien n'empêche les deux pays d'effectuer des transactions -qui leur permettent de res-

1. Il était de 2,40 dollars, après la dévaluation de novembre 1967. Il est aujourd'hui, en 1985, de 1,29 dollar.

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pecter leurs engagements, mais c'est là une manière bien formelle de prendre ses responsabilités.

Les États-Unis ne peuvent maintenir le cours de la livre au-dessous de 2,82 dollars qu'en offrant de vendre toutes les livres offertes à ce prix-là - c'est-à-dire d'acheter tous les dollars offerts. La Grande-Bretagne ne peut maintenir de son côté le cours de la livre au-dessus de 2,78 dollars qu'en offrant d'acheter toutes les livres offertes à ce prix-là - c'est-à-dire de vendre tous les dollars demandés. Comment les deux pays peuvent-ils y parvenir?

Supposons qu'au cours de 2,82 dollars la livre, la quantité de dollars que les particuliers ou les gouverne­ments sont disposés à utiliser pour acheter des livres, qu'ils utiliseront à des fins diverses, soit supérieure à celle que d'autres particuliers ou d'autres gouvernements veulent acquérir avec des livres. Supposons maintenant que les États-Unis aient un déficit virtuel de la balance des paiements (comme c'est d'ailleurs le cas actuelle­ment). Comment pourront-ils maintenir le cours de la livre en dessous de 2,82 dollars? Il est clair que, sur le fond, il n'existe que deux manières de procéder: soit fournir les livres supplémentaires, en les tirant des réser­ves procurées par le commerce extérieur, ou en les empruntant à quelqu'un d'autre, soit inciter ou obliger les gens à changer le montant de livres qu'il souhaitent acheter. Dans l'hypothèse inverse, les mêmes disposi­tions valent en sens contraire pour la Grande-Bretagne.

Pour employer un langage devenu courant, on se trouve confronté à deux types de problèmes : un pro­blème de liquidité qui consiste à détenir assez de réserves pour répondre à la demande et un problème d'ajuste­ment qui revient à maintenir l'alignement de l'offre et de la demande. C'est précisément ce qui se passe pour le blé où le problème des liquidités est celui du stockage et du déstockage, tandis que le problème de l'ajustement réside dans la limitation de la production ou dans la stimulation de la consommation.

Apparemment, il existe un moyen bien simple de résoudre le problème des liquidités : renverser les rôles. Il suffirait de laisser la Grande-Bretagne maintenir elle-même le cours de la livre, en offrant pour ce faire de vendre une quantité illimitée de livres à 2,82 dollars, et

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de laisser les États-Unis maintenir le cours de la livre au-dessus de 2,78 dollars, en offrant d'acheter une quantité de livres illimitée. Ils ont toujours la possibilité de le faire: la Grande-Bretagne fabrique des livres et les États-Unis fabriquent des dollars, et ainsi chacun peut répondre à ses engagements. Cependant, agir de cette façon-là signifierait pour chaque pays délivrer à l'autre un chèque en blanc sur ses propres biens et services. Si le cours de la livre avait tendance à monter, la Grande­Bretagne accumulerait des dollars ~t, en contrepartie, les biens anglais afflueraient vers les Etats-Unis. De ce fait, la Grande-Bretagne accorder~it involontairement un prêt à taux d'intérêt nul aux Etats-Unis. C'est précisé­ment ce qui est arrivé à l'Allemagne pendant de nom­breuses années : elle accepta d'importantes rentrées de dollars, ce qui signifie qu'elle exportait davantage de biens, traduits en termes de dollars, qu'elle n'en impor­tait; de manière implicite, elle exportait à crédit. Il est évident qu'aucun pays ne souhaite voir se prolonger une telle situation.

Cependant, cette approche mérite d'être mentionnée, car elle révèle l'erreur qui sous-tend toutes les discus­sions autour d'un accord international pour la création de « papier-or », c'est-à-dire de nouvelles réserves inter­nationales. En fin de compte, le plus important reste encore d'établir un accord entre les différents pays, qui leur permette d'effectuer entre eux des emprunts auto­matiques. En principe, tous les pays devraient être favo­rables à un tel accord. Mais chacun voudra qu'il soit aménagé différemment, c'est-à-dire qu'il lui permette de prêter peu tout en empruntant beaucoup. C'est la raison pour laquelle je prédis, sans craindre d'être démenti, qu'en dépit des apparences et des accords de principe, on ne parviendra pas à un accord réel'.

\. Un accord de principe pour la création de 1'« or papier}) prenant la forme de droits de tirage spéciaux a été signé par les principaux États intéressés, mais: 10 la France a déjà manifesté son refus d'y participer; 20 le détail de fonctionnement de ces droits n'a pas encore été arrêté; 30 la date prévue pour la mise en application de ces droits est repoussée à plusieurs années; 40 les montants en jeu sont très faibles par comparaison avec le montant total des réserves existant de par le monde et je demeure sceptique sur les chances d'application d'un plan visant à accroître les réserves mondiales.

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Pour en revenir au problème des liquidités des États­Unis, si l'on rejette la solution qui consiste à ce que la Grande-Bretagne accorde des conditions de crédit illimi­tées à un taux d'intérêt nul, il reste encore une possibi­lité: les États-Unis n'ont qu'à accumuler à l'avance des réserves qui, le cas échéant, leur permettront de faire face à une demande de livres excessive, ce qui représente en fait le rôle principal de nos stocks d'or, ou s'arranger pour emprunter. ; "

Il est bien évident qu'il est impossible de couvrir indéfiniment les déficits possibles en puisant dans les réserves. Les réserves ont nécessairement une limite. Il est également indiscutable qu'il serait coûteux et inop­portun de faire appel à l'emprunt d'État sans discerne­ment. D'autre part, aucun pays ne souhaite accumuler indéfiniment des devises étrangères. Les réserves ne peuvent pas faire tout le travail Un mécanisme d'ajuste­ment quelconque doit participer à l'opération.

De quels mécanismes d'ajustement disposons-nous? Le système de l'étalon-or en constitue un sans lequel les variations de la masse monétaire du revenu et des prix s'effectuent de manière interne. Finalement, la seule raison pour laquelle cette solution pose des problèmes tient à l'intervention des banques centrales. Avec une banque centrale, combler un déficit ne signifie pas obligatoirement réduire la quantité de monnaie, puisque la banque peut y pourvoir ; inversement, un excédent ne se traduit pas nécessairement par une augmentation de la masse monétaire. De fait, l'existence d'une banque centrale constitue la condition nécessaire et aujourd'hui pratiquement suffisante à la résolution du problème de la balance des paiements.

Une banque centrale peut faire de manière délibérée ce qu'un étalon-or véritable fait automatiquement. Pour corriger le déficit de la balance des paiements des États-Unis, elle pourrait réduire la quantité de monnaie (ou son taux d'accroissement) et faire baisser les revenus et les prix (ou les laisser augmenter moins vite que dans les autres pays), ce qui permettrait de faire diminuer la demande et augmenter l'offre vis-à-vis de l'extérieur.

Dans une certaine mesure, c'est ce qu'ont fait les États-Unis. Il va sans dire que la politique monétaire a été particulièrement stricte de 1956 à 1961 en raison du

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problème de la balance des paiements. Mais on devine qu'il était à la fois peu probable que les États-Unis se reposent davantage sur ce mécanisme, et peu opportun qu'ils le fissent. C'est peu probable en raison des enga­gements du gouvernement sur le plan du plein emploi. Il est à peu près inconcevable que l'administration de l'un ou l'autre des deux partis ait souhaité provoquer une récession ou une crise économique à l'intérieur afin de résoudre un problème de balance des paiements. Il eût été inopportun que les États-Unis fassent plus largement confiance à ce mécanisme d'ajustement car le commerce extérieur ne représente qu'une faible partie de l'ensem­ble de l'activité économique de notre pays. Il est absurde de vouloir ajuster les 95 % d'une économie aux 5 % qui restent, plutôt que le contraire. En milieu plus profond, cette adaptation paraît peu souhaitable, car la plupart des ajustements auxquels nous avons été contraints résultaient bien moins des changements intervenus dans les forces véritables de l'offre et de la demande, que des manipulations monétaires des autres pays.

Les partisans des taux de change fixes considèrent ce mécanisme d'ajustement comme la « discipline» impo­sée par le système qu'ils préconisent. Mais il s'agit là d'une discipline bien étrange. C'est elle qui, lors des dix dernières années, a provoqué l'inflation en Allemagne, au moins aussi sûrement qu'elle a entraîné la déflation chez nous. Elle consiste uniquement à marcher du même pas que le reste du monde, même si ce n'est pas dans la bonne direction. En tout cas, il est clair que c'est une discipline à laquelle nous ne sommes pas disposés à nous soumettre.

En dehors de la fixation des taux de change, il reste un autre mécanisme d'ajustement, qui consiste à exercer un contrôle direct ou indirect sur le montant des devises que les gens souhaitent voir entrer en leur possession. Comme vous le savez, certains pays, en particulier la Grande-Bretagne, font largement appel au contrôle des changes. Un résident anglais ne peut échanger des livres contre des dollars sans autorisation explicite d'un repré­sentant du gouvernement. On devine que cela représente un contrôle extraordinairement pointilleux de la vie quotidienne de chaque citoyen : l'endroit où il est

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autorisé à partir en vacances, les livres qu'il a le droit de lire, et ainsi de suite.

Nous avons jusqu'ici évité le contrôle des changes stricto sensu, mais nous avons multiplié les interventions dans le domaine du commerce privé de façon à la fois grave, mesquine et avilissante. On a justifié les quotas sur l'importation du pétrole, les quotas sur la viande, et je ne sais combien d'autres restrictions en prétendant qu'ils constituaient les seuls moyens de «sauver» le com­merce extérieur. Les limitations mesquines des devises accordées aux touristes ont pris le même prétexte, ainsi que nos négociations navrantes pour la mise en vigueur de quotas « volontaires» sur les importations en prove­nance de Hong-Kong, de Singapour et du Japon. Le chapeau à la main, nos hauts fonctionnaires sont allés en France, en Allemagne et ailleurs, plaider pour un rem­boursement accéléré des prêts et achats préférentiels de produits américains. Nous avons exigé que les pays qui bénéficient de l'aide accordée à l'étranger achètent des produits américains, leur donnant ainsi d'une main pour reprendre de l'autre. Nous avons prêché le libre-échange et pratiqué les restrictions. Et dernièrement, nous nous sommes même prononcés en faveur de contrôles « vo­lontaires » sur les prêts effectués par les banques et sur les investissements réalisés par les entreprises. Et ce n'est pas près d'être fini 1 •

Malgré tous ces efforts, nous ne sommes pas parvenus au résultat souhaité. Le schéma connu de la fixation des prix s'est répété d'innombrables fois. Laissez le prix fixé s'écarter un tant soit peu du prix qui se serait imposé sur le marché, et il faudra des efforts surhumains pour s'y maintenir.

En conséquence, nous avons été amenés à adopter le dernier mécanisme d'ajustement possible, c'est-à-dire la modification des taux de change. Nous professons le maintien de la rigidité du taux de change, mais, dans la pratique, nous l'avons déprécié de manière sélective. Cette attitude se résume dans la taxe d'égalisation. Sous

1. En janvier 1968, le président des États-Unis rendit obligatoires ces restrictions, ce qui revenait en fait à instituer un contrôle des changes et demander au Congrès de voter des limitations dans l'octroi de devises aux touristes.

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prétexte d'acheter des devises étrangères, le dollar a été dévalué de 15 %, et une nouvelle dévaluation a été proposée. Notre programme de réduction des échanges extérieurs ayant trait aux dépenses militaires est du même ordre: nos autorités militaires ont reçu l'ordre de comparer le coût en dollars, au taux de change officiel, de l'achat d'un article à l'étranger avec le coût de l'achat du même article aux États-Unis. Si le coût aux États­Unis dépasse le coût à l'étranger de moins de X %, l'achat doit être effectué chez nous, paradoxalement pour épargner le dollar. Je ne sais pas à quoi corres­pond X, mais je devine qu'il s'agit d'un pourcentage élevé, quelque chose comme 50 %. Le rétrécissement drastique de l'aide extérieure en fournit un autre exem­ple.

Nous nous moquons des pays d'Amérique latine qui ont multiplié les systèmes de taux de change, mais nous avons fait la même chose, en prenant bien garde que cela ne se sache pas.

Il existe une solution satisfaisante, et c'est la seule: il faut abolir la fixation des prix par le gouvernement, laisser les taux devenir des prix de marché libre et, d'une manière générale, maintenir tout simplement le gouver­nement à l'écart de la scène.

Supposons que, dans un tel système, à un cours de 2,80 la livre, la quantité de dollars que les gens veulent utiliser pour acheter des livres (afin de les dépenser, de les prêter ou de les distribuer) soit plus importante que celle que les détenteurs de livres souhaitent s'approprier. Les acheteurs les plus empressés offriront de payer davan­tage, et le prix de la livre enchérira. A mesure que son cours s'élèvera, les acheteurs de livres seront découragés - l'élévation du cours de cette devise signifiant une augmentation des prix des biens achetés à l'étranger, traduits en termes de dollars - et les vendeurs de livres seront encouragés - cette hausse signifiant pour eux qu'ils peuvent acheter davantage de biens et services américains avec un montant donné de livres. A un cours quelconque, disons 3,08 dollars, le nombre de dollars offerts correspondra au nombre de dollars demandés.

Cette hausse de 10 % du prix de la livre infléchira le coût des produits américains et anglais pour les deux nations respectives, exactement comme l'aurait fait une

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baisse des prix de 10 % aux États-Unis sans changement de prix en Grande-Bretagne, ou encore une hausse des prix de 10,% en Grande-Bretagne sans changement de prix aux Etats-Unis. Mais il serait beaucoup moins gênant de modifier les taux de change, de 10 % que de subir une baisse générale des prix aux Etats-Unis. Pour­quoi ne pas laisser à un prix unique - très flexible celui-là - le soin d'opérer l'ajustement, au lieu de multiplier les modifications de prix internes, avec tout ce que cela implique comme contraintes et comme effets marginaux? Pourquoi ne pas laisser le chien remuer la queue, au lieu de laisser la queue remuer le chien?

Comme cet exemple le montre, un système de change fluctuant élimine complètement le problème de la ba­lance des paiements - exactement de la même manière que sur le marché libre il ne peut y avoir de pénurie ou d'excédent, dans la mesure où les vendeurs agressifs sont dans l'incapacité de trouver des acheteurs, et inverse­ment. Le prix peut connaître des fluctuations, mais ne peut entraîner de pénurie ou d'excédent suffisamment fort pour provoquer une crise des échanges extérieurs. Les taux de change fluctuants mettraient fin au~ graves problèmes qui exigent que les secrétaires d'Etat au Trésor et les gouverneurs se réunissent de plus en plus souvent, pour tenter de mettre sur pied des réformes radicales. Ils mettraient également un terme aux crises accidentelles qui obligent les hauts fonctionnaires à courir frénétiquement d'une capitale à l'autre, aux ap­pels téléphoniques au milieu de la nuit entre les banques centrales qui, pour soutenir leurs monnaies respectives, sont condamnées à aligner les prêts.

En réalité, ceci constitue précisément la raison pour laquelle on se déclare généralement opposé aux taux de change fluctuants. Toutes ces personnes qui assument des responsabilités monétaires sont des gens importants, persuadés qu'ils participent à des activités de la plus haute importance. Il est impossible, pensent-ils, que ces graves préoccupations soient uniquement liées à la fixa­tion des taux de change et, par conséquent, il faut être un simple d'esprit pour voir que la libération des taux de change éliminerait les problèmes. C'est pourtant le rai­sonnement que se tenaient les conseillers associés enga­gés dans le contrôle des prix et Erhard, ce fameux été

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1948. C'est la raison pour laquelle il supprima le contrôle s' des prix un dimanche, alors qu'il n'y avait personne dans d ses bureaux pour contredire ses décisions. n

Dans un système de taux de change fluctuants, le t: problème des liquidités disparaît. Les réserves de devises d officielles deviennent inutiles, puisque les particuliers ti peuvent y pourvoir, exactement de la même manière que n lorsqu'il s'agit de biens échangés sur le marché libre. Si tl un mouvement quelconque des taux de change semble a provisoire, il sera dans l'intérêt des détenteurs privés de s devises de l'amortir par la spéculation, et on peut comp- a ter sur eux pour le faire. e

Avec des taux de change fluctuants, nous pourrions \l

donc mettre un terme aux négociations décevantes et t inefficaces pour la mise en place d'un nouveau système <l monétaire international, négociations qui, de toute fa- q çon, sont condamnées à l'échec. Et, mieux encore, nous r pourrions abandonner sur-le-champ la taxe d'égalisation t et les contrôles de change sous le manteau.

Par-dessus tout, les taux de change fluctuants nous t permettraient de distinguer les différentes questions et i d'assurer les différents volets de notre politique natio- s nale sur des bases solides. Les politiques monétaires et ( budgétaires pourraient s'orienter vers la recherche de la 1 stabilité interne, sans pour autant être obsédées par le t problème de la balance des paiements. Nous pourrions f décider du montant de l'aide à accorder à l'étranger en ( considérant nos ressources et nos capitaux, au lieu de nous obstiner sur les termes monétaires dans lesquels 1 elle s'exprime. Nous pourrions ordonner aux autorités ( militaires d'acheter sur le marché le plus avantageux et de limiter les coût réels au minimum, au lieu de les f soumettre aux instances qui règnent sur le commerce , extérieur. Nous pourrions conduire la politique étran- f gère à la lumière de nos véritables intérêts nationaux, au ( lieu de nous occuper des conséquences des flux d'or. Sur 1 le plan du commerce extérieur, nous pourrions aban- 1 donner l'attitude du mendiant pour nous comporter 1 comme une grande nation, en nous tournant délibéré-ment vers la libéralisation des échanges sans nous préoc-cuper des problèmes de balance de paiements.

Ce dernier point exige sans doute une légère digres­sion. A mon avis, le fait que l'intérêt du libre-échange

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LES TAUX DE CHANGE FLEXIBLES 223

soit plus accessible au profane dans l'hypothèse de taux de change fluctuants ne constitue pas un de leurs moindres mérites. Avec des taux rigides, une réduction tarifaire se traduit essentiellement par une augmentation des importations, sans effet immédiat sur les exporta­tions. Il semble que les importations se soient simple­ment substituées aux produits nationaux et aient en­traîné le chômage. Il faut enchaîner les raisonnements avec subtilité pour arriver à démontrer que l'histoire ne se termine pas là et que l'augmentation des importations aura des effets indirects, qui entraîneront finalement une expansion des exportations et, d'une manière générale, un accroissement des échanges, au lieu d'une augmenta­tion du chômage. En effet, le mécanisme d'ajustement que nous connaissons à l'heure actuelle se trouve prati­quement paralysé, et il est probable que les effets indi­rects vont être de ce fait énormément retardés et terri­blement compromis.

Avec les taux de change fluctuants, une réduction tarifaire provoquerait également l'accroissement des importations prévu. Mais par quel mécanisme? Cela ne se produira que si les importateurs réussissent à obtenir des devises étrangères. Pour y parvenir, ils feront monter leur cours, ce qui favorisera automatiquement les expor­tations à destination de l'étranger. Une réduction tari­faire a donc essentienement pour effet une hausse du cours des devises et une augmentation simultanée des importations et des exportations. C'est pourquoi il est inexact de dire qu'il en résulterait une importation du chômage, même temporaire.

Les taux de change fluctuants fournissent une garantie fondamentale pour la balance des paiements si nous voulons abaisser les barrières tarifaires de manière signi­ficative. En l'absence d'une telle protection, il s'impose que la réduction de notre tarif douanier se trouve sus­pendue à une réduction symétrique de la part de nos partenaires. C'est la raison pour laquelle les négociations liées au Kennedy Round traînent tellement en longueur et sont perpétuellement sur le point d'être abandonnées.

Quels types d'objections ont-ils été soulevés contre les taux de change fluctuants ?

On a tout d'abord allégué que nous ne pourrions pas prendre l'initiative de modifier les taux de change, et que

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dans la mesure où leur fixation exige la participation de deux gouvernements, ils seront encore deux lorsqu'il s'agira de les libérer. Il y a là une part de vérité, mais cette objection n'est pas très pertinente. Les États-Unis peuvent annoncer qu'ils ne tenteront plus d'empêcher que le dollar se déprécie - c'est-à-dire que, dans le cas de la livre, ils n'empêcheront plus que son cours dépasse 2,82 dollars. Si la Grande-Bretagne veut bien s'employer à parvenir à ce résultat parfait. Elle ne peut le faire qu'en étant disposée à accumuler indéfiniment des dollars (c'est-à-dire en nous ouvrant un crédit illimité) ou en adaptant sa politique intérieure à la nôtre, afin que le marché libre se maintienne en dessous de 2,82 dollars. De toute façon, nous serons gagnants. De la même façon, si elle choisit de continuer à empêcher le cours de la livre de baisser, il n'y a pas de raison pour que cela nous préoccupe. Elle ne peut le faire qu'en puisant dans ses réserves de dollars, ce que nous devons être prêts à accepter ou, encore une fois, en alignant sa politique intérieure sur la nôtre.

A mon avis, il est très probable que si nous annoncions que notre gouvernement n'interviendrait pas davantage sur le marché des changes, bon nombre de pays aligne­raient leur monnaie sur la nôtre. Je ne vois aucun mal là-dedans, je n'y vois plutôt que du bien. Nous pourrions peut-être enfin commencer à mettre sur pied une zone monétaire vraiment homogène, au lieu de conserver une collection de monnaies reliées entre elles par des taux de change fixes. Un système de taux de change fluctuant a, sur le fond, beaucoup plus de traits communs avec un véritable étalon-or que n'en a jamais eu notre système monétaire actuel, dans la mesure où il laisse à la fois les particuliers libres d'acheter et de vendre des devises comme ils l'entendent et où il les délivre de l'emprise gouvernementale.

La seconde objection soulevée consiste à dire que les taux de change fluctuants seraient très instables et que leur instabilité viendrait renforcer les aléas et les difficul­tés qui caractérisent le commerce extérieur. Mais en réalité, rien n'implique que les taux de change soient nécessairement très instables. Lorsque le Canada a insti­tué un tel régime, de 1950 à 1962, la parité de sa monnaie est demeurée très stable. Si les taux de change fluctuants

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se révélaient très instables, ce ne pourrait être qu'en raison des politiques intérieures des nations ou de cer­tains secteurs de leur économie. Dans cette hypothèse cependant, l'instabilité demeure circonscrite, et la seule inconnue réside alors dans la forme qu'elle revêtira. Dans un système d'étalon-or à l'état pur, l'instabilité se rencontre au niveau général des prix, dans la mesure où il reflète lui-même les déséquilibres. En régime de taux de change fixes, la question stratégique se pose en termes de réserves dispon~bles de change, avec le recours au contrôle des changes si la situation le nécessite. De toute façon, les fluctuations des changes dans un régime de taux flottants constituent pour un commerçant le moyen le plus efficace de le préserver contre les dangers du protectionnisme qui pourraient apparaître dans l'avenir.

On dit encore qu'en régime de taux de change fluc­tuants, l'incertitude serait accrue par le développement d'une spéculation contraire à la stabilité. Lorsque j'ai commencé à écrire sur ce thème, il y a maintenant plus de vingt ans, j'ai pris cette objection au sérieux, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Entre-temps on a effectué un nombre considérable d'études empiriques, d'une grande précision, sur la spéculation dans un système de taux fluctuants. Aucune d'entre elles n'a fourni d'exem­ple flagrant de spéculation contraire à la stabilité, de portée suffisamment significative. La plupart illustrent avec force l'idée que la spéculation a généralement joué un rôle de stabilisateur. C'est pourquoi je pense qu'il est temps d'accorder à cet épouvantail des funérailles décen­tes, au moins jusqu'à ce que quelqu'un puisse fournir la preuve formelle qu'elle n'est pas seulement un épouvan­tail.

On accuse encore les taux de change fluctuants de réduire le pouvoir d'attraction d'un pays, en tant que centre financier. Il est fort possible que la Grande­Bretagne et, à son tour, la Suisse aient été à cet égard assez bien avisées pour maintenir des taux de change rigides. Mais cette objection ne vaut pas pour les États­Unis. Tout d'abord, notre activité financière n'est pas primordiale ; ensuite, la mise en vigueur de certaines mesures - comme la taxe d'égalisation et les contrôles « volontaires» sur les prêts accordés à l'étranger -

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226 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

destinées à maintenir la rigidité des taux, contrarie au moins autant son développement que ne le feraient des taux flottants; en troisième lieu, la formation d'un bloc « dollar », dans les termes où je l'ai suggérée précédem­ment, pourrait s'en trouver favorisée. Enfin, sans la taxe d'égalisation, les contrôles de change officieux, et les barrières tarifaires, l'usage du dollar, comme monnaie internationale, serait certainement plus répandu. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le fait de laisser les taux de change se fixer librement et de supprimer les contrôles est peut-être le meilleur moyen de renforcer la position de la place financière implantée à New York.

L'objection majeure contre les taux de change fluc­tuants a déjà été mentionnée: elle consiste à dire qu'ils supprimeraient la « discipline» que les taux fixes sont censés imposer à la politique économique intérieure et qu'ils laisseraient libre cours aux politiques inflationnis­tes irréfléchies. Cette objection aurait un certain poids si l'unique alternative résidait dans l'étalon-or. Elle a un sens pour des pays comme l'Italie et le Japon qui, à la fois, ont été menacés par des politiques hyperinflation­ni stes et ont souhaité se soumettre à la discipline de la balance des paiements, et pour lesquels le commerce extérieur constitue une part importante de l'ensemble des activités commerciales. Sa portée est négligeable en ce qui concerne les Etats-Unis. Le commerce extérieur y joue un rôle si réduit, et nous disposons de réserves si importantes, que nous pourrions négliger la balance des paiements assez longtemps avant de voir les petits problèmes se transformer en difficultés sérieuses. Quand bien même ce serait le cas, je crois que nous ne serions pas disposés à nous soumettre à cette discipline. Au lieu de cela, nous recourons aux quotas sur l'importation, aux tarifs et aux contrôles de change officieux, au nom de la même discipline qui nous a poussés à accumuler de l'or et des devises de 1945 à 1956, avec les conséquences inflationnistes qui en sont résultées. Cette sorte de contrainte se manifeste de façon asymétrique : nous lui obéissons lorsqu'elle nous fait subir l'inflation; nous lui sommes rebelles lorsqu'elle entraîne la déflation. Voilà bien une discipline dont je pense que nous pouvons nous passer.

Je crois avoir résumé tous les arguments contre les

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LES TAUX DE CHANGE FLEXIBLES 227

taux de change fluctuants; mais ce ne sont pas les vraies raisons pour lesquelles nous n'adoptons pas cette solu­tion.

Le principal motif de notre attachement aux taux de change fixes tient à la tyrannie du statu quo. Les États­Unis ont pris publiquement position en faveur de la défense du dollar. Le Président et certains hauts fonc­tionnaires se sont engagés maintes et maintes fois à ce que le dollar ne soit pas dévalué et ont affirmé que le système actuel des taux de.. change fixes était une des plus grandes réalisations de l~après-guerre, et que les États­Unis la soutiendront coûte que coûte. Lorsqu'on a pris une telle position, il faut une grande crise pour provo­quer un changemene.

Un second ordre d'explication réside dans la confu­sion entre un véritable système d'étalon-or et la carica­ture que nous connaissons à l'heure actuelle. Le public dans son ensemble, et en particulier la communauté financière, réclame avec force lamentations que l'éta­lon-or soit délivré des interventions gouvernementales, confondant ainsi les taux de change fixes de notre système actuel avec les taux de change rigides d'un véritable système d'étalon-or.

La troisième raison provient du fait que l'on ne sait pas non plus faire la différence entre le mécanisme des taux fluctuants et l'opération de dévaluation. On peut résoudre un problème spécifique de devises en modifiant le taux de change. Le système qui consiste à changer la parité des taux à intervalles réguliers, tout en demeurant à l'intérieur d'un système de taux de change fixes, est le pire de tous.

Un tel ajustement artificiel ne fournit ni la sécurité d'un taux vraiment fixe ni la souplesse d'un taux fluc­tuant. Le taux fixé de cette manière est certain d'être soumis à une spéculation déséquilibrante. Il est néces­saire de bien distinguer ce genre de pratique d'un sys­tème de taux de change fluctuants. La dévaluation du dollar, définie par une nouvelle parité fixe, serait, à mon avis, une grossière erreur, tandis qu'il serait au contraire

1. De même qu'il a fallu une grande crise de l'or pour que soit modifiée en mars 1968 notre politique de soutien du prix de l'or.

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éminemment désirable d'adopter un système de taux fluctuants.

Il reste enfin ce que nous pourrions appeler par analogie 1'« effet Arizona ». Comme vous le savez, le taux de mortalité due à la tuberculose est plus élevé en Arizona que dans n'importe quel autre État américain. Il est clair que l'Arizona doit être un endroit très insalubre. De la même façon, les taux de change fluctuants ont souvent été adoptés en dernier ressort par des pays qui connaissaient de graves crises financières, alors que toutes les autres solutions avaient échoué. C'est la raison principale pour laquelle ils ont si mauvaise réputation.

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ÉPILOGUE

LES DROITS DE TIRAGE SPÉCIAUX SONT-ILS LA PANACÉE

DU SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL?

Les principaux architectes de Bretton Woods, John Maynard Keynes et Harry D. White, attendaient du F.M.1. qu'il favorisât la mise en vigueur d'une flexibilité des changes « contrôlée », conçue à partir de niveaux assez stables. Ils recherchaient une voie moyenne entre la parfaite rigidité des taux de change qui correspondait au régime d'étalon-or d'avant la Première Guerre mon­diale, rétablie au cours des années 20, et la surenchère des dévaluations durant les années 30. Chaque pays peut modifier de son propre chef son taux de change dans une marge de plus ou moins 1 0 % et procéder à des change­ments de parité plus importants après consultation des autres membres de l'organisation. En théorie, les possibi­lités de crédit offertes par le F.M.1. étaient destinées à faciliter ces ajustements et non pas à fournir des crédits à long terme (fonction dévolue à la B.I.R.D.) ni même des réserves en monnaie ; elles devaient être constituées en or et en monnaies de réserve, c'est-à-dire à l'époque le . dollar et la livre sterling.

Dans la pratique, les accords de Bretton Woods ont eu des effets très différents puisqu'ils ont engendré à la fois une extrême rigidité et une grande incertitude dans les parités, ce qui revenait à conjuguer les inconvénients majeurs des deux systèmes qui avaient prévalu pendant les années 20 et les années 30. Les nations dominantes s'obstinèrent à défendre la fixité de leur parité. Il en résulta que les moindres déséquilibres de leur balance des paiements prirent des proportions catastrophiques,

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230 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

au point de provoquer de véritables crises. Des modifica­tions de parité s'imposèrent alors, qui furent essentielle­ment obtenues par des dévaluations. Mais au lieu d'être « contrôlées », elles se produisirent dans un climat de panique, furent accompagnées de vastes mouvements spéculatifs et donnèrent naissance à des mesures de restrictions visant les marchandises et les capitaux. Cette évolution avait pour effet de dramatiser les déséquilibres réels, de telle sorte que le taux de dévaluation retenu était trop fort, ouvrant la voie à de nouveaux déséquilibres.

Ce schéma rend compte essentiellement des crises qui ont successivement affecté la Grande-Bretagne, mais il s'applique également au cas français, tant avant 1958 qu'après 1968, ainsi qu'à de nombreux autres pays. Sur vingt et un pays « les plus développés », Margaret G. de Vries n'en relève que trois qui n'aient subi aucune variation dans la parité déclarée de leur change entre 1948 et 1967, six seulement dont la dévaluation ait été inférieure à 30 %, douze enfin dont la dévaluation ait dépassé 30 ON.

Cette institution n'a pas répondu à ce qu'on en atten­dait pour deux raisons principales. En premier lieu, Bretton Woods interpréta les modifications de parité dans les monnaies comme des ajustements de caractère discontinu, laissés à la discrétion des gouvernements intéressés (à l'exception toutefois des plus ou moins 1 % autorisés pour aménager les fluctuations cambiales au jour le jour). En second lieu, les accords de Bretton Woods ne prévoyaient explicitement aucun autre méca­nisme d'ajustement que cette forme d'aménagement circonstanciel des parités.

La première série de dispositions a pour conséquence que toute modification de change se trouve entravée et repoussée jusqu'à l'extrême limite de telle sorte que le remaniement auquel on est contraint de procéder prend alors une ampleur excessive. On a dit qu'un comité est une réunion de personnes dont aucune ne sait ce qu'il faut faire mais dont toutes s'entendent pour affirmer qu'il n'y a rien à faire. Un gouvernement constitue une

1. Margaret G. de VRIES, « Exchange Depreciation in Devcloping Countrics», I.M.F. Staff Papers. novembre 1968, p. 562.

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ÉPILOGUE 231

excellente illustration d'un comité pris au sens large, qui se révèle pratiquement incapable de procéder à des modifications légères et progressives. Son inclination naturelle' le pousse à «défendre », presque jusqu'au dernier souffle, le taux de change en vigueur.

La seconde se traduit par l'impossibilité d'empêcher qu'un léger déséquilibre se transforme en déséquilibre grave, puisque aucun mécanisme d'ajustement ne se trouve mis en mouvem~nt par l'apparition d'écarts de faible amplitude entre les recettes et les paiements.

De quel mécanisme d'ajustement pourrions-nous dis­poser? Comme je l'ai moi-même noté dans le chapitre précédentl, il n'en existe que trois: l'ajustement par les prix et les revenus, l'ajustement par l'intervention dans les échanges commerciaux, l'ajustement par les changes. Dans la situation présente, ces trois modes d'ajustement ont été simultanément utilisés ; mais ils ont été considé­rés comme nocifs, et les autorités leur ont opposé une résistance farouche, tout en en usant de façon contradic­toire. En vertu des politiques de « plein emploi », les pays sont aujourd'hui plus enclins à accepter l'inflation qu'entraîne un excédent de la balance des paiements, plutôt que la déflation que nécessite un déficit, à l'excep­tion toutefois de l'Allemagne. En dépit des accords de principe sur la libéralisation des échanges, les pays se sont avérés plus facilement disposés à mettre en place des restrictions sur les paiements internationaux, plutôt qu'à les supprimer. En fin de compte, cette répugnance à modifier les taux de change a rendu les dévaluations plus fréquentes que les réévaluations. La spéculation ne peut guère contraindre un pays à réévaluer, car il lui est toujours loisible de se procurer un montant presque illimité de sa propre monnaie, mais elle peut l'acculer à la dévaluation, dans la mesure où les réserves en devises étrangères dont il dispose sont par définition limitées.

Telles sont les principales raisons pour lesquelles l'accord de Bretton Woods a ouvert la porte à une période d'inflation généralisée, de contrôles intermit­tents sur les échanges commerciaux et les paiements, et

1. «Les Taux de changes flexibles », infra, pp, 209 à 228,

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232 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

de dépréciation des monnaies par rapport à l'or et au dollar.

Cette interprétation d'ensemble a naturellement été rejetée par les autorités monétaires. Elles disposaient d'une réponse toute prête pour expliquer les difficultés qui se présentaient : le manque de liquidité, panacée universelle de ceux qui sont incapables de gérer leurs affaires. Et tous font entendre la même complainte: « Si seulement nous disposions de plus de réserves pour nous tirer de ce mauvais pas. Le problème ce n'est pas que nous soyons incapables d'ajuster nos dépenses à nos recettes, c'est que nos créanciers ont la vue courte et exigent que nous le fassions trop rapidement. Si seule­ment ils acceptaient de nous laisser un tout petit peu plus de temps. »

Il en est résulté que, jusqu'à une période très récente, les responsables du système monétaire international se sont moins intéressés à l'aménagement d'un mécanisme d'ajustement plus souple et plus rapide qu'aux moyens d'obtenir davantage de réserves. L'or, disaient-ils, est limité par nature et de plus, comme les prix connaissent une hausse générale, conséquence de l'inflation mon­diale, une fraction importante de l'augmentation de la production risque d'être engloutie dans la spéculation. Les dollars, poursuivaient-ils, sont en principe illimités mais nous ne souhaitons pas subir la tutelle des États­Unis. Et de toute façon, nous ne sommes pas disposés à aligner notre politique intérieure sur celle des États­Unis. Nous désirons mener notre politique comme nous l'entendons, en évitant à la fois les ajustements « dou­loureux » et la « pénurie» de réserves.

Le point de vue selon lequel les insuffisances des réserves constituent le problème majeur des finances internationales m'apparaît complètement erroné. Sup­posons que par un miracle quelconque les réserves se soient tout à coup accrues dans tous les pays (disons par la découverte de gisements d'or jusque-là ignorés), cela changerait-il quelque chose si chacun d'entre nous se réveillait un matin en découvrant qu'il dispose de deux fois plus d'argent qu'il ne le pensait? Chaque pays, comme chacun d'entre nous, se sentira plus riche et par conséquent en mesure de dépenser davantage. Mais au moment de mettre ce désir en pratique, il se produira

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ÉPILOGUE 233

seulement une augmentation des prix telle que les réser­ves réelles reviendront au niveau où elles se situaient avant que les réserves nominales n'aient augmenté. En d'autres termes, rien n'empêche n'importe quel pays d'accumuler le volume de réserves qu'il souhaite en adoptant une politique monétaire appropriée. Donner à un pays davantage de réserves ne garantit nullement qu'il en maintiendra le niveau. La tendance naturelle porte chacun à emprunter le plus possible et à prêter le moins possible. Tous les partisans d'une augmentation des réserves sont en fait animés par cet esprit, mais la contradiction de leurs désirs rend impossible la « créa­tion» de réserves internationales importantes par l'en­tremise d'accords multilatéraux.

L'accent porté, à tort ou à raison, sur le problème des réserves additionnelles est à l'origine de l'accord sur les droits de tirage spéciaux, dont l'application est prévue pour 1970, après approbation du F.M.!. à sa session annuelle de l'automne 1969. Il semble que l'on soit parvenu à un accord au sein du groupe des Dix (consti­tué par les banques centrales et les ministres des Finan­ces des dix principaux pays non communistes) pour approuver l'émission d'un montant de 3,25 milliards de dollars en 1970, et de 3 autres milliards au cours de chacune des deux années suivantes. Cependant, ces chiffres sont quelque peu trompeurs. Aux termes de l'accord, la contribution de chaque pays doit se monter en moyenne à 30 % de la part des D.T.S. I qui lui est allouée. Si bien qu'une émission de 9,5 milliards de dollars correspond en fait à un montant de réserves supplémentaires qui se situe entre 6,6 et 9,5 milliards de dollars. Ce montant doit être rapproché du total des réserves mondiales qui s'élève à environ 70 milliards de dollars. Comme on le voit, ce supplément proposé est considérable et même énorme !

On a qualifié les D.T.S. d'« or papier», mais cette appellation est contestée par leurs partisans qui estiment qu'elle rend bien peu hommage à l'innovation. Car ces réserves devraient être une véritable monnaie fiduciaire internationale, garantie par la confiance et le crédit de

1. Droits de tirages spéciaux.

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234 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

tous les gouvernements nationaux qui se sont volontai­rement unis pour leur création 1 •

Ceci est vrai surtout en paroles. Dans la réalité, les D.T.S. sont le fruit d'une sorte de compromis et de­vraient être amenés à jouer un rôle de réserves de second ordre par rapport à l'or et au dollar. Ces réserves addi­tionnelles seront considérées avec réticence, comme une contribution à la « coopération internationale» par les pays jouissant d'un excédent et seulement bien accueil­lies, comme un crédit automatique à intérêt faible ou nul, par les pays en déficit. Ceci apparaît clairement si l'on tient compte des conditions de fonctionnement dont elles sont assorties. Certaines restrictions ont en effet été prévues, relatives au montant de l'endettement des banques centrales, ainsi qu'à celui des réserves que les pays peuvent être tenus d'accepter sous cette forme . De telles conditions ne seraient pas nécessaires si les D.T.S. avaient « plus de valeur» que l'or.

La clé du problème réside dans le fait que les D.T.S. sont des unités de paiement international, dont on ne connaît pas très bien la garantie. Il n'existe aucun gouvernement international qui puisse être tenu pour responsable de leur émission. Ils n'ont pas été mis en place pour répondre à un besoin spécifique, comme ce fut le cas pour les eurodollars. Il s'agit d'une création artificielle, qui n'a pas encore fait ses preuves et qui repose sur des fondements fragiles, puisque la coopéra­tion entre des nations souveraines est soumise à de sérieux conflits d'intérêts. Je prédis aujourd'hui que les D.T.S. se solderont par un échec mais non par une catastrophe. Un échec dans la mesure où ils décevront les espoirs immenses placés en eux, iront rejoindre la cohorte des accords et autres arrangements internatio­naux fantoches 2, ils ne seront jamais émis qu'en très petite quantité, et ils ne constitueront jamais la ou même seulement une monnaie de réserve internationale.

L'initiative de ces D.T.S. fut lancée à un moment où le

1. Ralph. A. YOUNG, « Making peace with gold », Morgan Guaranty Survey. janvier 1968, p. 13.

2. Milton Friedman vise ici les accords dits de « stand-by» qui se sont succédé surtout depuis 1956 ainsi que les accords dits de « swap» et les «bons Roosa» qui se sont multipliés de 1962 à 1964. (N. du T.)

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cours de l'or était fixé à 35 dollars l'once, à la fois sur les marchés privés et au niveau des transactions entre banques centrales. Le prix de l'or sur le marché privé ~tait maintenu par un « pool de l'or» constitué par les Etats-Unis, le Royaume-Uni, et les six autres pays dont le commerce international est le plus important. Les membres de cette organisation intervenaient pour main­tenir le cours de l'or à 35 dollars l'once à l'aide de leurs seules réserves d'or, en dehors même de l'offre de métal jaune qui pouvait se manifester par ailleurs.

Dans ces conditions, la proposition de création de D.TS. avait quelque raison d'être. Il était au moins plausible que les banques centrales se trouvent amenées à détenir des D.TS. à la place de l'or, ce qui leur aurait permis de libérer de l'or pour intervenir sur les marchés privés. Cette possibilité intéressait l'ensemble des ban­ques centrales.

Entre-temps la situation changea. En mars 1968, le « pool de l'or» cessa de fonctionner (ou se démantela) et les autorités monétaires renoncèrent à fixer le cours de l'or sur le marché libre, tout en continuant à s'accorder de le maintenir à 35 dollars l'once pour les transactions officielles entre les banques centrales. Quels qu'aient pu être les mérites des D.TS., ils disparurent dès lors que fut adopté le système des deux tiers.

Par ce mécanisme on gelait, ou tout au moins tentait de geler, les avoirs en or des banques centrales, de telle sorte que la détention de D.T.S. à la place de l'or aurait perdu toute signification. Je pense pour ma part qu'ils auraient été détenus à la place des dollars et des livres sterling. Leurs partisans espéraient qu'ils n'entreraient pas en compétition avec les autres unités monétaires mais qu'ils s'ajouteraient aux réserves déjà existantes, permettant ainsi d'accroître les réserves mondiales et d'ouvrir ainsi la voie à des pratiques plus « libérales» en matière de commerce et de paiements internationaux.

Cette présentation prend en partie sa source dans une conception erronée des réserves que nous avons précé­demment dénoncée. Une caractéristique particulière lui confère cependant quelque crédibilité. La création d'une nouvelle forme d'avoirs plus intéressante, comme par exemple les dépôts bancaires dans leur version moderne, en matière privée, conduit les détenteurs de fonds à

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236 INFLATION ET SYSTÈMES MONÉTAIRES

placer une partie de leurs avoirs sous cette nouvelle fonne et à chercher à accroître en conséquence l'ensem­ble des avoirs dont ils disposent. Si, et la condition est d'importance, les D.T.s. sont tenus pour une fonne d'avoirs plus intéressante, alors il est concevable que les gouvernements désirent détenir un montant total de réserves plus élevé. Mais le montant total des avoirs désirés augmente-t-il en fonction exacte de celui des D.T.S. ? Est-ce qu'un montant de 3,5 milliards de dollars de D.T.S. correspondra forcément à une augmentation des réserves désirées de 3,5 milliards de dollars ? Si tel n'est pas le cas, c'est que les D.T.S. auront été utilisés pour partie à la place d'autres fonnes d'avoirs.

Mais même dans l'hypothèse où la demande globale s'ajusterait exactement à l'offre globale, le recours aux D.T.S. aurait-il vraiment un effet positif? Si chaque pays s'en tient à la part qui lui est attribuée initialement et ne modifie pas son comportement, on peut penser qu'un tel équilibre sera atteint. Mais alors le rôle des D.T.S. aura été nul.

Pour que les D.T.S. atteignent les objectifs que leurs partisans leur ont assignés, il faudrait que les pays soient disposés à accepter un élargissement des fluctuations dans le montant des réserves détenues et, par consé­quent, se montrent moins impatients de rétablir l'équili­bre de leur balance des paiements. Sans aucun doute, les pays actuellement en situation de déficit accepteront de voir diminuer le montant de leurs réserves récemment grossi, mais on voit moins bien comment un mécanisme compensateur pourrait fonctionner en sens inverse. Or, sans un tel mécanisme, les D. T.S. ne constituent plus une pièce destinée à améliorer le système monétaire interna­tional, mais deviennent simplement une aide économi­que. Dans leur principe, les D.T.S. sont destinés à prolonger les modes d'ajustement qui fonctionnent à l'heure actuelle (niveau général des prix différent, prati­que restrictive différenciée visant les marchandises et les capitaux, modifications occasionnelles des parités) et à aménager cette situation de « change contrôlé », mais en définitive leurs résultats ont toutes chances d'être encore moins probants que les efforts accomplis par les pays en déficit pour rétablir leur équilibre.

C'est pourquoi je pense que dans la meilleure hypo-

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ÉPILOGUE 237

thèse les D.T.S. repousseront pour peu de temps le moment où il apparaîtra clairement que le problème fondamental des finances internationales réside dans le perfectionnement des mécanismes d'ajustement et non pas dans l'accroissement des liquidités.

La position extrême, suivant laquelle la demande globale de réserves s'accroît de façon exactement pro­portionnelle au montant des D.TS., me semble mal fondée. La thèse inveJ;se, qui veut que les D.T.S. (au-delà des 30 % que les pays sont obligés en moyenne de conserver) soient remplacés par des dollars et jusqu'à un certain point par des livres me semble beaucoup plus vraisemblable. Dans cette hypothèse, la principale conséquence de la mise en place des D.TS. serait de retarder l'adoption avouée d'un étalon-dollar qui m'ap­paraît mieux adaptée au développement du système monétaire international sans pour autant être la meil­leure. La part allouée aux États-Unis représente environ un quart du montant total des D.TS. Le fait de substituer dans une proportion équivalente des D.TS. aux dollars dans la composition des réserves des autres pays revient en définitive à un simple changement d'écriture compta­ble, sans autre conséquence. Mais au-delà de cette proportion, une semblable substitution entraînerait une transformation complète des balances de paiements courants. Les autres pays seraient alors portés à modifier leurs restrictions sur les échanges et les p,aiements en vue de réduire leur excédent vis-à-vis des Etats-Unis et au contraire de l'augmenter vis-à-vis des autres pays bénéfi­ciaires des D.TS. Le résultat sur le déficit de la balance des paiements américaine, tel qu'il est calculé par les autorités officielles, serait une réduction qui ne corres­pondrait en fait à aucune transformation des avantages comparatifs ni à aucune amélioration de la division du travail international, mais seulement à un aménagement dans le montant et la composition des réserves désirées.

Si mon raisonnement se révèle exact, la création des D.T.S. devra entraîner tout au plus une aggravation des politiques interventionnistes en matière d'échanges exté­rieurs, c'est-à-dire une réduction des pratiques « libéra­les ».

L'émission du montant total des D.TS. prévus fournit un autre exemple patent des inconvénients de la planifi-

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cation économique gouvernementale qui se trouvent encore accrus lorsqu'elle se manifeste à l'échelle interna­tionale. Les procédures politiques sont lourdes, lentes et rigides. Lorsqu'un accord est intervenu entre les nations, après bien des difficultés, il semble impossible d'en différer l'application, quand bien même les conditions qui avaient présidé à son élaboration ont disparu. Ainsi l'adoption du système du double marché qui se justifiait par la situation a remis en question la raison d'être des D.T.S. Malgré cela, ils vont être aujourd'hui mis en vigueur. Ce genre de processus est irréversible.

Avant même que les D.T.S. aient été adoptés, on s'accorde de plus en plus à voir dans les mécanismes d'ajustement une solution plus satisfaisante aux problè­mes monétaires fondamentaux que dans l'accroissement des réserves. S'il en fallait une démonstration supplé­mentaire, le fiasco de Bonn à la fin de 1968 a prouvé que la modification des parités effectuée sous l'égide du Fonds monétaire international dans le cadre d'une coo­pération mondiale constitue une solution hautement aléatoire. Lorsque tout va mal, les nations souveraines ne sacrifient que très difficilement ce qu'elles estiment être leurs intérêts nationaux à ceux de la collectivité interna­tionale, même si elles s'accordent pour reconnaître leur importance.

Cette illustration, plus que toute autre, est à l'origine du consensus croissant qui se développe, non pas dans les milieux d'économistes universitaires, mais auprès des hauts fonctionnaires des banques centrales et des instan­ces monétaires internationales, en faveur d'un accrois­sement de la flexibilité des taux de change, sous la forme d'un élargissement de la marge de flexibilité, sous celle de « taux glissants », ou par tout autre procédé de même ordre. Cette tendance devrait encore se renforcer lorsque se manifesteront les limites inhérentes aux D.T.S.

J'ai cependant peu d'espoir que l'on parvienne à un accord international valable ou à la mise en place d'un dispositif automatique fondé sur une flexibilité limitée des changes. Une telle solution se heurtera aux mêmes obstacles qu'a rencontrés l'adoption d'un système de marché des changes complètement libre, qui serait ce­pendant, à mon avis, la meilleure solution. Ces obstacles tiennent essentiellement à la réticence, du reste compré-

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hensible, à abandonner une souveraineté monétaire effective au profit d'organismes internationaux, en l'ab­sence d'un véritable gouvernement mondial. Ils se trou­vent encore renforcés par la confusion qui sévit entre souveraineté et taux de change fixe dont je me suis efforcé de dénoncer le caractère erroné!.

Le développement le plus probable dans l'avenir immédiat devrait correspondre dans ses ~randes lignes au contenu de ma conférence de Genève. La création des D.T.S. sera décidée, mais leur montant ira en dimi­nuant par rapport à l'ensemble des réserves. Ils seront détenus à la place des dollars, mais de toute façon la plupart des transactions internationales continueront à être libellées en dollars. Les personnes privées, qui en réalité détiennent la majorité des réserves financières internationales, ne pourront bien sûr pas disposer de ces D.T.S., de telle sorte qu'elles continueront à détenir des dollars et à augmenter leurs avoirs sous cette forme. Le prix de l'or sur le marché libre s'élèvera encore de façon chaotique et désordonnée, à un rythme moyen qui se situera aux alentours de 10 % par an, ce qui correspond approximativement au coût de détention du métal jaune. Le cours officiel de l'or sera maintenu à 35 dollars l'once et l'or demeurera, au moins nominalement, la réserve en dernier ressort car aucune banque centrale ne sera tentée de convertir en or des montants de dollars trop impor­tants. Elles préféreront en effet préserver une convertibi­lité même potentielle qui leur permette d'échapper aux accusations politiques que ne manquerait pas de susciter leur rattachement avoué à une « zone dollar. »

Les modes d'ajustement demeureront ce qu'ils ont été dans le passé avec seulement un recours plus fréquent aux changements de parité modérés, décidés unilatéra­lement par les nations souveraines, qui assumera la fonction souvent dévolue aux restrictions sur les mar­chandises et les capitaux. Ceci ne me semble pas être d'ailleurs une mauvaise chose. Telle pourrait être l'une des conséquences des obstacles sur les flexibilités diffé­rentielles. Même si ce genre de débat ne se concrétisait

1. Cf. infra. « les Taux de changes flexibles ~~ . 2. Genève, 24 et 2S avril 1969 : « Fiscal and Monetary Policy».

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pas dans un accord international, il pourrait cependant conduire les nations souveraines à adopter de leur propre chef ce type de solution comme mode d'ajuste­ment de leur propre taux de change. Mais aucune de ces formules ne pourra éviter l'apparition et le développe­ment de crises brutales et imprévues.

En rédigeant cet épilogue, destiné à l'édition française de mon livre, je ne puis m'empêcher de résumer briève­ment mes vues principales sur le Marché Commun. L'existence d'un véritable Marché Commun, c'est-à-dire d'une zone de libre circulation des hommes, des mar­chandises et des capitaux, remettrait en question l'un des processus d'ajustement les plus efficaces au cours des dernières décades, qui consiste à recourir à des restric­tions sur les échanges et les paiements. Dans ces condi­tions, les partenaires du Marché Commun ne dispose­raient plus alors pour aménager leurs échanges exté­rieurs que de deux modes d'ajustement: l'ajustement par les prix et les revenus (souvent désigné sous l'appellation d'« harmonisation des politiques internes») et l'ajuste­ment par les changes.

Une monnaie commune, dont l'existence a souvent été souhaitée, aurait pour conséquence d'éliminer le pro­blème des changes et de ramener l'alignement des parités aux seuls mouvements différentiels des prix et des reve­nus. Mais sa réalisation nécessiterait la création au sein du Marché Commun d'une autorité monétaire unique, c0"lme c'est le cas aux États-Unis. Il en résulterait que les Etats membres devraient renoncer à mener chacun de leur côté des politiques de « croissance» et de « plein emploi ». Une telle formule ne pourrait être, à mon avis, que la conséquence et non point le préalable de 1'« uni­fication» politique. Mais qui peut raisonnablement croire à ses chances de réalisation dans un avenir prévi­sible ?

En l'absence d'une unification politique, la seule manière de favoriser la naissance d'un véritable Marché Commun (dans les faits et de façon durable et non pas seulement sur le papier et de manière sporadique) consiste à instituer des taux de change flexibles entre les pays membres, qui permettraient à chacun d'entre eux de poursuivre librement sa propre politique économique interne sans entraver ses échanges avec les pays voisins

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ÉPILOGUE 241

puisque les variations des changes équilibreraient auto­matiquement les balances de paiements. Dans la prati­que, si les politiques économiques internes se trouvaient effectivement «harmonisées », les parités, quoique li­bres de se modifier, demeureraient en fait très stables.

Ces réflexions sur l'hypothèse d'un tel Marché Com­mun sont à l'origine de mon premier article intitulé « le Dossier des taux de change flexibles 1 », qui a été publié pour la première fois en 1953. Il avait été écrit à Paris en 1950 alors que j'étais en poste comme consultant auprès de l'organisation du plan Marshall et que j'avais été chargé d'étudier le plan Schuman du Charbon et de l'Acier. Je concluais alors qu'une flexibilité raisonnable des taux de change entre les pays membres constituait une condition primordiale au succès d'un Marché Commun, compte tenu de l'orientation politique qui présidait aux accords.

Les quelque vingt années écoulées depuis n'ont fait que renforcer mes convictions à cet égard, tant sur le plan théorique qu'en matière politique. Elles ont égale­ment accru mon scepticisme quant au triomphe de la raison. Comme c'est souvent le cas, les gouvernements semblent portés à sacrifier leurs objectifs primordiaux, c'est-à-dire le libre-échange et la prospérité véritable, à d'autres qui le sont moins, comme le maintien d'une parité fixe toujours fragile et l'illusion de sa maîtrise.

1. En américain, «The Case for Flexible Exchange Rates », repris dans Essays on Positive Economies. University of Chicago Press, 1953.

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TABLE DES MATIÈRES

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AVANT-PROPOS. - Sept ans après ................................... _ .. AVERTISSEMENT à la première édition ... ......... .. ... .... ... ..... .. . INTRODUCTION. - Querelles d'économistes, illusions et réalité ... ...... ..... .. ....... .... .......... .. ..... ............................... .... .. .

PREMIÈRE PARTIE POUR UNE RÉHABILITATION

DE LA THÉORIE QUANTITATIVE DE LA MONNAIE

Pages

9 19

21

CHAPITRE PREMIER. - L'inflation, mal incurable? 43 CHAPITRE II. - Inflation et développement économique 72 CHAPITRE III. - La demande de monnaie ............. ........... 92 CHAPITRE IV. - Les leçons de l'histoire monétaire des États-Unis ..... ...... .......... ... .... ..... .. .... ... .......... .... ... ... .. ..... .. ... .. 106

DEUXIÈME PARTIE LE RENOUVEAU

DE LA POLITIQUE MONÉTAIRE

CHAPITRE PREMIER. - Pourquoi l'économie américaine est-elle à l'abri d'une crise? ... ....... .................................... 145 CHAPITRE II. - Les solutions institutionnelles au pro-blème de la direction monétaire ... ..... .. .... ... .. ...... . ...... .. ...... 166

TROISIÈME PARTIE VERS UNE RÉFORME

DU SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

CHAPITRE PREMIER. - La philosophie des accords moné-taires internationaux .. .. ...... .... .. .. ... .. ... .... .. .. .. ... ..... ... .... . ... ... 193 CHAPITRE II. - Les taux de change flexibles ... .... ... .. .. ... . 209 ÉPILOGUE. - Les droits de tirage spéciaux sont-ils la panacée du système monétaire international? ..... ....... .. 229