français et emc ii -...

15
Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016 1 FRANÇAIS ET EMC EN BAC PRO PREAMBULE 1. QUELLES CONVERGENCES ? 2. QUE PEUT APPORTER LE FRANÇAIS À L’EMC ? 3. QUE PEUT APPORTER L’EMC AU FRANÇAIS ? 4. EXEMPLES CONCLUSION

Upload: dodan

Post on 11-Sep-2018

218 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

1

FRANÇAIS ET EMC EN BAC PRO

PREAMBULE 1. QUELLES CONVERGENCES ? 2. QUE PEUT APPORTER LE FRANÇAIS À L’EMC ? 3. QUE PEUT APPORTER L’EMC AU FRANÇAIS ? 4. EXEMPLES CONCLUSION

Page 2: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

2

PREAMBULE

« La démocratie est assignée à faire de l’éducation sa priorité. Elle est assignée à la pédagogie» écrivait Philippe Mérieux dans un article du Monde du 20 août 2016. Si l’éducation à la citoyenneté a constitué dès la IIIème république une préoccupation forte de l’école, elle est aujourd’hui et pour d’autres raisons, redevenue un enjeu éducatif majeur. « La Nation fixe comme mission première à l'école de faire partager les valeurs de la République » indique le Code de l’Education. Cette mission première se décline ensuite en objectifs dans l’ensemble des textes réglementaires du système éducatif : loi de refondation, référentiel des compétences des métiers de l’enseignement, socle commun, parcours citoyen, programmes de chaque discipline… Depuis la rentrée 2015, l’Enseignement Moral et Civique vient consacrer cet objectif en l’inscrivant dans un programme qui vise l’exercice de la citoyenneté républicaine et l’appropriation des principes de la laïcité. Un programme et des horaires cadrent cet enseignementi qui, s’il est génétiquement rattaché à sa discipline de tutelleii l’histoire, doit aussi parvenir à irriguer toutes les disciplines, et « tous les enseignements… en sollicitant les dimensions émancipatrices et les dimensions sociales des apprentissages scolaires (…) et ne saurait se réduire à être un contenu enseigné à côté des autres.» (Principes généraux, Programme d’EMC). Une étude réalisée en 2015-2016 dans l’académie de Montpellier révèle cette diversité des professeurs impliqués dans l’EMC, puisque en dehors des professeurs d’histoire géographie et lettres-histoire bien sûr majoritaires, se trouvent également des PLP Lettres-Langues, Economie-Gestion, Sciences Médico-Sociales au LP et au LGT des professeurs de Lettres, Philosophie et Langues. Cette approche transdisciplinaire ne préserve pourtant pas de deux écueils : le premier, qui serait pour les professeurs d’histoire géographie de recycler sans autre forme de procès l’ancienne éducation civique, le second qui consisterait pour tous les autres enseignants à juxtaposer l’EMC à leur discipline de référence sans créer de réelle synergie entre les deux. Réfléchir au dialogue entre l’enseignement du Français et l’Enseignement Moral et Civique vise à dépasser ce dernier écueil, en évitant de conduire l’EMC, « en plus » du français, pour parvenir à « faire autrement » du Français en y intégrant l’EMC. Le pari étant qu’en se déployant « in vitro » dans le Français, l’EMC peut le nourrir et l’enrichir, mais qu’il peut également, de façon récursive, en retirer des bénéfices. La bivalence des PLP Lettres-Histoire peut en outre trouver là un point d’ancrage didactique et pédagogique, au même titre que certaines pratiques interdisciplinaires telles que les EGLS ou les EPI. Ce mouvement centrifuge pourrait faire craindre à certains une perte d’identité des disciplines, une indistinction épistémologique, des amalgames didactiques et pour finir une grande confusion chez les élèves. Mais l’EMC n’est pas une discipline constituée, il s’agit d’un enseignement , a priori « soluble » dans toutes les disciplines. Il permet d’objectiver les débats civiques et moraux qu’elles font survenir en leur sein (dopage, républicanisme et olympisme, en EPS par exemple), qui les sous-tendent et les animent parfois (origine et histoire de l’espèce humaine, développement de l’organisme humain sous le déterminisme de ses gènes et de l’influence de facteurs environnementaux, unité de l’espèce humaine et unicité de chaque être humain, responsabilité individuelle et collective autour de la vaccination, etc. en SVT). Ces appariements entre divers disciplines et l’EMC ne soulèvent donc pas véritablement la question de l’interdisciplinarité ou de la bivalence et de l’indispensable bornage épistémologique de chacune des disciplines : il suffit seulement de trouver les points de jonction, les convergences entre EMC et disciplines constituées. Ce compagnonnage, exempt de rivalités disciplinaires, vise donc essentiellement à éviter que l’EMC ne vienne « à la place » de l’éducation civique, qu’il dépasse son giron disciplinaire avec l’histoire pour venir infuser ses valeurs, ses principes et ses méthodes dans les disciplines.

Page 3: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

3

1. QUELLES CONVERGENCES ENTRE LE FRANÇAIS ET

L’ENSEIGNEMENT MORAL ET CIVIQUE ?

� De nombreux thèmes d’EMC entrent en résonnance avec les objets d’étude de français :

EMC

FRANCAIS

SECONDE

La personne et l’égalité de droit Egalité et discrimination

Construction de l’information Des goûts et des couleurs, discutons-en Parcours de personnages

PREMIERE

Exercer sa citoyenneté dans la République française et l’U.E Les enjeux moraux et civiques de la société l’information.

Du côté de l’imaginaire Les philosophes des Lumières et le combat contre l’injustice L’homme face aux avancées scientifiques et techniques : enthousiasmes et interrogations

TERMINALE

Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique, société et environnement.

Identité et diversité Au XXème siècle, l’homme et son rapport au monde à travers la littérature et les autres arts. La parole en spectacle.

Page 4: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

4

� Les quatre dimensions du programme d’EMC peuvent s’ emboiter dans la progression en trois étapes du programme de françai s

� Des rapprochements sont possibles entre connaissanc es du programme d’EMC et

interrogations du programme de français :

Par exemple, en première :

EMC FRANCAIS

Les enjeux moraux et civiques de la société de l’information. Connaissances : questions éthiques majeures posées par l’usage individuel et collectif du numérique.

L’homme face aux avancées scientifiques et techniques : enthousiasmes et interrogations Interrogation : en quoi les avancées scientifiques et techniques nécessitent-elles une réflexion individuelle et collective ?

Ces rapprochements doivent néanmoins se prémunir de tout amalgame. Il ne s’agit pas de traiter en même temps et de la même façon ces deux points qui abordent certes un thème proche mais dont les entrées sont différentes : l’EMC pose la réflexion du point de vue éthique d’un usage alors que le Français pose une méta-question sur la nécessité d’une réflexion globale sur les progrès de la science et des techniques. La richesse du rapprochement repose bien sur un rapport de complémentarité et non d’identité entre le français et l’EMC

Page 5: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

5

� Des compétences se croisent et se complètent

Les domaines de compétences du socle commun de connaissances de compétences et de culture, se construisent aux interfaces des disciplines. On ne s’étonnera donc pas de les voir déclinées sous des formes voisines en compétences de français et d’EMC :

COMPETENCES EMC COMPETENCES FRANCAIS • Identifier et expliciter les valeurs éthiques et les principes civiques en jeu. • Mobiliser les connaissances exigibles. • Développer l’expression personnelle, l’argumentation et le sens critique • S’impliquer dans le travail en équipe.

• Entrer dans l’échange oral. • Entrer dans l’échange écrit. • Devenir un lecteur compétent et critique. • Confronter des savoirs et des valeurs pour construire son identité culturelle.

On peut également envisager l’acquisition d’une compétence d’EMC, en la déployant à travers des capacités de français. Cette distribution présente en outre l’avantage d’organiser les apprentissages en une progression structurée, comme par exemple :

COMPETENCES EMC CAPACITES FRANÇAIS

Développer l’expression personnelle, l’argumentation et le sens critique

SECONDE : Des goûts et des couleurs … Construire une appréciation esthétique à travers un échange d’opinions, en prenant en compte les goûts d’autrui.

PREMIERE : Les philosophes des Lumières… Exprimer à l’oral ses convictions, son engagement, son désaccord. Argumenter à l’écrit : énoncer son point de vue, le soutenir par des arguments, conclure.

TERMINALE : Identité et diversité Dans un débat oral, confronter ses valeurs aux valeurs de l’autre, aux valeurs collectives : présenter son opinion, entrer en contradiction, s’impliquer dans son propos. Rédiger une argumentation de type délibératif.

Page 6: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

6

2. QUE PEUT APPORTER LE FRANCAIS À L’EMC ?

� La littérature.

Comme l’a démontré la sociocritique littéraire, la littérature, mais aussi le cinéma, fournissent une inépuisable réserve d’expériences humaines, de témoignages sur les sociétés, sur les idées et sur les hommes. Leurs univers, bien que fictionnels, disposent des collections de personnages, d’objets, de lieux, mais aussi de valeurs qui diffractent le réel et en témoignent à la fois. La littérature permet certes de rêver, s’évader, s’émouvoir, mais elle permet aussi d’ausculter le réel à travers les représentations qu’elle en donne, voire d’examiner l’actualité par le biais de la « contextualisation anachronique ». Qu’elle en soit le miroir comme l’avance la critique constructiviste ou qu’elle constitue la subjectivité d’une société comme l’avance Sartre, la littérature fournit dans les deux cas un exceptionnel laboratoire du réel. Le texte littéraire pose ainsi avec une acuité singulière les grands thèmes d’EMC : de Chrétien de Troyes à Camus, en passant par Racine, Voltaire ou Zola, l’expression littéraire traite invariablement des identités, des groupes sociaux et des individus qui s’affrontent, des conflits de valeurs qui cloisonnent et des principes qui divisent. Lorsque les dénouements sont heureux, c’est d’ailleurs souvent grâce au triomphe de la connaissance sur la croyance et à la victoire des principes démocratiques et laïques. De façon très schématique et sans oublier la singularité de chaque œuvre, on puisera ainsi sans peine dans les corpus classique et moderne la matière pour aborder les thèmes « La personne et l’égalité de droits », « égalité et discrimination », et dans les œuvres postmodernes et contemporaines ce qui a trait aux thèmes « Exercer sa citoyenneté dans la République française », « Pluralisme des croyances et laïcité », « Biologie, éthique société et environnement », couvrant ainsi les champs littéraires inscrits dans les programmes de français Bac Pro. Les quatre dimensions de l’EMC, la sensibilité, le droit et la règle, le jugement et l’engagement, offrent quant à elles des entrées renouvelées pour aborder un poème, une pièce de théâtre, un roman ou pour éclairer des personnages. En quoi, par exemple, l’archétype du personnage romantique -rebelle, solitaire, désillusionné- et l’archétype du personnage réaliste -engagé au sein du collectif- posent-ils les questions de l’exercice de la citoyenneté et de l’engagement (Parcours de personnages) ? Ces quatre dimensions pourraient aussi, dans le domaine de la langue par exemple poser sous l’angle du droit et de la règle ou du rapport à l’autre, les questions de la correction orthographique, de la lisibilité de la graphie ou du soin apporté à la mise en page. Concernant la littérature, ces entrées, par thèmes et/ou dimensions d’EMC, présentent en outre un double avantage : d’une part, celui de retisser le lien entre la littérature et sa fonction anthropologique, témoin du monde, qui reste souvent un angle mort dans son approche scolaire, et d’autre part, celui de potentiellement susciter un regain d’intérêt des élèves pour les œuvres littéraires en les reliant à la vie et à la réalité. D’un point de vue didactique, on peut supposer, que de telles démarches favoriseraient une approche actualisante des textes et éloigneraient des pratiques qui s’épuisent à en décrire le fonctionnement au détriment du sens. Cependant la littérature ne se réduit pas aux thèmes qu’elle aborde. Elle se constitue elle-même en règles, conventions, rituels, aussi indispensables pour être lisible, que les règles que se donne une société pour faire collectivité. L’illusion référentielle, même requise a minima par certains courants ou auteurs, oblige à créer des univers cohérents et structurés dans lesquels évoluent de façon hiérarchisée des personnages principaux et secondaires, archétypaux ou dissidents, héros ou anti-héros, des systèmes de valeurs et des fonctionnements cohérents au niveau narratif et énonciatif. Ce sont ces règles, partagées entre auteur et lecteur, qui garantissent l’intelligibilité d’une œuvre. Peut-être est-il plus aisé pour des adolescents de convenir de la nécessité de ces règles en les découvrant dans un

Page 7: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

7

premier temps au cœur de la construction d’une œuvre plutôt que dans un règlement intérieur ? On peut aussi envisager d’interroger avec la focale de l’EMC, les procédés d’écriture, les choix discursifs ou énonciatifs d’un auteur : le narrateur omniscient est-il, plus ou moins, responsable que le narrateur interne et que nous dit de l’auteur ce choix ? À partir de quelles limites et dans quels contextes la modalisation devient-elle manipulation et soulève-t-elle des questions éthiques ? En quoi l’apologue pose-t-il la question de la liberté du lecteur, parfois aussi celle de l’écrivain ? Comment les variantes de la langue expriment-elles les diversités ? Quels procédés stylistiques caractérisent les discours totalitaires, les discours démocratiques ? Envisager le compagnonnage du français et de l’EMC oblige cependant à soulever la question des textes, des films ou des personnages subversifs, immoraux, amoraux, qui transgressent, déplacent, déconstruisent ou excèdent la norme. Comment enseigner « l’état de droit » en EMC après avoir lu Antigone en Français ? La gageure parait difficile face à une héroïne, qui transgresse les lois des hommes et des dieux mais suscite dans le même temps la sympathie et l’identification du lecteur. Rastignac, pose en ce sens moins de difficultés ! Antigone brave la loi et le pouvoir, certes, mais elle incarne aussi la liberté et son combat fait advenir la conscience individuelle. Elle promeut donc aussi des valeurs fondamentalement laïques et démocratiques et c’est précisément la tension entre cet ensemble de valeurs, a priori polarisées, qui doit être mise à jour pour comprendre l’œuvre dans sa complexité. L’EMC est dans ce cas, aussi indispensable à sa compréhension que la contextualisation historique. Cette lecture éclairée participera alors d’une expérience du jugement moral et évitera de faire passer Antigone pour un brûlot ou un manifeste. Ces œuvres et ces personnages subversifs ont donc leur place et il ne conviendrait pas de les substituer à une littérature lénifiante à visée moralisatrice telle qu’envisagée sous la IIIème république. On pourrait rajouter que par un opportun phénomène de rebond, même la littérature transgressive fournit un support de choix pour l’EMC puisque son existence ne tient qu’à la liberté que lui accorde la société qui la produit, illustrant ainsi par ricochet et mieux qu’un long discours, les valeurs républicaines et les principes démocratiques. Néanmoins, plus que tout autre, ces œuvres et ces personnages doivent mobiliser l’EMC, qui vise, rappelons-le, non pas l’enseignement de la morale mais la construction du jugement moral et de l’esprit critique. La littérature est donc un support de choix pour mettre en œuvre l’EMC. Elle offre des œuvres, des thèmes, des situations, des écritures, complexes et d’une infinie variété, qui par la décentration qu’elle induit et la diffraction du réel qu’elle produit, favorisent l’expérience du jugement moral et le questionnement autour des valeurs. Elle prémunit également d’un retour à un « catéchisme républicain » que certains ont pu craindre en voyant ressurgir le mot « moral » dans l’intitulé de cet enseignement. De façon récursive, l’approche de la littérature par le biais de l’EMC, peut permettre de restaurer sa dimension existentielle et anthropologique, en tant que témoignage des sociétés, des hommes et des idées et ainsi renouveler les pratiques de lecture autant que l’intérêt des élèves.

3. QUE PEUT APPORTER L’EMC AU FRANÇAIS ?

Les méthodes et démarches de l’EMC reposent pour l’essentiel sur trois situations discursives :

� L’oral, � Le débat � L’argumentation

Page 8: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

8

… qui correspondent précisément à trois points qui demandent à être renouvelés dans la pratique de l’enseignement du français.

� L’oral

L’apprentissage de l’oral dans la classe de français souffre parfois de quelques idées reçues parmi lesquelles on peut citer : les élèves savent de toute façon déjà parler et s’expriment naturellement, l’oral est un écrit dégradé dont le registre familier est un avatar, la qualité de l’oral relève de capacités techniques (volume/débit/intonation), il est important de mettre en confiance les élèves pour qu’ils s’expriment spontanément, etc. Les pratiques sont certes variées (exposé, compte rendu, mise en voix, lecture à voix haute, entrainement à l’oral de contrôle..) mais souvent ritualisées et trop peu interrogées en terme d’apprentissages. Le cours dialogué, modalité privilégiée, en est un bon exemple. Qualifié généralement d’activité orale, il revêt en réalité souvent une fonction strictement utilitaire qui permet à l’enseignant d’obtenir des élèves des réponses brèves et rapides aux questions qu’il pose, quand il ne s’agit pas d’un simple, et néanmoins parfois utile, contournement des difficultés rencontrées à l’écrit. L’oral ainsi pratiqué relève davantage d’un vecteur de communication économique, dont on présuppose déjà la maîtrise par les élèves, que d’un authentique objectif d’apprentissage relevant d’une didactique spécifique. Certaines capacités, attitudes et connaissances sont en effet encore trop rarement travaillées en classe. On pourrait rapidement citer la connaissance des règles conversationnelles (codes et formules de politesse, postures et regards…), des procédés de modalisation et des formes d’ajustement à l’interlocuteur, des outils de cohérence et des stratégies de progression propres à l’oral, du dosage entre répétition pour faciliter la compréhension et progression pour faire avancer les idées. On pourrait aussi citer les capacités à prendre appui sur le propos d’autrui pour intervenir et dialoguer, à accepter la contradiction, à confronter son discours aux valeurs universelles, à donner un point de vue de façon mesurée mais convaincante, à se ménager du temps dans une phrase, à reprendre une phrase mal commencée, etc. L’oral tel qu’il est conçu dans les démarches et méthodes d’EMC ne vise pas seulement à répondre à des questions, à présenter un texte, un travail ou à développer des capacités techniques, il s’attache au contraire à verbaliser le sensible, à dire quelque chose du monde, à exprimer un point de vue, à argumenter ou s’interroger, en une prise de parole des élèves nécessairement plus longue, plus complexe, plus construite et plus interactive. Il oblige cependant à adopter une nouvelle posture – qui peut être déstabilisante pour l’enseignant -où la parole de l’élève est au centre. L’oral est en effet un travail sur le langage comme sur le comportement, pour l’élève comme pour l’enseignant. Cette place centrale accordée à la parole des élèves soulève néanmoins une question à laquelle se trouvent confrontés de plus en plus souvent des professeurs qui s’avouent démunis : que faire des propos des élèves qui vont à l’encontre des valeurs à transmettre ? Les textes sont prudents : « Aucun sujet n’est a priori exclu du questionnement scientifique et pédagogique » affirme l’article 12 de la charte de la laïcité à l’école. Le programme d’EMC précise quant à lui que « cet enseignement requiert de l’enseignant une attitude à la fois compréhensive et ferme ». La question est pourtant rhétorique car l’examen des deux positions envisageables, accepter ou refuser cette parole, laisse peu de doute sur la position à adopter :

- La censurer ou la sanctionner reviendrait à se placer à l’opposé des valeurs que l’on cherche à faire partager. - L’interdire serait faire de l’école la dernière forteresse où elle ne pourrait s’exprimer alors qu’elle se répand aujourd’hui assez librement dans certains discours médiatiques et politiques. - La refuser expose au risque de la renforcer.

Constat Français

Piste EMC

Page 9: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

9

- La proscrire reviendrait à nier le principe d’éducabilité et omettre dans la foulée que les élèves sont des citoyens encore en construction.

En revanche autoriser son expression permet de :

- mieux évaluer sa teneur et son ampleur pour y apporter les réponses les plus adaptées, - rappeler que ces propos sont parfois pénalement condamnables au regard de la loi, - comprendre qu’ils sont rarement le fruit d’une réflexion construite et éclairée mais plus souvent l’appropriation sans discernement de discours entendus et colportés à leur tour, - se donner une chance de pouvoir les déconstruire en les rattachant aux corpus idéologiques qui les sous-tendent et qu’ignorent souvent les jeunes, - donner la possibilité aux élèves de découvrir d’autres points de vue grâce aux échanges dans la classe, - justifier pleinement des recherches documentaires dans les champs aussi divers que la loi, la philosophie ou l’histoire,

- convertir en connaissances ce qui ne sont bien souvent que des croyances ou des idées reçues.

Pour finir, cela rentre pleinement dans les attributions de l’EMC qui vise l’éducation à la citoyenneté. La question du « comment » prendre en compte les propos de certains élèves trouvera des propositions dans les méthodes et démarches d’EMC développées plus loin, sachant qu’un traitement différé et solidement pensé pédagogiquement semble nécessaire.

� Le débat Le débat occupe finalement une place assez limitée dans les pratiques de classe. Il se heurte parfois aux effectifs trop importants, à la crainte des enseignants de voir survenir des propos fangeux, mais aussi au manque de méthodologies pour le conduire de façon constructive. Lorsqu’il est mis en œuvre, c’est le plus souvent…à l’écrit, dans la rédaction individuelle de dialogues délibératifs. Lorsqu’il est mené à l’oral, il se réduit, trop fréquemment à l’opposition de deux thèses arbitrairement décidées qui s’opposent au sein de la classe divisée pour l’occasion en deux. Ni les pratiques d’oral précédemment citées, ni celles du débat ne répondent finalement à la première des quatre compétences assignées à l’enseignement du français en Bac pro : « Rentrer dans l’échange oral » qui insiste pourtant sur la dimension dialogique. Le lien direct entre modalités d’enseignement et objets enseignés est explicitement posé dans les démarches et méthodes préconisés en EMC. On peut en effet aisément admettre que le concept de démocratie ne peut s’accommoder d’un enseignement magistral et descendant, que l’autonomie des élèves ne peut se développer avec des exercices structuraux ou que l’acquisition de la notion de solidarité ne puisse être évaluée de façon sommative et individuelle. Pour cette raison, le débat est donc en EMC un vecteur autant qu’un objectif d’apprentissage. Soucieux de mettre en conformité démarches pédagogiques et objectifs d’enseignement, l’EMC place naturellement au cœur de ses démarches et méthodes, le débat, première émanation de la pratique démocratique, inexistant de fait, dans les régimes totalitaires où une pensée unique est imposée et le débat ou la délibération sont proscrits. Il est donc essentiel de faire débattre les élèves, d’une part pour leur faire acquérir les capacités qu’il requiert – entendre et accepter un point de vue différent, gérer un désaccord, apprendre à réaménager ou réorienter une opinion,… - et d’autre part pour leur faire prendre conscience des valeurs et principes que le débat incarne.

Constat Français

Piste EMC

Page 10: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

10

� L’argumentation

« Le diplôme du baccalauréat professionnel garantit que, au terme du cursus de formation, dans la logique du socle commun de connaissances et de compétences, le candidat est désormais capable : - d’être autonome dans la construction et la mise en perspective de ses connaissances ; - d’exprimer, en respectant autrui, un jugement et des goûts personnels ; - de réfléchir sur soi-même et sur le monde ; - de se confronter aux productions artistiques d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs - d’affirmer ses choix. » (Programmes, Français, Bac Pro, 2008) Les trois années de formation projettent ainsi l’acquisition de la démarche argumentative, à travers les différents objets d’étude, en vue de maîtriser progressivement trois stratégies : convaincre, persuader et délibérer. Cette dernière est reprécisée dans Les Ressources de français pour la classe de terminale « Argumenter » : « (…) énoncer une thèse puis une antithèse est un travail complexe, différent de celui d’énoncer un jugement personnel. On est là dans le raisonnement, le domaine des idées, qu’elles soient ou non les miennes. (…) Lorsque je délibère, je construis un raisonnement dont je suis le destinataire, parce que j’ai une décision à prendre (comme dans le monologue délibératif du théâtre classique, dans le monologue intérieur du roman). Dans un constant dialogue avec moi-même, en acceptant d’examiner tous les arguments que je connais, je raisonne pour parvenir à un jugement personnel». Pourtant les enseignants expriment de façon récurrente les difficultés rencontrées par les élèves dans la maîtrise de ce discours, ce que confirme par ailleurs chaque année l’évaluation des compétences d’écriture à l’épreuve du bac.

Indissociable de la pratique du débat, l’argumentation est naturellement au cœur des démarches et méthode de l’EMC. Développer la culture du jugement, un des enjeux majeurs de cet enseignement, repose sur l’acquisition de diverses capacitésiii, dont :

- Être capable d’argumenter et de confronter ses jugements à ceux d’autrui dans une discussion. - Être capable de rechercher les critères de validité des jugements moraux. - Être capable de remettre en cause et de modifier ses jugements initiaux après un débat argumenté. - Être capable de différencier son intérêt particulier de l’intérêt général.

On voit clairement le renfort que peut constituer l’EMC dans l’acquisition de l’argumentation en français et de façon complémentaire ce que l’enseignement du français peut fournir à l’EMC au niveau des moyens linguistiques à mettre en œuvre. Le français apporte avec la littérature un matériau d’une richesse et d’une diversité considérables pour l’EMC. Pour sa part, L’EMC, apporte à l’enseignement du français, des situations, des démarches et des méthodes innovantes, qui correspondent précisément à des domaines où les pratiques de Français demanderaient à être renouvelées et diversifiées. Ces bénéfices partagés ne sont pas ici déclinés de façon exhaustive et il en resterait bien d’autres à explorer tels que l’apprentissage de la langue, la place de l’essai, des médias, du cinéma, de la poésie, du texte engagé, les partenariats, le travail collaboratif etc. Les points de jonction et les convergences développés précédemment, entrouvrent seulement le fructueux dialogue qui peut s’établir entre le Français et l’EMC et qui justifie pleinement leur rapprochement. On voit ainsi comment, sans que l’EMC ne soit un alibi, ni le français une discipline ancillaire, leur mise en synergie les enrichit mutuellement.

Constat Français

Piste EMC

Page 11: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

11

4. EXEMPLES.

Contrairement aux programmes de l’ensemble des disciplines où prévaut la liberté pédagogique, le programme d’EMC, en vertu du principe d’harmonisation des démarches pédagogiques et des objets enseignés, préconise des démarches - le débat argumenté, le projet interdisciplinaire et le partenariat- et propose également des méthodes : le débat argumenté ou réglé, les dilemmes moraux, la discussion à visée philosophique, la méthode de clarification des valeurs, les conseils d’élèves et la technique du message clair (http://eduscol.education.fr/cid92404/emc-pratiques-pedagogiques.html). Si les deux dernières relèvent plus spécifiquement de l’EMC, en revanche, les quatre premières, voir ci-dessous, peuvent utilement être importées dans le cours de français pour venir diversifier et enrichir les pratiques enseignantes.

� Le débat argumenté ou réglé. (d’après les fiches, éduscol)

Le débat est une pratique démocratique qui vise la recherche d’un compromis ou d’un consensus sur fond de divergences voire de conflits. Il s’inscrit clairement dans deux registres de citoyenneté : le développement du sentiment d’appartenance et la volonté de participer à la vie démocratique. Il a pour corollaire l’acceptation de désaccords à la seule condition que ces derniers respectent les valeurs démocratiques et leur cadre juridique : on ne débat pas de la supériorité d’une race ou d’une religion sur une autre ou du bienfondé d’une vengeance. On procède, dans ces cas, sans censurer la parole des élèves, à des recherches documentaires, scientifiques et/ou juridiques. Pour éviter des dérives et mettre en pratique les principes enseignés, le débat se réalise selon un cadre théorique qui implique une dimension éthique (respect des règles conversationnelles), d’une dimension politique (notion de communauté de recherche et d’élaboration collective de réponses possibles à une question philosophique), et une dimension pédagogique visant à permettre aux élèves de conceptualiser leurs propos, de problématiser leurs affirmations et d’argumenter.

Page 12: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

12

La question initiale est essentielle : elle doit susciter la curiosité des élèves, permettre d’envisager diverses controverses, exclure la binarité pour privilégier la complexité. En cours de français, elle pourra par exemple émerger de la lecture d’une œuvre ou d’un texte, d’une interrogation figurant dans les objets d’études, de représentations, d’expériences ou propos d’élèves ou encore d’une liste de questions établie par l’enseignant.

Le débat s’appuie sur la préparation d’un dossier (recherches documentaires, entretiens, visites, lectures, échanges…) étayant différents argumentaires, chacun étant composé d’une succession d’arguments. Les argumentaires peuvent être bâtis selon plusieurs possibilités : l’élève défend sa propre opinion, il défend une opinion contraire à la sienne, il tire au sort une opinion… Cette préparation articule étroitement la conception du contenu et l’apprentissage des moyens pour le dire. La finalité du débat est ensuite de dégager une réponse commune, consensuelle, à partir de réponses différentes.

Le débat est dit « réglé » car les élèves se répartissent les rôles - les débatteurs, les observateurs, le(s) secrétaire(s), le(s) animateur(s), le public -. Un bilan réflexif conduit sous la forme d’un méta-débat peut venir relever les points forts et les axes de progrès, individuels et collectifs : qui a monopolisé la parole ? Qui n’a pas parlé ? Pourquoi ? Quels arguments (n’) étaient (pas) documentés ? Lesquels relevaient d’une opinion générale ? Lesquels (n’) étaient (pas) suffisamment illustrés ? L’écoute a-t-elle été attentive, active ? Les échanges respectueux ? Les prises de parole ordonnées ? etc. Le débat tirera avantage à être filmé pour faciliter l’analyse de son déroulement.

Exemple de questions pouvant faire l’objet d’un débat argumenté en français : Quelle est la responsabilité individuelle de L’étranger ? Est-il coupable, responsable, malade ? Devrait-il être exécuté /condamné / soigné/ exilé ? Vous examinerez ses propositions du point de vue de votre sensibilité, vous les confronterez à la loi et en débattrez collectivement. Dans Les Misérables, Jean Valjean peut-il se racheter de ses forfaits (vols, braconnage, évasion de prison) par son engagement humain (adoption de Cosette, recrutement de Fauchelevent, handicapé etc.) et civique (maire de Montreuil-Sur-Mer, création d’écoles et d’usines exemplaires) ? Souvenir de la nuit du 4 août, V. Hugo. Préparer différents argumentaires autour des questions suivantes : En quoi et pourquoi la grand-mère du petit défunt est une femme engagée qui s’ignore ? Quel régime se dessine derrière le portrait de Bonaparte ? Quels engagements ou actions politiques pourrait entreprendre la grand-mère à la mémoire de son petit fils ? Thème du débat argumenté animé sur le mode « émission politique » : Victor Hugo est-il un écrivain engagé ? Pour quelle cause et comment ?

� les dilemmes moraux

Le dilemme propose deux issues (du grec dilêmma qui signifie argument à deux fins) sans que l’une ou l’autre ne soit bonne ou juste a priori. Il vise à développer la capacité à juger par soi-même et à accroitre l’autonomie morale des élèves en les plaçant face à un conflit d’obligations et de hiérarchisation des règles : Claude Gueux, aurait-il dû laisser mourir de faim et de froid sa femme et son enfant, plutôt que de voler ? On appréciera ici l’indiscutable richesse qu’offre cette œuvre par rapport au fameux dialogue de Heintz, proposé dans la fiche ressource d’EMC : « La femme de Heinz est très malade. Elle peut mourir d’un instant à l’autre si elle ne prend pas un médicament X. Celui-ci est hors de prix et Heinz ne peut le payer. Il se rend néanmoins chez un pharmacien et lui demande le médicament, ne serait-ce

Page 13: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

13

qu’à crédit. Le pharmacien refuse. » Que devrait faire Heinz ? Laisser mourir sa femme ou voler le médicament ? ». Face à une même situation - voler ou laisser mourir ? - et face à une dissonance cognitive identique entre deux obligations - enfreindre la loi et voler, ou bien enfreindre les principes universels et laisser mourir ?- l’incipit de Claude Gueux offre un contexte avec toute la complexité de la réalité (le froid, la faim, le manque d’éducation, la condamnation) indispensable à toute édification d’un jugement moral, a fortiori s’il est assorti d’une prise de décision (voler ou laisser mourir). Il favorise la décentration des élèves nécessaire à une réflexion sereine et construite puisque Claude Gueux a déjà tranché le débat en choisissant de voler. Les élèves n’ont donc qu’à se consacrer à l’examen du choix de Claude Gueux, dessaisis du choix violent et brutal dans lequel les place Kolberg, inventeur du dilemme de Heintz. Cette diffraction du réel qu’offre la littérature, est un précieux atout comparé aux sources directes ou aux productions didactiques créées pour l’occasion. Cet incipit offre en outre, à l’inverse du dilemme de Heintz, une écriture, faite de prétéritions et d’apparente neutralité, qui permet de soulever en supplément la question morale de la possible manipulation dans l’argumentation.

Autres exemples :

Créon doit-il condamner Antigone ou étouffer le scandale ? Antigone doit-elle inhumer son frère en dépit de l’interdiction du roi ou se soumettre à son autorité et aux lois ?

Vaut-il la peine de mourir pour que le courrier arrive à l’heure ? (Vol de Nuit, St Exupéry).

Cyrano aurait-il dû, avant de mourir, révéler à Roxane qu’il était l’auteur des lettres ? Ce dilemme amène à mettre en tension :

� la morale => oui, il aurait dû le révéler car il aurait mis fin à un mensonge et à la manipulation dont a fait l’objet toute sa vie sa cousine,

� l’intérêt individuel => oui, il aurait dû le révéler car il aurait ainsi pu gagner l’amour de Roxane, ou a minima, retirer une reconnaissance pour son panache littéraire,

� l’intérêt d’autrui => non, il se devait de le taire, sinon il aurait trahi son ami, défunt de surcroit, et il aurait anéanti le sens de la vie de Roxane. Etc.

� La méthode de clarification des valeurs

Elle peut se définir comme une méthode d’éducation aux valeurs, fondée sur l’examen méthodique d’une expérience de vie ou de comportements. Cet examen méthodique repose sur l’étude de trois composantes : les conditions du choix réalisé (libre, sélectif, réfléchi), l’appréciation de ce choix (pour soi et pour autrui) et les actions qu’il engendre (cohérentes, et pérennes). Cette méthode vise le développement de l’autonomie morale et des capacités d’ajustement selon les aléas de la vie tout en respectant les valeurs. Elle peut aussi constituer une aide à la prise de décisions par la construction de critères de validité des jugements moraux, par la confrontation au jugement d’autrui, par la distinction entre opinions et choix, choix et stéréotypes, intérêt particulier et intérêt général. La démarche consiste, à partir d’un scénario réel ou fictif, à repérer les valeurs en jeux, expérimenter les choix possibles, discuter des choix effectués (débat argumenté).

Exemples :

Déjeuner du matin , Prévert. Une fois cernées les valeurs bafouées (respect et dignité de l’autre, égalité des genres ou valeurs de la communication) on peut inviter les élèves à poser des choix autres que celui de la narratrice (« Et moi j’ai pris ma tête entre mes mains et j’ai pleuré») : s’inscrire dans une association féministe, consulter un psychologue, obliger l’autre

Page 14: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

14

à une discussion, se résigner, se séparer, ne plus parler non plus, etc. Chaque choix devra ensuite être passé au crible pour chaque élève : ce choix est-il libre ? Plusieurs options ont-elles été envisagées avant de l’arrêter ? Les conséquences de ce choix ont-elles été clairement envisagées ? Est-il guidé par une opinion générale ou personnelle ? Ce choix est-il diffusable aux autres, crée-t-il fierté et satisfaction ? Est-il réalisable ou demeurerait-il un souhait ? A-t-il déjà été réalisé dans des situations similaires ?

La Parure, G. de Maupassant. Constituer des argumentaires en examinant du point de vue de la sensibilité, de la morale et de la loi tous les possibles narratifs de cette nouvelle : Mathilde Loison refuse de rembourser madame Forestier, Madame Forestier ne révèle finalement pas à Mathilde qu’il s’agissait d’une fausse parure, Madame Forestier rembourse Mathilde, Mathilde par fierté affirme à madame Forestier qu’elle savait qu’il s’agissait d’une fausse parure, etc.

Voyage au bout de la nuit, Céline. Le roman offre de multiples entrées dans le thème « Biologie, éthique, société et environnement » à travers la figure du médecin qu’incarne Bardamu. La méthode de clarification des valeurs pourra aborder ainsi la santé et la précarité (Bébert), l’IVG (la fille du cinquième), l’euthanasie ou la solidarité intergénérationnelle (la mère des Henrouille) en plaçant les élèves face à des scénarii qui mettent en scène des valeurs et suscitent des choix.

� La discussion à visée philosophique ou oral réflexif

La discussion à visée philosophique relève du débat réglé. Elle se dégage de toute prise de décision ou visée d’action, contrairement à la méthode de clarification des valeurs. Cette réflexion implique de sortir du « je » pour penser les questions existentielles et la condition humaine. Elle permet aux élèves de la voie professionnelle, privés d’enseignement de philosophie, d’ouvrir leur réflexion à l’universel de la raison et du jugement. La démarche se déroule en plusieurs étapes : l’examen des opinions, la mise à jour d’un problème, l’argumentation puis la conceptualisation. La démarche, qui n’exclut pas l’écrit, s’exécute en trois temps : l’exploration des idées autour de la thématique, leur confrontation puis leur structuration Dans un premier temps, sont mises au jour les idées, interrogations ou contradictions qui apparaissent. Dans un second temps, les idées émises ainsi que les exemples qui les illustrent sont récapitulées et d’autres pistes de réflexions sont éventuellement ouvertes. Le troisième temps est consacré à la conceptualisation qui synthétise et retrace le cheminement et la structure de la réflexion. Cette étape met en évidence les différentes pistes empruntées, balise les résultats momentanés d’une réflexion, pour comprendre et problématiser la thématique de départ. Exemple de mise en activité autour du thème de la laïcité, dans l’objet d’étude « Les philosophes des Lumières et le combat contre l’injustice » ou « Identité, diversité ». Supports : Articles « La liberté de pensée » et « L’inquisition », Dictionnaire Philosophique, Voltaire. Chartes de la laïcité à l’école et dans les services publics, 2084, la Fin du Monde, B. Sansal. Ce corpus réunit des textes qui posent la question de la laïcité avant la construction même du concept (ni l’idée, ni le mot n’existent à l’époque de Voltaire, pourtant le principe est en gestation), les textes réglementaires actuels (chartes) et un récit prospectif, u-chronique et dystopique. Déroulement : 1) Reformulation : recueil des idées et opinions des élèves au sein du groupe sur le thème de la laïcité. 2) Mise en regard des idées et des exemples pris dans l’actualité, les lectures, et la vie de l’établissement (signes ostentatoires/ostensibles, refus ou contestation d'activités ou/et de

Page 15: Français et EMC II - disciplines.ac-montpellier.frdisciplines.ac-montpellier.fr/lp-lettres-histoire-geographie/sites/... · Pluralisme des croyances et laïcité Biologie, éthique,

Emmanuelle GOULARD - IEN Lettres-Histoire - Académie de Montpellier - décembre 2016

15

contenus d'enseignement, conflits entre élèves autour de la nourriture à la cantine, conflits entre élèves de différentes communautés, racisme et antisémitisme, prosélytisme, refus de la mixité et violence à l'égard des filles). 3) Mise au jour des contradictions puis problématisation de la thématique : comment la laïcité met-elle en tension les concepts d’égalité et de liberté du citoyen en démocratie ? 4) Synthèse : récapitulation du cheminement des idées du groupe avec les contradictions, les accords/désaccords et leurs résolutions/persistances, les références, afin de structurer la réflexion collective et fournir à chaque élève les fondations d’une réflexion éclairée. La carte mentale est particulièrement adaptée pour ce travail de synthèse.

CONCLUSION

Le pluralisme des opinions et des croyances, la circulation des idées et des individus, fondent les principes mêmes des sociétés démocratiques et laïques contemporaines. C’est aussi, paradoxalement, ce qui les fragilise aujourd’hui par l’affaiblissement du contrat social, par l’émergence de replis identitaires et de formes de radicalismes et de populismes. L’EMC répond donc à une nécessité sociétale, « la démocratie est assignée à faire de la pédagogie » (cf préambule), ainsi qu’à des questionnements philosophiques, existentiels mais aussi didactiques et pédagogiques. Le français, et les langages pour penser et communiquer, y contribuent activement aux côtés des autres domaines du socle, tout aussi émancipateurs et civilisateurs. Faire dialoguer les disciplines entre elles, sert d’une certaine manière et à une autre échelle, à retisser du lien, à remettre du sens, à re-solidariser les savoirs et redistribuer les richesses de chacune des disciplines. L’EMC apporte des méthodes et démarches innovantes, le français apporte un gisement inépuisable d’expériences avec la littérature, dans un rapport de complémentarité qui exclut l’identité ou l’inclusion. Les deux servent un objectif commun « faire partager les valeurs », tout en se nourrissant mutuellement pour atteindre leurs objectifs spécifiques. Elles se prémunissent aussi réciproquement de certains écueils : des approches myopes et technicistes pour l’enseignement du français, du catéchisme républicain pour l’EMC. À l’image de la permaculture, polyculture qui préserve la biodiversité et la fertilité de la terre, tout en réduisant l’énergie et en protégeant des nuisibles, l’association du français et de l’EMC, pourrait ainsi constituer une sorte de «permadiscipline » qui valorise les services mutuellement rendus tout en préservant les richesses de chacune.

i BO spécial N° 6 du 25 juin 2016 ii Les PLP Lettres Histoire assurent préférentiellement l’EMC en troisième « préparatoire à

l’enseignement professionnel », en BEP et en terminale BAC PRO puisque l’épreuve d’EMC est couplée aux épreuves d’histoire géographie de ces niveaux. iii CSP, Projet pour l’EMC.