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This article was downloaded by: [University of Liverpool] On: 05 October 2014, At: 03:20 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Contemporary French and Francophone Studies Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/gsit20 Fragments de vie, de corps, de langue : Littré et Pascal Quignard, littéraires Stefano Genetti Published online: 15 May 2014. To cite this article: Stefano Genetti (2014) Fragments de vie, de corps, de langue : Littré et Pascal Quignard, littéraires, Contemporary French and Francophone Studies, 18:3, 234-241, DOI: 10.1080/17409292.2014.906192 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2014.906192 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub- licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly

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This article was downloaded by: [University of Liverpool]On: 05 October 2014, At: 03:20Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH,UK

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Fragments de vie, de corps,de langue : Littré et PascalQuignard, littérairesStefano GenettiPublished online: 15 May 2014.

To cite this article: Stefano Genetti (2014) Fragments de vie, de corps, de langue :Littré et Pascal Quignard, littéraires, Contemporary French and Francophone Studies,18:3, 234-241, DOI: 10.1080/17409292.2014.906192

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FRAGMENTS DE VIE, DE CORPS, DE LANGUE :

LITTR�E ET PASCAL QUIGNARD, LITT�ERAIRES

Stefano Genetti

ABSTRACT Pascal Quignard’s biographical petit trait�e concerning Littr�e is analysed in ametalinguistic and metaliterary perspective. The metamorphosis of the lettr�e into his ownwork and Littr�e’s archaistic translations of Homer and Dante support a vision of literarylanguage which is both literal and legendary, achronological and heterotopian.

Keywords: Quignard; Littr�e; Fragment; Biographeme; Etymology; Translation

– la m�emoire des lettr�es qui comptent leurspas jusqu’�a l’�eclipse, somnambules

cherchant �a deviner, dans l’air de l’automneou l’intonation d’une langue ancienne, la

l�eg�ere amn�esie que sera leur mort

– G. Mac�e 138

�Eclat et miniature, d�echet et relique, vestige du perdu et vertige du surgisse-ment : chez Quignard, le fragment est la condition du penser-�ecrire et les frag-ments qu’il �ecrit ne peuvent etre pens�es que dans une tension irr�eductible entrela jouissance du d�emembrement et la r�eminiscence, la « remembrance » (Vie secr�ete146). Symptome du langage qui s�epare le mot et la chose – rem, c’est rien –, lefragment est ce qui voue l’�ecrit �a l’�ecart et �a l’analyse : troubler la langue,d�enouer le logos et d�epister le sens, le d�etecter et le d�erouter. Informe, pluriel,omnivore, le fragment est ce qui permet de transgresser les genres et de d�ejouerla posture, de diversifier l’attaque et de cultiver la brusquerie face �a la v�erit�e qui

� 2014 Taylor & Francis

Contemporary French and Francophone Studies, 2014Vol. 18, No. 3, 234–241, http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2014.906192

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« ne se fait pas » (Abımes 70). �A la contestation d’une certaine facticit�e fragmen-taire – « Il ne s’agit pas de mettre des blancs » (« Postface » 208) – s’oppose la« v�eritable fragmentation » du cut-up, c’est-�a-dire les fragments taill�es et tra-vaill�es, dont la collection retisse in�evitablement des liens, ceux-ci faisant du frag-ment �a la fois une pratique et une illusion. Ces enjeux, qui ont suscit�e denombreux commentaires,1 sont �a l’œuvre �egalement dans « Les Trois voyagesde Maximilien Littr�e », un petit trait�e melant, par morceaux d�etach�es,l’�erudition et la m�editation, le biographique et l’imaginaire.

« Je cherchais �a �ecrire des vitae discontinues, d�esorient�ees » (« Intervalles etflexions » 123), a d�eclar�e l’auteur : « vies �eteintes minuscules » (Lecons de solf�egeet de piano 10) o�u se profilent des parent�es spectrales. L’illusion biographique estd�emantel�ee �a coups de biograph�emes donnant lieu �a une sorte d’anamn�eserev�ee, « celle que je prete �a l’auteur que j’aime », �ecrivait Barthes (102). Sousle signe de l’invention circonstancielle pratiqu�ee par Schwob, se dessine unespace litt�eraire o�u les savoirs sont la fabrique des images et o�u la pens�ee est unesc�ene romanesque ; un espace litt�eraire d�ecousu et h�et�erog�ene, o�u cohabitentrestitution et dispersion, reconnaissance et d�epossession, saturation et vide.2 Cesont des vies d’hommes �a la fois �eminents et infames, « effac�es au souvenir dumonde » : le panth�eon quignardien est une crypte peupl�ee de revenants etd’« absents sans retour » (« Pr�eface » 7) ; l’auteur s’y tient dans la « non-co€ıncidence » et la « dyschronie » (Agamben 25) qu’etre vraiment contemporaincomporte.

Chaque bout de prose r�efl�echissante �etant un reflet, ces vies lacunaires sontles d�ebris d’un miroir impossible : un petit trait�e peut retracer, par traits �eparset par lettr�e interpos�e, un autoportrait oblique et sans cesse diff�er�e de l’auteuren lecteur, de l’auteur et du lecteur. « Vie et œuvre, oui, si on place l’œuvremoins haut, et le sujet moins au centre » (« �Ecrire n’est pas un choix, mais unsymptome » 18) : vie et œuvre confondues, vie strictement litt�eraire, anthropo-morphisme livresque et m�etamorphose du vivre en livre. Car « [l]es œuvresinventent l’auteur qu’il leur faut et construisent la biographie qui convient »(Villa Amalia 274). La con-fusion entre �ecriture de soi et �ecriture de l’autre dontchaque biograph�eme-anamn�ese est porteur consiste en une surimpression desfigures de l’auteur et du lecteur en tant que fonctions, en tant que fictions.L’identification par la nomination et l’individuation que l’effet biographiquecomporte c�edent le pas �a une sorte d’apaisante d�eperdition du sujet. Ces retrou-vailles livresques sont autant d’« asc�eses auto-d�e-bio-graphiques », car « [i]l nes’agit pas de noter sa vie mais de l’augmenter » (Lycophron et Z�et�es 200), enlisant, en �ecrivant.

Un peu comme la postface de 1982 aux Blasons anatomiques du corps f�eminin estdevenue « Femmes fragment�ees en 1535 », « Les Trois voyages de MaximilienLittr�e » – le cinquante-et-uni�eme texte du huiti�eme tome des Petits trait�es parusen 1990 – est issu de la r�e�elaboration, par amplification fragmentaire et cut-up

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citationnel, de la notice au style abrupt accompagnant la publication, dans les« Cahiers du chemin » du 15 avril 1977, des traductions en ancien francais del’incipit de l’Iliade et du troisi�eme chant de l’Enfer de Dante.3 La premi�ere pu-bli�ee dans la « Revue des deux mondes » du premier juillet 1847, puis dansHistoire de la langue francaise, la seconde parue en 1879, ces traductions « dansdes langues feintes mimant des textes du XIIIe et du XIVe si�ecle » (528) sontles deux « tours moyenageuses » (530) qui entourent « l’�edification dudictionnaire », celui-ci constituant – �ecrit Quignard – « le mythe syst�ematique »que la « langue l�egendaire » (529) de ces traductions suppose. C’est �a ces deuxvoyages livresques dans le temps et dans l’espace que renvoie le titre de cesLittr�eana, le dernier voyage �etant celui qui va « de la vie �a la mort » pour le direavec l’�epigraphe de C�eline au Voyage au bout de la nuit. Citations et sc�enes-reves –autant d’ex-citations : histoire de « faire parler l’absent » (Petits trait�es I 173), de lefaire « surgir » et « jaillir » (Les D�esarconn�es 224) – alternent dans un texte o�u legeste de l’inventio fragmentaire est revendiqu�e, exhib�e. Les figures du morcelle-ment se multiplient et travaillent le corps textuel ainsi que la repr�esentation ducorps de Littr�e : un corps m�elancolique « que le n�eant ronge » (Les Tablettes de buisd’Apronenia Avitia 21) tout comme il ronge ceux d’Albucius ou de La Bruy�ere.

De meme qu’Albucius ne se nourrissant que d’un peu de lait de nourrice etse laissant ainsi mourir de faim, Littr�e est une figure du deuil originaire : « Onle d�ecrit d�es l’enfance malade de la mort » (527) et c’est in extremis que safemme le baptise « avec un verre d’eau » (542) : « Infantia usque ad mortem » (Sor-didissimes 210). Les mytho-biograph�emes retenus et diss�emin�es dans ce petittrait�e se r�eduisent �a une liste de deuils : la sœur de Littr�e, son p�ere, son fr�ere,sa m�ere, puis le renoncement forc�e �a l’�erudition, son « narcotique » (534).L’auteur les emprunte explicitement �a la biographie de Littr�e par Alain Rey.Tout en reprenant les termes de mythe et de l�egende que celui-ci utilise au sujetdu Dictionnaire, Quignard renverse implicitement en admiration le d�edain que lebiographe de Littr�e affiche �a l’�egard de l’anachronisme r�egressif caract�erisant sestraductions en ancien francais d’extraits de l’Iliade et de la Divine Com�edie :« D�eguis�e assez drolement en trouv�ere, il reve qu’il a �et�e l’Hom�ere des baronsf�eodaux » (Rey 288).

Pr�esent�ees par Littr�e lui-meme comme « un laborieux amusementd’�erudit » (II), ces traductions, qui n�ecessitent un glossaire et des notes explica-tives, ne sont d’ailleurs pas seulement embl�ematiques d’une tradition traductivearcha€ısante qui s’�etend de Courier et de Nisard jusqu’au Dante d’Andr�e P�ezard ;elles sont �egalement r�ev�elatrices d’une philosophie du devenir moins positivisteet progressiste que stratifi�ee et ruiniforme.4 Loin d’etre le « simulacrecomique » d’une « conception purement historique des langues » (Rey 289),cette « fiction de langue » (Petits trait�es II 272) traduit aux yeux de Quignard unevision utopique et anachronique de la langue litt�eraire, dont le secret est « [l]ed�epaysement dans l’espace, la d�esynchronisation dans le temps » (« Postface »210). D�es lors, il ne s’agit plus seulement de r�esonance, ou de « r�esonnement »

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(Petits trait�es II 282) : Littr�e est une figure symbolique du Lettr�e. Homme de lalettre et homme-livre, homme du livre qui prend son nom, ne lui laissant que despr�enoms parmi lesquels Quignard privil�egie Maximilien – le sobriquet dont sesd�etracteurs affublaient La Bruy�ere en tant que faiseur de maximes, de bribes5 –,Littr�e est le litt�eraire qui « met �a nu les �etyma » (« Qu’est-ce qu’un litt�eraire ? »423) et qui d�ecompose « toutes les choses lettre �a lettre et toutes les relationsfragment par fragment » (Les D�esarconn�es 129).

Quignard consid�ere en effet le « vieux francais admirable et faux » (528)cr�e�e par Littr�e comme le correspondant des « �etymologies bouleversantes etimprobables » et des « citations vieillies et prestigieuses et souvent invent�ees »(529) qui font de son Dictionnaire un « catalogue d’�echos » (Rey 328) et un« grand po�eme bris�e » (Rey 329), tout dictionnaire �etant une « fable » totali-sante et un « milieu de ruptures » (Hocquard 21). Ces citations, que le protago-niste du roman de Richard Jorif Le Navire Argo, publi�e en 1987, prendcurieusement pour une autobiographie crypt�ee et �eclat�ee de Littr�e, batissent etd�ecrivent la langue f�eerique que les traductions exemplifient, une « [l]angue nimorte ni vivante : anachronique. En d’autres termes : d�enu�ee de la mort.D�enu�ee de la vie. Hors du temps » (529). Le d�etour traductif par la langue destreizi�eme et quatorzi�eme si�ecles n’est pas seulement un retour fictif « �a l’�etaped’avant » (Inter 18), lorsque le latin parlait fort dans le francais comme Albuciuschez Quignard, « comme Ulysse dans l’a�ede qui le fait pleurer » (Sur le jadis124) ; l’inventio de « cette a€ıeule muette, premi�ere, livresque, absolue » (529)donne �a lire la l�egende – legenda – de la langue litt�eraire, langue purement�ecrite : langue coup�ee et lettre morte, « langue vivante des effets de sa mort »(Le Lecteur 74).

Sans le mentionner dans ce texte, Quignard pense sans doute �a After Babel,« essai digne d’une admiration extreme » o�u George Steiner « a d�evelopp�e lon-guement l’id�ee selon laquelle le besoin irr�esistible de dire la ‘chose qui n’estpas’ » – rem, rien – « est au cœur du langage et par voie de cons�equence dumens, de l’esprit » (« La Chambre non balay�ee de Sosos de Pergame » 41).Selon Steiner, les traductions de Littr�e reproduisent un effet de distance �a laBorges : on dirait que c’est Dante qui traduit Littr�e, son Enfer paraissant plusancien que l’Inferno puisqu’il est plus proche des chansons de geste que de lapo�esie provencale. L’archa€ısme littr�een n’est pas un divertissement pass�eiste,c’est une irruption qui d�echire le tissu apparemment inalt�erable de l’histoire.6

La langue s’impose donc comme « la seule transchronie » (530) et la litt�eraturecomme une h�et�erotopie qui nous rend « contemporains d’un univers sans fin »(Petits trait�es II 491). La succession des œuvres, disait Littr�e, cr�ee « un milieuesth�etique » (XV), un « champ plastique » (Genette 131) o�u des rencontres pa-radoxales ont lieu. Dans cette biblioth�eque imaginaire, les livres �ecrits, lus, tra-duits cotoient les fantomes des livres absents, disparus, �a �ecrire, �a lire, �atraduire. C’est l�a qu’on peut esp�erer, en 1979, etre lu en 1640. C’est l�a que led�esir de Littr�e – ou d’Albucius7 – d’etre Hom�ere, ainsi que le d�esir de Dante

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d’etre Virgile, stimulent le d�esir de Pascal Quignard de se rapprocher de Littr�e,pour qui « l’�etude du vieux francais » �etait « un rapprochement perp�etuel »(540). « Les rapprochements sont des sources de lumi�ere », affirmait Littr�e(XI) : lumi�ere du rapprochement qui approche, « lumi�ere qui projette �a partird’elle une ombre [. . .] toute neuve, une obscurit�e moins subie, [. . .] de plus enplus surgissante. [. . .] Lumi�ere o�u lire » (Les D�esarconn�es 329–330), �ecrire,traduire.

Ces quelques morceaux �ecrits « en langue d’o€ıl par un Francais du XIXe

si�ecle » (540) valorisent l’histoire de la langue en tant qu’impulsion cr�eatricealliant innutrition et faim, regret du perdu et r�egression par et dans la langue. Etce au sein d’un petit trait�e o�u l’auteur remonte �a son tour le fleuve de la langueen meme temps qu’il file la m�etaphore du voyage, une m�etaphore qui,�etymologiquement parlant, n’en est pas une puisqu’il s’agit justement ded�em�enagements et de traductions, de translations, de dislocations spatio-tempo-relles, alors que le seul voyage r�eel de Littr�e consiste �a d�em�enager de l’autre cot�edu jardin du Luxembourg. Associ�ees �a l’�evocation des d�epressions de Littr�e –une suite d’« acc�es de terreurs irr�epressibles » (527) –, les images cartographiqueset g�eologiques que l’all�egorisation du voyage implique – la langue comme « terretotale », avant que le discours en fasse un monde ; « le sol chim�erique et illusoire-ment continu de la langue » (528–529)8 –, font retentir les �echos des reveries�etymosophiques et des d�erives homophoniques auxquelles les mots de la peur,du sol et du silence donnent lieu dans plusieurs textes des ann�ees 1970 :« Terreur, taire. Taire, terre » (�Ecrits de l’�eph�em�ere 200). « On ne peut pas faireautrement, dans la terreur – �ecrit Quignard �a B�en�edicte Gorrillot –, que de tenirle plus fort possible, des deux mains, la corde [. . .] de l’origine, suivre la riveanxieusement [. . .] vers l’amont. Remettre ses pieds dans ses pas. Suivre desyeux, sous l’eau qui passe, l’�etymologie qui file sous la v�erit�e » (Inter 18).

Les traductions de Littr�e, ces l�egendes litt�eraires, ces m�eta-textes « delangue » (Petits trait�es I 155) « si opaques, si d�elib�er�ement apocryphes » (529)sont le « legs » (540) dont le lecteur auteur des Petits trait�es h�erite. Textes delangue coup�ee qui restent lettre morte, ils sont, tout comme les ongles qui tom-bent des bouts des doigts de Littr�e, les morceaux du corps du lettr�e dont le nomdevenu livre est « l’impossible et vain blason d’un corps » (Petits trait�es II 420) :ce sont les morceaux que tout lettr�e laisse tomber par autotomie, les morceauxde son faire corps, �a corps perdu, avec la langue ; ce sont les blasons anatomi-ques du corps immol�e �a la langue, du souffle immol�e au sens, « Phonocauste,Significe » (Petits trait�es I 73) dont le silence des livres nous offre le contre-don.Lire, �ecrire, traduire : « Imitation et restitution d’un unique sacrifice » (Petitstrait�es I 500).

C’est l�a le tr�es romanesque « fragment de r�eel » (Pascal Quignard le solitaire182), le d�etail concret et inopin�e, sordide et sublime, que Quignard isole,pr�el�eve et augmente, sensibilise et intensifie, parce qu’il l’�emeut : une fois le dic-tionnaire publi�e, les ongles de Littr�e « tomb�erent les uns apr�es les autres »

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(537), sa constitution tombant en ruine �a cause d’une maladie dont le lexicogra-phe – qui consid�erait les mots comme des organismes et associait alt�erationsphysiologiques et pathologies verbales – a dress�e la g�en�ealogie, l’anamn�ese, dansComment j’ai fait mon dictionnaire. « Pour la premi�ere fois de sa vie l’�erudition lui�etait interdite » et cette �eni�eme « crise d’angoisse » (538) se traduit en la traduc-tion de l’Enfer : « Il y a une utopie au sein des livres et il dut s’en �ecarter. Il y aune achronie au sein des langues et il dut la quitter. Il n’a plus d’objectus, de remdans ses mains comme il n’a plus d’ongles au terme de ses doigts » (541–542).Puisque traduire – c’est-�a-dire �ecrire ce qu’on a lu, lire et �ecrire �a la fois – c’est« toucher au doigt les fantomes des langues » (Petits trait�es I 499), Quignardl’antiquaire, le charognard, devient le d�epositaire de ces d�epouilles au momento�u Littr�e, l’arch�eo-entomologiste des mots �etudiant la mue de la chose en motet les mues des langues, est mu�e en mort,9 au moment o�u rem se r�eduit �a rien, lerenvoi �a l’objet qui manque – un livre – �etant le seul ajout consid�erable introduitpar Quignard dans l’�edition Folio de ce petit trait�e.10

C’est �a une lecture suspendue entre catachronisme et catabase que sepretent les derniers fragments du petit trait�e : recopiant « la fin du chanttroisi�eme de l’Enfer » (540), rompant « quelques vers ca et l�a » (531), Quignards’interrompt pour introduire « le quatri�eme et ultime voyage de M. �E. Littr�erejoignant ses morts » (542), son d�ec�es-bapteme co€ıncidant avecl’�evanouissement de Dante lorsqu’il traverse l’Ach�eron. Passeur d’ombres, c’estl’auteur-Charon traduisant Littr�e, l’accompagnant dans son d�em�enagement audel�a du fleuve de l’au-del�a. C’est le fantome de l’�ecrivain, lecteur et traducteurtirant de l’oubli des traductions en ancien francais du dix-neuvi�eme si�ecle,s’identifiant, par l’interm�ediaire de ces traductions d�epaysantes et anachroni-ques, au lire-�ecrire-traduire en tant que rapprochement perp�etuel et surgisse-ment fragmentaire. C’est Pascal Quignard ramassant les ongles tomb�es desbouts des doigts de Littr�e.

Notes

1 Entre autres, par Lestringant, Rabat�e, Renault, Santi et Degen�eve, Turin.2 Aux pages que plusieurs critiques, dont Blanckeman, Boyer-Weinmann,

Cl�ement et Dupont, Delacompt�ee, Demanze, Gefen, Pautrot, Pi�egay-Groset Viart, ont consacr�ees aux (bio)fictions critiques, s’ajoutent celles de M.Mac�e (247–320).

3 Voir Petit 215–243.4 Sans les traductions, le texte « Littr�e traducteur d’Hom�ere et de Dante »

paru en revue a �et�e repris dans �Ecrits de l’�eph�em�ere 215–218. Cf. Petits trait�esII 525–542 (tous nos renvois sans autre indication se r�ef�erent �a l’�editionFolio).

5 Cf. Une gene technique �a l’�egard des fragments 17–18. Voir Bonnefis 19.

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6 Voir Steiner 309–316.7 Encore une fois le parall�ele s’impose entre l’ancien francais recr�e�e par Littr�e

et le latin dont Quignard colore, toujours en 1990, Albucius, la monographieromanc�ee o�u, en faisant de l’invention philologique du fragment un ressortnarratif, il d�e-restaure cinquante-trois – un hommage �a Perec ? –d�eclamations du rh�eteur romain, autant de contes cruels et d’historiettes�erotiques, membra disjecta d’une œuvre parsem�ee de corps sanglants,mutil�es.

8 C’est moi qui souligne.9 Cf. La Lecon de musique 95.10 Cf. le tome VIII de l’�edition Maeght 76.

Works Cited

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Stefano Genetti teaches French literature at the University of Verona, Italy. His researchinterests include fragments and the aphoristic tradition, the interplay of literature anddance, narrative prose and theatre of the twentieth and twenty-first centuries. Several ofhis publications deal with the works of Samuel Beckett and Pascal Quignard (essays con-cerning his fragmentary writings, the myth of Ulysses, his theory of gesture, and his collab-oration with the choreographer Angelin Preljocaj).

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