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1 Folie et théâtre dans les pièces de théâtre de Jean Genet Mémoire de maîtrise soutenu en septembre 1996 à l’Université de Paris La Sorbonne Par M elle Céline Guillemet directeur : M. Autrand (La Sorbonne)

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Folie et théâtre dans les pièces dethéâtre de Jean Genet

Mémoire de maîtrise soutenu en septembre 1996 à l’Université de Paris La SorbonnePar Melle Céline Guillemetdirecteur : M. Autrand (La Sorbonne)

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LISTE DES ABREVIATIONS

Bs ................................. Les BonnesB .................................. Le BalconN .................................. Les NègresP .................................. Les ParaventsO.C.IV ............................. Oeuvres Complètes, tome IVO.C.V .............................. Oeuvres Complètes, tome V

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Introduction

Compte tenu des significations vastes qu’englobent d’une part lafolie, de l’autre le théâtre, il est nécessaire, avant toute réflexionsur les textes des pièces de Jean Genet, de préciser le sens de cesnotions, au moins dans l’acceptation que nous allons en faire.

Le plus large concept est certainement la folie, qui finit par perdrede sa valeur dans son étendue. Mais la toile de fond en est toujours unrapport inverse à la raison. Est fou ce qui échappe au contrôle de laraison. Dans cette définition, on peut comprendre l’inverse de la folie,le rationnel, comme ce qui relève d’une explication, d’un fondement,d’une justification. Mais aussi, comme la faculté de la pensée, opposée àl’instinct, l’intuition , le sentiment. En opposition à cette netteté,cette méthode, droiture et maîtrise des choses par l’esprit, la folierelève plutôt du flou, de l’extravagance et de l’outrance, de l’illogismeet de l’incohérence, de la liberté. Elle se place donc sous le signe d’undébordement incontrôlable. Ce point nous mène dans la voie du délire:couramment, la manifestation d’un « enthousiasme exubérant, qui passe lamesure »1, donc incontrôlable, et maître de toutes ses libertés. Ledélire semble être un certain type de folie, composer une sous-catégoriede la folie, terme plus générique. Il se situe dans la même démesure,mais nous dirige vers une acceptation plus psychologique de la notion.Car son premier sens est celui de trouble mental (que l’on retrouve dansla folie, mais qu’on avait laissé de côté jusqu’ici). Plus précisément,

1 in « délire », in Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paul Robert, Société du nouveau Littré,1973, p. 433.

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il exprime une « croyance pathologique à des faits irréels ou conceptionsimaginatives dépourvues de bases »2. Cette définition introduit donc dansla notion de folie la faculté d’imagination, et le détachement d’avec leréel. Le fou construit un autre monde en parallèle avec la réalité. Etpar cette conception de l’esprit, il se retrouve lui-même en parallèleavec les enjeux réels; il est à part, aliéné, au sens propre. Hors dumonde, mais aussi de lui-même, de sa propre réalité, de son identité.D’aliéné, on passe à la notion de démence: étymologiquement « de-mentis », hors de son esprit. Cette exclusion est un thème présent danspresque toute définition d’un type de folie: le délire signifie aussiétymologiquement « hors du sillon », du droit chemin; et c’est cequ’explique Michel Foucault, en s’inspirant de la situation réelle du fouau Moyen-Age, « au long d’une géographie mi-réelle, mi-imaginaire,situation liminaire du fou [...,] enfermé aux portes de la ville: sonexclusion doit l’enclore; s’il ne peut et ne doit avoir d’autre prisonque le seuil lui-même, on le retient sur le lieu de passage »3. La folieest donc un concept insaisissable par définition, puisque incontrôlable,démesurée, et liminaire, c’est-à-dire, entre deux choses, donc dépendantedes celles-ci: relative. En effet on ne l’a jusqu’ici définie que parrapport à une autre notion: son opposé ou son proche. Puisqu’elle esthors de la réalité, elle dépend aussi de ce qu’on entend par réalité.Inévitablement, elle est liée à une base qui sert de référence à sonappartenance à l’Autre, de norme à son anormalité. Aussi seule sarelativité peut-elle contenir la notion de folie. Sa relativité: sondouble lien à l’imaginaire et au réel.

C’est dans ce même lien que s’inscrit le théâtre. Son principe estl’illusion: illusion du vrai alors que tout est faux. Il fait croire auspectateurs qu’un passage d’une vie se déroule spontanément devant leursyeux, alors que ce n’est que composition artistique, et jeu. Il rejointaussi la folie dans la place à part qu’il a dans l’art. Il appartient eneffet à la fois à l’art littéraire, avec la base de son texte, et à l’artvisuel, puisqu’il est fait pour être joué et vu par un public.

Jean Genet joue avec ces deux notions de folie et théâtre, et deleurs points de liaison. La folie semble être à l’origine de presquechacune de ses grandes pièces. Le sujet des Bs est tiré d’un fait divers:dans les années trente, deux sœurs servant depuis longtemps et sansproblème dans une maison bourgeoise, assassinèrent leur maîtresse, sansqu’au procès on en comprenne la raison; c’est d’ailleurs sur cet étrangecomportement que s’est penché Jacques Lacan dans sa thèse. N seraitinspiré des cérémonies de la secte musulmane des Houkas qui« accomplissent une danse annuelle de possession. Groupés autour d’unecase,[...] les Noirs se laissent posséder par leurs « dieux »: le dieu dugouverneur général, le dieu du conducteur de locomotives...[...] Toutl’univers des Blancs sauvagement mimé, parodié, au milieu des ordres etdes insultes qui constituent le langage habituel -- entendu depuis lemonde noir -- des maîtres. »4. Enfin B et P rappellent respectivement lesfantasmes cachés des maisons closes, et les débordements d’une guerresauvage dont on a toujours pas fini de parler, la guerre d’Algérie. Genetsemble donc intéressé par ces mouvements de folie qui secouent la société

2 in « délire », in Vocabulaire de la psychologie, de Henri Pieron, Presses Universitaires de France, 1963, p. 100.3 in La Folie à l’âge classique, de Michel Foucault, collection « Tel », Edition Gallimard, 1972, p. 119.4 in Histoire du nouveau théâtre, de Geneviève Serreau, collection « Idées », Edition Gallimard, 1966, p.126.

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moderne, et qui forment comme des tâches d’ombre dans le monde dit« civilisé ». A ces actes fous, il donne une raison d’être par lethéâtre. Non seulement il les mets sur scène, les affiche au monde; maisil en montre les mécanismes, leur donne une sorte d’explication parl’emploi du théâtre dans le théâtre. De fait, les moments de folie despersonnages coïncident avec les jeux des personnages (jeux ou cérémonie)qui interprètent des personnages à l’allure de Figures mythiques, ou deTypes comme on en trouve dans le théâtre classique. Ces deux notions defolie et théâtre sont donc interactives dans le théâtre de Jean Genet. Ilnous faudra préciser leurs relations, et ce qu’elles peuvent nous révélerdes particularités de ce théâtre, tant dans ses aspects textuels etscéniques, que dans ses ambitions plus conceptuelles.

L’étude que nous ferons des liens entre ces deux notions dans l’œuvredramaturgique de Jean Genet suivra le chemin d’une mise en lumièreprogressive, partant des points les plus directement accessibles, pourévoluer vers l’interprétation des strates plus obscures. Nous chercheronsdonc d’abord à souligner la place de la folie dans ce théâtre et à enpréciser la nature, à travers l’étude des personnages des différentespièces. Puis nous nous tournerons vers les intrigues, qui révèlent lespersonnages dans leur désir de folie et présentent les moyens qu’ilsemploient pour y accéder (moyens qui apparaîtront en rapport direct avecle théâtre). Nous étudierons alors ces passages de délire extatiques,instants de révélation tragique pour les personnages, dans leur nature etleur expression scénique et littéraire. Enfin nous nous pencherons surles conséquences d’un tel théâtre dans la salle, et sur ce qu’il chercheà éveiller dans le public.

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I. FOLIE ET MARGINALISATION

Après même un léger parcours de l’œuvre, il apparaît très nettement quetous les personnages principaux appartiennent à une même catégorie sociale,large, mais bien déterminée: celle des exclus, ou des « réprouvés » selonles propres termes de Genet5. En parlant de personnages principaux, ondésigne les personnages dont les pièces donnent le point de vue. Le faitque cette appartenance soit systématique (on la retrouve même dans lesromans) peut nous amener à nous demander si elle n’est pas là pour attirernôtre attention, et peut-être pour signifier autre chose qu’une simplesituation sociale. Après tout, on vient de voir que la folie a à faire voiravec le rejet social. Et si cette position social figurait la positionmarginale du fou ? Ce serait alors dévoiler l’importance de la notion defolie dans le théâtre de Jean Genet et nous mettre sur la voix d’uneinterprétation symbolique de ses œuvres. C’est ce que nous nous proposonsd’étudier, en analysant tout d’abord les composantes du monde despersonnages qui soulignent ce rejet, puis ce qui peut nous amener à enparler comme d’un symbole, pour mettre enfin en valeur les conséquencesd’une telle interprétation sur le public.

I.1) Un monde refoulé

5 cf. « Entretiens », de Hubert Fichte, in Le Magazine littéraire, n°174, juin 1981, p. 22: « J’appartiens au monde desréprouvés. »

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Il s’agit de mettre en évidence la nature de l’univers des personnages,un univers refoulé, afin de faire ressortir la nécessité de cetétablissement. Par refoulé, on entend tout d’abord le rejet, mais qui doitjustement nous mener plus loin sur les chemins du refoulé psychologique,qui rappelle les mécanismes du rejet social. C’est en fait la rigueur quidéfinit la construction de ce monde en marge qui tend à faire penser queGenet y a apporté un intérêt particulier. Nous allons donc chercher àconfirmer cette affirmation en étudiant l’unité caractéristique despersonnages; comment ce rejet est implicitement souligné dans les pièces;pour enfin nous appuyer sur les quelques assertions que Genet a expriméessur ce sujet.

I.1)1-L’unité des personnages :

Si l’on prête attention plus particulièrement à la situation socialedes personnages principaux, il apparaît dans tous les cas être la même :tous appartiennent à des groupes que la société rejette, que les classes« respectables » tolèrent mais ne reconnaissent pas. Ce sont eux quivivaient aux portes de la cité, dans les temps anciens: des hommes auxbasses besognes, ou en rapport avec des éléments de la vie que la société« bourgeoise » refuse de considérer (la violence, le sexe, la mort...), outout simplement parce qu’ils sont différents. On se trouve en effet face àdes domestiques dans Bs, des prostituées dans B principalement, mais aussidans N et P, des Noirs dans N, des Arabes dans P. Dans les romans onretrouve les mêmes types de personnages, auxquels s’ajoutent leshomosexuels, et les voleurs, parfois aussi des criminels. Ce sont lesimages de l’Autre, dans lesquelles une certaine partie de la société (peut-être surtout à l’époque où Genet écrit ?) refuse de se reconnaître : lebas-monde.

I.1)2-Le rejet social :

Or cette unité apparente est corroborée par d’autres éléments, certainsextérieurs aux personnages principaux, d’autres intérieurs à eux.

Ce terme de « bas-monde », utilisé ci-dessus, est d’ailleurs assezjuste dans le sens où l’univers des personnages dans l’œuvre de Genet esttrès hiérarchisé. Les relations de supérieurs puissants sur des inférieursfaibles sont prédominantes. Et cette hiérarchie suit celle des classessociales. On trouve dans chaque pièce les personnages placés en regard à un« supérieur » social ou « racial » qui appartient au groupe des Maîtres.

Dans Bs, les Bonnes sont accompagnées de Madame, elle-même dominée parMonsieur absent, mais dont l’ombre recouvre la pièce. Les relationsd’inégalité sont soulignées, par les propos de Madame : « L’humilité devotre condition vous épargne quels malheurs ! » (Bs, 68); par ceux desBonnes (ici de Claire): « Elle nous donnait les petits objets dont elle nese sert plus. Elle supporte que le dimanche nous allions à la messe et nousplacions sur un prie-Dieu près du sien. » (Bs, 88); surtout par les paroles

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de Claire jouant Madame: « Je hais les domestiques. J’en hais l’espèceodieuse et vile. Les domestiques n’appartiennent pas à l’humanité. »(Bs,100).

Ce point est aussi évident dans N, où les Noirs sont confrontés auxBlancs, plus particulièrement à la Cour, placée selon son pouvoir, enhauteur, sur le « gradin [...] [le] plus élevé. » (N, 19).

Enfin les arabes des P sont représentés avec l’Armée française, et lescolons blancs. Plusieurs scènes présentent les colons, patronsd’exploitation, avec les employés arabes (cf. les dixième et quatrièmetableaux). La situation ancillaire de ce peuple est aussi marquée au débutdu treizième tableau, lorsque le Fils ordonne à Leïla : « Tu as entendu ?Fais de l’ombre à Madame, allons, vite... » (P171)

Cette confrontation entre le bas-monde et le haut, ainsi que tout ceque suggère la présence sur scène de ces Maîtres à l’époque de la guerred’Algérie ou des Black Panthers unissent donc en bloc le « bas-monde », parun jeu d’opposition de forces, et soulignent leur situation ancillaire etméprisée.

La géographie des lieux où vivent les personnages principaux renforceencore le rejet. La « mansarde » des Bonnes, aussi nommée la « soupente »,comme son nom l’indique se trouve sous les toits, loin de l’appartement deMadame. Saïd vit avec sa mère et sa femme « dans [ce] qu’on appelle ladécharge publique » (P, 217) « au pied des remparts, dans les ruines. »(P, 96). Et pour aller au « Grand Balcon », il faut « franchir le pont dela Royade » (B, 50) et « travers[er] la ville » (B, 83).

Ces emplacements sont manifestement excentrés. Ils sont placés en margedes appartements des maîtres, doivent rester à distance. C’est ce que ditVillage dans N : « Nous nous déplacions à côté du monde, dans sa marge. »(N,45). Les lieux renforcent donc le rejet des personnages, en sont commela métaphore.

Enfin les personnages eux-mêmes assument et revendiquent leur situationde mise à l’écart. Solange crie au monde son appartenance aux groupe desdomestique lorsqu’elle raconte :

« L’enterrement déroule sa pompe.[...] Viennent d’abord les maîtres d’hôtel, en frac,sans revers de soie. Ils portent leurs couronnes. Viennent ensuite les valets de pieds, leslaquais en culottes courte et bas blancs. Ils portent leurs couronnes. Viennent ensuite lesvalets de chambre portant nos couleurs. Viennent les concierges, viennent encore lesdélégations du ciel. Et je les conduis. » (Bs, 108)

On retrouve d’ailleurs des énumérations similaires dans plusieurs pièces,définissant chaque fois la cohésion du groupe : dans N :

« Dans mon œil, je fis passer en grand tralala nos guerriers, nos maladies, nosalligators, nos amazones, nos paillottes, nos chasse, nos cataractes, notre coton, la lèpremême et jusqu’à cent mille adolescents crevés dans la poussière. » (N, 70)

Dans B :

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« Mais nous, nous avons nos cohortes, nos armées, nos milices, légions, bataillons,vaisseaux, hérauts, clairons, trompettes, nos couleurs, oriflammes, étendards,bannières... » (B, 77)

Bien souvent les personnages expriment leur fierté d’appartenir à cesbas-mondes. Ils cherchent même à accentuer les caractères qui lesdistinguent des groupes supérieurs et qui sont aussi les motifs de leurrejet. Ainsi les Noirs s’enlaidissent-ils pour se magnifier, dans N :

« Le tragique sera dans la couleur noire ! c’est elle que vous chérirez, rejoindrez,mériterez. » (N, 30)

« C’est [la puanteur] qui monte de ma terre africaine ! Qu’une odeur de charogne meporte ! et m’enlève ! (A la Cour) et toi, race blafarde et inodore, toi, privée d’odeursanimales, privée des pestilences de nos marécages... » (N, 33)

« Je voudrais exalter ma couleur, [...] mon exquise sauvagerie.» (N, 44)

Les prostituées ont aussi le même type de discours élogieux sur leurqualité :

« Je suis la seule à aller jusqu’au bout de la honte. » (N, 48)

« Une putain ça ne s’improvise pas, ça se mûrit. » (P, 30)

« Tu es morte en pleine gloire, détestée des femmes du pays... » (P, 234)

« Quand [...] je me répète en silence : « Tu es une mère maquerelle, une patronne debouic, chérie, tout s’envole. » (B73)

Les arabes se glorifient des traits qu’on leur reproche. Kadidja mourante,exhorte son peuple à toujours plus de crimes : cf. dans P, les pages de 155à 158 qui retracent tous les méfaits des Arabes et se clôturent par cesmots de Kadidja :

« Et n’ayez pas honte, mes fils ! Méritez le mépris du monde. Egorgez, mes fils... »(P, 158)

Les personnages principaux se regroupent ainsi avec fierté autour de leurétendard de marginaux et revendiquent cette situation. Le rejet s’établitdonc comme une anormalité, se définissant a contrario de la normalité, dansla même position que la folie. De plus cette systématisation qui faitporter l’accent sur la différence des personnages révèle avec quellerigueur Genet a composé l’appartenance de ses personnages à un monderejeté.

I.1)3- Le sujet des pièces :

La représentation et l’organisation rigoureuse de ce monde desréprouvés répond en effet à un intérêt particulier que porte Genet à cescatégories. Il l’exprime ainsi à propos des N :

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« Que se passe-t-il donc dans l’âme de ces personnages obscurs [lesNoirs], que notre civilisation a acceptés dans son imagerie, mais toujourssous l’apparence bouffonne d’une cariatide de guéridon, de porte-traîne oude serveur de café costumé ? Ils sont en chiffon, ils n’ont pas d’âme.S’ils en ont une, ils rêvent de manger la princesse. » 6

Cette citation révèle un des buts de Genet : rendre compte de ce qui sepasse dans la tête de ses personnages. C’est ce qui nous permet de parlerde personnages principaux à leur égard, puisque leur point de vue estconsidéré à travers les pièces. Genet parle ici des N, mais ne retrouvonsnous pas le même thème dans les autres pièces ? Les Bonnes rêvent de tuerleur maîtresse; B nous montre ce qui se passe à l’intérieur du bordel; lesArabes des P nous dévoilent la montée de leur révolte contre les colons,qu’ils rêvent aussi d’exterminer. L’intérêt de J. Genet se porte donc biensur ce qui se passe de l’autre côté de la société, de la norme, de l’autrecôté de ce qui est autorisé.

Les nouvelles valeurs qui définissent ce monde en marge et que celui-ci revendique sont donc la violence, le crime, la haine, la rébellion.Ainsi dans P, Kadidja hurle-t-elle : « ...et je dis que votre force ne peutrien contre notre haine... » (P, 154). On peut aussi se reporter à nouveauaux pages 155 à 158 des P qui énumère les crimes volontaires des Arabes.Dans N, il est raconté le meurtre d’une Blanche. Et les bonnes ont déjà,racontent-elles, essayé de tuer Madame dans son sommeil :

« Je n’ai tué personne. J’ai été lâche, tu comprends. J’ai fait mon possible, mais elles’est retournée en dormant. Elle respirait doucement. Elle gonflait les draps : c’étaitMadame. » (Bs, 50-51)

L’autre monde au contraire rejette ces valeurs, leur opposent lajustice, l’ordre. Les Maîtres sont représentés dans B et N par une courcomportant une Reine, un Juge, un haut personnage religieux, un homme del’Armée. Les colons des P revendiquent leur travaux pour améliorer lepays :

« LE LIEUTENANT -- Nous représentons une France nette et précise. Et propre. » (P, 178)

Thème repris par l’Académicien qui dit au soldat :

« Romains. Sans vous pas de routes. Et si pas de routes pas de facteurs. Et si pas defacteurs pas de cartes postales. ( Un temps) Et ils continuent à prendre les chemins detraverse. » (P, 145-146)

La frontière entre ces deux mondes est donc clairement marquée. Laforte unité des personnages qui se forme dans le rejet, la présence desMaîtres, et la revendication de cette marginalité tendent à mettre en

6 in « L’art est le refuge... », de Jean Genet, in Les Nègres au port de la lune, de Tahar Ben Jelloun, Roger Blin..., Edition dela Différence, C.D.N., Bordeaux, 1968, p.101.

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lumière les valeurs des personnages, c’est-à-dire, celles qui motivent lerefoulement. Cette insistance nous amène alors à nous demander si ce rejetn’est pas là pour signifier quelque chose de particulier et d’importantdans le théâtre de Jean Genet.

I.2) Un monde métaphore de la folie

Face à la démonstration que la représentation d’un bas-monde marginalétait une des préoccupation de J. Genet, on pourrait vouloir conclure queson but est la représentation directe de la confrontation des classes quiexistent dans notre société, que le propos de ses pièces se veut réaliste.Cependant divers éléments dans le théâtre de J. Genet nous engagent àenvisager une réponse contraire, aussi bien dans la représentation despersonnages que dans le choix de l’écriture.

I.2)1- La symbolisation des personnages

On peut d’abord parler, à propos de ces éléments, de non-réalisme,avant de parler de symbolisation. Et c’est ce non-réalisme qui nouspermettra d’envisager une autre signification symbolique ou métaphorique.

Un caractère des plus apparent est le peu d’épaisseur psychologique despersonnages. Ils n’ont en général ni passé, ni avenir ou projet, ce qui lesdéfait d’une identité individuelle, base habituelle du réalisme. Lespersonnages des P sont assez remarquables sur ce point. On ne connaît lavie précise d’aucun, à peine quelques sentiments qu’éprouvent lespersonnages dominants comme Saïd ou la Mère. Ils sont en fait, plusqu’individus, Arabes, hommes ou femmes, prostitués; ou Blancs dont les nomssont souvent ceux de leur fonction, de l’image qu’il donne d’eux: « LaVamp », « L’Académicien », « Le Lieutenant », « L’Homme très français »,« La Petite communiante »...

En effet, une grande partie des personnages qui ne sont pas principauxne sont que leur fonction. Dans B, les hommes des trois premiers tableauxque l’on retrouve par la suite sont uniquement dénommés par les fonctionsqu’ils jouent à être avec les prostitués: « l’Evêque », « le Juge », « leGénéral ». Même le « Chef de la Police », bien que prénommé Georges, atoujours ce titre dans les didascalies. Les membres de la Cour dans Nrépondent de façon identique à leur titre de fonction: « la Reine », « leValet », « le Missionnaire »...

Il faut cependant préciser que cette appellation est liée au fait quela plupart des personnages jouent la comédie, et ne sont que le rôle qu’ilsinterprètent. Il en est ainsi pour les personnages des groupes supérieursqui représentent une fonction, soit consciemment comme dans B, ainsi qu’onvient de le faire remarquer, ou dans N où la Cour est ostensiblement jouéepar des Noirs:

« LA COUR -- Chaque acteur en sera un Noir masqué dont le masque estun visage de Blancposé de telle façon qu’on voie une large bandenoire autour, et même les cheveux crépus. »(N, 20)

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« ARCHIBALD [le maître de cérémonie] (tourné vers la Cour dont tous les personnages ontporté la main à leur visage, il hurle) -- Gardez vos masques! » (N, 83)

Soit inconsciemment comme dans les autres pièces. Claire et Solangeaussi jouent un rôle, et il est difficile de définir leur propre identité,puisqu’on ne sait jamais bien si elles sont elles-mêmes ou si ellesinterprètent leur rôle. Parmi les comédiens on ne cherche surtout pas àdévoiler sa propre identité, son identité dans la réalité: « N’évoquez pasvotre vie. », demande Archibald (N, 48). « Quand un homme, dans la chambres’oublie jusqu’à dire: « On va prendre l’arsenal demain soir », j’ail’impression de lire un graffiti obscène. », déclare Carmen, prostituée (B,78).

A cause de cet engagement dans le jeu, les personnages deviennentmonstrueux. Les vêtements imposants et ornementés qui les recouvrent, commeles robes des Bonnes, « monstrueuses » (Bs, 11), ou celles des prostituéesdans P, « robe de tissu d’or, chaussures noires à haut talons, sorte detiare orientale, en métal doré » (P, 27), celles des « Figures » du Bcontribuent à charger de monstruosité les personnages, car ilsdéshumanisent. Les masques ou les « maquillages excessifs »( P, 10) queportent les personnages des P et des N renforcent encore cet effet.

Enfin l’excès est manifeste dans les comportements des personnages. Ilsassument leurs actes « jusqu’au bout » ainsi qu’ils le disent eux-mêmestrès fréquemment: « Nous sommes ce qu’on veut que nous soyons, nous leserons donc jusqu’au bout, absurdement » s’écrie Archibald (N, 122; c’estmoi qui souligne); ou Village de dire: « Ce soir, je mène jusqu’au bout lareprésentation. » (N, 61).

Les personnages n’ont donc ni remords, ni cas de conscience, ce qui lesrend encore plus monstrueux. Tous ces éléments s’assemblent pour détournerles spectateurs d’une interprétation réaliste des pièces. D’autre part, ilsapparaissent toujours fous, dès le début des pièces, contrairement à latradition classique qui nous montre les personnages sains d’esprit avant desombrer dans la folie (cf. le personnage d’Achille dans Andromaque deRacine qui ne sombre dans la folie qu’à la dernière page de la pièce).Genet lui-même le dit bien: « Ces bonnes sont des monstres, comme nous-mêmes quand nous rêvons ceci ou cela. »7.

I.2)2- La construction des pièces:

L’écriture comme la structure des pièces ne s’adaptent pas non plus àun mode de représentation réaliste. On ne trouve pas de parler populairecomme on pourrait s’y attendre avec un tel point de vue chez un Céline parexemple. Genet invente un autre langage:

« Inventez, sinon des mots, des phrases qui coupent au lieu de lier. Inventez nonl’amour, mais la haine, et faîtes donc de la poésie puisque c’est le seul domaine qu’ilnous soit permis d’exploiter .» (N, 37).

7 in « Comment jouer Bs », in Bs, p. 7.

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Et de fait, l’écriture est très poétique, usant tantôt d’énumérationscadencées et imagées:

« Narine conques énormes, gloire de ma race, pavillons ténébreux, tunnels, grottesbéantes où des bataillons enrhumés sont à l’aise! Géante à la tête renversée, je vousattends. » (N, 55).

tantôt de périodes mouvementées, semblables aux « volubilis quis’entortillent autour des piliers du monde. » (N, 38). Ruptures etdécalages sont de mises dans le ton:

« Toi aussi, tu sens autour de nous circuler l’air, l’espace et le temps de n’importequi. Le bordel n’est plus le bordel et pour ainsi dire, on baise à ciel ouvert. Notretravail est devenu aussi clair que celui des femmes au lavoir. La nuit?... elle est partie.La nuit qui nous entourait, qui l’a soufflée? » (P, 199)

ou dans l’organisation des répliques. A plusieurs moments lesdidascalies des P précisent que « les dernières et les premières syllabesdes répliques se chevauchent » (P, 203) ou « les deux voix parlentensemble » (P, 93).

On retrouve cette même « savante déconstruction »8 dans la structure despièces. Composées en tableau (sauf Bs, la première pièce, de facture encoreclassique), elles ne se soucient pas d’une intrigue régulière: « Le dramepiétine sur place ou mieux, il tourne en rond. »9 . Elles jouent le jeud’une autre logique, celle d’un monde marginal fantasmé.

Ces différents éléments, quant aux personnages et à la structure despièces, nous éloignent donc d’une interprétation réaliste. Et J.Genet nousen prévient bien dans ces propos de Comment jouer Bs : « Il s’agit d’unconte, [...] c’est à dire une forme de récit allégorique.[..] Il ne s’agitpas d’un plaidoyer sur le sort des domestiques. » (Bs, 9-10).

I.2)3-Un monde symbolique du refoulé:

Dans un article du numéro deux d’Oblique, Oreste Pucciani s’exprimeainsi sur la nature des personnages des pièces de J.Genet:

« Chez Genet la réalité n’a aucun intérêt. C’est pourquoi on ne peut juger sespersonnages selon les critères habituels.[...] Seules les apparences existent.[..] Lespersonnages de Genet sont donc des monstres et des symboles. » (p.12)

En quoi ils pouvaient être monstrueux, on vient de le montrer; il resteencore à voir quelle peut être leur symbolique.

On a étudié plus haut combien la représentation d’un monde marginalétait un point dominant dans l’élaboration des pièces, combien elle en

8 in « Genet urbaniste: vers un nouveau théâtre sacré », de Jean-Baptiste Moraly, in Les Nègers au port de la lune, op. cit., p.195.9 in « Poésie et violence », de Sieghild Bogumil, in Revue d’histoire du théâtre n°1, 1986, p. 32.

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était rigoureuse et liée à la volonté de Genet de nous donner à sentir ceque peuvent penser ces personnages « réprouvés ». Si d’autre part on sesouvient de la définition qui a été donnée de la folie (à savoir selon M.Foucault l’enfermement dans l’extérieur), ces personnages, rejetés par lasociété dite « normale », ressemblent beaucoup aux fous que les citésmédiévales chassaient hors de leurs remparts. Et de fait, parmi attributsdes personnages, on trouve souvent celui de la déraison. Le Gouverneur desN le rappelle dans son appréhension de l’Afrique, aussi bien par demultiples oxymores que par la description de faits extraordinaires,contraires à la raison :

« Ici les serpents pondent par la peau du ventre des œufs d’où s’envolent des enfantsaux yeux crevés... les fourmis vous criblent de vinaigre ou de flèches... les lianess’amourachent de vous, vous baisent sur la bouche et vous mangent...ici les rochersflottent... l’eau est sèche.. le vent est un gratte-ciel, tout est lèpres, sorcelleries,dangers, folie » (N, 93; c’est moi qui souligne)

Dans les combats entre la Reine blanche et la Reine noire, où chacuneclame ses propriétés qui la distingue en l’opposant à l’autre, voici ce quecrie la Reine blanche:

« A moi, vierges du Parthénon, anges du portail de Reims[...]cuisine française, Soldatinconnu, chansons tyroliennes, principes cartésiens... » (N, 55; c’est moi qui souligne)

Or les principes cartésiens sont bien les bases de la pensée logique:en opposition, les personnages de Genet sont donc amenés à revendiquer lafolie. Les bonnes assument aussi cette position:

« CLAIRE -- Le monde peut bien nous écouter, sourire, hausser les épaules, nous traiterde folles, je frissonne de plaisir, je vais hennir de joie . » (Bs, 99)

Dans P, la logique est aussi rejetée par les Arabes révoltés: « On n’arien à faire avec toi, tu raisonnes. » (P, 269), déclare Ommou. Ainsi lespersonnages de Genet se regroupent sous la bannière de la folie.

Mais en plus de se glorifier de cet attribut, ils semblent même vouloiren être l’incarnation, la représentation métaphorique. Voici deux proposdes Nègres intéressants sur ce sujet:

« Nous nous déplacions, vous et moi, à côté du monde, dans sa marge. Nous étionsl’ombre, ou l’envers des êtres lumineux... » (N, 45)

« Moi aussi, je vous salue, Tour d’Ivoire, Porte du Ciel, ouverte à deux battants pourqu’entre majestueux et puant, le Nègre.[...] Derrière le masque d’un Blanc pris au piègetremble de frousse un pauvre Nègre. » (N, 65-66)

A première vue ces paroles semblent décrire les Nègres par leur couleurnoir, inverse du blanc. Mais on peut aussi y déceler un sens métaphorique:le noir étant la couleur représentant le mal depuis la nuit des temps, lesNoirs deviennent l’incarnation métaphorique de ce mal. La deuxième répliquenous en révèle encore un peu plus. Elle établit le lien entre le Blanc/lebien et le Noir/le mal: ils sont toujours présents l’un avec l’autre. Plusprécisément, le Noir apparaît quand le Blanc a peur. Cette propositionamène à conclure que le Noir serait la métaphore de l’inconscient, durefoulé, qui réapparaît lorsque la personne est assaillie de sentiments

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violents comme la peur peut l’être. La conscience ne correspond-elle pas aucontrôle de la raison sur toutes les forces obscures de l’inconscientqu’elle cherche à repousser, à refouler10 ? Ainsi les Nègres de Genetseraient les métaphores de l’inconscient. Les Nègres, mais sans doute aussiles autres personnages qui sont comme eux « à côté du monde, dans samarge ». Ils portent en effet tous les costumes des fous internés du GrandSiècle:

« De la culpabilité et du pathétique sexuel, aux vieux rituels obsédants del’invocation et de la magie, aux prestiges et au délires de la loi du cœur ... » 11

On retrouve les prostituées du B, la cérémonie rituelle des N, lesrebelles Arabes des P, l’ambiguïté des Bonnes et leurs culpabilité...

Du non réalisme, on est donc porté vers un symbolisme qui fait despersonnages les incarnations métaphoriques des forces obscures, et de ladivision sociale apparente l’allégorie de la division entre la raison et ladéraison-folie.

I.3) Le spectateur face à ce monde

Si comme on vient de le voir, les personnages principaux sont lessymboles de la folie, quel est le rôle des autres, les supérieurs comme ona pu parler d’eux plus haut ? Une idée demeure: ils sont, comme les autrespersonnages, sans identité individuelle, des rôles, des métaphores. Or nereprésentent-ils pas les Occidentaux, ceux qui exercent une domination, ontun pouvoir dont ils usent pour « civiliser » le monde ; c’est-à-dire doncles personnes qui ont les moyens d’aller au théâtre et qui peuvent doncêtre les spectateurs des pièces de Genet ? Ce jeu de miroir donne alors unautre rôle à ces personnages, celui de situer les spectateurs par rapportaux pièces. C’est ce que nous nous proposons d’étudier ici, pour en dégagerles conséquences sur la nature de la folie dans le théâtre de Jean Genet.

I.3)1-La nature des personnages secondaires

Les protagonistes principaux s’unissent et affirment leur identité demarginaux par opposition aux dominants. Ce n’est cependant pas dire que cesderniers soient dénués de folie. Dans notre étude sur la monstruosité, on abien parlé de tous les personnages. De fait, les personnages secondairesrelèvent des mêmes traits de non-réalisme.

Comme on l’a vu, ils sont de simples rôles, des fonctions et non desindividus. Leurs comportements sont aussi exagérés, absurdes, que ceux despersonnages principaux. Voici les égarements finaux du Missionnaire dansN :

10 voici la définition du refoulement par le Vocabulaire de la psychologie, d’Henri Piéron, op. cit., p. 336: « Défenseautomatique et inconsciente par laquelle le moi rejette une motivation, une émotion, une idée pénible ou dangereuses, ettend à s’en dissocier. »11 in Histoire de la folie à l’âge classique, de Michel Foucault, op. cit., p. 119.

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« Messieurs, messieurs, je vous en prie... ne faîtes pas le geste... ne dites pas laformule... Non, non...( Les Nègres sont de plus en plus immobiles, figés, impassibles.Soudain, le Missionnaire se calme, il ne tremble plus, il respire mieux, il paraît soulagé,souriant presque, et tout à coup il fait :) Meuh !... Meuh !... (Toujours poussant lemeuglement de la vache, le Missionnaire marche à quatre pattes, feint de brouter l’herbe,lèche les pieds de Nègres...) » (N, 118-119)

Ou la légèreté de Madame quand Solange lui propose de vérifier lescomptes :

« En effet! Tu es inconsciente! Crois-tu que j’ai la tête aux chiffres? Mais enfin,Solange, me méprises-tu assez que tu me refuses toute délicatesse? Parler de chiffres, delivres de comptes, de recttes de cuisines, d’office et de bas office, quand j’ai le désirde rester seule avec mon chagrin! » (Bs, 72)

Ou bien le petit faible de Monsieur de Blankensee, ses roses:

« Comme je ne peux pas les voir dans l’obscurité, et que pourtant je veux pouvoir meles nommer, les caresser, à chaque rosier j’ai fait attacher un grelot d’une notedifférente. De sorte que la nuit, je les reconnais à l’odeur et à la voix. » (P, 108)

Ou encore, l’occupation de « la Femme très française et de l’Homme trèsfrançais », épingler « des médailles de décorations diverses » sur unmannequin (P,149 à 152); les commentaires de l’Evêque du B après le défilé:

« Vous savez qui j’ai vu... à droite...[...] Avec sa gueule grasse et rose malgré laville en miettes[...], avec ses fossettes et ses dents gâtées? Et qui s’est jeté sur mamain... J’ai cru pour me mordre et j’allais retirer mes doigts... pour baiser mon anneau?Qui? Mon fournisseur d’huiles d’arachides! » (B, 110)

C’est finalement leur aveuglement, leur inconsistance face auxévénements qui les entourent, qui rendent ces personnages absurdes: ilssemblent ne rien comprendre à ce qui se passe autour d’eux. Madame ne sedoute pas de la cruauté des bonnes; les colons en pleine discussion sur lesroses et les chênes-lièges, ne voient pas les Arabes mettre le feu auxorangers... Inconscients des crises qu’ils traversent, on les croirait dansun autre monde. Cette attitude donne l’impression qu’eux aussi sont enmarge d’une certaine réalité. En fin de compte, ces personnages secondairessont donc fous aussi ( à leur façon, qui dans les faits n’est évidemmentpas semblable à la folie des personnages principaux, mais dont la base estidentique, à savoir« être jusqu’au bout, absurdement » ce que l’on est.)

Mais si tous les personnages de Genet sont fous, comment dire alorsqu’ils le sont puisque, comme on l’a analysé dans l’introduction, la folieest toujours relative à un critère de référence, une pseudo-normalité? Quidonc représente la norme dans ce théâtre?

I.3)2-Le spectateur comme norme

N’oublions pas que nous parlons ici de théâtre et que nous avonsaffaire aussi à un spectateur. C’est pour lui que la pièce est jouée. Il adonc une place prédominante dans le mécanisme théâtral. Et c’est son regardposé sur la pièce qui la juge... Or il faut rappeler que Jean Genet a

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toujours donné une grande importance au regard extérieur, suivant avant lalettre les théories existentialistes. Il raconte être devenu voleur dans sajeune enfance sur une simple accusation. Si l’on me voit ainsi, je doisl’être: tel était son raisonnement. Bernard Dort explique ce mécanisme:

« Pour s’opposer au monde, Genet ne se revendique pas tel qu’il est; il se transformed’abord en celui que les autres voient en lui. Il ne va donc pas nous montrer, sur lescène, des hommes tels qu’ils sont ou devraient être: ces hommes il va les mettre en scènetels que nous autres, spectateurs, nous les soupçonnons et les accusons d’être. »12

Le spectateur est alors placé dans une position particulière: en tantque juge, c’est lui qui doit établir la norme.

Or ce spectateur modèle (comme Umberto Eco peut parler d’un « lecteurmodèle » dans Lector in fabula) n’est pas n’importe qui, et sa présencenécessaire est définie pour chaque pièce. L’exemple le plus frappant setrouve dans N, dont les premières pages, consacrées aux commentaires del’auteur, traitent de ce problème:

« Cette pièce, je le répète, écrite pour un Blanc est destinée à un public de Blancs.Mais si, par improbable, elle était jouée un soir devant un public de Noirs, il faudraitqu’à chaque représentation un Blanc fût invité.[...] On jouera pour lui. » (N, 15)

La fin du B marque aussi cette présence du public et le définitimplicitement:

« Tout à l’heure, il va falloir tout recommencer...[...]s’habiller...ah, lesdéguisements![...] (Elle s’arrête au milieu de la scène, face au public.) ...préparer levôtre... juges, généraux, évêques, chambellans, révoltés qui laissent la révolte sefiger[...] ... il faut renter chez vous, où tout, n’en doutez pas, sera encore plus fauxqu’ici... Il faut vous en aller... Vous passerez à droite, par la ruelle... » (B, 135)

Dans ces deux exemples, les spectateurs attendus ressemblent auxpersonnages secondaires: des Blancs et de ceux qui se rendent à cet étrangeBordel pour se costumer et jouer à être quelqu’un d’autre, en même tempsqu’ils assistent à la pièce, à la fois spectateurs et comédiens... Lesbonnes ont aussi conscience du « monde », d’un éternel regard braqué surelles. Voici les paroles de Solange au début de la pièce:

« Depuis longtemps je voulais mener le jeu à la face du monde, hurler ma vérité sur lestoits... » (Bs, 52)

qui répondent à ses déplacements dans la fin de la pièce:

« Solange se dirige vers la fenêtre, l’ouvre et monte sur le balcon. Elle dira, le dosau public, la tirade qui suit. » (Bs, 107)

De cette façon, le public est toujours présent par le texte. C’est làaussi l’idée d’Oreste Pucciani qui l’explique à l’aide d’un autre argument:

12 in Théâtre réel, de Bernard Dort, Edition du Seuil, 1971, p. 182.

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« [Le public] se trouve lui-même mis en scène dans les pièces de Genet. [Il] nous faitmonter sur scène parce que toute sa philosophie conteste jusqu’aux idées que le spectateurse fait de la vie. »13

C’est donc dire que Genet attire le spectateur sur scène d’une façontrès directe: la provocation. Il oblige le public à une prise de positionpar l’audace de son discours.

De plus le spectateur est aussi délégué sur la scène par lespersonnages secondaires qui sont de sa « race »: blancs, occidentaux,socialement élevés. Comme on l’a expliqué la norme de la folie despersonnages principaux est ce groupe des dominants, il en résulte par unjeu de miroir que le public en est aussi la norme. Mais finalement lesspectateurs font aussi office de norme pour la folie des dominantspuisqu’ils en sont les modèles, pour une représentation qui donne à toutesles petites manies des proportions délirantes.

Le public, implicitement mis en jeu dans la pièce et explicitementnécessaire à son déroulement, participe donc à la représentation d’unefaçon bien particulière à ce théâtre.

I.3)3-L’unification du public

Mais si les spectateurs ont un rôle important dans les pièces,semblables aux juges, ils en gardent cependant la position, c’est à dire ladistance radicale d’avec les personnages. De fait dans les pièces de Genet,aucune personnification avec les personnages n’est envisageable.

« Avec Genet pas de convivialité. Le lecteur, c’est vous, là-bas, toujours de l’autrecôté du mur infranchissable. Vous n’y êtes pas, vous n’y serez jamais car vous ne pouvezque refuser une incarnation aussi dérangeante. »14

La folie de ces personnages, issue de leur monstruosité, les isole mêmedu public. Le miroir est bien trop déformant pour que quiconque veuille sereconnaître dans ces êtres cruels, violents. Seule peut-être del’admiration peut poindre pour leur absolutisme; mais certainement jamaisde tendresse. Il n’y a donc pas de sentiment de pitié pour les personnagesdevant leur chute dans la folie, contrairement au théâtre classique où l’ons’émeut de l’égarement final d’un Achille dans Andromaque, ou même d’un roiLear, bien qu’il soit responsable de sa situation. Le théâtre de Genetcherche plutôt à provoquer un autre sentiment. Ce qu’il nous propose, cesont « les trois choses qui peuvent le plus sûrement déclencher de vastes

13 in « La tragédie, Genet et les Bonnes », d’Oreste Pucciani, in Obliques n°2, troisième trimestre, 1972, p. 11.14 in « Physique de Jean Genet », de Philippe Sollers, in Le Magazine littéraire n°313, septembre 1993, p. 40.

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explosions de haine[...], le sexe, l’antagonisme racial et lapolitique. »15

La nette distance entre le spectateur et les personnages réunit en faitle public dans son entier. Ne pouvant se retrouver dans un tel théâtre, ilest ainsi conduit à chercher son rôle ailleurs que sur la scène. Cetteunion s’établit dans la salle. De fait un des vœux les plus chers de Genetest de rassembler les spectateurs. C’est ce qu’il explique à Pauvert encritiquant les pièces qui n’y visent pas:

« J’ai parlé de communion. Le théâtre moderne est un divertissement.[...] Le mot évoqueassez une idée de dispersion. Je ne connais pas de pièce qui lient, fut-ce une heure, lesspectateurs. »16

Comment susciter cet état, sinon qu’en touchant au plus profond del’Homme, pour l’émouvoir universellement? Or pour l’ange déchu que JeanGenet joue à être, il n’y a pas de sentiment plus fort que la haine. Unehaine et une violence qui unissent les foules comme l’Histoire l’a biensouvent démontrer. Comme Genet l’expose plus loin dans sa Lettre à Pauvert:« Il suffirait de découvrir -- ou de créer-- l’Ennemi commun, puis lapatrie à retrouver »17. Ainsi la communion du public est motivée par« cette notion de découverte de l’Ennemi, c’est à dire, [...] unerévélation très souvent inattendue et choquante »18. Mais ne nous tromponspas, « ce que Genet projette sur la scène n’est pas fait pour que nous lerejetions mais pour que nous l’acceptions même si nous répugnons à lefaire »19. Il s’agit d’assumer cette haine (mais c’est un point que nouséclaircirons plus tard).

Or cette situation d’union des spectateurs dans la haine et la violencecontre les protagonistes renforce encore le rejet que recherchaient lespersonnages principaux. Mais en plus de le renforcer, il le concrétise dansla salle. Il lui confère ainsi sa valeur dans la réalité. C’est d’ailleursce qui s’est passé lors de la représentation des P à l’Odéon en 1966. Cettepièce réveillait les plaies de la guerre d’Algérie en plaçant côte à côtedans la mort soldats français et Arabes (entre autres choses), et a donnélieu à de véritables manifestations de violences durant les dix derniersjours de représentation (heurts, bombes fumigènes dans le théâtre...)... Ala grande joie de Jean Genet! Cela révèle combien ce théâtre ne sesatisfait pas de porter la folie sur la scène: il cherche à la porter dansla réalité. C’est donc dépasser les limites classiques entre la scène et lasalle. Ou plutôt, c’est rendre poreuse cette frontière qui représentefinalement la séparation entre la réalité et la fiction, et par là, faitacte de folie.

15 in « Pouvoir noir et poésie blanche », de Richard N.Coe, in Le Travail théâtral n°II, Cahiers Renaud Barrault, EditionGallimard, n°74, quatrième trimestre, 1970, p. 8.16 in « Lettre à Pauvert », de J.Genet, Obliques n°2, op. cit., p. 2.17 ibid.18 in « Jean Genet ou le théâtre de la haine », de Raymond Federman, in Esprit, avril 1970, p. 699.19 ibid.

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Le choix de personnages exclus comme personnages principaux, fiers deleur position sociale rejetée, nous a amené à nous pencher vers uneinterprétation plus métaphorique de cette manifestation. On a pu lacorroborer par les propos de Genet qui présente clairement son intérêt pourles cheminements obscures de la pensée. Enfin la présence d’éléments desymbolisation, tels que l’outrance des costumes, l’excès dans lescomportements des personnages, leurs traits de monstruosité, ontdéfinitivement montré la nécessité de ce type d’interprétation. Restaitencore à savoir ce que signifiait ce rejet social. On a pu alors rapprocherl’image de la folie selon Michel Foucault avec la condition des personnagesde Genet. Il en est ressorti que cette exclusion est la métaphore de lafolie, et les valeurs des personnages, semblables à celles refoulées par laraison. Mais pour être défini comme fou, il faut une référence. C’est ceque nous avons cherché, et qui s’est manifesté dans les personnages desMaîtres, miroir des spectateurs. Cette délégation de la norme sur le publicrenforce donc le rejet des personnages, et surtout lui donne sa place dansla réalité.

Cette étude nous a donc permis de mettre en évidence d’une part laplace importante dans ce théâtre de la folie, et sa nature métaphoriquedont va dépendre la singularité de sa représentation (sur scène et dans lestextes); d’autre part, la particularité de l’enjeu que soulève ici cettenotion: un lien entre personnages et spectateurs (que nous chercherons àdéfinir plus précisément par la suite) qui déborde des limites de lafiction scénique.

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II. VERS LA FOLIE

Maintenant que l’importance de l’enjeu de la folie dans le théâtre deGenet est avancé, nous allons nous tourner plus nettement sur les textes,c’est-à-dire, sur les moments de folie des personnages. Ils ne sont pasconstants et c’est ce qui ne les rend pas directement perceptibles. Mais ilmarque le rythme des pièces, et même l’intrigue. Ils correspondent en effetà des passages singuliers des pièces, lorsque les personnages, qu’ilssoient principaux ou secondaires, se placent dans le monde du théâtre pourchanger d’identité et aller jusqu’au bout du rôle choisi. Ils effectuentalors progressivement une sortie hors d’eux-mêmes qui va croissant jusqu’àl’extase, terme issu du grec « ex-stasis » qui signifie bien « l’actiond’être hors de soi »20: les personnages se tiennent hors de leur propreidentité. Ils s’enferment à l’extérieur d’eux-mêmes, comme les fous selaissaient expulser des cités médiévales, « enfermé[s] aux portes de laville,[...] mis à l’intérieur de l’extérieur et inversement »21. Cemécanisme souligne le lien entre théâtre et folie, l’un amenant à l’autre,et l’élan volontaire qui entraîne les personnages sur ces routes obscures.

20 in « Extase », in le Petit Robert, op. cit., p. 665.21 in Histoire de la folie à l’âge classique, de Michel Foucault, op. cit., p. 13.

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De fait, on l’a vu, la folie est l’attribut des groupes rejetés, leurparticularité qui les définit en les opposants à la norme sociale. Maiselle se présente aussi comme la seule solution que les personnages aientétablie pour fuir la pression qu’exercent sur eux les différentes violencessubies, ou pour y répondre. Celles-ci sont dues à l’humiliation et au rejetissus de leur situation marginale, refoulée. Ainsi le mouvementd’incarnation qui donne accès à cet état passe-t-il par la répétition desviolences subies. Comme on a pu parler de « répétitions », de « rôles »,c’est bien dans le cadre d’une sorte de représentation théâtrale que sedéroule la préparation. Entre le délire théâtral et les rituels solennelsd’une cérémonie, les personnage cherchent l’excitation qui les fera sortird’eux-mêmes. Elle naît : comme la représentation théâtrale, de préparatifsphysiques ; comme la transe, des mouvements corporels ; comme le mystère dela messe, des jeux de langage ; comme la sensualité, de troublantesvariations de tensions.

II.1 Les préparatifs physiques

Les personnages trouvent automatiquement les gestes des gens dethéâtre. Puisqu’ils jouent un rôle, tous les préparatifs de lareprésentation interviennent. A un tel point que bien souvent, les fins oules débuts de ces sortes de possessions présentent les mêmes caractères queles véritables spectacles. C’est ce que nous allons étudier précisémentdans chacune des pièces.

II.1)1-Les préparatifs dans B

Les apparitions d’Irma dans les premiers tableaux du B où elleinterrompt ou enclenche les jeux, marque bien cet aspect de la préparationdes personnages avant d’entrer dans la folie. Jean-Baptiste Moraly parled’elle comme d’un « metteur en scène »22. En effet l’Evêque du premiertableau, interrompu, commence à se déshabiller tout en commentant saprestation, tel un acteur au sortir du spectacle.

Le fait qu’il se déshabille n’est d’ailleurs pas anodin, car enregardant bien, toutes ces représentations se font en costumes, plus oùmoins excentriques selon les pièces, mais toujours symboles concrets d’unetransformation, d’une extraction de la réalité quotidienne, pour quelquechose d’autre. Ainsi les didascalies précisent que le rôle de l’Evêque,« mitré et en chape dorée,[...] sera tenu par un acteur qui montera sur despatins de tragédien d’environs 0m50 de haut. Ses épaules, où repose lachape, seront élargies à l’extrême[...]. Son visage est grimé,exagérément. » (B, 39) De même, le juge « paraîtra démesuré, lui aussirallongé par des patins, invisible sous sa robe, et le visage maquillé »(B, 47). Enfin on assiste à la préparation du Général dont les vêtementssont apportés par la prostituée qui lui donne la réplique :

22 in « Le tombeau de Jean Genet », de Jean-Baptiste Moraly, in Théâtre d’Europe n°8, octobre 1985, p. 105.

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« Elle tient un uniforme complet de général, plus l’épée, le bicorne et lesbottes.[...] Pendant toute la scène qui va suivre, la Fille va aider le Général à sedéshabiller, puis à s’habiller en général. Lorsque celui-ci sera complètement habillé, l’ons’apercevra qu’il a pris des proportions gigantesques, grâce à un trucage de théâtre :patins invisibles, épaules élargies, visage maquillé à l’extrême. » (B, 57)

II.1)2-Les préparatifs dans Bs

On retrouve ces mêmes attitudes dans Bs, où les bonnes se déguisent:Claire en Madame; Solange en Claire, en bonne hypocritement soumise quiveut se rebeller. Ces « préparatifs » (Bs, 32) apparaissent à deux reprisesdans la pièce, marquant ainsi les deux « cérémonies » tel que Claire lesnomment (Bs, 37). Au début, Claire-Madame demande à Solange-Claire :

« Préparez ma robe. Vite le temps presse.[...] Disposez mes toilettes. La robe blanchepailletée. L’éventail, les émeraudes. » (Bs, 16-17)

Ce qui donne place à une certaine tension, Solange insistant avecautorité pour que sa sœur porte la robe rouge : « La robe rouge. Madamemettra la robe rouge[...], la robe de velours écarlate » (Bs, 18). Puiscomme Claire accepte, on assiste à l’habillage (Bs, 22). Plus loin, il estfait mention de ces « costumes » devant Madame pour qui ils ne sont que desimples vêtements lorsqu’elle les offre aux bonnes (Bs, 77 à 79). Et Clairene peut s’empêcher d’exprimer l’admiration, le respect que les deux sœursont pour ces vêtements :

« L’armoire de Madame, c’est pour nous comme la chapelle de la Sainte Vierge. Quandnous l’ouvrons [...], nous l’ouvrons à deux battants, nos jours de fête. Nous pouvons àpeine regarder les robes, nous n’avons pas le droit. L’armoire de Madame est sacrée. C’estsa grande penderie ! » (Bs, 77)

Ce sentiment est en fait presque une peur sacrée, une vénération devantune force inconnue, magique. Les costumes ne sont-ils pas en effet commedes parures magiques qui métamorphosent celui qui les porte en ce dont lecostume est le signe ? Quand Claire revêt la robe de Madame, alors tout àcoup, comme par enchantement, elle est Madame, Solange la vouvoie (et cecigrâce au charme du théâtre qui fait de l’apparence, l’être même) :

« [Claire] met sa robe blanche face au public, par-dessus sa petite robe noire.[...]SOLANGE, se retournant et voyant Claire dans la robe de Madame : -- Vous êtes belle ! »(Bs, 98)

II.1)3-Les préparatifs dans N

L’importance du travestissement et son rôle dans la progression versl’état d’extase se manifeste dans N avec plus de clarté encore. Même si lapièce commence alors que les acteurs ont déjà revêtu leur costume de membrede la Cour ou de Nègres, un habillage a lieu sur scène, pour lareprésentation du crime d’une Blanche. C’est celui du Chanoine Diouf en lavictime, jeune fille blanche :

« Chaque acteur apporte cérémonieusement la perruque, le masque [...] grossier decarnaval, en carton, représentant une femme blanche aux grosses joues te riant, [...] et

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les gants blancs dont on orne Diouf. Ainsi paré, il prend le tricot[...] rose commencé,avec deux pelotes de laine et un crochet. » (N, 62-63)

Cette préparation se fait avec pompe, annonçant l’extrême importance dela suite de la « cérémonie » : elle a été précédée d’un discours où Dioufcommunique aux autres Noirs son départ pour un autre monde :

« Moi, Samba Graham Diouf, [...] tristement je vous dis adieu. Je n’ai pas peur. Qu’onm’ouvre la porte, j’entrerai, je descendrai dans la mort que vous me préparez. » (N, 62)

puis du chant d’adieu des autres acteurs noirs, tout cela supervisé parArchibald le metteur en scène : « Et maintenant, en ordre pour lemasque ![...] J’ai dit : continuons. Les ustensiles. »(N, 63). Ainsis’amorce la représentation du crime racial, moment central de la pièce, parsa situation dans le cours des pages et dans son enjeu : c’est cet acte quiva assurer aux Nègres leur faute et par conséquent leur situationmarginale. Ce sera la confirmation sans rémission de leur folie, qui passedonc tout d’abord par un déguisement.

II.1)4-Les préparatifs dans P

P donne une large place aux travestissements, la plus importante detoutes les pièces. On n’assiste à aucune préparation du type de celle quel’on vient d’étudier, mais sans doute faut-il attribuer cela au fait qued’une part la structure et le rythme de cette pièce sont très particuliers,plutôt déconstruits ne permettant donc que de rares montées de possession ;et que d’autre part on n’y rencontre aucun jeu théâtral, aucun exemple de« théâtre dans le théâtre »( selon l’expression de J.B. Moraly).Finalement, soit les personnages évoluent dans la lenteur de la pièce, telSaïd qui ne cesse de parfaire sa position d’exclus, soit ils sont déjàaccomplis. Warda la prostituée a abouti à cet état supérieur depuis bienlongtemps : « Vingt-quatre ans !... Une putain ça ne s’improvise pas, ça semûrit. J’ai mis vingt-quatre ans. Et je suis douée ! » (P, 30) Enconséquence, elle est constamment ( on pourrait même dire éternellement)parée avec extravagance, comme le demande Genet :

« Warda : Robe de tissu d’or, très lourd, mêmes souliers, mais rouges, cheveux en unénorme chignon, rouge sang, visage très pâle.[...] [Elle] a un faux nez très long etmaigre. Une servante agenouillée aux pieds de Warda[...] lui pose du blanc de céruse surles pieds. Warda a un jupon rose vaste comme une crinoline. » (N, 27)

On peut cependant faire remarquer que lorsque nous voyons Warda pour lapremière fois, elle se fait coiffer par sa servante qui lui pose ensuitesur les épaules un manteau (P, 35). Peut-être est-ce là pour Genet un moyende nous annoncer, le début du spectacle, par une mise en abîme symbolique,par un écho aux préparatifs des acteurs.

Les autres personnages, quant à eux, ont des vêtements excentriques,comme on l’a déjà montré plus haut, mais on ne les voit pas s’en parer. Enfait Genet souhaitait ces personnages les plus théâtraux possibles. Ill’explique dans « les commentaires du dixième tableau » :

« M. Blankensee [...] son métier c’est la comédie, pas la culture des roses. Mais c’estmoi qui ai inventé ce colon et sa roseraie. Mon erreur peut—doit—être une indication. S’iltravaille à la beauté des épines ou pourquoi pas des pines plutôt qu’aux fleurs, M.

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Blankensee, à cause même de cette erreur, par moi commise, quitte la roseraie pour entrerdans le Théâtre. » (P, 119)

Si les personnages appartiennent donc si profondément au Théâtre, ilsn’ont pas besoin de se travestir, de se préparer pour accéder à cet autreunivers fantasmatique.

Ainsi l’absence de préparatifs dans cette pièce confirme l’idéesoulevée dans les autres pièces, selon laquelle les accessoires,maquillages et travestissements sont là pour permettre aux personnages dese métamorphoser et de quitter le monde. Comme pour les acteurs, ce sontles premiers instants de concentration et d’avancé vers les personnages àjouer.

II.2) Le corps

Les préparatifs physiques, en plus de la fonction qu’on vientd’exposer, sont aussi des moyens de tourner le regard des personnages etdes spectateurs sur les corps. On rappellera tout d’abord que dansl ’ensemble des pièces la préparation physique se trouve au commencement del’excitation. C’est donc que le corps, l’intérêt qu’on lui porte, l’attraitque l’on souhaite qu’il suscite par le port de vêtements extravagants a uneplace importante dans le mécanisme d’excitation qui donne accès à l’état dedélire des personnages. Les corps ont ce « pouvoir » non seulement par lesviolences qu’ils subissent ou provoquent, mais aussi par l’ultime élémentde réalité que la chair qui les compose peut représenter au touché ( avecstupéfaction et horreur). Ce point ressort dans presque toutes les pièces.

II.2)1-La place du corps dans Bs

Dans Bs, le corps n’est mentionné que lorsqu’il est violenté et doncsujet d’un renouvellement de l’excitation. Cette utilisation estparticulièrement visible au début de la pièce, qui est la premièretentative de représentation du meurtre de Madame. Deux fois de suiteSolange jouant Claire cherche à compresser le corps de Claire jouantMadame. Tout d’abord en l’habillant, donc par le biais du costume :

« CLAIRE, ironique—Je sais. Tu me jetterais au feu. (Solange aide Claire à mettre larobe.) Agrafez. Tirez moins fort. N’essayez pas de me ligoter. » (Bs, 22)

Ce mouvement marque à la fois la sincérité croissante de Solange dansle jeu, son entrée progressive dans son rôle, déjà sous-jacente dansl’autorité qu’elle a manifestée pour que Claire porte la robe rouge ; et àla fois l’emportement de Claire qui est la réponse à celui de sa sœur. Cetélan est d’ailleurs renforcé quelques pages plus loin par un autre jeu descorps :

« SOLANGE, arrangeant la robe --[...]

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CLAIRE -- Ecartez-vous, frôleuse ! (Elle donne à Solange sur la tempe un coup de talonLouis XV. Solange accroupie vacille et recule.) [...] Dans ses bras parfumés, le diablem’emporte. » (Bs, 24-25)

Cette fois, le contact est rejeté, comme lorsque Solange habille Claireet que celle-ci s’écrie : « Evitez de me frôler. » (Bs, 22) ; ou encorepage 25 :

« CLAIRE -- (Ses doigts ayant frôlé ceux de Solange, horrifiée, Claire recule.) Tenezvos mains loin des miennes, votre contact est immonde. » (Bs, 25)

Mais ces effleurements renouvellent et renforcent à chaque foisl’emportement des bonnes. Ainsi ce frôlement est-il suivi d’un nouvel élande folie de Claire au-delà des limites du jeu, que Solange souligne :

« Il ne faut pas exagérer. Vos yeux s’allument. Vous atteignez la rive.[...] Leslimites. Les bornes. Madame. Il faut garder vos distances. » (Bs, 25-26)

Enfin, un peu plus loin, juste avant le mouvement final, comme unavant-goût de violence physique, Solange « gifle Claire » (Bs, 29).

Puis intervient l’autre mouvement de compression, lorsque Solange, àl’extrême pointe de l’excitation, s’apprête à étrangler Madame :

« SOLANGE -- [...](Elle tape sur les mains de Claire qui protège sa gorge.) Bas lespattes et découvrez ce cou fragile. Allez, ne tremblez pas, ne frissonnez pas, j’opère viteet en silence.[...] ( Elle semble sur le point d’étrangler Claire.) » (Bs, 31-32)

Etrangler c’est cependant encore toucher : le corps est donc ici à lafois objet de désir qu’on souhaite au sens propre embrasser ou caresser,et, en réponse à cet inavouable désir, objet de haine et de violence. Cetteattitude est d’ailleurs l’écho des sentiments des bonnes pour Madame, entreadmiration et haine. Les bonnes se placent donc entre un désir depossession de la chair et une peur de celle-ci sans doute parce qu’ellereprésente la vie et la réalité, comme le révèlent ces paroles de Solangedéjà citées :

« Je n’ai tué personne. J’ai été lâche, tu comprends. J’ai fait mon possible, mais elles’est retournée en dormant. Elle respirait doucement. Elle gonflait les draps : c’étaitMadame. » (Bs, 50)

II.2)2-La plce du corps dans N

Selon leurs traditions ethnologiques, la danse et donc les mouvementsdu corps ont un grand poids dans les transports des Nègres. La danse ouvreet clôt la pièce : au début comme à la fin (cf. la fin de Roger Blin queGenet recommande page 11) les Nègres « dansent autour du catafalque unesorte de menuet sur un air de Mozart, qu’ils sifflent et fredonnent. » (N,20). La danse intervient à nouveau au centre de l’œuvre, lors de lareprésentation du crime : « Tous commencent à danser sur place, [...] et àbattre très doucement des mains. » (N, 70). Attitude reprise quelques pagesplus loin quand Village s’apprête à tuer la victime blanche : « Les Nègres

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viennent se placer derrière lui, en théorie, battant doucement des pieds etdes mains. » (N, 78).

Les autres mouvement mentionnés dans les didascalies internes ouexternes sont soit des mouvements brusques, soit des gestes sensuels.L’étranglement est à nouveau au centre de la pièce, avec tout ce qu’ilsous-entend de contact physique agressifs :

« VILLAGE -- C’est moi qui me suis baissé. Je l’ai étranglée avec mes deux mainspendant que monsieur Hérode Aventure emprisonnait les siennes. Elle s’est un peu raidie...enfin elle a eu ce qu’ils appellent un spasme, et c’est tout. » (N, 34)

Une chute apparaît alors que Neige insulte Village dans un grandmouvement d’exaltation : « Elle tombe, épuisée, par terre, mais Bobo etArchibald la relèvent. Bobo lui donne une claque.) » (N, 58). Autre ruptureencore marquée par le geste, quand Village se décide à interpréter le rôlede l’assassin :

« VILLAGE, tout à coup furieux, il semble s’élancer, fait un geste comme pour écartertout le monde : Ecartez-vous ! J’entre. » (N, 66)

Dans l’étalage de leurs attributs, une place importante est faite auxcorps évoqués par les « narines, conques, énormes, gloire de ma race » (N,55) dont on a déjà parlé; par « les tibias, les rotules, les jarrets, leslèvres épaisses » (N, 60 ) ; par les cuisses : « Ecoutez chanter mescuisses, car...[...] car mes cuisses la fascinaient. » (N, 67-68). Enfin ilfaut souligner que les Nègres « éclatent d’un rire très aigu, mais trèsbien orchestré » (N, 23), plus aigu que celui de la Cour qui« déconcertée,[...] se tait. »(ibid.), et que « tous ensemble, orchestrés,les Nègres tremblent. » (N, 98).

On aura sans doute remarqué qu’au contraire des Nègres, la Cour nemanifeste aucun mouvement particulier. De même que les personnages du B quis’en rapprochent par leurs costumes et leur appartenance à la race« supérieure ». L’emploi du corps semble être réservé aux groupesmarginaux. Sans doute parce qu’ils sont les seuls à se risquer à allervéritablement jusqu’au bout de leur rôle, n’ayant rien à perdre, et peut-être un peu à gagner. Cette remarque renforce donc l’idée selon laquelle lecorps est un moyen important d’accès à l’état de délire prophétique.

II.2)3-La place du corps dans P

Le jeu des P a à voir avec le corps, mais plus abstraitement que dansles autres pièces. On trouve dans les répliques peu de références au corps,si ce n’est pour en glorifier les mauvaises odeurs ou les fonctionsdigestives considérées d’habitude comme peu nobles. On pense en effet auphysique de Leïla qui cherche à être la plus répugnante possible :

« LA MERE -- Il vaut mieux que je te le dise une bonne fois pour toute[...] : tu esmoche.[...]Moche. Ne bave pas sur ta cagoule.[...] On te laisse sous cloche, comme leroquefort à cause des mouches. » (P, 41)

« SAÎD -- N’y touche pas ! (Il arrache le peigne des mains de Leïla et le casse.) Jeveux que le soleil, que l’alfa, que les pierres, que le vent, que la trace de nos pieds seretournent pour voir passer la femme la plus laide du monde et la moins chère : ma femme.

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Et je ne veux plus que tu te torches tes yeux, ni ta bave, ni que tu te mouches, ni que tute laves.

LEÎLA -- Je t’obéirai. » (P, 168-169)

On pense encore au jugement de « L’homme qui a pissé », ainsi nommépour avoir « avec fierté [...] pissé sur un laurier en bordure du terrainde football. » (P, 77). L’armée se montre plus concernée par sa propreté etsa tenue, que par les combats :

« LE LIEUTENANT -- Fermez !... Bien... non, fermez mieux... faites le nœudcorrectement.[...]Pas de miroir, il en faut toujours un.[...] Nous représentons une Francenette, précise.(Un temps) Et propre. Je dis, propre. » (P, 177-178)

Le Général en donne la raison un peu plus loin :

« On doit y aller [à la guerre] armés, bottés, casqués, oui, mais aussi poudrés,cosmétiqués, fardés, ce qui tue c’est un fond de teint sur un squelette de gestes précis »(P, 190)

Ici, comme dans les autres pièces, le corps intervient comme supportd’un costume qui grâce à l’apparence donne la force au personnage pouraller au bout de son rôle. Mais cette attitude est parfois contrebalancéeet laisse la place à la glorification des fonctions fécales : à travers lafameuse cérémonie d’enterrement du Lieutenant, qui a fait scandale lors despremières représentations de la pièce, à savoir par son embaumement dansles gaz de ses compatriotes (cf. p. 218-219) ; ou bien dans la mort dusergent « mort en chiant » (P, 237).

Ces apparitions du corps se placent toujours à proximité d’un éveil del’acteur qui se rapproche toujours plus de la perfection de son rôle ;c’est à dire soit au moment d’un nouveau jugement qui pousse plus loin lerejet du personnage et le confirme dans la composition de son rôle, soit àproximité de la mort qui apparaît bien dans cette pièce comme le pointultime de perfectionnement du rôle, puisque le personnage ne devient alorsplus que son image. Là encore on peut voir comme le corps intervient dansl’accès à l’extase. En conséquence il finit par être un objet auquel lespersonnages portent attention, comme le sous-entend la glorification qui enest faite.

Au fur et à mesure des pièces, la position des personnages face aucorps s’est modifiée : d’une peur liée à un désir du corps dans Bs, onpasse à une acceptation totale et à un jeu avec ses possibles dans N et P.On peut y percevoir le résultat de l’évolution des personnages de Genetvers des caractères toujours plus théâtraux et donc toujours plus proche del’extase. Mais dans tous les cas le corps a donné un élan supplémentaireaux personnages pour atteindre cet état, comme support des costumes, commemoyen de violences, ou de transe.

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II.3) L’excitation par le langage

A la fin de cette préparation, ou parfois s’y mêlant, le langagerelance à nouveau la stimulation. Il intervient de deux manièresdistinctes, bien que leur ordre d’apparition ne soit pas fixe: par laviolence des propos, injures, humiliations, joutes verbales; et par lebiais du récit de l’action fantasmée qui doit stimuler l’imaginaire despersonnages et les amener à la révolte, à l’action. Les pièces les plusreprésentatives à cet égard sont Bs et N, où l’on voit clairement les deuxmode de discours se succéder aux moments des prises d’élan vers l’extase.

II.3)1-Le rôle du langage dans l’excitation des bonnes

Le jeu des injures et de l’humiliation débute la pièce des Bs. Voici cequ’on lit (ou entend) dès les premières pages:

« CLAIRE (Son geste --le bras tendu-- et le ton seront d’un tragique exaspéré.) -- Etces gants! Ces éternels gants! Je t’ai dit souvent de les laisser à la cuisine. C’est avecça, sans doute que tu espères séduire le laitier. Non, non, ne mens pas, c’est inutile.Pends-les au-dessus de l’évier. Quand comprendras-tu que cette chambre ne dois pas êtresouillée? Tout, mais tout! ce qui vient de la cuisine est crachat. Sors. Et remporte tescrachats! » (Bs, 15-16)

Nous sommes ici dans le jeu où Claire interprétant Madame, cherche àéveiller la haine de Solange jouant Claire-la bonne, pour l’amener à tuerMadame: c’est tout l’enjeu de la première partie de la pièce. Et pour yparvenir, Claire sur-joue la supériorité de Madame sur ses bonnes, en necessant d’humilier Solange. Elle use des gestes, comme on l’a vu, et de sonlangage, non seulement dans la signification même de son discours, avec detels propos:

« Je serai belle. Plus belle que vous ne le serez jamais. Car ce n’est pas avec cecorps et cette face que vous séduirez Mario. Ce jeune laitier vous méprise, et s’il vous afait un gosse... » (Bs, 18)

ou par le rappel méprisant du pitoyable de leur condition de bonnes:

« Passons sur nos dévotions à la Sainte Vierge en plâtre, sur nos agenouillements. Nousne parlerons pas des fleurs en papier... (Elle rit.) Et la branche de buis bénit! [...]Regarde ces corolles ouvertes en mon honneur! Je suis une Vierge plus belle, Claire. [...]Et là, la fameuse lucarne, par où le laitier demi-nu saute jusqu’à notre lit! » (Bs, 23)

Mais elle renforce aussi sa supériorité par la recherche d’un tonparticulièrement élevé, poétique, au contraire de la bonne au termes plusprosaïques, et par l’importante longueur de ses répliques par rapport àcelle de Solange qui ne répond que par phrases très courtes:

« CLAIRE -- Je vous ai dit, Claire, d’éviter les crachats. Qu’ils dorment en vous mafille qu’ils y croupissent. Ah! ah! vous êtes hideuse, ma belle. penchez-vous davantage etvous regardez dans mes souliers. (Elle tend son pied que Solange examine.) Pensez-vousqu’il me soit agréable de me savoir le pied enveloppé par les voiles de votre salive? Parla brume de vos marécages?

SOLANGE -- Je désire que Madame soit belle. » (Bs, 17-18)

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L’utilisation des injures est plus nette à la fin de la pièce, lorsqueles bonnes reprennent le jeu et cherche donc à se stimuler à nouveau:

« CLAIRE -- Vous vouliez m’insulter! Ne vous gênez pas! Crachez-moi à la face! Couvrez-moi de boue et d’ordures.[...] Passez sur les formalités du début. Il y a longtemps quevous avez rendu inutiles les mensonges; les hésitations qui conduisent à la métamorphose!Presse-toi! Presse-toi. Je n’en peut plus des hontes te des humiliations.[...] Commence lesinsultes.[...] Passons le prélude. Aux insultes. » (Bs, 98-99, c’est moi qui souligne.)

Mais c’est finalement Claire qui les fait:

« Je hais les domestiques. J’en hais l’espèce odieuse et vile.[...] Vos gueulesd’épouvante et de remords... »(Bs, 100)

Enfin, le récit ne se présente ici que dans le long monologue final deSolange qui imagine non pas l’acte du crime mais son résultat, l’exécutionde Solange. Compte tenu de la longueur du passage, je me contenterai den’en citer que l’argument principal: « L’enterrement déroule sa pompe.[...]Le bourreau me berce. On m’acclame. Je suis pâle et je vais mourir. » (Bs,107-108). On y trouve toutes les marques du récit, du présent de narration,à l’énumération descriptive. De ce morceau résulte la décision de Claire deboire le tilleul empoisonné, la puissance de l’imaginaire lui donnant laforce d’agir. On remarquera d’ailleurs à propos de la puissance del’imaginaire par le langage, que chaque début de jeu est marqué parl’emploi de « Madame » et du « vous » , ce qui fait dire à Oreste Puccianidu « monde » des bonnes qu’il « n’est que magie et incantation »23, où doncle langage est omnipotent.

II.3)2-Le rôle du langage dans l’excitation des Nègres

La distinction entre les deux types de langages est particulièrementperceptible dans la pièce des N. Le passage le plus éloquent pour notresujet et dont nous avons déjà parlé plus haut, est le passage central oùles personnages représentent le crime de la femme blanche. Il s’agit iciclairement d’amener le personnage Village a un état d’excitation suffisantpour qu’il puisse à nouveau accomplir le meurtre. Le mécanisme depréparation est d’ailleurs volontairement souligné. Tout d’abord, Villagedemande:

«Je suis d’accord. Ce soir, pour la dernière fois. Mais il faudra m’aider: vousm’aiderez? M’exciter: vous m’exciterez? » (N, 57)

Alors Genet d’annoncer: « Toute la troupe, dès lors, va être animéed’un mouvement de plus en plus délirant. » (ibid.) Puis l’on passe auxinsultes: Neige accuse Village de ne pas avoir commis le crime par haine,la plus grande faute si l’on recherche le rejet des Blancs:

23 in « La tragédie, Genet et les Bonnes », d’Oreste Pucciani, op. cit., p. 18.

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« ... Vous étiez, Nègre, amoureux,. Comme un sergent de la Coloniale. Elle tombe,épuisée, par terre, mais Bobo et Archibald la relèvent. Bobo lui donne une claque.

BOBO, soutenant la tête de Neige, comme si elle vomissait -- Continuez. Videz-vous.Videz! Videz! (Village s’énerve de plus en plus.)

NEIGE, comme cherchant d’autres insultes et les vomissant avec des hoquets --Jurez!... » (N, 58)

On voit bien ici la montée de la tension obtenue grâce aux insultes,qui amèneront bientôt Village à incarner totalement son rôle et à chercherparmi les Noirs-acteurs, celui qui jouera la victime:

« ...Vous savez bien que je dois en donner une représentation [du crime]. Il me faut uncomparse. Ce soir, je mène jusqu’au bout la représentation. » (N, 61)

Diouf étant désigné et ayant recouvert son costume, le récit desderniers instants avant le meurtre peuvent commencer comme on l’a déjàcité: « VILLAGE, tout à coup furieux, il semble s’élancer, fait un gestecomme pour écarter tout le monde -- Ecartez-vous! J’entre. » (N, 66) Et ilentre en scène pour le récit.

Il faut préciser ceci: les personnages parlent de représentation, nonde récit. Mais s’il est vrai qu’ils jouent des rôles et finissent par agir,la bonne partie de la représentation est bien un récit (dans lequel seglissent quelques répliques), puisque Village raconte ce qui se passe:

« J’entre. Et je m’approche, doucement. Je jette un coup d’œil furtif. Je regarde. Adroite. A gauche.[...] Bonjour, madame. Il ne fait pas chaud.[...] Il ne fait pas chaud. Jesuis entré un moment. J’ai eu cette audace. Ici au moins il fait bon. » (N, 66)

On voit bien comment s’encastrent les répliques et la narration;certaines phrases sont même ambiguës: le premier « il ne fait pas chaud »semble adressé à la dame, le second en est soit une répétition, soit unedéclaration inhérente au récit. Genet lui-même écrit d’ailleurs dans lesdidascalies: « ton du récit » (N, 71) ou « voix du récit » (N, 72), ce quisouligne bien la spécificité de ce discours La narration sert en fait àplanter le décors et la tension régnante, puis à relater les avancées del’assassin.

« VILLAGE --Car elle ne venait pas, elle allait. Elle allait à sa chambre àcoucher...[...]à sa chambre à coucher, où je la suivis pour l’étrangler. » (N, 73)

Le récit crée donc la toile de fond sur laquelle l’acteur noir pourrase baser pour toujours mieux incarner son personnage, une sorte de pland’appui pour prendre son élan. En effet quelques pages plus loin on voitles compagnons de Village s’étonner et presque s’effrayer de sonemportement:

« BOBO -- Mais regardez comme il se donne. Il écume. Il fume! C’est du mirage. » (N, 72)

Au point même qu’il s’adresse à un des Noirs avec les termes imposéspar son rôle:

« VILLAGE, regardant Vertu -- La limpidité de votre œil bleu, cette larme qui brille aucoin, votre gorge de ciel...

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VERTU -- Tu délires, à qui parles-tu? » (N, 72; c’est moi qui souligne)

La narration a donc bien emporté Village dans son rôle, et même au-delà, où son identité disparaît derrière le rôle, où il atteint l’extase,perd la notion de la réalité et passe du côté du délire, de la folie.

II.3)3-Le faible rôle du langage dans la préparation des personnages duB et des P

Les personnages du B n’ont recours qu’au récit. Le Général se faitraconter sa mort et son enterrement (ce qui n’est pas sans rappelerl’enterrement de Solange dont on a déjà parlé...) par la prostituée quijoue le rôle de son cheval, pour se griser l’imagination de son existence:

« LA FILLE -- Le ciel est calme et rose. Une paix soudaine -- la plainte des colombes--précédant les combats, baigne la terre.[...] soudain ce fut le fer et le feu![...]Leséclats d’obus avaient coupé les citrons. Enfin la mort était active.[...] Enfin, épuisée,elle-même morte de fatigue, elle s’assoupit, légère sur tes épaules. » (B, 59-60)

Et c’est l’exaltation du Général, « ivre de joie » (B, 60) selonl’expression des didascalies. Ici encore le récit permet donc au personnagede décoller de la réalité et de se sentir enfin être tel qu’il le désire:« Wagram! Général! Homme de guerre et de parade, me voici dans ma pureapparence. » (B, 61) C’est le seul exemple que nous donnerons ici de cettepièce, car le troisième tableau, où apparaît le Général, est le seul à mousmontrer le début de la représentation et donc les préparatifs et la montéedu personnage vers son rôle qui passe donc par le récit.

Quant aux P le problème est semblable puisque les personnages ont dèsle début de la pièce abouti à cet état d’incarnation du rôle, de« l’apparence pure » (comme on a pu le faire remarquer plus haut) et qu’enconséquence on n’y trouve pas d’exemples de préparation pour l’extase.

Il faudra donc se baser principalement sur les argumentations établiesau-dessus à partir des pièces Bs et N pour accepter la thèse selon laquellele langage, par le biais de phrases percutantes et brèves telles que lesinsultes, ou par la lourde lenteur des récits, est un moteur qui mène lespersonnages au-delà de leur identité quotidienne, vers les sommetsextatiques de la folie. Le langage a donc dans ce théâtre un rôleincantatoire qui révèle l’imaginaire des personnages à une autre réalité.

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II. 4) L’évolution des textes

Les préparatifs que l’on vient de présenter, les costumes, les jeux decorps ou de langage, apparaissent régulièrement dans les pièces de JeanGenet, comme la pagination des citations a pu le révéler: ils interviennentà deux reprises dans Bs, au centre des N, et s’ils se font plus rares dansB et P, on retrouve cependant les mêmes accès d’emportement des personnagespar l’imaginaire au-delà des limites du quotidien. Ainsi cet état supérieursemble être le point de convergence des pièces, et leur imposer leurrythme, entre montée et descente de tension vers cet état.

II.4)1-La structure des Bs dirigée vers la folie

L’exemple le plus probant se trouve en effet dans Bs. On y repèrefacilement ces mouvements de tension. L’enjeu de la pièce est de tuerMadame, au début dans la réalité, mais finalement ceci étant un échec, dereporter leur désir de meurtre dans la fiction de leur jeu, donc desupprimer Madame jouée, c’est à dire Claire. Or pour pouvoir tuer Madame àtravers Claire, et que celle-ci se laisse faire, il faut que les deuxbonnes soient arrivées à un degré d’implication dans leur rôle, à unevéritable identification, qui s’apparente à la folie. C’est cet état queles bonnes cherchent à provoquer dans leur jeu, à travers costumes,mouvements des corps et effets de langage: la folie est donc leur but, bienqu’inavoué.

Mais l’accès n’en est pas aisé. La particularité des bonnes estqu’elles n’y parviennent jamais en même temps, ou plutôt, qu’une fois quel’une y est parvenue elle a du mal à laisser la place à l’autre. Ainsi est-ce Claire qui domine Solange par la longueur de ses répliques dans lesvingt-sept premières pages, qui cherche à l’exciter. Elle se plonge de plusen plus dans la peau de Madame, pour susciter la haine de Solange: « Jegrandis davantage pour te réduire et t’exalter. »(Bs, 27), dit-elle, etelle l’incite à poursuivre, à prendre le jeu en main: « Fais appel à toutestes ruses. Il est temps! » (Bs, 27). Alors Solange de déclarer:

« Assez! Dépêchez-vous. Vous êtes prête?

CLAIRE -- Et toi?

SOLANGE -- Je suis prête, j’en ai assez d’être un objet de dégoût. Moi aussi, je voushais... » (Bs, 28)

C’est alors que Solange prend le dessus, au sens propre puisqu’elle« march[e] sur elle »(Bs, 29), c’est à dire sur Claire. Et elle a déjàatteint cet état d’extase, où son identité et son rôle se perdent, quandelle s’écrie: « Car Solange vous emmerde! » (Bs, 29), confondant son propreprénom avec celui de Claire-la-meurtrière. Mais Claire se sent dépassée,« affolée »(Bs, 29) comme devant quelque chose qui n’a plus de prise. Elletente une reprise des rennes:

« SOLANGE -- Madame est interdite. Son visage se décompose. Vous désirez un miroir?(Elle tend à Claire un miroir à main.)

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CLAIRE , se mirant avec complaisance -- J’y suis plus belle le danger m’auréole,Claire, et toi tu n’est que ténèbres...

SOLANGE -- ... infernales! Je sais. Je connais la tirade. ...» (Bs, 30-31)

Mais c’est un échec puisque Solange l’interrompt et reprend son envoléede haine, qui se déploie jusqu’à l’étranglement de Claire-Madame (Bs, 32).

On retrouve à peu près le même mécanisme, à la fin de la pièce, dans lejeu final, apothéose de la folie où Claire, dans son rôle de Madame, boitle tilleul empoisonné destiné à tuer la véritable Madame. C’est Solange quilance le jeu avec les deux mots magiques:

« Il est bien temps de vous plaindre. Votre délicatesse se montre au beau moment. [...]Il est si simple d’être innocent, madame! » (Bs, 96; c’est moi qui souligne.)

Claire résiste d’abord, puis suit le jeu: « Claire ou Solange, vousm’irritez; » (Bs, 97) et « met sa robe blanche face au public, par-dessussa petite robe noire. » (Bs, 98). Maintenant, elle est vraiment Madame.Mais alors, elle coupe le souffle de Solange, émue par cette apparition, etdoit donc la stimuler par ses propos de plus en plus haineux (cf. p.100, lepassage déjà cité, commençant par: « Je hais les domestiques... »). EtSolange « monte, [...] monte »(Bs, 100), alors que Claire annonce:

« Je suis au bord, presse-toi, je t’en prie. Vous êtes... vous êtes... Mon Dieu, jesuis vide, je ne trouve plus. Je suis à bout d’insultes. » (Bs, 101)

C’est à ce moment-là, donc pas de façon synchronisée, que Solange setourne pour ouvrir la fenêtre: « Le vent m’exalte. » (Bs, 101). Et tandisque sa sœur cherche à le retenir, Solange « pousse Claire qui resteaccroupie dans un coin »(Bs, 105) et s’envole dans un monologue des plusinsensés que Genet ait écrit ( de la page 105 à la page 108. Nous ne lecitons pas ici, car il fera l’objet d’une étude détaillée dans la partiesuivante de ce travail.) Mais elle en sort épuisée, et c’est finalementClaire qui prendra en charge le crime, dictant à Solange les gestes àsuivre.

« CLAIRE -- Tu es lâche. Obéis-moi. Nous sommes tout au bord.[...] Répète avecmoi...[...] Madame prendra son tilleul.

SOLANGE -- madame prendra son tilleul... » (Bs,111-112)

On voit donc la tension monter progressivement vers l’état d’extase, defolie, à travers un rythme et une évolution qui rappelle la recherche del’excitation sexuelle. Et c’est de la nature de ce que Genet souhaitesusciter: une émotion violente, dont le sommet est l’abandon de soi. Laposition de ces crescendos dans la pièce, au début et à la fin, encadrantla représentation, en fait comme un couronnement sous le signe de la folie.

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II.4)2-La structure des N dirigée vers la folie

Dans la pièce des N la représentation théâtrale du meurtre d’uneBlanche est le point clé. Car, comme le dit le Juge: « Vous nous avezpromis la représentation du crime afin de mériter votre condamnation. LaReine attend. Dépêchez-vous. »(N, 37) C’est donc par ce moyen là que lesNoirs vont pouvoir affermir leur situation de rejet, et s’enfoncerdéfinitivement dans la folie. C’est de là aussi qu’ils recevront cetteforce qui les amènera à supprimer tous les Blancs, à la fin de la pièce.Genet fait donc dépendre l’avenir des Nègres d’une simple représentationthéâtrale. Ceci explique sans doute la place centrale de ce passage dans lapièce, au sens propre du terme, entre les pages 60 et 80.

Dans ce passage on peut voir Village comme le représentant de toute larace noire, supprimant la race blanche à travers le crime d’une Blanche. Defait, il lui est souvent rappelé de se comporter comme un véritable noir,c’est à dire de ne vivre que pour la négritude et la haine, dans sonlangage ou dans ses actes:

« ARCHIBALD -- Inventez, sinon des mots, des phrases qui coupent au lieu de lier.Inventer non l’amour, mais la haine, et faites donc de la poésie puisque c’est le seuldomaine qui nous reste. »(N, 37)

« NEIGE, très hargneuse -- Si j’étais sûre que Village a descendu cette femme afin dedevenir avec plus d’éclat un Nègre balafré, puant, lippu, camus, mangeur, bouffeur[...], sij’étais sûre qu’il l’ait tuée pour se confondre avec la nuit... »(N, 39)

« ARCHIBALD -- Son crime le sauve. S’il l’a accompli dans la haine. » (N,59)

« ARCHIBALD, grave -- Je vous ordonne d’être noir jusque dans vos veines et d’ycharrier du sang noir. Que l’Afrique y circule. Que les Nègres se nègrent. Qu’ilss’obstinent jusqu’à la folie dans ce qu’on les condamne à être [...]. » (N, 60)

Ainsi l’on peut voir la première partie de la pièce (de la page 23 à lapage 60, jusqu’au début de la représentation) comme une préparation à lareprésentation. Comme pour une véritable « cérémonie » (cf. N, 48), Villagedoit se purifier de tout reste de respect pour les Blancs, de toutsentiment et surtout de son amour pour Vertu (cf. page 45 à 55), afin dedevenir un acteur, vide de lui-même, en attente d’une autre identité:« Sous leurs yeux [ceux de la Cour] tu deviens un spectre et tu vas leshanter » selon les termes d’Archibald (N,48).

Puis vient la représentation. La montée de Village en crescendo versl’extase comme on l’a vu dans la partie précédente, mais qui finit parl’effrayer. Alors qu’il en est à la limite, soudain Village a peur d’allerjusqu’au bout, peur de la folie: « Dites, Nègres, si je ne pouvais plusm’arrêter? » (N, 79) Il faut pour le relancer, la tirade de Félicité,incantation à la couleur noire: « Dahomey!... Dahomey!... A mon secours,Nègres!... » (N, 80) Et la représentation de reprendre son cours, ou plutôtavec tout l’humour d’un Genet et pour signaler la facticité de cette scène,le crime se fait-il dans les coulisses, derrière les paravents, annoncé parun véritable chant du chœur des Noirs (page 82).

La suite de la pièce est le résultat de cette mascarade, découvertecomme telle par la Cour, descendue en Afrique:

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« LE MISSIONNAIRE -- Ils nous ont joué la comédie. »(N, 99)

« LE JUGE -- Il a tué par haine. Haine de la couleur blanche. C’était tuer toute notrerace et nous tuer jusqu’à la fin du monde. [...] Un mort, deux morts, un bataillon, unelevée en masse de morts on s’en remettra, s’il faut ça pour nous venger; mais pas de mortdu tout, cela pourrait nous tuer. Vous voulez donc notre mort? » (N, 99-100)

La Cour est si affolée par cet acte, car en ne tuant qu’un fauxcatafalque vide, les Nègres ont tué le symbole du Blanc qui est encore pluspuissant que les hommes eux-mêmes (nous ne nous appesantirons pas sur ceproblème qui est plus particulièrement celui de la troisième partie). Aprèscette révélation, les Blancs tentent un ultime combat, qui est ici uncombat rhétorique entre La Reine et Félicité, entre la Reine blanche et laReine noire. Enfin suite au succès de Félicité, vient la suppression desBlancs.

Cette pièce est donc plus semblable à un rituel religieux, avec unemontée de tension au début, liée à la préparation, puis une fois l’étatsupérieur atteint, pas de chute, mais le profit d’une telle situation pourtenter de modifier l’état des choses à son avantage.

II.4)3-Les structures du B et des P

Quant à B et P, elles correspondent respectivement à peu près au schémades Bs et des N. De fait, le B commence par des représentations quiprocurent aux personnages l’oubli de soi dans leur rôle d’Evêque (premiertableau), de Juge (deuxième tableau) et de Général( troisième tableau). Etla pièce se termine par la prestation de Roger en Chef de La Police, qui sechâtre croyant ainsi déposséder l’Image du Chef de sa virilité... Mais,comme dans Bs, où Claire se suicide en voulant éliminer Madame, tuer unpersonnage, un rôle, n’est pas tuer la personne dont l’image continue àvivre. Enfin dans P, le dernier tableau présente comme un bouquet final lesommet de la révolte des Arabes qui n’a cessé de gronder depuis le début dela pièce, l’accès des personnages à la mort, et le spectaculaire délired’Ommou « presqu’en transe » (N,268):

« OMMOU -- J’ai besoin de fièvre pour déconner.[...]car déjà ma folie se retire... Lafête menée tambour battant... Opération-éclair sous une pluie battante!... Le temps d’unclin d’œil, la cérémonie... Saïd, Saïd!... plus grand que nature! Ton front dans lesnébuleuses et tes pieds sur l’océan... » (N, 267)

Ici, comme dans N, un seul passage de folie véritable, mais placé à lafin de la pièce, comme l’ultime point vers lequel toute la pièce tendait.

Cette montée vers la folie est donc préparée par l’exagération descostumes, la violence des gestes ou leur ambiguïté, la percussion desphrases brèves, injurieuses, insultantes, ou la pompe « de ces volubilisqui s’entortillent autour des piliers du monde » (N, 38). Toute cette miseen scène hésite perpétuellement entre la cérémonie et ses rituels, et lareprésentation théâtrale, les personnages eux-mêmes nommant leur jeu parces deux termes. Ces deux types de célébration ont cependant en commun larecherche d’un état supérieur, entre réalité et fiction, entre possession,

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transe, orgasme et divination: un oubli de soi au profit d’une imagefantasmée, point de tension de ces représentations, moment de plénitude etde joie. Les personnages passent alors dans le domaine de la folie où toutdevient possible.

Les mouvements qui permettent donc aux personnages d’accéder à l’extasede l’oubli de soi, de la folie, correspondent assez rigoureusement auxpréparatifs des acteurs réels. Ils se composent de travestissements en toutgenre qui sont un premier pas hors de la réalité des personnages-acteurs etde mouvements précis du corps qui accentuent leur état d’excitation. Commedans les représentations théâtrales, le langage entre en jeu pour créer ununivers autre, où le dépassement de soi est possible. Il intervient aussibien par la violence des insultes, ou du mépris, que par des récits quistimulent l’imaginaire. Folie et théâtre se mêlent donc pour s’engendrer.Mais ces longs préparatif font aussi se rejoindre le théâtre et lacérémonie où la préparation solennelle correspond à une mise en conditionqui doit amener au cœur de la célébration. De fait, cet étude montrecombien la montée vers la folie est organisée dans sa tension vers l’uniquebut. La construction des pièces, composées autour de ce centre, en confirmela maîtrise. Si les personnages tendent vers le délire, le texte ne lessuit pas. Cette composition entre folie et organisation font des pièces deGenet « un délire jugulé et qui se cabre »24, selon l’expression de RogerBlin. Aussi après avoir montré la tenue de la préparation, nous allonsmaintenant nous tourner vers ces moments où le texte se cabre.

24 in « Souvenirs et propos », de Roger Blin, in Les Nègres au port de la lune, op. cit., p. 130.

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III. FOLIE ET LYRISME

Suite à ce crescendo qui emporte les personnages dans un état proche dela folie, nous allons ici analyser plus précisément le discours qui émanede cet état. Comme nous sommes au théâtre, et que tout y passe d’abord parla parole, c’est principalement à travers les répliques ou les tirades despersonnages que cet état peut être appréhendé pour en faire ressortir cequ’elles montrent de la folie dans ce théâtre. Ces passages récurrents sontceux qui montrent un véritable souffle lyrique. Les personnages accèdentdans ces moments-là à une autre vision du monde, proche de celle duprophète ou de la Pythie, qui engendre un autre type de discours,comparable aux chants inspirés du lyrisme antique. Ces passages sont doncles moments clés de l’expression de la folie dans ce théâtre. Mais avant des’intéresser au langage lui-même, nous devons clarifier la notion d’extase,de folie. On en présentera donc les différentes manifestations, puis lanature de ces états, c’est à dire le changement qui en résulte quant à laperception du réel qu’ont les personnages, pour se pencher enfin sur laparticularité poétique de son expression.

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III.1) Les différentes manifestations de l’extase

On a repris dans le titre le terme d’« extase », car il exprime tout àfait cette sortie hors de soi que recherchent les personnages de JeanGenet. En effet leur but premier est de s’arracher du réel pour incarner unrôle, de quitter son identité pour se rehausser dans la perfection del’identité du rôle. Car le rôle au théâtre est un type, c’est à dire uneimage préétablie, développée depuis des siècles, sorte de concrétisationdes symboles, à la limite de l’allégorie : la Justice est représentée parle Juge ; l’Armée et toutes ses valeurs, par le Général ; La religion, parl’Evêque ou le Missionnaire ; l’autorité suprême par le Roi ou la Reine. Orce sont ces « Figures »25, tel que les appelle Genet, que nous retrouvonsdans B. Elles ont le mérite d’être simples et définies, « stylisées » et« emblématiques », pour paraphraser les propos de l’auteur26, de sortequ’elles appartiennent au domaine de la perfection, comme l’on clairementcompris les personnages du B :

« L’EVEQUE—Alors, nous rentrons dans nos chambres y poursuivre la dignité absolue. Nousy étions bien, [...] c’était un bon état.[...] Nous pouvions être juge, général, évêque,jusqu’à la perfection et jusqu’à la jouissance ! » (B, 118)

De même Madame jouée par les bonnes n’est finalement pas autre choseque l’image même de la Maîtresse, supérieure à l’extrême, méprisante. Et lepersonnage qu’incarne Village dans N, est bien l’Image courante du Noir.Ici, dans le monde du symbole, qui est aussi celui du théâtre, l’apparenceest l’être, et représente une force d’un certain type. Ce que Genet chercheà représenter à travers ces rôles, que les personnages des P semblent êtresimplement, et non plus, jouent à être comme dans les autres pièces, c’estce qu’il explique dans ce passage des Commentaires sur le treizièmetableau:

« L’Aigle de Prusse. L’emblème veut imposer -- et le réussit-- une idée de forceirrépressible, une idée aussi de violence et de cruauté. L’Emblèmatique n’a pas cherché àreprésenter un aigle véritable, mais à donner, à partir de l’aigle, ces idées dont jeparlais, et obtenues grâce à une stylisation des plumes, une exagération de l’envergure desailes, grâce aux serres refermée sur un globe, grâce au coup dégarni, au bec de profil,etc. La reproduction fidèle de l’image d’un aigle, ne réussirait pas à donner uneimpression si grande de force fantastique.[...] L’emblème a plus de force, mais à conditionde découvrir l’aigle réel, ce qui doit être déformé, souligné, oublié, etc. » (P, 194)

Ce propos est destiné à expliquer la formation des costumes, mais ilest tout à fait adéquate pour expliciter la nature même des personnages desP, et des rôles qu’interprètent les personnages des autres pièces, à savoirdes représentations emblématiques de forces typiques, comme la Justice,l’Armée, la Religion, la Servitude et la Domination, ou encore, la Noirceurdu mal.

25 in « Comment jouer B ? », de Jean Genet, in Oeuvres Complètes, tome IV, Edition Gallimard, 1968, p. 274.26 in P, p. 194.

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Ce sont donc dans ces figures millénaires27 que s’incarnent lespersonnages. Ils y trouvent avec bonheur la force que leur rôlesreprésentent et qui les rend plus puissants. Mais cette incarnation del’Image et les manifestations de folie qu’elle présente peuvent se diviseren deux groupes aux agissements différents: l’un accède à cet extase enimitant l’Image adorée-haïe, et veut la supprimer; l’autre accepted’incarner jusqu’au bout l’Image choisie ou désignée par un regardextérieur.

III.1)1- Imitation et suppression

Il s’agit ici des personnages qui dans leur jeu théâtral, dans leurreprésentation, jouent le rôle d’une personne à laquelle ils sontconfrontés dans la réalité, mais dont le caractère n’est pas immédiatementproche du leur. On pense évidemment à Claire dans Bs qui joue Madame, et àRoger qui interprète dans une des chambres du B, à la fin de la pièce, lerôle du Chef de Police. Dans ces deux cas, il n’y a aucun point communentre le personnage du rôle et celui qui l’interprète. Les rapports entreles personnages-acteurs et les personnages du rôle sont à chaque foisconflictuels: le personnage du rôle domine l’acteur, qui admire cette imagede puissance, et en même temps en refuse l’humiliation et tente de serebeller en incarnant cet ennemi pour l’éliminer à travers son rôle.

En l’expliquant ainsi à plat, ce comportement semble absurde etillogique. Mais justement, il se base sur un raisonnement faux, et surtoutfou. Il est le résultat d’une confusion d’identité entre le personnage-acteur et le rôle qu’il interprète. Roger incarne le rôle du Chef de laPolice pour ressentir quelques instants l’ivresse de la puissance. Mais ildésire en même temps anéantir cette Image de la Force qui l’écrase. Aussicroit-il, en se châtrant, priver définitivement de sa virilité le Chef dela Police, à qui il est précisé qu’on a conseillé « d’apparaître sous laforme d’un phallus géant, d’un chibre de taille »(B, 116). Les répliqueséchangées par les personnages au moment où Roger s’apprête à agir,présentent clairement la folie de l’acte:

« CARMEN -- Vous devez partir. L’heure est passée. [...] Vous êtes fou! Et vous neseriez pas le premier qui croit être arrivé au pouvoir... Venez!

ROGER -- Si le bordel existe, et si j’ai le droit d’y venir, j’ai le droit de conduirele personnage que j’ai choisi, jusqu’à la pointe de son destin... non, du mien... deconfondre son destin avec le mien...[...] Rien! Il ne reste plus rien! Mais au Héros il nerestera pas grand-chose... (Carmen essaye de le faire sortir.[...] Roger a sorti un couteauet, le dos au public, fait le geste de se châtrer.)

LA REINE -- Sur mes tapis! Sur la moquette neuve! C’est un dément! » (B, 132; c’est moiqui souligne)

Roger est donc perçu comme fou très tôt: dès qu’il dépasse le temps dela séance (cf. « l’heure est passée »), dès qu’il dépasse les rigoureuseslimites de la fiction enclose dans la chambre du bordel et dans le laps detemps minuté de la représentation. En transgressant les règles du bordel

27 cf. les propos du Juge en réponse à l’impatience du Chef de la Police à être représenté dans un des salons: « Vous aveztort de vous impatienter. Nous avons attendu deux mille ans pour mettre au point notre personnage. » in B, p. 117.

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qui délimitent la fiction pour qu’elle ne déborde pas dans la réalité,Roger a amené la fiction dans la réalité, acte de folie. De ce mélangerésulte la confusion des identités, et l’acte « dément ». « Dément » commele dit la Reine-Irma, car il est violent, et sans conséquence dans laréalité. De fait, voici le premier geste du Chef de la Police devant cetincident:

« Bien joué. Il a cru me posséder. (Il porte la main à sa braguette, soupèse trèsmanifestement ses couilles et, rassuré, pousse un soupir.) Les miennes sont là. [...] Moi,je reste intact.[...] Ce plombier ne savait pas jouer, voilà tout. » (B, 133)

Le Chef de la Police, n’est pas atteint dans la réalité. Et il aentièrement raison quand il dit: « ce plombier ne savait pas jouer », carle jeu implique de faire semblant , donc une distance qui empêche de seconfondre, soi réel, avec son rôle, fictif. Et Roger n’a pas respecté cetterègle essentielle.

Claire a suivi le même comportement. Elle interprète Madame qu’elleadmire: « Car Madame est bonne! Madame est belle! Madame est douce! »(Bs,90) et qu’elle envie, mais dont elle souffre de la domination. En jouant,elle se grise de son rêve de grandeur, tout en poussant Solange a toujoursplus de haine contre elle pour en finir avec Madame, mais en fait avecelle-même uniquement.

Dans ces deux attitudes, l’extase est le moment de folie où lesidentités se confondent, où la fiction concurrence la réalité dans l’espritdes personnages, où donc l’excitation, l’emportement atteignent leurparoxysme, et les aveuglent au point de se supprimer. Ce transport rappellel’état des victimes prêtes pour les sacrifices dans les religions antiquesou primitives, faisant ainsi des pièces de Genet, selon son voeu, desrites, des cérémonies graves et solennelles.

III.1)2-L’acceptation

Dans cette catégorie nous regrouperons tous les cas de personnagesincarnant l’Image, le Type qui leur correspond, qu’ils ont choisi, ou quele regard des autres leur a désigné. Cette attitude relève d’une certainemorale que l’on a déjà présenté plus haut: les personnages de Genet, commeGenet lui-même, suivent une sorte d’existentialisme qui donne au regardextérieur le droit de déterminer l’identité. On avait rappelé l’anecdotetirée de la vie de Genet (ou plutôt de ce qu’il en écrit) qui relatecomment il est devenu voleur, sur une fausse accusation: si ces camaradesde classe voyaient en lui un voleur, c’est qu’il l’était ou qu’il se devaitde l’être. De la même façon, ses personnages se déterminent par le regardextérieur, c’est à dire celui de l’homme occidental, du spectateur. Telleest la voix qui leur indique le rôle à choisir et à tenir « jusqu’au boutabsurdement » (N, 122).

Ainsi Solange, en tant que bonne envisagée par la « bonne société »comme un étrange animal, aux tendances parfois perfides ou viles, joue son

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rôle fantasmé de fausse soumission jusqu’au bout en se rebellant contre samaîtresse, en cherchant à la supprimer. Elle assume totalement les craintesqu’elle suscitent et en offre l’image concrète, affolante. C’est de cettemanière qu’elle touche à la folie, en incarnant l’impossible, le cauchemarinavoué d’une société et en se plaçant du côté de la rébellion, c’est àdire de la transgression, de la liberté sans limite.

L’exemple est encore plus éloquent dans la pièce des N où lespersonnages expliquent clairement: « nous sommes ce qu’on veut que noussoyons, nous le serons donc jusqu’au bout absurdement. »(N, 122), ou dansles différents passages où ils revendiquent leur négritude et leurappartenance au monde noir. Eux aussi jouent à être jusqu’à la folie ce queles autres, blancs occidentaux, voient en eux, ou plutôt cauchemardent. Ilscherchent à être l’incarnation parfaite des fantasmes des Blancs: monstresde violence, d’étrangeté, de cruauté et de rébellion. Ils empruntent doncles chemins de la folie, par ce double mouvement qui les pousse à incarnerces rêves insensés et à aller jusqu’à l’absolu de la perfection (ici dansle mal, mais sans doute l’est-ce aussi dans le bien), jusqu’à l’inhumain:en passant du crime d’une Blanche à l’élimination de tous les symboles quireprésentent la race blanche et donc au meurtre de la race. Connaît-oncrime plus paroxystique et plus fou?

Enfin dans cette catégorie on peut inclure tous les personnages des P.Tous ont en effet implicitement décidé de jouer leur rôle jusqu’au bout, etils sont presque tous déjà très avancés dans leur perfection. On souligneraprincipalement le comportement de l’Armée, inquiète de sa tenue jusque dansla mort; celui de Warda qui, comme on l’a déjà cité, a mis « vingt-quatreans » à « se mûri[r] » (P, 30); ou encore ceux des deux femmes à l’articlede la mort, Kadidja et Ommou, qui voguent dans la folie durant les quelquesinstants qui leur restent à vivre, s’attachant à parfaire leur rôle deprophétesses (on examinera plus loin la particularité de leur attitude)...Mais les personnages qui suivent le plus manifestement leur rôle jusqu’aubout, sont Saïd et Leïla, plongés ensemble dans le rejet, l’infamie, et lemal. Leïla est la femme la plus laide, et de là elle est isolée etdétestée. Elle jouera donc ce rôle le plus loin possible, s’enlaidissant,s’avilissant jusqu’à la « perfection ». Saïd, lui est le plus pauvre et nepeut donc épouser que la plus laide. Dans ce mariage, s’unissent les plusdémunis, les plus refoulés de la société, qui se complètent ainsi l’unl’autre dans leur misère, pour en atteindre, l’absolu (cf. le passage déjàcité plus haut où Saïd demande à Leïla de faire tout ce qu’elle peut pours’enlaidir, P, 169). Au fur et à mesure de la pièce, ils additionnent lesméfaits: du vol bénin à la trahison. Voici les propos de Leïla qui inciteSaïd à aller toujours plus loin dans sa voie, et la réponse de celui-ci:

« LEÏLA -- Je veux que tu t’enfonces dans le chagrin sans retour. Je veux -- c’est malaideur gagnée minute par minute qui parle -- que tu sois sans espoir. je veux que tuchoisisses le mal et toujours le mal. Je veux que tu ne connaisses que la haine et jamaisl’amour. [...] Tu as vraiment pris la décision d’aller jusqu’au bout?

SAÏD -- Si, je réussis, on pourra dire -- et de n’importe qui, je le déclare sans mevanter --: « A côté de Saïd, c’est du nougat! » Je te le dis, je suis en train de devenirquelqu’un. » (P, 169-170)

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Et c’est justement par la trahison des agissements des rebelles Arabesque Saïd marque son accès à la suprématie du mal. Sans aucuneappartenance, si ce n’est au mal, fou au-dessus des fous, ce dernier hérosde Genet dépasse tout limite, atteint la liberté suprême, irrationnelle:une sainteté inversée en quelque sorte. Il y est parvenu en allant jusqu’aubout de son chemin, c’est à dire la mort. Mais justement, on ne le retrouvepas aux côtés des morts dans le dernier tableau:

« LA MERE -- Saïd!... Il n’y a plus qu’à l’attendre...

KADIDJA, riant -- Pas la peine. Pas plus que Leïla, il ne reviendra.

LA MERE -- Alors où est-il? Dans une chanson? » (P, 276)

Et la question reste sans réponse, c’est la fin de la pièce. Ilsemblerait que tous deux ont atteint l’absolu de leur rôle: Leïladisparaissant à jamais, perdant à la fois son être et son apparence; Saïden ne devenant plus qu’un élément d’une chanson, c’est à dire, plus qu’unsymbole, plus qu’une Image. Finalement tous deux ne sont ni morts, nivivants: ils erreront éternellement à la lisière de la vie et de la mort,âmes perdues dans les limbes, dans le flou domaine frontalier de la folie.

Cette acceptation de l’Image choisie révèle donc une véritable forcedans les personnages qui peuvent alors réaliser tous leurs désirs les plusviolents, à travers les données du rôle, et trouvent la puissance d’allerjusqu’au bout de leur actes. Cette force semblait auparavant contenue, etjaillit avec l’ardeur d’un incessant geyser au fur et à mesure desreprésentations jouées par les personnages. Une telle explosion peut fairepenser à la révélation du refoulé psychologique. Ceci nous renvoie à l’idéeexposée plus haut, selon laquelle les personnages de Genet seraient lesmétaphores animées de ce que l’âme de la société refoule. Grâce à cettepuissance que contient la folie ou plutôt qu’elle déchaîne, ils atteignentla limite de la vie et de la mort, de la raison et la folie, le point au-delà des vivants, « par-delà le bien et le mal ».

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III.2) Une nouvelle perception

Une fois cet état d’extase atteint, les personnages accèdent à uneautre perception du monde où tout semble prendre sens et s’organiser. Ilscomprennent la vérité des choses, ce qui est illusion, ce qui ne l’est pas,de sorte qu’ils se rapprochent de la compréhension du sage. Cet état estmanifeste dans chaque pièce.

III.2)1-La nouvelle perception dans Bs et B

C’est sans doute ainsi que l’on peut expliquer l’attitude finale deClaire dans Bs. Après le monologue de Solange, elle semble avoir comprisque la seule solution dans leur situation, est qu’elle boive la tisaneempoisonnée. Dès qu’elle a pris cette décision, elle dirige Solange etreste posée, calme, imperturbable:

« CLAIRE, dolente, voix de Madame. -- Fermez la fenêtre et tirez les rideaux.Bien.[...] Claire, vous verserez mon tilleul. » (Bs, 109)

Son comportement révèle une absolue sûreté de soi, et intervient defaçon soudaine après l’emportement de Solange: elle semble avoir reçu uneillumination, une révélation. De la même façon, Roger montre de laclairvoyance dans son acte final: chef rebelle, à l’âme encore guerrière,à l’idéal tenace, il n’y a plus de place pour lui dans ce nouveau mondepacifié qui remplace à l’identique le pouvoir qu’il voulait renverser:

« CARMEN, sèche -- Mais il faut rentrer.

ROGER -- Pour aller où? Dans la vie? Reprendre, comme on dit, mes occupations...[...]Pourquoi veux-tu que je retourne d’où je viens?

CARMEN -- Vous n’avez plus rien à faire...

ROGER -- Là-bas? Non. Plus rien. Ici non plus d’ailleurs. Et dehors, dans ce que tunommes la vie, tout a flanché. Aucune vérité n’était possible. »(B, 132)

C’est à cet instant que Roger comprend le triste résultat de laRévolution qu’il a menée, pour qui il a sacrifié Chantal, son Egérie. Ilprésente la situation avec lucidité. La conséquence de cette compréhensionet de ce rejet ne peut qu’être la folie, que l’acte fou.

Les deux premiers tableaux du B montrent aussi combien les personnagesont compris à travers l’emportement qu’ils ont vécu dans leur rôle, desprincipes fondamentaux auxquels ils n’avaient sans doute encore jamaissongé. Ces hommes du commun ( plombiers, épiciers, selon les raresallusions qui y sont faites ) deviennent soudain philosophes:

« L’EVEQUE -- Je n’ai jamais désiré le trône épiscopal. Devenir évêque, monter leséchelons -- à force de vertus ou de vices -- c’eût été m’éloigner de la dignité définitived’évêque. je m’explique (l’Evêque parlera d’un ton très précis, comme s’il poursuivait unraisonnement logique) pour devenir évêque, il eut fallu que je m’acharne à ne l’être pas,mais à faire ce qui m’y eût conduit. » (B, 44)

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« LE JUGE -- Sublime! Fonction sublime! J’aurai à juger tout cela. Oh, petite, tu meréconcilies avec le monde. Juge! Je vais être juge de tes actes! C’est de moi que dépendentla pesée, l’équilibre. Le monde est une pomme, je la coupe en deux: les bons, lesmauvais.[...] Mais c’est une occupation douloureuse. S’il était prononcé avec sérieux,chaque jugement me coûterait la vie. C’est pourquoi je suis mort. J’habite cette région del’exacte liberté. Roi des Enfers, ce que je pèse, ce sont des morts comme moi. » (B, 51)

Ces longues tirades illustrent bien la science que découvrent lespersonnages sur leur rôle suite à un accès d’extase.

III.2)2-La nouvelle vision des Nègres

Dans N, on peut considérer que la représentation centrale a servi demoteur à l’exaltation de tous les personnages, à travers leur représentantVillage. Le chant collectif qui suit le départ de Village et Diouf-la-Blanche (N, 82), montre que les autres Nègres participent aussi àl’emportement. Ils ont en fait non seulement pris conscience de leurvaleur, de leur force, mais ils ont surtout accompli l’acte qui entérineleur folie: le crime de la Blanche, symbolique du crime de la race entière.Ils ont donc prouvé qu’ils se trouvent du côté de la force sauvage; ils ontcompris et conquis leur avantage sur les Blancs: la folie. Aussi sont-ilsdésormais invincibles et vont laisser les Blancs venir jusqu’à eux pour lesaffronter. Le combat se fera par la parole (cf. le combat rhétorique desdeux reines blanche et noire): puisque les Nègres par leur acte ont« conquis la grandeur la plus sauvage » (cf. Bs, 106), ils peuventcombattre dans sur le même domaine que les Blancs, à savoir le langage.L’extase qui a mené jusqu’à l’acte de folie a donc permis aux Nègres depercevoir leurs atouts contre les Blancs, les faiblesses de ceux-ci (leurvieillesse et leur académisme d’apparence) et d’envisager la disparition decette race, pour pouvoir enfin la réaliser.

III.2)3-Les prophéties des P

Mais c’est dans la pièce des P que se manifeste le plus clairement lanature de cette nouvelle perception. L’extase et la puissance de vision quien découle sont particulièrement perceptibles à deux reprises: durant lesderniers instants de vie de Kadidja (fin du douzième tableau) et durantceux d’Ommou (seizième tableau). L’état d’emportement intervient à chaquefois que le personnage se trouve entre la vie et la mort, entre deuxmondes, à la lisière: n’est-ce pas là le lieu de prédilection de la folie?On remarquera aussi que ces deux passages marquent respectivement le débutet la fin de la révolte des Arabes: par cet encadrement, la rébellion estavec évidence placée sous le signe de la folie. Ces deux cas se ressemblentcar ils rappellent ce qu’on rapporte des comportements des prophètesantiques: transes, délire verbal et compréhension du présent pour y décelerle futur.

Dans la scène du douzième tableau, scène centrale qui va changer lecours du destin des Arabes, Kadidja, dans un dernier élan, exhorte sonpeuple à faire le mal, à se révolter:

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« KADIDJA, d’une voix sévère -- Je suis morte? C’est vrai. Eh bien, pas encore! Je n’aipas terminé mon travail, alors, à nous deux, la Mort! [...] Mal, merveilleux mal, toi quinous restes quand tout a foutu le camp, tu vas nous aider. Je t’en prie, et je t’en priedebout, mal, viens féconder notre peuple.[...] Pour que le mal l’emporte, qu’est-ce que tuas fait? » (P, 154)

C’est alors que défilent tous les Arabes pour dessiner sur lesparavents leurs méfaits. Genet dans la didascalie demande que « toute lascène qui va suivre se déroule très vite -- paroles et gestes -- presquecomme une bousculade organisée.[...] On ne parlera plus que sur un tonviolent, mais assourdi.[...] Les Arabes entrent à un rythme plus rapide. »(P, 155) Ils vont donc entrer et sortir à toute vitesse, dans un balleteffréné, qui fait écho à la lutte de Kadidja contre la Mort. Les allées etvenues incessantes, les brèves paroles échangées contribuent à créer uneimpression de tourbillon, de transe. En plus de diriger le peuple Arabevers le mal, sa puissance prophétique s’exprime lorsque Kadidja recommandeà La Mère: « Continue et fais bien tout ce que tu dois faire. » (P, 160).Sa nouvelle perception lui permet de comprendre le rôle de La Mère, de Saïdet de Leïla, c’est à dire d’aller jusqu’au bout du mal, comme des prophètesdu peuple Arabe. C’est dans sa folie qu’elle reconnaît les « sauveurs »,alors que dans le sixième tableau (cf. p. 65 et suivantes), où elle n’estencore qu’une simple femme du village, vivante, elle a refusé que La Mèrevienne pleurer un mort. Et elle est maintenant la seule à avoir compris,puisque « tous les Arabes ont un mouvement de colère contre [La Mère, etla] chassent, méchamment » (P, 160).

Quant à Ommou, elle apparaît pour la première fois durant cette scène,et Genet précise dans les « Commentaires du douzième tableau »: « Ommou estune très vieille femme arabe, très ridée. Elle tient un bâton. C’est ellequi prendra la relève de Kadidja. »(P, 162-163). Cette description semblefaire de ce personnage, l’Ancêtre du village, le sage; et l’on verra par lasuite comme elle est l’Image de la prophétesse. Après cette premièreapparition, on ne la revoit pas jusqu’au dernier tableau. C’est là qu’ellese montre dans toute sa force de prophétesse, semblable à la Pythie: « Illui faut trois bâtons, à la vieille: deux cannes qui la soutiennent surterre et son cri qui l’attache au ciel », s’écrit « un gamin »(P, 257).Elle arrive au village pour l’arrivée de Saïd, comme l’indique ladidascalie: « Arrivée de Saïd. Vient d’abord Ommou[...]. Elle regarde auloin, en plissant les yeux, en direction de la coulisse de droite[...]comme si elle devait suivre quelqu’un qui vient de loin. »(P, 259-260).Elle vient annoncer comment « on doit le recevoir, l’enfant prodige[... :]recevoir solennellement l’enfant du pays. »(P, 261-262). Et biennaturellement pour retrouver Saïd a-t-elle dû le rejoindre là où il était,à la lisière du monde, dans la folie:

« OMMOU -- Tu tournais en rond autour du village...[...] A mesure que tu te perdaisdans les pierres et dans les bois, tu t’enfonçais dans une autre région où nous ne pouvionspas facilement descendre. Bien qu’on ait fait tout notre possible: colère, chagrin,insultes, la fièvre -- j’ai quarante et un, huit dixièmes!-- le délire... « (P, 261-262,c’est moi qui souligne tous les mots qui font référence à la notion de folie.)

Elle a donc ramené Saïd vers le village, et sait accueillir en lui sagrandeur que les autres ne perçoivent pas:

« OMMOU -- Si nous avons pu aller jusqu’au bout, ou presque, de nos ivresses, sanssouci des regards qui nous jugeaient, c’est parce que nous avions la chance de t’avoir[...]Pas comme modèle, non. Comme drapeau. » (P, 263-264)

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C’est à dire comme symbole du but à rechercher, et dont le prophètedéchiffre les actes et montre le chemin à suivre; le prophète étant iciOmmou elle-même:

« Vous n’aurez pas trop de tous les rappels moi une fois morte. je ne me crois pascapable avec ma seule pourriture ici et au ciel d’empêcher que vous arrive la nostalgied’une morale trop douce. » (P, 266)

Ommou doit donc rappeler les paroles de Kadidja: agir pour le mal,avant que sa « folie se retire ...»(P, 267). Et au fur et à mesure de sondélire, elle s’éloigne de la vie, « elle est sortie de la forêt. Elles’approche de chez nous », remarque La Mère, déjà morte, du haut duparavent des morts (P, 270). Ainsi dans son état de folie, en plus deprêcher la ligne à suivre, de tenter de révéler la valeur de Saïd auxautres Arabes, elle entre en contact avec les morts:

« OMMOU, à la Mère -- Tu me réjouis le cœur, vieille garce! » (P, 273)

L’extase ou l’emportement que provoque l’état de folie des personnages,leur donne donc une autre perception du monde. Comme par un zoom arrière,ils semblent accéder à une compréhension plus profonde du monde où le sensde chaque chose se révèle. Ils s’approchent ainsi de l’attitude du prophètequi allie un savoir supérieur à une sorte de délire, entre l’urgence etl’extase. On remarquera que dans cette conception de la folie commerévélatrice de la vérité, le théâtre de Genet s’oppose au théâtre ditclassique. De fait c’est à cause d’une compréhension progressive del’horrible vérité, que des personnages comme le Roi Lear ou Achillesombrent dans la folie. Ici, on n’a pu que parler de révélations, car iln’y a pas d’évolution dans l’accès au savoir: il vient soudainement, commeun déclic provoqué par cette sortie hors de soi. La découverte arrivesurtout avec la folie. Alors que chez les Classiques du XVIIièmè siècle,cartésien par excellence, il ne peut pas y avoir de révélation par lafolie: une fois atteints, les personnages s’enfoncent dans l’hébétude, nesachant plus parler, ne reconnaissant plus leurs proches. En fait il sembleque dans ce théâtre ce soit la pesanteur du tragique qui ensevelisse lespersonnages, alors que chez Genet, ils ne le perçoivent que lorsqu’ ilsaccèdent à cet état de délire.

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III.3) Les personnages et le tragique

On vient de montrer que l’état d’extase des personnages leur permet decomprendre la vérité de leur rôle, ou de leur situation et de percevoiralors les moyens de la modifier. Et cette compréhension en fait ressortirle tragique. Mais elle n’engendre pas un tragique triste et plaintif. Lespersonnages réagissent avec désinvolture et souvent humour, à l’existencedont ils viennent de saisir la rudesse, paraissant par-là même inconscientset donc encore plus fous.

C’est un trait que l’on ne retrouve pas dans Bs. Sans doute est-ceparce que c’est la première pièce de Genet, très antérieure aux autres quiont bénéficié de ses réflexions sur l’humanité exposées dans les« Fragments »28, et surtout dans les textes sur Rembrandt29 ( Bs a étécomposé en 1948; les autres pièces entre 1956 et 1960). Ce sont en effetces pensées qui transparaissent à travers les révélations des personnagesdes P. Dans cette pièce, tous les êtres humains se retrouvent dans la mort,comme de vieux amis, image de leur égalité, « d’une sorte d’identitéuniverselle de tous les hommes »30: « que tout homme est tout autre hommeet moi comme les autres »31. Mais, ne nous trompons pas, cette révélationpour Genet « au lieu d’exalter [s]a joie, [lui] causait del’écœurement. »32 Les personnages des P et plus particulièrement ceux qui,par la folie, ont accès au savoir, portent en eux cette idée de dégoût pourune humanité vile et bonne à rien, destinée au mal. Mais cette opinionn’est jamais vraiment explicitée; elle ne passe qu’à travers l’abondanteprésence de la haine dans la pièce, et ce ne sont que les Morts qui y fontun peu plus clairement allusion, comme ici, où Kadidja s’étonne deretrouver parmi les morts un soldat français:

« KADIDJA -- Mais... qu’est-ce que tu fais là toi? Tu n’es pas des nôtres?

SI SLIMANE -- Nôtre ou non il est là. On ne peut pas le tuer, c’est-à-dire le fairevivre, il faudra le supporter. » (P, 210)

Ce dégoût de l’homme pour sa condition, identique pour tous, c’est-à-dire minable pour tous, est sous-entendue dans les propos des personnagesdu B. Comme le révélaient leurs instants d’extase, ils ont conscience quela seule perfection possible est celle des rôles joués, apparencesgratuites et pures, et jamais celle des hommes réels: ce n’est pas là unepensée très optimiste. De plus, ils ont bien vu la stupidité du peuple quia pris leurs oripeaux, tirés des placards du B, pour les tenues officielles(cf; début du neuvième tableau). Enfin, lors de la séance de photographie,ils savent magner leur image pour en faire un objet de révérence (cf.neuvième tableau encore). Tous ces éléments les plongent donc dans un mondevide, où seule l’apparence, elle-même transparente, détient le pouvoir:

28 in Fragments et autres textes, Jean Genet, N.R.F., Edition Gallimard, 1990.29 in Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré..., in O.C.IV, 1979 et Le Secret de Rembrandt, in O.C.V, 1979.30 in Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré..., Jean Genet, O.C.IV, 1968, p. 22.31 ibid., p. 30.32 ibid., p. 27.

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tout est leurre, et Irma, Carmen, le Chef de la Police, ou les hommes quiont endossé les rôles d’Evêque, de Juge et de Général, en sont conscients.

On pourrait donc s’attendre à voir tous ces personnages (des P, commedu B) déplorer leur situation, et pourtant, il n’en est rien. Ils restentde bonne humeur. Après leur défilé dans la ville, le Juge le Général etl’Evêque, très détendus, commentent cette parade avec gaieté: le passagedéjà cité où l’Evêque raconte avoir reconnu son « fournisseur d’huiled’arachides » et la réaction du Juge qui « rit »(B, 110), illustrent bienleur attitude. La séance de photographie a aussi des allures« clownesques » ( terme employé par Jean Genet dans ses « commentaires dusixième tableau » (P, 71):

« LE 1er PHOTOGRAPHE, à l’Evêque, il regarde dans l’appareil -- Non, vous n’êtes pasdans le champ... (En se traînant sur les genoux l’Evêque entre dans le champ del’appareil.) Bien. [...]Tournez-vous... un peu... ( Il lui tourne la tête.)

L’EVEQUE, en colère -- Vous dévissez le cou d’un prélat! » (B, 112)

En fait ils semblent qu’ils continuent à jouer et donc conservent unecertaine distance par rapport à la situation. Le tragique de leur situationles effleure à peine.

De la même façon les personnages des N, comme on l’a vu, dansent, rienttous ensemble, jouent la comédie, chantent...

Quant aux personnages des P, ils sont remarquables par leurs riresincessants, qui tournent littéralement aux fous-rires. Dès le premiertableau, Saïd et la Mère « rient aux éclats, imitent l’éclair et letonnerre. La valise tombe par terre en s’ouvrant et perd tout son contenu:elle était vide. Saïd et la Mère tombent assis par terre en riants auxéclats. » (P, 23-24). Puis page 32, ce sont tous les Arabes qui « rient auxéclats » et Genet de préciser, comme dans la pièce des N, « les rires desArabes seront orchestrés » (P, 38). On trouve même des Arabes et desFrançais rire ensemble: dans le neuvième tableau, alors que le Gendarmevient arrêter Leïla pour vol, ils sont pris de fou rire, avec la Mère, pourun jeu de mot:

« LA MERE -- Le tu nous plaît, le s’il vous plaît n’est pas pour nous.

LEÏLA -- Le mou non plus.. Le tout non plou... Le vu non plus. (Elle rit. La Mère rit.)

LA MERE, enchaînant -- Le fou c’est vous... le plus c’est mou... c’est tout au plus...(Elle rit. Leïla rit. Le Gendarme rit.)

LE GENDARME -- Le mon c’est plou... c’est plus mon cul... Le cul mon coup... (Ilsrient tous, aux éclat.) » (P, 100)

Mais ceux qui rient le plus sont sans aucun doute les morts, à leur arrivée dans lamort:

« LE SERGENT, riant -- Eh bien!

BRAHIM, riant aussi -- Eh oui![...]

LE SERGENT, riant plus fort -- et que ma mort en seraient gâchée...(Il rit.) on me l’aassez répété et voilà que je ris de bon cœur, comme une gamine... Ma mort gâchée? (Il ritet tous les morts rient avec lui.[...] Il rit et tous les morts, de plus en plus fort.[...] Lui et les morts se tordent de rire. [...] Tous rient de plus en plus fort.) » (P,228)

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Et ce, pendant près de deux pages. Il n’est d’ailleurs pas anodin quele véritable rire, le plus puissant, soit celui des morts. Jean Genetsouligne ce lien entre rire, tragique, et mort, dans ses « commentaires dusixième tableau »:

« Je crois que la tragédie peut être décrite comme ceci: un rire énorme que brise unsanglot qui renvoie au rire originel, c’est-à-dire à la pensée de la mort. » (P, 71)

Cette association entre ces trois notions laisse entendre que le riredes vivants est une réflexion de celui de la mort, où tout n’ayant de toutefaçon plus aucune importance, on peut rire de tout. Le rire est donc lamarque d’un détachement de la vie, de l’accès à une position limite entrela vie et la mort, d’un emportement contre lequel on ne peut pas lutter:en tant que réponse au tragique du monde, il devient l’expression de lafolie.

La perception du tragique acquise par la folie entraîne ainsidésinvolture, indifférence et rire. La tragédie devient fête; l’outrance,le faux, l’illusion, les costumes rappellent à la fois le cirque ( dontl’hommage que Genet lui fait dans Le Funambule33 montre qu’il l’aimaiténormément) et les transports du carnaval, temps par excellence de lafolie. Les personnages assument donc un état de folie perpétuelle après lesrévélations qu’ils ont eues. Le comportement devient encore plusincompréhensible, encore plus fou, si c’est possible: ils sontdéfinitivement au-delà de la vie.

III.4) Le lyrisme de ces révélations

Dans les passages d’extase, tout comme les personnages deviennent fous, le langage devient fou, devient autre. Rappelons cependant avant tout quedans le théâtre de Genet, ainsi qu’on l’a analysé plus haut, nous n’avonspas à faire à des fous, mais à des métaphores de la folie. De même, il nenous est pas présenté une folie réaliste, c’est-à-dire mimétique de celledes fous réels, mais une folie symbolique, métaphorique, où l’esthétiqueentre très largement en compte: il s’agit d’une œuvre d’art littéraire, nond’un document psychiatrique. Et c’est justement par l’attentionparticulière que Jean Genet porte au langage, que se réalise l’appartenanceà l’art de la folie de ce théâtre.

Comme la folie, ce langage ne tend vers aucun but: il ne sert à rien,il erre, il tourne autour de la citadelle du sens. Or quel type de langageest le mieux à même de s’acquitter de ce rôle, sinon la poésie? En effetl’accès à l’état d’extase est marqué par la rupture d’avec les récits quiont mené les personnages jusqu’au faîte de leurs rôles.

33 in O.C. V, Editions Gallimard, 1979.

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III.4)1-Le lyrisme des N

On l’a déjà souligné dans N: lorsque Village arrive à la réalisation ducrime, il sort et les Nègres se mettent à chanter comme un chœur antique:

« NEIGE -- Les vents du Nord sont alertés

Qu’ils le chargent sur leurs épaules

Tous les chevaux sont détachés.

[...] VERTU -- Et toi crépuscule du soir

Tisse le manteau qui le dissimule.

NEIGE -- Expire, expire doucement,

Notre-Dame des Pélicans,

Jolie mouette, poliment,

Galamment, laisse-toi torturer...

VERTU -- Endeuillez-vous, hautes forêts

Qu’il s’y glisse en silence.

A ses grands pieds, poussière blanche

Mets des chaussons de lisière. » (N, 82)

Ce chant est évidemment particulièrement lyrique, puisqu’il l’est dansles deux sens du terme: chanté et poétique. Or ce passage de la piècemarque bien le moment d’accès de tous les Nègres à l’extase, dans lacommunion avec Village, le représentant de la race Noire, du corps, commede l’âme. Le langage devient évocateur et métaphorique, s’adresse à desallégories telles que la nuit, la forêt. Il n’informe plus vraiment, ilsemble demeurer sur lui-même. On retrouve ce même mouvement dans lesmultiples énumérations, appositions et invocations qui composent la lutteentre les deux reines, passage d’exaltation pure ( précisons: Félicité estla reine Noire et La Reine, la Reine blanche ):

« FELICITE, les mains aux hanches, et explosant -- [...] Dahomey! Dahomey! Nègres venezm’épauler. Et qu’on ne laisse pas escamoter le crime. (A la Reine) Personne n’aurait laforce de le nier. Il pousse, il pousse, ma belle, il grandit, verdit, il éclate encorolles, en parfums, et c’est toute l’Afrique ce bel arbre, mon crime! Les oiseaux sontvenus s’y nicher et dans ses branches la nuit s’y repose.

LA REINE -- Chaque soir, et à chaque seconde, vous vous livrez sur moi , sur les miens,je le sais, à un rite saugrenu et néfaste. L’odeur des fleurs de votre arbre arrive jusqu’àmon pays, et son odeur veut me surprendre et me détruire. » (N, 102)

On retrouve ici un discours singulièrement allégorique, plein d’imageset de couleurs, mais aussi très rythmé: la tirade de Félicité cahote enune allure saccadée par ses brefs segments apposés; la dernière phrase dela Reine se déroule avec plus de solennité, en trois mouvements de quatresyllabes. L’emploi de la poésie est d’ailleurs recommandé par Archibald, lemaître de cérémonie:

« Inventez, sinon des mots, des phrases qui coupent au lieu de lier. Inventez nonl’amour, mais la haine, et faites donc de la poésie, puisque c’est le seul domaine qu’ilnous soit permis d’exploiter. » (N, 37-38; c’est moi qui souligne.)

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Et voici la définition qu’il donne de la poésie: « ces volubilis quis’entortillent autour des piliers du monde.» (N, 38)

III.4)2-Le lyrisme du B

Dans B, les personnages deviennent aussi plus poétiques. Leurexaltation paraît par un emportement du langage, qui s’allonge, se composede longues périodes, d’envolées métaphoriques. Cette tirade de l’Evêquel’illustre bien, qui contraste avec le discours plus quotidien dupersonnage que nous citerons en premier lieu:

« On m’a dit que cette maison allait être assiégée? Les révoltés ont déjà passé lefleuve.[...] Ne me parlez pas de cela maintenant. C’est fini. Je ne songe qu’à rentrer... »(B, 40-41)

« ( Se tournant vers le miroir et déclamant.) Ornements! Mitre! Dentelles! Chape doréesurtout, toi, tu me gardes du monde. Où sont mes jambes, où sont mes bras? Sous tes pansmoirés, glacés que font mes mains? Inaptes à autre chose qu’esquisser un geste qui voltige,elles sont devenues moignons d’ailes -- non d’anges, mais de pintades! -- [...]Quelquesfois, comme un couteau ma main sortait pour bénir? Ou couper, faucher? Tête detortue, ma main écartait les pans. Tortue ou vipère prudente? Et rentrait dans le roc.Dessous ma main rêvait... Ornements, chape dorée... » (B, 45-46)

On retrouve ici, comme dans N, l’emploi de l’invocation qui glorifie etsolennise; d’abondantes métaphores ou comparaisons, parfois surprenantescomme l’image des mains en « ailes de pintades », ou en « tête de tortue »,mais marquant toujours l’appartenance du discours à un autre mode deperception. La reprise finale des premiers mots, comme un refrain, confèreaussi à ce passage une tonalité lyrique. Ce discours est étonnant dans labouche d’un Evêque, comme dans celle d’un homme du commun: il semble touchépar une grâce... même si l’ironie de l’auteur pointe dans l’incongruité desimages ( sans doute est-ce parce que les personnages du B ne sont pas desrévoltés, et qu’ils leur manque donc la dignité de leur cause pour êtrefous avec beauté...)

III.4)3-Le lyrisme des Bs

Claire et Solange montrent aussi de véritables envolées lyriques. On adéjà fait remarquer que lorsqu’elles jouent, leur langage n’est pas le mêmeque lorsqu’elle sont de simples bonnes: il est plus recherché, plus imagé,du moins en ce qui concerne Claire jouant Madame. Mais dans les momentsd’extase, il l’est encore plus:

« CLAIRE -- Je n’accepte ici, dans cette chambre, que des larmes nobles. La bas de marobe, certain jour en sera constellé, mais de larmes précieuses.[...] Dans ses brasparfumés, le diable m’emport. Il me soulève, je décolle, je pars... » (Bs, 28)

L’exemple le plus probant est certainement le long monologue de Solangeà la fin de la pièce. Il est composé en deux parties: d’abord une sorte delogorrhée, violente, emportée, au rythme saccadé, aux multiples

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interlocuteurs absents (cf. Bs, 105 à 107); puis un passage plus paisible,comme un apaisement après la fureur, plus lyrique, où une lente etsolennelle énumération prédomine, c’est l’enterrement de Claire, en mêmetemps que l’exécution de Solange (cf. Bs, 107-108). La tendance àl’allégorisation, comme à l’emploi de nombreuses images est moins sensibleque dans les autres pièces, et le lyrisme aussi moins affirmé. En fait, lelyrisme est surtout moins concentré sur de nets passages, mais plutôtrépandu dans toute la pièce, dès que les bonnes sont en jeu.

III.4)4-Vers un haut lyrisme

On remarque donc que dans leur état de folie, les personnages emploientun autre type de langage: imagé, rythmé. Ils ne s’adressent plus auxlocuteurs présents sur scène avec eux: l’Evêque se tourne vers le miroir,Solange a poussé Claire dans un coin... Ils sont coupés du monde, repliéssur eux-mêmes. C’est ce qu’explique Archibald:

« On nous l’a dit, nous sommes de grands enfants. Mais alors, quel domaine nous reste!Le Théâtre! Nous jouerons à nous y réfléchir et lentement nous nous verrons, grand narcissenoir, disparaître dans son eau.[...] Il ne demeurera de toi que l’écume de ta rage. [...]On nous renvoie à l’image et [...] on nous y noie. » (N, 48)

C’est ce qu’il advient de tous les personnages de Genet: ils sombrentdans la folie en se noyant dans l’image qu’ils ont d’eux-mêmes ou qu’ilsveulent donner d’eux-mêmes. Et à trop chercher dans le reflet la perfectionde leur image, ils y perdent leur identité. Leur moi se perd dans leursmonologues, et il ne reste plus que « l’écume de [leur] rage », c’est àdire, leurs cris, leurs mots, si beaux: poésie pure. Genet aimaitd’ailleurs à associer poésie et crime, ainsi que le montrent son premierpoème « Le Condamné à mort », chacune de ses pièces, ou encore ses propresparoles: « Au moins, cette beauté doit-elle avoir la puissance d’un poème,c’est-à-dire d’un crime. »34

Mais si dans ces moments d’extase, les personnages perdent leuridentité, qui parlent? Peut-être qu’à tant vouloir être ces Imagesparfaites, ils finiraient dans les sommets de leur folie, par donner leurvoix à ces Images millénaires. Ils se laisseraient posséder par l’essencede ces Figures, ou Allégories, entre réalité sociale et mythes ( le Juge,image de la Justice; le Général, image de l’ordre et de la Force; lesservantes, images de la soumission; les Noirs, images du mal; les Arabes,Images de la rébellion...). Cette possession renvoie à leur rôle deprophètes dont on a déjà parlé: ils prêtent leur voix à une parole, si cen’est divine, du moins transcendante. Pour illustrer notre propos on peutdonc rappeler ces vers de La Pythie de Valéry, restant ainsi, après laréférence à Narcisse, dans les personnages de ses poèmes:

34 in « Lettre à Pauvert », de Jean Genet, op. cit., p. 4.

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« Honneur des Hommes, Saint LANGAGE,

Discours prophétique et paré,

Belles chaînes en qui s’engage

Le dieu de la chair égaré,

Illumination, largesse!

Voici parler une Sagesse

Et sonner cette auguste Voix

Qui se connaît quand elle sonne

N’être plus la voix de personne

Tant que des ondes et des bois! »35

Telle est donc l’expérience que font les personnages de Genet dansleurs moments d’extase. C’est donc de cette façon que s’expriment cesparoles: à travers un lyrisme qui ne retranscrit pas le moi, qui est celuides transes de la Pythie, et qui se rapproche donc du haut-lyrisme antiqued’un Pindare. La tragédie retrouve sa force non pas personnelle, maistranscendante: son verbe.

III.5) La représentation scénique de la folie

Ce langage lyrique par excellence, autre volontairement et expressionde la possession, trouve un écho dans le langage scénique. Genet y atoujours porté beaucoup d’importance, comme le montrent les lettresenvoyées aux metteurs en scène de ses pièces36, ou à ses éditeurs37, ou lespetits articles, « Comment jouer Bs, B, N ?» qui précèdent chaque éditiondes pièces, les « Commentaires sur [chaque] tableau » des P, ou encore lesoppositions qu’il a manifestées devant certaines mises en scène qui ne luiconvenaient pas... Nous nous trouvons donc non seulement face à des textesde théâtre qui appellent inévitablement une mise en scène, mais surtout àun auteur qui a lui-même clairement souligné son intérêt pour celle-ci.

On ne trouve cependant pas de texte détaillant le comportement surscène des personnages durant leurs moments d’extase. On peut seulementremarquer qu’au fur et à mesure que les pièces deviennent plus folles,c’est-à-dire que leurs personnages assument de plus en plus entièrementleur image choisie, les indications scéniques se multiplient. Cetteévolution des pièces correspond à peu près à l’ordre chronologique decomposition des pièces: les personnages de chaque pièce ont une attitudeparticulière par rapport à leurs rôles, qui les situent donc différemmentpar rapport à la folie. Les bonnes ne semblent pas contrôler leursemportements, surtout dans la dernière partie, alors que les personnages duB sont minutés par les règles du Grand Balcon, et réfléchissent longuementsur leurs rôles. Contrairement à ceux-ci qui dépendent entièrement d’Irmala tenancière du bordel, les Nègres organisent eux-mêmes leur progression

35 in « La Pythie », in Charmes, de Valéry, Edition Gallimard, 1990, p. 24.36 cf. Lettres à Roger Blin, in O.C. IV, op. cit., 1968.37 cf. « Lettre à Pauvert », op. cit.

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vers l’extase et poussent leur rébellion jusqu’à la suppression radicale detous leurs ennemis. Enfin, les personnages des P sont les plus avancés dansla folie de tous les personnages des pièces de Jean Genet: ils sont plusprès de leur image, Blancs et Arabes, plus loin dans leur révolte, plusconscients du monde et de ses enjeux, mais en même temps plus désinvolteset à tout moment près à rire. En fonction de cette évolution, lesdidascalies externes se développent.

III.5)1-Le langage scènique des Bs, des N et du B: une avancée vers laprécision

Dans Bs, elles sont plutôt courtes et peu nombreuses, ainsi qu’unparcours rapide de l’œuvre le révèle rapidement. Elles marquent au débutles lieux et le décor avec brièveté, puis principalement quelquesmouvements ou intentions dans la voix, mais compte tenu de l’ambiguïtécréée par les différents niveaux de jeux, elles ne sont pas trèséclairantes, qu’elles soient externes ou internes. Elles commencent à êtreplus fournies dans B. Au début des quatre premiers tableaux, on trouve delongues et précises didascalies sur le décor et les costumes: « Le rôlesera tenu par un acteur qui montera sur des patins de tragédien d’environ0m50 de haut » (B, 39). Puis à l’intérieur des scènes, elles signalent lesdifférents mouvements de façon occurrente, comme il est visible page 43 oùsur trente quatre lignes, onze sont des didascalies. Mais elles seraréfient sur la fin de la pièce. Ici encore, elles n’ont donc qu’un rôlede présentation des personnages et du décor, de simple mise en place d’ununivers particulier, puis elles disparaissent.

C’est dans la pièce des N que la mise en scène commence à être plusnettement marquée. Les didascalies se multiplient et se répandent pluslargement dans le texte. On en trouve bien sûr dans les premières pagespour dresser un décor bien particulier puisque pour la première fois endeux compartiments l’un surélevé par rapport l’autre (N, 19 à 22). Dans lasuite du texte elles clarifient les intonations du jeu des acteurs: « avecdouceur, pleurant, gêné, angoissé, avec sévérité, avec déférence », selonle relevé des pages 108 et 109. Elles indiquent les mouvements despersonnages avec précision, leur position par rapport aux autres, commedans ce passage qui ne présente en fait que l’entrée d’un personnage:

« On entend un bruit de pas dans la coulisse. Diouf, affolé, remet son masque. Lesautres Nègres paraissent apeuré. Ils vont tous, en masse, avec Mme Félicité, se grouper àgauche de la scène, sous le balcon où apparaît la Cour. Le piétinement et le bruitdeviennent plus précis. Enfin, de la coulisse droite, semblant descendre un chemin, àreculons, sort d’abord le Valet. Il rote et titube. Manifestement, il est ivre. » (N, 92)

On remarquera que les didascalies externes sont particulièrementnombreuses durant la représentation du crime, de la même façon que dans B,elles étaient regroupées dans les tableaux présentant les jeux despersonnages. Mais comme dans Bs, elles ne soulèvent jamais l’ambiguïté desjeux par rapport à la « réalité » de la scène.

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III.5)2-Le langage de la scène dans P: netteté et liberté

P regroupe le plus de didascalies externes: au milieu des répliques etsurtout à la fin de chaque tableaux, sous forme de « commentaires » diverssur le décor, les costumes, le jeu des acteurs ou autre... Les Lettres àRoger Blin jouent aussi ce rôle d’indications scéniques. Genet détaille lescostumes dans les lettres comme dans les didascalies de la pièce; lesmaquillages, les décors, les paravents et la place des personnages dansl’espace. Le thème récurrent de ces explications est la volonté de n’avoirsur scène que du théâtral, rien de réel: « La scène s’oppose à la vie. »38

L’exemple le plus probant est celui de l’allumette:

« Interdire au travailleur arabe d’allumer une cigarette: la flamme de l’allumette nepouvant, sur la scène, être imitée: une flamme d’allumette dans la salle ou ailleurs, estla même que sur la scène. A éviter. »39

Il y est même fait mention de la voix des acteurs qui « viendrad’ailleurs que du larynx: c’est une musique difficile à trouver. »40 :

« Le metteur en scène, tenant compte des différents timbres de voix, inventera un modede déclamation allant du murmure aux cris. Des phrases, des torrents de phrases doiventpasser dans des hurlements, d’autres seront roucoulés, d’autres seront dites sur le ton del’habituelle conversation. »41

Les intentions de mise en scène sont donc présentées avec rigueur,mais jamais avec tyrannie. Pour les costumes, par exemple, Genet ne voitpas la forme exacte de ce qu’il désire, mais il sait qu’il veut « desaccoutrements terribles, qui ne seraient pas à leur place sur les épaulesdes vivants. »42 Ou pour les maquillages, il demande de « faire appel à vosrêves, à vos rêveries, à vos délires, pas à votre raison, pas à vosobservation, sauf si elles sont folles »43. Dès la préparation, il s’agitdonc de faire preuve d’intuition, de folie, non de raison, de logique...

Cette façon d’indiquer ses volontés se retrouve dans les didascalies detoutes les pièces, jamais entièrement précises, laissant intacts lemystère, l’ambiguïté: donnant libre cours à l’imagination du metteur enscène ou du lecteur. Cela semble être le type même de représentation quesouhaite voir Jean Genet: très précise, sans gratuité44, mais laissant lapart de compréhension des mécanismes au spectateur. De même que le langage,éminemment poétique, exprime la situation des pièces sans la raconter, lareprésentation doit dire sans montrer. Genet semble vouloir mettre le

38 in Lettres à Roger Blin, op. cit., p. 228.39 ibid., p. 248.40 ibid, p. 222.41 ibid., p 234.42 ibid., p. 222.43 ibid., p. 224.44 cf. Bs, 35: « Les metteurs en scène doivent s’appliquer à mettre au point une déambulation qui ne sera pas laissée auhasard. »

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metteur en scène dans la voie d’une présentation symbolique sous tous sesaspects.

L’accès à la folie marque donc un moment particulier du théâtre de JeanGenet, quelqu’en soient les motivations ou les formes. L’extase, résultatdes jeux des personnages à représenter d’autres situation que la leur, lesmène au bout de leur rôle, de leurs limites, de leur identité, au-delà dela vie, dans un monde d’Image pures. Ils y acquièrent un savoir singulier,qu’on pourrait appeler savoir de la folie --semblable à celui des prophètesantiques-- par lequel ils saisissent le tragique de l’humanité. Mais decette perception naît le rire (non la plainte), l’insouciance, comme lesfous des vieux rois: les personnages plongent encore un peu plus dans lafolie, en demeurant dans une sorte d’inconscience. Ils se laissent alorscomme posséder, en donnant leur voix aux Images pures de leurs rôles (sortede transcendances non divines). Un nouveau langage se développe, celui decette folie, proche du lyrisme antique par l’absence d’identité personnelledu discours. Cela marque la jonction entre cet état propre au théâtre deGenet et celui des chœurs lyriques des tragédies antiques, liant une foisde plus cette folie au Théâtre.

En accord avec la nature des personnages étudiée plus haut, avec celangage poétique, s’établit une mise en scène dont la mission est desouligner la nécessité d’une autre lecture des pièces: une lecturepoétique. C’est-à-dire allégorique, passant par l’esthétique, non plus parla morale45: par la perception visuelles et auditive, avant tout, par leressentir, « afin que cet évènement -- [les représentations des pièces] --, sans troubler l’ordre du monde, impose là une déflagration poétique,[...] si forte et si dense qu’elle illumine, par ses prolongements, lemonde des morts. »46 La raison n’a donc plus sa place dans ce théâtre: lespectateur doit en conséquence, modifier sa réception du spectacle.

45 cf. in Lettres à Roger Blin, op. cit.: « Ma pièce[...) se passe dans un domaine où la morale est remplacée par l’esthétiquede la scène. » p. 228.46 ibid., p. 221.

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IV. FOLIE ET VERITE

Les personnage, le texte, et la mise en scène sont donc tournés du côtéde la folie. A la fois par leur élan de révolte, leur étrangeté, leurmonstruosité, mais surtout par leur singulière façon de se dire,indirectement, avec détours, refusant la logique rationnelle : de façonpoétique, symbolique. Cette expression a été rendue manifeste dans lanature des personnages et dans leurs accès de folie pure, auxquels répondun certain lyrisme et un certain langage scénique. Toutes ces donnéess’assemblent pour créer un théâtre autre, celui de Jean Genet, à l’enjeuunique depuis Bs jusqu’aux P : trouver (ou retrouver) « les vertus propresau théâtre, et qui peut-être ne relèvent que du mythe. »47 Mais pour un telthéâtre, il faut aussi un spectateur autre. Et c’est dans cette relationréciproque entre spectateur et représentation, que s’établit le plus

47 in L’étrange mot d’..., in O.C.IV, 1968, p. 12.

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nettement la notion de folie comme mode de réception et d’énonciation nonrationnel. Or puisque le propre de la raison est souvent tenu pour être laperception de la vérité, ce théâtre fou se révélera dans ses rapports avecce concept et celui de réalité. C’est en effet en détournant et enbouleversant les repères habituels du public sur les liens entre réalité etvérité que le théâtre de Genet prend au piège les spectateurs. Il les amènepar ce biais à admettre et à suivre une autre logique pour embrasser uneautre vision du monde, pour au moins se retourner sur le quotidien avec desyeux neufs, plus interrogateurs.

IV.1) La prise au piège du spectateur

Amener le spectateur rationnel habituel à suivre les routes de lafolie, n’est pas chose facile. Il ne s’agit pas de le remodeler, ni de luimontrer le droit chemin, mais de lui faire remettre en question ce qu’ilvit : Genet ne veut pas d’un théâtre morale. Il le veut avant toutesthétique48. S’il cherche donc à amener le spectateur à accepter un autremode de réflexion, c’est de façon indirecte : en le captivant, en lefragilisant. Le théâtre de Jean Genet tente d’abord d’égarer le spectateur,de le piéger dans les méandres de la logique : de le posséder. A cette fin,il utilise l’outil contre lequel il se dresse : la raison. Il cherched’abord à troubler sa distinction entre le réel et la fiction, puis à luimontrer à la fois le vrai et le faux d’une proposition : il le laisse alorsperdu dans ses repères, comme fou...

IV.1)1- La difficile distinction entre le réel et la fiction

La donnée du piège la plus apparente est cette incertitude perpétuellesur l’identité de tous les éléments des pièces : identité des personnages,base du temps, nature des enjeux. Le début des Bs met bien ce point envaleur. Si l’on se réfère au théâtre habituel, on attend que lespersonnages nous soient présentés, ainsi que le décor, la situation... Orque voit-on ? Une servante et une maîtresse très cruelle. Il semble audépart que la bonne se nomme Claire, mais soudain le prénom Solange vientle remplacer :

« CLAIRE—Solange, tu veux parler... »(Bs, 19)

«CLAIRE—Je vous ai dit, Claire... »(Bs, 17)

Ne parlons même pas du désarroi du lecteur qui se trouve devant uneincohérence entre les didascalie internes et externes. Il est aussi

48 cf. in Lettres à Roger Blin, op. cit.: « Ma pièce [...] se passe dans un domaine où la morale est remplacée par l’esthétiquede la scène. » p. 228.

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surprenant que Madame, la maîtresse, tantôt tutoie sa bonne, tantôt lavouvoie. Et l’on n’aura la clé de cette énigme qu’à la page 32 ! Ellejouaient. On retrouve cette même incertitude quant à l’identité despersonnages dans N, cette fois non à cause d’un emploi des noms. Lareprésentation que donnent les Nègres les définit d’emblée comme desacteurs dont on ne sait rien de la vie. Mais quelques fois, des bribes dela vie s’introduisent, faisant douter le spectateur que ce qu’il voit estvraiment un jeu (on pense ici au passage entre Village et Vertu, des pages45 à 53.)

Les représentation qui ont lieu dans les pièces nous font encore douterde l’enjeu de ces fables. Dans cette dernière, par exemple, il sembleraitque le sujet de la pièce soit le meurtre par les Noirs présents sur scènede la cour de pacotille présente sur scène. Mais à trois reprisesintervient un personnage sans rôle dans le jeu de Nègres: Ville de Saint-Nazaire. Alors qu’il apparaît si peu, il est le premier nom sur la listedes personnages qui ne présente pas un ordre alphabétique (N, 17). C’est àla page 109, que l’on comprend son rôle: Il vient annoncer:

« VILLE DE SAINT-NAZAIRE -- Je vous annonce... ( D’un même mouvement, et avecsolennité, la Cour enlève ses masques. On voit apparaître les cinq visages noirs.

VILLAGE -- Il est mort?

VILLE DE SAINT-NAZAIRE -- Il a payé. Il faudra nous habituer à cette responsabilité:exécuter nous-mêmes nos propres traîtres.[...] Notre but n’est pas seulement de corroder,de dissoudre l’idée qu’ils voudraient que nous ayons d’eux. Il nous faut aussi lescombattre dans leurs personnes de chair et d’os. Vous n’étiez là que pour la parade.Derrière...

CELUI QUI TENAIT LE ROLE DU VALET -- Nous savons. Grâce à nous on n’a rien deviné dudrame qui se passe ailleurs. » (N, 109-110)

Ainsi la représentation à laquelle nous avons assisté, n’était qu’unmoyen de dissimuler le véritable enjeu qui serait la rébellion véritabledes Noirs contre les Blancs. N’oublions pas que cette pièce date de 1958,que les tensions raciales sont fortes, et que plus tard Genet participeraau mouvement des « Black Panthers »... Ou bien toute cette pièce n’est-ellequ’une mascarade, du début à la fin, même dans cet enjeu supposé? Iciencore, on ne sait plus nettement quel est le sujet véritable de la pièce.On peut aussi se demander à propos des Bs si tout n’est pas inventé par lesbonnes elles-mêmes; qu’elles n’ont en fait jamais versé le gardénal dans latisane, que Claire ne se suicide pas: après tout cet acte décisif, se faitdans les coulisses, pas sur scène...

Dans P l’incertitude porte principalement sur le lieu et le temps trèsgénéraux, jamais précisés. Mais les personnages Arabes et Occidentaux et lareprésentation d’une révolte rappellent inévitablement les événements,alors récents, de la guerre d’Algérie. Pourtant ce n’en est nullement lerécit.

La pièce qui joue le plus avec l’indéfini est certainement B. Ici aucunlieu réel, aucun indice sur le temps: cela pourrait être aujourd’hui, commeil y a plusieurs siècles; en Occident ou ailleurs. L’enjeu estinsaisissable. Au départ, il semble que ce soit une maison close où serendent de simples personnes pour jouer à être ce qu’ils rêvent, et larévolte gronde au dehors; c’est la révolution. Puis de rôles, ces personnes

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deviennent, avec la tenancière, les véritables détenteurs du pouvoir: larévolution a échoué. Dans ce schéma, la révolution se passe à l’extérieurdu Grand Balcon. Mais quand on lit (ou qu’on entend) ces quelques paroleséchangées à la fin, les choses ne paraissent plus aussi claires. Alorsqu’on pensait le pouvoir définitivement dans les mains des personnagesqu’on avait suivis, voici les propos :

« LA REINE -- Messieurs, vous êtes libres...

L’EVEQUE -- Mais... en pleine nuit?...

LA REINE, l’interrompant -- Vous passerez par la petite porte qui donne sur la ruelle.Une voiture vous attend. ( Elle salue d’un signe de tête. Les trois Figures sortent àdroite. Un quatrième crépitement de mitraillette.)

LA REINE -- Qui est-ce?... Les nôtres... ou des révoltés?... ou?...

L’ENVOYE -- Quelqu’un qui rêve, madame... »

Les personnages sont renvoyés chez eux comme au tout début (cf. lepremier tableau.) Doit-on en conclure que tous les incidents de la piècen’étaient que la représentation d’un scénario collectif, destiné (comme lespremières petites séances des premiers tableaux), à satisfaire lesfantasmes des clients du Grand Balcon? C’est ce qui semble se confirmerdans le monologue final d’Irma (qui reprend son nom et n’est plus désignéedans la didascalie par « La reine »):

« Que de lumière, il m’aura fallu...[...]Trente huit salons!... Tousdorés, et tous, par machinerie, capables de s’emboîter les uns dans lesautres...[...] Tout à l’heur, il va falloir tout recommencer...[...]Redistribuer les rôles... endosser le mien... (Elle s’arrête au milieu dela scène, face au public.) ... préparer le vôtre... juges, généraux,évêques, chambellans, révoltés qui laissent la révolte se figer... » (Bs,135)

Il semblerait donc que toute la pièce ait été un jeu: même les révoltéfaisaient partie du scénario... J.B. Moraly décrit ainsi cetenchevêtrement, qui rappelle celui des Bs:

« Le rideau se lève sur du théâtre dans le théâtre. Le « théâtre » s’interrompt, la« réalité » se révèle à son tour truquée -- vie rêvée par rapport à un autre stade deréalité, qui à son tour... »49

Si bien qu’on ne sait plus où en est: « choisir une maison clos pourêtre le théâtre du théâtre, c’est déjà placer deux miroirs face à face,édifier le palais des miroirs, cette infinie réflexion où le réels’anéantit. »50

Voici bien de quoi perturber le spectateur, qui ne sait plus quepenser: rien n’est fixe dans ce théâtre; aucun point de repère n’estménagé. D’autant plus que le théâtre n’est pas un livre où l’on peutrevenir en arrière: le temps imparti au public pour comprendre les méandres

49 in « Le tombeau de Jean Genet », de J.B. Moraly, op. cit., p. 101.50 ibid., p. 102.

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de la pièce est, normalement, celui de la représentation. Le spectateursort stupéfait, troublé, désarçonné, sans réponse... Mais s’il se met àréfléchir, il n’en sera pas plus assuré. Car à y bien regarder, il n’y apas de solution définitivement convaincante à ces multiples ambiguïtéssoulevées.

IV.1)2-Les « deux réalités concomitantes »51

Il n’y a pas de solution, car dans les faits, c’est-à-dire sur lascène, la plupart des hypothèses formulées plus haut sont vraies, ensemble.C’est ce que Richard N.Coe explique en d’autres termes:

« Ce qui le [Genet] fascine, c’est[...] la révélation de deux réalités concomitantesinséparables l’une de l’autre, chacune des deux se manifestant dans l’autre, ainsi quecelle d’un sens découvert dans le non-sens au moment même et dans l’éclair de perception oùle non-sens est saisi dans le sens. »52

Après tout, Solange est à la fois Solange et Claire: elle est Solangejouant Claire, et les deux identités existent en même temps. En fait, il enest ainsi pour tout acteur, même dans la réalité: dans la représentationdes Bs de 1948 mise en scène par Louis Jouvet, les spectateurs voyantArletty interpréter Madame, voient à la fois Arletty et Madame.

En suivant le même type de raisonnement, on s’aperçoit que le sujet dela pièce est donné dès le début: le meurtre d’une maîtresse par saservante. C’est là le sujet de notre pièce et de celle que jouent lesbonnes entre elles. De même, N est bien composé de deux enjeux. Lareprésentation théâtrale du meurtre d’une Blanche jouée par Diouf est bienlà pour dissimuler autre chose de plus grave: comme toute pièce, c’estavant tout un divertissement, qui au sens propre (ou pascalien) du termedétourne l’attention de l’important, c’est-à-dire, ce qui se passe dans laréalité. Mais sur un plan symbolique, cette pièce est bien l’exterminationde la race blanche par le race noire, même si la véritable lutte ne peutque se faire dans la réalité53. Cette pièce se révèle donc elle-même commeun simple jeu, du point de vue de la réalité, et un véritable massacre dansla fiction: comme pour l’identité des personnages, le sujet de la pièce estdouble. On retrouve le même système dans la pièce des P qui, par sonoutrance et son grain de folie général, souligne sa fausseté, mais incitepar là à une autre lecture (ou vision) plus symbolique qui met en lumièresa vérité.

Enfin B est une pièce sur un bordel, sur le théâtre. Elle se dérouledonc à la fois dans la réalité des scénarios représentés ( cf. les quatrepremiers tableaux), dans la réalité de l’intrigue ( la révolte et tous lesrenversements de l’intrigue), dans celle de la représentation théâtrale

51 in « Pouvoir noir et poésie blanche », de Richard N.Coe, op. cit., p. 6.52 ibid.53 cf. « Entretiens », de Hubert Fichte, op. cit.: « Je crois que l’action directe, la lutte contre le colonialisme, feront plus pourles Noirs que n’importe quelle pièce de théâtre. » p. 22.

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que souligne Irma (toute l’intrigue est un jeu, joué pour vous, le public).Pleine d’emboîtement, comme les salons d’Irma, cette pièce finit parinclure le public à son intrigue dans l’ouverture du monologue final, enlui donnant le rôle qu’il a en réalité: un voyeur, venu au Grand Balconpour voir se réaliser ses propres fantasmes.

Dans chaque pièce, le spectateur est donc inévitablement projeté sur lascène qui inclut systématiquement fiction et réalité. Elle les inclut etles souligne si manifestement qu’elle finit par prendre possession du réelqui devient alors un élément de la fiction. Le trouble s’accroît. Deuxpropositions contradictoires sont vraies par le biais du théâtre: lafiction et la réalité sont vraies en même temps, puisque la fiction devientréalité. Mais alors, la réalité devient fiction... C’est ce qu’on pourraitappeler le dépassement des paradoxes par le théâtre.

Et l’on nage en pleine folie: le spectateur est en partie tombé dans lepiège.

IV.1)3-Illusion et envoûtement

En fait cette équation a pour base fondamentale une contradiction queGenet a toujours voulu dépasser, à l’image de la religion. Il l’explicitedans la Lettre à Pauvert54:

« Sur une scène presque semblable aux nôtres, sur une estrade, il s’agissait dereconstituer la fin d’un repas. A partir de cette simple donnée qu’on y retrouve à peine,le plus haut drame moderne s’est exprimé pendant deux mille ans et tous les jours dans lesacrifice de la messe. Le point de départ disparaît sous la profusion des ornements et dessymboles qui nous bouleversent encore. Sous les apparences les plus familières -- unecroûte de pain-- on y dévore un dieu. Théâtralement, je ne sais rien de plus efficace quel’élévation. Quand cette apparence apparaît enfin devant nous[...]. Une représentation quin’agirait pas sur mon âme est vaine. Elle est vaine si je ne crois pas à ce que je vois quicessera -- qui n’aura jamais été-- quand le rideau tombera. »

La comparaison avec la religion fait bien sentir ce que désir Genet:que le spectateur croit que ce qu’il voit est vrai, tout en sachant quec’est faux. C’est le mécanisme religieux de la transsubstantiation. Defait, Genet ne cesse de faire ressortir le faux dans son théâtre, dedénoncer les principes de la traditionnelle illusion dramatique. C’est ceque souligne Bernard Dort:

« L’acteur selon Genet ne cesse de déclarer sa comédie.[... Ce] Qu’il montre sur scène,c’est un assemblage de masques et de faux-semblants, c’est un perpétuel leurre. On peutmême dire que Genet prend exactement le contre-pied d’Artaud: alors que celui-ci récuse lareprésentation en ce qu’elle est répétition, amoindrissement et travestissement, Genet enfait l’objet même de son théâtre, il la met en scène, il l’exalte. Son théâtre est au senspropre du terme, théâtre de la représentation. »55

54 op. cit., p. 4.55 in Théâtre réel, de Bernard Dort, op. cit., p. 179.

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Or comme réalité et fiction se mêlent, il se crée un jeu de miroir:pourquoi le théâtre rappelle-t-il sans cesse qu’il est illusion, sinonparce que le réel lui-même est illusion, puisqu’il détient toute sa forcede l’apparence (les Figures du B sont tirées de la réalité: là un hommehabillé en juge est juge) ? A la différence près que la réalité refuse dedévoiler sa ruse: là est le principal leurre. C’est ce qu’exprime Genetdans une interview: « Il y a un endroit au monde où la théâtralité ne cacheaucun pouvoir, c’est le théâtre[...] c’est absolument sans danger. »56 etqui rejoint les paroles d’Irma: « Il faut rentrer chez vous, où tout, n’endoutez pas, sera encore plus faux qu’ici... » (B, 135) De quoi réveiller lespectateur endormi sur ses certitudes...

Mais si l’on n’a de cesse de répéter que tout est faux, comment lesspectateurs peuvent-ils croire à ce qu’ils voient, selon le double souhaitde Genet ? D’une part, c’est le principe même du théâtre, de l’illusiondramatique: les spectateurs jouent le jeu, si l’on peut dire; et l’auteurle sait. D’autre part, il semblerait que la folie de ce théâtre trouve icison rôle. On l’a vu plus haut, les personnages dans leurs élans d’extaseéchappent à leur double identité en n’étant plus que leur image (tel unacteur étant tellement son personnage qu’on ne le nomme plus que par sonrôle); ils donnent alors leur voix à ces Figures mythiques qu’ilsinterprètent. Leurs paroles sont celles d’Images transcendantes, issuesd’un mélange entre la réalité sociale et le mythe, et s’expriment à traversle plus vieux langage, celui de la poésie. Si la folie est complète, lepersonnage étant le rôle lui-même, il n’y a donc plus de représentation.Pour reprendre la comparaison avec la religion, les fidèles devant lapossession d’une Pythie en transe ne voient pas là une représentation, unjeu. La transsubstantiation suit le même mécanisme. Et le théâtre de Genetcherche à retrouver cet instant de « grâce ». Après tout, ces phénomènesreligieux ne sont rien d’autre que l’effet de la foi, qui n’a rien à voiravec la raison, et par là se rapproche de la folie. Ces moments d’extasedes personnages pourraient donc être les moments clé d’une expérience detranssubstantiation théâtrale pour le public, emporté par la cérémonie dela représentation.

Le piège destiné à bouleverser le spectateur est donc double: d’unepart brouiller ses certitudes et particulièrement la distinction entreréel, fiction et vérité; d’autre part, le posséder, l’envoûter parinstants. Dépourvu de tout repère, il est à la merci de l’auteur. Au sortirdu spectacle, il est plongé dans une errance de l’esprit qu’on peutrapprocher de la folie: il n’est plus dans la représentation, mais non plusdans la réalité... C’est que durant la pièce, il a inconsciemment acceptéun autre mode de réflexion qui repose sur d’autre base que la raison.

56 in « Entretiens », de Hubert Fichte, op. cit., p. 26.

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IV.2) Une autre compréhension du monde

Si le spectateur est piégé par l’emboîtement des différentes réalitésque lui montrent les pièces à la fin de celles-ci, c’est qu’il en a perçules mécanismes avant même d’avoir pris le temps d’y réfléchir posément. Ila donc suivi, sans en avoir conscience, le mode de raisonnement quis’imposait à lui. Ce dernier est issu des représentations, qui nous parlentun autre langage que le quotidien, et même que le théâtre habituel. Baséessur le discours symbolique, presque allégorique, ces pièces cherchent àtoucher le public autrement, une fois qu’elles l’ont piégé, et qu’il est àleur merci. C’est sur cette singulière réception que nous allons nouspencher, pour mettre ensuite en évidence la transformation qu’elle chercheainsi à faire émerger chez le spectateur.

IV.2)1-Une autre réception

Les principes de base de cette réception sont l’instinct et le nonrationnel, puisque le spectateur n’en est pas conscient. Ce dernier est eneffet dans un étrange état que Richard N.Coe présente ainsi :

« Genet a rejeté toute structure traditionnelle, intellectuelle, logique etconceptuelle du théâtre européen. a la place, il a construit une pièce qui a beaucoup plusen commun avec la musique qu’avec le théâtre, une pièce où la représentation cède le pas àl’abstraction et où on ne cherche plus à convaincre intellectuellement l’auditoire, mais àle mettre dans un état de délire mystique ou hystérique par des moyens qui sont ceux dugrand prêtre comme du maoïste, du groupe de musique pop comme du charmeur de serpents. Etpourtant la pièce tire finalement son efficacité du fait qu’il y a une idée derrière toutcela. »57

C’est justement cette cohabitation entre délire et idée que nous allonsmettre en lumière. Mais dans cette première partie, nous nous pencheronssur cet état qui doit emporter le spectateur.

Dans ce sens, le but des pièces est de bouleverser le public. Celapasse par une certaine dose de provocation: intimer un choc au public quece soit dans la gêne ou dans l’émerveillement. Cette dualité est manifestedans le langage. Toujours poétique, parfois très lyrique, comme on a puvoir, il est aussi par moments nettement vulgaire et familier. La collisionentre ces deux registres est décapante:

« IRMA -- Mon chéri, la maison décolle vraiment quitte la terre, vogue au ciel quand jeme nomme, dans le secret de mon coeur, mais avec une grande précision, une tenancière deboxon. » (B, 73)

« VILLAGE -- J’entre. Et je pète. Porté lourdement sur mes cuisses, colonnes de fonte.Et je m’apporte. » (N, 66)

La représentation même de groupes exclus qui revendique leur haine, estun sujet profondément choquant. Genet semble chercher à faire sortir le

57 in « Pouvoir noir et poésie blanche », de Richard N. Coe, op. cit., p. 9.

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spectateur de lui-même, de ses préjugés. Il vise le point fragile desconsciences pour y frapper avec violence, et l’ouvrir à un autre paysage.

L’émerveillement doit jouer le même rôle. Genet tient à ce terme qu’ilutilise souvent: « on ira de merveille en merveille » dit-il dans sonapologie du cirque, Le Funambule58. Il donc est suscité de tout côté. Parla beauté du verbe, par ses rythmes, ses images: Genet en fait une musique,« un moyen d’expression incantatoire »59 . Il utilise aussi tous les moyensqu’offre la scène: les costumes luxueux, excentriques, fantastiques, commeon l’a déjà souligné; les gestes et les mouvements, dans l’harmonie ou laviolence, toujours précis, parfois proches de la danse dans des piècescomme N ou P. La lumière entre aussi en jeu: Genet souhaite « le plein feusur la scène »60 dans P: c’est bien un éblouissement qui doit ressortir dece théâtre. Tant et si bien que « l’émerveillement,[...] au centre de sonsystème[,...devient] appréhension de l’autre monde. »61. Ce sont cesdominantes à caractère physique qui font de ce théâtre un théâtre avanttout esthétique, selon le souhait de l’auteur.

Ces différents éléments se composent pour provoquer ce que Genet nomme« une déflagration poétique [...] si forte et si dense qu’elle illumine parses prolongements le monde des morts et celui de vivants qui viendront(mais c’est moins important). »62 (il en parle à propos des P, mais ilsemble bien, qu’on puisse l’appliquer à ces autres pièces au moins comme unbut original). Il cherche donc à agir sur tous les sens, mais surtout avanttout sur l’imaginaire, ou plus précisément, sur l’inconscient, si l’on peutnommer ainsi cette faculté d’être impressionné au-delà de la logique et duraisonnement. Voici à ce propos le souhait de Genet (qui date de sapremière pièce, Bs):

« On ne peut rêver d’un art qui serait un enchevêtrement profond des symboles actifs,capable de parler au public un langage où rien ne serait dit mais tout pressenti. »63

Ce terme de « pressenti » est capital, car il annonce toutes lesdémarches de l’auteur vers un théâtre non rationnel, et donc du domaine dela folie.

A ces recours esthétiques s’ajoute le vertige de la raison étudié plushaut, et surtout un certain mode de signification que nous avons déjàrelevé: l’énoncé symbolique. Le réalisme académique étant si nettementabsent de ce théâtre, et l’outrance si dominante à tous les niveaux, nouspousse sans cesse à ne pas nous contenter de ce qui nous est présenté et ày chercher une autre signification, symbolique. Or par définition, lesymbole ne fait nullement entrer en jeu la raison; il repose sur unraisonnement analogique dont le fondement est l’imagination, l’associationd’idées (cf. la définition du dictionnaire: « ressemblance établie parl’imagination [...] entre deux ou plusieurs objets de penséeessentiellement différents.»64). Cette signification des pièces doit encoreéveiller la partie de l’esprit du public qui n’est pas la raison.

58 in Le Funambule, de Jean Genet, op. cit.59 in « Pouvoir noir et poésie blanche » de Richard N.Coe, op. cit., p. 8.60 in Lettres à Roger Blin, op. cit., p. 249.61 in « Jean Genet et le cirque » de Jean-Baptiste Moraly, in Les Nègres au port de la lune, op. cit., p. 208.62 in Lettres à Roger Blin, op. cit., p. 221.63 in « Lettre à Pauvert », de Jean Genet, op. cit., p. 2.64 in « Analogie », in Le Petit Robert, op. cit., p. 58.

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Toutes ces violences esthétiques ou logiques s’assemblent pour infligeraux spectateurs le choc nucléaire de la « déflagration poétique »: il nedoit plus rien rester de leur docte sur-moi; place doit être faite à toutce qui appartient au domaine de l’inconscient et de ses fantasmes etplaisirs, au domaine de la folie. C’est ce qu’on peut comprendre dans cespropos de J.B. Moraly qui analyse le rêve de Genet à l’origine d’un théâtreautre que celui présenté habituellement:

« Un spectacle métaphysique[...]: le poète, résidu d’un âge fabuleux, plus intelligentque tous les livres, me parle par son chant d’un monde au-delà de la vie et la mort »65

A travers l’« au-delà de la vie et de la mort », on reconnaît ledépassement des limites caractéristique de la folie.

Mais comme l’expliquait au tout début de ce développement RichardN.Coe, ces envoûtement du théâtre de Genet ne sont pas pour autant videsd’idées. De même que le personnage au sommet de sa folie accédait à uneautre vision du monde, les spectateurs qui se sont abandonnés à lapuissance de cette « déflagration poétique », acquièrent une sorte derévélation, s’ouvrent à d’autres vérités autrement imperceptibles: à « unmonde au-delà de la vie et la mort ».

IV.2)2-La révélation

Par ce langage particulier qui cherche à éveiller une perception nonrationnelle chez le public, le théâtre de Genet nous amène à pressentird’autres aspects de la vie que nous refusons de voir habituellement. Ilprocède avec les choses de l’esprit comme avec les personnages. On a vu autout début que les personnages principaux étaient les images del’exclusion, du rejet. D’un rejet social en apparence, mais qui tendait àêtre perçu comme l’image de ce qui est refoulé par la conscience. Onretrouve ce mécanisme ici. Toute la construction non rationnelle de cethéâtre serait là pour réveiller l’inconscient endormi, pour retrouver sonlangage et amener la conscience à accepter et à assumer ses haines, sesviolences et ses fantasmes, refoulés en temps normal. Ce point délicat estsoulevé par cet article de Raymond Federman:

« Les pièces de Genet ne visent pas à une purgation de la haine. [...] Ce que Genetprojette sur la scène n’est pas fait pour que nous le rejetions mais pour que nousl’acceptions même si nous répugnons à le faire. [...Le but de ce théâtre:] forcer lepublic, qu’il soit blanc, bourgeois, colonial ou moral à admettre sa haine respectivementdu Noir, du criminel, du serviteur ou de l’homosexuel. »66

Cette interprétation est justifiée par une particularité de ce théâtre:les personnages ne subissent pas leur destin. On l’a effectivement remarquédans leurs moments de folie, les personnages échappent au tragique par lerire, le sens de la fête, ou par la mort (quand Claire a compris lasituation, elle demande la tisane empoisonnée; de même avec Roger, l’ancien

65 in « Jean Genet et le cirque », de Jean-Baptiste Moraly, op. cit., p. 209.66 in « Jean Genet ou le théâtre de la haine » de Raymond Federman, op. cit., pp. 701 et 709.

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chef révolutionnaire du B). La remise en question de la théâtralité dumonde, la prise en compte des conflits qui s’y développent, et laperception de l’irrévocable finitude de l’homme (thèmes que les personnagesne cessent de souligner) retombent finalement sur le spectateur:

« La découverte [de l’Ennemi] semble une version modifiée de la conceptionaristotélicienne de l’éveil tragique, car dans ce cas, le poids de la prise de conscienceest placé sur le public: c’est le spectateur qui ploie sous le tragique, tandis que lehéros, sur scène, est libéré de son destin. »67

Comme on l’a déjà présenté, le public est amené à découvrir l’Ennemi(dont Genet parle dans sa Lettre à Pauvert), c’est-à-dire à déceler en luice qu’il hait profondément et à devoir l’assumer. Le tragique qui s’imposeau public est donc la découverte d’un sentiment violent, inhumain car loinde toute la retenue, dignité et générosité imposées par la société. Ce peutêtre la haine, mais aussi la peur, et tout particulièrement la peur de lafolie, et de la mort68, qui sont inhérentes à l’instinct le plus primitifde l’homme. La place est faite dans ce théâtre aux sentiments cruels etviolents normalement rejetés, représentés ici à travers les personnagesprincipaux, et motivés par l’intrigue et tous les moyens qu’offre la scène.On se trouve donc bien à l’opposé de la tradition du théâtre classique, où,suivant la théorie d’Aristote sur la catharsis, la représentation sur scèned’émotions violentes et cruelles devait en détourner le public. Ici, c’estnon seulement la folie des personnages qui est excitée et exaltée, maisaussi et surtout celle du public.

Au sortir d’un tel théâtre, le public se trouve (s’il a joué le jeu, etles acteurs aussi) dans un étrange état, comme transporté ailleurs. Car demême que les personnages accèdent à une autre vision dans leurs élans defolie qui les emportent aux portes de la mort, le spectateur est modifiépar ces perceptions qu’il a eues de lui-même, et qui pourraient être de lanature des révélations qui emplissent l’esprit à l’approche de la mort,lorsqu’il n’a plus à se défendre contre ses pulsions. Et c’est, semble-t-il, de cette expérience que rêve Genet dans L’Etrange Mot d’...:

« Le théâtre sera placé le plus près possible, dans l’ombre vraiment tutélaire du lieuoù l’on garde les morts[...]. Si un emplacement est réservé pour le théâtre, le publicdevra passer par des chemins (pour y venir et pour s’en aller) qui longeront lestombes.[...] Quant au public, seul viendrait au théâtre qui se saurait capable d’unepromenade nocturne dans un cimetière afin d’être confronté avec un mystère. »69

Si ce théâtre recherche la présence de la mort en s’établissant dans uncimetière, c’est d’abord pour faire ressortir la gravité de son propos,mais sans doute aussi pour placer le public dans un lieu propre à laméditation. Car la raison ne peut plus tricher, ainsi acculée à son destin:elle doit accepter tout ce qui compose l’homme. Tel est l’état que Genetsouhaite susciter chez le public.

67 ibid., p. 699.68 cf. in « Lettre à Pauvert », de Jean Genet, op. cit., p. 4: « Dans le monde occidental, de plus en plus touché par la mort ettourné vers elle [le théâtre] ne peut que raffiner dans la « réflexion » de comédie de comédie[...]. Si l’on a choisi de seregarder mourir délicieusement, il faut poursuivre avec rigueur, et les ordonner, les symboles funèbres. »69 in L’Etrange Mot d’..., de Jean Genet, in O.C.IV, op. cit., pp. 10 et 14-15.

69

« La pensée occidentale rejetait le chaos loin d’elle comme l’urbanisme rejetait laMort loin des villes. Genet met la mort au centre de la ville dans un texte qui met lechaos au centre de la pensée »70.

J.B. Moraly formule cette idée au sujet du texte de Genet L’Etrange Motd’..., mais ils peuvent être appliqués à toute l’entreprise théâtrale deGenet qui a recherché à mettre la folie au centre de la vie, et de nosréflexions, non plus aux portes de nôtre conscience.

70 in « Genet urbaniste: vers un nouveau théâtre sacré », de Jean-Baptise Moraly, op. cit., p. 180.

70

Conclusion

Cette étude sur la folie et le théâtre dans l’œuvre dramatique de JeanGenet nous a donc permis d’en mettre en valeur la présence et le rôle. Afinde clarifier la direction que nous souhaitions prendre, nous avons d’abordmontré que le point de vue des pièces était précisément celui de la folie.Par l’intermédiaire des personnages principaux, marginaux, qui ne « [sont]plus sur la scène que la métaphore de ce qu’il devaient représenter »71,c’est-à-dire de l’exclusion, image du refoulé, les valeurs de la folie(démesure, violence et cruauté) sont présentes sur scène, indirectement,incitant à une compréhension symbolique des pièces. Mais pour que la notionprenne tout son sens, la présence d’une norme était nécessaire. Nousl’avons décelée dans les personnages secondaires, qui appartiennent aumonde des occidentaux, ordonnés et civilisés, qui se considèrent eux-mêmescomme la référence mondiale. Or ce sont précisément les spectateurs despièces de Genet. La norme de la folie des personnages est donc le publiclui-même. Ce fait souligne le rapport entre la fiction et le réel, quin’est pas restreint par les limites de la fiction dramatique. La scène etla salle s’interpénètrent, chacune trouve son écho dans l’autre. Ce mélangejoint donc les principes du théâtre à ceux de la folie, ainsi qu’on acontinué à le souligner.

Une fois donc définis la nature non réaliste des personnages et le typed’interprétation que nous allons suivre (interprétation symbolique), nousnous sommes tournés vers la folie des personnages telles qu’elle apparaît

71 in « Lettre à Pauvert », de Jean Genet, op. cit., p. 3.

71

dans les textes. En effet dans certains passages le comportement despersonnages manifeste les traits de la folie: perte d’identité, délirephysique ou verbal, actes insensés. Ces moments coïncident avecl’interprétation de rôles, dans une histoire fictive. C’est la encore unirfolie et théâtre. Nous avons donc d’abord montré le mécanisme qui faitparvenir les personnages à cet état. On a pu s’apercevoir de l’importantrôle du théâtre dans cette progression. Les personnages passent par touteune préparation qui rappelle nettement celle d’un spectacle: costumes,maquillages interviennent en premier lieu; puis le théâtre dans le théâtrecommence, tendant vers ce but de délire et d’extase. Le décor et l’universqui doivent stimuler le personnage-acteur à sortir de lui-même, sontétablis à travers un récit; les répliques insultantes ou méprisantes jouentle même rôle. Par le jeu du théâtre dans le théâtre, les personnagesatteignent donc un état d’emportement où leur réalité leur échappe, où ilsne sont plus que leur rôle: ils entrent dans la folie.

Dans ces moments, ils se noient dans les rôles qu’ils interprétaient,Figures allégoriques, entre mythes et réalités sociale; ils y perdent leuridentité. A travers leur voix, ce sont ces Figures qui parlent, dans unlangage autre, plus poétique, proche du haut lyrisme antique. Ils accèdentalors à une compréhension plus affinée de leur condition, et des forces quis’y affrontent. Ces moments de folie correspondent à de véritablesrévélations pour les personnages, de la nature des révélations qu’apportela mort. Ils sombrent alors dans une indifférence bienheureuse qui lesrapproche des fous, des bouffons. Quand ils atteignent cet état de délire,ils entrent dans un monde où tout est symbole. C’est ce qui ressort dans lelangage scénique , qui, comme l’expression poétique et allégorique de cespassages, souligne la nécessité d’une autre lecture des pièces.

C’est la d’ailleurs l’ambition principale de Jean Genet: amener lesspectateurs à avoir un autre regard sur la pièce, et par extension, sur lemonde. Il cherche à les piéger dans des jeux de compréhension, où laraison se perd, et avant tout à les toucher au plus profond d’eux-mêmes,par leurs sens et leurs émotions. Il apparaît alors que la folie de cethéâtre, toute en progressions, est là pour amener le public au même étatque les personnages, à une révélation sur la signification cachée deschoses, qui ne peut être perçue par la raison. C’est dans ce but qu’un modede perception autre, non-rationnel, plus proche de l’imaginaire est motivédans l’esprit du public. Cette entreprise revient donc à prôner la folie, àen faire accepter les valeurs aussi bien dans le sens de la démesure, et laviolence, que dans le sens d’une compréhension plus instinctive.

Le théâtre a donc la charge, dans cette œuvre dramatique, d’amener lafolie, sur scène d’abord, puis dans la salle. Dans les œuvres, Genet arecours aux ambiguïtés inhérentes au théâtre: principalement celle quivient du jeu, où l’acteur s’oublie dans son rôle, et finit par ne plusvivre que dans la fiction de son rôle (acte même de démence). C’est lepremier niveau de la fonction du théâtre ici: sur les personnages.Réveiller le public à une autre compréhension en compose le deuxième. A ceteffet, l’auteur utilise toutes les ressources qu’il renferme: la poésie dutexte et les débordements de la scène, d’une part, pour ce qui est de lareprésentation de chaque pièce; et d’autre part, en ce qui concerne laréception du public, les jeux de paradoxes, inhérents au théâtre, portantsur la réalité et la fiction, sur le problème de l’illusion, fausse dupoint de vue de la réalité, vraie du point de point de vue de la fiction.

Jean Genet fait donc de la folie le point d’aboutissement d’un théâtrepoussé « jusqu’au bout » de ses possibilités littéraires, scéniques, etphilosophiques. Dans cette entreprise, il rejoint les rêves des

72

Symbolistes, mais aussi dans sa recherche d’un langage purement symbolique,comme l’évolution de ses pièces le montre, toujours plus métaphoriques.Avec les Symbolistes, il partage aussi ce même intérêt pour les « passionsde l’âme », pour ses dérèglements, et ses obscurités. C’est ce que soutientRichard N. Coe:

« En tant que poète, il se situe plus dans la lignée des symbolistes que dans celle destenants de l’absurde. Loin de refuser tout sens à l’expérience humaine, il s’attache sanscesse à découvrir de nouveaux registres de signification. »72

Cependant le théâtre de Jean Genet vient après le mouvement surréalisteet en porte aussi les marques. Cet aspect apparaît dans la revendicationénoncée qui veut mettre la folie au centre de la vie, et abolir raison etlogique; dans le dépassement de la séparation entre fiction et réalité,représentée au théâtre respectivement par la scène et la salle; ainsi quedans la présentation d’une folie violente, agressive, et cruelle, parfoisprovocatrice. Il se place ainsi dans la lignée du fameux manifestesurréaliste où André Breton définit l’acte surréaliste par excellence:descendre dans la rue avec un revolver et tirer sur tout le monde... SiGenet suit ce mouvement de folie prôné par les Surréalistes, et crée un« art métaphysique » comme le nomme Chirico, il s’en détache dans la formetrès travaillée de son théâtre (qui n’est nullement le fait d’une écritureautomatique), et dans la recherche d’une esthétique plus que d’une morale.On le voit surtout dans sa langue, particulièrement poétique. L’expressionde la folie, comme on l’a étudiée, n’est pas, dans toute son œuvre, larecherche d’un non-sens (comme il a pu l’être chez Tristan Tzara), maisd’un sens autre; ce qui est finalement donner plus de mystère qued’étrangeté à cette notion, et renforcer toute sa valeur:

« Dans un monde qui semble aller si gaillardement vers la luminosité analyste, plusrien ne protégeant nos paupières translucides, comme Mallarmé, je crois qu’il faut ajouterun peu de ténèbre. Les sciences déchiffrent tout ou le veulent, mais nous n’en pouvonsplus! Il faut nous réfugier, et pas ailleurs qu’en nos entrailles ingénieusementallumées... Non, je me trompe: pas se réfugier, mais découvrir une ombre fraîche ettorride, qui sera notre œuvre. »73

72 in « Pouvoir noir et poésie blanche », de Richard N. Coe, op. cit., p. 5.73 in L’Etrange Mot d’..., de Jean Genet, op. cit., p. 16.

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TABLE DES MATIERES

Liste des abréviations p. 2

Introduction p. 3

I. Folie et marginalisation p. 6

I.1) Un monde refoulé p. 6

I.1)1-L’unité des personnages p. 7

I.1)2-Le rejet social p. 7

I.1)3-Le sujet des pièces p. 9

I.2) Un monde métaphore de la folie p. 11

I.2)1-Symbolisation des personnages p. 11

I.2)2-La construction des pièces p. 12

I.2)3-Un monde symbolique du refoulé p. 13

I.3) Le spectateur face à ce monde p. 15

I.3)1-La nature des personnages secondaires p. 15

I.3)2-Le spectateur comme norme p. 16

I.3)3-L’unification du public p. 18

74

II. Vers la folie p. 21

II.1) Les préparatifs physiques p. 22

II.1)1-Les préparatifs dans B p. 22

II.1)2-Les préparatifs dans Bs p. 23

II.1)3-Les préparatifs dans N p. 23

II.1)4-Les préparatifs dans P p. 24

II.2) Le corps p. 25

II.2)1-La place du corps dans Bs p. 25

II.2)2-la place du corps dans N p. 26

II.2)3-La place du corps dans P p. 27

II.3) L’excitation par le langage p. 29

II.3)1-Le rôle du langage dans l’excitation des bonnes p. 29

II.3)2-Le rôle du langage dans l’excitation des N p. 30

II.3)3-Le faible rôle du langage dans la préparation des

personnages du B et des P p. 32

II.4) L ’évolution des textes p. 33

II.4)1-La structure des Bs dirigée vers la folie p. 33

II.4)2-La structure des N dirigée vers la folie p. 35

II.4)3-La structure du B et des P p. 36

III. Folie et lyrisme p. 38

III.1) Les différentes manifestations de l’extase p. 39

III.1)1-Imitation et suppression p. 40

III.1)2-L’acceptation p. 41

III.2) Une nouvelle perception p. 44

III.2)1-La nouvelle perception dans Bs et B p. 44

III.2)2-La nouvelle vision des Nègres p. 45

III.2)3-Les prophéties des P p. 45

75

III.3) Les personnages et le tragique p. 48

III.4) Le lyrisme de ces révélations p. 50

III.4)1-Le lyrisme des N p. 51

III.4)2-Le lyrisme du B p. 52

III.4)3-Le lyrisme des Bs p. 52

III.4)4-Vers un haut lyrisme p. 53

III.5) La représentation scénique de la folie p. 54

III.5)1-Le langage scénique des Bs, des N, et du B:

une avancée vers la précision p. 55

III.5)2-Le langage de la scène dans les P: netteté

et liberté p. 56

IV. Folie et vérité p. 58

IV.1) La prise au piège du spectateur p. 59

IV.1)1-La difficile distinction entre le réel et

la fiction p. 59

IV.1)2-Les « deux réalité concomitantes » p. 62

IV.1)3-Illusion et envoûtement p. 63

IV.2) Une autre compréhension du monde p. 65

IV.2)1-Une autre perception p. 65

IV.2)2-La révélation p. 67

Conclusion p. 70

Table des matières p. 73

Bibliographie p. 76

76

BIBLIOGRAPHIE

I. Textes de travail

I.1)Premières éditions:

-GENET Jean, « Les Bonnes », in L’Arbalète, n°12, 1948.-GENET Jean, Les Bonnes, précédé de « Comment jouer Les Bonnes », EditionL’Arbalète, 1963.-GENET Jean, Le Balcon, Edition L’Arbalète, 1956.-GENET Jean, Le Balcon, édition définitive, précédé de « Comment jouer LeBalcon » et de l’« Avertissement »(1960), Edition L’Arbalète, 1962.-GENET Jean, Les Nègres, Edition L’Arbalète, 1958.-GENET Jean, Les Nègres, précédés de « Pour jouer Les Nègres », EditionL’Arbalète, 1963.-GENET Jean, Les Paravents, Edition L’Arbalète, 1961.

I.2) Editions critiques:

Aucun exemplaire à ce jour.

I.3) Editions utilisées:

-GENET Jean, Les Bonnes, Edition Gallimard, collection « Folio », 1989.-GENET Jean, Le Balcon, in Oeuvres Complètes, Edition Gallimard, 1968.-GENET Jean, Les Paravents, Edition Gallimard, collection « Folio », 1993.-GENET Jean, Les Nègres, Edition Gallimard, collection « Folio », 1994.

II. Textes critiques de l’auteur

-GENET Jean, L’Etrange Mot d’..., in Oeuvres Complètes, tome IV, EditionGallimard, 1968.-GENET Jean, Lettres à Roger Blin, in Oeuvres Complètes, tome IV, EditionGallimard, 1968.-GENET Jean, Comment Jouer « Les Bonnes », in Oeuvres Complètes, tome IV,Edition Gallimard, 1968.-GENET Jean, Comment Jouer « Le Balcon », in Oeuvres Complètes, tome IV,Edition Gallimard, 1968.-GENET Jean, Pour Jouer « Les Nègres », in Les Nègres, collection« Folio »,1994.-GENET Jean, Le Funambule, in Oeuvres Complètes, tome V, Edition Gallimard,1979.

77

-GENET Jean, Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré..., in O.C.IV, 1968.-GENET Jean, Le Secret de Rembrandt, in O.C.V, 1979.-GENET Jean, « L’art est le refuge... », in Les Nègres au port de la lune,Edition La Différence, Bordeaux, 1968, pp. 99-102.-GENET Jean, « Lettre à Pauvert », in Obliques, n° 2, troisième trimestre,1972.-GENET J., Lettres à Bourseillier sous le titre de: « Il faut désacraliserl’auteur », in La revue du théâtre, n° 1, juillet 1993, p. 95.-GENET Jean, « Fragments », in Fragments et autres textes, N.R.F., EditionGallimard, 1990.

III. Textes critiques

III.1) Ouvrages:

- PESKINE Lynda Bellity, DICHY Albert, La Bataille des « Paravents »,I.M.E.C., 1991.-BEN JELLOUN Tahar, BLIN Roger ..., Les Nègres au port de la lune, Editionde la Différence, C.D.N., Bordeaux, 1968.-BERGEN Véronique, Jean Genet, entre mythe et réalité, Edition De Boeck-Wesmal, 1993.-DORT Bernard, « Le jeu de Jean Genet », in Théâtre Public, Editions duSeuil, 1967, pp.137.-DORT Bernard, « Genet où le combat avec le théâtre », in Le Théâtremoderne depuis la seconde guerre mondiale, II, C.N.R.S., 1967.-DORT Bernard, Théâtre réel, Edition du Seuil, 1971, pp. 173-187.-MORALY Jean-Baptiste, Jean Genet, la vie écrite, Paris, Edition LaDifférence, 1988.-PRONKO Léonard C., Théâtre d’avant-garde, Edition Denoël, 1963.-SERREAU Geneviève, Histoire du « Nouveau Théâtre », collection « Idées »,Edition Gallimard, 1966.

III.2) Articles

-ABIRACHED Robert, « Sur Les Paravents », in Nouvelle revue française, juin1966, pp. 1078-1082.-BANU Georges, BONNERIVE (DE) Michèle, « Tamasaburo, la Joconde deKabuki », in L’Autre journal, n°18, 25 juin 1986, pp. 42-44.-CANCIO MARTINS Maria de Lourdes, « Le jardin infernal de Jean Genet », inAriane, 1987, pp. 189-196.-CHESNAU Albert C., « Idée de révolution et principe de réversibilité dansLes Bonnes et Les Nègres », in Publications of the Modern LanguageAssociation, October 1973, pp. 1137-1145.-COE Richard N., « Pouvoir noir et poésie blanche », in Le travail théâtraln°II, Cahiers Renaud Barrault, Edition Gallimard, n° 74, quatrièmetrimestre, 1970, pp. 5-10.-BOGUMIL Sieghild , « Poésie et violence », in Revue d’histoire du théâtre,n° 1, 1986, pp. 20-38.-DORT Bernard, « Le séminaire de Louvain », in Obliques, n°2, troisièmetrimestre, 1972.

78

-DORT Bernard, « Le théâtre: une féerie sans réplique », in Le Magazinelittéraire, n°313, septembre, 1993.-DORT Bernard, « Genet et Pirandello, ou d’un théâtre de lareprésentation », in Théâtre/Public, n°44, mars-avril 1982, pp. 84-90.-DORT Bernard, « Une extraordinaire jubilation », in Les Nègres au port dela Différence, Edition La Différence, C.D.N., 1968.-DUFRENE Thierry, « L’éthique de l’art », in Le Magazine littéraire, n°313, septembre 1993, pp. 62-66.-FEAL Gisèle, « Le Balcon ou le culte matriarcal: une interprétationmythique », in The French Review, April 1975, pp. 897-907.-FEDERMAN Raymond, « J.Genet ou le théâtre de la haine », in Esprit, avril1970, pp. 697-713.-FICHTE Hubert, « Entretiens », in Le Magazine littéraire n°174, juin 1984,pp. 20-30.-GALEY Matthieu, « Genet, le dernier lyrique français », in Théâtre enEurope, n°1, janvier 1984, pp. 61-65.-GITENET Jean, « Réalité profane et réalité sacrée dans le théâtre de JeanGenet », in Obliques, n° 2, troisième trimestre, 1972.-LACAN Jacques, « Sur Le Balcon de Genet », in Le Magazine littéraire,n°313, septembre 1993, pp. 53-57.-LANCE Daniel, « Les Bonnes ou la révélation du sacré », in Littératures,n° 29, automne 1993, pp. 167-173.-MORALY Jean-Baptiste, « Le tombeau de J.Genet (Le Balcon) », in Théâtre enEurope, n° 8, octobre 1985, pp. 101-113.-MORALY Jean-Baptiste, « Rembrandt ou Genet par lui-même », in Cahiers dela Différence, n°2, avril-juin, 1988, pp. 36-41.-MORALY Jean-Baptiste, « Genet urbaniste: vers un théâtre sacré », in LesNègres au port de la lune, Edition la Différence, C.D.N., Bordeaux, 1968,pp. 179-190.-MORALY Jean-Baptiste, « Jean Genet et le cirque », in Les Nègres au portde la lune, Edition de la Différence, C.D.N., Bordeaux, 1968.-OWEN Mark, « The aesthetic basis of the plays of J.G. », in DissetationAbstract International, vol.XXX, n° 9, March 1970, p. 4052-A.-PARISOT Roger, « Jean Genet, ou la séduction du mal », in Recueil, n°12,1989, pp. 38-62.-PIEMME Michel, « Espace scénique et illusion dramatique dans LesBonnes », in Obliques, n° 2, troisième trimestre, 1972.-PUCCIANI Oreste, « La tragédie , Genet et les Bonnes », in Obliques, n° 2,troisième trimestre, 1972.-SANDIER Gilles, « Un théâtre d’agression », in Le Magazine littéraire, n°27, mars 1969, pp. 10-15.-SOLLERS Philippe, « Physique de J.Genet », in Le Magazine littéraire, n°313, septembre 1993, pp. 38-42.-STEWART Harry E., « You are what you wear: appearence and being inJ.Genet’s works », in Francofonia, n° 10, primavera 1986, pp.31-40.-UBERSFELD Anne, « Les Bonnes de Genet, ou le mal d’être deux », in ActaLitteraria Academiae Scientarum Hungaricae, 1990, pp.97-107.- VOGELWEITH Guy, « Le désir d’être bonne », in Obliques, n° 2, troisièmetrimestre, 1972.-WORTON Michaël J., « The temptation of language in Genet’s Les Nègres »,in French Forum, May 1978, pp.169-177.

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IV. Ouvrages généraux

-JACERME Pierre, La « Folie » de Sophocle à l’antipsychiatrie, « Universdes Lettres », collection « Thématique », Edition Bordas, n° 716, 1974.-JEAMMET Pierre, REYNAUD Marc, Psychologie médicale, Edition Masson, 1980.-FOUCAULT Michel, Histoire de la Folie à l’âge classique, collection« Tel », Edition Gallimard, 1972.-FELMAN Soshana, La Folie et la chose littéraire, Editions du Seuil,collection « Pierres Vives », 1978.-PIERON Henri, Vocabulaire de la psychologie, Presses Universitaires deFrance, 1963.-PLAZA Monique, Ecriture et folie, Presses Universitaires de France, 1986.-VALERY Paul, Charmes, collection « Poésie », Edition Gallimard, 1980.