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PRAGMATISME ET NATURALISME DANS l’APOLOGIE DE RAIMOND SEBOND L'année où Montaigne commence les Essais est celle précisément où les Œuvres morales de Plutarque achèvent de paraître. Un échange s'opère entre ces deux ouvrages ; Montaigne retrouve à travers la traduction d'Amyot autant que de son fond propre l'esprit académique dans toute sa fraîcheur et le socratisme vivant : ...je voy un sens si beau, si bien joint et entretenu par tout en sa traduction, que, ou il a certainement entendu l'imagination vraye de l'autheur, ou, ayant par longue conversation planté vivement dans son ame une générale Idée de celle de Plutarque, il ne luy a aumoins rien preste qui le desmente ou qui le desdie. (1) Montaigne a largement pillé Plutarque ; mais une connaissance plus approfondie des sources des Traités moraux révélerait sans doute chez Plutarque un sans-gêne encore plus grand. Les Traités proviennent en effet de lectures que Plutarque a faites dans les bibliothèques de Rome et rassemblent l'expérience de toute une culture. Malheureusement, nous ne pouvons reconstituer ces bibliothèques, mais nous pouvons constater que les analyses psychologiques de Plutarque viennent de l'Académie et du Lycée et qu'elles ont leur origine dans les définitions de l'école socratique. Ce qui transparaît dans ces analyses, c'est un sentiment très vif de la complexité de la nature de l'homme et une idée

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MontaigneApologie de Raimond Sebond

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Page 1: Floyd Gray - Pragmatisme Et Naturalisme Dans l’Apologie de Raimond Sebond

PRAGMATISME ET NATURALISME DANS l’APOLOGIE DE RAIMOND SEBOND

L'année où Montaigne commence les Essais est celle précisément où les Œuvres morales de Plutarque achèvent de paraître. Un échange s'opère entre ces deux ouvrages ; Montaigne retrouve à travers la traduction d'Amyot autant que de son fond propre l'esprit académique dans toute sa fraîcheur et le socratisme vivant :

...je voy un sens si beau, si bien joint et entretenu par tout en sa traduction, que, ou il a certainement entendu l'imagination vraye de l'autheur, ou, ayant par longue conversation planté vivement dans son ame une générale Idée de celle de Plutarque, il ne luy a aumoins rien preste qui le desmente ou qui le desdie. (1)

Montaigne a largement pillé Plutarque ; mais une connaissance plus approfondie des sources des Traités moraux révélerait sans doute chez Plutarque un sans-gêne encore plus grand. Les Traités proviennent en effet de lectures que Plutarque a faites dans les bibliothèques de Rome et rassemblent l'expérience de toute une culture. Malheureusement, nous ne pouvons reconstituer ces bibliothèques, mais nous pouvons constater que les analyses psychologiques de Plutarque viennent de l'Académie et du Lycée et qu'elles ont leur origine dans les définitions de l'école socratique. Ce qui transparaît dans ces analyses, c'est un sentiment très vif de la complexité de la nature de l'homme et une idée de la disproportion entre notre raison et les choses,

(1) Montaigne, Œuvres complètes, éd. Albert Thibaudet et Maurice Rat (Paris : Gallimard, 1962), II, iv, 344. Toutes les citations de Montaigne seront tirées de cette' édition.

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disproportion que Montaigne traduit tantôt d'une manière théorique :

...la raison m'a instruit que de condamner ainsi resolue-ment une chose pour fauce et impossible, c'est se donner l'advantage d'avoir dans la teste les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature... (I, xxvii, 178)

tantôt d'un point de vue pratique :

Des opinions de la philosophie, j'embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides, c'est-à-dire les plus humaines et nostres (III, xiii, 1094)

qui nous rappelle le Socrate des premières pages des Mémorables de Xénophon. (2)

On a étudié la « sagesse » de Montaigne ; mais celle-ci n'est qu'un moment de la sagesse occidentale dont il faudrait suivre la filière. Il est en somme le représentant de l'Académie au xvi° siècle, de cette Académie éternelle où l'on ne cesse de discuter des droits de la raison. A l'époque de Montaigne, l'attitude qu'on adopte à cet égard constitue une prise de position à la fois morale et politique. Il y a, au χνΓ siècle, en matière de religion et de gouvernement, un régime des partis, une droite et une gauche, des conservateurs et des révolutionnaires. Or Montaigne s'attache au connu, à l'actuel, à l'usage comme étant nos seules connaissances et il oppose cette réalité pratique à l'inconnu, au virtuel d'une pensée théorique : la nature de l'homme et celle des choses sont telles que la raison ne peut être appliquée à leur compréhension. Au lieu de douter des cho-

(2) Voir par exemple les passages où l'accent est mis sur l'être intérieur : « Loin de disserter comme tant d'autres sur toute la nature, loin de rechercher l'origine de ce que les sophistes appellent le cosmos, et les causes nécessaires qui ont donné naissance aux corps célestes, il démontrait la folie de ceux qui se livrent à de telles spéculations... », Xénophon, Entretiens Mémorables de Socrate, éd. A. Fouillée (Paris : Delagrave, 1872), pp. 5-6 ; « Il faisait encore cette réflexion : ceux qui apprennent les choses humaines espèrent mettre en pratique ce qu'ils auront appris, pour leur usage et celui des autres ; les scrutateurs des choses divines croient-ils de même que, lorsqu'ils connaîtront bien les causes nécessaires de tout ce qui est, ils feront à leur gré, et selon leurs besoins, les vents, la pluie, les saisons ou autres choses semblables ? », pp. 11-14.

ses qu'on ne peut pas connaître, Montaigne les accepte. Et ce qu'il accepte, c'est une notion du fixe, de la loi, de la stabilité, de la tradition qu'il tire, peut-être par contraste, d'une connaissance de sa mobilité et de son inconstance. Cette acceptation du mouvement et du fixe fait penser à Heraclite, au flux et la loi, et à l'idée de la faculté maîtresse que Montaigne éprouve en lui-même : « Ceux qui ont essaie de r'aviser les meurs du monde, de mon temps, par nouvelles opinions, reforment les vices de l'apparence ; ceux de l'essence, ils les laissent là, s'ils ne les augmentent ; et l'augmentation y est à craindre : on se séjourne volontiers de tout autre bien faire sur ces reformations externes arbi-traires, de moindre couste et de plus grand mérite ; et satisfait-on par là à bon marché les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez un peu comment s'en porte nostre experience : il n'est personne, s'il s'escoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme mais-tresse, qui luicte contre l'institution, et contre la tempeste des passions qui luy sont contraires » (III, ii, 788-89). La vraie raison est pour Montaigne utilitaire, pratique, faite de tradition et de durée ; elle ne nous est pas donnée pour spéculer, mais pour nous conduire. Le sage doit

... retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses ; mais quant au dehors, il doit suivre entièrement les façons et formes receues (I, xxiii, 147-48).

La connaissance de soi implique en premier lieu une ignorance de la causalité. Les causes sont l'affaire de Dieu et non pas de l'homme — tout ce qui nous appartient, c'est l'usage de ce qui nous est donné :

La congnoissance des causes appartient seulement à celuy qui a la conduite des choses, non à nous qui n'en avons que la souffrance, et qui en avons l'usage plein, selon nostre nature, sans en pénétrer l'origine et l'essence... Le determiner et le sçavoir, comme le donner, appartient à la régence et à la maistresse ; à l'infériorité, subjection et apprentissage appartient le jouyr, l'accepter (III, xi, 1003).

Montaigne avait ajouté et raturé :

Et pour le plus s'enquérir. La recherche, l'enquête, la supposition,

le mouvement, l'es-

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sai sont le propre de la raison, mais nos actions doivent se soumettre à l'ordre extérieur, à cet ensemble d'habitudes et de coutumes qui jouent chez l'homme et dans ses institutions le même rôle que les causes dans la nature. Puisque les « causes » ne sont pas nées de la raison et que la raison ne peut les connaître, il ne reste à l'homme qu'à les accepter et à se contenter des « choses » :

Je vois ordinairement que les hommes, aux faicts qu'on leur propose, s'amusent plus volontiers à en cercher la raison qu'à en cercher la vérité : ils laissent là les choses, et s'amusent à traiter les causes (III, xi, 1003).

Bien qu'aucune science ne soit possible, on peut apprendre l'arf de vivre, ce que Socrate et les Académiciens appelaient la vertu. (3) L'art de vivre que Montaigne propose implique d'abord une disposition, une croyance, un relativisme :1. l'idée d'une vertu qui existe dans les relations et dont l'homme est

nécessairement un des termes,2. l'idée que la vertu se fait, que c'est le résultat d'une éducation,3. l'idée que la vertu se justifie par son efficacité, et ensuite un

naturalisme,

4. l'idée que la soumission à la tradition est une vertu.

La société est considérée par Montaigne comme un ordre de vérité, une vérité réelle qui entraîne une vérité théorique, celle de l'obéissance. C'est dans le chapitre xi du livre II (De la cruauté) que nous entrons pleinement dans la pensée de Montaigne à ce sujet, dans la palinodie qui va du discours à la nature, de l'extérieur à l'intérieur, du fabriqué au spontané. Le degré d'excellence de la vertu, c'est la vertu habituelle, mais celle-ci implique une discipline qui n'existe pas chez lui. La nature qu'on se donne, celle du héros stoïcien, de Caton par exemple, vous appartient plus que la nature qu'on reçoit, elle que Montaigne reconnaît en lui-même et qui est « accidentale et fortuite » (H, xi,

(3) Voir Plutarque, La vertu est le fruit de l'enseignement. Voir également Albert Thibaudet, Montaigne, éd. F. Gray (Paris : Gallimard, 1963), p. 427, où il est question du tournant par lequel la philosophie socratique devient de la psychologie scientifique et pure. Mes remarques ici doivent beaucoup à Thibaudet.

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40(5). Sa nature à lui est celle qu'il a de son père, qu'il a reçue des siens :

Ainsi je ne me puis dire nul grammercy dequoy je me trouve exempt de plusieurs vices... je le doy plus à ma fortune qu'à ma raison. Elle m'a faict naistre d'une race fameuse en preud'homie et d'un tres-bon père... (Il, xi, 400).

En matière de vertu, comme en matière de noblesse, Montaigne est un héritier, un passif.

Il est très intéressant de voir les raisons que Montaigne avance pour expliquer sa vie politique manquée. (4) Le chapitre i du livre 111

(De l'utile et de l'honneste) est très important à cet égard, surtout les passages où il s'agit du problème de l'homme intérieur et de l'homme

extérieur. Dans la casuistique, Montaigne se décide pour le parti le plus difficile, pour le « droit de la vertu » (p. 780), ce qui est le contraire de la vertu du droit. 11 croit à une vertu en soi (Socrate, Epaminondas en

seraient les prototypes) ; une religion en soi, pure, mais qui se superpose naturellement à une religion déterminée, humaine et qui

provient de Dieu comme l'art de l'homme ; une justice en soi, naturelle et universelle. Ce monde qu'il imagine, qu'il conçoit comme quelque

chose d'idéal et de supérieur et dont on ne peut avoir qu'une vague idée — umbra et imaginibus uti-mur — n'a rien à voir avec celui qu'il connaît et qu'il vit. Il n'est pas moraliste, mais naturaliste ; il ne

s'intéresse pas à la théorie, mais à la pratique, à la connaissance des choses : pour lui chaque action fait son jeu, chaque problème est

particulier, chaque cas est individuel. C'est cette connaissance qui l'empêche de s'engager dans la vie et qui lui permet de « couler en eau

trouble sans y vouloir pes-cher » (p. 771). Le chapitre χ du livre III (De mesnager sa volonté) apporte à cette idée des précisions

importantes, surtout les pages où il s'agit des deux mobilismes, celui de l'homme d'affaires et le sien (pp. 982-83). Montaigne se replie sur

lui-même, hors du monde, et les affaires extérieures lui paraissent comme un faible point d'appui. Il remercie Dieu de sa liberté, de son

indépendance, de sa fortune, du fait qu'il est quitte envers le monde et ne doit

(4) Voir Thibaudet, Montaigne, pp. 117-42.

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qu'à Dieu seul (III, ix, 946). Il remercie le Dieu chrétien de lui avoir donné l'ataraxie de la philosophie antique, de lui avoir permis de n'appartenir qu'à lui seul. Or cette passivité intérieure a comme corrélatif une passivité extérieure, une acceptation entière de la société comme une suite et une durée, une chose qu'il vit plutôt qu'une cause qu'il discute.

Le conservatisme de Montaigne implique des éléments révolutionnaires. Comme c'est avec les ressources de la royauté que la révolution s'est imposée et avec un esprit révolutionnaire que la monarchie est rêvée, recréée en esprit, c'est avec du mobilisme que Montaigne résiste au changement, qu'il oppose la tradition à la Réforme :

Or de la cognoissance de cette mienne volubilité j'ay par accident engendré en moy quelque constance d'opinions, et n'ay guiere altéré les miennes premieres et naturelles. Car, quelque apparence qu'il y ayt en la nouvelleté, je ne change pas aiséement, de peur que j'ay de perdre au change. Et, puis que je ne suis pas capable de choisir, je pren le chois d'autruy et me tien en l'assiette où Dieu m'a mis. Autrement, je ne me sçauroy garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grace de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes créances de nostre religion, au travers de tant de sectes et de divisions que nostre siècle a produittes

(II, xii, 553). Montaigne préfère garder la religion qui est en lui, dans laquelle il est né, qui lui est donc naturelle. On ne peut pas trop insister sur l'importance du fait que Montaigne est une nature, qu'il s'accepte en tout comme tel, qu'il ne croit pas à l'amendement intérieur ni extérieur. De là ce conflit avec Port-Royal qui a mal compris ses idées, qui pensait qu'il refusait de reconnaître l'efficacité de la grâce, quand il ne parlait, lui, que de la nature sans grâce. Le naturalisme de Montaigne s'explique en partie par la « théologie naturelle » de l'Apologie de Raî-mond Sebond, par l'idée de Sebond que la nature est bonne en soi et ne nous trompe pas :

Ce serait faire tort à la bonté divine, si l'univers ne consentoit à nostre creance (H, xii, 424).

Mais est-ce que l'univers y consent vraiment ? Ce serait même le contraire d'après le calvinisme et le jansénisme. Cependant le catholicisme préfère trouver que le monde est

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divin et que l'homme est faible, ce qui nous aide à comprendre le tournant que prend l'argument de Montaigne. Son scepticisme a pour but de montrer la faiblesse de la raison quand elle s'occupe de questions qui ne relèvent pas de sa compétence, c'est-à-dire quand elle s'éloigne de l'homme. L'Apologie est pour Montaigne un grand détour pour retrouver l'homme, pour le ramener à lui-même, à sa condition naturelle.

Si l'on était chrétien comme on est Périgourdin ou Allemand, on serait chrétien naturellement, de par la naissance. Mais on est chrétien accidentellement, parce que le christianisme est la religion dans laquelle on est né, celle du pays. On n'arrive pas à la foi par la raison, mais quand la foi nous est donnée, la raison peut servir à la confirmer et à l'éclairer. Notre foi est très au-dessus de nous et nous ne pouvons la concevoir que par nos moyens humains :

Or c'est cependant beaucoup de consolation à l'homme Chrestien de voir nos utils mortels et caduques si proprement assortis à nostre foy saincte et divine que, lors qu'on les emploie aux sujects de leur nature mortels et caduques, ils n'y soient pas appropriez plus uniement, ny avec plus de force (II, xii, 426).

Toute l'Apologie est dans ce projet de saisir l'homme dans sa réalité, de le montrer de plain pied avec le christianisme, avec les outils assortis à la foi, et de lui montrer que le raisonnement et la dispute ne sont assortis qu'à la raison. Nous croyons par des raisons qui sont étrangères à la foi — nous croyons que nous croyons. Nous voudrions nous élever à Dieu par notre raison, c'est-à-dire par la discussion ; mais la discussion emporte tout et nous ne tenons rien que d'autorité, notre religion comme le reste. L'absence de religion existe, c'est l'athéisme ; mais c'est une opinion humaine, d'autant plus absurde qu'elle est contraire à l'homme :

Autre chose est un dogme sérieusement digéré ; autre chose, ces impressions superficielles, lesquelles, nées de la desbauche d'un esprit desmanché, vont nageant témérairement et incertainement en la fantasie (II, xii, 423).

Le pyrrhonisme de l'Apologie s'oppose au dogmatisme, à ceux qui savent et dont le savoir ne sert à rien ; c'est une purge de tout ce qui nage en la superficie de la cervelle et

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non pas de ce qui est planté dans l'homme. Lorsque Montaigne cherche à montrer que la raison ne peut s'employer sans contradiction aux sujets « mortels et caduques », est-ce qu'il n'offre pas cette consolation au Chrétien avec ironie ? Dire que la raison n'est pas aussi bien appropriée à la foi, c'est, semble-t-il, entraîner la foi dans cette ruine. Mais cette distinction finit par renvoyer les deux parties dos à dos du point de vue de l'argument.

On trouve dans les Mémoires touchant VEdit de janvier 1562 des traces des conversations de Montaigne et de La Boétie sur les dangers de la discussion : celle-ci devient une habitude et nous entraîne à mettre tout en doute. Elle est une science difficile ; il faut se rendre compte de ce qui est de son domaine, l'aborder avec un esprit critique, avoir une idée claire de ce contre quoi il ne convient pas de raisonner ou disputer. Quant aux discussions sur les meilleures formes de société ou de religion, elles n'apportent que dissension et division. Ce sont des fantômes d'esprits déréglés : « ...le populaire, ayant connu qu'il n'est tenu d'obéir à son prince naturel en ce qui concerne la religion, fait mal son piofit de cette règle, qui, de soi, n'est point mauvaise, et en tire une fausse conséquence qu'il ne faut obéir aux supérieurs qu'aux choses bonnes d'elles mêmes, et après s'attribue le jugement de ce qui est bon ou mauvais, et enfin se rend à cela de n'avoir autre loi que sa conscience, c'est-à-dire, en la plus grande part, la persuasion de leur esprit et leurs fantaisies, et quelquefois tout ce qu'ils veulent ; car comme il n'est rien plus juste ni plus conforme aux lois que la conscience d'un homme religieux, et craignant Dieu, et pourvu de probité et de prudence, ainsi il n'est rien plus fol, plus vain et plus monstrueux que la conscience et superstition de la multitude indiscrète ». (5) Cette attitude à l'égard de la « raison » nous aide à mieux comprendre les idées de Montaigne sur les deux fondements de la religion :

1. le fondement humain — qui est celui de toutes les religions (« nous ne recevons nostre religion qu'à nostre

(5) Paul Bonnefon, « Une œuvre inconnue de La Boétie : Les 'Mémoires sur l'Edit de janv;er 1562" », RHL, 24 (1917), 12. Voir également François Combes, Essai sur les idées politiques de Montai-gne et La Boétie (Bordeaux : H. Duthu), 1882.

façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoyvent » (II, xii, 422) ;

2. le fondement divin — qui reste un idéal :

Le neud qui devroit estreindre nostre jugement à nostre créateur, ce devroit estre un neud prenant ses repliz et ses forces, non pas de noz considerations, de noz raisons et passions, mais d'une estreinte divine et supernaturelle (II, xii, 424).

Notre religion ne dépend pas de nous, de notre adhésion particulière :

Ce n'est pas par discours ou par nostre entendement que nous avons receu nostre religion, c'est par authorité et par commandement estranger (II, xii, 479-80).

La religion n'appartient pas à la discussion, au langage, mais au réel. Elle existe et elle dure ; elle est une nature que notre nature nous empêche de comprendre. Ceux qui en discutent se servent de mots pour parler de choses, ce qui nous autorise à leur opposer d'autres mots qui restent mots, qui vivent par leur mouvement d'opposition seulement et ne visent pas à se réaliser en choses.

L'Apologie de Raimond Sebond est essentiellement une apologie pour l'autorité, pour l'obéissance passive à la tradition. C'était précisément une question d'autorité que Pierre Bunel avait soulevée lors de son séjour au château de Montaigne et dont la formulation nous rappelle la pensée de La Boétie :

...le vulgaire, n'ayant pas la faculté de juger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, après qu'on luy a mis en main la hardiesse de mespriser et contreroller les opinions qu'il avoit eues en extreme reverence, comme sont celles où il va de son salut, et qu'on a mis aucuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il jette tantost après aiséement en pareille incertitude toutes les autres pieces de sa creance, qui n'avoient pas chez luy plus d'authorité ny de fondement que celles qu'on luy a esbranlées ; et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions qu'il avoit receues par l'authorité des loix ou reverence de l'ancien usage (II, xii, 416).

Au doute ignorant, Montaigne substitue une docte ignorance, une suspension de jugement quant à tout ce qïïîaépâsjê

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notre entendement. (6) C'est ainsi que dans la seconde partie de son argumentation il passe au langage hypercri-tique du pyrrhonisme ; il va donc d'une raison discursive à une raison vivante pour aboutir à une conclusion qui est fondamentalement d'ordre pratique :

Si l'homme estoit sage, il prenderoit le vray pris de fChasque chose selon qu'elle seroit la plus utile et propre à sa vie (II, xii, 467).

La vraie vie, telle qu'il l'entend, c'est la vie simple, spontanée, naturelle, comme celle des animaux — mais concevoir la vie ainsi implique qu'on a déjà une idée de la simplicité par delà la complication et au contraire de cette complication, qu'on ramène les choses à soi, à sa nature éprouvée comme une réalité, plutôt qu'aux formes abstraites de notre esprit :

C'est tousjours à l'homme que nous avons affaire, duquel la condition est merveilleusement corporelle. Que ceux qui nous ont voulu bastir, ces années passées, un exercice de religion si contemplatif et immatériel, ne s'estonnent point s'il s'en trouve qui pensent qu'elle fut eschapée et fondue entre leurs doigts, si elle ne tenoit parmy nous comme manque, tiltre et instrument de division et de part, plus que soy-mesmes (HI, viii, 909).

Ce n'est pas le contenu du protestantisme qui le met en crédit, mais la division, le débat. Or être trop catholique à l'époque, c'est être belliqueux — comme Montluc — ce qui explique pourquoi Montaigne opte pour une position intermédiaire, qu'il se contente de s'attaquer aux origines du problème.

Les Lettres de Pasquier révèlent une philosophie sociale analogue à celle des Mémoires de La Boétie et des Essais de Montaigne. Il s'agit sans doute d'une attitude qui relève d'une expérience d'homme de loi. Pasquier est, comme Montaigne, partisan de la coutume et contre l'extension du droit romain, surtout parce que la coutume lui paraît moins

(6) « Devant les nouveaux docteurs, il voudra représenter l'homme non-doctë, celui qui ne sait pas, obéit et accepte les lois et l'usage », Alfred Glauser, Montaigne paradoxal (Paris : Nizet, 1972), p. 124.

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arbitraire. Il développe ses idées là-dessus dans une lettre à Ramus (IVe du livre III) sur l'orthographe phonétique que celui-ci proposait :

Les longues & anciennes coustumes se doivent petit à petit desnouer, & suis de l'opinion de ceux qui estiment qu'il vaut mieux conserver une loy en laquelle on est de longue main habitué & nourry, ores qu'il y ait quelque défaut, que sous un prétexte de vouloir pourchasser un plus grand bien, en introduire une nouvelle, pour les inconveniens qui en adviennent auparavant qu'elle ait pris son ply entre les hommes. (7)

Il semble que le fond de cette idée sur la coutume vienne de la culture juridique, qu'il s'agisse d'une doctrine qu'on professait dans les écoles de droit à l'époque. De toute manière, le scepticisme de Montaigne à l'égard de l'efficacité de toute réforme remonte à sa vie de magistrat et ses idées là-dessus sont indiquées déjà dans la 172" annotation sur les Annales de Nicole Gilles :

...il est certein que la France ne se sant nullement de ste reformation & qu'il n'i en eut onques qui vausit. (8)

Toute une littérature destructive sur les coutumes judiciaires existe, mais Montaigne, par un biais qui lui est particulier, la fait servir à la construction. C'est parce qu'il se rend compte que la coutume fait un excellent fondement de toute autorité (mais à condition de rester « mystique ») — « Or les loix se maintiennent en credit, non par ce qu'elles sont justes, mais par ce qu'elles sont loix. C'est le fondement mystique de leur authorité ; elles n'en ont poinct d'autre » (III, xiii, 1049) — qu'il prétend trouver dans la fidélité pratique aux lois de son pays le principe d'une existence personnelle et sociale. Bien qu'arbitraires, elles ont la valeur relative de la continuité et de l'efficacité. La conclusion d'une autre lettre de Pasquier, celle-ci à

(7) Estienne Pasquier, Les Œuvres (Amsterdam, 1723), t. II, p. 62.(8) Montaigne, Œuvres complètes, éd. Armaingaud (Paris : Conard, t. XII, 1941),

p. 219. Hugo Friedrich nous dit dans son Montaigne (Paris : Gallimard, 1968) que « Le conservatisme qui s'exprime dans les Essais s'accorde largement avec les thèses professées à la même époque par Le Roy, Michel de l'Hospital, Bodin, etc. », p. 210.

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Tournera ,!'" du livre X) nous apporte des précisions sur cette philosophie de l'expérience, de la contingence, qui sous-tend toute l'Apologie. Montaigne ne va pas jusqu'à cette conclusion dogmatique, mais son argumentation y tend :

Voulez-vous doncques que je vous die à cœur ouvert, qui je pense estre le plus grand, non seulement par dessus les bestes, ainsi par dessus tous les hommes ? Celuy qui estant doué de plusieurs grandes parties d'esprit, de corps, & de biens, s'estime toutes-fois le plus petit ; qui n'imagine rien contre les loix communes de son pays ; qui sans estravaguer en discours particuliers, porte obéissance à ses supérieurs ; vit selon la loy ancienne de son pays, sans remeuer chose aucune contre la discipline que d'une longue main l'on y a plantée, qui loue Dieu en toutes ses creatures ; brief, qui estime que combien que Dieu ait voulu gratifier l'homme, de plusieurs grandes benedictions par dessus les autres animaux ; toutesfois pour luy ravaller son orgueil, a advantage les bestes, de plusieurs grands advantages que nous tous devons tirer à nostre edification. (9)

Si la vérité est pratique, les animaux vivent plus dans la vérité que nous. Ce qui nous en éloigne, c'est moins notre nature que notre culture ; c'est notre raison qui se fonde sur une logique purement linguistique pour discourir sur des sujets qui ne la concerne pas, qui soulève des questions auxquelles elle est incapable de répondre. C'est précisément cette capacité de différencier entre le réel et l'hypothétique qui distingue pour Montaigne l'intelligence humaine de l'intelligence animale et qui l'incite à axer l'enquête de l'Apologie sur les limites du langage, à écrire un Cratyle plus pratique que théorique, plus porté sur un examen de notre nature à nous et l'effet de cette nature sur nos moyens intellectuels. Il s'intéresse moins à l'adéquation des mots et des choses qu'à la confusion des mots avec les

(9) Pasquier, Œuores, II, p. 260. Tout l'article de Jean-Pierre Dhommeaux sur « Les idées politiques de Montaigne » qui a paru dans le Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 17 (1976), 5-30, est à lire. Il est temps, nous dit-il, de débarrasser l'Apologie des cadres vieillis dans lesquels on l'a insérée et du carcan qui l'emprisonne (p. 7).

choses. A un langage qui tend à se constituer en une réalité autonome, il oppose un langage qui nous exprime directement, dont les bases sont concrètes et solides, tpri est Vécu et informé du dedans, qui nous est donc coiïsubsfantiel. Auteur d'un livre, Montaigne ne cesse de dénigrer les mots qui le forment. Il dépouille ses propres écrits du ton cérémonieux qui serait celui des lettres officielles, des préambules ou des définitions qui lui déplaisent chez Platon ou Aristote, d'un extérieur langagier qu'il ne cesse de trouver vide par rapport à un intérieur réel. Il se débat entre un silence possible et une parole qui dérange ce silence, entre le trop et le trop peu. A la lueur de ses considérations sur les mots et sur la disproportion qu'ils enregistrent entre notre nature et notre imagination, Montaigne ira jusqu'à nier les siens ou, du moins, à les éprouver dans le dictionnaire des Essais. Dans un aveu placé sous (c), il se voit tout à coup en possession d'une matière qu'il ne croyait pas avoir d'abord et qu'il a fini par trouver, qui lui permet de se situer par rapport aux mots, de se constituer, par la voie des mots, un véritable métalangage :

Si suis je trompé, si guère d'autres donnent plus à prendre en la matière ; et, comment que ce soit, mal ou bien, si nul escrivain l'a semée ny guère plus materielle ny au moins plus drue en son papier (I, xi, 245).

Voici les mots et la matière rassemblés, se trouvant réunis dans un langage, un style propre à recevoir la vie et à la représenter. C'est par l'intermédiaire de ce langage qui est chose qu'il se trouve à même de dénoncer un langage qui est le lieu de manifestation et de solidification des erreurs de notre imagination.

La théorie du langage chez Montaigne suppose une théorie de la connaissance, elle-même inséparable d'une crise sociale qui équivaut à une crise du signifié. Les mots ne sont plus que des formes sonores privées de sens et qui forment un monde verbal radicalement distinct du monde réel. Le langage philosophique est pour Montaigne le début du poétiaue, du mot qui ne renvoie qu'à d'autres mots et qui s'applique indifféremment à tous les sujets :

J'appelle tousjours raison cette apparence de discours que chacun forge en soy : cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d'un

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mesme subject, c'est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures ; il ne reste que la suffisance de la sçavoir contourner » (II, xii, 548). (10)

Ce que nous appelons raison n'est qu'opinion ; or l'opinion parle et dans la mesure où elle est avis et parti pris, elle se présente comme un fait de langage. Le propre de l'opinion, c'est de se créer un lieu dans le langage et de s'implanter dans l'esprit des hommes. La dialectique de l'Apologie vise à démontrer que c'est le langage qui nous empêche de nous connaître quand il s'érige en matière intelligible. C'est ce langage qu'un autre langage, celui du pyr-rhonisme — dont la forme absolue qu'est la suspension de jugement implique une absence de langage — se charge d'éliminer au profit de l'immédiat. Le pragmatisme de Montaigne, comme celui que Plutarque et Xénophon attribuent à Socrate, consiste à considérer la connaissance de soi comme la seule science de l'homme et la coïncidence de la pensée et de l'être comme la seule réalité qui nous intéresse directement.

Floyd GRAY Université du Michigan

REFLEXION-DIVERTISSEMENT

ET INTERTEXTUALITE :

RABELAIS ET L'ECOLIER LIMOUSIN

Parmi les caprices, les « choses fortuites », de la vie, un élément essentiel demeure, immuable : le désir de l'homme de s'évader du quotidien, d'imaginer une liberté insouciante et illimitée, de créer un monde de sécurité au sein de l'atmosphère sans-souci de la magie et de l'absurde, de donner libre-cours à son imagination créatrice, bref, de jouer, de rire, d'explorer ; ce qui est pour l'homme une façon de rénover et lui-même et le monde qui l'entoure. Esthétiquement et intellectuellement, le lecteur de Pantagruel est invité précisément à ce genre de joyeux festin de réflexion divertissante. Déjà, le premier livre de Rabelais est beaucoup plus qu'un simple ouvrage turbulent de fiction comique. Le narrateur, il est vrai, prend grand soin d'avertir le lecteur qu'il s'agit d'une invitation à jouer et non seulement à lire ; il reste pourtant tout aussi vrai que le lecteur doit se préparer à une démonstration sans précédent de recherche linguistique et de manipulation du lecteur. Dans les deux cas, la gaieté du texte recouvre des préoccupations d'ordre artistique et humaniste très importantes pour une appréciation approfondie de la nature cohesive du Pantagruel.

A l'exception peut-être de la lettre de Gargantua à Pantagruel, l'élément de jeu structure tout le livre. Comme Alcofribas l'exprime dans le Prologue, il veut « accroistre [nos] passetemps davantaige » (S6, J218). (1) C'est ainsi

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(10) Voir surtout Yvonne B. Rollins, « Montaigne et le langage », RR, 14 (1973), 258-72.

(1) Toutes les citations sont tirées de l'édition du Pantagruel original de V.L. Saulnier, 2· éd. (Genève : Droz, 1965). Les références