flammarion - la muette - littérature générale - 135 x 210

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DU MÊME AUTEUR

À mon corps défendant, l’Occident, essai, Flam-marion, 2007.

Comment peut-on être français ? roman, Flam-marion, 2006.

Que pense Allah de l’Europe ? essai, Gallimard,2004.

Autoportrait de l’autre, roman, S.Wespieser, 2004.Bas les voiles ! essai, Gallimard, 2003.Je viens d’ailleurs, roman, Autrement, 2002.

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Chahdortt Djavann

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Flammarion

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© Flammarion, 2008ISBN : 978-2-0812-1053-0

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À mon gardien, M.A.F.

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Au mois de septembre, j’ai reçu, à mon domi-cile, une lettre qui provenait d’Iran. Je neconnaissais personne dans ce pays et j’ai cru à uneerreur, mais c’était bien mon nom qui figurait surl’enveloppe. Au dos était écrite une adresse encaractères persans. La couleur de l’encre, bien quebleue, n’était pas identique des deux côtés del’enveloppe. Chaque adresse avait été écrite par unindividu et un stylo différents. Aujourd’hui, il mesemble important de publier cette lettre au débutde ce récit.

Madame,

Je suis journaliste reporter en Iran. Je vousai envoyé par la valise diplomatique un colis quevous devriez recevoir dans une dizaine de jours.Il contient deux manuscrits : le premier, l’original,

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en persan, et le deuxième, sa traduction. Le récitrelate une histoire vraie, écrite par une jeunefemme de quinze ans en prison. Un hasard mira-culeux a voulu que ce texte me tombe sous la main.J’ai travaillé sur la traduction avec un écrivainiranien spécialiste de la littérature occidentale, quisouhaite, pour des raisons de sécurité, rester dansl’anonymat. À la fin de l’histoire, j’ai pris la libertéd’ajouter quelques lignes pour préciser dans quellescirconstances ce récit est arrivé en ma possession.J’ai pensé que vous seriez intéressée par sa publi-cation. J’espère que je ne me suis pas trompée.

Avec mes sentiments les plus sincères. C. J.

La lecture de cette lettre m’avait intriguée. Deuxsemaines plus tard, j’ai reçu le colis. Il contenaiten effet un manuscrit imprimé et un cahier entiè-rement rempli d’une calligraphie alambiquée,petite et serrée. Pas de marge, peu de ratures, pasde renvois ni de flèches. Ces pages noircies de motsétrangers qui m’échappaient complètement m’ontenvahie d’une oppression peu commune. L’écri-ture était encore plus serrée et plus petite dans lesdernières pages ; l’auteur n’avait certainement pasd’autre cahier, pensai-je.

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J’ai lu la version française d’une seule traite, puisrepris en main le cahier. Je l’ai feuilleté page parpage, faute de savoir les lire. La gorge et le cœurserrés, j’avais l’impression de comprendre déjà unpeu la version persane, du moins la déterminationde son auteur et la souffrance qu’exprimait cetteécriture si lointaine. Qu’une telle histoire fût vraie,je ne l’aurais jamais cru si je n’avais pas eu le cahieren main. Aucune hésitation : je le publierais.

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J’ai quinze ans, je m’appelle Fatemeh, mais jen’aime pas mon prénom. Dans notre quartier,tout le monde avait un surnom, le mien était « lanièce de la muette ». La muette était ma tantepaternelle. Je vais être pendue bientôt ; ma mèrem’avait nommée Fatemeh parce que j’étais née lejour de la naissance de Mahomet, et comme j’étaisune fille, elle m’avait donné le prénom de la filledu Prophète. Elle ne pensait pas qu’un jour jeserais pendue ; moi non plus. J’ai supplié le jeunegardien de la prison pour qu’il m’apporte uncahier et un stylo, il a eu pitié de moi et exaucéle dernier souhait d’une condamnée. Je ne sais paroù commencer. J’ai lu plusieurs fois le petit dic-tionnaire abandonné sur la corniche de la chambreoù j’ai vécu plus d’un an. J’aimais apprendre ceque les mots signifiaient ; mais ne me rappelle pastous les mots et leur sens. Je n’ai jamais rien écrit,à part quelques poèmes, une vingtaine, mais

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personne ne les a jamais lus. J’étais très bonne àl’école, mais j’ai dû la quitter à treize ans ; j’auraisbien aimé continuer et aller à l’université. Per-sonne dans ma famille, ni d’ailleurs dans notrequartier, n’avait jamais mis les pieds dans uneuniversité. Où j’ai grandi, il n’y avait que la misèreet la drogue, aucun destin n’échappait au mal-heur ; dans ce monde-là, la pauvreté écrase leshommes et les femmes, les rend misérables,méchants et laids : trop de misère fait que les gensne sont même plus capables de rêver. Mon oncle,le frère de ma mère, était drôle, drogué et beau,il avait vingt-deux ans et rêvait encore, un peutrop peut-être. La muette aussi était belle, elle avaitde grands yeux brillants et un visage rassurant pourune muette. Moi, je ne suis pas belle, mais je nesuis pas laide non plus ; maintenant, dans cettecellule, je dois l’être. Les trois premiers jours demon interrogatoire furent les plus lents dans l’his-toire de l’humanité, soixante-douze heures sanssommeil sous les coups de matraque. Brûlureindescriptible. J’ai plusieurs dents brisées, le visagetuméfié, des côtes cassées et, lorsque je respire,mon corps me fait mal. Je prends seulement main-tenant conscience que je vais être pendue ;attendre jour et nuit la mort dans cette celluleétroite et entièrement vide est au-dessus de mesforces. Penser à la muette, l’imaginer à mes côtés,

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m’aide à ne pas devenir folle, à supporter la dou-leur, la peur. J’écris pour que quelqu’un se sou-vienne de la muette et de moi, parce que mourircomme ça, sans rien, m’effrayait. Peut-être qu’unjour quelqu’un lira ce cahier. Peut-être qu’un jourquelqu’un me comprendra. Je ne demande pas àêtre approuvée, seulement comprise.

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Le gardien est sans doute terrifié par la tête queje dois avoir, mais aussi par mes gémissements. Ladouleur est parfois insupportable. Aujourd’hui, ilm’a glissé un petit mouchoir en papier ; au début,j’ai cru que c’était pour me moucher, je l’ai trouvétrès attentionné et l’ai remercié ; mais j’ai constatéque c’était un demi-mouchoir froissé et un peunoirci. J’ai senti quelque chose au milieu, minus-cule. C’était un tout petit bout d’opium. Je l’aimis tout de suite dans ma bouche. Il n’a pas l’airde quelqu’un d’ici, il doit venir d’une grande villepour oser une telle hardiesse. Je me sens dans unétat étrange que je n’ai jamais connu auparavant.

Pendant mon interrogatoire, je n’ai pas dit mot,j’ai reçu les coups sans cris, j’ai fait moi aussi lamuette. Ces trois jours m’ont fait comprendre lesilence obstiné dans lequel ma tante s’était réfu-giée. Sa façon absolue de s’être murée dans le

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silence imposait aux autres le respect et parfois leseffrayait ; se taire signifiait peut-être ne pas trahirla vérité. On en était venu à l’appeler la muette.L’était-elle réellement ? Personne ne le savait, carelle ne l’avait pas toujours été ; jusqu’à ses dix ans,elle parlait. Plus tard, bien que muette, elle faisaitparler son silence comme personne. La joie, latristesse, la haine, l’amour, la tendresse, la colère,l’indignation, l’espoir et le désespoir s’exprimaientdans son regard, dans chacun des traits de sonvisage, dans sa façon de se lever et de partir oualors de rester, d’écouter et de vous caresser d’unseul regard. Même les plus ignorants des anal-phabètes pouvaient lire sur son visage ce qu’elledisait sans mots. Elle me manque, ma tantemuette. Elle s’était tue, mais son cœur ne s’étaitpas fermé. Elle avait fait du silence son art de vivre.Quant à moi, arrivée à ce point, j’ai le devoir, lebesoin de raconter son histoire.

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Elle n’était pas sourde, elle entendait, compre-nait tout ce qu’on disait ; elle n’était pas follemême si son comportement surprenait souvent.Elle n’était pas indifférente même si elle avaitrompu à jamais avec la parole. Elle savait, malgréson mutisme, saisir les rares moments de grâcedans la vie. Elle savait être là, attentive. Le premierjour de mon interrogatoire, j’ai eu mes règles, pré-cocement, certainement sous le choc de la violencedont j’étais l’objet. Lorsqu’un de mes tortionnairess’en est rendu compte, il a crié : « Cette pute pissele sang, je vais te montrer, moi, ce que c’est quepisser le sang. » Il m’a rouée de coups, j’ai cruqu’il allait m’éventrer avec ses bottes, écraser monventre malsain, comme si, avec mes règles, jel’avais défié. J’ai toujours su que les règles ne m’ap-porteraient que des ennuis. J’avais douze ans, unpeu plus, je rentrais de l’école ; sur le chemin, enplein milieu de la rue, j’ai éprouvé un sentiment

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d’inconfort, une sorte de douleur en bas duventre ; ma culotte était mouillée et l’intérieur demes cuisses moite. J’ai pressé le pas et, aussitôtrentrée, je me suis précipitée dans les toilettes. Lesang dégoulinait entre mes cuisses. J’avais entendudire que les femmes saignaient périodiquement,mais parler d’une chose entre camarades de classe,c’était très différent de la vivre. J’étais paniquée,je ne saurais dire exactement pourquoi, mais je mesentais impure, coupable. Dire adieu à l’enfance,du moins à ce qu’il en restait, devenir irrémédia-blement femme, n’était pas un cadeau dans notremilieu. Je suis restée un bon moment dans lestoilettes, l’eau froide m’était très désagréable. Il afallu que je sorte, parce que mon petit frère frap-pait à la porte. J’étais debout, ma mère lavait dulinge. La voir frotter le col de chemise de monpère me faisait sentir encore plus fautive d’avoirune culotte pleine de sang. Je n’osais lui parler,pourtant elle n’avait jamais été violente, elle nem’avait jamais frappée, mais je m’étais toujourssentie éloignée d’elle. Je ne voulais pas lui ressem-bler, jamais, en rien. Je ne voulais pas qu’elle voieen moi une de ses semblables, une de ces femmesde notre quartier. Je me croyais un autre destin.Peut-être que je ne pensais pas à tout ça à cemoment-là, mais je ressentais une détresse, celled’être femme. Je me tenais toujours devant la

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No d’édition : L.01ELJN000179.N001Dépôt légal : mars 2008