finance et défense : de nouvelles interrelations

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FINANCE ET DÉFENSE : DE NOUVELLES INTERRELATIONS Claude Serfati De Boeck Supérieur | Innovations 2008/2 - n° 28 pages 9 à 31 ISSN 1267-4982 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-innovations-2008-2-page-9.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Serfati Claude, « Finance et Défense : de nouvelles interrelations », Innovations, 2008/2 n° 28, p. 9-31. DOI : 10.3917/inno.028.0009 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 195.19.233.81 - 12/01/2014 06h50. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 195.19.233.81 - 12/01/2014 06h50. © De Boeck Supérieur

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FINANCE ET DÉFENSE : DE NOUVELLES INTERRELATIONS Claude Serfati De Boeck Supérieur | Innovations 2008/2 - n° 28pages 9 à 31

ISSN 1267-4982

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-innovations-2008-2-page-9.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Serfati Claude, « Finance et Défense : de nouvelles interrelations »,

Innovations, 2008/2 n° 28, p. 9-31. DOI : 10.3917/inno.028.0009

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n° 28 – innovations 2008/2 9

FINANCE ET DÉFENSE :DE NOUVELLES INTERRELATIONS

Claude SERFATIUniversité de Saint-Quentin-en-Yvelines, C3ED

[email protected]

INTRODUCTION

L’emprise de la finance sur l’économie mondiale et sur les stratégies desgrands groupes industriels (au sens large qui inclut la distribution) est large-ment reconnue. Les défenseurs de la globalisation financière invoquent lasophistication des produits financiers créés, l’amélioration de l’information(la « transparence »), les capacités de résilience des marchés. Ils saluentl’intelligence des politiques monétaires (la Federal Reserve est essentielle-ment prise comme modèle). De fait, depuis vingt ans les crises qui affectentà tour de rôle ou simultanément différents segments des marchés financiers(krachs sur les actions, sur les obligations, crise de changes et monétaire,crise bancaire, …) et plusieurs régions de la planète (États-Unis en 1987 et1990-91, Mexique en 1994, Asie du sud-est en 1997, Russie, Brésil en 1998,Argentine, NASDAQ, Wall Street en 2000) n’ont pas manqué. Elles n’ontpourtant formé que des pauses avant une nouvelle expansion des marchés etdes revenus financiers et dans la formation du « nouveau mur de l’argent »(Morin, 2006).

Cependant, contrairement aux affirmations de ses thuriféraires, la pros-périté des institutions financières et des ménages rentiers ne résulte que pourune faible part des actions qui sont prises par les autorités publiques et régle-mentaires pour faire face à l’instabilité foncière des marchés financiers 1. Laprospérité du capital financier est essentiellement alimentée par les prélève-ments opérées dans la sphère « réelle », celle où sont situées les valeurs crééespar le travail et les richesses accumulées par l’humanité (connaissances, espè-ces végétales et semences « librement » accessibles,…). Deux types de prélè-vements ont en particulier contribué à cette prospérité. Les intérêts de la

1. Cet article est rédigé au moment de la crise des marchés hypothécaires américains.

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dette publique « perpétuelle » acquittés par les pays du Sud et du Nord repré-sentent des parts considérables des dépenses publiques 2. Le second vecteur aété la transformation du gouvernement d’entreprise et la priorité donnée à lacréation de valeur pour l’actionnaire. Les groupes industriels sont eux-mêmesconsidérés comme des « actifs de rendement » par les marchés financiers (Ser-fati, 1996, p. 178).

La première partie de cet article montre que les groupes de l’armementn’ont pas échappé à cette évolution. Cependant, l’emprise de la finance neconcerne pas seulement l’industrie d’armement. La Défense est désormaisconcernée, comme l’analyse la seconde partie. Sous l’impulsion des théoriesde l’agence, des incitations, et plus généralement de la nouvelle économiepublique, les activités « régaliennes », y compris la Défense ont désormaisvocation à être transférées au marché. Plus originale est la confiance misedans les marchés financiers à transformer la guerre en un actif susceptibled’être valorisé. La Défense est-elle en train de passer de son statut de plus purdes « biens publics » qui lui est assigné par la littérature à celui d’un actif demarché ?

LES INVESTISSEURS FINANCIERS : LA NOUVELLE GOUVERNANCE DES GROUPES DE L’ARMEMENT

Les groupes de l’armement ont été eux aussi concernés par les réformes dugouvernement d’entreprise. Aux États-Unis, le processus a pris forme au coursdes années 1990 et il a été concomitant à celui des groupes orientés vers lesmarchés civils. En Europe, les spécificités du secteur demeurent plus pré-gnantes. La protection de « champions nationaux » et les différences detypes de gouvernance (britannique, française, allemande) ont retardé l’adap-tation de ces groupes aux demandes exprimées par les marchés financiers. Defait, la crise de gouvernance rencontrée par EADS en 2007, qui conduisit enparticulier à la démission de deux hauts dirigeants en quelques mois 3, n’étaitpas vraiment une surprise. En effet, la création du groupe en 1999 reposaitsur un compromis construit sur un « mix de facteurs qui prenaient en compte lespressions des marchés boursiers et les exigences des gouvernements en matière desécurité nationale et de compétences industrielles » (Serfati, 2000, p. 24).

2. En France, la charge de la dette représente le deuxième poste de dépenses publiques, et elle estpassée de 1 % du PIB en 1978 à 2,6 % en 20063. Les interférences possibles entre les problèmes de gouvernance du groupe et les accusations dedélit d’initiés portées contre des dirigeants d’EADS mériteraient des développements spécifiquesqui n’entrent pas dans le cadre de cet article.

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Des configurations évolutives

On peut distinguer trois étapes dans les relations entre le capital financier etles industries d’armement depuis la fin du dix-neuvième siècle. A partir desannées 1880 jusqu’à la seconde guerre mondiale, la production d’armes con-naît une vigoureuse expansion et un changement d’échelle dans la productiond’armes se produit en relation avec le rôle majeur joué par la technologie etses interrelations avec d’autres industries motrices (sidérurgie, chimie) serenforcent (Mc Neil, 1992) 4. Les exportations d’armes, bien que d’un niveaumodeste qui n’a rien à voir avec la période actuelle, fournissent toutefois dessubstantiels bénéfices aux firmes de l’armement 5. Innovations technologi-ques et exportations d’armes sont stimulées par la montée des rivalités inter-capitalistes, qui multiplient d’abord les tensions militaires et les guerres limi-tées, et qui se dénoueront finalement dans la première guerre mondiale.

La place de la finance dans le déclenchement de la première guerre mon-diale est controversée. Le débat oppose les tenants d’une finance « cosmopo-lite » et donc dégagée des égoïsmes nationaux (Polanyi) et ceux qui mettenten évidence les liens entre le capital financier et leurs États (Serfati, 2006b).Les financiers, qui de longue date sont proches des gouvernements dont ilsfinancent la dette, consentent des prêts aux pays qui s’engagent à acheter desarmes. La France eut largement recours à cette pratique. Les banques françai-ses prêtèrent à de telles conditions à la Bulgarie, la Turquie, placèrent avecenthousiasme les emprunts franco-russes, etc. (Feis, 1974). L’industrie d’arme-ment est encore aujourd’hui un des pôles de spécialisation compétitive del’industrie française, et elle affiche un solde extérieur de long terme trèsélevé 6. On peut toutefois considérer que les industriels et les banquiers n’ontpas le même horizon temporel et les cycles des marchands de canons et desbanques ne sont pas tout à fait en phase (Tooley, 2005). Les deux groupesaugmentent leurs profits pendant les guerres (production massive d’armes etemprunts massifs des États belligérants), mais les périodes d’après-guerre

4. Voir également les remarques d’Engels : « Le navire de guerre est non seulement un produit,mais en même temps un spécimen de la grande industrie moderne, une usine flottante… il esten même temps une branche de la grande industrie moderne […] L’ingénieur est maintenantbien plus important à bord que l’homme de la ‘violence immédiate’, le capitaine » (1973, p. 201).5. Les données sont évidemment parcellaires. Selon Engelbrecht et Hanighen, les exportationsvers plus de 40 pays représentaient 10 % seulement de la production des groupes anglais Vickerset Armstrong. Les exportations n’auraient représenté que de 2 % à 15 % des productions de laGrande-Bretagne, de la France, des États-Unis, qui réalisaient environ 75 % des exportationsd’armes mondiales (Engelbrecht et Hanighen, 1934).6. Ceci, sans préjuger de la réalité des bénéfices retirés. Le secret qui entoure les exportations estfort en France, et il est donc difficile de connaître le montant (et les bénéficiaires) des commissions(et encore moins celui des rétrocommissions) ainsi que l’ensemble des contreparties financières etindustrielles offertes (Offsets) qui sont accordées.

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sont particulièrement attractives pour les banques en raison énormes besoinsde crédits qui sont nécessaires au financement de grands projets d’après-guerre.

Après la première guerre mondiale, les innovations technologiques accélè-rent, et stimulent la course aux armements et les exportations d’armes. LaFrance a cimenté ses alliances avec la Pologne et la petite Entente au moyend’emprunts considérables qui nourrissent en retour des achats d’armes auxproducteurs français. Au début des années 1930, l’industrie française est sansdoute la première au monde (Engelbrecht, Hanighen, 1934). Dans chaquepays doté d’une industrie d’armement importante, il existe des banques con-nues comme « les banques d’armement » : la Banque de l’Union Parisienneen France, la Deutsche Bank des Allemands, la Morgan aux États-Unis (id.,p. 128).

Une ère radicalement nouvelle commence après la seconde guerre mon-diale et la création de systèmes militaro-industriels. L’analyse de la nouvelleconfiguration est d’abord menée aux États-Unis. La conjonction d’unimmense appareil militaire et d’une industrie puissante qui a donné nais-sance au complexe militaro-industriel, selon les termes du président Eisen-hower dans son discours d’adieu à la nation américaine (17 janvier 1961) estl’objet de critiques convergentes de la sociologie (C. W. Mills) et de l’écono-mie (Galbraith, Baran et Sweezy). L’imbrication étroite des institutions mili-taires, du Congrès, des industriels est confortée par la formation d’une élite,d’une « technostructure ». Les analyses portent sur l’innovation technologi-que (Markusen et Yudken, 1992), sur l’ossification d’un appareil d’État mili-tarisé (Cypher, 1987), sur la formation d’un groupe social public-privé (latechnostructure, Galbraith, 1968) ou public (State management, Melman,1970). En revanche, le rôle des institutions financières dans l’enracinementdu « complexe » a été peu étudié, ce qui peut partiellement s’expliquer parles configurations institutionnelles du gouvernement d’entreprise de l’épo-que. En effet, selon Galbraith, les actionnaires sont passifs, et leur rôle seréduit à percevoir des dividendes 7. Les dirigeants des groupes de l’armement,à l’instar de ceux des groupes des autres industries, bénéficient à cette époqued’une autonomie réelle de gestion. Melman, comme Galbraith, considèreque le mode de gestion de ces groupes est même très éloigné de la recherchedu profit maximum. Les données chiffrées sur la profitabilité des firmes del’armement dans les quatre décennies d’après-guerre manquent pour confir-mer ou infirmer ce point de vue sur le faible rôle tenu par les institutionsfinancières dans les groupes de l’armement. Toutefois, selon certaines études,

7. Galbraith écrit que la technostructure interdit de faire des profits personnels (1989, p. 161),ce qui constitue une différence majeure avec les dirigeants-actionnaires d’aujourd’hui.

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au cours de la période 1970-1989, les performances boursières (mesurées parl’évolution des cours) des groupes de la Défense ont été nettement supérieu-res à celles de l’indice S&P 500 (Trevino et Higgs, 1992). Alors que l’indiceS&P 500 a progressé de 12,51 % par an sur la période 1970-1989, les titresdes 10 premiers contractants du DoD ont progressé de 17,46 % par an, etcelui des 50 premiers contractants de 16,24 % par an. La troisième étapedans les relations entre la finance et les groupes de l’armement a connu sespleins développements au cours des années 1990. Ils sont analysés dans lasection suivante.

Les critères d’appréciation de la communauté financière

La montée en puissance des investisseurs institutionnels dans l’actionnariatdes groupes de l’armement est particulièrement nette aux États-Unis. Un« bloc social » qui allie de façon nouvelle la finance, l’armement et le politi-que, et dont nous avons analysé les fondements, s’est forgé aux États-Unis(Mampaey et Serfati, 2004). Dans ce cadre, les actionnaires ont tout lieud’être comblés par les performances boursières des groupes de l’armement.Les perspectives de ces groupes sont en effet bornées par un horizon qui estdéfini par le Département de la Défense comme étant celui d’« une longueguerre » 8 (Departement of Defence, 2006). Depuis le début de 2001 jusqu’àmars 2008, l’indice qui rassemble les principaux groupes et entreprises del’armement américain (DFI) et qui est le plus représentatif de l’évolution dusecteur 9 enregistre des performances qui sont sans commune mesure aveccelles de Wall Street (Dow Jones, DJI) et du Nasdaq (IXIC). L’indice DFI aprogressé de plus de 400 %, alors que le DJI et le l’IXIC sont pratiquementrevenus à leur niveau du début de 2000 (figure 1).

8. Le rapport soumis au Congrès commence ainsi : “The United States is a nation engaged in whatwill be a long war” (2006, p. 7). L’expression « longue guerre » revient 30 fois dans ce documentde 113 pages.9. L. Mampaey, dans une thèse en cours, compare les différents indices des marchés boursiers desÉtats-Unis qui s’intéressent au secteur de l’armement.

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Figure 1 – Evolution d’indices du secteur de l’armement et du Dow Jones (DJI), du NASDAQ et du DWC (2001-2008)

Source : Base de données de L. Mampaey. Je remercie L. Mampaey pour la communication de ces données.Commentaires : le DWC regroupe les 5000 premières entreprises américaines cotées en Bourse.

La Défense est devenue un secteur prisé par les investisseurs financiers.On peut le comprendre en suivant de plus près les critères sur lesquels lesmembres de la communauté financière, et au premier chef les analystes, fon-dent leurs opinions sur les groupes spécialisés dans la production d’armes. Lesfacteurs d’ordre structurels géopolitiques et macroéconomiques, sectoriels etspécifiques aux groupes composent un ensemble hiérarchisé mais néanmoinsinterdépendant (figure 2).

D’abord, l’« insécurité globale » semble irréversible à moyen terme, elledessine donc un environnement très propice à la poursuite de la hausse dubudget militaire nécessaire à la « longue guerre » 10. Des effets d’inertie ontété créées qui conduisent quasi-mécaniquement à la poursuite de l’augmenta-tion ou au moins à la stabilisation des budgets militaires à des niveaux histo-riquement élevés. Ainsi, l’acquisition de grands programmes d’armes par lesservices a coûté un peu moins de 700 milliards de dollars depuis 2000, maisla somme à dépenser dans les prochaines années dépasse, en l’état des esti-mations actuelles, 800 milliards de dollars (figure 3).

10. L’expression est au cœur de la Quadriennal Defence Review (2006) qui utilise 29 fois l’expres-sion dans un document de 92 pages.

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n° 28 – innovations 2008/2 15

Figure 2 – Les critères d’évaluation des entreprises de Défense par la communauté financière

Source : C. Serfati

Figure 3 – Total cumulé des dépenses planifiées sur les programmes d’acquisition de grands systèmes d’armes aux États-Unis

Note : les données sur la partie des investissements consacrés à l’acquisition des grands systèmes s’arrêtent à 2011, etn’incluent donc pas leur coût de développement Source : United States Government Accountability Office, 2007.

Configuration

Géopolitique :

Guerres, insécurité

Budgets de éfense :

Niveaux (Dep.mil./PIB)

Evolution (cycle ?)

Dépenses R&D

Dépenses

d’Equipement

Grands programmes

en cours

Exportations :

Montant,

Degré d’engagement du

gouvernement

Réglementation :

Partenariats Publics-

Privés

Contrôles des capitaux

étrangers

Contrôle des F/A

Déterminants

Géopolitiques

et

macroéconomiques

Déterminants

Sectoriels

Secteurs en croissance

(électronique)

Secteurs en régression

(segments armements terrestres)

Incertitude

technologique

vs

Stabilité des

Intensité du pouvoir relationnel

des dirigeants et actionnaires

(influence sur les budgets de

éfense, les restructurations

sectorielles,les commandes)

Les critères d’évaluation des entreprises de éfense par la communauté financière

Déterminants

entreprises

Portefeuille

d’activités :

Diversification (Mix)

Mil/Civil

Informations

privées, rumeurs,

secret

Degré

d’exposition aux

programmes de

R&T

Evaluation du

Goodwill

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L’irréversibilité des programmes commence dès la phase de R&D 11.Cette période initiale est la plus délicate pour un ensemble de raisons. Lesdéfis technologiques qui sont lancés par le client et le maître d’œuvre sonténormes, puisque l’objectif principal est la suprématie militaire. L’analyse desgrands systèmes d’armes indique des dépassements de coûts (en %) au coursde la période de R&D qui sont bien supérieurs (+33,5 %) à ceux observésdans la phase de production (tableau 1). Néanmoins, les abandons de pro-grammes sont assez rares. Les arguments invoqués pour justifier leur poursuitesont l’importance des coûts déjà engagés, qui rendrait l’arrêt plus coûteuxencore et leur caractère vital pour la sécurité nationale 12.

Tableau 1 – Augmentation du coût et du temps de cycle pour 27 Systèmes d’armes majeurs (milliards de dollars constants 2007)

Source : United States Government Accountability Office, 2006.

Dans les industries orientées vers les marchés civils, de tels retards, et leurtraduction en surcoûts seraient lourdement sanctionnée par les « marchés ».Dans le domaine de la production d’armes, ces retards sont connus parexpérience 13, ils sont intégrés dans la prévision des analystes, et finalementleurs effets pervers sont minorés dans les réactions des investisseurs. De plus,l’objectif de préservation de la base industrielle et technologique de Défenseconstitue une assurance contre le risque de disparition des groupes qui yjouent un rôle essentiel. Le droit de contrôle exercé par les gouvernementssur l’accès des groupes étrangers constitue un rempart qui avait plus ou moinsdisparu dans les autres industries 14. Le Département de la Défense (DoD)

11. Une situation assez semblable prévaut en France. En fin d’exercice 2007, le total des engagementsd’équipement liés à la loi de programmation militaire (2003-2008) devait atteindre 44 milliardsd’euros. Les paiements prévus en 2007 s’élevant à 9 milliards d’euros, le solde à payer (35 milliardsd’euros) représente l’équivalent de plus de trois années et demie de paiements (Vinçon, 2007).12. Bien que les données sur la France soient plus parcellaires, le dépassement des coûts est éga-lement très significatif dans la phase de R&D.13. Une confirmation que les retards font partie du « business as usual » est une nouvelle foisdonnée par un récent rapport du General Accounting Office (United States GovernmentAccountability Office, 2008).14. La « redécouverte » de la « souveraineté » économique, qualifiée en France de « patriotismeéconomique », témoigne que les préoccupations nationales ont la vie dure et que le monde estloin d’être « plat », comme le pense T. Friedman (Serfati, 2006a).

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américain est même très soucieux de la bonne santé financière de ses fournis-seurs, puisqu’il a mis en place une batterie d’indicateurs financiers et écono-miques destinés à suivre les performances des entreprises d’armement. Cescritères sont en partie les mêmes que ceux qui sont adoptés par les analystesfinanciers : profitabilité mesurée par le Retour sur le capital investi (ROICen anglais), risque financier (ratio du cash-flow disponible divisé par la dettetotale), valeur de marché (ratio du cours boursier divisé par le profit avantintérêt et impôts (EBIT) (Department of Defence, 2007).

Les budgets militaires ne sont pas les seuls bénéficiaires de la longue guerre.Les budgets de sécurité intérieure (Homeland Security) ainsi que les dépen-ses de sécurité privées engagées par les entreprises et les ménages ont consi-dérablement progressé. Les groupes de l’armement, surtout ceux à fortespécialisation dans les technologies de l’information et de la communication– ce dernier terme est parfois remplacé par celui de sécurité – en sont lesprincipaux bénéficiaires 15. Il est par ailleurs clair que ces facteurs structurelsfavorables ont été renforcés depuis 2000 par l’interaction singulière entre lesgroupes de l’industrie d’armement, l’Administration Bush et la majorité répu-blicaine 16. Les groupes de l’armement et de l’aéronautique ont été de très loinles principaux bénéficiaires des exonérations fiscales sur la période 2001-2003.L’impôt qu’ils ont acquitté n’a représenté que 1,6 % du montant de leur pro-fit, alors que les impôts payés par les 275 entreprises les plus prospères desÉtats-Unis se sont élevés à 18,4 % de leur profit. Pour mémoire, le taux ré-gulier d’imposition initial, c’est-à-dire avant les générosités fiscales du Con-grès est de 35 % des profits (CTJ & ITEP, 2004).

Les facteurs structurels et d’environnement macro-économiques actuelsconstituant un environnement favorable, les investisseurs financiers et lesanalystes sont ensuite sensibles à certains déterminants intra-industrielslorsqu’ils cherchent à discriminer entre les groupes et entreprises producteursde systèmes et sous-systèmes d’armes (figure 2). Plusieurs facteurs sont pris encompte. D’abord, la dynamique de croissance du sous-secteur est évidem-ment essentielle. L’électronique de Défense, fondée sur les technologies del’information, est un secteur particulièrement apprécié, puisque la progres-sion de son chiffre d’affaires va de pair avec la complexité croissante dessystèmes d’armes et les besoins sécuritaires croissants des entreprises. Plusprécisément, les programmes majeurs intensifs en R&D, sont particulière-ment convoités, puisque le statut de maître d’œuvre du système global ou de

15. Voir le classement des 100 premiers contractants du Homeland Security Department publiépar Washington Technology.16. Les groupes pétroliers sont dans une situation similaire, voir (Nitzan et Bichler, 2006).

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sous-systèmes essentiels garantit aux entreprises une source de revenus subs-tantielle pendant des années, voire des dizaines d’années. Ensuite, au niveaude l’entreprise ciblée, la force du pouvoir relationnel, une expression que noussubstituons à celle de « pouvoir de marché » compte tenu des fortes singula-rités de cette industrie, est déterminante. Le pouvoir relationnel repose prin-cipalement sur l’intensité des relations nouées avec le pouvoir politique et lahiérarchie militaire. Le nombre d’anciens militaires et d’anciens responsa-bles en charge des questions de Défense au sein des commissions de la Cham-bre et du Sénat est un indice de l’aptitude de l’entreprise qui les emploie entant que conseillers, à se frayer un chemin victorieux vers les décideurs duministère de la Défense. Dans une étude ancienne, il était montré que lesgroupes de l’armement avaient une propension supérieure aux groupes quin’ont pas de marchés d’état à financer les partis politiques, par le truchementdes Political Action Committees (Lichetenberg, 1990). Ce pouvoir relationnelfacilite également les acquisitions d’autres entreprises, qui sont soumises àl’autorisation du ministère de la Défense 17.

Finalement, le positionnement stratégique de l’entreprise est égalementobservé. Le degré de diversification du portefeuille au sein de l’industried’armement ainsi que son mix militaire / civil sont des critères pris en comptepar les analystes financiers. Par exemple, dans le secteur aéronautique, laprésence sur les productions civiles et militaire est généralement appréciéecar les évolutions cycliques du segment civil sont compensées par la relativestabilité des activités militaires. Dans d’autres cas, l’activité de pure player,qui confine à une monospécialisation militaire, est un indice du « pouvoirrelationnel » de l’entreprise, et une promesse qu’elle jouera un rôle centraldans les restructurations de l’industrie.

La progression considérable des cours depuis plus d’une dizaine d’annéesconstitue un fait qui a relativement peu attiré l’attention. Les valeurs del’armement semblent en réalité jouer un rôle contra-cyclique ou en tout casrassérénant – on n’ose pas écrire apaisant – pour les marchés financiers. Lekrach boursier et la récession de 2000 n’ont pas ébranlé les investisseurs. Ilest vrai que la confiance des investisseurs dans les valeurs de l’armement estsolidement étayée sur les « fondamentaux » formés par la conjonction defacteurs géopolitiques et macroéconomiques (budgets de Défense et de sécu-rité). Leur rendement doit donc être évalué sur le moyen terme. Comptetenu des facteurs spécifiques qui orientent les opinions des investisseurs, tout

17. La solidité de ces relations entre l’industrie et l’État n’a pas été ébranlée par la « financiari-sation » qui a touché l’industrie d’armement depuis les années 1990, elle aurait même été ren-forcée par la poursuite de l’engagement financier des États occidentaux en faveur d’une puissanteindustrie d’armement (États-Unis, France, Grande-Bretagne) (Moura, 2007).

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se passe comme si la progression des cours des valeurs de l’armement avaitacquis une dynamique autonome qui les met à une certaine distance de l’ins-tabilité de court-terme, des variations propres au cycle industriel (businesscycle) qui touche les autres industries manufacturières, même si les déséqui-libres structurels de l’économie américaine, tels que la crise immobilière lesreflète aujourd’hui, finissent par peser également sur elle 18.

Aux facteurs structurels, sectoriels et spécifiques aux entreprises qui ontété présentés, il convient de noter un autre élément qui est propre au moded’existence de cette industrie et qui pourrait également expliquer ce dyna-misme boursier. La production d’armes est entourée d’une forte confidentialitéet d’une pratique du secret au nom de la sécurité nationale. Un tel compor-tement freine la diffusion publique d’informations, il augmente l’opacité surl’activité de ces groupes, et renforce l’exceptionnalité de l’industrie d’arme-ment. L’opacité facilite l’existence d’informations privées, qui à sont tourexpliquerait en partie une variabilité des titres de groupes de l’armement net-tement supérieure à celle des autres groupes cotés (Capelle-Blancard, 2006).Dans le contexte actuel, ce manque de transparence, dont l’affaire EADSn’est que la version la plus récente en France 19, procure une « prime » auxdirigeants « informés » et aux actionnaires. Les rémunérations des PDG degroupes de la Défense ont augmenté de 108 % contre 6 % pour la rémunéra-tion de la moyenne des PDG.

Les groupes européens de l’armement, à l’instar des groupes américains, ontengagé leur réforme du gouvernement d’entreprise destinées à satisfaire lesactionnaires. Les résultats obtenus en Bourse sont à la hauteur des objectifs.En effet, de mars 2003 à mars 2008, la progression de l’indice qui regroupe les14 principaux groupes Européens de l’armement (noté SXPARO.Z dans lafigure 4) a été de 160 %, soit nettement plus que l’indice général des valeursindustrielles européennes (noté BKXP) et l’indice des 50 grandes valeursindustrielles européennes (noté STOXX50).

18. Les cycles électoraux devraient également exercer un rôle, les républicains étant en principeplus enclins à promouvoir les dépenses militaires que les dépenses civiles.19. L’Autorité des marchés financiers (AMF) a rédigé une note préliminaire qui impliquerait descentaines de salariés, dont 21 dirigeants d’EADS et d’actionnaires des groupes Lagardère etDaimler dans un délit d’initiés entre novembre 2005 et mars 2006. L’information a été révéléepar Le Figaro du 3 octobre 2007.

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Figure 4 – Evolution des indices du secteur de l’armement (SXPARO.Z), des indices des 50 grands groupes européens (BKXP), et de l’indice général

des valeurs industrielles (STOX), (2003-2008)

Source : Base de données de L. Mampaey. Je remercie L. Mampaey pour la communication de ces données.

LA DÉFENSE : D’UN BIEN PUBLIC À UN ACTIF DE MARCHÉ ?

L’intérêt des marchés financiers ne se porte pas seulement sur les groupes del’armement, il concerne également les activités de fourniture du « bien » Dé-fense, et par extension la guerre. Les noces du « marché » et du « bien publicpur » Défense ne sont-elles pas improbables ? Cet antagonisme entre la Dé-fense et le marché est au cœur de l’argumentation d’A. Smith, pour lequella prise en charge des dépenses de la Défense ainsi que leur financementconstitue une fonction essentielle du souverain 20. Les nouvelles relationsentre les marchés financiers et les guerres et conflits armés n’en sont que plusrévélatrices.

20. Smith n’est pas naïf : « Le gouvernement civil [...] est, dans la réalité, institué pour défendreles riches contre les pauvres ou ceux qui ont quelque propriété contre ceux qui n’en ont point »(1971, II, p. 337-338).

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Finance et Défense : un mariage contre-nature ?

Considérer les formes d’alliance entre la finance et la Défense qui se sontnouées dans les années 1990 pourrait sembler étrange. Défense et financeoccupent en effet des positions diamétralement opposées dans les représen-tations des théories économiques dominantes. D’une part, selon le courantnéoclassique, les « marchés financiers » sont ceux qui se rapprochent le plusdu fonctionnement optimal des « marchés » 21. Ils vérifient en effet l’hypo-thèse des marchés efficients (HME) dont Fama a été un des fondateurs 22. Ainsique l’écrit Jensen l’écrivait : « l’hypothèse des marchés efficients est acceptéecomme un fait naturel dans la littérature sur la finance, la comptabilité et l’écono-mie de l’incertitude. Les chercheurs qui se proposent de modéliser la conduite desacteurs d’une manière qui viole cette hypothèse auront du mal à se justifier »(1998, p. 97).

D’autre part, la Défense est considérée, à la suite des travaux deP. Samuelsson, comme l’archétype du bien public, le « plus pur » d’entreeux, selon les manuels d’économie (Stiglitz, 1986). Un deuxième groupe decaractéristiques semble éloigner un peu plus la Défense d’un bien privé. Laproduction d’armes est très intensive en technologie. Or, les connaissancesproduites par les activités de R&D ont des caractéristiques de bien public. Ilest donc justifié que le financement public vienne au secours d’une activitéqui risque d’être « sous-produite » en raison des « défaillances du marché »qui sont encore plus fortes dans les activités de R&D destinées à l’innova-tion militaire. D’autres arguments sont également invoqués. D’abord, lesprogrammes technologiques, d’une dimension colossale et marqués par desfortes indivisibilités dépassent les capacités financières des firmes. Ensuite, lavolonté d’éviter les dépendances technologiques dans le domaine de la sécu-rité nationale conduit les gouvernements à développer des programmes pourlesquels aucun marché commercial n’est perceptible (Rothwell et Zegveld,1981).

Enfin, il faut noter la difficulté de faire entrer la Défense dans une formede marché modélisable. Le « marché » de la Défense est en général assimiléà un « monopole bilatéral », une configuration dans laquelle le dénouementdu contrat fait intervenir négociations, tractations, rumeurs et rapport deforces. Cependant, les problèmes liées aux asymétries d’informations – surles coûts, les performances techniques, les délais, etc. – qui caractérisentcette forme de marché sont encore plus aigus dans le domaine de la Défense,car il est essentiel que les transactions soient conduites avec un haut degré de

21. N’utilise-t-on pas le terme de « marchés » comme métonymie des marchés financiers ?22. « Sur un marché efficient, le prix d’un titre reflète à tout moment sa valeur intrinsèque »(Fama, 1965).

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loyauté et une intégrité totale. Ce sont des « transactions de probité », selonl’expression de Williamson. On peut donc penser qu’elles sont difficiles àmettre en œuvre. Williamson reconnaît d’ailleurs, il est vrai au détour d’unephrase mise entre parenthèses, que ces transactions sont « quelquefois com-promises par les intérêts communs de l’agence gouvernementale et ses fournisseursprivés. Toutefois, cela ne le conduit pas à abandonner l’hypothèse que lemarché parfait est la norme 23 (2000, p. 604).

En somme, les « imperfections » des marchés qui concernent la Défensesont structurelles, et elles élèvent donc au plus haut degré la forme dite« forte » de l’Hypothèse des Marchés Efficients (HME) – celle où toutel’information est intégrée dans le prix des actifs 24. En réalité, pour parler à lafaçon de l’approche orthodoxe, l’équilibre qui résulte des tractations entre lefournisseur (le groupe contractant) et le client (le ministère de la Défense),risque fort d’être sous-optimal pour les contribuables.

LES MARCHÉS FINANCIERS, AUGURES DES TEMPS MODERNES ?

Une première tentative de mettre les marchés financiers au cœur des ques-tions de Défense vient des théoriciens des Choix publics, pour lesquels lesdéfaillances de l’État sont plus fortes et plus néfastes que les défaillances dumarché. Les marchés sont donc par principe plus efficaces dans la productionde la Défense. Il s’agit bien ici de la production des fonctions de Défense, etnon celles de la production d’armes, qui sont largement privatisées. Les visionsles plus radicales proposent d’abandonner toute aspect public aux fonctions deDéfense, et d’utiliser largement les marchés d’assurances pour « internaliser lesexternalités » positives liées à ce bien public (Murphy, 1984, p. 4). Ceux quisouscrivent à un contrat d’assurance seraient protégés. La création d’un mar-ché d’options (options d’achat en l’occurrence) hypothéqué sur leurs biensimmobiliers qui permet aux individus d’être défendu par celui (ou ceux) quiachètent ces options est une solution complémentaire dans le cas où lescompagnies d’assurances ne saisissent pas l’opportunité. Cette vision liberta-rienne demeure néanmoins minoritaire dans la théorie économique, dont lagrande partie des auteurs considère que la production de Défense est du res-

23. Selon son expression « Au commencement était le marché ». Pour une critique, voir Fine(2000).24. Il existe trois formes différentes qui gouvernent l’HME : la forme faible (les prix intègrenttotalement l’information contenue dans la série historique des cours passés, donc les prix évo-luent au hasard), « semi-forte » (les prix intègrent totalement l’information publique disponible),la forme « forte » (les prix intègrent totalement l’information publique et privée disponible).

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sort de l’État. Des propositions plus nuancées et plus réalistes sontformulées 25. La privatisation des fonctions de Défense été mise en œuvre aucours de la décennie précédent, en particulier au Royaume-Uni. Dans le cadrede partenariats public-privé (PPP), des transferts de responsabilité dans lagestion de programmes, dans la formation des militaires, dans la mainte-nance des équipements se développent vers des institutions privées.

Une autre catégorie de propositions qui sont moins connues mais égale-ment fondées sur l’efficience des marchés, s’inscrivent dans une directiondifférente. L’objectif de certains chercheurs est de donner aux marchésfinanciers la possibilité d’évaluer les probabilités d’occurrence de guerres etde violences armées. Un premier test a été conduit pendant la préparationde la guerre contre l’Irak et les résultats ont été jugés probants. L’évolutiondu cours de l’« obligation Saddam », qui avait été créée et cotée en ligne enseptembre 2002 26, intègre fidèlement les probabilités de la guerre à venir :« Les marchés financiers n’évaluent pas seulement le coût de la guerre en cours,mais ils intègrent également les effets de cette guerre sur le nombre et l’inténsité desfuturs conflits » (Leigh, Wolfers et Zitzewitz, 2003, p. 2). Ces capacités prédic-tives des marchés financiers (market predictions) sur les évènements politi-ques sont testées aux États-Unis depuis plusieurs années. Le test réalisé surl’« obligation Saddam » confirme qu’elles peuvent être appliquées aux risquesde guerres et de leurs conséquences. Les marchés peuvent ainsi éclairer lesgouvernements sur les effets possibles de leur politique. Puisqu’on sait que «lemarché des produits dérivés sur les concentrés de jus de fruit est un meilleur prédi-cateur du temps qu’il fera en Floride que le Service de météorologie nationale »(sic), il convient désormais de promouvoir la création d’« un marché des futu-res sur le terrorisme » (Wolfers et Zitzewitz, 2003a, p. 1). Cette confiance dansles capacités prédictives des marchés repose bien entendu sur l’hypothèse deleur efficience et postule que le prix des actifs financiers intègre toute l’infor-mation disponible dont les opérateurs disposent. Elle laisse donc entière laquestion de la qualité des informations, par exemple la possibilité demanipulations 27 qui entrave la mise en œuvre de la forme « forte » d’effica-cité, sans parler de la question des anticipations autoréalisatrices (infra).

25. Dans le cadre de l’économie de l’information imparfaite (théories des incitations, des rela-tions principal-agent, des contrats incomplets).26. L’actif financier était un produit dérivé (futures) qui rapportait un revenu (l’option étaitexercée) si Saddam Hussein était expulsé du pouvoir. Son cours n’a cessé d’augmenter dans lesjours qui ont précédé le bombardement de l’Irak. La DARPA (Defence Advanced Research Pro-jects Agency) , département en charge de la centralisation des projets de R&D du Départementde la Défense des États-Unis, était à l’origine du projet.27. Wolfers et Zitzewitz ne contestent pas cette possibilité, mais dans le cadre de l’efficience desmarchés, jugent l’effet négligeable.

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24 innovations 2008/2 – n° 28

Une résilience accrue ?...

L’opinion généralement admise parmi les économistes, souvent au-delà ducourant dominant, est que les marchés financiers sont opposés à la guerre.D’abord, parce que la préparation des conflits augmente les risques et plusencore le degré d’incertitude, qui est une variable majeure dans la formationdes cours. Ensuite, les conflits élèvent des barrières au commerce des biens etservices, parfois la fermeture des frontières, ils se traduisent par un recul dulibre-échange qui est une composante indispensable de la croissance et de laprospérité 28. D’autres défenseurs de la même thèse trouvent pourtant dansles évènements majeurs du passé un motif d’espérance dans la capacité desmarchés à « rebondir » après le choc initial constitué par la guerre (ou sonimminence comme dans le cas de la crise des missiles de Cuba) (tableau 2).Certains auteurs considèrent même que, au cours de la seconde guerre mon-diale, les marchés financiers avaient alors fait preuve d’une qualité de juge-ment qui n’a rien à envier à celle qui prévaut aujourd’hui (Waldenström etFrey, 2002).

Tableau 2 – Incertitude durant les périodes de guerre : performances de l’indice S&P 500

Source : Bank of England, Financial Stability Review, 11 décembre 2001.

Les configurations entre les guerres, conflits armés et économie mondialedoivent naturellement être contextualisées. Il existe un accord pour obser-ver que les marchés financiers ont fait preuve d’une remarquable capacité àsurmonter le choc des attentats terroristes du 11 septembre 2001. Ils ontd’ailleurs été largement aidés par la réaction des autorités monétaires et dugouvernement. Pendant la fermeture des marchés financiers américains (quirouvrirent le 17 septembre), la Réserve fédérale annonça qu’elle était prête à« injecter en pratique un volume de liquidité illimité afin d’éviter l’incapacité de paie-ment et les défauts en cascade » (OECD, 2002, p. 123). L’Administration Bush

28. Les revues Journal of Peace Research et Journal of Conflict Resolution contiennent de nombreuxarticles sur ce thème. Pour une Défense récente de cette thèse, voir Schneider et Troeger, 2006.

Event Reaction period Initial reaction One year later*

Pearl Harbor 07/12/41-29/12/41 10.2 15.3

Korean War 23/06/50-17/07/50 -12.9 31.4

Cuban Missile Crisis 23/08/62-26/10/62 -8.8 36.6

Tet Offensive, Vietnam War 31/01/68-05/03/68 -5.6 13.7

Iraqi invasion of Kuwait 02/08/90-16/01/91 -11.1 32.3

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annonça le 24 septembre son intention « d’agir comme ‘assureur en dernier res-sort’ pour renflouer les compagnies d’assurances privées qui seraient incapables ounon désireuses de rembourser » (Flynn, 2002, p.8). Au total, le paquet financierd’aide d’urgence aurait atteint 300 milliards de dollars dans les jours qui ontsuivi le 11 septembre 2001.

Les spécialistes reconnaissent ce rôle essentiel de la puissance publique,mais ajoutent que la remarquable résilience des marchés boursiers (c’est-à-dire leur capacité de surmonter promptement une mauvaise situation) tientà la capacité d’apprentissage du secteur bancaire et financier 29. Sur ce plan,les marchés financiers des États-Unis ont une longueur d’avance, ce qui leura permis de réagir plus vite et leurs indices de référence de remonter plushaut que les autres marchés des pays développés dans les semaines qui ontsuivi les attentats (Chens et Siems, 2004 ; voir également Johnston et alii,2005).

... Annonciatrice d’une convention « insécurité permanente » ?

La sophistication des instruments financiers – et pas seulement des produitsd’assurance destinés à mieux répartir les risques – facilite sans doute la rési-lience des « marchés ». Mais l’argument sous-estime l’importance des fac-teurs structurels qui sont à l’œuvre depuis quelques années. La sécurité, endépit – ou plutôt à cause – de sa grande imprécision 30, est devenu un thèmecentral et le passage de la Défense à la sécurité comme objectif stratégique desgrands pays développés forme un corollaire important de la mondialisation(Serfati, 2008). La globalisation de l’insécurité inclut dans un même agendades menaces de nature très différente mais qui sont toutes justiciables d’uneréponse militaire. Les menaces venant de l’usage d’armes de destruction mas-sives par des États hostiles, et éventuellement par des réseaux transnatio-naux violents 31, les mafias, etc., figurent évidemment au premier rang. Lesdocuments consacrés à la sécurité nationale mentionnent également lesconflits économiques et sociaux entre les riches et les pauvres, l’interruptionde l’approvisionnement en ressources naturelles (le pétrole figure au premierrang), les menaces contre la propriété privée, les migrations massives, contre

29. Ainsi que le Président de la SEC (NYSE) l’a déclaré quelques jours après les attentats du11 septembre 2001 : les marchés « firent ce qu’ils savent faire de mieux : ils portèrent une appré-ciation sur les évènements et répondirent rationnellement à la crise. A la différence des êtreshumains, les marchés financiers sont capables d’absorber rapidement d’énormes chocs » (SEC,2001).30. La sécurité est définie comme l’absence de risques et plus généralement par son contraire,l’insécurité « forme de risque agrégée et non-quantifiable » (OCDE, 2005).31. Voir Serfati (2008).

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lesquelles les scénarios de Urban warfare (guerres urbaines) élaborées par lesmilitaires sont en partie dirigées, et désormais les menaces environnementa-les, par exemple le changement climatique, l’insuffisance d’eau potable, etc.

La sécurité n’est pas seulement une pièce maîtresse des politiques gouver-nementales, elle est un thème de débat parmi les décideurs. Ainsi, le WorldEconomic Forum, qui regroupe les dirigeants des grands groupes multinatio-naux, les dirigeants politiques et d’autres personnalités (et dont la réunion alieu chaque année à Davos), porte une grande attention à la question de lasécurité pour l’économie mondiale. Le rapport 2008 consacré à la questiondes « risques globaux » recense les différents types de risques économiques,géopolitiques, environnementaux, sociaux et technologiques. Le rapportestime que 16 des 23 principaux risques mondiaux identifiés ne cesseront decroître au cours des dix prochaines années (voir figure 5). Les risques liés auxguerres et au terrorisme y occupent une place non négligeable, mais du pointde vue des coûts économiques, ils viennent loin derrière le « déclin de laglobalisation », et « la chute massive du prix des actifs financiers », qui serait con-sécutive à la croissance des déficits américains jugés « insoutenables ».

Le rapport du WEF insiste sur l’interdépendance entre les différents typesde risques, et plus précisément sur les risques de « faillite en cascade » (cas-cade failure) qui menacent la planète. Il souligne toutefois que ces risquessont loin d’être ingérables, et insiste sur les opportunités de profit qui sontoffertes à l’industrie de la finance grâce à cette montée des risques (prêts,produits dérivés innovants, augmentation des taux d’intérêt, rapportsd’audits, etc.) (WEF, 2006). De toute façon, comme l’écrit une étude réaliséepar The Economist auprès des dirigeants des grands groupes multinationaux« Les investisseurs étrangers sont en général d’une nature résiliente et les questionsde sécurité et les risques qui lui sont liées ne devraient pas être exagérés » 32 (2007,p. 7). Cette résilience face aux risques et à l’insécurité, est, selon l’étude deThe Economist, d’autant plus élevée que les firmes multinationales sont plusglobalisées.

32. « Les investisseurs internationaux sont généralement d’une nature résiliente et la sécuritéainsi que les risques qui lui sont associés ne devraient pas être exagérés. »

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Figure 5 – Les 23 risques globaux identifiés : Leur probabilité d’occurrence et l’ampleur des coûts financiers

Source : World Economic Forum, “Global Risks 2008, A Global Risk Network Report”, January 2008.

En somme, les investisseurs financiers internationaux sont peut-être entrain d’internaliser dans leurs comportements l’entrée dans un monde d’insé-curité permanente qui caractérise la mondialisation contemporaine. Ils seforgent une opinion collective, qu’on pourrait qualifier de convention « insé-curité permanente » 33. Cette convention est formée sur la base d’un examendétaillé d’un volume d’informations et de données statistiques et qualitativesd’une ampleur bien plus considérable que par le passé. Ceci ne signifie pas,comme le montre F. Lordon (2001), que les marchés deviennent plus« transparents », ni meilleurs prévisionnistes, qu’ils seraient en quelque sorteorganisés pour « vaincre les forces obscures du temps » et capables de mener àbien cette tâche (Keynes, 1979, p. 167). En fait, l’évaluation boursière reposelargement sur des conventions autoréférentielles construites par les opérateurs

33. Dans un travail antérieur (avec L. Mampaey, 2004) réalisé peu de temps après les attentatsdu 11 septembre 2001, et qui portait sur les seuls groupes américains de l’armement, nous avonsdéjà esquissé une hypothèse assez proche en posant la question de savoir si les marchés financiersn’étaient pas en train d’adopter « une convention guerres sans limites ». Cette proposition a puétonner certains lecteurs qui pensaient au fond que tout cela n’aurait qu’un temps. La tonalitésingulière qui a été donnée par l’Administration Bush depuis 2001 est peut-être paroxystique,mais le rapport du World Economic Forum indique que les investisseurs financiers qui en sontmembres ont compris, quant à eux, le changement d’époque.

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sur les marchés financiers. Cette hypothèse fondamentale de Keynes a étédéveloppée par A. Orléan (1999). Elle explique l’existence périodique decrises financières par les comportements mimétiques des spéculateurs 34

(« manias » selon l’expression de Kindleberger) ainsi que l’éternel retour dela « Ponzi economy » pour paraphraser Minsky.

Les investisseurs financiers internationaux prennent acte de l’existence denombreux conflits et foyers d’insécurité permanente. Certains conflits impli-quent l’intervention militaire des pays développés (guerre contre le terrorisme,interventions de l’OTAN et des autres alliances militaires destinées à dimi-nuer les violences dans différentes régions de la planète, etc.). D’autres conflitssont qualifiés de « guerres pour les ressources » – auxquels il faudra bientôtajouter « les guerres environnementales » et les « guerres de la faim » 35. Loind’être des guerres confinées aux « marges », les guerres pour les ressources sontune « face visible de la mondialisation ». Elles comportent pour les groupesfinanciers et industriels des risques réels mais également des opportunités queleurs dirigeants, aidés par les marchés financiers, ont commencé à intégrerdans leur stratégie (Serfati et Lebillion, 2007).

CONCLUSION

Le rôle croissant joué par les marchés et les investisseurs financiers dans ledomaine de la Défense ne concerne pas seulement les processus industriels,mais également la Défense et la guerre. Les économistes du courant néoclas-sique y voient une confirmation de la capacité des marchés à traiter de toutesles facettes de l’activité humaine 36. Les « marchés », grâce à leurs qualitésintrinsèques d’efficience, sont des instruments puissants d’aide à la décision,y compris dans la probabilité, la préparation et la conduite de la guerre. Unevue plus critique considère que les « marchés » n’agissent pas plus dans lesquestions de la guerre que dans les autres domaines à la façon d’un « commis-saire-priseur », mais que leurs décisions reflètent l’action d’institutions quisont en mesure de réaliser des anticipations auto-réalisatrices, dont les con-séquences vont bien au-delà de la Bourse. Les marchés n’aimeraient pas laguerre ? En tout cas, ils mesurent la réalité de l’insécurité permanente, en

34. Keynes désigne ainsi ceux dont l’activité consiste à prévoir la psychologie du marché afind’en tirer avantage.35. Voir les conclusions du rapport de la CNAC Corporation : « Les conséquences du changementclimatique sur la sécurité nationale devraient être pleinement intégrées dans les stratégies de sécurité etde Défense nationale [des États-Unis] », (2007, p. x), National Security and the Threat of ClimateChange, 2007.36. Le travail de G. Beker pour étendre l’analyse économique à tous les champs de l’activitéhumaine a été décisif (Swedberg, 1990).

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apprécient les risques et les opportunités. L’intérêt accru des investisseursinstitutionnels (fonds de pension, fonds mutuels, fonds spéculatifs) pour lesgroupes de l’armement en est une des confirmations.

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