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Fernand Braudel Histoire et Sciences sociales : la Longue durée Extrait fait par BERNARD DANTIER, docteur en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, enseignant au Centre Universitaire de Formation et de Recherches de Nîmes. Original : “Histoire et Sciences sociales : la Longue durée”, in Annales 13, 1958 : 723-753. Base de l’extrait : Fernand Brau- del, Écrits sur l’histoire. Paris : Édit [1] Tout travail historique décompose le temps révolu, choisit entre ses réalités chro- nologiques, selon des préférences et exclu- sives plus ou moins conscientes. L’histoire traditionnelle attentive au temps bref, à l’in- dividu, à l’événement, nous a depuis long- temps habitués à son récit précipité, drama- tique, de souffle court. [2] La nouvelle histoire économique et sociale met au premier plan de sa recherche l’oscillation cyclique et elle mise sur sa du- rée : elle s’est prise au mirage, à la réalité aussi des montées et descentes cycliques des prix. Il y a ainsi, aujourd’hui, à côté du récit (ou du « récitatif » traditionnel), un récitatif de la conjoncture qui met en cause le passé par larges tranches : dizaines, vingtaines ou cinquantaines d’années. [3] Bien au-delà de ce second récitatif se situe une his-toire de souffle plus soutenu encore, d’ampleur séculaire cette fois : l’his- toire de longue, même de très longue du- rée. La formule, bonne ou mauvaise, m’est devenue familière pour désigner l’inverse de ce que François Simiand, l’un des pre- miers après Paul Lacombe, aura baptisé his- toire événementielle. Peu importent ces for- mules ; en tout cas c’est de l’une à l’autre, d’un pôle à l’autre du temps, de l’instantané à la longue durée que se situera notre discus- sion. [4] Non que ces mots soient d’une sûreté absolue. Ainsi le mot événement. Pour ma part, je voudrais le cantonner, l’emprisonner dans la courte durée : l’événement est explo- sif, « nouvelle sonnante », comme l’on disait au XVIe siècle. De sa fumée abusive, il em- plit la conscience des contemporains, mais il ne dure guère, à peine voit-on sa flamme. [5] Les philosophes nous diraient, sans doute, que c’est vider le mot d’une grosse partie de son sens. Un événement, à la ri- gueur, peut se charger d’une série de signi- fications ou d’accointances. Il porte témoi- gnage parfois sur des mouvements très pro- fonds, et par le jeu factice ou non des « causes » et des « effets » chers aux historiens d’hier, il s’annexe un temps très supérieur à sa propre durée. Extensible à l’infini, il se lie librement ou non, à toute une chaîne d’évé- nement, de réalités sous-jacentes, et impos- sibles, semble-t-il à détacher dès lors les uns des autres. Par ce jeu d’additions, Benedetto Croce pouvait prétendre que, dans tout évé- nement, l’histoire entière, l’homme entier s’incorporent et puis se redécouvrent à vo- lonté. A condition, sans doute, d’ajouter à ce fragment ce qu’il ne contient pas au premier abord et donc de savoir ce qu’il est juste - ou non - de lui adjoindre. C’est ce jeu in- telligent et dangereux que proposent des ré- flexions récentes de Jean-Paul Sartre. Alors disons plus clairement, au lieu d’événe- mentiel : le temps court, à la mesure des in- dividus, de la vie quotidienne, de nos illu- sions, de nos prises rapides de conscience - le temps par excellence du chroniqueur, du journaliste. Or, remarquons-le, chro-nique ou journal donnent, à côté des grands évé- nements, dits historiques, les médiocres ac- cidents de la vie ordinaire : un incendie, une catastrophe ferroviaire, le prix du blé, un crime, une représentation théâtrale, une inondation. Chacun comprendra qu’il y ait, ainsi, un temps court de toutes les formes de la vie, économique, social, littéraire, institu- tionnel, religieux, géographique même (un coup de vent, une tempête), aussi bien que politique. [6] À la première appréhension, le passé est cette masse de menus faits, les uns écla- tants, les autres obscurs et indéfiniment ré- pétés, ceux même dont la micro-sociologie ou la sociométrie, dans l’actualité, font leur butin quotidien (il y a aussi une microhis- toire). Mais cette masse ne constitue pas toute la réalité, toute l’épaisseur de l’histoire sur quoi peut travailler à l’aise la réflexion scientifique. La science sociale a presque horreur de l’événement. Non sans raison : 1

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Fernand BraudelHistoire et Sciences sociales : la Longue durée

Extrait fait par BERNARD DANTIER, docteur en sociologie de l’École des Hautes Étudesen Sciences Sociales, enseignant au Centre Universitaire de Formation et de Recherches

de Nîmes.

Original : “Histoire et Sciences sociales :la Longue durée”, inAnnales13, 1958 :723-753. Base de l’extrait : Fernand Brau-del,Écrits sur l’histoire. Paris : Édit

[1] Tout travail historique décompose letemps révolu, choisit entre ses réalités chro-nologiques, selon des préférences et exclu-sives plus ou moins conscientes. L’histoiretraditionnelle attentive au temps bref, à l’in-dividu, à l’événement, nous a depuis long-temps habitués à son récit précipité, drama-tique, de souffle court.

[2] La nouvelle histoire économique etsociale met au premier plan de sa recherchel’oscillation cyclique et elle mise sur sa du-rée : elle s’est prise au mirage, à la réalitéaussi des montées et descentes cycliques desprix. Il y a ainsi, aujourd’hui, à côté du récit(ou du « récitatif » traditionnel), un récitatifde la conjoncture qui met en cause le passépar larges tranches : dizaines, vingtaines oucinquantaines d’années.

[3] Bien au-delà de ce second récitatif sesitue une his-toire de souffle plus soutenuencore, d’ampleur séculaire cette fois : l’his-toire de longue, même de très longue du-rée. La formule, bonne ou mauvaise, m’estdevenue familière pour désigner l’inversede ce que François Simiand, l’un des pre-miers après Paul Lacombe, aura baptisé his-toire événementielle. Peu importent ces for-mules ; en tout cas c’est de l’une à l’autre,d’un pôle à l’autre du temps, de l’instantanéà la longue durée que se situera notre discus-sion.

[4] Non que ces mots soient d’une sûretéabsolue. Ainsi le mot événement. Pour mapart, je voudrais le cantonner, l’emprisonnerdans la courte durée : l’événement est explo-sif, « nouvelle sonnante », comme l’on disaitau XVIe siècle. De sa fumée abusive, il em-plit la conscience des contemporains, maisil ne dure guère, à peine voit-on sa flamme.

[5] Les philosophes nous diraient, sansdoute, que c’est vider le mot d’une grossepartie de son sens. Un événement, à la ri-gueur, peut se charger d’une série de signi-

fications ou d’accointances. Il porte témoi-gnage parfois sur des mouvements très pro-fonds, et par le jeu factice ou non des «causes » et des « effets » chers aux historiensd’hier, il s’annexe un temps très supérieur àsa propre durée. Extensible à l’infini, il se lielibrement ou non, à toute une chaîne d’évé-nement, de réalités sous-jacentes, et impos-sibles, semble-t-il à détacher dès lors les unsdes autres. Par ce jeu d’additions, BenedettoCroce pouvait prétendre que, dans tout évé-nement, l’histoire entière, l’homme entiers’incorporent et puis se redécouvrent à vo-lonté. A condition, sans doute, d’ajouter à cefragment ce qu’il ne contient pas au premierabord et donc de savoir ce qu’il est juste -ou non - de lui adjoindre. C’est ce jeu in-telligent et dangereux que proposent des ré-flexions récentes de Jean-Paul Sartre. Alorsdisons plus clairement, au lieu d’événe-mentiel : le temps court, à la mesure des in-dividus, de la vie quotidienne, de nos illu-sions, de nos prises rapides de conscience -le temps par excellence du chroniqueur, dujournaliste. Or, remarquons-le, chro-niqueou journal donnent, à côté des grands évé-nements, dits historiques, les médiocres ac-cidents de la vie ordinaire : un incendie,une catastrophe ferroviaire, le prix du blé,un crime, une représentation théâtrale, uneinondation. Chacun comprendra qu’il y ait,ainsi, un temps court de toutes les formes dela vie, économique, social, littéraire, institu-tionnel, religieux, géographique même (uncoup de vent, une tempête), aussi bien quepolitique.

[6] À la première appréhension, le passéest cette masse de menus faits, les uns écla-tants, les autres obscurs et indéfiniment ré-pétés, ceux même dont la micro-sociologieou la sociométrie, dans l’actualité, font leurbutin quotidien (il y a aussi une microhis-toire). Mais cette masse ne constitue pastoute la réalité, toute l’épaisseur de l’histoiresur quoi peut travailler à l’aise la réflexionscientifique. La science sociale a presquehorreur de l’événement. Non sans raison :

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le temps court est la plus capricieuse, la plustrompeuse des durées.

[7] D’où chez certains d’entre nous, his-toriens, une méfiance vive à l’égard d’unehistoire traditionnelle, dite événementielle,l’étiquette se confondant avec celle d’his-toire politique, non sans quelque inexacti-tude : l’histoire politique n’est pas forcé-ment événementielle, ni condamnée à l’être.C’est un fait cependant que sauf les tableauxfactices, presque sans épaisseur temporelle,dont elle coupait ses récits (« L’Europe en1500 », « le Monde en 1880 », « L’Alle-magne à la veille de la Réforme ». . .), saufles explications de longue durée dont il fal-lait bien l’assortir, c’est un fait que, dans sonensemble, l’histoire des cent dernières an-nées, presque toujours politique, centrée surle drame des « grands événements », a tra-vaillé dans et sur le temps court. Ce fut peut-être la rançon des progrès accomplis, pen-dant cette même période, dans la conquêtescientifique d’instruments de travail et deméthodes rigoureuses. La découverte mas-sive du document a fait croire à l’historienque dans l’authenticité documentaire était lavérité entière. « Il suffit, écrivait hier en-core Louis Halphen, de se laisser en quelquesorte porter par les documents, lus l’un aprèsl’autre, tels qu’ils s’offrent à nous, pour voirla chaîne des faits se reconstituer presqueautomatiquement. » Cet idéal, « l’histoire àl’état naissant», aboutit vers la fin du XIXesiècle à une chronique d’un nouveau style,qui, dans son ambition d’exactitude, suit pasà pas l’histoire événementielle telle qu’ellese dégage de correspondances d’ambassa-deurs ou de débats parlementaires. Les his-toriens du XVIlle siècle et du début du XIXeavaient été autrement attentifs aux perspec-tives de la longue durée que seuls, par lasuite, de grands esprits, un Michelet, unRanke, un Jacob Burckhardt, un Fustel sur-ent redécouvrir. Si l’on accepte que ce dé-passement du temps court a été le bien leplus précieux, parce que le plus rare, del’historiographie des cent dernières années,on comprendra le rôle éminent de l’histoiredes institutions, des religions, des civilisa-tions, et, grâce à l’archéologie à qui il fautde vastes espaces chronologiques, le rôled’avant-garde des études consacrées à l’an-tiquité classique. Hier, elles ont sauvé notremétier.

[8] La rupture récente avec les formestraditionnelles de l’histoire du XIXe sièclen’a pas été une rupture totale avec le tempscourt. Elle a joué, on le sait, au bénéfice del’histoire économique et sociale, au détri-ment de l’histoire politique. D’où un bou-leversement et un indéniable renouveau ;d’où, inévita-blement, des changements deméthode, des déplacements de centres d’in-térêt avec l’entrée en scène d’une histoirequantitative qui, certainement, n’a pas ditson dernier mot.

[9] Mais surtout, il y a eu altération dutemps historique traditionnel. Une journée,une année pouvaient paraître de bonnes me-sures à un historien politique, hier. Le tempsétait une somme de journées. Mais unecourbe des prix, une progression démogra-phique, le mouvement des salaires, les va-riations du taux d’intérêt, l’étude (plus rê-vée que réalisée) de la production, une ana-lyse serrée de la circulation réclament desmesures beaucoup plus larges.

[10] Un mode nouveau de récit historiqueapparaît, disons le « récitatif » de la conjonc-ture, du cycle, voire de l’« intercycle », quipropose à notre choix une dizaine d’années,un quart de siècle et, à l’extrême limite, ledemi-siècle du cycle classique de Kondra-tieff. Par exemple, compte non tenu des ac-cidents brefs et de surface, les prix montent,en Europe, de 1791 à 1817 ; ils fléchissentde 1817 à 1852 : ce double et lent mouve-ment de montée et de recul représente un in-tercycle complet à l’heure de l’Europe et, àpeu près, du monde entier. Sans doute cespériodes chronologiques n’ont-elles pas unevaleur absolue. À d’autres baromètres, ce-lui de la croissance économique et du re-venu ou du produit national, François Per-roux nous offrirait d’autres bornes, plus va-lables peut-être. Mais peu importent ces dis-cussions en cours ! L’historien dispose sûre-ment d’un temps nouveau, élevé à la hauteurd’une explication où l’histoire peut tenter des’inscrire, se découpant suivant des repèresinédits, selon ces courbes et leur respirationmême.

[11] C’est ainsi qu’Ernest Labrousse etses élèves ont mis en chantier, depuis leurmanifeste du dernier Congrès historique deRome (1955), une vaste enquête d’histoiresociale, sous le signe de la quantification.Je ne crois pas trahir leur dessein en di-

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sant que cette enquête aboutira forcémentà la détermination de conjonctures (voirede structures) sociales, rien ne nous assu-rant, à l’avance, que ce type de conjonc-ture aura la même vitesse ou la même len-teur que l’économique. D’ailleurs ces deuxgros personnages, conjoncture économiqueet conjoncture sociale, ne doivent pas nousfaire perdre de vue d’autres acteurs, dont lamarche sera difficile à déterminer, peut-êtreindéterminable, faute de mesures précises.Les sciences, les techniques, les institutionspolitiques, les outillages mentaux, les civi-lisations (pour employer ce mot commode)ont également leur rythme de vie et decroissance, et la nouvelle histoire conjonc-turelle sera seulement au point lorsqu’elleaura complété son orchestre.

[12] En toute logique, ce récitatif auraitdû, par son dépassement même, conduire àla longue durée. Mais, pour mille raisons, ledépassement n’a pas été la règle et un retourau temps court s’accomplit sous nos yeux ;peut-être parce qu’il semble plus nécessaire(ou plus urgent) de coudre ensemble l’his-toire « cyclique » et l’histoire courte tradi-tionnelle que d’aller de l’avant, vers l’in-connu. En termes militaires, il s’agirait làde consolider des positions acquises. Lepremier grand livre d’Ernest Labrousse, en1933, étudiait ainsi le mouvement généraldes prix en France au XVIIIe siècle, mouve-ment séculaire. En 1943, dans le plus grandlivre d’histoire paru en France au cours deces vingt-cinq dernières années, le mêmeErnest Labrousse cédait à ce besoin de re-tour à un temps moins encombrant, quand,au creux même de la dépression de 1774à 1791, il signalait une des sources vigou-reuses de la Révolution française, une de sesrampes de lancement. Encore mettait-il encause un demi-intercycle, mesure large. Sacommunication au Congrès international deParis, en 1948, Comment naissent les révo-lutions ? s’efforce de lier, cette fois, un pa-thétisme économique de courte durée (nou-veau style), à un pathétisme politique (trèsvieux style), celui des journées révolution-naires. Nous revoici dans le temps court, etjusqu’au cou. Bien entendu, l’opération estlicite, utile, mais comme elle est symptoma-tique ! L’historien est volontiers metteur enscène. Comment renoncerait-il au drame dutemps bref, aux meilleures ficelles d’un très

vieux métier ?[13] Au delà des cycles et intercycles,

il y a ce que les économistes appellent,sans toujours l’étudier, la tendance sécu-laire. Mais elle n’intéresse encore que derares économistes et leurs considérationssur les crises structurelles, n’ayant pas subil’épreuve des vérifications historiques, seprésentent comme des ébauches ou des hy-pothèses, à peine enfoncées dans le passé ré-cent, jusqu’en 1929, au plus jusqu’aux an-nées 1870. Elles offrent cependant une utileintroduction à l’histoire de longue durée.Elles sont une première clef.

[14] La seconde, bien plus utile, est lemot de structure. Bon ou mauvais, celui-ci domine les problèmes de la longue du-rée. Par structure, les observateurs du socialentendent une organisation, une cohérence,des rapports assez fixes entre réalités etmasses sociales. Pour nous, historiens, unestructure est sans doute assemblage, archi-tecture, mais plus encore une réalité que letemps use mal et véhicule très longuement.Certaines structures, à vivre longtemps, de-viennent des éléments stables d’une infinitéde générations : elles encombrent l’histoire,en gênent, donc en commandent, l’écoule-ment. D’autres sont plus promptes à s’effri-ter. Mais toutes sont à la fois soutiens et obs-tacles. Obstacles, elles se marquent commedes limites (des enveloppes, au sens mathé-matique) dont l’homme et ses expériencesne peuvent guère s’affranchir. Songez à ladifficulté de briser certains cadres géogra-phiques, certaines réalités biologiques, cer-taines limites de la productivité, voire tellesou telles contraintes spirituelles : les cadresmentaux aussi sont prisons de longue durée.

[15] L’exemple le plus accessible sembleencore celui de la contrainte géographique.L’homme est prisonnier des siècles durant,de climats, de végétations, de populationsanimales, de cultures, d’un équilibre lente-ment construit, dont il ne peut s’écarter sansrisquer de remettre tout en cause, Voyez laplace de la transhumance dans la vie monta-gnarde, la permanence de certains secteursde vie maritime, enracinés en tels points pri-vilégiés des articulations littorales, voyez ladurable implantation des villes, la persis-tance des routes et des trafics, la fixité sur-prenante du cadre géographique des civili-sations.

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[16] Mêmes permanences ou survivancesdans l’immense domaine culturel. Le livremagnifique d’Ernst Robert Curtius qui aenfin paru dans une traduction française,est l’étude d’un système culturel qui pro-longe, en la déformant par ses choix, lacivilisation latine du Bas-Empire, accabléeelle-même sous un lourd héritage : jus-qu’aux XIIIe et XIVe siècles, jusqu’à lanaissance des littératures nationales, la civi-lisation des élites intellectuelles a vécu desmêmes thèmes, des mêmes comparaisons,des mêmes lieux communs et rengaines.Dans une ligne de pensée analogue, l’étudede Lucien Febvre, Rabelais et le problèmede l’incroyance au XVIe siècle, s’est atta-chée à préciser l’outillage mental de la pen-sée française à l’époque de Rabelais, cet en-semble de conceptions qui, bien avant Ra-belais et longtemps après lui, a commandéles arts de vivre, de penser et de croire, eta limité durement, à l’avance, l’aventure in-tellectuelle des esprits les plus libres. Lethème que traite Alphonse Dupront se pré-sente lui aussi comme une des plus neuvesrecherches de l’École historique française.L’idée de croisade y est considérée, en Oc-cident, au delà du XIVe siècle, c’est-à-direbien au delà de la « vraie » croisade, dansla continuité d’une attitude de longue duréequi, sans fin répétée, traverse les sociétés,les mondes, les psychismes les plus diverset touche d’un dernier reflet les hommes duXIXe siècle. Dans un domaine encore voi-sin, le livre de Pierre Francastel, Peinture etSociété, signale, à partir des débuts de la Re-naissance florentine, la permanence d’un es-pace pictural « géométrique» que rien n’al-térera plus jusqu’au cubisme et à la pein-ture intellectuelle des débuts de notre siècle.L’histoire des sciences connaît, elle aussi,des univers construits qui sont autant d’ex-plications imparfaites, mais à qui des sièclesde durée sont accordés régulièrement. Ilsne sont rejetés qu’après avoir longuementservi. L’univers aristotélicien se maintientsans contestation, ou presque, jusqu’à Ga-lilée, Descartes et Newton ; il s’efface alorsdevant un univers profondément géométriséqui, à son tour, s’effondrera, mais beau-coup plus tard, devant les révolutions ein-steiniennes.

[17] La difficulté, par un paradoxe seule-ment apparent, est de déceler la longue du-

rée dans le domaine où la recherche histo-rique vient de remporter ses succès indé-niables : le domaine économique. Cycles,intercycles, crises structurelles cachent iciles régularités, les permanences de sys-tèmes, certains ont dit de civilisations -c’est-à-dire de vieilles habitudes de penseret d’agir, de cadres résistants, durs à mourir,parfois contre toute logique.

[18] Mais raisonnons sur un exemple, viteanalysé. Voici, près de nous, dans le cadrede l’Europe, un système économique quis’inscrit dans quelques lignes et règles gé-nérales assez nettes : il se maintient à peuprès en place du XIVe au XVIIIe siècle,disons, pour plus de sécurité, jusque vers1750. Des siècles durant, l’activité écono-mique dépend de populations démographi-quement fragiles, comme le montreront lesgrands reflux de 1350-1450 et, sans doute,de 1630-1730. Des siècles durant, la circu-lation voit le triomphe de l’eau et du na-vire, toute épaisseur continentale étant obs-tacle, infériorité. Les essors européens, saufles exceptions qui confirment la règle (foiresde Champagne déjà sur leur déclin au dé-but de la période, ou foires de Leipzig auXVIIIe siècle), tous ces essors se situentau long des franges littorales. Autres carac-téristiques de ce système : la primauté desmarchands ; le rôle éminent des métaux pré-cieux, or, argent et même cuivre, dont lesheurts incessants ne seront amortis, et en-core, que par le développement décisif ducrédit, avec la fin du XVIe siècle ; les mor-sures répétées des crises agricoles saison-nières ; la fragilité, dirons-nous, du planchermême de la vie économique ; le rôle en-fin, disproportionné à première vue, d’un oudeux grands trafics extérieurs : le commercedu Levant du XIIe au XVIe siècle, le com-merce colonial au XVlIle.

[19] J’ai défini ainsi, ou plutôt évo-qué à mon tour après quelques autres, lestraits majeurs, pour l’Europe occidentale,du capitalisme marchand, étape de longuedurée. Malgré tous les changements évi-dents qui les traversent, ces quatre ou cinqsiècles de vie économique ont eu une cer-taine cohérence, jusqu’au bouleversementdu XVIIIe siècle et de la révolution indus-trielle dont nous ne sommes pas encore sor-tis. Des traits leur sont communs et de-meurent immuables tandis qu’autour d’eux,

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parmi d’autres continuités, mille ruptures etbouleversements renouvelaient le visage dumonde.

[20] Entre les temps différents de l’his-toire, la longue durée se présente ainsicomme un personnage encom-brant, com-pliqué, souvent inédit. L’admettre au cœurde notre métier ne sera pas un simple jeu,l’habituel élargissement d’études et de cu-riosités. Il ne s’agira pas, non plus, d’unchoix dont il serait le seul bénéficiaire. Pourl’historien, l’accepter c’est se prêter à unchangement de style, d’attitude, à un renver-sement de pensée, à une nouvelle concep-tion du social. C’est se familiariser avecun temps ralenti, parfois presque à la li-mite du mouvant. A cet étage, non pas àun autre - j’y reviendrai - il est licite dese déprendre du temps exigeant de l’his-toire, en sortir, puis y revenir, mais avecd’autres yeux, chargés d’autres inquiétudes,d’autres questions. En tout cas, c’est par rap-port à ces nappes d’histoire lente que la tota-lité de l’histoire peut se repenser, comme àpartir d’une infrastructure. Tous les étages,tous les milliers d’étages, tous les milliersd’éclatements du temps de l’histoire se com-prennent à partir de cette profondeur, decette semi-immobilité ; tout gravite autourd’elle. [. . .]

[21] Qu’on se place en 1558 ou en l’ande grâce 1958, il s’agit, pour qui veut sai-sir le monde, de définir une hiérarchie deforces, de courants, de mouvements parti-culiers, puis de ressaisir une constellationd’ensemble. À chaque instant de cette re-cherche, il faudra distinguer entre mouve-ments longs et poussées brèves, celles-ciprises dès leurs sources immédiates, ceux-là dans la lancée d’un temps lointain. Lemonde de 1558, si maussade à l’heure fran-çaise, n’est pas né au seuil de cette annéesans charme. Et pas davantage, toujours àl’heure française, notre difficile année 1958.Chaque « actualité » rassemble des mouve-ments d’origine, de rythme différents : letemps d ’aujourd’hui date à la fois d’hier,d’avant-hier, de jadis. [. . .]

[22] Ces vérités sont certes banales. Ce-pendant, les sciences sociales ne sont guèretentées par la recherche du temps perdu.Non que l’on puisse dresser contre elles unréquisitoire ferme et les déclarer coupables,toujours, de ne pas accepter l’histoire ou

la durée comme dimensions nécessaires deleurs études. Elles nous font même, en ap-parence, bon accueil ; l’examen « diachro-nique » qui réintroduit l’histoire n’est jamaisabsent de leurs préoccupations théoriques.

[23] Pourtant ces acquiescements écartés,il faut bien convenir que les sciences so-ciales, par goût, par instinct profond, peut-être par formation, tendent à échapper tou-jours à l’explication historique ; elles luiéchappent par deux démarches quasi oppo-sées : l’une « événementialise », ou si l’onveut « actua-lise» à l’excès les études so-ciales, grâce à une sociologie empirique,dédaigneuse de toute histoire, limitée auxdonnées du temps, court, de l’enquête surle vif ; l’autre dépasse purement et simple-ment le temps en imaginant au terme d’une« science de la communication » une for-mulation mathématique de struc-tures quasiintemporelles. Cette dernière démarche, laplus neuve de toutes, est évidemment laseule qui puisse nous intéresser profondé-ment. Mais l’évé-nementiel a encore assezde partisans pour que les deux aspects de laquestion vaillent d’être examinés tour à tour.

[24] Nous avons dit notre méfiance àl’égard d’une histoire purement événemen-tielle. Soyons juste : s’il y a péché évé-nementialiste, l’histoire, accusée de choix,n’est pas la seule coupable. Toutes lessciences sociales participent à l’erreur. Éco-nomistes, démographes, géographes sontpartagés entre hier et aujourd’hui (mais malpartagés) ; il leur faudrait pour être sagesmaintenir la balance égale, ce qui est facileet obliga-toire pour le démographe ; ce quiva presque de soi pour les géographes (parti-culièrement les nôtres nourris de la traditionvidalienne) ; ce qui n’arrive que rarement,par contre, pour les économistes, prisonniersde l’actualité la plus courte, entre une li-mite arrière qui ne va guère en deçà de 1945et un aujourd’hui que les plans et prévi-sions prolongent dans l’avenir immédiat dequelques mois, au plus de quelques années.Je soutiens que toute la pensée économiqueest coincée par cette restriction temporelle.Aux historiens, disent les économistes, d’al-ler en deçà de 1945 à la recherche des éco-nomies anciennes ; mais, ce faisant, ils seprivent d’un merveilleux champ d’observa-tion, qu’ils ont abandonné d’eux-mêmes,sans en nier pour autant la valeur. L’écono-

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miste a pris l’habitude de courir au servicede l’actuel, au service des gouvernements.

[25] La position des ethnographes et eth-nologues n’est pas aussi nette, ni aussialarmante. Quelques-uns d’entre eux ontbien souligné l’impossibilité (mais à l’im-possible, tout intellectuel est tenu) et l’in-utilité de l’histoire à l’intérieur de leurmétier. Ce refus autoritaire de l’histoiren’aura guère servi Malinowski et ses dis-ciples. En fait, comment l’anthropologie sedésintéresserait-elle de l’histoire ? Elle est lamême aventure de l’esprit, comme aime à ledire Claude Lévi-Strauss. [. . .]

[26] Concluons d’un mot : Lucien Febvre,durant les dix dernières années de sa vie,aura répété : « histoire science du passé,science du présent ». L’histoire, dialectiquede la durée, n’est-elle pas à sa façon explica-tion du social dans toute sa réalité ? et doncde l’actuel ? Sa leçon valant en ce domainecomme une mise en garde contre l’événe-ment : ne pas penser dans le seul tempscourt, ne pas croire que les seuls acteurs quifont du bruit soient les plus authentiques ; ilen est d’autres et silencieux - mais qui ne lesavait déjà ?

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