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FENÊTRES SUR L'OBSCUR

SUPER-LUXE FLEUVE NOIR HORIZONS DE L'AU-DELÀ

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KURT STEINER

FENÊTRES SUR L'OBSCUR

ÉDITIONS FLEUVE NOIR 6 , r u e G a r a n c i è r e - P A R I S V I

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Edition originale parue dans notre collection : Angoisse, sous le numéro 20.

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction inté- grale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'Article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

© 1956, « Édi t ions Fleuve Noir », Paris.

Reproduc t ion et t raduct ion, mêmes partielles, inter- dites. Tous droi ts réservés pour tous pays, y compris

l 'U .R .S .S . e t les pays scandinaves.

ISBN 2-265-02272-1

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CHAPITRE PREMIER

Pilar entra à pas de loup dans la chambre. Sa vieille figure aux crevasses enchevêtrées se tourna vers le grand lit dont les incrustations de bronze luisaient faiblement. Un sourire mince et glacé allongea ses lèvres sèches, et d'un seul geste, avec un infernal bruit d'anneaux raclant la longue barre de cuivre, elle tira les doubles rideaux. Le soleil jaune prit possession de la chambre entière en une fraction de seconde, et avec lui entra tout le paysage calciné jusqu'à l'horizon, et ses vallonnements de rocaille flam- boyante.

La jeune femme qui dormait paisiblement s'assit dans son lit avec un léger cri où les songes de la nuit mêlaient leur menace à la surprise du réveil.

— Pilar, cria-t-elle d'une voix mal assurée, je t'ai déjà défendu de tirer les rideaux ainsi... Tu ne peux donc pas m'éveiller avec moins de sauvagerie ?

La vieille lui jeta un regard fourbe. — C'est que j'ai beaucoup d'ouvrage, dit-

elle. La senora croit sûrement que je ne fais rien

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de mes dix doigts et que je n'ai qu'à me prélasser... Mais quand on a tout Villalongo à surveiller et qu'on a mon grand âge, on ne peut pas toujours faire comme on voudrait, et aller doucement, et ceci, et cela, et...

— Ça suffit, Pilar. Tais-toi et va-t'en. Pilar se dirigea en boitillant vers la porte de la

chambre. Elle poursuivait entre haut et bas ses plaintes indignées, mais son mauvais sourire s'était accentué. Elle avait un timbre de voix râpeux et discordant. Elle ouvrit le battant aux lourdes sculptures et resta un instant immobile, l'oreille tendue.

— L'oiseau est encore là..., grinça-t-elle. — Quel oiseau ? fit la jeune femme en fris-

sonnant. Pilar lui jeta son regard cauteleux : — La señora Ortega sait bien, ajouta-t-elle

seulement. Elle sortit de la pièce et referma la porte. Sa maîtresse savait, en effet. Un oiseau

quelconque avait dû se loger dans l'épaisseur du plafond, en passant par un trou de la muraille, et il était prisonnier depuis deux jours. On entendait ses petits cris fêlés à travers la maçon- nerie.

— La vieille garce ! Elle sait bien que cette bête me met les nerfs à vif. Elle fait tout ce qu'elle peut pour être désagréable. Et cette façon de tirer les rideaux ! A chaque fois, elle recommence... Vieille garce !

Elle passa la main dans ses cheveux en bâillant, et resta un instant immobile, les yeux encore lourds de sommeil, puis, d'un geste

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machinal, elle tendit le bras droit en dehors du lit pour prendre sur la table de chevet son bracelet-montre. Ses doigts ne rencontrèrent rien.

Elle tourna avec ahurissement la tête à droite, puis à gauche. La table était de l'autre côté. Elle se figea dans la contemplation de cette table, qu'elle avait toujours vue à sa droite, quand elle était au lit.

— Ça, dit-elle, à haute voix... Ça alors ! Elle était encore de ce côté-ci hier au soir... Est-ce que je ?...

Elle tira sur un cordon de soie qui pendait le long du mur, à la tête du lit. Une longue minute s'écoula, et la porte s'ouvrit. Pilar reparut.

— La senora m'a encore appelée?... mar- monna-t-elle.

— C'est toi qui as déplacé la table de che- vet? demanda la jeune femme.

— Bien sûr que non ! rétorqua la vieille avec une grimace. La senora sait bien que je ne me permettrais pas de toucher aux affaires de M. le marquis sans qu'il me l'ait ordonné.

Evelyne Ortega garda le silence. — Est-ce que..., dit-elle, enfin... est-ce que

je me suis levée cette nuit ? Pilar mit la main sur le bouton de cristal taillé

qui ouvrait la porte et lança : — La senora croit que je me promène toutes

les nuits dans les couloirs du château ? Comment que je saurais ce que fait la senora quand le soleil est couché ? Ma pauvre carcasse trime assez dur du matin au soir pour avoir le droit de...

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— Oui, oui, je sais. Cesse d'être aussi inso- lente, Pilar. Tu ne t'épuises pas autant que tu veux bien le dire : les neuf dixièmes du château sont à l'abandon.

Pilar leva les bras au ciel. Sur le pas de la porte, elle tourna la tête à demi et jeta :

— Il y en a qui savent, sans doute..., la señora pourrait leur demander...

— Explique-toi!... cria Evelyne. Mais la vieille s'était glissée dans le corridor

et la porte massive s'était refermée sur elle. Evelyne se mordit un ongle avec rage.

Elle se saisit enfin de son bracelet-montre, nota distraitement l'heure : 8 h 45, puis s'ab- sorba de nouveau dans la contemplation de la table. Jamais elle ne l'avait vue à la place qu'elle occupait maintenant.

Elle se leva et passa dans le cabinet de toilette attenant à la grande chambre, où elle se livra machinalement à quelques ablutions. Puis elle se vêtit, l'esprit ailleurs.

« Evidemment, pensait-elle... Ce ne peut être que moi qui l'ai déplacée au cours de la nuit. Je ne m'en souviens pas, c'est entendu... Mais combien de fois ai-je fait de ces sortes de choses sans m'en rendre compte ? »

Elle sortit de la pièce, avança de quelques pas dans un long couloir et poussa la porte située près de la sienne. Un léger courant d'air agita les rideaux de mousseline verte devant l'étroite fenêtre du corridor. Elle entra.

Dans un berceau ancien, posé près de la croisée, un enfant de deux ans environ jasait doucement. Il devait entretenir depuis le lever

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du jour une mystérieuse conversation avec la couverture, avec les personnages de la tapisse- rie, avec les mouches.

Evelyne se pencha au-dessus de lui et lui caressa le menton, en l'appelant « Vincent », et en imitant son gazouillis, dans ce langage infan- tile que seules les mères peuvent se faire pardonner. Tout en parlant à mi-voix, elle parcourait des yeux l'enfant. C'est ainsi que son attention se fixa sur un long fil rouge et or qui pendait du bord du berceau. Elle le saisit avec quelque étonnement.

— Cela continue..., dit-elle. C'est de la soie mêlée à un fil de...

Elle l'examina de près. — Un fil d'or, tout simplement, très fin. Cela

doit provenir d'un tissu... Mais, il n'y a aucun tissu ici qui ressemble à... Ah! si. Il y a une sorte de brocart dans la chapelle.

Elle garda le silence un moment, enroulant autour de son doigt le fil mystérieux. Vincent gazouillait toujours. Il agita frénétiquement ses deux bras et émit quelques sons inarticulés. Evelyne cassa le fil entre ses dents.

— Pilar a dû prier à la chapelle. Elle aura accroché ce fil à ses vêtements en passant... et elle l'aura laissé sur le berceau en donnant le biberon de Vincent... C'est tout simple.

Oui, c'était tout simple, mais rien ne prouvait que ce fût la véritable explication. De même, Evelyne avait pu déplacer la table de chevet dans la nuit, sans en garder aucun souvenir : la jeune femme était quelquefois sujette à des crises de somnambulisme. Mais là aussi, per-

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sonne n'aurait pu soutenir quoi que ce fût avec la moindre certitude d'être dans le vrai.

Un nouveau courant d'air chaud passa et referma la porte avec un claquement sec. Par la fenêtre entrouverte, on voyait se perdre dans le lointain les terres sèches sous le soleil jaune.

Sous un soleil aussi brûlant, dans une lumière aussi intense, il ne pouvait y avoir de mystère. C'est du moins ce que conclut Evelyne Ortega en quittant la chambre de son fils.

Mais dans le plafond, l'oiseau criait faible- ment. Un instant, Evelyne se demanda si c'était la bête qu'elle entendait, ou bien Vincent.

La journée traîna en longueur, sans que rien de marquant ne vînt y mettre un quelconque relief. La senora Ortega, au milieu des occupa- tions quotidiennes, ne put se départir d'une certaine préoccupation d'esprit en relation avec les deux petits événements du matin. Elle tenta plusieurs fois de rejeter ce souvenir dans le domaine des futilités, mais toujours il revenait la narguer, avec l'irritante énigme qu'il recelait. Le soir vint sans qu'elle eût connu une véritable détente.

Quand elle entra dans la salle à manger, la nuit tombait. Dans un coin de l'immense pièce, un jeune homme lisait, assis dans un fauteuil gothique, près d'une haute lampe dont le pied de délicate ferronnerie était posé sur une table de céramique portugaise aux vives couleurs.

Il se leva et laissa sur la table le magazine qu'il tenait en main. Evelyne lui sourit tandis qu'il s'inclinait devant elle.

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— Ainsi, vous ne savez toujours pas- comment me nommer?... badina-t-elle.

Il la regarda un instant sans répondre. Il possédait des yeux noirs, un teint mat, des cheveux noirs. Son costume sombre, d'une coupe fort élégante, lui allait à ravir. Evelyne, en face de lui, rectifia l'ordonnance de sa coiffure et d'un mouvement inconscient, ramena les épaules en arrière en mettant en valeur sa poitrine qui tendait la robe de satin noir.

— Je préfère ne pas vous nommer du tout, murmura-t-il.

Cette situation était en porte-à-faux. Il avait vingt-trois ans, et Evelyne vingt-huit. Or, il n'avait jamais connu sa mère, et voilà que c'était cette fille, à peine plus âgée que lui, qui devait en tenir le rôle. Il aurait été ridicule pour tout le monde qu'il l'appelât « mère » et, mal- séant, qu'il la nommât « Evelyne ». Il ne pou- vait non plus lui dire « madame », car c'eût été une franche marque d'hostilité — et il n'éprou- vait pas d'antipathie envers elle, puisqu'il ne gardait de sa mère aucune image avec laquelle la jeune femme aurait pu entrer en conflit. Elle, pourtant, l'appelait « Juan » sans aucune gêne : sa position était très différente.

Ils prirent place l'un en face de l'autre, tandis que Pilar apportait une soupière de potage au jerez. Evelyne s'adressa à Pilar :

— Tu es allée prier à la chapelle, aujour- d'hui ?

La vieille femme, qui partait vers la cuisine,

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s'immobilisa brusquement comme si un mur s'était dressé devant elle.

— Je ne sais pas pourquoi la senora m'insulte tous les jours ! dit-elle, en regardant Juan. Comme s'il s'était passé un seul jour dans ma misérable vie où je ne sois pas allée prier à la chapelle !

Sa voix était basse et furieuse. Il semblait qu'Evelyne l'eût traitée d'hérétique rien qu'en lui posant cette question.

— Allons, Pilar, ne te fâche pas, fit le jeune homme d'un ton conciliant. La senora a ses raisons pour te demander cela.

— C'est que..., poursuivit Evelyne, j'ai trouvé sur le berceau de Vincent un fil de soie et d'or. Il aurait pu provenir de la robe qui habille la statue de la Vierge... et que Pilar aurait accrochée en passant. Comme elle donne le biberon à Vincent...

Elle sentit qu'elle se lançait dans une histoire trop subtile pour paraître naturelle à Pilar — et même à Juan. Elle ne se trompait pas.

— Alors, la senora croit que j'ai déchiré la robe de la Virgen de Villalongo? racla-t-elle d'une voix cassée par la honte et l'indignation.

Elle se signa et repartit vers la cuisine, entendant bien montrer par là que de tels soupçons ne méritaient même pas une réponse.

Juan sourit et regarda Evelyne. — Qu'est-il donc arrivé ? fit-il amusé. Elle sourit à son tour mais seulement pour

minimiser cette histoire futile qui prenait les proportions d'une querelle, tout à coup.

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— Oh ! rien, jeta-t-elle. Juste ce que j'ai dit. Un fil sur le berceau. N'en parlons plus.

Elle se sentait mal à l'aise. Il n'y aurait aucun moyen de tirer cela au clair. Si elle insistait, elle ne ferait qu'exagérer l'attitude agressive de Pilar envers elle — et choquer Juan qui aimait beaucoup sa vieille nourrice.

Pendant un instant, on n'entendit que le bruit léger de leurs cuillères.

— Il y a autre chose, dit enfin Evelyne. Ma table de chevet a changé de place au cours de la nuit.

Juan la regarda. — Vous savez bien que vous êtes... ,

commença-t-il. Il s'interrompit soudain et détourna les yeux.

Quelque chose lui faisait penser que sa belle- mère ne désirait pas qu'on lui rappelât son somnambulisme.

Pourtant, elle sourit : — Si, si, vous pouvez le dire, fit-elle. Mais

est-ce la véritable explication ? Il la considéra avec étonnement : — Vous ne croyez pas que quelqu'un ait

pénétré dans votre chambre pour déplacer les meubles pendant votre sommeil ?

Elle lui lança un regard appuyé, où il lut du désarroi, et en même temps une petite pointe de raillerie. Ce que pensait Evelyne en cet instant, il était loin de le deviner. Elle se disait qu'il n'eût pas été désagréable que Juan se glissât dans sa chambre en l'absence du maître de la maison, mais non pour s'y livrer à des

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occupations aussi oiseuses que celle de changer les meubles de place.

Tout compte fait, aucune de ces deux ridi- cules broutilles ne recevait d'explication...

— Et cela n'a aucune importance, conclut- elle à haute voix, pour achever sa pensée.

Juan crut qu'elle répondait à ce qu'il venait de dire. Il eut un mouvement de la tête :

— Comment, pas d'importance?... Vous trouveriez normal que quelqu'un, la nuit...

Elle l'interrompit avec lassitude : — Mais non, mais non... Vous vous mépre-

nez... Je pensais à autre chose. Il resta coi. Cette femme le désorientait.

Quant à Evelyne, elle trouva bizarre cette accumulation de quiproquos dans les paroles qu'elle avait échangées avec Juan et Pilar. Certains petits faits avaient quelque chose d'in- solite... La conversation se transformait en propos incohérents, malgré elle... Il régnait ici, depuis le matin, une atmosphère singulière et désagréable.

Elle préféra ne pas remettre en question la présence de l'oiseau prisonnier. Elle en avait pourtant bien envie. Cela aussi la gênait consi- dérablement. Elle en était à la fois peinée, et étrangement inquiète, comme si cette bête prise au piège annonçait une catastrophe.

Pilar entra avec précaution dans la salle à manger, portant sur un plat isolant une terrine qui sortait du four, et dans laquelle avaient cuit ensemble des tranches de mouton, de la tomate, du piment rouge, et diverses autres

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choses marinées au préalable dans l'huile d'olive. Elle posa la terrine sur la table et déboucha une bouteille de Rioja.

Evelyne considéra le récipient avec fatalisme. Elle savait bien que cela était bon, copieux, nutritif... Mais elle savait aussi que le piment lui arracherait la gorge, et qu'elle aurait quelques difficultés à digérer l'huile cuite mélangée à la graisse de mouton. La cuisine espagnole n'était pas aussi relevée d'ordinaire... Mais Juan la préférait ainsi, et ses désirs étaient des ordres.

Evelyne rêva d'un steak presque cru avec une couronne de frites dorées. Dans son assiette, la pâtée corrosive fumait comme un volcan, mais il n'était pas question de faire à Pilar la moindre réflexion, bien entendu. La jeune femme s'at- tela courageusement à la besogne. Quand elle buvait une gorgée de cet excellent Rioja, elle s'attendait à entendre dans son estomac le bruit d'un fer rouge plongé dans l'eau. Cette épreuve lui fut épargnée, et le dîner se termina sur une énorme grappe d'un raisin extraordinairement juteux et sucré.

La conversation s'était effilochée au cours du repas, et, ne trouvant plus rien à se dire, ils quittèrent la table pour gagner leurs chambres.

Juan accompagna Evelyne jusqu'au seuil de ses appartements et lui souhaita une bonne nuit avec une correction pleine de respect. Il sem- blait que cette déférence fût un bouclier qu'il dressait entre eux.

Les pas s'éloignèrent lentement le long du corridor. Evelyne resta assise sur son lit, immo- bile, fixant d'un regard vide la porte refermée.

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Le vide ! C'était le mot qui caractérisait le mieux l'état de son cerveau. Dans sa tête se déroulait jusqu'aux bornes de sa conscience une étendue plate et désolée où nulle vie, nul mouvement ne venait mettre une ombre. Une absence de pensée. Une absence d'être... Elle faisait corps avec le silence fade déjà revenu, avec la nuit lourde, avec les objets vaguement imprégnés d'une personnalité depuis longtemps oubliée.

Elle passa dans ses cheveux blonds une main moite et ce geste lui fit reprendre conscience d'elle-même, conscience du cadre qui l'entou- rait. Elle tourna légèrement la tête et laissa son regard se perdre un instant là-bas, par-delà les hautes vitres, jusqu'au fond de la campagne inondée par le clair de lune. Elle retrouva le vide de son esprit dans la solitude de ce désert de Nouvelle-Castille, sans vent, sans arbres, sans rivière, jusqu'à l'horizon plat où la lune blanche ne dessinait que de faibles ondulations de terrain.

Evelyne détourna les yeux. Elle n'aimait pas l'âpre monotonie de cette terre étrangère, jaune ou rouge durant le jour, d'un bleu noir maintenant que le brasier du soleil avait laissé place au visage dur de la lune. Elle appuya sur son front le fin mouchoir aux broderies baléares que son mari lui avait offert. La température de la vaste pièce était moins lourde que celle de l'extérieur, mais des gouttes perlaient le long de ses tempes. Elle se laissa aller sur le lit, et dénoua la ceinture de sa robe noire. Quelque chose interrompit son geste. Comme la sensa-

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tion d'une présence... une sorte de menace informe, éparse dans la pièce.

Elle se souleva sur un coude et parcourut des yeux la table mauresque, le mur tendu de tapisseries anciennes... Elle regarda la porte sculptée : rien ne bougeait. Pas de vent, pas de bruit dans le corridor. La lampe de chevet, derrière ses vitres de verre dépoli, serties dans un bâti de fer forgé, répandait une clarté suffisante pour qu'elle pût distinguer assez nettement toutes choses. L'inquiétude qui s'em- parait d'elle ne provenait pas de coins sombres où quelque chose aurait pu se dissimuler : il n'y avait pas de coins sombres. Peut-être était-ce plus pénible encore; comme si une présence invisible rôdait quelque part autour d'elle. Invi- sible malgré la lumière, malgré ses yeux grands ouverts.

Elle resta ainsi, une longue minute, immo- bile, cherchant à démêler, à travers le bourdon- nement du sang dans ses oreilles, quelque faible bruit dans le silence absolu. Seuls, ses yeux étaient vivants, épiant tour à tour les diverses parties de la pièce accessibles à son regard. Elle tourna lentement la tête, et tenta de localiser derrière les vitres une ombre quelconque s'in- terposant entre elles et la grande plaine aride qui s'étendait en contrebas sous la lune.

C'est à ce moment qu'elle sut d'où provenait son inquiétude : derrière les vitres, il n'y avait rien, et il ne pouvait rien y avoir puisqu'elle se trouvait au deuxième étage d'une tour d'angle. Mais, à la limite de son champ visuel, tout à fait à sa gauche, elle voyait le tableau accroché au

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mur. Et elle sentit que les yeux du personnage peint sur la toile la regardaient.

Elle détourna son attention de la fenêtre et examina le tableau. C'était idiot, impossible : le personnage se présentait presque de profil. Il s'agissait d'un capitaine du XVI siècle, couvert d'une riche armure de Tolède, dont la cuirasse damasquinée avait été rendue par le peintre avec un éblouissant réalisme. Chaque détail se trouvait minutieusement traité, dans une riche palette que la lumière ne permettait pas de mettre entièrement en valeur. Quant au regard, il était franchement planté dans une direction très éloignée, nullement vers le lit. Impérieux et arrogant, il fixait un endroit situé vers une plaque de cuir repoussé ornant le pan de mur adjacent à celui où le tableau était accroché. Ce n'était pas de ces portraits troublants dont les yeux semblent vous regarder, à quelque endroit que l'on se place par rapport à la toile. Non, seulement un guerrier farouche, le gantelet sur la hanche, l'autre main sur la garde de son épée, campé dans une attitude immuable depuis près de quatre cents ans. Un disciple de Velasquez avait dû peindre cet homme hautain, et l'on retrouvait dans chaque touche la facture du maître.

Evelyne détourna son regard, fatiguée d'avoir détaillé une fois de plus ce tableau aux mille détails, et le reposa sur la plaine livide. Là, au bord de la netteté, presque en vision marginale, le capitaine couvert de fer l'obser- vait de nouveau d'un œil menaçant et glacé.

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C'est à ce moment qu'elle sut d'où provenait son inquiétu- de: derrière les vitres, il n'y avait rien, et il ne pouvait rien y avoir puisqu'elle se trouvait au deuxième étage d'une tour d'angle. Mais, à la limite de son champ visuel, tout à fait à gauche, elle voyait le tableau accroché au mur. Et elle sentit que les yeux du personnage peint sur la toile LA REGARDAIENT.

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