femei contra corupţilor de la bucureşti

4
74 / Reportage /Roumanie Des FEMMES face aux RIPOUX de BUCAREST Elles sont à la tête de nombre d’institutions judiciaires roumaines. Applaudies par l’Union européenne, en particulier, des magistrates mènent une lutte sans merci contre la corruption qui gangrène la société tout entière. Au point d’inculper, il y a peu, le Premier ministre en exercice… De notre envoyé spécial Charles Haquet, à Bucarest, avec Iulia Badea-Gueritée REUTERS DÉFLAGRATION A Bucarest, le 5 juin, le Premier ministre Victor Ponta quitte la direction nationale anticorruption, où il est poursuivi pour « blanchiment d’argent, conflit d’intérêts et complicité d’évasion fiscale ».

Upload: iulia-maria-rosu

Post on 16-Dec-2015

7.938 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

reportaj realizat de jurnalistii de la revista franceză L’Express

TRANSCRIPT

  • 74 / Reportage /Roumanie

    Des FEMMESface aux RIPOUXde BUCARESTElles sont la tte de nombre dinstitutions judiciaires roumaines.

    Applaudies par lUnion europenne, en particulier, des magistrates mnent une lutte sans merci contre la corruption qui gangrne la socit tout entire.

    Au point dinculper, il y a peu, le Premier ministre en exercice

    De notre envoy spcial Charles Haquet, Bucarest, avec Iulia Badea-Guerite

    REUTERS

    DFLAGRATION A Bucarest, le 5 juin, le Premier ministre Victor Ponta quitte la direction nationale anticorruption,o il est poursuivi pour blanchiment dargent, conflitdintrts et complicit dvasion fiscale .

  • lle a os. Le 5 juin der-nier, Laura Kvesi a dclar la guerreau Premier ministre roumain, VictorPonta. Elle a engag des poursuitespour blanchiment dargent, conflitdintrts et complicit dvasion fis-cale, pour des faits qui remontent auxannes 2007 et 2008, alors quil taitavocat. A Bucarest, la nouvelle a pro-voqu une terrible dflagration. LauraKvesi a beau diriger la direction na-tionale anticorruption (directie natio-nala anticorruptie, DNA), personnenaurait imagin quelle sattaque auchef du gouvernement. A tort ! Carcette grande brune de 42ans, anciennebasketteuse de haut niveau, rputeincorruptible, nen est pas son coupdessai. Depuis son arrive la DNA,en 2013, elle a pris de gros poissonsdans ses filets : ministres, maires, juges,

    N 3337 / 17 juin 2015

    hommes daffaires. Et maintenant,donc, un Premier ministre en exerciceQui, il y a encore quelques annes,aurait envisag tel scnario? Le paystait aux mains de barons , qui secomportaient en parrains. Racket etdtournement dargent public taientla norme. Limpunit tait totale et lacorruption, endmique, gangrenait lasocit tout entire. Ces pratiquesdatent de lpoque communiste, explique Cristian Dan Preda, dputeuropen et professeur de sciences po-litiques luniversit de Bucarest. Dansune conomie de pnurie, chacun tentede capter ce quil peut : ceux qui tra-vaillent dans une cooprative agricolesapproprient une part des rcoltes ;dans les usines, dautres vendent endouce des composants lectroniquesCette culture populaire du vol taitancre dans les murs ; il a fallu dutemps pour en sortir, aprs la chute deCeausescu, en 1989.Llectrochoc se produit un quart desicle plus tard, en 2004, avec larriveau pouvoir de Traian Basescu. Le nou-veau prsident comprend sans douteque son pays ne rejoindra jamais

    lUnion europenne sil ne lengagepas dans une voie vertueuse. Il dcidede rformer la justice. Reste trouverla personne capable de mener bienune tche si redoutable.

    Plus question dtre dfrent lgard du pouvoir !Le 25dcembre 2004, Monica Macoveipasse un Nol tranquille dans un villagedes Carpates lorsque son tlphonesonne : Bonjour, cest le prsident Ba-sescu. Acceptez-vous dtre ministrede la Justice? A cette poque, elletravaille pour le Conseil de lEurope. Jai hsit toute la soire. Je navaisjamais fait partie dun gouvernement.Mais le prsident insiste. Il sait quiltient la perle rare : Monica est dter-mine. Elle accepte, et devient la pre-mire dune srie de femmes au carac-tre bien tremp dcides engager lalutte contre la corruption. Aujourdhui,la plupart des instances judiciaires sontdiriges par des femmes : Laura Kvesi la DNA, Livia Stanciu la HauteCour de cassation et de justiceEt bien dautres encore. A peine nomme, Monica

    V. GHIRDA/AP/SIPA

    E

    INCORRUPTIBLE Laura Kvesi, la tte de la DNA, la premire oser sattaquer un chef du gouvernement en exercice.

  • 76 / Reportage/Roumanie

    N 3337 / 17 juin 2015

    Macovei pose en deux ans lesbases dun nouveau systme judiciaire.Elle cre la DNA, ce puissant parquetanticorruption aux pouvoirs indits,garantit aussi lindpendance des pro-cureurs, contraint les hommes poli-tiques dclarer leur fortune Avechabilet, elle encourage lvolution desmentalits au sein de ladministrationjudiciaire : plus question dtre dfrent lgard du pouvoir ! Les dossiers sontdsormais attribus par tirage au sortdans les tribunaux afin dviter lesconnivences entre juges et avocats. Trsvite, les premires ttes tombent et descondamnations sont prononces. Mo-nica Macovei devient la femme abat-tre. Les politiciens auront sa peau en2007. Malgr le soutien de Basescu, elleest chasse du gouvernement ce quine lempche pas dtre nomme, lan-ne suivante, Femme de lanne par leParlement europen. Aprs son dpart, le systme quellea mis en place perdure. Et le tableaude chasse de la DNA senrichit.En2012, lancien Premier ministre so-cial-dmocrate Adrian Nastase estcondamn pour corruption. Puis cestle tour dAdrian Sarbu, magnat de lapresse jug pour vasion fiscale et blan-chiment. Et, plus rcemment, dElenaUdrea, ex-candidate la prsidentielleet coqueluche des mdias roumains,qui sest longtemps crue au-dessus des

    lois. Lan dernier, la direction nationaleanticorruption a trait plus de 4000dos-siers et envoy plus dun millier de per-sonnes devant la justice. En 2015, ilsseront encore plus nombreux, car lemouvement vertueux bnficie dsor-mais du soutien du peuple. Nousavons russi prouver que nous tionsindpendants du pouvoir, confiaitLaura Kvesi LExpress il y a quelquesmois. Ministre ou simple citoyen, toutle monde est trait de la mme manire.Et les Roumains le savent. Lorsquilsvoient des hommes politiques derrireles barreaux, ils se rendent compte quequelque chose change vraiment dansle pays. Un magistrat de Bucarest

    renchrit : Dans ses premires annes,la DNA ne fonctionnait pas bien. Mal-gr tous les beaux discours, les plainteset les dnonciations ntaient pas trai-tes. Aujourdhui, cest diffrent : unchef dentreprise nhsite plus dnon-cer un fonctionnaire qui lui demandeun pot-de-vin, car il sait quune inves-tigation sera lance sur-le-champ. achange tout.

    Les coups les plus durs viennentparfois de lintrieurDsormais, les procs de la DNAsattaquent aux administrations locales,o la tentation de largent reste fortemalgr la peur du gendarme. La se-maine dernire, un proche conseillerdu maire de Bucarest a t pris en fla-grant dlit par des enquteurs de laDNA, alors quil acceptait plusieurs dizaines de milliers deuros de pots-de-vin, raconte Dan Tapalaga, rdacteuren chef du site Internet HotNews. Hier,un fonctionnaire a t arrt pour unehistoire similaire ! Comment peut-onainsi se faire piger, quand on sait quedes policiers rdent dans la mairie? Rponse de Laura Andrei, prsidentedu tribunal de Bucarest : Parce quilsse sentent intouchables ds quils at-teignent des fonctions importantes. Regard rieur et voix douce, cette femmedapparence frle dirige une arme de230 juges, en majorit des femmes. Landernier, ses quipes ont trait plus de800 cas de corruption, envoys par laDNA pour la plupart. Empils prs deson bureau, ce samedi matin, une quin-zaine de dossiers couverture rose.Derrire elle, dans la bibliothque, desicnes orthodoxes poses sur les ta-gres. Chaque fois quun juge part la retraite, il men offre une, dit-elle.Pour ma protection, sans doute Carles menaces sont frquentes. Dernireen date, une lettre, envoye quelquesjours plus tt par un homme qui avaitperdu son procs. Il met en cause monintgrit de juge, puis il dcrit, heurepar heure, lemploi du temps de monmari, raconte-t-elle. Pour finir, il prcisequil va maintenant sintresser monfils. Et pourtant, il ne sagit que dun litige commercial Les coups les plus durs viennent par-fois de lintrieur. Lorsquelle reoitune lettre accusant lun de ses juges de

    REU

    TERS

    I. CHIRITA - MAGAZINE TABOU

    PEOPLE Elena Udrea, ex-candidate laprsidentielle, rattrape, elle aussi, par la justice.

    SYMBOLE Adrian Nastase, ex-Premier ministre condamnpour corruption, est lune des plus grosses victoires des procureurs roumains.

  • LEXPRESS / 77

    N 3337 / 17 juin 2015

    corruption, Laura Andreise sent prise de vertige.Doit-elle demander une en-qute la DNA? Jai lon-guement hsit, dit-elle.Cest lune des dcisions lesplus difficiles que jai eu prendre dans ma carrire.Elle finit par demander uneinvestigation. A juste titre.Le juge encourt vingt-deuxans de prison en appel. Ettrois autres magistrats ontgalement t inculps.Car personne nest labri.Lan dernier, sept juges ettreize procureurs ont t in-carcrs pour dlit de cor-ruption. Certains disentquil faudra une bonne d-cennie pour que la socitse dbarrasse de ce cancer.En 2014, la Roumanie figurait au 69e rang (sur175pays), de lindice de per-ception de la corruption delONG Transparency Inter-national. Elle reste soumiseau mcanisme de coop-ration et de vrification (MCV) misen place par Bruxelles pour aider lepays lutter contre le crime organis.Et elle pourrait bien conserver ce statutpendant encore quelques annes. Ilreste tant faire, soupire Laura Stefan,spcialiste anticorruption au sein delONG Expert Forum. Encore unefemme. Et encore une Laura Forme Bucarest et Cambridge, cette jeuneavocate vient de recevoir le prix Femmede courage 2015, dcern par lambas-sade des Etats-Unis, Bucarest. For-mation de magistrats, interventionsdans les mdias pour sensibiliser lopi-nion publique Laura Stefan ne m-nage pas sa peine. Mais cette militanteconvaincue a bien du mal rester op-timiste : Aujourdhui, nous essayonssurtout de sauvegarder ce qui a tconstruit durant ces dix dernires an-nes, dplore-t-elle. Car le gouverne-ment tente par tous les moyens de

    rogner les pouvoirs de la justice. Monica Macovei confirme : La pres-sion est terrible. Une vingtaine damen-dements sont actuellement en discus-sion lAssemble. Tous ont pour butde nous couper les ailes, en affaiblissantpar exemple les effets dune accusationpour conflit dintrts ou en limitantles effets dune dnonciation six mois.Et ils pourraient bien russir, surtoutsils profitent de lt pour faire passerleurs textes

    Aller plus loin : sattaquer aufinancement des partis politiquesComment lutter ? Soutenu par lesEtats-Unis et par les diplomates eu-ropens, mais aussi, depuis le mois dejanvier, par le nouveau prsident rou-main, Klaus Iohannis, le systme judiciaire doit dsormais se doter denouveaux outils. Des ides mergent,comme linstauration dun systme de

    caution financire. Si leshommes daffaires et lespoliticiens doivent mobili-ser de grosses sommes dar-gent pour rester en libert,a les fera peut-tre rfl-chir , suggre Laura An-drei. Pour crer un effet dis-suasif, les juges ontgalement tendance pro-noncer des peines pluslourdes. Mais pour CristianDan Preda, le professeurde sciences politiques, ilfaut aller aux sources mmedu mal, en sattaquant aufinancement des partis, quifait actuellement lobjetdune loi : Actuellement,dit-il, un particulier peutdonner 200000 euros unpoliticien. Qui serait asseznaf pour imaginer quilnattend rien en change?Afin dassainir la vie poli-tique, il faut limiter le mon-tant des dons. Jen ai parlau prsident Iohannis, quidispose dun droit dinter-

    vention sur le texte. Mais il na pas re-tenu lide. Le combat est donc loin dtre gagn.En se retranchant derrire son immu-nit parlementaire pour viter de r-pondre de ses actes, le Premier ministre,Victor Ponta, ne montre lui-mmegure lexemple. Pourquoi ne se met-il pas la disposition des procureurs,sil est innocent? Seul le Parlementest habilit lever mon immunit et ilna pas jug bon de le faire , rpond-il LExpress (1). Cet tat de fait luiconvient la perfection : les lus de laformation politique de Ponta, le PSD(Parti social-dmocrate), sont large-ment majoritaires. Le Premier ministre devra nanmoinsrsister une pression croissante. Loindes palais ministriels, la socit civiletolre de moins en moins les pratiquesde nagure. Do la large victoire, lorsde llection prsidentielle de novem-bre 2014, du principal concurrent dePonta, Klaus Iohannis. Celui-l mmequi a fait de la lutte contre la corruptionson principal cheval de bataille. C. H.

    (1) Lire son interview sur www.lexpress.fr

    D. M

    IHAILES

    CU/AFP

    PHOTO

    Ministre ou simple citoyen, tout le monde est trait de la mme manire. Et les Roumains le savent.

    MAGAZINEQ

    DTERMINES Monica Macovei, pionnire de la lutte anticorruption, a ouvert la voie dautres femmes,

    parmi lesquelles Laura Andrei, prsidente du tribunal de Bucarest.