extrait esthetique de l existence
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Chapitre 1
DE LA CONNAISSANCE DE SOI
Que faut-il entendre par connaissance de soi ? C’esttrès étrange, mais ignorant ce que je suis, je prétends aussidéjà savoir ce que je suis ! J’ai des préjugés sur ce quereprésente le soi. Si j’admets de manière implicite qu’il estpossible de donner une définition précise au sens du « je
suis », j’orienterai tout de suite la question « qui suis-je ? ».Un Sage disait : « Quand on pose la question qui suis-
je, qui pose la question ? » Qui suis-je ? Je suis un individu
défini par sa culture, je suis mon corps, ou je suis mon rôlesocial et mon personnage. Pour d’autres, le « qui suis-je ? »signifie davantage : je suis une personne avec des qualitésmorales, une âme, un esprit, je suis un homme, je suis un
caractère, un tempérament. Je suis moi, je suis mon passé,etc. À chacune de ces définitions correspond une forme deconnaissance de soi. Mais que valent toutes ces définitions ?
Dire je suis Italien, c’est se donner une identité parune définition culturelle. C’est marquer l’individualité qui mecaractérise et m’identifier à une culture, tout en m’opposant àd’autres. Mais c’est une réponse très vague. Elle convient à
des milliers d’autres êtres humains, italiens comme moi. Elledéfinit seulement une appartenance de l’ego, uneappartenance qu’il est à même de revendiquer. Ce n’estqu’une étiquette conciliante pour me faire valoir en medistinguant des autres peuples. Ce n’est pas une identitépersonnelle mais collective. Je suis une âme qui ne peut êtresoumise !
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Dire je suis un chercheur de sagesse, c’est aussi sedonner une définition par le rôle auquel je m’identifie. C’estune manière de mettre en avant mes droits, de me présenterdevant un autre, de me différencier de lui, d’arborer unecertaine identité. Je suis qui ? Je suis Vincent Trovato.Trovato parce qu’un lointain ancêtre jouait à tropare, àchercher des tropes ou des rimes… et de tropes en tropes, ilest devenu un troveor , un trovatore, un trouvère, un
troubadour nommé Trovato. Le poète ne sait pas qui il est ;sait-il seulement ce qu’il cherche ? Le poète ne cherche pas,mais trouve ; il ne sait quel nom se donner, alors il adopte lenom des tropes.
Mais le nom ne dit pas grand-chose. C’est uneétiquette posée pour m’identifier. Il ne suffit pas de connaîtreson nom pour savoir qui on est ! Dire je suis musicien ou
footballeur, ne m’apprend rien. Cette définition précise laconstitution de mon travail, une de mes passions ou un demes divertissements. Mon travail, mes passions, mesdivertissements, ce n’est pas moi. Le travail me donne uneidentité aussi relative que mon appartenance à un peuple. Jepeux m’identifier à ce que je fais, mais je ne suis pas pourautant ce que je fais. J’ai un travail, mais je ne suis pas mon
travail. Je suis différent du personnage que les autres voienten moi et qui n’est pas moi. Le rôle m’appartient en tantqu’individu sur la scène du monde. Je joue un rôle, mais je nesuis pas le rôle, et encore moins le personnage. Par contre, seconnaître soi-même, c’est sûrement être capable de regarderen face ce petit jeu par lequel je me prends pour unpersonnage. Ce jeu de l’identification de l’ego doit être vu et
compris, car il permet de cerner l’activité du moi.Dire je suis mon corps est peut-être une définitionplus intéressante. En tout cas, elle est commune. Qui nes’identifie pas à son corps ? Dire « je suis mon corps »suppose non pas que j’ai un corps, mais que je suis moncorps. Si, en effet, je crois que je suis mon corps et que dansle miroir je vois la disgrâce ou la difformité, je me dis, je suis
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laid , et je souffre dans mon cœur d’être un individu laid. Mecomparant à d’autres, j’ai honte de mon corps et envie ceux
qui sont avantagés par la nature. S’identifier au corps, c’estconstituer une image de soi par laquelle je risque de tomberdans le narcissisme, la flatterie, la prétention, ou à l’inversetomber dans l’autonégation, la honte de soi.
L’image du corps n’est rien qu’une pensée quienveloppe une représentation de ce que je suis. Elle ne tient
que dans une attitude de conscience par l’identification à unobjet : mon corps. Le su jet lui, qui est-il ? De même, tout cequi relève des tests que l’on fait dans le sport ne concerne quel’évaluation de soi et non pas la connaissance de soi.Chercher la performance physique, c’est chercher uneévaluation, ce n’est pas se connaître. Se connaître signifieraitplutôt discerner exactement l’équilibre entre le moi et l’image
du corps. Comment le « je » se situe par rapport au corps ? Lemoi s’identifie au corps ou le rejette. La connaissance que j’aide moi enveloppe l’identification au corps propre. J’admetssans discussion que je suis mon corps, mais qu’est-ce qui mel’assure ? Mon corps est-il moi ou est-il à moi ? Certes, jen’ai pas demandé à naître, mais dès que j’ai surgi dansl’existence, je me suis aimé. Je ne me suis pas fait naître,
mais étant né et arrivé à l’âge de raison, je m’attache à ce que je suis. J’aime la vie et je m’aime dans la vie, je suis lié àmon moi.
La qualité du moi correspond à celle de son paysage
intérieur 1. Dire je suis moi, avec ce tempérament qui me
caractérise par rapport aux autres, semble en apparence pluspertinent. Un individu actif et primaire se distingue nettement
d’un individu passif et secondaire. Nous sommespsychologiquement très différents les uns des autres et c’estpourquoi il est vain de chercher un modèle universel de ceque nous devrions être ou pire de ce que les autres devraientêtre. C’est s’imposer une norme idéale et vouloir en imposer
1 PLOTIN, Ennéades, III, 6.
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aux autres. I am what I am, chante Dido. Je suis ce que je
suis. J’ai ma nature. Il est exact que la nature de chacun a unecertaine constance dans la durée. On ne change pasfacilement de caractère et encore moins de tempérament. Letempérament est lié à la constitution physique, tandis que lecaractère est un type psychologique. Cependant, si j’ai uneconstitution physique, puis-je dire que je suis une constitutionphysique ? Si j’ai un caractère, est-ce que j e suis le
caractère ? D’autres que moi possèdent les mêmes traits. Dire j’ai un caractère, c’est trahir le fait que le caractère est du
côté de l’avoir, pas de l’être. Le caractère n’est pas moi. Leconcept de caractère est seulement une classificationcommode pour m’appréhender moi, sous quelques aspectsrelatifs à ma nature.
Je suis Personne ; et vous ? Etes-vous Personne aussi ?
Dans ce cas, nous faisons la paire !
Chut – On pourrait nous trahir
- qui sait !2
Dire je suis une personne, est-ce répondre à la
question de savoir qui je suis ? Une personne est un su jetmoral qui possède une dignité éminente, dignité que nedétiennent pas les choses, car elles ont seulement un prix.Être une personne, en avoir conscience, implique que j’exigedes autres le respect qui m’est dû. Je ne suis pas un objet donton peut faire ce que l’on veut. J’attends des autres qu’ils aientde l’égard envers ma dignité personnelle, qu’ils se soucient
de ma faiblesse, de ma sensibilité ; qu’ils me prennent pource que je suis, en ayant pour moi de la prévenance. Je suisprêt à respecter les autres s’ils me respectent aussi. Être unepersonne me donne un statut responsable et me faitcomprendre que je suis un être conscient, libre, autonome,
2 Poème d’Emily Dickinson rédigé en 1861.
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indépendant, un être qui est redevable de ses actes devant lui-même. Être une personne, c’est être un su jet à part entière.L’enfant qui comprend qu’il est une personne cesse de seconsidérer lui-même de façon impersonnelle à partir du
moment où il dit : Je veux cela. Il dit je. Dès cet instant, ilpeut regarder les autres autrement que comme des machines àson service ou des moyens de satisfaire ses désirs. Il peutcomprendre qu’il y a autour de lui une multiplicité d’êtres
humains, de personnes qui ont droit à autant d’égards qu’il enexige pour lui-même. Se connaître comme une personne àpart entière, c’est donc progresser dans la connaissance desoi, se considérer davantage que comme un simple individu.Se définir comme une personne, c’est reconnaître la valeuruniverselle de l’identité qui est présente en chacun, et passeulement une valeur particulière. Cette définition est assez
formelle. Tout être humain est une personne. Cela ne me ditpas qui je suis ! Cela me donne des droits et des devoirsenvers des autres. Cela ne m’apprend pas encore ce que jesuis en tant que conscience. Henri Bergson traduit cettedifficulté : « N’y a-t-il pas là quelque chose de surprenant ?Nous sommes intérieurs à nous-mêmes, et notre personnalitéest ce que nous devrions le mieux connaître. Point du tout ;
notre esprit y est comme à l’étranger, tandis que la matière luiest familière et que, chez elle, il se sent chez lui ».Dire je suis un être humain, sans définir ce qu’est
l’être humain, est aussi une réponse assez vague. L’hommeest cette totalité qui enveloppe l’esprit et le corps. Si je dis je
suis un homme, je dois savoir ce qu’est fondamentalement unêtre humain, ce que cela peut signifier concrètement. Qu’est-
ce que l’homme ? Qu’est-ce qui fait que je suis un êtrehumain semblable et différent des autres ? Je veux être un
autre et c’est autre que je me vois sentant que je suis sans
savoir qui je suis3.
3 Antonio RAMOS ROSA, Versoes/Inversoes, 1997.
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Ces questions me ramènent invariablement au su jetconscient, au su jet qui dit moi ; moi en parlant de lui-même.Le moi se pense sous une certaine forme parce qu’il estd’abord un esprit. Je suis mes pensées. Mes penséesfaçonnent ce que je suis. C’est la raison pour laquelle laquestion de la connaissance de soi, si l’on met de côté lesréponses d’ordre général, ne peut être ressaisie que dans uneapproche introspective. L’introspection est la démarche que
l’on retrouve dans la littérature autobiographique, lalittérature du journal intime. Elle est une tentative d’auto-analyse, de retour sur soi.
C’est avec le philosophe Kierkegaard que j’éprouvecette vocation du dedans. Pour Kierkegaard, tout estintériorité, c’est un tréfonds que seuls les solitaires peuventabsorber. « L’esprit est intériorité, l’intériorité est
subjectivité, la subjectivité est essentiellement passion. »Pour découvrir qui j e suis, il faut que j e puissepréciser qui suis-je : à l’intérieur de mon histoire personnelle,avec la configuration de pensée qui m’est propre, avec mesopinions ; l’image que j’ai de moi, ce que je porte dans monintimité, ce que représente mon intériorité. Le sens du moiprend racine dans un passé et il tisse les souvenirs. L’idée que
j’ai de moi n’est pas séparable de la mémoire. Il faut aussique je parvienne à comprendre ce qu’est le moi et quel rôle il joue dans ma vie. Tout cela est présent dans la conscienceactuelle, puisque dès l’entrée dans la vigilance, le sens du
moi apparaît. C’est bien là que réside la difficulté, car je suiscertes conscient dans la vigilance, mais suis-je conscient demoi-même ? C’est une chose d’être conscient en général,
c’en est une autre d’être conscient de soi.Henri Bergson disait qu’une certaine ignorance de soiest nécessaire pour agir. En effet, l’attention à la vie fait quetout être vivant est d’abord conscient du milieu dans lequel ilse trouve plus que de lui-même. L’homme, en tant qu’êtrevivant, ne peut pas y faire exception. Chaque situationd’expérience convoque une action juste et répond à un
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engagement concret de la conscience dans le monde. Je neregarde pas le monde comme un spectateur contemplatif,comme un pur su jet intellectuel qui se contenteraitd’enregistrer aussi impartialement que possible le panoramaenvironnant. Les tendances que je porte en moi opèrent ettracent un repérage dans ma conscience du monde.
Le poète imagine son origine,
son utérus maternel pour le diviniserou le dépecer.
À travers mes projections, je suis conscient de lanature environnante, et ces projections sont inséparables aux
besoins biologiques. Le monde que nous prétendons voir horsde nous (sous son vrai jour) est un monde que nous avons
structuré de l’intérieur dans nos projections conscientes. Lemonde regarde toujours vis-à-vis ; moi, je replie ma vue au-
dedans, je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant
soi ; moi, je regarde dedans moi ; je n’ai affaire qu’à moi, je
me considère sans cesse, je me contrôle, je me goûte4.
Notre conscience est dans la vigilance toute tournéevers l’extériorité, elle s’y projette elle-même sans s’en rendre
compte, parce qu’elle la constitue de part en part. C’estpourquoi la conscience vigilante est d’ordinaire étroite,partielle, localisée et ne peut être complète. À fortiori, ellen’est pas consciente d’elle-même, mais ignorante d’elle-même.
Pourtant, si j’ai une conscience immédiate dans laperception du monde environnant, j’ai aussi simultanément la
possibilité d’être conscient de mes pensées au même moment.La conscience immédiate n’enlève pas l’éventualité d’uneconscience réfléchie. Il doit bien y avoir dans la réflexion uneoccasion pour la conscience de se connaître. Quand je suisconscient, c’est à une double conscience que j’ai affaire. Le
4 MONTAIGNE, Les Essais, Livre II, 17.
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philosophe anglais Bertrand Russell explique : « Quand nousdisons que nous sommes conscients, nous voulons dire deux
choses : d’une part, que nous réagissons d’une certainemanière envers notre milieu ; d’autre part, qu’il nous sembletrouver, en regardant en nous-mêmes, une certaine qualitédans nos pensées et nos sentiments, qualité que nous netrouvons pas dans les objets inanimés. »
Mais y a-t-il entre ces deux formes de conscience une
différence de nature ou de degré ? Cette conscience est-elledifférente quand je me replie sur moi-même parintrospection, ou lorsque je décèle en moi la peur, latimidité ? Bertrand Russell soutient qu’entre cette conscienceréflexive et la conscience immédiate, il n’y a qu’unedifférence de degré et pas de nature. La simple constatationd’un fait conscient ne m’instruit pas, si elle se réduit à être un
produit de la mémoire. Si la connaissance de soi est fondéesur la mémoire et que la conscience réflexive n’est qu’undérivé de la conscience immédiate, comment serait-ellecapable de donner le jour à une véritable connaissance desoi ?
Mes pensées sont des sensations
penser c’est l’innocencel’essentiel est de regardersans trop penserà ce que l’on voit.Le monde a-t-il conscience de se qu’il porte ? je m’en fiche je cesserai de voir les autres
pour voir uniquement mes pensées.Dès lors, je possède l’Univers, sans trop penser.
Ce point de vue a été développé par Jean-Paul Sartre :« Connaître, c’est s’éclater vers, s’arracher pour filer là-bas,par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi. » Il n’y a donc pas de