extrait esthetique de l existence

9
Chapitre 1 DE LA CONNAISSANCE DE SOI Que faut-il entendre par connaissance de soi ? C’est très étrange, mais ignorant ce que je suis, je prétends aussi déjà savoir ce que je suis ! J’ai des préjugés sur ce que représente le soi. Si j’admets de manière implicite qu’il est possible de donner  une définition précise au  sens du  « je suis », j’orienterai tout de suite la question « qui s uis-je ? ». Un Sage disait : « Quand on pose la question  qui suis-  je, qui pose la question ? »  Qui suis-je ? Je suis  un individu défini par sa culture, je suis mon corps, ou  je suis mon rôle social et mon personnage. Pour d’autres, le « qui suis-je ? » signifie davantage : je suis  une personne avec des qualités morales,  une âme,  un esprit, je suis  un homme, je suis  un caractère,  un tempérament. Je suis moi, je suis mon passé, etc. À chacune de ces définitions correspond  une forme de connaissance de soi. Mais que  v alent toutes ces définitions ? Dire  je suis Italien, c’est se donner  une identité par une définition culturelle. C’est marquer l’individualité qui me caractérise et m’identifier à  une culture, tout en m’opposant à d’autres. Mais c’est  une réponse très  vague. Elle convient à des milliers d’autres êtres humains, italiens comme moi. Elle définit seulement  une appartenance de l’ego,  une app artenance qu’il est à même de revendiquer. Ce n’est quune éti quette conciliante po ur me faire  valoir en me distinguant des autr es pe uples. Ce n’est pas  une iden tit é personnelle mais collecti ve. Je suis une âme qui ne peut être

Upload: alainfournier24

Post on 03-Jun-2018

218 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Extrait Esthetique de l Existence

8/12/2019 Extrait Esthetique de l Existence

http://slidepdf.com/reader/full/extrait-esthetique-de-l-existence 1/8

Chapitre 1

DE LA CONNAISSANCE DE SOI

Que faut-il entendre par connaissance de soi ? C’esttrès étrange, mais ignorant ce que je suis, je prétends aussidéjà savoir ce que je suis ! J’ai des préjugés sur ce quereprésente le soi. Si j’admets de manière implicite qu’il estpossible de donner   une définition précise au   sens du   « je

suis », j’orienterai tout de suite la question « qui suis-je ? ».Un Sage disait : « Quand on pose la question qui suis-

 je, qui pose la question ? »   Qui suis-je ? Je suis   un individu

défini par sa culture, je suis mon corps, ou je suis mon rôlesocial et mon personnage. Pour d’autres, le « qui suis-je ? »signifie davantage : je suis   une personne avec des qualitésmorales,   une âme,   un esprit, je suis   un homme, je suis   un

caractère,   un tempérament. Je suis moi, je suis mon passé,etc. À chacune de ces définitions correspond   une forme deconnaissance de soi. Mais que valent toutes ces définitions ?

Dire   je suis Italien, c’est se donner   une identité parune définition culturelle. C’est marquer l’individualité qui mecaractérise et m’identifier à  une culture, tout en m’opposant àd’autres. Mais c’est   une réponse très   vague. Elle convient à

des milliers d’autres êtres humains, italiens comme moi. Elledéfinit seulement   une appartenance de l’ego,   uneappartenance qu’il est à même de revendiquer. Ce n’estqu’une étiquette conciliante pour me faire   valoir en medistinguant des autres peuples. Ce n’est pas   une identitépersonnelle mais collective. Je suis  une âme qui ne peut êtresoumise !

Page 2: Extrait Esthetique de l Existence

8/12/2019 Extrait Esthetique de l Existence

http://slidepdf.com/reader/full/extrait-esthetique-de-l-existence 2/8

10

Dire   je suis un chercheur de sagesse, c’est aussi sedonner  une définition par le rôle auquel je m’identifie. C’estune manière de mettre en avant mes droits, de me présenterdevant   un autre, de me différencier de lui, d’arborer   unecertaine identité.   Je suis qui ?   Je suis Vincent Trovato.Trovato parce qu’un lointain ancêtre jouait à tropare, àchercher des tropes ou des rimes… et de tropes en tropes, ilest devenu un   troveor ,   un   trovatore,   un trouvère,   un

troubadour nommé Trovato. Le poète ne sait pas qui il est ;sait-il seulement ce qu’il cherche ? Le poète ne cherche pas,mais trouve ; il ne sait quel nom se donner, alors il adopte lenom des tropes.

Mais le nom ne dit pas grand-chose. C’est   uneétiquette posée pour m’identifier. Il ne suffit pas de connaîtreson nom pour savoir qui on est ! Dire je suis musicien ou

footballeur, ne m’apprend rien. Cette définition précise laconstitution de mon travail,   une de mes passions ou un demes divertissements. Mon travail, mes passions, mesdivertissements, ce n’est pas moi. Le travail me donne   uneidentité aussi relative que mon appartenance à  un peuple. Jepeux  m’identifier à ce que je fais, mais je ne suis pas pourautant ce que je fais. J’ai  un travail, mais je ne suis pas mon

travail. Je suis différent du personnage que les autres   voienten moi et qui n’est pas moi. Le rôle m’appartient en tantqu’individu sur la scène du monde. Je joue un rôle, mais je nesuis pas le rôle, et encore moins le personnage. Par contre, seconnaître soi-même, c’est sûrement être capable de regarderen face ce petit jeu   par lequel je me prends pour   unpersonnage. Ce jeu de l’identification de l’ego doit être  vu et

compris, car il permet de cerner l’activité du moi.Dire   je suis mon corps   est peut-être   une définitionplus intéressante. En tout cas, elle est commune. Qui nes’identifie pas à son corps ? Dire « je suis mon corps »suppose non pas que j’ai   un corps, mais que je suis moncorps. Si, en effet, je crois que je suis mon corps et que dansle miroir je vois la disgrâce ou la difformité, je me dis,  je suis

Page 3: Extrait Esthetique de l Existence

8/12/2019 Extrait Esthetique de l Existence

http://slidepdf.com/reader/full/extrait-esthetique-de-l-existence 3/8

11

laid , et je souffre dans mon cœur d’être  un individu laid. Mecomparant à d’autres, j’ai honte de mon corps et envie ceux

qui sont avantagés par la nature. S’identifier au  corps, c’estconstituer  une image de soi par laquelle je risque de tomberdans le narcissisme, la flatterie, la prétention, ou  à l’inversetomber dans l’autonégation, la honte de soi.

L’image du   corps n’est rien qu’une pensée quienveloppe  une représentation de ce que je suis. Elle ne tient

que dans  une attitude de conscience par l’identification à  unobjet : mon corps. Le su jet lui, qui est-il ? De même, tout cequi relève des tests que l’on fait dans le sport ne concerne quel’évaluation de soi et non pas la connaissance de soi.Chercher la performance physique, c’est chercher   uneévaluation, ce n’est pas se connaître. Se connaître signifieraitplutôt discerner exactement l’équilibre entre le moi et l’image

du corps. Comment le « je » se situe par rapport au corps ? Lemoi s’identifie au corps ou le rejette. La connaissance que j’aide moi enveloppe l’identification au  corps propre. J’admetssans discussion que je suis mon corps, mais qu’est-ce qui mel’assure ? Mon corps est-il moi ou  est-il à moi ? Certes, jen’ai pas demandé à naître, mais dès que j’ai surgi dansl’existence, je me suis aimé. Je ne me suis pas fait naître,

mais étant né et arrivé à l’âge de raison, je m’attache à ce que je suis. J’aime la   vie et je m’aime dans la   vie, je suis lié àmon moi.

 La qualité du moi correspond à celle de son paysage

intérieur 1. Dire   je suis moi, avec ce tempérament qui me

caractérise par rapport aux autres, semble en apparence pluspertinent. Un individu actif et primaire se distingue nettement

d’un individu   passif et secondaire. Nous sommespsychologiquement très différents les   uns des autres et c’estpourquoi il est   vain de chercher   un modèle   universel de ceque nous devrions être ou pire de ce que les autres devraientêtre. C’est s’imposer  une norme idéale et  vouloir en imposer

1 PLOTIN, Ennéades, III, 6.

Page 4: Extrait Esthetique de l Existence

8/12/2019 Extrait Esthetique de l Existence

http://slidepdf.com/reader/full/extrait-esthetique-de-l-existence 4/8

12

aux  autres.   I am what I am, chante Dido.   Je suis ce que je

suis. J’ai ma nature. Il est exact que la nature de chacun a unecertaine constance dans la durée. On ne change pasfacilement de caractère et encore moins de tempérament. Letempérament est lié à la constitution physique, tandis que lecaractère est   un type psychologique. Cependant, si j’ai   uneconstitution physique, puis-je dire que je suis une constitutionphysique ? Si j’ai   un caractère, est-ce que j e suis le

caractère ? D’autres que moi possèdent les mêmes traits. Dire j’ai un caractère, c’est trahir le fait que le caractère est du

côté de l’avoir, pas de l’être. Le caractère n’est pas moi. Leconcept de caractère est seulement   une classificationcommode pour m’appréhender moi, sous quelques aspectsrelatifs à ma nature.

 Je suis Personne ; et vous ? Etes-vous Personne aussi ?

 Dans ce cas, nous faisons la paire !

Chut – On pourrait nous trahir 

- qui sait !2

Dire   je suis une personne, est-ce répondre à la

question de savoir qui je suis ? Une personne est   un su jetmoral qui possède   une dignité éminente, dignité que nedétiennent pas les choses, car elles ont seulement   un prix.Être  une personne, en avoir conscience, implique que j’exigedes autres le respect qui m’est dû. Je ne suis pas un objet donton peut faire ce que l’on veut. J’attends des autres qu’ils aientde l’égard envers ma dignité personnelle, qu’ils se soucient

de ma faiblesse, de ma sensibilité ; qu’ils me prennent pource que je suis, en ayant pour moi de la prévenance. Je suisprêt à respecter les autres s’ils me respectent aussi. Être  unepersonne me donne   un statut responsable et me faitcomprendre que je suis   un être conscient, libre, autonome,

2 Poème d’Emily Dickinson rédigé en 1861.

Page 5: Extrait Esthetique de l Existence

8/12/2019 Extrait Esthetique de l Existence

http://slidepdf.com/reader/full/extrait-esthetique-de-l-existence 5/8

13

indépendant, un être qui est redevable de ses actes devant lui-même. Être   une personne, c’est être   un su jet à part entière.L’enfant qui comprend qu’il est   une personne cesse de seconsidérer lui-même de façon impersonnelle à partir du

moment où  il dit :   Je veux cela. Il dit   je. Dès cet instant, ilpeut regarder les autres autrement que comme des machines àson service ou   des moyens de satisfaire ses désirs. Il peutcomprendre qu’il   y  a autour de lui   une multiplicité d’êtres

humains, de personnes qui ont droit à autant d’égards qu’il enexige pour lui-même. Se connaître comme   une personne àpart entière, c’est donc progresser dans la connaissance desoi, se considérer davantage que comme  un simple individu.Se définir comme   une personne, c’est reconnaître la   valeuruniverselle de l’identité qui est présente en chacun, et passeulement   une   valeur particulière. Cette définition est assez

formelle. Tout être humain est  une personne. Cela ne me ditpas qui je suis ! Cela me donne des droits et des devoirsenvers des autres. Cela ne m’apprend pas encore ce que jesuis en tant que conscience. Henri Bergson traduit cettedifficulté : « N’y a-t-il pas là quelque chose de surprenant ?Nous sommes intérieurs à nous-mêmes, et notre personnalitéest ce que nous devrions le mieux  connaître. Point du tout ;

notre esprit y est comme à l’étranger, tandis que la matière luiest familière et que, chez elle, il se sent chez lui ».Dire   je suis un être humain, sans définir ce qu’est

l’être humain, est aussi   une réponse assez vague. L’hommeest cette totalité qui enveloppe l’esprit et le corps. Si je dis  je

suis un homme, je dois savoir ce qu’est fondamentalement  unêtre humain, ce que cela peut signifier concrètement. Qu’est-

ce que l’homme ? Qu’est-ce qui fait que je suis   un êtrehumain semblable et différent des autres ?   Je veux être un

autre et c’est autre que je me vois sentant que je suis sans

savoir qui je suis3.

3 Antonio RAMOS ROSA, Versoes/Inversoes, 1997.

Page 6: Extrait Esthetique de l Existence

8/12/2019 Extrait Esthetique de l Existence

http://slidepdf.com/reader/full/extrait-esthetique-de-l-existence 6/8

14

Ces questions me ramènent invariablement au   su jetconscient, au su jet qui dit  moi ; moi en parlant de lui-même.Le moi se pense sous   une certaine forme parce qu’il estd’abord   un esprit. Je suis mes pensées. Mes penséesfaçonnent ce que je suis. C’est la raison pour laquelle laquestion de la connaissance de soi, si l’on met de côté lesréponses d’ordre général, ne peut être ressaisie que dans  uneapproche introspective. L’introspection est la démarche que

l’on retrouve dans la littérature autobiographique, lalittérature du   journal intime. Elle est   une tentative d’auto-analyse, de retour sur soi.

C’est avec le philosophe Kierkegaard que j’éprouvecette   vocation du   dedans. Pour Kierkegaard, tout estintériorité, c’est   un tréfonds que seuls les solitaires peuventabsorber. « L’esprit est intériorité, l’intériorité est

subjectivité, la subjectivité est essentiellement passion. »Pour découvrir qui j e suis, il faut que j e puissepréciser qui suis-je : à l’intérieur de mon histoire personnelle,avec la configuration de pensée qui m’est propre, avec mesopinions ; l’image que j’ai de moi, ce que je porte dans monintimité, ce que représente mon intériorité. Le sens du  moiprend racine dans un passé et il tisse les souvenirs. L’idée que

 j’ai de moi n’est pas séparable de la mémoire. Il faut aussique je parvienne à comprendre ce qu’est le moi et quel rôle il joue dans ma   vie. Tout cela est présent dans la conscienceactuelle, puisque dès l’entrée dans la   vigilance, le sens du

moi apparaît. C’est bien là que réside la difficulté, car je suiscertes conscient dans la   vigilance, mais suis-je conscient demoi-même ? C’est   une chose d’être conscient en général,

c’en est une autre d’être conscient de soi.Henri Bergson disait qu’une certaine ignorance de soiest nécessaire pour agir. En effet, l’attention à la  vie fait quetout être  vivant est d’abord conscient du milieu dans lequel ilse trouve plus que de lui-même. L’homme, en tant qu’êtrevivant, ne peut pas   y   faire exception. Chaque situationd’expérience convoque   une action juste et répond à   un

Page 7: Extrait Esthetique de l Existence

8/12/2019 Extrait Esthetique de l Existence

http://slidepdf.com/reader/full/extrait-esthetique-de-l-existence 7/8

15

engagement concret de la conscience dans le monde. Je neregarde pas le monde comme   un spectateur contemplatif,comme   un pur su jet intellectuel qui se contenteraitd’enregistrer aussi impartialement que possible le panoramaenvironnant. Les tendances que je porte en moi opèrent ettracent un repérage dans ma conscience du monde.

Le poète imagine son origine,

son utérus maternel pour le diviniserou le dépecer.

À travers mes projections, je suis conscient de lanature environnante, et ces projections sont inséparables aux

besoins biologiques. Le monde que nous prétendons voir horsde nous (sous son   vrai jour) est   un monde que nous avons

structuré de l’intérieur dans nos projections conscientes.   Lemonde regarde toujours vis-à-vis ; moi, je replie ma vue au-

dedans, je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant 

soi ; moi, je regarde dedans moi ; je n’ai affaire qu’à moi, je

me considère sans cesse, je me contrôle, je me goûte4.

Notre conscience est dans la   vigilance toute tournéevers l’extériorité, elle s’y projette elle-même sans s’en rendre

compte, parce qu’elle la constitue de part en part. C’estpourquoi la conscience   vigilante est d’ordinaire étroite,partielle, localisée et ne peut être complète. À fortiori, ellen’est pas consciente d’elle-même, mais ignorante d’elle-même.

Pourtant, si j’ai   une conscience immédiate dans laperception du monde environnant, j’ai aussi simultanément la

possibilité d’être conscient de mes pensées au même moment.La conscience immédiate n’enlève pas l’éventualité d’uneconscience réfléchie. Il doit bien y avoir dans la réflexion uneoccasion pour la conscience de se connaître. Quand je suisconscient, c’est à   une double conscience que j’ai affaire. Le

4 MONTAIGNE, Les Essais, Livre II, 17.

Page 8: Extrait Esthetique de l Existence

8/12/2019 Extrait Esthetique de l Existence

http://slidepdf.com/reader/full/extrait-esthetique-de-l-existence 8/8

16

philosophe anglais Bertrand Russell explique : « Quand nousdisons que nous sommes  conscients, nous  voulons dire deux

choses : d’une part, que nous réagissons d’une certainemanière envers notre milieu ; d’autre part, qu’il nous sembletrouver, en regardant en nous-mêmes,   une certaine qualitédans nos pensées et nos sentiments, qualité que nous netrouvons pas dans les objets inanimés. »

Mais  y a-t-il entre ces deux formes de conscience  une

différence de nature ou  de degré ? Cette conscience est-elledifférente quand je me replie sur moi-même parintrospection, ou   lorsque je décèle en moi la peur, latimidité ? Bertrand Russell soutient qu’entre cette conscienceréflexive et la conscience immédiate, il n’y   a qu’unedifférence de degré et pas de nature. La simple constatationd’un fait conscient ne m’instruit pas, si elle se réduit à être un

produit de la mémoire. Si la connaissance de soi est fondéesur la mémoire et que la conscience réflexive n’est qu’undérivé de la conscience immédiate, comment serait-ellecapable de donner le jour à   une   véritable connaissance desoi ?

Mes pensées sont des sensations

penser c’est l’innocencel’essentiel est de regardersans trop penserà ce que l’on voit.Le monde a-t-il conscience de se qu’il porte ? je m’en fiche je cesserai de voir les autres

pour voir uniquement mes pensées.Dès lors, je possède l’Univers, sans trop penser.

Ce point de vue a été développé par Jean-Paul Sartre :« Connaître, c’est s’éclater   vers, s’arracher pour filer là-bas,par-delà soi,  vers ce qui n’est pas soi. » Il n’y a donc pas de