existence et la valeur

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LOUIS LAVELLE [1883-1951] Membre de l’Institut Professeur au Collège de France (1991) L’EXISTENCE ET LA VALEUR Leçon inaugurale et résumé des cours au Collège de France (1941-1951) Préface de Pierre Hadot Un document produit en version numérique par un bénévole, ingénieur français qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de Antisthène Villeneuve sur Cher, France. Page web . Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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existence et valeur

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Page 1: Existence Et La Valeur

LOUIS LAVELLE [1883-1951]

Membre de l’Institut Professeur au Collège de France

(1991)

L’EXISTENCE ET LA VALEUR

Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France (1941-1951)

Préface de Pierre Hadot

Un document produit en version numérique par un bénévole, ingénieur français qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de Antisthène

Villeneuve sur Cher, France. Page web.

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Louis Lavelle, L’existence et la valeur. (1991) 2

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Louis Lavelle, L’existence et la valeur. (1991) 3

Cette édition électronique a été réalisée par un bénévole, ingénieur français de Villeneuve sur Cher qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de Antisthène, à partir du livre de :

Louis Lavelle L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours au Collège de France, 1941-1951.

Paris : Documents et inédits du Collège de France, 1991, 149 pp.

Police de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les citations : Times New Roman, 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’. Édition numérique réalisée le 2 septembre 2014 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

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Louis Lavelle (1962)

L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

Paris : Documents et inédits du Collège de France, 1991, 149 pp.

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REMARQUE Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une œuvre pas-

se au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e). Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il

faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e). Respectez la loi des droits d’auteur de votre pays.

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[7]

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Table des matières Préface par Pierre HADOT [9] Leçon inaugurale par Louis LAVELLE [15] Résumés de cours

1941-1942 [39] 1942-1943 [47] 1943-1944 [53] 1944-1945 [63] 1945-1946 [71] 1946-1947 [81] 1947-1948 [91] 1948-1949 [101] 1949-1950 [109] 1950-1951 [121]

Témoignage par Louis LAVELLE [133] Louis Lavelle par Jean BARUZI [145]

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[9]

L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

PRÉFACE

par Pierre Hadot Professeur au Collège de France

Retour à la table des matières

M. Foucault a dit : « S’il est vrai que la philosophie grecque a fon-dé une rationalité dans laquelle nous nous reconnaissons, elle soute-nait toujours qu’un sujet ne pouvait avoir accès à la vérité à moins de réaliser d’abord sur lui un certain travail qui le rendrait susceptible de connaître la vérité. Le lien entre l’accès à la vérité et le travail d’élaboration de soi par soi est essentiel dans la pensée ancienne et dans la pensée esthétique » 1

1 H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault, Paris, 1984, p. 345.

. Cette liaison entre l’accès à la vérité et l’élaboration de soi par soi était essentielle aussi dans la pensée de L. Lavelle : « La vérité ne peut jamais pénétrer que dans une conscience qui s’en montre digne ». « La vérité est un acte vivant... on ne peut la trouver sans la produire en soi et sans inviter autrui à la produire aussi en lui-même. Elle se prouve par son efficacité, par la communication qu’elle établit entre nous et l’univers, entre nous et tous les autres êtres dans la connaissance du même univers (L’erreur de Narcisse, p. 168 et 229) ». Car, pour lui, si la démarche fondamentale de la philo-

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sophie consistait à prendre conscience de soi, cette prise de conscien-ce du moi n’était pas la découverte d’un objet, d’une essence déjà achevée (une telle conception était, à ses yeux « l’erreur de Narcis-se »), mais l’expérience d’un acte, « d’un acte que nul être au monde ne peut accomplir à notre place » (Leçon inaugurale), « un acte dont je dispose et qui met en jeu ma liberté, c’est-à-dire le pouvoir de créer moi-même ce que je suis », (Cours de l’année 1941-1942). Exacte-ment, le fait primitif, d’où peut partir la philosophie, était pour [10] L. Lavelle, ma propre insertion dans le monde, « ma responsabilité à l’égard de moi-même et du monde ». « L’expérience avec laquelle commence tout à la fois l’émotion que la vie nous donne et la révéla-tion de notre être propre, ne consiste donc pas dans le spectacle dé-ployé devant notre regard et dont nous faisons nous-même partie, mais dans la mise en jeu d’un mouvement que nous sommes capable d’accomplir, qui dépend de notre seule initiative, qui nous éveille à la conscience de nous-même et qui, en changeant l’état du monde, nous montre l’empire même dont nous disposons. Dès que je suis attentif au pouvoir que j’ai de remuer le petit doigt, je répéterai cent fois ce geste avec le même émerveillement. À ce moment-là seulement je commence à saisir le réel par le dedans, c’est-à-dire dans l’activité même dont il dérive, qui forme mon être même et que j’ébranle ou que je retiens par une simple décision qui dépend de moi seul. Cepen-dant le mouvement n’est ici que le signe et le témoin d’une activité plus secrète. Mais il suffit à montrer qu’au lieu de me trouver pris dans un devenir sans fin où je ne cesse de m’échapper à moi-même, je ne saisis au contraire ce que je suis que dans cet acte par lequel je m’arrache moi-même au devenir pour recommencer sans cesse à être, et sans lequel je ne percevrais pas le devenir lui-même. C’est là un acte de création qui est toujours un consentement à ce que je veux penser, produire ou être (De l’acte, p. 10). »

On ne peut prendre conscience de cet acte que nous sommes qu’en l’accomplissant en quelque sorte, donc par une action de soi sur soi, une conversion, conversion d’ailleurs toujours fragile et précaire, qu’il faut reconquérir à chaque instant, mais qui change à la fois notre être et notre conscience. Comme le dit L. Lavelle (De l’acte, p. 472) : « L’acte est toujours acte de volonté ». « L’acte volontaire constitue la conscience elle-même ». « Il crée la lumière qui l’éclaire ».

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Cette prise de conscience, puisqu’elle est prise de conscience de « mon » insertion dans le tout, est une expérience de « présence », présence du moi aux autres « moi », présence du moi au Tout, du Tout au « moi », c’est l’expérience de ce que L. Lavelle appelait la présen-ce totale, l’être total se confondant avec la mutualité de toutes les pré-sences ou possibles.

Une des principales caractéristiques de la philosophie de L. Lavel-le, c’est de prendre pour point de départ de la philosophie le « moi vivant » comme le dit la Leçon inaugurale, donc le moi vivant dans un corps, [11] « qui fonde son existence, non point en se séparant de l’univers, mais en communiquant avec lui ». C’est pourquoi Maurice Merleau Ponty, dans sa propre Leçon inaugurale (et dans les notes qu’il y a ajoutées), soulignait à juste titre l’importance du rapport au monde, de la temporalité, on pourrait même dire, de la finitude, dans la philosophie de L. Lavelle : « L’absolu habite chacune de nos entre-prises, en tant qu’elle est faite une fois pour toutes et ne recommence-ra jamais plus. Il vient à notre vie de sa temporalité même »... En fa-veur de cette interprétation, on pourrait citer ce beau texte, tiré de L’erreur de Narcisse (p. 200), où transparaît si bien l’importance de l’unicité du présent et du « monde », aux yeux de L. Lavelle : « L’habitude me rend aveugle et indifférent à l’égard de toutes les choses extraordinaires qui remplissent le monde, de la lumière, du mouvement de ma propre existence, et de vous qui m’adressez la pa-role et qui tout à coup venez au devant de moi : mais sans elle, je ne verrais partout que des objets d’épouvante ou des présences miracu-leuses. L’enfant sait bien que ce sont les objets les plus familiers qui, quand il les fixe pendant un moment en oubliant tout à coup leur usa-ge, lui apportent le plus d’étonnement. Et l’art le plus parfait est celui qui nous les montre dans une sorte de révélation, comme si nous les voyions pour la première fois. Ainsi sans l’habitude, la réalité s’offrirait à nous d’une manière si directe et si vive, que nous n’en supporterions pas la vue. Nous demandons à l’habitude une sorte de sécurité. Or toutes les entreprises de l’esprit visent non pas, comme on le dit, à l’acquérir, mais à la rompre, afin de découvrir le spectacle fabuleux qu’elle recouvre et qu’elle dissimule toujours. Ainsi les hommes ont bien tort de mépriser l’humble objet qu’ils ont sous les yeux, de faire des rêves stériles d’avenir, d’imaginer au-delà de la mort un monde qui comblerait enfin leur attente. Tout le réel leur est

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donné, mais il est difficile d’en obtenir une image pure. Ce n’est pas en dépassant l’apparence, comme on le dit toujours, qu’on parviendra à saisir la vérité ; car nous avons toujours besoin d’une vérité qui ap-paraisse, et les plus grands esprits nous rendent apparent ce qui jus-que-là nous avait échappé et que l’habitude tout à l’heure ensevelira. Ni derrière le monde, ni au-delà de la mort, il n’existe une autre réalité que celle que nous contemplons aujourd’hui ; mais les uns la repous-sent pour courir après les chimères ; les autres trouvent en elle, selon leur puissance d’amour, toutes les joies de la terre et toutes celles du paradis ».

[12] L. Lavelle avait exposé l’intuition philosophique, dont nous avons

essayé de définir brièvement le contenu, d’une part dans de grands traités métaphysiques, réunis sous le titre : La dialectique de l’éternel présent (1928-1951 : De l’être, De l’acte, Du temps et de l’éternité, De l’âme humaine), d’autre part dans des ouvrages plus courts et plus accessibles au grand public. Les grands traités métaphysiques se pré-sentent comme des suites de théorèmes, démontrés ou commentés, qui développent toutes les implications conceptuelles de l’expérience vi-vante qu’il mettait au point de départ de la philosophie. Ces livres sont austères, d’accès difficile. Les lire attentivement serait, pourtant, cer-tainement un exercice philosophique très fructueux. Les ouvrages plus courts et plus simples : La conscience de soi (1933), L’erreur de Nar-cisse (1939), nous révèlent un tout autre aspect de L. Lavelle. Je dois avouer que, depuis plus d’une quarantaine d’années, j’ai lu, relu, mé-dité L’erreur de Narcisse. J’aime tout dans ce livre : sa forme littérai-re, ses chapitres très courts, d’une ou deux pages, qui invitent à la mé-ditation, le style limpide qui se situe dans la tradition des grands mo-ralistes français, l’atmosphère de lumière, de transparence, de simpli-cité, de pureté, la finesse et la profondeur des analyses morales et psy-chologiques.

Dans L’erreur de Narcisse, apparaît non pas une morale, mais la description d’une forme de vie, d’un mode d’exister, inspiré par l’expérience fondamentale lavellienne, la prise de conscience du moi et de la réalité, non pas comme objet (c’est précisément l’ « erreur de Narcisse »), mais comme acte, comme présence, comme source. De cette intuition naît la représentation d’un mode d’activité qui sera d’autant plus parfaite qu’elle sera « éprouvée comme un pur consen-

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tement à être et à vivre ». « Il faut que chaque acte de ma vie, chaque pensée de mon esprit, chaque mouvement de mon corps soient comme un engagement et une création de mon être même ». « La seule activi-té qui soit réelle, efficace et bienfaisante est celle qui s’exerce invisi-blement... celle qui change les esprits ». « L’action la plus profonde est une action de pure présence ». « On n’a d’action sur un autre être que si l’on ne veut pas en avoir ». « Nul n’agit que par ce qu’il est et non point par ce qu’il vise ». « Nul ne peut connaître la vie de l’esprit si la douceur lui est étrangère. L’animosité, l’amertume ou l’aigreur que l’on rencontre chez quelques-uns sont les marques de l’amour propre ; elles ont un goût de chair qui se mêle alors à toutes leurs pen-sées, quelles qu’en soient la force et la grandeur ». « Si Pyrrhon, qui est le prince des sceptiques, pratiquait, comme on le dit, [13] la dou-ceur véritable, et non point l’indifférence, c’est qu’il y avait chez lui, derrière tous les doutes de la pensée, une participation délicate à l’être et à la vie qu’auraient pu lui envier beaucoup de ceux qui se pronon-çaient sur de tels problèmes avec plus de hardiesse (p. 74 ss. ; p. 196 ss.). »

Que le lecteur nous pardonne, d’avoir, dans une si brève préface, cité littéralement autant de textes de L. Lavelle, mais j’ai pensé qu’il fallait le faire parce que à peu près tous les écrits philosophiques de L. Lavelle sont épuisés et ne se trouvent plus dans le commerce : il était peut-être bon par quelques exemples de laisser entrevoir ce qu’était le frémissement presque lyrique du style de ce philosophe.

C’est aussi la raison pour laquelle il faut saluer avec reconnaissan-ce la publication, dans la collection Conférences, essais et leçons du Collège de France, de la Leçon inaugurale et des résumés de cours de celui qui fut titulaire de la Chaire de Philosophie au Collège de Fran-ce de 1941 à 1951. À ces textes, ont été joints également d’une part l’émouvant Témoignage, paru dans les Études philosophiques de 1951, après la mort du philosophe et qui retrace son itinéraire spiri-tuel, d’autre part une évocation de la figure de L. Lavelle par l’un de ses collègues du Collège de France, J. Baruzi.

Dans la Leçon inaugurale, L. Lavelle définit par rapport à ses pré-décesseurs E. Le Roy et H. Bergson et toute la tradition française, sa conception de la philosophie et le programme de ses recherches pour 1941 : l’existence et la valeur. Dans les Cours de la première heure, L. Lavelle a repris et approfondi les grands thèmes qui se cristallisent

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autour de son intuition fondamentale ; il précise le sens, dans cette perspective, des notions d’existence, de valeur, de participation, d’être et de connaître, les rapports du temps avec l’espace, de l’âme avec ses puissances, de l’idée avec l’esprit, de la passion avec la conscience. A la seconde heure, est reprise, dans les trois premières années, une re-cherche entreprise dans son premier livre La dialectique du monde sensible et destinée à montrer la liaison étroite qui existe entre les fonctions particulières des différents sens dans l’acquisition de notre expérience du monde et les fonctions fondamentales de la conscience. Les années suivantes, L. Lavelle préfère traiter des sujets d’histoire de la philosophie : Descartes, Malebranche, Leibniz, Spinoza, Plotin et Aristote.

[14] Tous ces textes permettront à nos contemporains un premier

contact avec une pensée qui n’avait d’autre ambition que d’éveiller les autres esprits à la conscience de soi. Comme le dit la Leçon inaugura-le : « La philosophie est toujours actuelle et personnelle : il n’y a de philosophie que d’aujourd’hui, celle que je puis maintenant penser et vivre. La philosophie la plus ancienne, dès qu’un esprit s’en empare, recommence une autre carrière, comme s’il l’avait lui-même créée ».

P. H.

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[15]

L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

LEÇON INAUGURALE

faite au Collège de France le 2 décembre 1941

Retour à la table des matières

Mesdames, Messieurs, Au moment de commencer cette leçon inaugurale, je suis heureux

d’exprimer mes remerciements et ma reconnaissance à l’Assemblée des professeurs du Collège de France qui m’a fait l’honneur de me désigner par son vote pour occuper la chaire de philosophie dont la vacance venait d’être déclarée et à Monsieur le Secrétaire d’État à l’Éducation Nationale qui a bien voulu agréer et confirmer par sa dé-cision la proposition de cette assemblée. Mais ce n’est pas sans émo-tion que je mesure la responsabilité qu’ils m’ont cru capable de porter, d’abord en maintenant cet enseignement traditionnel de la philosophie pure qui doit satisfaire aux ambitions les plus hautes de la réflexion humaine, mais auquel il n’y a pas un esprit sincère qui ne craigne de se sentir inégal, ensuite en me proposant comme modèles les maîtres illustres qui m’ont précédé dans cette chaire et dont la présence, je l’espère, y demeurera toujours vivante, enfin en m’obligeant à sou-mettre ma propre pensée à un examen sévère pour discerner en elle ce qui est digne d’en être communiqué à un auditoire si attentif et si cultivé et pour ne point manquer, en face des besoins les plus pro-

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fonds et les plus constants de la conscience et dans la situation anxieu-se où notre époque l’a placée, à ce qu’elle est en droit d’attendre et d’espérer.

La philosophie est de toutes les disciplines de l’esprit celle à la-quelle nous demandons le plus et qui nous émeut le plus profondé-ment. Quand [16] on feint d’ignorer ce qu’elle est, c’est pour témoi-gner qu’elle n’a point d’objet propre, comme la grammaire ou la phy-sique, et que nous ne pouvons la distinguer de notre vie elle-même dès qu’elle commence à s’interroger sur son propre destin. Elle fait taire toutes nos préoccupations particulières, elle interrompt toutes les be-sognes dans lesquelles nous étions engagés pour nous mettre en face de nous-même et nous obliger à chercher le sens de cette existence qui nous est donnée et qu’il nous appartient de remplir ; mais elle ne nous sépare du monde que pour nous permettre d’en découvrir l’essence cachée, elle ne nous divertit de nos tâches les plus familières qu’afin de donner à la plus humble une lumière intérieure qui la justifie.

Nous sentons tous que la découverte philosophique doit résider dans une vue très simple que nous cherchons à obtenir sur ce tout de l’Etre où notre être propre vient s’inscrire par un miracle de tous les instants ; mais c’est cette vue très simple qui est aussi la plus difficile à acquérir. Elle traverse parfois notre pensée comme un éclair, mais il est presque impossible de la maintenir et de la fixer. Il arrive que l’accumulation de nos connaissances la trouble, au lieu de la confir-mer et de l’étendre. Nous ne parvenons qu’avec la plus grande peine à la traduire par des mots ; et les difficultés du langage philosophique, l’abstraction qu’on lui reproche, sont l’effet de cette gageure par la-quelle, sans rien altérer de sa pureté, nous voulons pourtant en prendre possession par l’analyse, en retrouver la présence dans tout ce que nous sommes capable de voir, de penser et de sentir. Aussi, n’y a-t-il qu’une philosophie, comme il n’y a qu’un monde : et les différences que l’on observe en elle mesurent seulement son degré de profondeur. C’est pour cela aussi que la philosophie ne connaît pas le même pro-grès dans le temps que les sciences de l’univers matériel : Platon, Saint Thomas, Descartes, si l’on néglige ce qui les rattache à leur épo-que, c’est-à-dire le langage, les mœurs et l’état de leurs connaissances, si l’on cherche le centre indivisible de leur pensée et leur intention la plus secrète, sont nos contemporains. C’est pour cela enfin que la phi-losophie, comme la vie qui recommence chaque matin, est toujours

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identique et toujours nouvelle : c’est qu’il n’y a en elle aucun objet que l’on rencontre et que l’on quitte, qui nous séduit ou qui nous rebu-te. C’est qu’elle est la conscience elle-même qui ne cesse de se créer par une constante attention à cette intimité du réel où chaque chose se découvre à elle dans son état naissant, au point où le temporel semble s’écouler de l’éternel.

[17] Telle est l’idée de la philosophie que se sont faite mes deux prédé-

cesseurs dans cette chaire. Monsieur Édouard Le Roy avait succédé à Henri Bergson en 1921 : il le suppléait depuis six ans déjà. Son esprit s’était attaché depuis longtemps à cette « philosophie nouvelle » sur laquelle il avait écrit un petit livre, qui semblait inaugurer une sorte de renaissance spirituelle : nul penseur de notre pays ne lui est demeuré plus fidèle et n’a gardé à son égard pourtant plus de liberté. Monsieur Édouard Le Roy était venu des mathématiques à la philosophie ; par un exemple rare, il n’a cessé de donner ces deux enseignements à la fois : mais la rigueur même à laquelle une telle science l’avait accou-tumé l’obligeait à s’interroger sur le fondement de cette satisfaction qu’elle donnait à son esprit dans le domaine qui était le sien, et qui demeurait pourtant sans contact avec ses aspirations les plus profon-des et les plus essentielles. De là la sympathie qu’il devait marquer de bonne heure pour une pensée qui faisait de l’intellect un instrument destiné, comme il l’était peut-être déjà pour Descartes, à régler notre action sur les choses et à nous en rendre maître, mais qui cherchait à surprendre au fond de notre conscience dans la pure intuition que nous avons de la vie une sorte de genèse spirituelle de nous-même et de tout le réel. Tandis que l’analyse ne cesse de découper la réalité en objets et en concepts séparés qui sont toujours en rapport avec nos besoins, l’intuition, changeant la direction de notre regard, retrouve à sa source même la continuité de l’élan qui anime notre propre vie et qui la dépasse, mais qu’elle cherche toujours à accueillir et à promou-voir. Que l’on ne pense pas qu’une telle manière de philosopher rende inutiles tous les efforts de la réflexion, puisque c’est la réflexion elle-même qui, nous détournant du spectacle que le monde nous donne, nous permet de chercher la présence au fond de nous-même de l’acte qui nous fait être, ni qu’elle méprise ces raisons logiques qui sont les seules garanties de notre pensée, bien que ces raisons, au lieu de fon-der l’expérience que nous prenons de la vie, se fondent au contraire

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sur elle, semblables à un faisceau de lumière qu’elle produit et qui l’enveloppe de ses rayons.

L’idée centrale de Monsieur Édouard Le Roy, c’est que la vie est un pouvoir d’invention qui ne cesse de multiplier et de renouveler ses propres créations, dont les plus pures et les plus hautes sont les créa-tions de l’esprit. C’est le même élan indivisé qui soulève tout l’univers et produit tour à tour une forme végétale ou animale, une idée nouvel-le, une œuvre d’art ou un acte de charité. Mais cet élan risque toujours de [18] fléchir et de retomber : alors il cède aux lois de l’inertie et de la moindre action. Il s’emprisonne dans la matière, dont il aura dé-sormais à vaincre les résistances, dans l’habitude, où la liberté se change sans cesse en nature. Et ce n’est pas sans une certaine anxiété, mais qui doit redoubler notre courage, que nous voyons les lois du monde matériel produire toujours l’effet le plus probable et l’action libre, l’effet le plus improbable.

Ainsi, l’intuition ne se borne pas à approfondir la conscience soli-taire que nous avons de nous-même : car cette conscience adhère à tout le réel ; elle ne cesse de plonger dans l’obscurité de ses origines cosmiques dont elle s’est peu à peu dégagée comme une aube qui an-nonce le jour ; et elle ne cesse de remonter jusqu’au foyer où elle em-prunte sa lumière. Aussi a-t-on vu Monsieur Édouard Le Roy s’attacher tour à tour à scruter avec autant de probité que de science les problèmes de l’évolution pour décrire cette admirable réussite par laquelle l’homme s’est délivré peu à peu des chaînes de l’animalité qui menaçaient sans cesse de l’asservir, et chercher dans le problème de Dieu, avec toute sa sincérité et toute son ardeur intérieure, à élever notre âme vers cette puissance de tout créer qui nous rend à notre tour créateur de nous-même. C’est ici sans doute que Monsieur Édouard Le Roy nous découvre moins encore le dernier terme de sa doctrine que l’inspiration qui la pénètre et qui la féconde. Le problème de Dieu est pour lui le même que le problème de l’esprit humain : Dieu est l’objet d’une expérience qui est au fond même de notre inquiétude et que nous n’avons jamais fini d’épurer. C’est lui qui surmonte toutes les formes de la séparation, celle que produit hors de nous la matière et en nous-même, l’égoïsme. Il rend possible la coordination de toutes les pensées et de toutes les volontés. Il est non seulement ce par quoi je pense et qui est présent à toutes mes pensées mais ce par quoi je

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veux, d’une volonté plus profonde que mes volontés particulières, qui les fonde et qui les justifie, bien que celles-ci la trahissent toujours.

Mais il est impossible de parler de Monsieur Édouard Le Roy et de prononcer le nom même de la chaire dans laquelle il a maintenu pen-dant vingt six ans la tradition du spiritualisme français, sans évoquer la mémoire d’Henri Bergson qui s’est éteint au début de cette année après la carrière la plus glorieuse, dont les cours autrefois attiraient notre jeunesse par cette sorte de secret spirituel qu’ils laissaient pres-sentir et que [19] nous n’achevions jamais de convertir en doctrine, dont les livres n’ont cessé d’être relus par plusieurs générations depuis un demi-siècle sans que personne puisse être sûr d’en avoir pénétré l’essence la plus subtile. Nul philosophe n’a paru d’abord plus aisé, plus éloigné de toute technicité, plus plein de grâce et d’enveloppement : mais nul aussi n’est peut-être plus difficile, plus insaisissable, plus plein de détours et de lointains. Nul n’a exercé une influence plus étendue ni plus profonde : on oserait à peine dire qu’il a eu un véritable disciple. Et pourtant, on ne saurait contester qu’il y ait une sorte de révolution bergsonienne, comme il y a eu une révolution cartésienne et qu’elle lui soit semblable et contraire. Elle lui est sem-blable parce que, comme toutes les révolutions philosophiques, elle est un retour vers cette intériorité de l’être à lui-même où le moi cher-che un contact personnel avec l’absolu ; et elle lui est contraire, au moins en apparence, parce que, au lieu de mettre notre confiance dans l’acte de l’intelligence qui cherche à produire le réel, comme il produit les mathématiques, elle la met dans l’acte de la vie qui est nôtre et plus que nôtre, qui descend jusque dans l’intimité de notre corps et monte jusqu’à la pointe de l’esprit pur. Telle est la raison aussi pour laquelle le cartésianisme est une méthode qui oblige notre pensée, tandis que le bergsonisme est une atmosphère où elle respire.

Ce serait méconnaître sans doute le message d’Henri Bergson que de vouloir l’enfermer dans le contour arrêté d’une doctrine : en ce sens on peut dire qu’il va au delà de toutes les doctrines. Il tient tout entier dans la résonance de certains mots très simples et très mysté-rieux comme ceux d’intuition, de durée, de mémoire pure, d’élan vi-tal, de clos et d’ouvert, qui agissent sur nous à la manière d’un charme parce qu’ils découvrent en nous cette infinité vivante dont nous som-mes les membres et que nous pouvons tantôt interrompre pour la confisquer à notre profit et tantôt assumer dans une sorte de générosité

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désintéressée et créatrice. Il y a dans toute cette philosophie une flui-dité presque immatérielle où tous les concepts semblent se dissoudre : mais ce n’est pas par cette facilité imprécise qui est un renoncement à l’analyse ; c’est plutôt par cette exigence de rigueur qui, poussant l’analyse jusqu’au dernier point, retrouve toujours en elle la continuité qui la supporte et qu’elle ne réussit jamais tout à fait à briser. Il n’y eut point sans doute d’esprit plus attentif au réel qu’Henri Bergson, plus soucieux de ne le jamais quitter, plus exact à le décrire, plus sub-til à saisir toutes ses [20] nuances, à distinguer de ses assises profon-des les formes passagères qui le dissimulent et avec lesquelles on le confond presque toujours.

On en a fait le philosophe du devenir, un nouvel Héraclite. Et le langage même dont il s’est servi nous invitait à le regarder comme tel. Mais les contraires sont voisins. Cet esprit si aigu et si maître de lui semble nous incliner vers l’indétermination et vers l’abandon : on peut penser que c’est une indétermination plus difficile que toutes les défi-nitions, un abandon plus laborieux que tous les refus. Il nous demande de ne point laisser notre activité intérieure s’emprisonner dans des termes immobiles : l’objet, le concept, l’habitude, où elle viendrait se briser et mourir. Mais en nous pressant de les dépasser toujours, il nous oblige à retrouver sa source incorruptible et indivisée. Comme on ne rencontre l’immédiat qu’en triomphant de toutes les médiations et la spontanéité de la vie qu’en résistant à tous les obstacles qui en arrêtent le cours, on ne s’engage aussi dans le devenir que pour éviter d’être paralysé par l’immobile, on ne quitte l’espace pour la durée qu’afin d’obtenir une présence constante à la création de soi-même et du monde. Car ce qui compte ici, c’est beaucoup moins le flot mou-vant du créé que l’élan qui, à chaque instant, le produit. Péguy ne s’y est pas trompé, lui qui a admiré Bergson plus qu’aucun homme au monde, parce qu’il nous révélait, non pas, comme on pourrait le croi-re, la valeur métaphysique du temps, mais la valeur métaphysique du présent, toujours nouveau, frais et créateur et qui en chaque instant ne cesse de donner naissance à son propre avenir comme à son propre passé. En lui le temps se ramasse et s’abolit. Loin que ce soit le temps qui engendre tout ce qui est, c’est le présent qui engendre le temps avec tout ce qui le remplit. Peut-être même que pour saisir la signifi-cation la plus profonde de la pensée bergsonienne il faudrait, au lieu, comme on est tenté de le faire, de regarder vers l’avenir comme vers

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le terme de toutes les espérances et de toutes les promesses, regarder vers le passé qui, loin d’être un passé révolu, est un passé vivant où tout retourne à la fin, non point, comme on le croit, pour y mourir, mais pour nous donner la possession spirituelle de tout notre présent. Ce serait Matière et mémoire plutôt que l’Évolution créatrice qui se-rait alors le grand livre d’Henri Bergson et on peut penser qu’il n’a point encore achevé de nous livrer tout son secret.

[21] La pensée de M. Édouard Le Roy et celle d’Henri Bergson peuvent

être considérées comme exprimant les caractères essentiels de la phi-losophie française telle qu’elle s’est constituée à l’époque de Descar-tes, telle qu’elle s’est développée ensuite avec une admirable continui-té à travers la diversité des tempéraments individuels. À ces caractè-res, tout penseur de notre pays doit demeurer fidèle sous peine de n’y trouver qu’une audience incertaine et momentanée. Nous dirons donc que toute philosophie française est d’abord une philosophie de la conscience : elle prête peu de crédit à l’inconscient ou le relègue dans les parties basses de notre nature que le propre de la conscience est précisément de pénétrer et d’éclairer. Elle ne renonce pas aisément aux idées claires et distinctes, non pas qu’elle mette la clarté au-dessus de la profondeur, mais elle sait que la clarté dans les choses profondes est une facilité atteinte difficilement. Elle ne méprise pas le sentiment, mais elle sait qu’il est comme une flamme obscure qui, lorsqu’elle est nourrie de matériaux assez purs, se change en un rayon de lumière. Elle plonge dans l’expérience la plus commune, qui est la plus essen-tielle et la plus vraie : elle aspire à parler un langage si simple qu’il puisse être compris des moins savants et que les plus habiles pourtant n’en épuisent jamais le sens. Le génie français est éminemment psy-chologique : rien ne nous intéresse autant que de nous connaître, de connaître ceux avec qui nous vivons, de former avec eux une société intellectuelle en apprenant comme eux à nous conduire par de mutuels exemples et de mutuelles leçons. Nous sommes toujours à la décou-verte de notre propre moi, nous craignons qu’il ne nous échappe par défaut de lucidité ou par excès d’application. Nous connaissons mieux que personne tous les détours et tous les tourments de l’amour-propre. Mais nous aspirons à nous en délivrer. Notre moi veut s’arracher à la solitude, au lieu de s’y enfermer : il cherche à se porter naturellement vers ce sommet de lui-même où il entre en commerce avec tout ce qui

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est, avec les choses, dont il fait les véhicules de ses desseins, avec les idées, qui lui en donnent une sorte de possession intellectuelle et dé-pouillée, avec les autres êtres qui sont les témoins et les médiateurs de toutes ses pensées, avec Dieu lui-même, qui est comme une vérité omniprésente dont il a besoin pour les soutenir et les justifier. Dira-t-on que le Français n’a pas la tête métaphysique ? Mais on lui reproche aussi d’introduire la métaphysique partout, jusque dans ses actions les plus familières et dans ses discussions les plus futiles, tant il est vrai qu’il ne peut jamais se passer de ce contact avec l’absolu [22] qui, seul, donne à son esprit l’apaisement et la sécurité. Seulement, il ne conçoit jamais cet absolu que comme devenant présent à sa conscien-ce elle-même, à mesure qu’elle s’aiguise et qu’elle s’approfondit. La vie est pour lui un dialogue du moi avec l’absolu et la métaphysique, une psycho-métaphysique.

On le voit bien quand on examine les philosophes les plus repré-sentatifs de notre pays depuis Descartes. Que nous nous soyons re-connus en lui depuis trois siècles, malgré quelques éclipses, que l’on tente de s’en prendre à lui aujourd’hui comme si la France voulait s’en prendre à elle-même de ses propres malheurs, c’est le signe sans doute qu’il y a dans sa doctrine une expression profonde des besoins de no-tre esprit, qui sont les besoins même de l’esprit humain, à condition qu’on ne se risque à aucune interprétation qui la défigure. La gloire de Descartes, c’est d’avoir retrouvé à jamais cette expérience de l’intériorité, qui est sans doute l’expérience du moi par lui-même, mais d’un moi qui, en s’identifiant avec la pensée, exige de lui-même qu’il s’élargisse au delà de l’opinion, au delà de l’amour-propre, jus-qu’à la mesure d’une vérité qui est la même pour tous. Le célèbre « je pense », dont on a tant abusé et tant médit, ne se soutient que par son rapport avec une pensée infinie dont il participe et sans laquelle il ne serait rien. Et notre moi lui-même, loin d’être comme un îlot séparé dans l’immense univers, s’enracine en lui par le corps, où il risque toujours de devenir l’esclave des passions, et ne s’en délivre que pour se soumettre à un ordre qui le dépasse et que le rôle de la raison est de reconnaître plutôt que de créer. Notre liberté s’exerce entre ces deux extrêmes ; et il y a une sagesse cartésienne qui la guide, et que chacun de nous met à l’épreuve dans tous les événements de sa vie quotidien-ne.

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Malebranche a moins de gloire, mais il est peut-être notre plus grand philosophe : car nul autre sans doute n’a été un psychologue aussi attentif, ni un métaphysicien aussi pur. Et sa pensée tout entière est une circulation ininterrompue entre le moi et Dieu. Dissipant l’ambiguïté qui subsistait dans le « je pense » cartésien, que l’on vou-lait réduire tantôt au moi individuel, tantôt à la pensée désincarnée, Malebranche conteste à Descartes que le moi lui-même soit la chose du monde la plus aisée à connaître ; je ne connais que des objets, mais si le moi est mien, c’est que je le sens comme mien. Ainsi, toute notre intimité psychologique s’ouvre à nous dans cette pénombre émouvan-te que nous ne parvenons [23] jamais à rendre tout à fait claire. C’est au-dessus d’elle qu’il faut hausser son regard pour contempler ces idées qui sont la vérité de Dieu, et non point la nôtre, que nous voyons en lui, et non point en nous, pour recevoir de lui cette puissance mira-culeuse d’agir selon les occasions qu’il nous propose, dont nous pou-vons toujours mesurer et qui nous place toujours à mi-chemin entre la chute et la rédemption.

Voyez plus près de nous ce délicat Maine de Biran, si profond, si tourmenté, si méconnu, et qui ne pouvait être d’aucun autre pays. C’est son corps, d’abord, qui lui impose sa présence sensible, qu’il ne peut renier comme sien et dont il ne parvient pas à vaincre la résistan-ce. Il s’y emploie pourtant et c’est alors que naît en lui le moi vérita-ble, qui ne peut jamais éliminer l’autre et qui poursuit avec lui un dia-logue ininterrompu. C’est ce dialogue qui est nous-même, c’est-à-dire une incessante confrontation en nous de l’activité et de la passivité. Mais si la passivité vient du corps et appartient encore à notre expé-rience psychologique, l’activité, c’est-à-dire la volonté, vient elle-même de plus haut. C’est nous seul qui en disposons : et c’est au point où elle s’introduit que nous pouvons véritablement dire je ou moi. Et pourtant cette activité laborieuse, toujours vouée à l’effort et souvent à l’échec, appelle une passivité nouvelle qui nous en délivre et qui l’achève. Celle-ci est de sens opposé à la passivité du corps, elle est comparable à l’inspiration et à la grâce. Et dans son exercice le plus parfait, la liberté ne peut que la reconnaître et lui être docile.

Parmi les philosophes d’hier, il suffit d’évoquer les noms de Ra-vaisson et de Lachelier pour retrouver la même atmosphère : l’un et l’autre ont peu écrit, bien que leur influence ait été grande ; mais elle a été un effet de la direction de leur pensée plutôt encore que de leur

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doctrine. Ravaisson est un chaînon entre Biran d’une part, Lachelier et Bergson de l’autre. Ce qu’il essaie d’atteindre au fond de notre moi, c’est cette activité même par laquelle il ne cesse de se réaliser, qui le constitue, mais qui le dépasse, qui engendre dans la nature les formes si variées de la vie et qui, dans notre conscience, ne cesse de créer de nouvelles intentions spirituelles, tendue tout entière entre un haut et un bas, un bas qui menace toujours de la retenir, un haut vers lequel elle cherche sans cesse à se hisser, formant indéfiniment des habitudes qui, selon l’usage qu’elle en fait, l’emprisonnent ou la délivrent, et abaissent ou élèvent le ton même de notre vie, retrouvant enfin dans la beauté qu’elle [24] contemple ou qu’elle produit cette incarnation sen-sible qui lui permet de s’accomplir et de faire éclater entre l’esprit et les choses une admirable consubstantialité.

Lachelier, dans un tour plus intellectuel et plus austère, cherchait lui aussi cette pure activité spirituelle qui fonde notre moi individuel et qui l’élève pourtant au-dessus de lui-même. Il examinait les étapes successives de son développement, depuis le mécanisme qui ne peut subsister sans la vie dont il est l’instrument, jusqu’à la liberté qui sup-pose la vie et lui donne sa raison d’être. Mais la liberté elle-même, qui est la cause de ce que nous sommes, nous laisserait enfermé dans les limites de la nature si elle n’était pas une union actuelle avec cette opération infinie par laquelle le monde se fait en nous permettant de nous faire.

On voit assez bien maintenant comment Henri Bergson et M. Édouard Le Roy se trouvent au point d’arrivée d’une lignée de pen-seurs d’inspiration spécifiquement française et pour lesquels la vérité ne peut être découverte que par une réflexion de la conscience sur el-le-même, dans une analyse de ses propres rapports avec tout ce qui est, dans une sorte d’incessante communication entre une nature qui nous donne la vie mais nous assujettit à ses fins, et une liberté qui est la marque de notre indépendance et comme la touche de l’esprit pur.

La philosophie pourtant est l’œuvre commune de tous les hommes qui, à travers les différences de temps et de lieu, sont comme un seul homme qui cherche à accroître la conscience qu’il a de lui-même et de l’univers. Les philosophies des autres peuples sont des ferments qui éveillent en nous des puissances cachées. L’histoire nous apporte non point des idées mortes, mais des idées qui se sont peu à peu obscurcies et qui, dès qu’elles se montrent de nouveau à la lumière, ressemblent à

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une révélation. Mais la philosophie est toujours actuelle et personnel-le : il n’y a de philosophie que d’aujourd’hui, celle que je puis main-tenant penser et vivre. La philosophie la plus ancienne, dès qu’un es-prit s’en empare, recommence une autre carrière comme s’il l’avait lui-même créée. Elle traduit ce qu’il y a en nous d’intime, d’unique et presque d’ineffable : et nous savons que ce secret qui nous est propre est aussi le secret de tous. Elle est universelle comme la science, non point de cette universalité manifestée, dont la présence de l’objet est pour ainsi dire le gage, mais de cette universalité invisible à laquelle chacun accède selon la pureté de son attention intérieure ; elle est l’objet d’une [25] méditation solitaire, mais qui est offerte à tous les hommes et pour laquelle ils se prêtent un mutuel secours.

De même la vérité philosophique n’appartient à aucun temps, mais c’est en nous arrachant au temps qu’elle répond le mieux aux exigen-ces du temps présent. Nul autre temps sans doute n’a ressenti autant que le nôtre le besoin de la philosophie, non point que personne songe à l’invoquer pour qu’elle le divertisse ou le console, car la philosophie est toujours le contraire d’une évasion, mais pour qu’elle lui donne une conscience virile de la signification de l’existence humaine, pour qu’elle lui apprenne à retrouver, derrière les événements qui le meur-trissent, cette activité de l’esprit qui le constitue et qui seule peut lui permettre de les transformer pour en faire les chemins de sa destinée et les moyens de son accomplissement.

Il est vain de vouloir limiter l’ambition de la recherche philosophi-que ; car si, au delà de toutes les apparences qui suffisent à la vie du corps, elle ne nous donne pas un contact avec l’absolu, soit qu’elle prétende nous le faire connaître ou seulement nous le faire pressentir, ou, ce qui vaut mieux encore, lui assujettir notre pensée et notre ac-tion, alors elle est un objet de vaine curiosité, un jeu de notre pensée qui ne vaut pas une heure de peine. Mais aussitôt le doute commence : car cet absolu vers lequel tendent toutes nos aspirations n’est-il pas hors d’atteinte, et si nous l’atteignons, ne va-t-il pas nous décevoir ? En nous, hors de nous, nous ne trouvons que des choses relatives : ce sont elles qui forment le champ de notre connaissance et de notre conduite. Et si nous les abandonnions au profit de cet absolu dont on nous parle, notre vie ne serait-elle pas arrêtée et comme bloquée dans une sorte de perfection immobile qui ne se distinguerait plus pour nous de l’anéantissement ? Nous voulons que notre vie subsiste et

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même que toutes ses puissances se multiplient et se fortifient, et nous voulons en même temps être assurés qu’elles tiennent à l’absolu aussi bien par la source dont elles procèdent que par les effets qu’elles pro-duisent. Or cela n’est point impossible, mais à condition que l’absolu soit au cœur de la vie et non point au delà. On peut même dire que nous en avons une sorte d’expérience, à condition de diriger notre re-gard non point vers les choses du dehors qui ne cessent de passer de-vant nos yeux comme un spectacle évanouissant, mais vers le dedans de notre conscience sans lequel elles ne seraient rien et qui nous per-met de les penser toutes.

[26] Or que nous découvre cette expérience intérieure où nous n’avons

plus aucun objet sur lequel notre attention vienne se poser ? Elle nous découvre une activité que nous exerçons, dont nous pouvons bien dire qu’elle est une activité de pensée, puisqu’elle se pense comme elle pense tout ce qui peut être, mais qu’il faut décrire comme une activité plus encore que comme une pensée, ou qui n’est une pensée que parce qu’elle est une activité et qui ne cesse de se donner l’être à elle-même, comme elle le donne à tout ce que nous sommes capable de connaître ou de vouloir. Elle est la découverte de l’absolu de nous-même qui est un absolu vivant et qui n’est le phénomène de rien. Nous sommes ici en présence de l’esprit, c’est-à-dire du secret d’une liberté qu’il est impossible de violer ou de forcer, d’une faculté de disposer du oui et du non, de consentir ou de refuser, par laquelle je m’engage tout entier et deviens l’auteur de ce que je suis. Elle est l’absolu d’un premier terme avec lequel tout commence et non pas d’un dernier terme avec lequel tout est consommé.

Pourtant cette liberté ne peut pas être considérée comme isolée : le propre de la philosophie, ce n’est pas seulement d’en régler l’emploi, c’est aussi de montrer quelles sont les conditions qu’elle suppose et sans lesquelles elle ne pourrait ni être ni agir. La méthode de la philo-sophie ne peut pas être, comme on l’a cru souvent, de partir des cho-ses les plus basses, dont on peut dire qu’elles possèdent à peine l’existence, pour montrer comment les choses les plus hautes en émergent tour à tour. Ce serait partir encore de celles-ci et chercher à les réduire en laissant croire qu’on les produit. Elle est de s’établir au point culminant où la conscience peut parvenir, où son attention est la plus distincte et son activité la plus pure, afin de décrire d’abord les

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régions obscures qu’il lui a fallu traverser avant de l’atteindre, et qui forment la base même qui la supporte, puis les régions transparentes vers lesquelles elle continue à s’élever, où elle reçoit le plus de lumiè-re et d’où elle découvre le plus vaste horizon.

Ainsi c’est en nous-même qu’est le premier terme de la recherche philosophique ; ce n’est ni dans un terme plus primitif et plus simple dont nous prétendrions dériver et nous-même et le monde, mais en dissimulant que nous les connaissions déjà, ni dans un acte infini et sublime qui aurait créé toutes choses de rien et dont nous ne pouvons rien savoir que par sa relation avec nous, pas même le dessein qu’il aurait eu de [27] nous créer. Mais ce qu’il faut ici entendre par nous-même, ce n’est pas ce moi étroit et égoïste enfermé dans sa conscien-ce comme dans une cellule et qui refuse tout ce qui le déborde, ou ce moi plein d’ambition et d’orgueil qui prétend tirer de lui-même la to-talité de l’univers représenté. C’est le moi vivant dont il s’agit de scru-ter la complexité et les exigences, qui a le sentiment à la fois de son initiative et sa dépendance, qui fonde son existence non point en se séparant de l’univers, mais en communiquant avec lui, qui est toujours à la fois donnant et recevant, qui appelle enfin toutes les autres exis-tences pour le soutenir. La philosophie pourrait donc être justement nommée, si le mot de science pouvait lui convenir encore, la science de la conscience par opposition à toutes les sciences qui portent sur des objets. Seulement la conscience, loin d’être une fermeture du moi sur lui-même est cette ouverture du moi sur le tout sans laquelle le moi ne serait rien.

Mais d’où vient le privilège de la conscience par rapport à tous les objets auxquels elle s’applique, alors que tous les objets paraissent avoir une sorte de subsistance qui permet de les montrer et de les sai-sir, au lieu que la conscience qui les montre et qui les saisit ne peut être elle-même ni montrée ni saisie ? S’il faut dire qu’elle se cache, c’est comme la lumière dans laquelle nous voyons tous les objets plu-tôt que nous ne la voyons elle-même. Mais si elle ne se détache pas de nous pour que nous puissions la contempler comme un spectacle, c’est parce qu’elle est ce spectateur qui est nous-même. Et ce nous-même, c’est le seul point du monde où l’être et le connaître, au lieu de s’opposer, coïncident : telle est la raison pour laquelle l’expérience que chacun a de son propre moi est si émouvante ; ce n’est point seu-lement parce que ces mots moi et mien intéressent un fragment d’être

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avec lequel je me confonds, c’est parce qu’en me confondant avec lui, je pénètre pour mon compte dans l’absolu même de l’être. Alors tout le reste n’est plus pour moi que phénomène.

Non point aussitôt toutefois, comme on le pense presque toujours. Car penser, pour moi, c’est poser d’autres êtres comparables à moi, pourvus comme moi d’initiative et de conscience. Nous découvrons les personnes avant de découvrir les choses. L’enfant, le primitif, per-sonnifient tout ce qu’ils voient ; et nous avons souvent besoin d’un peu d’application pour ne pas les imiter. Et le problème n’est point de savoir comment nous pouvons trouver qu’il y a d’autres personnes dans le [28] monde, mais comment nous pouvons trouver qu’il y a des choses, qui ne soient rien de plus que des choses. Penser le moi d’un autre, ce n’est pas en acquérir la représentation dans sa conscience, car on ne se représente que des objets, c’est le poser en effet comme un autre en vertu de ce même pouvoir que j’ai de me poser moi-même, par un acte de liberté qui me fait tel que je suis et pourrait me faire autre que je ne suis, et qu’il me faut nécessairement appliquer à vous, dès que je commence à avoir avec vous d’autres rapports qu’avec les choses, dès que j’entretiens avec vous un commerce qui ne peut exister qu’entre des consciences, dès qu’au lieu de songer seu-lement à vous utiliser et à vous modifier, comme je le fais pour les choses, j’attends de vous une demande ou une réponse, une communi-cation ou un don, cette attention tournée vers moi et cette intention de réciprocité qui créent entre nous une société spirituelle de tous les ins-tants. C’est cette société entre les consciences qui constitue la vérita-ble réalité : par opposition à une chose, qui n’est jamais qu’un phé-nomène, nous disons justement un être chaque fois que nous avons affaire à une autre conscience, capable de dire moi. Il n’y a pas d’autre existence que celle qui est intérieure à elle-même et possède ce double pouvoir non seulement de connaître et de choisir, mais de se connaître et de se choisir.

Il semble donc que la réflexion philosophique doive suivre une marche inverse de celle à laquelle on est naturellement incliné. Car on pense presque toujours que l’existence, ce sont ces objets matériels que nous voyons et que nous touchons et sur lesquels portent toutes nos actions. Mais notre intention ne s’arrête jamais sur eux. Ils ne sont pas la substance du réel, mais seulement les instruments de notre vie. Loin de juger que l’être véritable puisse résider dans cette machinerie

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qui nous est donnée en spectacle, qui produirait, par on ne sait quelle complication et on ne sait quel raffinement inutile, la conscience que nous en avons, comme une lueur fortuite et périssable, il faut que nous considérions la conscience comme l’être même pris à sa source, dans sa double essence explicative et constitutive, et le monde entier, dont nous pensions qu’il fondait sa possibilité, comme n’ayant de sens que pour elle et par rapport à elle.

Seulement nous ne pouvons nous empêcher de croire que, cette vé-rité une fois découverte, c’est vers le monde matériel qu’il faut nous retourner aussitôt ; et c’est lui qui requiert désormais toutes nos pré-occupations. [29] C’est ainsi que se sont infléchies trop souvent les philosophies de la conscience. Et ce monde qu’elles nous avaient fait quitter, elles n’aspirent presque aussitôt qu’à le retrouver. On ne le subordonne que pour le connaître ; mais il reste la fin de toutes nos pensées. C’est là une illusion dont il est difficile de se délivrer.

Pourtant ma conscience n’a de commerce qu’avec d’autres cons-ciences, et non point avec les choses, bien que celles-ci leur servent à toutes d’obstacle et de point d’appui. Et quand nous nous demandons quel est le monde réel dans lequel nous habitons, ce n’est point cette sorte d’immense désert des choses qui s’étend depuis notre corps jus-qu’aux étoiles, qui nous demeure étranger, quelle que soit sa beauté ; c’est cette société vivante que nous formons avec nous-même et avec toute les autres consciences, qui est invisible et mobile à la fois, mais qui est telle pourtant qu’il n’y a rien en elle d’indifférent, qu’elle don-ne un sens à tout ce que nous faisons, qu’elle est le lieu de toutes les initiatives, de tous les appels que nous pouvons faire et de toutes les réponses que nous pouvons recevoir, qu’elle nous révèle l’infinité d’une solitude qui est la nôtre, et qui pourtant est la vôtre et celle de tous. En cet instant même où je parle, n’est-ce pas le réel que nous touchons dans cette communication entre nos pensées où nous faisons ensemble une sorte d’épreuve idéale de notre destinée ? Par comparai-son, le monde qui nous entoure ressemble à un décor.

Il importe par conséquent que la philosophie, dont nous avons dit qu’elle était la science de la conscience, étudie des relations des cons-ciences entre elles, qui constituent le monde spirituel, avant de s’appliquer au monde matériel qui n’est rien que par elles et qui est appelé seulement à leur fournir le langage par lequel elles s’expriment et les moyens par lesquels elles agissent les unes sur les autres et réus-

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sissent à se comprendre. Il lui appartient de déterminer les lois de cet-te société des esprits hors de laquelle aucun esprit ne peut vivre, qui sont, si l’on peut dire, les lois de la communauté des êtres libres par opposition aux lois de la nature, qui sont les lois de l’enchaînement des choses nécessaires. C’est là une recherche encore neuve, comme si on n’avait pas osé l’entreprendre, ou comme si on avait pensé que la vie suffisait à mettre ces lois en œuvre, sans que la conscience ait à s’occuper de les découvrir. On en trouve des fragments dans les œu-vres des moralistes. Mais ce qu’il importe d’abord de connaître, c’est qu’on ne peut [30] passer de la subjectivité à l’objectivité que par le moyen de l’inter-subjectivité.

Après avoir pris accès dans ce monde de l’intériorité, qui est le seul monde réel, on s’aperçoit bien vite qu’il est impossible de le quit-ter : c’est cette observation qui a donné naissance à l’idéalisme. Mais l’intériorité est à la fois nous et au delà de nous. Elle est en vous comme en moi. Ce qui nous sépare, c’est la matière, et non point l’esprit ; c’est elle dont le caractère fondamental est l’impénétrabilité. Car le propre de l’esprit est de pénétrer partout, dans la mesure préci-sément où il n’est pas retenu et aveuglé par elle. Ainsi, pour ce moi que je suis, lié à un corps et réduit à l’amour-propre, sortir de soi, c’est s’intérioriser davantage. Alors aussi je vous deviens en quelque sorte présent. Nous cessons d’être séparés pour devenir unis, non point dans une unité inerte qui abolit nos différences, mais dans une unité active qui les produit, en les obligeant à coopérer et à se soute-nir. Une telle rencontre entre deux esprits, c’est la découverte de leur double participation à l’esprit pur avec lequel ils ne coïncident point, pas plus qu’ils ne coïncident l’un avec l’autre, mais qui ne cesse de leur fournir, avec la lumière qui les éclaire, la liberté dont ils disposent et dont ils peuvent user tantôt pour surmonter la séparation et tantôt pour l’aggraver. De telle sorte que les lois du monde spirituel, sans pouvoir jamais être violées, fournissent à notre liberté les conditions de son exercice, tout comme les lois du monde matériel fournissent à nos besoins les moyens de se satisfaire et que, dans ces deux mondes, il n’y a rien qui ne puisse nous être donné et qui ne soit en rapport avec un acte qui dépend de nous seul, mais où la totalité du réel se trouve toujours engagée.

C’est alors seulement que nous avons le droit de revenir vers les choses matérielles et de nous demander quel est le sens que nous pou-

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vons leur donner. Ou plutôt il faut dire que ce sens se trouve déjà im-pliqué dans la constitution même de l’univers des consciences. Quand le regard essaie d’embrasser le spectacle que les choses lui offrent, il ne peut jamais les considérer comme se suffisant à elles-mêmes : elles n’ont pour moi d’existence que dans leur rapport avec moi : c’est ce que j’exprime en disant qu’elles sont des phénomènes. Mais cette af-firmation ne peut me contenter. Dès lors il y a trois attitudes que l’on peut prendre en face d’elles : l’attitude du primitif qui les personnifie, qui les considère comme chargées d’intentions à son égard, comme bienveillantes [31] ou hostiles, et qui essaie de se concilier leur faveur ou de conjurer leur malice. Il vit dans un monde mystérieux peuplé d’âmes dont il ne connaît pas les desseins et par lesquelles il se sent parfois protégé et presque toujours menacé. Il y a l’attitude du savant qui n’envisage dans le phénomène que ce qu’il peut nous montrer : en lui ôtant toute existence spirituelle, il le réduit à l’inertie pure, il ne lui laisse de rapport qu’avec son propre corps par lequel, il est vrai, il peut agir sur lui de manière à en faire un instrument qui le prolonge et multiplie indéfiniment sa puissance ; le monde matériel alors n’a de sens que pour que nous puissions le conquérir et nous en servir. Tel est le point où Descartes encore s’était arrêté. Mais il y a une troisiè-me attitude qui change nos rapports avec ce monde : c’est celle qui, le confrontant sans cesse avec chaque conscience, trouve en lui non pas seulement le point d’application de son activité, mais le moyen pour elle de porter témoignage aux yeux de toutes : en ne cessant jamais de les séparer, il leur permet pourtant de communiquer entre elles à la fois par l’expérience qu’elles en ont et qui est comme une médiation entre leurs pensées, et par les modifications qu’elles lui impriment et qui sont comme autant de médiations entre leurs volontés.

En prenant les choses sous cet aspect, on s’aperçoit qu’il est im-possible d’épuiser la richesse significative du monde matériel : il est intentionnel comme pour le primitif, mais parce qu’il est le porteur possible de l’intention d’une autre conscience à l’égard de la mienne ; il est l’objet inerte de mes entreprises comme pour le savant, mais à condition qu’il y ait une conscience qui décide de cette entreprise au nom de la valeur et non pas seulement de la réussite. Mais il est bien davantage : témoin, médiateur, obstacle et instrument tout à la fois, véhicule de tous mes desseins et épreuve qui les juge, il change de forme selon ce que j’en attends ou ce que je lui demande, pour me dé-

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couvrir, dans le désintéressement d’une contemplation absolument pure, cette complicité secrète avec toutes les puissances de mon âme qui fait éclater une beauté ignorée jusque dans ses parties les plus humbles et les plus communes.

Telles sont, Mesdames et Messieurs, les lignes générales qui défi-nissent l’enseignement que nous voudrions donner. Chercher l’absolu en soi et non hors de soi, dans l’expérience la plus intime, la plus pro-fonde et la plus personnelle, mais un absolu dont nous ne faisons que participer, qui du moins fonde notre existence même dans une com-munication [32] toujours nouvelle avec tous les êtres par l’intermédiaire de toutes les choses ; relever la dignité d’une psycho-logie qu’une certaine science et qu’une certaine métaphysique nous ont également appris à mépriser ; ne point rejeter l’intelligence com-me on est tenté de le faire, quand son rôle est de nous révéler les maux dont nous souffrons, mais non pas de les produire ; ne se confier à l’émotion que quand elle s’est purifiée dans la lumière de la pensée : telles sont les exigences de la pensée française auxquelles nous vou-lons demeurer fidèle. Ce n’est point en évitant le contact avec l’absolu, mais en essayant de le retrouver dans chacune des démarches de notre vie, que nous donnerons à celle-ci sa véritable signification, qui doit nous rendre capable de mesurer son poids et d’accepter de le porter.

Ce sont là aussi les raisons qui expliquent le sujet de cours que nous avons choisi cette année : en étudiant l’existence, nous essaie-rons d’acquérir la conscience la plus lucide et la plus dépouillée de cet acte même qui nous permet de dire moi, qui nous replace au milieu du monde, mais en nous donnant cette intimité unique et secrète qui fait paraître le monde tout entier comme un spectacle étranger avant que nous trouvions au fond de nous-même une intimité plus reculée enco-re et qui est commune à tous les êtres ; nous chercherons à décrire tou-tes les conditions que cet acte suppose et qui nous obligeront à retrou-ver, dans leurs relations avec nous, tous les aspects de la réalité, telle qu’elle nous est donnée dans une expérience familière dont le sens nous échappe presque toujours ; nous montrerons que cet acte n’est d’abord qu’une possibilité qu’il dépend de nous de réaliser, mais que c’est lui qui engage notre responsabilité et qui fixe notre destin.

C’est pour cela que le problème de l’existence ne peut pas être dis-socié du problème de la valeur. Toute la réflexion philosophique gra-

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vite autour de ces deux questions : qu’est-ce qu’exister, et plus préci-sément, qu’est-ce pour moi qu’exister ? Et si l’existence elle-même ne peut pas être récusée, à quoi bon cette existence ? Possède-t-elle une valeur qui la justifie, qui mérite qu’on accepte de la vivre et qu’on y consacre tous ses soins ? Mais cette question même est pleine de pé-rils. Car on peut y répondre par la négation, ce qui produit le scepti-cisme et le pessimisme, qui sont les deux formes du désespoir. Pour-tant il serait vain d’exiger que notre vie possédât une valeur par elle-même indépendamment de cet acte libre qui est son essence véritable, et que nul être au [33] monde ne peut accomplir à notre place. Dès que cet acte cesse, dès qu’il commence à fléchir, tout nous est à char-ge. Les plus belles choses deviennent pour nous insignifiantes. Dès qu’il s’exerce au contraire, le monde retrouve la consistance et le re-lief qu’il avait perdus. C’est que l’esprit introduit la valeur avec lui dans chacune de ses opérations : il nous oblige tout ensemble à la dé-couvrir et à la produire. Alors elle devient pour nous l’être même, dont nous n’avions perçu jusque-là que l’apparence ; et il suffit qu’elle se retire pour qu’il ne subsiste plus que l’apparence, l’écorce sans le fruit.

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L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

RÉSUMÉS DES COURS

1941-1951

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L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

RÉSUMÉS DES COURS

1941-1942

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[39] Une série de quinze leçons a été consacrée au problème des rap-

ports entre L’existence et la valeur. On s’est attaché à montrer d’abord l’actualité de ce problème, qui exprime le centre même de la médita-tion métaphysique à toutes les époques, mais qui a reçu de nos jours une forme nouvelle tant par une sorte de réaction contre l’idéalisme intellectualiste que par une certaine influence des événements. L’existence, ce n’est pas l’être abstrait et indéterminé, c’est notre être personnel, temporel, engagé dans une situation et qui se détermine lui-même par la mise en œuvre de ses possibilités. De cette existence même, dès qu’elle est menacée, nous nous demandons si elle possède une valeur, soit que cette valeur lui demeure attachée, soit qu’il nous appartienne de la lui donner.

On a essayé de définir ensuite les conditions qui permettent l’insertion de mon existence dans le monde et qui supposent une inti-mité où je puis dire moi, et une manifestation de cette intimité par la-quelle j’entre en communication avec ce qui me dépasse, je subis son action et je lui impose la mienne. L’intimité ne peut pas résider dans un état que je reçois, mais dans un acte dont je dispose et qui met en jeu ma liberté, c’est-à-dire le pouvoir de créer moi-même ce que je suis. Mais cette liberté est toujours inséparable d’une individualité qui me donne une nature et une place déterminée dans le monde : et c’est dans ce rapport entre ma liberté et mon individualité que l’on voit éclore successivement toutes ces virtualités que le propre de la liberté est précisément de découvrir et d’actualiser. Le moi s’identifie lui-même tantôt avec l’individualité qui le circonscrit, tantôt avec la liber-té qui le porte toujours au delà : il est à la rencontre des deux. C’est pour cela qu’il est, à l’égard de tout ce qui est, dans un état à la fois de séparation et d’union, présent et agissant dans le monde et pourtant au-dessus du monde.

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Si on réduisait le moi à l’individualité pure, il ne serait qu’une cho-se parmi toutes les autres ; si on le réduisait à la liberté pure, il ne se-rait [40] qu’un pouvoir indéterminé. L’existence suppose d’abord l’acceptation de mon être individuel et de sa situation historique, sans évasion ni envie, ensuite la recherche de ma vocation personnelle, c’est-à-dire d’une correspondance entre l’exercice de ma liberté et les puissances ou les occasions qui lui sont offertes.

L’existence ainsi définie ne peut se réaliser que dans le temps qui doit être conçu, non pas comme une succession d’événements orientée du passé vers l’avenir, mais comme une conversion, dans le présent, de l’avenir en passé. Si l’avenir est le lieu du possible et le passé le lieu du réalisé, on voit que le temps est le moyen par lequel le possible s’accomplit, c’est-à-dire par lequel notre existence peut devenir notre ouvrage. Le temps est la marque tout à la fois de notre assujettisse-ment, par le passé qu’il fait peser sur nous, et de notre délivrance, par l’avenir qu’il ouvre devant nous. C’est avec le temps que se pose le problème de la valeur de l’existence qui sans lui serait comparable à une donnée sur laquelle il serait vain et impossible de s’interroger. Mais le temps met notre existence en question à chaque instant. Il la « possibilise » et nous contraint à nous demander si elle mérite qu’on en assume la charge. Il ne nous permet pas de demeurer dans l’indifférence. Il oblige la conscience à opposer sans cesse à un objet qu’elle contemple une fin qu’elle désire ou qu’elle veut. Entre les dif-férentes fins possibles il l’oblige à choisir, par une comparaison où elle pèse leur valeur, comme elle doit peser la valeur même de la vie en la comparant avec le néant. La valeur naît au moment par consé-quent où la vie même est mise en suspens, où elle devient pour nous non pas seulement une option entre le néant et l’être, ni même entre les possibles, mais simplement une possibilité qui n’entre dans l’existence que par nous. La valeur c’est ce qui légitime ce passage de la possibilité à l’existence.

Or, c’était là déjà le problème que s’était posé Platon dans l’antiquité s’il est vrai, d’une part, que l’Idée issue d’une double ré-flexion sur la connaissance et sur la vertu est à la fois le modèle que les choses imitent et la raison d’être qui nous fait agir, et si, d’autre part, l’Idée suprême est elle-même l’idée du Bien dont toutes les au-tres idées participent. Le christianisme a été rapproché du platonisme ; seulement la valeur réside alors non plus dans la connaissance de

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l’idée, mais dans l’acte de la personne ; la médiation devient l’œuvre d’un médiateur ; à l’idéal de mesure qui était celui des Grecs se subs-titue celui d’une vocation qui [41] nous est propre et qui a l’infini de-vant elle. La spéculation ultérieure allie, dans la conception de la va-leur, l’intellectualisme platonicien au personnalisme chrétien, comme on le voit chez Descartes par le rapport du vouloir et de l’idée vraie, chez Malebranche par la subordination de l’ordre de la nature à l’ordre de la grâce, chez Leibniz par l’irréductibilité de la nécessité morale à la nécessité logique, chez Kant enfin par le primat de la per-sonne spirituelle sur l’objectivité phénoménale. Nietzsche, en parais-sant briser ce mouvement, le continue. Il chasse la valeur du monde de l’être pour en faire une affirmation du vouloir ; mais il inaugure cette philosophie des valeurs qui s’est développée dans tous les pays du monde depuis un demi-siècle et qui est un renouvellement de l’ontologie qu’elle semble anéantir. Car la valeur est le seul absolu qui puisse nous satisfaire ; mais ce n’est pas l’absolu d’une chose, c’est l’absolu d’un acte par lequel en nous créant nous-même nous créons la signification de notre vie et de tous les objets auxquels notre esprit s’applique. Elle nous apprend à reconnaître que l’être donné est tou-jours un phénomène, tandis que l’être réel est un accomplissement dont le phénomène est l’instrument et l’expression : et dans la mesure où cet accomplissement mérite d’être voulu, il justifie tous les modes de l’existence, non point par le contenu qu’ils nous apportent, mais par l’emploi que nous en faisons.

Une série de quinze leçons a été consacrée à l’étude de La vue,

sens de l’intelligence. Reprenant une conception dont les lignes géné-rales avaient déjà été exposées dans notre thèse sur La dialectique du monde sensible, nous avons tenté de montrer sur l’exemple de la vue comment chaque sens particulier est en corrélation avec l’une des fonctions essentielles de la conscience à laquelle il donne pour ainsi dire une matière et un contenu.

La qualité sensible apparaissait autrefois au philosophe comme une donnée confuse qu’il s’agissait de réduire à des concepts : mais c’est dans la qualité que le réel se découvre à nous, elle ajoute au concept et

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l’achève. Et il y a une multiplicité de qualités différentes qui forment elles-mêmes un système réglé. La relation du sensible et de l’intelligible, telle qu’on la trouve dans toutes les formes de l’intellectualisme, dans le platonisme et le cartésianisme, semble ren-versée, il est vrai, dans [42] le bergsonisme au profit du sensible. Mais dans l’intellectualisme on observe seulement un privilège de la sensa-tion visuelle et dans le bergsonisme un privilège des sensations inter-nes. Le rationalisme et l’idéalisme développent l’un et l’autre certains caractères inhérents à la vision. Le propre de la vision, c’est en effet de nous faire connaître le monde à travers une perspective dont je suis moi-même le centre, ce qui suppose une distance entre l’objet et moi et m’en donne une représentation changeante qui n’a de sens et de ré-alité que pour moi. Et le propre de toute doctrine de la connaissance, c’est de fonder l’étude du rapport entre la représentation et l’objet : 1° sur la correspondance que je puis établir entre les sensations visuelles et les sensations tactiles ; 2° sur un accord entre les représentations issues des points les plus différents, auquel les lois de la géométrie servent de garantie.

La vue est par excellence le sens de l’intelligence parce qu’elle est le sens de l’espace et qu’elle nous permet, dans le simultané, d’appréhender les ensembles les plus vastes, les relations les plus nombreuses et les distinctions les plus fines. Le contact seul nous donne la présence de l’objet ; la vue ne nous en donne que l’image, toujours éloignée. Mais l’éloignement dans l’espace suppose un temps de parcours, c’est-à-dire l’éloignement dans le temps, et permet d’observer la conversion de la perception en mémoire. La vue ne re-présente que l’apparence des choses ; elle phénoménalise le monde ; mais les signes qu’elle nous fournit sont aussi les points d’application de toutes nos actions possibles. De plus, le spectacle qu’elle me donne est intermédiaire entre la présence et l’absence : en lui le passé et l’avenir se rencontrent, car toute vision est rétrospective, bien qu’elle dessine par avance un mouvement que je puis accomplir. Le regard immobilise le réel comme l’intelligence immobilise le devenir et la perception visuelle du mouvement est une intégration continue de la sensation et du souvenir : l’aveugle vit dans un monde visible imagi-naire auquel manque la couleur. Dans l’indistinction de l’espace la vision fait émerger des formes qui sont ou bien construites par la pen-sée, comme les formes géométriques, ou bien modelées par une vie

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intérieure que notre main essaie d’imiter, comme la création des for-mes artistiques.

La lumière vient du dehors nous révéler la surface des choses : elle est la condition de la forme et des couleurs. Dans la lumière on ne voit que les ombres, c’est-à-dire cet aspect négatif par lequel l’objet s’enferme [43] dans certaines limites. La couleur est l’objet propre de la vue : elle nous découvre l’individualité même de la chose, par op-position à la forme qui demeure toujours abstraite, comme on le voit dans la comparaison du dessin et de la peinture. Elle divise la lumière et nous découvre ce qu’il y a de plus superficiel dans l’objet, et qui semble n’être jamais qu’un accident, et ce qu’il y a de plus profond, comme le montre la spectroscopie. Le rapport de la couleur et de l’espace permet d’interpréter à la fois la distinction et la coïncidence dans la philosophie classique entre la substance et l’attribut, la distinc-tion et la coïncidence dans l’appréhension du réel entre l’acte intellec-tuel et la donnée sensible.

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au Collège de France, 1941-1951.

RÉSUMÉS DES COURS

1942-1943

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[47] Le cours du mardi a été consacré à La psychologie et métaphysique

du temps. On a cru pouvoir reprendre l’examen du problème du temps pour une double raison : d’abord parce que ce problème était lui-même au centre de la philosophie de Bergson et qu’il est devenu pos-sible aujourd’hui de montrer à la fois ce que Bergson a apporté de nouveau à la pensée philosophique, et ce que les progrès de la science et de la réflexion permettent d’ajouter, soit pour les confirmer, soit pour les amender, aux résultats de ses recherches ; ensuite parce que le problème du temps est sans doute la clef de tous les autres problè-mes que nous pouvons nous poser en ce qui concerne la connaissance comme en ce qui concerne l’action. La connaissance est orientée vers le passé comme l’action vers l’avenir : l’une cherche à déterminer les causes de ce que nous avons sous les yeux, et l’autre les fins que nous essayons de réaliser. Qu’il s’agisse de l’univers ou de nous-mêmes, tous les problèmes sont des problèmes d’origine ou de destination, c’est-à-dire qu’ils impliquent le temps, sans lequel il serait impossible soit de les formuler, soit de les résoudre. Mais le problème du temps n’a reçu sa véritable signification qu’à l’époque moderne : les Anciens considéraient le temps comme mesurant l’intervalle même qui nous sépare de l’être ; le propre de la connaissance comme de la sagesse, c’était de le dépasser afin de s’établir dans l’immobile. On trouve dans le christianisme une restauration de la valeur du temps parce que le temps est non plus la négation de l’éternité, mais le chemin qui y conduit ; et les dogmes de l’incarnation et de la rédemption donnent au temps lui-même une portée ontologique. Chez les modernes, la

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science à son tour est devenue temporelle, comme on le voit par le rôle qu’y jouent les idées de causalité et d’évolution. L’important est moins de savoir à propos de chaque chose ce qu’elle est que la maniè-re dont elle parvient à se faire. Aussi les instruments essentiels de la connaissance sont-ils sans doute la mémoire et l’histoire.

[48] On s’est attaché surtout à montrer comment le temps seul permet

d’inscrire dans le monde l’existence des êtres finis, comment c’est lui qui crée et qui résout les antinomies entre l’être et le néant, la possibi-lité et la réalité, l’activité et la passivité : ce qui implique sa liaison constante avec l’espace, qui rend l’acte et le donné solidaires l’un de l’autre, et montre pourquoi la matière et l’esprit sont inséparables. Ces différentes oppositions n’expriment rien de plus que les conditions nécessaires pour que chaque être individuel se réalise lui-même par l’actualisation de ses possibilités.

On a étudié ensuite le sens du temps qui permet de donner un sens à chaque chose à condition toutefois que le sens ne réside pas, comme on le croit presque toujours, dans la conversion du passé en avenir, mais de l’avenir en passé : car l’avenir le plus lointain se changera un jour en passé. De plus, il nous a semblé que le présent pouvait être considéré comme la ligne de faîte du temps, que la présence n’était rien que par opposition à l’absence, et que l’absence elle-même se scindait en deux espèces différentes, qui sont précisément l’avenir et le passé, et qui se définissent l’une par rapport à l’autre. Le présent est proprement intemporel, mais le temps est la transformation de l’avenir en passé à travers le présent. C’est pour cela qu’il est une relation ou une idée, mais non point une chose. Il fallait examiner alors les phases du temps : le rapport du présent et de l’instant, où tout passe, mais qui ne passe pas ; la relation de l’avenir avec la possibilité, avec l’attente, avec l’action volontaire et créatrice ; la relation du passé avec l’accomplissement, avec le regret et le repentir, avec les deux idées de perte et de possession.

Enfin dans la dernière partie du cours, on a montré comment le temps lui-même implique toujours un rapport entre le devenir, la du-rée, l’éternité. Le devenir est la loi du monde phénoménal : il donne au moi un contact toujours nouveau avec les choses, sans lui permettre de se confondre jamais avec aucune d’elles. Mais la durée est en un

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sens une lutte contre le devenir. Aussi est-elle liée à l’effort de la vie. De même l’activité de l’esprit tend toujours à s’exprimer par des œu-vres qui durent. Ses opérations essentielles sont le souvenir, la pensée logique et la fidélité morale. Quant à l’éternité, elle implique le temps, au lieu de l’abolir, comme on est tenté de le croire ; elle est contempo-raine de tous les temps ; elle réalise une sorte de conjugaison de l’avenir et du passé. Loin d’avoir un caractère immobile, elle a un ca-ractère créateur. Elle [49] n’est pas un séjour où les êtres demeurent, mais l’acte même d’où ils tirent la puissance de se faire. Elle suppose le devenir où les choses meurent à l’existence matérielle afin que l’esprit puisse les ressusciter, et la durée qui nous rend présent à tout ce que nous avons été.

Le cours du vendredi avait pour objet L’ouïe et le monde de

l’expression. Il faisait suite au cours de l’année précédente consacré à La vue, sens de l’intelligence. Dans celui-ci, on s’était attaché à mon-trer surtout que la vue est le sens de l’espace et par là qu’il me décou-vre les objets en tant qu’ils sont extérieurs à moi et pourtant en rapport avec moi : elle est le sens de la représentation. Au contraire, l’ouïe est le sens du temps, elle me révèle des événements dans leur rapport avec l’activité qui les produit ; et c’est la raison pour laquelle elle est par excellence le sens de l’expression.

On a examiné d’abord le mécanisme de l’audition en montrant comment elle trouve son origine dans les variations de pression du milieu atmosphérique et comment elle est toujours associée au sens de la direction et de l’orientation. On a examiné ensuite le rapport de l’ouïe et de la voix et, dans le lien qu’il nous découvre entre l’activité qui produit le son et la réceptivité qui l’accueille, on a vu une sorte d’illustration de la loi constitutive de la conscience. Car le propre de la conscience est de me rendre sensible aux opérations que j’accomplis, et de me permettre de les régler en observant les modifi-cations que je suis capable d’introduire dans les effets qui en dépen-dent. Le rapport entre l’ouïe et la voix réalise ainsi une sorte de dialo-gue avec moi-même dont le dialogue avec les autres êtres n’est qu’un prolongement. De là le caractère privilégié de la parole qui fait de la

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pensée elle-même une parole intérieure précisément parce que la pen-sée n’est rien qu’une possibilité pure tant qu’elle n’a pas pris un corps dans lequel nous cherchons à éprouver sa signification et sa validité.

Pourtant la liaison entre le son et le sens présente toujours dans la parole un caractère arbitraire. Au lieu que dans la musique le son se trouve isolé du sens et devient par lui-même un moyen d’expression qui se suffit sans avoir besoin d’aucune référence à une pensée indé-pendante qu’il serait destiné à traduire. C’est pour cela que la musique est considérée [50] souvent comme un langage universel. Cela ne veut pas dire qu’elle soit seulement le langage des émotions. Car il y a une musique purement intellectuelle qui nous rend sensible non point pro-prement à une idée que le son symbolise, mais seulement à l’activité de l’esprit qui compose entre eux les différents sons. On a montré en-fin comment la musique a comme élément essentiel le rythme qui prend comme matière la division même du temps et comment elle as-socie nécessairement la mélodie et l’harmonie, le propre de la mélodie étant de développer dans le successif les rapports entre les sons que l’harmonie me permet d’embrasser dans le simultané.

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L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

RÉSUMÉS DES COURS

1943-1944

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I. Le cours du mardi avait pour objet : L’âme et ses puissances. On a

montré d’abord que le problème de l’âme, c’était le problème de notre existence intime et personnelle considérée dans son rapport avec notre existence corporelle, qui est notre existence manifestée, et avec la si-gnification non seulement de notre destinée dans le temps, mais du temps même où elle s’accomplit. Car on ne peut pas se contenter de définir l’âme comme une substance spirituelle située au delà de tous les phénomènes et dont on se bornerait à nier les caractères apparte-nant à tout objet sensible en disant qu’elle est invisible, immatérielle, etc. La notion d’une telle substance est contradictoire parce qu’elle est conçue sur le modèle de l’extériorité, c’est-à-dire comme une chose, et qu’il n’y a de chose que pour un sujet qui en fait une chose, c’est-à-dire précisément un phénomène ; au lieu que le mot âme n’a de sens que pour exprimer le cœur même de notre intimité, ce qui fait de cha-cun de nous un être personnel qui se pose lui-même par un acte de conscience, mais qui rejette hors de lui toutes les choses et refuse de se reconnaître dans aucune d’elles. L’âme n’est pas une substance parce qu’il n’y a pas de chose spirituelle.

Mais il y a une expérience qui est celle de notre être propre et qui nous oppose au monde des choses : c’est l’expérience de notre activité intérieure que nul ne peut exercer à notre place et qui s’éprouve elle-même en s’accomplissant. C’est dans cette expérience que l’âme nous est révélée. Elle n’est rien de plus que notre propre accès dans l’existence. Aussi ne pouvons-nous pas parler de l’âme d’autrui, mais seulement de la nôtre. Elle n’est le phénomène de rien, mais le point où l’être et le connaître s’identifient dans l’acte qui les engendre à la fois. Telle est la raison pour laquelle l’âme peut toujours être niée : elle le sera par tous ceux qui considèrent que toute existence est celle d’une chose et qui [54] n’acceptent pas que la seule existence que nous puissions appréhender comme telle, ce soit l’acte même qui nous fait être.

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Comment définir maintenant cet « acte d’exister » qui est pour ain-si dire la première révélation de l’âme à elle-même ? Nous ne pouvons lui attribuer aucune des dénominations par lesquelles nous caractéri-sons les choses comme choses. Dans l’acte d’exister, il n’y a rien de plus que la pure possibilité pour un être de se faire ce qu’il est. De tel-le sorte que l’âme est pour nous l’être d’un pouvoir-être. Elle ne peut rien trouver en elle que des possibilités qu’il dépend d’elle à la fois de discerner et d’actualiser. Par opposition aux choses réalisées, l’âme est faite de ses propres possibilités et de la disposition qu’elle est ca-pable d’en faire. Elle est la possibilité d’elle-même. Ainsi, on est amené par une sorte de paradoxe, et pour sauver la spiritualité de l’âme en même temps que sa liberté, à admettre que, contrairement à l’opinion commune qui considère l’essence comme précédant l’existence et se réalisant pour ainsi dire en elle, l’âme est une exis-tence qui se donne à elle-même son essence.

Mais elle ne peut y parvenir que par l’intermédiaire du temps et du corps : le rôle du temps en effet, s’il est vrai, comme on l’a établi dans le cours de l’année précédente, qu’il réside dans une conversion indé-finie de l’avenir en passé — et non point inversement — c’est de permettre à des possibles encore indéterminés et qui appartiennent encore au futur, de traverser le présent et de s’éprouver au contact de toutes les autres formes de l’existence avant de retomber dans notre passé où ils contribuent à former peu à peu, en accumulant leurs ef-fets, notre propre essence spirituelle. Dès lors, l’âme est nécessaire-ment associée à un corps, qui exprime à la fois sa propre limitation et les conditions de sa communication avec le monde qui l’entoure. Aus-si peut-on dire que rien n’entre dans l’âme que par le moyen du corps, bien que ce soit par une délivrance à l’égard du corps.

Si l’on se demande maintenant en quoi consiste cette intimité de l’acte à lui-même par laquelle l’âme se définit, ou, ce qui revient au même, quel est dans l’âme elle-même le ressort qui oblige la possibili-té à s’actualiser, alors on voit que c’est l’attachement à la valeur. L’âme n’est rien de plus que l’introduction de la valeur dans le mon-de : et l’on reconnaît sa présence et sa différence avec les choses et avec le corps à ce signe qu’elle véhicule toujours la valeur avec elle, tandis que l’objet [55] ou le corps lui demeurent indifférents, sinon dans la mesure où l’âme les utilise comme moyens pour agir ou com-me instruments pour s’exprimer. Ainsi la valeur peut servir de ligne

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de démarcation entre l’âme et le corps et cette ligne de démarcation est toujours susceptible d’être déplacée.

L’analyse du Cogito ergo sum de Descartes confirme en partie cet-te analyse : car la pensée n’est elle-même qu’un pouvoir de penser qui s’actualise toujours dans des pensées particulières ; mais c’est ce pur pouvoir qui est mon âme. Cependant l’argument implique encore que ce pouvoir est inséparable : 1° du corps qui le limite et l’individualise comme le montre le Traité des passions et 2° de la Pensée absolue dans laquelle il ne cesse de puiser l’activité même qu’il exerce, com-me le montre l’argument ontologique, dont le Cogito est une réduction à l’échelle de l’homme.

Cependant, si l’âme est un pouvoir-être, c’est-à-dire un pouvoir de se faire, on peut la définir comme une liberté ; mais c’est une liberté qui ne se suffit pas à elle-même ou encore qui réside dans un acte de participation sans lequel on ne pourrait pas expliquer comment elle s’engage elle-même dans le monde. Le monde, c’est ce qui n’est pas elle, mais qui a du rapport avec elle, et ne peut donc jamais lui appa-raître autrement que sous la forme d’un donné qui lui résiste, mais est en même temps le moyen de toutes ses opérations. Or, c’est parce que la liberté est une activité de participation qu’elle s’épanouit en puis-sances différentes. Et l’exercice de la liberté n’est rien de plus que le jeu mutuel de ces puissances. Celles-ci comportent d’abord une oppo-sition fondamentale entre l’intellect qui est la puissance de prendre possession de l’objet, c’est-à-dire de cela même qui nous dépasse et que nous ne pouvons que connaître, et non pas produire (tel est en ef-fet le rôle du concept) et la volonté qui est la puissance par laquelle nous disposons nous-même d’une activité autonome, au moins dans certaines limites, et marquons ainsi le monde de notre empreinte. Chacune de ces puissances revêt elle-même des formes très différen-tes en rapport d’une part avec les conditions mêmes dans lesquelles elle s’actualise dans le temps, comme on le voit par exemple dans l’opposition de la mémoire et de l’imagination ou dans celle de l’habitude et de la création et, d’autre part, avec la distinction fonda-mentale que nous pouvons établir entre les choses et les personnes, comme on le voit dans l’opposition, [56] à l’égard de l’intellect de la représentation et de la compréhension, et à l’égard de la volonté, du désir et de l’amour.

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La division des puissances n’altère pas l’unité de l’âme, mais au contraire contribue à l’exprimer, non pas que cette unité résulte de la synthèse de nos puissances, mais il semble plutôt que ce soit elle qui se ramifie en formes d’activité interdépendantes selon les conditions qui lui sont offertes et qui sont elles-mêmes les conditions de possibi-lité de la participation. C’est le rapport de la liberté et des circonstan-ces dans lesquelles elle doit s’exercer qui contribue à former la desti-née de notre âme, mais c’est parce que ces circonstances sont en mê-me temps appelées par la liberté afin qu’elle puisse s’exprimer et s’incarner, que notre destinée est aussi la réponse que nous avons su faire à notre vocation. Quant à la solution du problème de l’immortalité de l’âme, elle est impliquée dans l’analyse des rapports de l’âme avec le temps : car, si au lieu de dire que l’âme est dans le temps, nous disons que le temps est dans l’âme, qui le crée comme le moyen de son propre accomplissement, par lequel à chaque instant elle entre en rapport avec le monde et à chaque instant s’en détache, nous avons une sorte d’expérience quotidienne de l’immortalité, dont la mort est pour ainsi dire la forme-limite.

II. Le cours du vendredi avait pour sujet l’étude de la Correspondance

entre les différents sens et les principales fonctions de la conscience. Il était la suite, la synthèse et l’élargissement des cours consacrés les deux années précédentes à La vue, sens de l’intelligence et à L’ouïe et le monde de l’expression.

On s’est attaché surtout à combler l’abîme que la philosophie tradi-tionnelle a toujours établi entre le sensible et l’intelligible. Car on pense tantôt comme Platon que le sensible nous dissimule la véritable réalité et que celle-ci réside dans un objet de la pensée pure dont l’objet d’expérience n’est que l’ombre, tantôt, comme Bergson par exemple, que c’est la qualité qui forme la véritable réalité et que la pensée y substitue de simples schémas qui n’ont de sens que par rap-port à elle et dans leur accord avec elle. Mais le sensible et l’intelligible ne peuvent pas être [57] dissociés : c’est en effet dans la qualité sensible que se produit cette sorte de rencontre du sujet et de

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l’objet, qui constitue l’unique présence réelle, et dont l’objet et le sujet représentent les deux extrémités que l’abstraction seule est capable de séparer. Ainsi la qualité possède une signification intérieure : elle est toujours en corrélation avec un acte de l’esprit qui, loin de l’abolir, fonde son existence et vient pour ainsi dire s’exprimer et s’achever en elle.

Cependant, au lieu de considérer ainsi le problème du sensible dans toute sa généralité, on a essayé d’examiner les différents sens dans leur originalité spécifique. Leur diversité nous a apparu alors non pas comme l’effet d’une coexistence fortuite et sans loi ou d’une ac-quisition biologique soumise aux vicissitudes de l’évolution, mais comme l’expression d’une organisation systématique de nos rapports avec le monde, déterminée par les conditions de possibilité de notre participation à l’existence. Car, pour que nous puissions faire partie du monde et pourtant en être distinct, il faut qu’il y ait entre lui et nous une limite qui est telle qu’en elle viennent à la fois s’exclure et coïn-cider ce qui nous appartient et ce qui nous est étranger, c’est-à-dire notre corps et les objets. Telle est la définition dialectique du sens du toucher dont l’expérience tactile nous apporte la confirmation. Et l’on comprend que l’on puisse distinguer ensuite des sens plus proprement représentatifs qui sont comme des antennes dirigées sur le monde ex-térieur, dont le rôle est de nous révéler des caractères qui appartien-nent aux choses et qui nous permettent de régler nos actions par rap-port à elles, et des sens plus proprement affectifs qui expriment le re-tentissement des choses sur notre être propre, qui déjà intéressent no-tre vie et discernent tout ce qui dans le monde a quelque affinité avec elle. Les premiers sont la vue et l’ouïe, les seconds, le goût et l’odorat. Et nous pouvons distinguer la vue et l’ouïe l’une de l’autre parce que la vue ne nous apporte de renseignements que sur les objets particu-liers, principalement sur la distance à laquelle ils se trouvent et qui doit être franchie pour qu’ils puissent entrer en contact avec notre corps, tandis que l’ouïe ne nous apporte de renseignements que sur des événements qui ont lieu dans le temps, et principalement sur ces événements invisibles qui se produisent dans une autre conscience et dont la voix est l’interprète. De même, une distinction doit être intro-duite entre l’odorat et le goût s’il est vrai que le goût, en incorporant l’aliment à notre chair, nous apprend à discerner en lui sa parenté se-crète avec elle, au lieu que l’odorat, bien qu’il [58] s’exerce en même

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temps que le goût, et qu’il soit par rapport à lui une sorte d’annonciateur, nous apporte à distance les effluves qui viennent des choses et devient capable de nous renseigner sur leur propre vie secrè-te d’une manière souvent plus désintéressée et plus pure.

Mais les fonctions particulières des différents sens dans l’acquisition de notre expérience du monde ne peuvent pas être isolées des fonctions fondamentales de la conscience. Car notre être présente une unité qui est telle qu’il n’y a pas en lui un seul mode d’activité proprement spirituelle qui ne demande à s’incarner, ni un seul mode d’activité proprement organique qui ne demande à être spiritualisé. Dès lors le tableau des différents sens nous permet de retrouver le ta-bleau correspondant des principales opérations de la vie intérieure. Car le propre de la conscience, c’est d’abord de nous introduire dans l’existence, dans une existence qui ne peut se découvrir à nous que par une opposition entre le moi que nous sommes et le non-moi qui nous limite et qui nous dépasse. Or, tel était le rôle du toucher. De même, comme la vue embrasse tout l’univers qui s’étend autour de notre corps et de fait pour elle un spectacle dont elle est le centre, ainsi no-tre conscience se définit avant tout comme une fonction de représen-tation sans jamais confondre l’objet de la représentation avec la repré-sentation qu’elle nous en donne. Et comme l’ouïe nous renseigne sur le caractère significatif des événements qui se produisent dans le monde, et particulièrement des sons qui sont proférés intentionnelle-ment devant nous par un autre, l’ouïe évoque cette fonction d’expression sans laquelle la conscience resterait enfermée dans une solitude subjective et infranchissable. D’autre part, si le rôle de l’odorat, c’est de nous faire sentir, c’est-à-dire pressentir une présence vivante qui ébranle en nous toutes les puissances de la vie affective et ne cesse de susciter en nous des représentations et des souvenirs, on peut dire qu’il figure et déjà met en œuvre cette faculté de suggestion par laquelle l’intelligence et la sensibilité se pénètrent et dépassent toujours la réalité en tant qu’elle est une chose simplement donnée. Enfin, comme le goût reconnaît la qualité des mêmes substances qui sont capables de nous nourrir, et leur degré de délicatesse, ainsi il y a un goût tout intérieur qui s’applique aux nourritures spirituelles et qui en devance l’assimilation.

Mais ce qu’on a voulu montrer, surtout, c’est que le rapport entre les fonctions des sens et les fonctions de la conscience n’est pas un

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simple [59] rapport métaphorique et qu’on ne passe pas des premières aux secondes, comme il faudrait le dire dans la langue de Freud, par une sorte de sublimation, mais qu’au contraire la conscience elle-même ne peut se constituer qu’en inscrivant notre moi dans l’existence, qu’en obtenant la représentation de l’univers où elle se situe, qu’en donnant un caractère expressif ou significatif à tous les changements qui s’y produisent, qu’en reconnaissant une affinité ef-fective entre sa propre vie et la vie même des choses, qui ne sont pas pour nous un simple spectacle extérieur et indifférent, et qu’en convertissant enfin en sa propre substance tout ce qui dans l’univers est nécessaire à son accroissement.

On peut dire que ce sont les différentes exigences de la conscience qui produisent les différents sens en se réalisant par leur intermédiaire dès que son activité commence à s’exercer dans le monde, c’est-à-dire à devenir corrélative d’une passivité qui la limite et qui l’exprime.

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L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

RÉSUMÉS DES COURS

1944-1945

Retour à la table des matières

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[63] Le cours du mardi portait cette année sur le sujet suivant : Formes

et degrés de la participation. Toute activité de participation exprime la part d’être que nous

sommes capables d’assumer et de faire nôtre : elle définit à la fois no-tre nature et notre liberté et fonde notre essence originale dans son rapport avec tout ce qui est. Il n’y a pas d’expérience plus constante que l’expérience de la participation : dans le langage de la vie quoti-dienne nous disons que nous participons à une œuvre commune, aux joies et aux souffrances des autres, et dans le langage philosophique, que nous participons d’une existence qui est celle du Tout, ou de l’activité même par laquelle le monde se fait : de cette seconde forme de participation la première peut être considérée comme le corollaire.

Mais l’Être dont le moi participe ne peut résider que dans un acte qui est cause de soi et où le moi puise seulement le pouvoir même qu’il a de dire moi, c’est-à-dire une possibilité qu’il actualise pour la rendre sienne. C’est ainsi qu’il faut interpréter à la fois la relation en-tre la Pensée et ma pensée et cette subordination du fini à l’infini, dans le cartésianisme, dont on peut dire à la fois qu’elle est inséparable de l’expérience du Cogito et qu’elle est la clef de la participation en mê-me temps que le principe premier sur lequel repose tout l’édifice mé-taphysique. Mais cette subordination du fini à l’infini ne se réalise que par l’intermédiaire de l’idée de possibilité. La conscience est en droit la possibilité de toutes choses, ou encore l’infini en puissance. C’est cette possibilité qui est moi-même. Et ainsi le moi est défini comme étant l’être d’un pouvoir-être. Ce pouvoir-être, le moi ne cesse de l’actualiser et, en l’actualisant, il se détermine. Telle est en effet l’essence de la liberté : car ma liberté se trouve toujours engagée dans une situation qui la limite et l’oblige à reconnaître en moi des possibi-lités prochaines et des possibilités lointaines, dont l’actualisation doit toujours être accordée avec l’état du monde, c’est-à-dire avec l’état d’actualisation par les autres consciences de toutes les possibilités qui

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les constituent. La [64] grandeur de chaque moi est ainsi définie par la grandeur des possibilités qu’il discerne et qu’il réalise.

Cependant l’origine de la méfiance inspirée par la participation et des critiques dirigées contre elle provient sans doute d’une interpréta-tion erronée par laquelle on imagine que le contenu de tous les actes de participation se trouve déjà présent dans le principe suprême dont elle dépend et où elle puise. Mais il faut dire au contraire que ce contenu est créé par l’acte de participation ; c’est lui en particulier qui fait apparaître la distinction entre le monde intelligible et le monde sensible, qui n’est rien de plus que la distinction entre les conditions de tout acte de participation en général, quel que soit l’être qui l’accomplit, et la manière même dont il se réalise dans tel être particu-lier, pour lequel le monde apparaît nécessairement sous la forme d’un ensemble de données concrètes et qualifiées.

Dès lors, et si la participation consiste toujours dans la corrélation d’un acte que nous accomplissons et d’une donnée qui lui répond, on pourra distinguer, semble-t-il, des formes et des degrés différents de la participation selon que le réel s’impose à nous par tout ce qui nous surpasse et que nous sommes obligés de subir, ou selon que nous sommes capables de l’assumer ou de le créer par une opération qui dépend de nous, qui nous engage et par laquelle nous constituons pré-cisément l’être qui nous est propre. En se fondant sur ce principe, on reconnaîtra quatre domaines de la participation :

1° La participation nous immerge d’abord dans une nature à

l’intérieur de laquelle nous sommes pris et qui se manifeste à nous de deux manières : du dehors par un spectacle qui nous est offert et qu’il nous est impossible de récuser, et du dedans par une impulsion que nous ressentons, et dont on peut dire qu’elle agit en nous et sur nous plutôt que nous n’agissons en elle et par elle. Il y a un moment de no-tre vie où nous ne sommes encore que nature : mais c’est qu’alors no-tre moi n’est encore qu’en puissance ;

2° La participation commence à dégager son indépendance dans toute opération de forme technique, où la passivité à laquelle la nature nous assujettit se subordonne à une activité d’élection par laquelle l’homme entreprend de la dominer et de la maîtriser. Cependant dans

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l’exercice de cette activité, nous n’avons pas encore d’autre fin que la satisfaction des besoins du corps et l’accroissement de sa puissance ;

[65] 3° De cette double servitude la participation esthétique nous déli-

vre. Elle cherche à recréer la nature ou à créer une nature nouvelle de manière à trouver en elle l’expression des aspirations fondamentales de la conscience. Cependant elle n’y réussit qu’en se détachant du monde réel pour créer un monde de simulacres ;

4° Dans la participation morale, tout change : car ce n’est pas de la nature dont il est question, c’est de ma liberté dans son rapport avec les autres libertés. Ici tout devient indivisiblement existence et valeur et cesse d’être phénomène ou simulacre. La nature n’est plus que le véhicule de mon action, un obstacle que j’entreprends de surmonter, un instrument dont j’essaie de faire le meilleur usage. De la participa-tion morale toutes les autres formes de la participation sont les condi-tions ou les effets. Elle est la participation en tant qu’elle est à la fois créatrice et justificatrice de mon existence finie qui ne se soutient dans le monde que par son rapport avec d’autres existences finies qui sont par rapport à elle à la fois médiatisantes et médiatisées.

5° La participation religieuse est un retour vers la source originelle de toute participation, c’est-à-dire vers l’existence infinie ou vers cet acte créateur dans lequel ma liberté puise le pouvoir qu’elle a d’être à chaque instant le premier commencement d’elle-même. L’opposition de l’activité et de la passivité est surmontée, puisque je ne suis plus passif à l’égard d’une contrainte qui vient du dehors, mais à l’égard d’une efficacité qui vient du dedans, et fonde mon activité personnel-le, au lieu de l’abolir.

Le cours du vendredi portait sur La participation dans la philoso-

phie platonicienne. On a montré d’abord comment le platonisme rési-de dans l’opposition de deux mondes, un monde donné qui contredit toutes les exigences de la volonté et de l’intellect, et un monde idéal qui les comble. Si celui-ci est, comme le croit le sens commun, un monde irréel, que le monde où nous vivons ne cesse de démentir, il est

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impossible de s’affranchir du pessimisme et même du désespoir. Mais, par une sorte de paradoxe et même de défi au sens commun, Platon soutient que c’est le monde des idées qui est le monde réel et que le monde sensible ne fait que l’imiter ou en participer. Dès lors deux voies semblent ouvertes dans le platonisme, l’une qui est la voie de la pensée, par laquelle nous cherchons à nous délivrer du sensible pour atteindre l’intelligible ; [66] l’autre qui est celle du vouloir par laquelle nous cherchons à faire descendre l’intelligible dans le sensi-ble afin d’en prendre possession.

On dit en général que le platonisme est un élargissement du socra-tisme. Mais on ne voit pas toujours que c’est parce que l’opposition entre un monde pensé et un monde réalisé se manifeste d’une manière particulièrement claire dans l’ordre pratique où la participation appa-raît comme un effort de la volonté pour conformer celui-ci à celui-là. C’est donc la vie morale qui nous révèle le secret de la participation ; mais de ce secret Platon fait le secret du monde. Car la participation enveloppe en elle tous les problèmes que se posait la tradition philo-sophique et en apporte la solution : elle réconcilie l’être de Parménide qui est l’affirmation de l’absolu dont la participation procède, mais qui engloutit en lui le monde participé, et le devenir d’Héraclite qui est l’affirmation de tous les modes de la participation isolés de l’absolu dont ils participent. Elle incorpore le pythagorisme et tend à confondre l’idée avec le nombre, tant parce que le nombre est une multiplicité pensée, c’est-à-dire intermédiaire entre l’être et le devenir, que parce qu’il peut être construit et constitue l’intelligibilité même de la qualité. Elle garde une voie moyenne entre l’atomisme qualitatif d’Anaxagore qui, en affirmant que tout est dans tout, abolissait la par-ticipation dans une sorte d’excès, et l’atomisme mégarique des essen-ces qui rendait impossible la prédication et par conséquent la partici-pation, dont elle est l’expression logique.

L’allégorie de la caverne représente pour nous l’image classique de la relation entre le monde sensible et le monde intelligible. Or si le monde sensible n’est qu’une ombre du monde intelligible, il doit peu à peu s’évanouir dans sa lumière. Pourtant déjà le monde mathématique nous fournit une sorte de médiation entre les deux mondes, et l’idée du Bien assimilée au soleil, est, comme lui, le principe non pas seu-lement de la connaissance des choses, mais aussi de leur croissance.

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La difficulté c’est de savoir ce qu’il faut entendre par l’idée : or, l’idée c’est d’abord le général et le permanent, de telle sorte qu’on est porté à en faire une abstraction réalisée, ce qui est une contradiction. Mais l’idée, dans la mesure où elle est l’héritage du concept socrati-que, n’est pas seulement l’objet immobile de la connaissance. Elle est le modèle de l’action, et dire qu’elle en est le modèle, c’est dire qu’elle en est aussi la cause. Elle est indiscernable de l’activité même de l’esprit en [67] tant qu’elle fonde la possibilité de toutes choses et qu’elle justifie l’actualisation même de cette possibilité. L’idée ma-thématique ne diffère pas de l’acte par lequel nous la construisons : aussi ne s’élève-t-elle pas au-dessus de la simple possibilité ; mais l’idée d’un être réel est l’acte même par lequel il se réalise : elle porte donc toujours en elle un principe d’efficacité. Et elle n’est subordon-née à l’idée du Bien qu’afin de pouvoir revêtir elle-même le caractère de la cause finale. C’est pour cela que Socrate disait déjà qu’il est im-possible de connaître une vertu sans la pratiquer.

Toutes les difficultés du problème de la participation tournent au-tour du problème des rapports de l’âme et de l’idée. L’âme n’est pas une idée, mais a de l’affinité avec l’idée. Elle est précisément média-trice entre l’intelligible et le sensible. Son acte propre, c’est la rémi-niscence par laquelle on nous dit qu’elle évoque l’idée dont elle a eu l’expérience autrefois et par lequel il semble qu’elle participe à cette idée sans l’égaler jamais ; cependant cette idée, c’est peut-être cet acte propre de la réminiscence qui évoque toujours un donné aboli, mais pour lui donner toujours une signification plus parfaite et plus pure.

Enfin l’âme est encore cause de soi, ce qui veut dire qu’elle est le principe de son mouvement propre. Mais elle ne reçoit ce mouvement que de sa participation à l’idée, c’est-à-dire à la valeur. Si elle est une médiation entre l’intelligible et le sensible, c’est l’amour qui les unit et c’est pour cela qu’il regarde tantôt vers le haut et tantôt vers le bas. Il est le lien du tout avec lui-même. Il engendre dans la beauté, dont les degrés expriment les degrés mêmes de la dialectique. Il est donc inséparable de l’âme, et le témoignage en elle de l’efficacité de l’idée, qui n’est sans doute rien elle-même en dehors de l’acte qui en partici-pe. Car de cet acte on peut se demander s’il n’est pas l’essentiel à la genèse même des idées : l’âme est dans le Timée la cause du mélange, c’est elle qui fait de chacune d’elles ce mixte de l’être et du non-être sans lequel il serait impossible sans doute de les distinguer les unes

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des autres. Dès lors l’âme retrouve une sorte d’ascendant sur l’idée qui n’est à son tour que par son rapport avec elle. Ainsi il n’y a sans doute pas de reproche plus mal fondé que celui qu’Aristote adresse à Platon quand il fait de l’idée une idée séparée : ce serait abolir la pos-sibilité même de la participation.

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L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

RÉSUMÉS DES COURS

1945-1946

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[71] Le cours du mardi avait cette année pour sujet : Les principes fon-

damentaux de la métaphysique. Le mot métaphysique évoque une recherche qui porte sur le secret

même de l’existence et de la vie. Dans l’histoire de la pensée, elle se confond avec la philosophie elle-même ; cependant la métaphysique n’a point pour objet, comme le croient ses adversaires, de doubler le monde où nous sommes par un autre monde qui en serait le fondement - bien qu’il soit pour nous hors d’atteinte et que nous ne fassions que le supposer -, mais d’approfondir la signification de l’expérience, telle qu’elle nous est donnée, c’est-à-dire de la confronter avec les exigen-ces subjectives de notre conscience, où se trouve l’origine de toutes les affirmations possibles à la fois sur l’existence et sur la significa-tion de l’existence.

L’émotion d’exister. - Nous ne pouvons rien savoir de l’être que par la découverte d’un être qui est le nôtre, mais qui n’est pas le tout de l’être. Et cette découverte s’accompagne pour nous d’une émotion qui est l’émotion d’exister ; celle-ci, qui est commune à tous les hommes même les plus simples, dès qu’ils sont délivrés de leurs pré-occupations particulières, nous révèle l’existence même de notre moi et sa présence dans un Tout qui le dépasse, mais où il s’inscrit. C’est cette émotion que nos contemporains retrouvent sous le nom d’angoisse, l’angoisse exprimant à la fois l’oscillation de notre moi entre l’être et le néant, l’ambiguïté d’une liberté qui par le oui et le non décide de notre destinée, et la subordination de notre condition à un univers mystérieux qui semble tantôt indifférent et tantôt hostile. Cependant l’émotion d’exister ne peut pas être réduite à l’angoisse : elle a aussi une face positive qui est l’émerveillement d’exister, c’est-à-dire de trouver en moi une participation à une réalité qui ne cesse de me fournir. Cette émotion est à la fois l’origine et le produit d’un acte de réflexion qui est une régression de l’être tel qu’il nous est donné vers l’être tel qu’il se donne à lui-même. [72] Elle est un retour à la source, le passage de l’extériorité à l’intériorité, la prise de possession

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d’une activité dont nous disposons et par laquelle nous introduisons notre moi dans le monde en coopérant à sa création, grâce à l’intelligence qui l’explique et à la volonté qui le modifie. La réflexion est la démarche propre de la métaphysique.

La métaphysique ne doit donc pas être définie comme une science de l’au-delà, c’est-à-dire d’un objet transcendant Mais la notion même d’objet transcendant est une notion contradictoire ; car nul objet n’a de sens que par rapport à un sujet qui peut prendre sur lui des perspec-tives plus ou moins étendues et plus ou moins profondes, mais sans rompre jamais ce rapport avec lui qui le constitue proprement comme un objet. Il n’y a de transcendant que l’acte de l’esprit par rapport à la donnée sensible, c’est-à-dire au phénomène, qui le limite et qu’il ap-préhende. Or si la dialectique est proprement la science de la corréla-tion entre les opérations de l’esprit et les données qui lui répondent, la métaphysique est la science de l’intimité même de l’esprit, considéré tout à la fois dans la genèse de soi et dans la genèse de toutes les conditions possibles de la connaissance et de l’action. L’être métaphy-sique réside ainsi dans le sommet même de la conscience, et nulle-ment dans un pays lointain et inconnu pour lequel nous n’aurions « ni barque, ni voile ».

Les antinomies métaphysiques. - Les philosophes ont souvent considéré l’opposition ou, si l’on veut, la contradiction, comme le fait initial impliqué par tous les aspects de l’expérience dont la fonction est pour ainsi dire de l’expliciter et de la résoudre. Mais que la contra-diction réside au fond même du réel, c’est là un mystère dont il sem-ble que la participation soit la clef : celle-ci, en effet, nous oblige à opposer l’être qui participe et l’être dont il participe, et à découvrir entre les deux termes une inégalité que la conscience cherche toujours à surmonter, mais sans y réussir jamais. Ainsi naissent les antinomies fondamentales de la métaphysique que l’on peut ramener à trois : celle de l’être et du néant, celle de l’infini et du fini, celle de l’un et du mul-tiple, où le premier terme est toujours du côté de la source de la parti-cipation et le second du côté de la participation en exercice.

a) En ce qui concerne l’opposition de l’être et du néant, il semble qu’elle soit une contradiction absolue, puisque le néant n’est par rap-port à l’être que son abolition. Mais cette abolition est impossible et suppose toujours l’être qui l’accomplit. Et celui-ci, comme on l’a re-marqué, ne [73] réussit jamais à abolir que telle détermination particu-

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lière, mais pour lui en substituer une autre, de telle sorte que non seu-lement l’être est toujours premier par rapport au néant, mais que c’est dans l’être encore que se réalise l’opposition entre l’affirmation et la négation, c’est-à-dire entre l’être et le néant des choses particulières comme telles. Cette ambiguïté entre l’être et le néant en tant qu’elle est caractéristique de la participation se retrouve à la fois dans la natu-re du temps qui oppose sans cesse ce qui est à ce qui n’est plus ou à ce qui n’est pas encore et dans l’essence de la liberté qui est le pouvoir de disposer du oui et non ;

b) L’opposition de l’infini et du fini présente les mêmes caractères. Car si l’infini n’est pas, comme le pensent les empiristes, un agrandis-sement ininterrompu du fini, mais s’il est au contraire, comme l’a montré admirablement Descartes, supposé par le fini pour que le fini puisse se poser en lui par une opération de limitation, alors on voit que l’infini est, comme l’être, la source de la participation, et par consé-quent la condition de possibilité de tous les êtres finis et de la carrière indéfinie qui s’ouvre devant eux dans le temps. C’est ce rapport du fini et de l’infini qui est constitutif de la conscience elle-même ;

c) De même encore, il est impossible, dans l’opposition de l’un et du multiple, de mettre les deux termes sur le même plan. Car d’abord il faut dire non pas proprement que l’un est générateur du multiple, mais plutôt que le multiple est obtenu dans l’un par une opération de sous-division. Ensuite, il faut distinguer de l’un qui est la source de la numération, et contient en lui en puissance tout le multiple, l’un qui est le premier terme de la série des nombres, c’est-à-dire un élément même de cette série. Enfin l’un est du côté de l’acte, et le multiple du côté du donné, comme on le voit à la fois dans la multiplicité des cho-ses et dans la multiplicité même des consciences, que l’on ne peut dis-socier sans doute de la multiplicité des corps.

Les êtres métaphysiques. - La liaison entre l’être, l’infini et l’un semblerait nous interdire d’employer le mot être au pluriel, si la parti-cipation ne nous permettait de considérer la diversité de ses modes dans leur rapport avec l’absolu. En ce sens les êtres métaphysiques ne sont plus, comme on le croit presque toujours, des êtres transcendants, mais des êtres qui sont au point de rencontre entre le transcendant et l’immanent, c’est-à-dire qui forment leur existence propre au point même où le transcendant s’immanentise.

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[74] 1° De ces êtres métaphysiques, c’est l’âme qu’il faut considérer

initialement parce que l’expérience de la participation est une expé-rience subjective, qui est celle qui me permet de m’affirmer d’abord comme moi. Dès lors, au lieu de dire de l’âme qu’elle est une substan-ce simple et immatérielle, on dira qu’elle est l’acte même par lequel la conscience se constitue, qui est tout à la fois acte de liberté et centre d’élaboration de la valeur. Le problème de l’immortalité ne fait qu’un avec le problème du temps, qui doit être considéré moins comme un milieu extérieur dans lequel l’âme est située que comme la condition intérieure qui lui permet de former elle-même son essence ;

2° La matière remplit l’intervalle entre l’acte pur et mon acte pro-pre. Cet intervalle est défini par l’espace et le temps : d’où les deux caractères de la matière qui sont d’être un objet, c’est-à-dire un spec-tacle, et un passage, c’est-à-dire un devenir. Elle est le moyen par le-quel les différentes consciences se séparent et pourtant communi-quent. Et le propre de la vie, c’est d’attacher le moi à une détermina-tion matérielle et de la faire mienne, c’est-à-dire de m’obliger à avoir un corps et à faire moi-même partie du monde ;

3° Le conflit du panthéisme et du théisme montre que Dieu peut être défini tantôt comme tout ou comme nature, et tantôt comme un acte spirituel qui, en se laissant participer par des consciences, fait ap-paraître le monde comme l’effet de leur commun dépassement et de leur mutuelle limitation. C’est l’action de Dieu en moi qui est Dieu. Elle est le fondement suprême de toute valeur. Et il n’y a de mal qu’à l’échelle de la participation, là où entre en jeu une liberté capable d’en faire un usage tantôt positif et tantôt négatif.

Le cours du vendredi avait pour sujet : La métaphysique du carté-

sianisme. On s’est attaché d’abord à montrer que, si l’esprit français s’est

toujours reconnu dans la pensée de Descartes, c’est sans doute en rai-

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son de la prédominance qu’il assigne à l’intellect sur toutes les autres fonctions de la conscience, du privilège qu’il accorde aux idées claires et distinctes, du souci qu’il garde de maintenir l’indépendance de la faculté de juger, et de faire de l’acte de la pensée un premier commen-cement, [75] libre de toute pression exercée par la tradition ou par le passé. Quels que soient pourtant le prestige de la méthode, l’importance du rôle des mathématiques et la fortune qu’a connue la physique mécanique, il serait injuste de méconnaître l’actualité de la métaphysique de Descartes dont Descartes lui-même pensait qu’elle est le soutien de tout l’édifice de la science et dont les deux thèses fondamentales, le Cogito ergo sum et l’argument ontologique, expri-ment à la fois la racine de toute certitude et l’unique fondement de l’accord entre la pensée et le réel.

Au fond de la méthode de Descartes, ce que l’on trouve en effet, c’est l’affirmation de la valeur de l’évidence qui est la présence même du réel, au delà de laquelle on ne remonte pas : car si on voulait l’expliquer, il faudrait se rendre soi-même préalablement aveugle. Mais, entre le critère de l’évidence et la conscience que l’esprit prend de lui-même dans le Cogito ergo sum, il y a pour ainsi dire identité. Car c’est le propre du Cogito de montrer que l’être, que la pensée cherche à atteindre, est déjà présent dans son acte même. Mais, quel-les que soient les interprétations qu’on ait pu en donner, le Cogito n’enferme pas le sujet dans sa propre subjectivité. Ce qu’il nous dé-couvre d’abord, c’est sans doute notre propre moi ; mais si ce moi ré-side seulement dans l’acte de la pensée (c’est-à-dire dans la conscien-ce qu’il a de lui-même), cette pensée n’est pas le tout de la pensée, c’est une pensée individuelle et dont on peut dire qu’elle participe, dès qu’elle commence à s’exercer, à la pensée universelle. De cette pensée enfin, on ne peut pas dire non plus qu’elle soit le tout de l’être, comme l’admettent ceux qui inclinent le cartésianisme dans le sens de l’idéalisme absolu. Car, de même que la pensée dépasse le moi pen-sant, il faut dire que l’être dépasse lui-même la pensée, puisqu’il y a d’autres êtres que les êtres pensants, par exemple les choses ou les corps. Ainsi le Cogito ergo sum est un argument qui se confond avec l’expérience même que nous prenons de la participation : et cette ex-périence est elle-même à deux échelons : car le moi prend conscience de lui-même dans la participation à la pensée, qui, à son tour, participe à l’être et l’inscrit lui-même dans l’être.

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Cependant, comment le Cogito pourra-t-il sortir de lui-même pour atteindre d’autres êtres de son être propre ? Mais c’est la fonction ori-ginale du Cogito d’appréhender les idées ; et on sait que, dans le car-tésianisme, les idées sont les représentations des choses. Or la ques-tion se pose aussitôt de savoir comment la conformité entre la repré-sentation [76] et la chose pourra être garantie. Descartes nous dit qu’il faut remonter pour cela jusqu’à l’idée de Dieu, c’est-à-dire d’un être souverainement parfait et qui ne peut nous tromper dans les choses qu’il nous fait apparaître comme évidentes.

Mais il y a d’abord une idée de Dieu, et il faut prouver avant toute chose qu’il y a une existence qui lui correspond. Or du sens même que l’on peut donner au mot idée dérivent deux interprétations différentes du passage de l’idée à l’existence. Les seules idées qui ont pour nous un caractère d’évidence immédiate sont, en effet, les idées innées, et parmi elles il faut ranger aussi l’idée de Dieu. Mais leur évidence vient, semble-t-il, de ce que toutes ces idées (par exemple l’idée de l’un, ou de l’égal, ou du nombre, ou de l’ordre), ne peuvent être dis-tinguées de l’acte même qui les pense. Et il en est de même de l’idée de Dieu qui est l’idée de l’infini et du parfait, c’est-à-dire non pas proprement l’idée d’une chose extérieure à moi, mais dans l’acte mê-me de ma pensée, l’idée d’une intériorité à laquelle je suis inégal, et qui se découvre à moi dans l’impossibilité où je suis de me poser moi-même autrement que par limitation et participation d’une infinitude et d’une perfection qui me dépassent toujours. Dès lors, il faut reconnaî-tre que l’idée de Dieu, c’est déjà la présence de Dieu, et que cette pré-sence est elle-même inséparable du Cogito.

Cependant, on ne peut nier qu’il n’y ait chez Descartes au moins dans le vocabulaire, une tendance toute différente : c’est celle préci-sément qui, faisant retour vers cette conception en vertu de laquelle toute idée est représentative d’une chose, nous oblige à prouver enco-re qu’il y a une existence qui correspond à l’idée de Dieu et qui en diffère. Tel est l’objet des deux premières preuves qui dépendent tou-tes les deux du même principe : à savoir que la cause d’une idée doit avoir autant de réalité formelle que cette idée a elle-même de réalité objective. Tel est aussi le sens de l’argument classique que, Dieu étant souverainement véridique, c’est lui seul qui nous permet d’affirmer dans toute évidence qui nous est donnée, que l’idée est véritablement la représentation fidèle de la chose. Seulement on répliquera que le

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Cogito n’est point une idée représentative et qu’il est pourtant l’évidence d’une existence, et en même temps le modèle de toutes les évidences. De même, chaque fois qu’il s’agit d’un acte accompli par l’esprit, nous avons affaire à une évidence où la chose est présente dans son idée, c’est-à-dire ne se distingue [77] pas de cette idée elle-même. C’est pour cela qu’avec l’idée de Dieu, en tant qu’elle est im-pliquée par le Cogito non point comme son objet, mais comme l’acte dont le Cogito exprime seulement la forme individuelle et imparfaite, ce que nous atteignons, c’est, au-delà de la représentation, la présence agissante de Dieu. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que, dans l’argument ontologique, Descartes passe si vite de l’idée à l’existence. Et ce pas-sage n’est si évident que parce qu’il n’y a pas de passage. L’argument ontologique, ou le Cogito divin, c’est le passage éternel en Dieu de l’essence à l’existence déjà impliqué comme sa condition de possibili-té et d’efficacité dans le passage de notre propre essence à notre pro-pre existence, telle que nous le réalisons nous-même dans tout acte de pensée.

Par-là s’écroule le reproche de cercle vicieux, que l’on fait tradi-tionnellement à Descartes, pour avoir fondé sur l’évidence la preuve de cet être parfait qui est la garantie de toute évidence. Par là aussi se trouve justifiée la valeur d’une connaissance qui, dès sa première dé-marche, nous met de plain-pied avec l’être que le propre de l’évidence est précisément de nous empêcher de jamais quitter.

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L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

RÉSUMÉS DES COURS

1946-1947

Retour à la table des matières

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Le cours du mardi a porté sur le sujet suivant : Etre et connaître. Il semble que l’être soit un mystère dont le connaître est la solution. Ainsi on peut penser que l’être est antérieur au connaître et que le propre du connaître, c’est de le pénétrer, afin d’en prendre possession. Mais le problème est plus complexe : car, d’une part, les deux termes ne peuvent pas être distingués absolument, puisqu’il y a un être du connaître comme tel, et d’autre part, une fois qu’on les a distingués, il est impossible qu’on réussisse jamais à les faire coïncider, puisqu’on ne saurait comparer une connaissance qu’avec une connaissance et non point avec l’être pris absolument, indépendamment de toute connaissance, et que la connaissance elle-même, à mesure qu’elle de-vient plus savante, s’éloigne toujours davantage de l’être concret, tel qu’il est immédiatement appréhendé, pour lui substituer une construc-tion abstraite, qui est un réseau de relations.

C’est qu’on ne peut pas parler de l’être comme d’un objet absolu auquel la connaissance s’applique : car connaître, c’est arracher l’être à son existence en soi pour le mettre en rapport avec moi, c’est en fai-re une apparence, une représentation ou une idée. Ce qui suffirait à montrer que la connaissance, comme le savant ne cesse de le dire, ne prétend nullement connaître l’être, mais seulement le phénomène.

Or, il y a un point dans le monde où la dualité de l’être et du connaître se trouve, semble-t-il, surmontée. C’est dans la conscience que j’ai de mon propre moi. Car, au lieu que tout objet est extérieur à moi et que je ne puis le connaître que dans sa relation avec moi, l’être du moi est présent à lui-même, et c’est cette présence à lui-même qui constitue la conscience qu’il a de soi, sans laquelle il ne serait rien. Toutefois, la conscience n’est pas seulement, comme on le pense, la lumière qui éclaire mes propres états, elle est une activité intérieure à elle-même que je ne cesse d’exercer, qui connaît des périodes de ten-sion et des périodes de fléchissement et qui consiste dans la disposi-tion de certaines [82] puissances qui sont en moi, et dont l’emploi dé-

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pend de moi seul. C’est par cet emploi qu’en les réalisant je me réali-se. Ainsi je suis un être qui se fait lui-même être et non pas un être qui se regarde être. Il n’y a donc pas de connaissance de soi, au sens où cette connaissance suppose la distinction d’un sujet et d’un objet, mais seulement une conscience de soi qui abolit cette distinction parce qu’elle me permet de saisir toujours mon être à l’état naissant, dans l’acte même par lequel à chaque instant je ne cesse de le créer. Ainsi, alors que l’on a toujours prétendu que le connaître est postérieur à l’être, puisqu’il suppose la présence même de cet être qu’il cherche à connaître, l’acte par lequel le moi prend conscience de lui-même de-vance l’être du moi et en un certain sens le lui donne.

Cependant cet être du moi qui se confond avec la conscience que j’en ai se trouve débordé par un être qui n’est pas moi, qui est exté-rieur à moi et que je suis capable seulement de connaître précisément parce que je ne le suis pas. De là, le caractère en apparence contradic-toire qui appartient au connaître comme tel : à savoir qu’il implique un désintéressement et même une sorte d’abdication du moi qui doit s’effacer devant les choses et s’assimiler pour ainsi dire à elles, et qu’il est en même temps une conquête du moi qui entreprend de deve-nir maître des choses et de les assimiler à soi.

C’est qu’il y a un intervalle entre le sujet et l’objet que le propre du connaître est d’essayer de franchir. Or, cet intervalle est admirable-ment figuré par l’espace et le temps. Car le propre de l’espace, c’est précisément d’être extérieur à moi, mais en rapport avec moi. Par lui-même l’espace n’est rien, il est un vide que les phénomènes viennent remplir, un miroir dans lequel l’être se reflète et se change en apparaî-tre. On le voit bien quand on considère l’être que je suis et qui demeu-re un être secret aussi longtemps que son activité intérieure ne trouve pas à s’exprimer dans l’espace. C’est qu’il n’y a rien de manifesté et par conséquent de connaissable qui ne soit nécessairement dans l’espace. L’espace est infini et infiniment divisible, et par conséquent le lieu de toutes les distinctions et de toutes les constructions. Il est infiniment malléable, comme le montre la multiplicité des espaces par lesquels les mathématiciens d’aujourd’hui essaient de fonder la possi-bilité abstraite de tous les objets pensables et de toutes les relations qui les unissent. On comprend donc pourquoi il n’y a de science que des objets qui sont [83] dans l’espace et pourquoi la science de

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l’espace pur est déjà la science de l’objectivité idéale et de tous les caractères qui permettent de la définir.

Mais l’espace est lui-même inséparable du temps : car l’extériorité totale n’est pas à notre mesure ; elle ne peut pas être embrassée, elle a besoin d’être parcourue, et elle ne peut l’être que dans le temps. Ainsi, c’est dans le temps que s’effectue l’analyse de l’espace. C’est le temps aussi qui donne au corps le mouvement grâce auquel le corps se dis-tingue du lieu et se montre en droit capable d’occuper tous les lieux, c’est-à-dire de changer sans cesse son rapport avec tous les autres corps. C’est donc dans la constitution de l’espace-temps que se trou-vent fondées à la fois la représentation du monde et toutes les lois de la science.

Toutefois, le propre de la science n’est pas d’appréhender le spec-tacle du monde, tel qu’il nous est donné. Elle est un effort pour le re-construire par des opérations de la pensée, c’est-à-dire pour le rendre intelligible. Et toute opération de la pensée est susceptible, en droit, de se changer en une opération matérielle qui modifie la face du monde et nous permet à chaque instant de contribuer à sa création. Or, par cette double opération, le connaître entre de nouveau en contact avec l’être.

Nous n’avions atteint l’être tout d’abord que dans le moi, c’est-à-dire dans l’acte qui nous faisait être. Et l’on comprend sans peine que, là où nous avons affaire à ce domaine de l’être qui déborde notre être propre, un tel domaine ne puisse se présenter à moi [que] sous la for-me d’une donnée ; mais cette donnée mesure pour ainsi dire la distan-ce qui sépare l’être du moi de l’être du tout : à son égard nous ne pou-vons être que passif. Cependant, en essayant de nous en emparer par un acte de l’intelligence ou du vouloir, nous le faisons participer de cet être qui est le nôtre, de telle sorte que l’être qu’il possède paraît être un prolongement de notre être propre. C’est sur de telles observa-tions que reposent les différentes formes de l’idéalisme.

Mais l’être des choses ne peut être confondu ni avec l’acte par le-quel nous les pensons, ni avec l’acte par lequel nous les modifions. Il y a un acte qui leur est propre et qui est l’acte par lequel, du dedans, elles-mêmes se font. Or, il est impossible qu’un tel acte coïncide ja-mais avec l’acte par lequel, du dehors, nous construisons leur repré-sentation ou nous en faisons usage. Ainsi, nous ne pourrions connaître

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l’être même des choses qu’en devenant ce qu’elles sont : mais ce se-rait une véritable [84] contradiction. Cependant on ne peut nier que la conscience s’emploie à la vaincre. Quand l’objet est le produit de nos mains, il nous semble que le connaître, c’est le faire : et si l’essence de l’objet, c’est cet acte même par lequel nous le créons, l’être de l’objet ne se distingue de l’être du moi que parce que cet acte, qui est nôtre, a besoin pour s’accomplir d’une matière à laquelle il s’applique et sans laquelle il ne produirait aucun objet dans le monde visible. Quand nous avons affaire à la création artistique, l’artiste ne connaît pas son œuvre seulement du dehors et comme une simple apparence ; il la connaît aussi du dedans dans le mouvement qui l’a engendrée, qui lui donne encore la signification et la vie et que le spectateur essaie de retrouver afin de la comprendre et d’en jouir : mais il n’y a pas d’œuvre pourtant dans laquelle il ne faille faire la part de la rencontre et à laquelle l’univers entier n’ait d’une certaine manière collaboré. Quand il s’agit des autres êtres, la connaissance objective que nous en avons ne nous découvre rien de plus que leurs corps ou les apparences extérieures de leur vie. Mais leur être nous demeure caché si nous ne parvenons pas à déceler cette initiative intérieure par laquelle ils ne cessent eux aussi de se créer, si elle n’éveille pas dans notre conscien-ce une possibilité qui était en nous, mais que nous n’avions point ac-tualisée et qui, si nous la retrouvons, nous permet de nous unir à eux par une sympathie pour ainsi dire consubstantielle. Enfin, quand il s’agit de Dieu même, nous ne pourrons jamais espérer le connaître comme un objet ou comme une idée : nous ne pouvons atteindre son être que si nous admettons qu’il est présent à l’intérieur de notre cons-cience, c’est-à-dire qu’il y a une vie de Dieu en nous et que c’est en participant à cette vie que nous acquérons nous-même notre être pro-prement spirituel.

Le cours du vendredi avait pour sujet : De Descartes à Malebran-

che. Descartes et Malebranche représentent les deux sommets de la philosophie classique en France et sans doute de la philosophie fran-çaise. L’un et l’autre inaugurent une philosophie nouvelle par une rup-ture à l’égard de l’autorité et de la tradition, et d’une manière plus

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précise, de la scolastique et de l’aristotélisme ; l’un et l’autre pensent que chacun de nous porte en lui-même toute la vérité ou du moins le pouvoir de la produire, et que cette vérité est universelle parce qu’elle est le fruit de [85] la raison qui éclaire tous les hommes de la même lumière. On aurait tort pourtant de vouloir que ce soit là une sorte d’inauguration de la philosophie moderne, car celle-ci a sans doute moins de confiance dans la raison que dans l’expérience, qui peut se montrer irrationnelle, et dans une vérité éternelle contemplée par la raison que dans un progrès de la connaissance en rapport avec les dif-férentes phases de l’évolution. Il y a cependant une grande distance entre Descartes et Malebranche et l’on peut se demander si c’est parce que la philosophie de Malebranche est infidèle à celle de Descartes ou si c’est parce qu’elle la consomme et l’achève : car il semble que Des-cartes ait orienté toute sa méthode vers la connaissance scientifique du monde dont la métaphysique devait seulement justifier les principes, au lieu que ce sont ces principes qui ont retenu l’attention de Male-branche et que le monde n’a jamais été pour lui que le chemin qui nous conduisait vers Dieu, c’est-à-dire l’instrument de notre salut.

On connaît l’anecdote peut-être incertaine qui nous représente Ma-lebranche comme éprouvant aussi peu d’intérêt pour la philosophie que pour la théologie jusqu’au moment où il rencontre le Traité de l’homme de Descartes dont la lecture suffit à lui faire battre le cœur. On n’a pas remarqué en général à quel point une telle anecdote est surprenante. Car le Traité de l’homme est un traité de psycho-physiologie et l’on peut s’étonner qu’il ait suffi à éveiller une vocation métaphysique aussi parfaite et aussi pure. Mais à la réflexion il appa-raît que le mécanisme cartésien et la distinction radicale de l’âme et du corps devaient, en nous empêchant de définir l’âme comme « la forme du corps », nous permettre précisément de l’affranchir en tant que puissance purement spirituelle. Or, c’est cet affranchissement que la métaphysique a en effet pour objet de réaliser.

On le voit bien quand on considère la signification de La recherche de la vérité qui est le premier ouvrage de Malebranche et le plus considérable et que l’on peut regarder comme un véritable traité de psychologie. Comme Descartes dans le Discours de la méthode, Ma-lebranche énumère les causes des erreurs afin de nous en délivrer ; mais en les analysant, il est amené à décrire l’une après l’autre les dif-férentes fonctions de la conscience et à montrer comment les sens,

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l’imagination, l’inclination et la passion nous trompent en nous ren-dant esclaves du corps. Aussi a-t-on pu faire remarquer que La re-cherche de la vérité [86] enferme elle aussi toute la psychophysiologie de son temps, et qu’on trouve en elle les linéaments de la théorie phy-siologique des émotions, de la caractérologie et même de la psychana-lyse. Cependant cette psychologie est déjà solidaire de la métaphysi-que : car elle a pour objet de réaliser une double purification intérieure grâce à laquelle l’intelligence et la volonté pourront retrouver leur exercice le plus plein et le plus parfait.

Et ici on saisit mieux l’accord et la différence entre Descartes et Malebranche. Car Descartes cherche aussi une libération de l’esprit pur : mais c’est seulement par une victoire que, dans l’être fini, l’activité doit essayer de remporter sur la passivité qui le limite. Au lieu que, chez Malebranche, cette passivité est la marque de notre na-ture déchue, l’effet de la faute d’Adam, de telle sorte que la métaphy-sique et la théologie se mêlent et deviennent inséparables. Descartes avait insisté sur la distinction entre le domaine de la raison et celui de la foi. Mais pour Malebranche, l’intelligence est une participation à la sagesse de Dieu et la volonté à sa grâce. La raison est elle-même l’incarnation du Verbe. Et la foi est lumière et non point ténèbres.

Bien que le Cogito demeure présent dans la philosophie de Male-branche, il est bien loin d’y avoir la place et d’y tenir le rôle que Des-cartes lui attribue. Tout d’abord, chez Malebranche, c’est dans l’être que le Cogito se fonde et non point l’être dans le Cogito ; je suis du moment que je pense, mais parce que je fais réflexion que le néant n’a point de propriétés. De plus, selon Descartes, le propre du Cogito c’est de permettre à l’âme de se connaître elle-même dans l’acte par lequel elle pense, avec beaucoup plus de clarté et de certitude qu’elle ne connaît le corps. Il n’en est pas ainsi pour Malebranche : aussi long-temps que l’âme est liée au corps par le péché, elle ne peut se connaî-tre que grâce au sentiment. Il y a là une sorte de présence de l’âme à elle-même, qui l’affecte, et qui l’empêche de devenir jamais un objet pour l’intelligence, c’est-à-dire une idée claire et distincte. De telle sorte que l’âme, en tant qu’elle est liée au corps, est comme l’âme de Platon qui participe à l’idée sans pouvoir jamais devenir elle-même une idée.

C’est en effet dans la théorie des idées que l’on voit le mieux comment Malebranche s’éloigne de Descartes pour se rapprocher de

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Platon par l’intermédiaire de saint Augustin. Si l’on considère les idées innées chez Descartes elles sont créées par Dieu et mises par lui dans notre esprit [87] afin que nous puissions nous représenter fidèle-ment les choses telles qu’elles sont. Mais pour Malebranche, il n’y a pas d’idées innées. Les idées ne sont pas des créatures de Dieu : c’est Dieu même, en tant qu’il est participable par les créatures. Elles ne sont plus les représentations des choses, mais leurs archétypes. C’est en lui que nous les voyons : et elles portent en elles un caractère de nécessité, qui fait qu’elles nous résistent, de généralité, c’est-à-dire d’infinité, et d’éternité, puisqu’elles subsistent quand les choses dispa-raissent. Et tandis que pour Descartes l’étendue était une substance créée, comme la pensée elle-même, elle est pour Malebranche cette idée unique et privilégiée, à l’intérieur de l’entendement divin, dans laquelle toutes les autres sont contenues et dont elles sont pour ainsi dire des modifications. Ainsi toutes les idées se découvrent à notre attention qui est comme une prière naturelle et elles nous permettent de contempler la création tout entière dans le plan même de son archi-tecte.

Mais Dieu n’est pas seulement lumière, raison et sagesse. Il est aussi action productrice et partout où une action s’exerce, c’est lui-même qui est présent. Il y aurait une sorte d’impiété à penser que la créature pût agir indépendamment de lui, c’est-à-dire par ses propres forces. Les causes secondes ne sont que des occasions qui permettent à Dieu de conformer sa volonté à sa sagesse, c’est-à-dire de tout pro-duire selon des lois universelles. Cependant, c’est encore Descartes qui est à l’origine d’une telle doctrine : car il avait éliminé de la phy-sique l’idée d’une causalité interne, immanente, comme le croyait Aristote, aux choses elles-mêmes, au profit d’une causalité externe, c’est-à-dire d’un ordre entre les phénomènes qui pouvait recevoir une expression mathématique. Ainsi l’occasionalisme était une sorte d’interprétation théologique de la physique nouvelle, mais qui, par une sorte de paradoxe, préludait déjà à l’empirisme de Hume, qui n’en retenait, il est vrai, que l’aspect négatif, c’est-à-dire l’absence de tout lien transitif entre la cause et son effet. Enfin, contrairement à la pen-sée de Descartes, notre volonté elle aussi, selon Malebranche, est inef-ficace : ce n’est pas elle qui meut le bras, qui se meut cependant à l’occasion de ses résolutions, mais en vertu d’une loi qui vient de plus haut et qui la dépasse, de telle sorte que la négation d’une action pro-

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pre du vouloir engage le problème de la grâce, c’est-à-dire des rap-ports entre Dieu et l’âme, qui n’est capable de rien de plus que de consentir à son appel ou de s’y soustraire.

[88] Pour conclure, on peut dire que si Descartes remonte du Cogito à

Dieu comme à la garantie suprême de la validité de toutes les opéra-tions de la pensée, il y a au contraire chez Malebranche une sorte de primat de l’affirmation de Dieu sur l’affirmation du Cogito. Il est l’objet d’une expérience pure et omniprésente qui a plus d’évidence que celle du Cogito et qui la fonde. Mais si Dieu est l’archétype de toutes les créatures, il n’a pas lui-même d’archétype. Son idée, c’est lui-même. Et puisque rien de fini ne peut représenter l’infini, il suffit de penser à Dieu pour qu’il soit. Ici l’argument ontologique resserre au point de l’abolir la distance qui sépare l’idée de Dieu de son exis-tence. Mais le Dieu de Malebranche est en même temps l’essence de toute autre existence. Il est la lumière qui l’éclaire et l’acte même qui opère en elle. Et pour achever de montrer comment la théologie et la métaphysique que Descartes avait séparées se rejoignent et se confon-dent pour Malebranche, il suffit d’observer comment c’est l’Incarnation qui rend possible cette omniprésence de Dieu à toutes nos pensées et à toutes nos actions, c’est-à-dire qui justifie la création et lui donne son ébranlement et sa raison d’être.

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L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

RÉSUMÉS DES COURS

1947-1948

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[91] Le cours du mardi portait sur : Le monde des idées. Soit que l’on

fasse du monde des idées, comme les platoniciens, le seul monde réel dont le monde que nous voyons n’est qu’une image imparfaite, soit qu’on le réduise, comme les empiristes, à un monde symbolique des-tiné seulement à nous donner de l’autre une représentation plus ma-niable, l’idée ne peut avoir d’existence que dans son double rapport avec la chose dont elle est l’idée et avec l’esprit qui en fait l’objet propre de sa pensée. Et selon que l’on considère l’être véritable com-me résidant dans la chose ou dans l’esprit, on définira l’idée tantôt comme un simple schéma destiné à évoquer la chose, tantôt comme la signification de la chose, qui ne nous montre que son apparence, mais dont l’idée nous découvre l’essence. Ainsi le monde des idées n’est pas un monde séparé, et l’on ne peut saisir et comprendre sa nature qu’en montrant comment il s’articule avec le monde des choses et avec le monde de l’esprit.

1° Le monde des choses, c’est un monde que je vois et que je tou-che. C’est un spectacle que je me représente et dont je fais moi-même partie dans la mesure où j’ai un corps qui est lui-même homogène à ce spectacle. Mais un tel spectacle m’affecte dans la mesure où ce corps est le mien et subit l’action de tous les autres corps précisément parce qu’ils sont autres que le mien et ne cessent de limiter le mien.

2° Or cet être dont je dis qu’il est moi ne se contente pas de se re-présenter les choses et de les subir. Ou plutôt il n’y parvient que parce qu’il est lui-même une activité qui est capable d’initiative et qui trou-ve devant elle un objet auquel elle s’applique et un obstacle qui la contraint. Et c’est par l’exercice de cette activité que le moi se définit lui-même comme une conscience ou comme un esprit. Cependant, le moi n’est pas solitaire en face des choses. Il ne se reconnaît lui-même

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comme conscience ou comme esprit que quand il découvre dans le monde d’autres consciences ou d’autres esprits pour qui il y a, comme [92] pour lui, un monde de choses qui est à la fois l’instrument de leur mutuelle séparation et le véhicule de leur communication réciproque.

Dès lors on voit quel est le double rôle de l’idée. Elle est médiatri-ce entre l’esprit et les choses et elle est médiatrice entre les esprits. Elle ne peut pas assumer l’un de ces rôles sans assumer l’autre. Car elle ne peut établir une relation entre les choses et l’esprit qu’en mon-trant que les choses ne sont pas de pures données qui s’imposent à nous malgré nous, mais que tout esprit est capable de les penser par un acte qu’il dépend de lui d’accomplir ; et elle ne peut établir une rela-tion entre les esprits qu’en montrant qu’il y a des choses qui leur sont communes et qui, en limitant leur action, servent à toutes leurs opéra-tions de point d’appui et de critère.

L’idée ne peut être médiatrice entre l’esprit et les choses qu’à condition d’être une expression de son activité et de traduire par conséquent la maîtrise qu’il exerce sur les choses : cette maîtrise se réalise à son tour de deux manières, puisque c’est grâce à l’idée que nous pouvons, d’une part, donner aux choses une signification qui les rend intelligibles et d’autre part, agir sur elles et les modifier. En ce sens, l’idée est la possibilité de la chose et l’esprit qui la pense est la possibilité de toutes choses. - Mais l’idée ne peut être médiatrice entre les esprits qu’à condition de proposer à chacun d’eux une fin qu’il puisse vouloir, estimer et aimer. C’est en ce sens que l’idée est tou-jours une idée de valeur. Car une possibilité pensée par nous ne porte en elle des motifs capables d’inviter notre volonté à la réaliser qu’à condition de revêtir pour nous un tel caractère. Cependant nous ne cherchons à agir sur les choses et à les transformer qu’afin de produire grâce à elles une communion toujours plus étroite entre les esprits.

On le voit bien dans l’examen du platonisme. Car Platon a reçu l’enseignement de Socrate : et l’idée platonicienne est issue du « concept moral », c’est-à-dire de la découverte d’une valeur qui est la même pour tous les esprits et qu’il suffît de connaître pour la mettre en œuvre. L’idée du Bien n’est pas seulement le faîte de la hiérarchie des idées : il est, dans chacune d’elles, le seul élément réel et agissant. - Mais l’originalité de Platon, c’est d’avoir pensé qu’il y a une intelli-gibilité des choses qui est comparable à celle des actions humaines. On peut bien dire que la conception de cette intelligibilité des choses

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est dérivée [93] du rôle joué par le nombre dans le Pythagorisme. En-core s’agit-il d’un nombre qui réalise dans chaque chose l’harmonie de ses éléments et qui est le bien même de la chose, qui n’est que sa possibilité si on la considère comme un pur objet de pensée, mais qui est aussi son modèle, l’essence qui la fait être et qu’elle cherche tou-jours à égaler.

Toute la philosophie ultérieure a cherché à approfondir la philoso-phie platonicienne plutôt qu’à la réformer. Il s’agissait avant tout de répondre à quatre objections qu’elle ne cesse de faire renaître : 1° Pour donner à l’idée plus de réalité qu’à la chose il ne suffisait pas d’admettre que l’idée fût elle-même une chose ayant plus de solidité et de densité que les choses visibles. Car au contraire, c’est parce qu’elle est un acte de l’esprit qu’elle participe de son éternité, alors que le propre de toutes les choses est d’être entraînées dans le deve-nir ; 2° Il fallait résoudre l’ambiguïté qui est inséparable dans le plato-nisme du rapport de l’âme et de l’idée. Car pour Platon, l’âme est au-dessous de l’idée, bien qu’elle ait de l’affinité avec elle. C’est ce qu’exprime le mythe de la réminiscence qui montre que l’âme est pa-rente de l’idée parce qu’elle l’a contemplée autrefois dans sa pureté. Mais le mythe dissimule peut-être une théorie de la mémoire destinée à montrer comment c’est dans la conversion de l’avenir en passé que les choses dégagent pour nous leur essence éternelle ; 3° Il fallait se demander encore pourquoi il y a deux mondes, le monde des idées et le monde des choses dont l’un est l’image imparfaite de l’autre. Il ne peut pas suffire de dire que la chute explique le passage du premier au second. Car la chute est de tous les instants. C’est pour cela qu’il y a toujours pour nous des choses. La liberté a besoin du monde comme du champ où elle s’exerce pour réaliser la possibilité et mettre en œu-vre la valeur : il porte la marque à la fois de ses défaites et de ses vic-toires ; 4° Enfin la question se pose de savoir comment l’unité de l’esprit peut engendrer la multiplicité des idées. Et si l’on remonte fa-cilement du monde à l’idée dans une dialectique ascendante, c’est la dialectique descendante qui est l’objet propre de la métaphysique. Pla-ton ne l’a qu’esquissée. Elle ne peut être réalisée que si la participa-tion, au lieu d’être constatée seulement comme un fait, apparaît com-me inséparable de l’Acte premier, dont l’essence est d’être participé, et si l’on parvient à décrire les conditions a priori qui lui permettent de s’accomplir.

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[94] Déjà dans l’antiquité, Aristote a fait faire à la pensée platonicienne

un progrès décisif en substituant à l’opposition de deux mondes, dont l’un est un modèle immuable de l’autre, une conversion de la puissan-ce en acte qui se réalise toujours au sein de l’individu, de telle sorte qu’il s’agit surtout pour Aristote de montrer comment l’idée s’incarne, alors que pour Platon il s’agissait au contraire de montrer comment elle se désincarne.

A l’époque moderne, Descartes, rompant avec la scolastique, su-bordonne les idées à l’esprit ; mais il les considère comme représenta-tives des choses, alors que pour Platon c’étaient les choses qui étaient représentatives des idées : et c’est l’esprit de Dieu qui les met dans l’esprit de l’homme comme les semences mêmes de toute vérité. Ma-lebranche va plus loin ; il réconcilie le cartésianisme et le platonisme en montrant que les idées, c’est Dieu même, mais en tant qu’il est par-ticipable par les créatures : et elles peuvent être rangées selon deux ordres différents, l’ordre des grandeurs et l’ordre des perfections qui correspondent au domaine de la connaissance et au domaine de la va-leur. Leibniz de son côté réconcilie le cartésianisme et l’aristotélisme en considérant, dans l’esprit lui-même, l’idée comme une puissance, mais qui s’actualise en vertu du principe du meilleur.

La révolution kantienne enfin qui paraît exclure le leibnizianisme et le platonisme à la fois en substituant à l’idée la catégorie qui n’a de sens que comme la forme que nous imposons à l’expérience, marque pourtant une sorte de retour vers l’origine axiologique de la théorie des idées telle qu’on observe dans le socratisme. Car elle ouvrira la possibilité de rechercher, comme on le voit déjà chez Fichte, dans l’exercice même de notre liberté, les conditions d’intelligibilité, non seulement de notre action, mais du monde même hors duquel elle ne saurait se produire.

On arrive ainsi par degrés à découvrir les caractères qui appartien-nent en propre à l’idée et qui se trouvaient déjà enveloppés dans le dualisme mystique de Platon :

1° L’idée est à la fois, par rapport au monde que nous avons sous

les yeux, possibilité et valeur. C’est pour cela qu’elle s’oppose à ce

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monde et paraît être d’une autre nature : mais c’est parce qu’elle est valeur qu’en elle la possibilité s’actualise ;

[95] 2° Elle est inséparable de l’esprit, mais elle dépasse infiniment

l’esprit individuel qui ne parvient jamais à l’égaler et qui ne fait qu’y participer ;

3° En disant qu’elle est abstraite, on semble indiquer qu’elle est ti-rée du réel par une opération de soustraction. Mais c’est le contraire qui est vrai : elle est infiniment plus riche que lui comme on le voit dans l’idée de l’homme qu’aucun homme dans le monde ne parvien-dra jamais à épuiser ;

4° Elle a un caractère éternel, mais cette éternité, au lieu de s’opposer au temps, se constitue pour ainsi dire dans le temps et le moyen du temps. Car c’est dans le temps que toute possibilité acquiert son actualité et toute valeur son efficacité. Elle est la loi même du temps dont on peut dire à la fois qu’elle exprime la vertu motrice et qu’elle révèle la portée métaphysique, qui est d’abolir à chaque instant le phénomène afin de découvrir et de sauver sa signification spirituel-le.

Le cours du vendredi avait pour sujet De Descartes à Leibniz : la

théorie des possibles. - S’il est vrai qu’il n’y a qu’une philosophie, mais que chaque doctrine soit elle-même une perspective particulière sur le tout de l’être, on peut dire qu’il n’en est aucune sans doute qui soit aussi compréhensive ni aussi vaste que celle de Leibniz. Non seu-lement elle s’étend sur tous les domaines de l’activité humaine : scien-tifique, historique, politique, philosophique ou religieux, mais encore elle se présente sous la forme d’une triple conciliation, à la fois entre Aristote et Descartes, entre la scolastique et la science, entre la théo-logie et la métaphysique.

Leibniz représente la fin de l’âge classique ; mais déjà il anticipe l’âge romantique. Cependant on peut dire que la conscience moderne se détourne de Leibniz et qu’elle s’engage dans d’autres voies. Ce que

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l’on peut justifier en observant les trois caractères essentiels de sa pensée :

1° Il est intellectualiste. Or nous savons que notre époque se défie

de l’intelligence qui passe pour rester à la surface de l’être. L’absurdité est au fond des choses. Notre existence est obscure à nous-mêmes. Enfin ce sont les puissances les plus obscures de l’âme qui ont pour nous le plus de profondeur. Leibniz pense tout le contrai-re. Le monde est pour [96] lui « un palais de lumière ». Il y a au fond de chacun de nous, pour lui comme pour Socrate, un savoir enveloppé que le propre de l’intelligence est seulement de déplier. Enfin surtout, si l’essence de la monade c’est la « tendance », ce qui le rapproche en apparence des philosophes d’aujourd’hui, il s’en sépare radicalement en montrant que le propre de la tendance, c’est de chercher toujours une connaissance plus claire et plus distincte. Elle n’est avide elle-même que de lumière ;

2° Leibniz est infinitiste. Or toute la science et toute la philosophie modernes nous inclinent également à considérer le monde comme fini. Pour Leibniz, l’infini est partout ; c’est un infini de présence qui s’exprime toujours par un infini de développement. Il poursuit la mé-ditation pascalienne sur l’infiniment grand et l’infiniment petit. L’infini se retrouve à la fois en Dieu, dans l’essence de chaque mona-de et dans la pluralité même des monades. Cet infinitisme, loin d’être la négation de l’intellectualisme, comme dans le romantisme, en ex-prime le dernier état, puisque Leibniz découvre le calcul de l’Infini. Mais les modernes au contraire sont finitistes, comme les Anciens, aussi bien dans la conception de l’élément que dans celle de l’univers. - Leibniz défend en même temps l’idée du continu qui est celle d’un infini de transition soit entre deux états, soit entre deux existences, alors que, pour les modernes, la discontinuité exprime au contraire à la fois la condition de toute transformation et le rôle joué partout par la contingence et par la liberté (comme on le voit dans la loi du seuil, dans la théorie des mutations, dans la conception des atomes ou celle des gènes) ;

3° Enfin Leibniz est optimiste. Et même son optimisme est étroi-tement dépendant de son intellectualisme. Comprendre, c’est être op-timiste : car toute chose alors a sa raison d’être, qui ne peut résider

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que dans sa valeur. C’est pour cela que le monde est pour Leibniz le meilleur des mondes possibles. L’expérience même montre qu’il y a plus de choses bonnes que mauvaises dans le monde. Et comme il faut, pour que rien n’échappe à l’intelligence, qu’une carrière infinie s’ouvre devant elle, il faut aussi qu’il n’y ait rien qui lui paraisse avoir de meilleures raisons d’exister que le monde tel qu’il lui est donné. On sait assez que pour les modernes le monde est à la fois absurde, mauvais et douloureux : c’est défi de vouloir le fonder en raison ; c’est une dérision de prétendre découvrir en lui des motifs de le vou-loir et de l’aimer.

[97] Si la philosophie de Leibniz a un caractère synthétique, on ne peut

la comprendre qu’en la rapprochant de celles qui l’ont précédée : 1° On ne voit pas que, dans la philosophie de Leibniz, le Cogito

occupe la même place privilégiée que dans la philosophie de Descar-tes ; mais, par opposition à Malebranche et à Spinoza qui résorbent le Cogito humain dans le Cogito divin, Leibniz multiplie à l’infini le Cogito. On ne peut pas dire qu’il lui donne une forme objective, mais plutôt qu’il introduit partout avec lui la forme de la subjectivité. Ainsi la dualité de l’âme et du corps se trouve surmontée. Il y a dans chaque monade une spontanéité dynamique dont il faut dire qu’elle trouve son expression à la fois dans la nécessité logique et dans le mécanisme physique.

2° La pensée de Leibniz semble à la fois plus proche et plus éloi-gnée de la pensée de Malebranche et de Spinoza que de celle de Des-cartes. Elle est si proche de celle de Malebranche qu’il a éprouvé lui-même de l’embarras à distinguer l’occasionalisme de l’harmonie pré-établie. Et pourtant quelle différence entre une doctrine où l’on s’efforce de montrer que c’est Dieu seul qui agit partout, et une autre doctrine où l’on s’efforce de montrer que chaque chose porte en elle une initiative qui la fait être, qu’elle est proprement et toujours causa sui. De même n’est-ce pas à Spinoza que Leibniz emprunte l’idée de cette nature créatrice (natura naturans) dont le monde que nous voyons n’est rien de plus que le phénomène (natura naturata) ? Et pourtant quelle différence entre le monisme absolu de la substance et

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cette pluralité infinie des monades que l’on a définie comme une sorte d’arithmétisation du spinozisme.

Pourtant, il nous a semblé que la doctrine de Leibniz ne pouvait trouver son explication que dans la théorie des possibles, que l’on peut considérer comme une transformation de la doctrine aristotélicienne de la relation entre la puissance et l’acte. On sait à quel point cette no-tion de possible a été discréditée, soit par les critiques de la scolasti-que, soit, à l’époque même de Leibniz, par Arnauld qui considère le possible comme une chimère, soit même, chez les modernes, par Bergson qui en fait une simple rétrospection du réel, une fois que ce-lui-ci a été posé. Mais on ne peut nier que le possible ne soit un objet ou un être de pensée. L’originalité de Leibniz, c’est d’en faire encore un être intérieur à lui-même, dont on peut saisir la nature dans la ten-dance ou dans [98] l’effort par lequel il cherche et commence déjà à se réaliser. En tant qu’objet de pensée, la considération du possible oriente la philosophie de Leibniz vers un panlogisme auquel on a tenté de la réduire : en tant que tendance, elle l’oriente vers un panpsychis-me qui absorbe en lui toute la cosmologie. C’est de la relation que chaque possible soutient avec tous les autres que dérive la puissance qu’il a de se réaliser, ce qui explique la vertu du principe de contra-diction dans l’ordre logique, et du principe du meilleur dans l’ordre métaphysique. D’un côté, on voit comment se réalise l’harmonie des compossibles et, de l’autre, la coïncidence du maximum et de l’optimum.

Le sommet de la théorie des possibles se trouve atteint : 1° Dans le principe praedicatum inest subjecto qu’il ne faut pas interpréter com-me si tous les prédicats étaient contenus d’avance dans le sujet. Du moins n’y sont-ils contenus que virtuellement. Et c’est en vertu de sa spontanéité propre orientée par une nécessité morale - et non pas logi-que - que le sujet a la puissance de les actualiser ; 2° Dans l’argument ontologique, qui n’est concluant qu’à condition que l’on démontre d’abord que Dieu est possible. Car de Dieu seul on peut dire, s’il est possible, il est. Mais il est, si on le considère dans son entendement, le fondement de tous les possibles à la fois ; et, si on le considère dans sa volonté, il est le fondement de ce passage de l’essence à l’existence qui, en lui, se réalise immédiatement et, dans tous les possibles impar-faits, par le concours qu’il ne cesse de leur prêter.

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L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

RÉSUMÉS DES COURS

1948-1949

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[101] Le cours du mardi a été consacré cette année à La pathétique ou

science des passions. Il est facile de voir que l’activité et la passivité de la conscience

sont des termes corrélatifs et qui ne peuvent pas être dissociés. Le moi résulte de leur connexion. Toutefois, il semble à première vue que le propre de l’activité, ce soit de nous détourner de nous-même (car le moi s’oublie aussi bien dans l’objet de sa pensée que dans la fin de sa volonté), au lieu que le propre de la passivité, ce soit de m’obliger à sentir ce que je suis, à la fois dans ce qui m’affecte et dans ce qui me limite. Tout ce qui ébranle la sensibilité nous découvre, si l’on peut dire, la « mienneté », ou l’ « appartenance ». Dans la douleur, qui est peut-être de tous les états de la sensibilité, le plus intense et le plus primitif, le moi ne peut pas faire autrement que de se déclarer atteint, il est obligé de répondre présent.

Toutefois, je refuse de m’identifier avec la douleur, et même avec aucun état de ma vie affective : je m’en distingue aussi bien quand je le repousse que quand je m’y complais. Cette passivité que je subis est une contrainte en comparaison d’une activité où je me reconnais moi-même parce que c’est moi qui la produis et qu’en la produisant j’en prends la responsabilité et je la ratifie. Ainsi, par une sorte de retour-nement, il faut dire que le moi est là seulement où il agit ; mais je n’en prends conscience que dans les états qui, en le limitant, l’obligent à se circonscrire et à s’enfermer pour ainsi dire dans sa propre subjectivité. La conscience réside donc dans un rapport entre l’activité, qui crée le moi, et la passivité, qui me le fait sentir comme mien.

Par là, on comprend aussi comment la pathétique est nécessaire-ment sous la dépendance du corps et du temps : car d’une part, le

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corps est l’expression de ma propre passivité à l’égard de moi-même et du monde. Ce que l’on observe déjà dans la naissance où il semble que je reçois ce que je suis, et, par la situation que j’occupe initiale-ment dans [102] le monde, la possibilité même de devenir tout ce que je serai un jour. Jusqu’à la mort, le corps reste la marque de ma servi-tude. Or il est mien et fait de moi un être unique et solitaire, mais il est en même temps une frontière entre le moi et le non-moi à travers la-quelle passent toutes les communications qui les unissent. Et le propre de la sensibilité, c’est d’accueillir tout ébranlement qui se produit dans le corps comme s’il exprimait à chaque instant le niveau même des rapports entre le moi et le monde.

D’autre part, le caractère original de la pathétique, c’est de me li-vrer au temps où ma destinée se trouve engagée et se déploie toute entière dans le contraste de la présence et de l’absence : l’absence du passé, qui engendre en moi le double regret de ce que je ne puis plus ressusciter et ce que je ne puis plus abolir, et l’absence d’un futur dont je ne sais s’il deviendra jamais mon présent et qui ne cesse d’émouvoir en moi le désir, la crainte et l’espérance. Le caractère pa-thétique de la vie n’est peut-être rien de plus que la conscience même du temps, non pas seulement parce qu’il nous impose sa loi que nous nous bornons à subir, mais encore parce que c’est en lui que s’exerce notre liberté - non sans une sorte de tremblement - qui nous donne le sentiment le plus vif de notre responsabilité à l’égard de nous-même, et du rapport de l’être que nous sommes avec l’être que nous sommes capables de nous donner. Car de ce rapport on peut dire qu’il est l’objet d’une interrogation métaphysique qui imprime sans doute à notre sensibilité l’ébranlement le plus profond qu’elle puisse recevoir et dont dépendent toutes nos émotions particulières. Tel est le sens sans doute de la formule de Rousseau qu’ « exister c’est sentir » et celle de Kierkegaard « que le pathétique est la catégorie fondamentale de l’existence ». Car c’est à travers les fluctuations de la sensibilité, selon qu’elles nous submergent ou que nous retrouvons en elles une sorte d’écho de nos actes libres, que nous parvenons à saisir le secret même de cette existence, la relation du moi avec le tout de l’être dont il fait partie, mais qui le déborde, et, dans la vie même qu’il assume, ce qui la rend digne d’être vécue.

Toutes les modalités de la conscience pathétique dérivent de cette condition de l’homme qui est toujours divisé entre un état qu’il est

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obligé de subir et un acte qui dépend de son initiative, mais que sa nature l’incline à accomplir.

[103] 1° À l’égard de l’état de la conscience pathétique, ou, si l’on veut,

de son contenu, nous distinguerons d’abord l’émotion, qui est à la fois l’origine et la trame de tous les phénomènes affectifs : il semble qu’elle réside à la surface de la conscience, mais elle descend en elle plus ou moins profondément comme l’ondulation de la mer. Elle est inséparable de la conscience de l’existence, de l’exercice de la liberté, du moindre événement qui nous arrive. Elle est le sentiment de l’imminence pure ; il y a toujours en elle une ambiguïté qui s’exprime par plusieurs antinomies : elle est secrète et manifestée, elle nous pa-ralyse et nous exalte, elle est destructive et créatrice, elle refoule le moi sur lui-même et l’oblige toujours à se dépasser. On retrouverait tous ces traits dans l’angoisse, la plus corporelle et la plus métaphysi-que de toutes, dans la timidité qui mesure la distance entre ce que je suis et ce que je montre, entre une subjectivité encore virtuelle et l’objectivité où elle s’actualise, dans la peur et la colère enfin, où l’être tremble à la vue du péril auquel sa misère ne cesse de l’exposer, ou de la violence même par laquelle il essaie de le surmonter.

Le plaisir et la douleur surgissent de l’ambiguïté même de l’émotion, au moment où elle se dénoue, selon que notre activité se trouve favorisée ou empêchée : et l’on comprend facilement que ce soit par la douleur que nous nous sentions proprement affectés et qu’elle soutienne des relations privilégiées aussi bien avec le corps qui nous limite qu’avec l’amour-propre, qui est pour ainsi dire l’esprit devenu corps. La joie et la tristesse nous élèvent au delà de la sensa-tion pure. La joie ne dérive pas comme le plaisir de la présence de l’objet, mais d’un acte surabondant dont elle est le retentissement dans la sensibilité ; la tristesse ne dérive pas comme la douleur d’une bles-sure que nous subissons, mais d’une impuissance nostalgique que la conscience nourrit et dans laquelle il arrive qu’elle se complaise.

2° Cependant la pathétique de la conscience ne se réduit pas à des états à l’égard desquels nous sommes passifs. Car notre activité mê-me, dans la mesure où elle est engagée à l’intérieur de la nature, ne procède point de nous : elle est comme une sollicitation ou une impul-

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sion que nous recevons et que nous appelons le désir. Le désir est lui-même l’essence d’un être qui est comme un milieu entre tout et rien, et dont on peut dire que c’est parce qu’il n’est rien qu’il cherche à tout acquérir, ou encore parce qu’il est une insuffisance qu’il aspire à sa propre suffisance. [104] Mais le désir est encore indéterminé comme l’émotion. De même que celle-ci se dissocie dans le plaisir et la dou-leur, le désir aussi se dissocie lui-même en amour et en haine. Et de même que, dans le plaisir et la douleur, nous trouvons les signes sen-sibles du bien et du mal, dans l’amour et la haine nous voyons, pour ainsi dire, le bien et le mal en action. Aussi est-il remarquable que, si le désir peut s’appliquer aux choses dans la mesure où nous sommes capables de les posséder, l’amour et la haine ne s’appliquent qu’aux personnes en exprimant non pas, comme on le croit, leur relation em-pirique, mais leur relation ontologique. Ce sont les deux grandes puis-sances qui gouvernent le monde, comme le pensaient les Anciens, et toutes les formes possibles de création et de destruction trouvent en elles leur origine et leur fondement.

C’est de la vie pathétique de la conscience que dépend notre bon-heur et notre malheur ; c’est en elle que nous cherchons le sens de no-tre destinée. Le monde cesse d’être pour elle un simple spectacle ; il est un drame dans lequel nous sommes engagés. Il n’y a pas un seul de nos sentiments qui n’ait sa racine dans la nature : il n’y en a pas un seul qui ne puisse être spiritualisé, c’est-à-dire devenir un témoin de la relation qui ne cesse de s’établir entre le monde où nous sommes et la liberté dont nous disposons, ou, comme le disent les modernes, entre l’être et la valeur.

Le cours du vendredi portait sur l’Explication des livres III, IV et V

de l’Ethique de Spinoza. L’originalité de Spinoza, c’est d’avoir essayé de constituer une

philosophie totale par laquelle il s’agit de replacer l’homme à l’intérieur de l’univers, de subordonner les affections qui le rendent esclave à l’intellect qui nous permet de les comprendre, au lieu de les subir, de réaliser une œuvre de spéculation pure, mais qui soit en mê-

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me temps une règle de vie. On peut dire de Spinoza qu’il emprunte à Descartes l’idée de la vérité scientifique : mais la méthode géométri-que que Descartes introduisait dans la connaissance des objets de la nature (et qui l’avait conduit à fonder la physique mathématique), Spinoza l’applique à la connaissance de l’homme et particulièrement à celle des passions que l’on peut considérer comme de tous les aspects de l’homme le plus réfractaire à l’action de l’intellect. Mais Spinoza fait à Descartes le triple [105] reproche d’ignorer l’origine des choses (qui est l’infinité de la substance), d’ignorer la nature de l’âme (qui est l’idée du corps), d’ignorer enfin la cause de l’erreur (qui est non pas la disparité de l’entendement et du vouloir, mais l’inadéquation de l’idée, dès qu’elle prétend se suffire).

Toutefois on ne comprendrait pas la nature des affections, ni la manière dont il est possible de se délivrer de leur servitude si on ne commençait pas par fixer leur place dans l’architecture du système.

Or, nous sommes ici en présence d’une philosophie immanente qui nous interdit d’aller jamais au delà du monde où nous sommes situés ; mais c’est une philosophie triomphante qui nous fait participer au se-cret même de l’être et, dans cette participation, nous apporte la lumiè-re et la joie. Car nous nous expérimentons nous-mêmes comme une détermination de l’être infini. Et il n’y a qu’une seule substance, dans laquelle se réalise l’identité de l’essence et de l’existence, qui est éter-nellement causa sui, qui est la source plutôt que la somme de tout ce qu’elle contient, qui possède une infinité d’attributs eux-mêmes infi-nis, parmi lesquels nous ne connaissons que la pensée et l’étendue, chacun d’eux exprimant sub quadam specie l’essence agissante de Dieu, sans qu’on puisse concevoir, de l’un à l’autre, d’action privilé-giée ou réciproque. Mais les passions naissent seulement avec les mo-des particuliers et finis dont le propre est d’être constitués par des dé-terminations particulières de la substance, c’est-à-dire par des néga-tions, et de ne pouvoir être expliqués que par le dehors, ce qui veut dire par leur ordre mutuel de subordination. C’est par une conversion du dehors vers le dedans, c’est-à-dire par la connaissance de la néces-sité à laquelle les passions obéissent (qui cesse alors de peser sur nous comme une contrainte inintelligible) que notre libération deviendra possible. Cette libération est solidaire de la distinction entre les trois ordres de connaissance : elle ne s’achève que lorsque la connaissance cesse non seulement d’être empirique, mais même d’être discursive,

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c’est-à-dire d’utiliser la relation de cause à effet, qui est la relation des modes entre eux, pour devenir intuitive et saisir dans la relation du mode avec l’attribut, qui est Dieu même, l’acte constitutif de chaque essence singulière.

Dès lors, il est facile de procéder à l’analyse des affections particu-lières. Car l’homme n’est qu’un mode dont l’existence résulte seule-ment de l’ordre de la nature. Quant à l’âme, elle est l’idée du corps, c’est-à-dire [106] des affections du corps, qui supposent l’action de tous les autres corps. Mais toute idée exprime aussi la puissance mê-me par laquelle Dieu agit, qui devient en chaque être sa tendance à persévérer dans son être. Par là, notre essence même se trouve enga-gée dans le temps où l’on trouve l’explication des fluctuations de no-tre âme et de ces modifications incessantes qui expriment tantôt un accroissement, tantôt une diminution de sa puissance. De là dérive la diversité des affections par lesquelles l’être ne cesse de pâtir en tant qu’il est une partie de la nature : le désir par lequel il tend toujours à s’accroître, la joie et la tristesse qui sont la conscience de cet accrois-sement et de cette diminution, l’amour et la haine qui les rattachent l’une et l’autre à la cause qui les produit. Tel est l’admirable schème que dessine Spinoza du monde des passions, et dont on a montré qu’il reçoit dans l’analyse des passions complexes les applications les plus subtiles et les plus pénétrantes.

Toutefois, il faudrait se garder de penser que les passions sont tou-jours mauvaises : il faut considérer comme bonnes toutes celles qui augmentent la grandeur de notre participation à l’être et à la vie. Il ne s’agit pas de réfréner celles-ci, mais de les seconder. Car elles vont dans le même sens que l’intellect. Comment en serait-il autrement puisqu’il n’y a pas de différence entre la volonté et l’intellect, puisque c’est le propre de l’intellect d’accroître notre puissance en nous faisant connaître de plus en plus de choses, de transformer les causes exté-rieures qui agissent sur nous sans nous en causes intérieures dont no-tre conscience elle-même est devenue le support et le véhicule, de créer ainsi une nécessité spirituelle qui constitue la liberté véritable ?

Thèse qui ne va point sans difficulté, à moins que l’on considère que cette liberté elle-même, au lieu d’être un simple effet de la connaissance, la produit au contraire grâce à une certaine direction initiale de notre attention sans laquelle il serait difficile d’expliquer le cercle ou plutôt la conversion qui constitue le secret de l’Éthique : car

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comment comprendre autrement que le déterminisme inflexible qui va de la substance au mode puisse être en quelque sorte remonté, que le mode puisse reconnaître en soi l’action de la substance dont il partici-pe, que la connaissance, en changeant de sens, puisse se transformer en sagesse, et que le dernier terme d’une déduction géométrique soit capable de s’unir à son propre principe par un mouvement d’amour ?

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L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

RÉSUMÉS DES COURS

1949-1950

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[109] Le cours du mardi avait pour titre cette année : Les différentes es-

pèces de valeurs. Un être qui est situé dans le monde cherche naturel-lement à le connaître : ce qui est l’objet propre de son intelligence. Mais il cherche aussi à le conformer aux aspirations de sa sensibilité et de sa volonté, c’est-à-dire à introduire en lui une valeur qui fasse que sa vie ait une signification et mérite d’être vécue. On ne s’étonnera pas qu’il y ait entre la réalité et la valeur une opposition qui est le principe de notre désespoir, si nous pensons qu’elle est insur-montable, et l’aiguillon de notre activité si nous pensons que c’est no-tre tâche de la vaincre.

En elle-même la valeur n’est qu’une possibilité pure. C’est à nous qu’il appartient de la faire vivre, c’est-à-dire de l’incarner. C’est par cette incarnation que nous faisons nous-même ce que nous sommes, que nous réalisons notre propre essence individuelle. On peut dire de la valeur qu’elle est l’esprit en acte et qu’elle se présente sous des formes infiniment différentes selon que l’on considère la multiplicité des choses à travers lesquelles elle s’exprime, la multiplicité des puis-sances qui la mettent en œuvre, la multiplicité des êtres qui en sont les agents ou les témoins.

Mais quand on essaie de dresser un tableau des différentes valeurs, on peut se placer à trois points de vue différents : car l’homme est d’abord engagé dans le monde, dans la mesure où il est un être vivant, il est devant le monde comme devant un spectacle, dans la mesure où il en diffère et où il est capable de le contempler comme un objet, il est au-dessus du monde dans la mesure où il est capable de le réfor-mer et d’en faire un instrument au service de certaines fins d’ordre spirituel, et qui le dépassent. Mais chacune de ces perspectives possè-

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de une face objective et une face subjective s’il est vrai que chacun de nous est un être de participation, tel qu’il n’y ait rien qui ne lui soit donné ou offert du dehors et qui n’ait pourtant dans sa conscience un retentissement à la fois intime et personnel.

[110] Ainsi, 1° la vie et l’existence que l’on considère souvent comme

les suprêmes valeurs ne le sont pourtant que par l’usage qu’on est ca-pable d’en faire. Mais, à l’égard de l’existence et de la vie, les valeurs économiques peuvent être considérées comme les conditions objecti-ves qui en forment le soutien et les valeurs affectives comme l’écho subjectif qu’elles produisent dans la conscience selon les alternatives par lesquelles elles passent tour à tour ; 2° les valeurs de contempla-tion ont un caractère objectif lorsqu’elles intéressent la simple connaissance des choses : ce sont les valeurs intellectuelles, et un ca-ractère subjectif lorsqu’elles ébranlent notre sensibilité : ce sont les valeurs esthétiques ; 3° enfin, les valeurs qui sont issues de la trans-cendance de l’esprit par rapport au monde se divisent en valeurs mo-rales lorsqu’elles ont pour objet de changer la face du monde, et en valeurs spirituelles lorsqu’elles mettent l’esprit en jeu dans son exer-cice pur. Cette classification suffit à montrer deux choses : la premiè-re, c’est que toutes les valeurs sont nécessaires les unes aux autres, de telle sorte que celles que l’on nomme les valeurs inférieures forment un soubassement sans lequel les valeurs supérieures ne pourraient ni apparaître, ni subsister ; la seconde, c’est que la valeur suprême appar-tient à l’esprit qui introduit la valeur dans chaque chose, même la plus humble, par le rapport qu’elle soutient avec lui.

Le mot de valeur est appliqué d’abord aux valeurs économiques, de telle sorte que l’on pense souvent que l’expression de valeurs spiri-tuelles est elle-même métaphorique. Mais c’est plutôt le contraire qui est vrai : ou du moins les choses matérielles ne peuvent avoir une va-leur que dans la mesure où elles sont essentielles au maintien de la vie en tant qu’elle est elle-même le véhicule de l’esprit. Les valeurs éco-nomiques mettent déjà en lumière les traits fondamentaux de l’activité humaine : elles portent en elles ce caractère d’utilité qui montre notre subordination à l’égard de certaines conditions d’existence auxquelles nous ne pouvons pas nous soustraire ; elles réclament l’intervention du travail qui humanise les choses et les approprie à notre usage ; el-les engendrent la propriété par laquelle la valeur prend un sens pour la

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personne et le transfert (comme le montre le commerce et la monnaie) par lequel elle établit une relation entre les personnes.

Les valeurs affectives intéressent plus directement la conscience et l’intimité. On les considère parfois comme exprimant l’origine de tou-tes [111] les valeurs que l’on essaie d’y réduire (comme on le voit dans toutes les formes de l’empirisme). La sensibilité présente une multiplicité de formes et de degrés : elle est un miroir de la valeur. L’émotion est une rupture de l’indifférence, un premier ébranlement, et comme un avertissement, qui est le signe que la valeur est en jeu. Le plaisir et la douleur nous présentent deux termes contraires qui sont pour nous une première révélation des deux pôles de la valeur. Enfin le désir marque la distance entre le réel et la valeur : celle-ci calque sa forme sur la forme même du désir. Mais l’amour transcende le désir ; il a pour fin non pas un objet, mais une personne ; il surmon-te l’antinomie de l’activité et de la passivité, de la liberté et de la né-cessité.

Les valeurs intellectuelles ne sont pas toujours reconnues comme des valeurs parce qu’elles intéressent l’intellect plutôt que la sensibili-té et le vouloir. Mais on observera d’abord qu’il y a un désir de la vé-rité et une joie de sa possession, ensuite qu’on retrouve dans l’opposition entre la vérité et l’erreur une positivité et une négativité comparables à celles du plaisir et de la douleur. On n’oubliera pas non plus que, si la science exprime elle-même une réduction de l’objet à la connaissance, c’est là déjà une réduction de l’objectivité à la subjecti-vité. D’autre part, l’expression de valeur logique définit la validité de certaines opérations intellectuelles. Enfin, il y a dans la sincérité une sorte de point de coïncidence entre l’intellect et le vouloir : savoir qui l’on est, ce n’est pas seulement prendre conscience de certains carac-tères qui nous appartiennent, mais de certaines puissances qu’il s’agit pour nous tout à la fois de découvrir et de mettre en œuvre, du moins si nous entendons rester fidèle à nous-mêmes.

Les valeurs esthétiques réintègrent la sensibilité dans la relation du monde avec nous. Ce monde acquiert alors une valeur comme specta-cle : c’est dans ce spectacle même que nous cherchons à découvrir une intimité, une signification humaine. Je retiens précisément en lui ce caractère sensible que la science cherchait à en éliminer. C’est son apparence même qui m’affecte et qui prend pour moi une valeur. On ne peut pas découvrir la beauté des choses sans vouloir qu’elles soient

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en effet telles qu’elles se montrent. Le propre de l’art, c’est de trans-former et de renouveler sans cesse l’aspect qu’elles m’offrent afin qu’elles puissent donner une plus grande satisfaction à toutes mes exi-gences intérieures. L’art est une action, une technique. Il prolonge la [112] création, mais d’une manière gratuite et désintéressée, dans une image illusoire qui réalise pour nous la synthèse de la représentation et de l’affection, et qui nous met toujours en présence d’une œuvre où nous nous plaisons à contempler les traces visibles de l’activité qui l’a produite.

Avec les valeurs morales, nous pénétrons dans un autre domaine. Ici, en effet, c’est notre volonté qui entre directement en action. Or le propre de la volonté, c’est de tendre toujours à réformer le monde et non point seulement son image. Si la valeur morale paraît souvent constituer l’essence même de la valeur, s’il nous arrive de penser que toutes les autres valeurs l’impliquent et en sont les conditions ou les reflets, c’est parce qu’elle nous découvre ce centre de la conscience où le monde nous apparaît comme étant sous la dépendance d’un choix qu’il dépend de nous de faire, où il nous appartient de convertir à cha-que instant la possibilité en réalité. La présence de la valeur suffit à exiger cette conversion et à en faire pour nous l’objet d’un devoir. En-fin le propre de la valeur morale, au lieu de nous mettre en rapport avec le monde des choses, en tant qu’il est le champ d’application de notre activité, c’est de nous obliger à découvrir d’autres êtres pourvus de liberté comme nous, avec lesquels nous sommes unis par des liens de réciprocité, de manière à former avec eux une société de personnes, c’est-à-dire de consciences.

Il semble que l’on ne puisse pas s’élever plus haut dans la hiérar-chie des valeurs. Pourtant, il faut dire que les valeurs proprement spi-rituelles dépassent les valeurs morales et sont nécessaires pour les fonder. Dire que l’esprit est la suprême valeur, c’est reconnaître que toutes les autres valeurs n’ont de sens que par rapport à l’esprit dans la mesure où elles le supportent et en rendent possible l’avènement. Il n’y a pas d’illusion plus grave que celle qui consiste à penser que l’esprit n’est qu’un instrument qu’il faut mettre au service de toutes les choses et de tous les êtres qui sont dans le monde. C’est le contrai-re qu’il faut dire. Les choses sont les instruments de l’esprit, les êtres sont ses serviteurs. Il est une source dont la conscience participe, un infini qu’elle ne parvient jamais à épuiser. Il ne s’agit pas ici de sacri-

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fier les autres valeurs aux valeurs spirituelles, mais de voir que c’est seulement lorsque la valeur de l’esprit est reconnue que les autres va-leurs offrent un sens et méritent d’être poursuivies. Ici l’opposition entre les doctrines compte peu : tous [113] les hommes, à travers les fins en apparence les plus différentes, poursuivent toujours le même dessein, qui est de spiritualiser leur être propre et le monde où ils se trouvent placés.

Le cours du vendredi était consacré à l’étude de La philosophie de

Plotin. On s’est appliqué d’abord à définir la situation de Plotin, de ce philosophe égyptien qui a enseigné à Rome en qui se réalisent à la fin de l’antiquité une synthèse de toute la pensée hellénique, une ren-contre de l’Orient et de l’Occident, une transition entre l’intelligence grecque et la sensibilité chrétienne. C’est Platon qui a été pour Plotin la source principale d’inspiration. Comme Platon distingue deux mondes opposés, Plotin oppose « ici » et « là-bas ». Le vrai monde est un monde intérieur qui forme une échelle ontologique à travers laquel-le l’âme se meut selon une double dialectique ascendante et descen-dante, mais qui n’est pas un simple moyen de connaissance, puis-qu’elle détermine l’essence même de l’âme et la place qu’elle occupe dans l’absolu.

Les deux aspects essentiels de la doctrine résident dans l’opposition de la contemplation et de l’action et dans la hiérarchie des hypostases.

I. Il n’y a pas de pensée dans laquelle se trouve marqué avec plus

de force que dans la pensée de Plotin le primat de la contemplation sur l’action. C’est en cela qu’elle s’oppose le plus nettement à la pensée moderne. Etre et penser sont pour lui une seule et même chose. La contemplation nous identifie à l’objet contemplé. « Celui qui voit est devenu vision » (I, 6, 9). Mais le paradoxe consiste à soutenir que la vie même de la nature est d’essence contemplative. Car cette vie n’est rien de plus qu’une pensée obscure. Le vivant dont nous croyons qu’il ne pense pas est comme un aveugle, ou comme l’homme qui dort à

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l’égard de l’homme éveillé. Mais vivre, pour un être, c’est toujours réaliser « l’idée » qui le constitue. Cependant le propre de l’âme, c’est de regarder tantôt vers les choses, c’est-à-dire vers le bas - alors c’est le désir qui l’entraîne - et tantôt vers l’intelligible, c’est-à-dire vers le haut - où c’est le bien qui l’attire. Dans le premier cas, elle se disper-se, dans le second elle s’unifie. La contemplation est immobile et si-lencieuse. On peut dire qu’elle est inactive ou encore qu’elle agit comme n’agissant pas. L’action est une suite de la contemplation : ce n’est pas une fin qui en diffère [114] et que la volonté doive poursui-vre. Il faut qu’elle tombe de la contemplation comme un fruit. En elle se réalise l’identification de l’objet et du sujet ; il est impossible de passer au-delà.

On pourrait dire encore de la contemplation qu’elle est une pure action de présence. L’action en elle ne se distingue pas du rayonne-ment : elle est l’effet de cette sorte de surabondance d’être qu’elle nous apporte toujours. Il ne suffit pas de dire que la contemplation est créatrice ; il faut dire que la création constitue son essence même. Et peut-être pourrait-on suggérer que le contemplant et le contemplé chez Plotin évoquent une distinction qui est analogue à celle de la na-tura naturans et de la natura naturata dans la philosophie de Spinoza.

Mais si l’on considère l’action en elle-même - c’est-à-dire en tant qu’on l’oppose à la contemplation, comme on le fait presque toujours - alors il faut dire qu’elle n’est rien de plus qu’un affaiblissement de la contemplation. Elle est comme son ombre. Ce qui nous pousse à agir, c’est que nous voulons voir avec les yeux ce que nous ne pouvons pas contempler avec l’intelligence (III, 8, 4). Nous nous servons de nos mains afin d’obtenir dans une œuvre matérielle une sorte d’image de l’idée lorsque notre esprit n’a pas assez de force pour prendre posses-sion de celle-ci. Mais à travers l’action, c’est encore la contemplation que nous visons : c’est elle qui est la fin de l’action et dans laquelle l’action se repose. C’est toujours la partie irrationnelle de l’âme qui agit : mais seule l’âme qui contemple fait son séjour en elle-même et jouit d’une parfaite suffisance qu’elle s’est à elle-même donnée.

II. La théorie des hypostases exprime la constitution hiérarchique de l’être. Elle a un caractère dynamique plutôt que statique, s’il est vrai qu’elle est solidaire d’un double mouvement de procession et de conversion sans lequel on ne pourrait pas comprendre le rapport qui unit les hypostases entre elles. La procession est le mouvement par

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lequel la puissance de l’Un ne cesse, comme la lumière du soleil, de rayonner autour de son propre foyer, mais en se dispersant de plus en plus : il faut être prudent quand on voit là une émanation, car au cours de la procession, l’Un demeure inaltérable et ne perd rien de ce qu’il possède. Dans la conversion, l’âme résiste à la dispersion : elle re-tourne vers le principe dont elle procède ; elle ne cesse de se concen-trer et de s’unifier. La création elle-même est donc inséparable de deux mouvements de [115] sens inverse mais dont on peut penser que, dans l’éternité, ils se recouvrent.

Les deux extrémités de la hiérarchie des hypostases sont l’Un, qui est l’origine et la fin de toutes choses, et l’âme, qui est capable de se sauver et de se perdre selon qu’elle regarde vers le haut ou vers le bas, c’est-à-dire vers l’Un, qui est pour elle une source de vie, ou vers la matière où elle se dissout. Entre ces deux extrémités, l’intelligence joue le rôle de médiatrice. Tels sont les trois principes auxquels Plotin donne le nom d’hypostases. Le mot d’hypostases qui a reçu un emploi si remarquable dans la théologie des pères grecs et auquel les pères latins ont préféré le nom de personne a un sens assez obscur : il dési-gne la substance ou le support, mais aussi l’existence, moins peut-être ce qui est au-dessous du réel comme son fondement que ce qui est au-dessus, comme l’acte qui le fait être. Dans l’énumération des hyposta-ses, il convient sans doute de commencer par l’âme, qui est l’objet d’une expérience intérieure, et qui nous permettra de décrire les prin-cipes qui sont au-dessus d’elle comme le degré de son ascension ou les étapes de son itinéraire.

1° L’âme contemple les idées ; elle est engagée dans le corps dont

elle peut subir l’esclavage, mais qu’elle illumine de sa présence. Elle reçoit les idées sous forme de raisons séminales. Elle est une puissan-ce génératrice qui informe la matière et qui est constitutive de la vie. Elle contient en elle toutes choses. Elle est le pouvoir de tout devenir. Plotin distingue, comme tous les Anciens, l’âme du monde des âmes particulières. Il y a pour lui des âmes partout comme chez Leibniz. Mais toutes les âmes n’en forment qu’une seule : et le problème est moins de savoir comment elles peuvent communiquer et s’unir que comment elles peuvent devenir séparées et indépendantes. La destinée de l’âme est en rapport avec l’ordre cosmique. L’âme entre dans tel corps par une sorte de nécessité morale et s’unit à lui par une union de

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présence. L’âme est bonne par elle-même. Mais le principe du mal est pour elle l’audace, c’est-à-dire la volonté de se séparer pour entre-prendre, au lieu de remonter vers son principe et de chercher à coïnci-der avec lui. Il importe d’attacher ici une importance particulière au rôle joué par la mémoire, qui est déjà une spiritualisation du sensible, un intermédiaire entre le temporel et l’éternel et qui disparaît dans l’acte intellectuel quand l’âme se purifie.

[116] 2° L’âme est comme le verbe ou l’acte de l’intelligence. Et la

conscience de soi qui est aussi la pensée de la pensée, se produit seu-lement avec l’intelligence. Mais se penser soi-même, c’est aussi pen-ser toutes choses. L’intelligence est le lieu des idées. Les idées ne sont pas à proprement parler des objets purs auxquels l’intelligence appli-que son regard : elles sont l’intelligence même en acte ; et il y a entre elles une unité faite d’une interpénétration comparable à celle d’une multiplicité de rayons dans la même lumière. L’âme dont Platon avait reconnu qu’elle n’était pas une idée, mais qu’elle avait de la parenté avec l’idée, doit se changer en idée pour se connaître, en vertu du principe que le semblable seul peut connaître le semblable. Il y a une beauté de l’idée qui nous permet de la considérer comme le modèle ou l’idéal de la chose ; c’est elle qui constitue son être véritable. Mais l’idée est subordonnée à l’Un ou au Bien qui est au delà à la fois de l’être et de l’intelligible, mais qui les fonde l’un et l’autre.

3° L’Un exclut toute détermination. Car il n’y a rien que l’on puis-se en affirmer sans le limiter et le diviser. On ne peut en parler que négativement. Mais, en réalité, il est moins un non qu’un sur ou un hyper. C’est dire qu’il y a en lui un surplus de positivité par rapport à toutes les affirmations possibles. Il est non pas ce qui pense, mais ce qui fait penser. Il est la puissance du tout, ce qui n’est jamais par rap-port à tout le reste que foyer ou que source. Plotin le définit comme le haut, c’est-à-dire le terme vers lequel l’âme tend dans sa démarche ascensionnelle. Mais il est en même temps le dedans, de telle sorte que l’âme se rapproche de lui dans la mesure où elle s’intériorise da-vantage. Toutes les âmes aspirent vers l’Un, et leur degré d’être et de bien est toujours proportionnel à leur degré d’unité, c’est-à-dire d’intériorité.

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L’esthétique de Plotin implique, comme celle de Platon, qu’il y a une beauté du corps, qui est une image ou une ombre de la beauté de l’âme, et que cette beauté, c’est l’idée qui la lui donne. Le propre de l’art, c’est d’éveiller l’idée dans l’âme de l’artiste, qui l’incarne dans son œuvre. Et l’amour qui est inséparable de la dialectique descendan-te est comme l’œil de notre âme qui nous apprend à discerner la beau-té invisible dont la beauté visible est seulement le témoin.

C’est l’identité entre contempler et produire qui nous découvre sans doute le sens le plus profond de la philosophie de Plotin : c’est cette identité qui nous montre en lui cette extraordinaire alliance de l’intellectualisme [117] et du mysticisme où, dans son acte le plus par-fait, l’intelligence ne se distingue plus de son objet. Mais alors cet ob-jet est comme dissous dans la lumière : il n’y a plus d’ombre qui le circonscrive. Et l’on comprend pourquoi Plotin a pu décrire l’extase comme un état qui est au delà de toute participation, qui est à la fois rentrée en soi et sortie de soi, où le moi se divinise, mais par un mou-vement ascensionnel et qui provient de lui seul, sans qu’il y ait en Dieu un mouvement par lequel il descende vers lui et l’appelle à lui, c’est-à-dire un don de sa grâce, comme on le voit dans le christianis-me, dont Plotin demeure fort éloigné.

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au Collège de France, 1941-1951.

RÉSUMÉS DES COURS

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[121] Le cours du mardi était consacré cette année à l’étude des Rap-

ports entre la nature et l’esprit. I. Ce rapport nous est apparu sous deux perspectives différentes : 1° En nous-même déjà où notre moi se découvre à nous comme un

être double - qui réside dans un dialogue de soi avec soi, entre un corps dont il subit la loi, une activité inconscience et impulsive par laquelle il est donné à lui-même, qui le rend solidaire de tout l’univers, et un pouvoir qui s’en sépare et qui s’en fait juge, qui ne revendique comme sien que ce qu’il approuve et qu’il assume. Cette dualité est inséparable de notre être participé. Mais on demandera où est notre moi véritable et s’il réside dans cette spontanéité primitive, avant que notre vouloir l’ait infléchie, ou dans ce vouloir lui-même, que l’on considère souvent comme formant en nous un être d’emprunt ou d’artifice.

2° Cependant le même problème se pose non plus à l’échelle du moi, mais à l’échelle de l’univers dont le moi fait partie. Car il y a une nature dans laquelle nous sommes pris, qui se découvre à nous comme un immense spectacle déployé dans l’espace et dans le temps, qui ne cesse d’émouvoir notre sensibilité, qui obéit à des lois dont notre in-telligence découvre la régularité et la nécessité, qui est une puissance à la fois créatrice et destructrice et ne cesse d’engendrer une variété infinie de formes d’existences concurrentes entre elles et toutes vouées à périr. Et de même, il y a une universalité de l’Esprit auquel notre conscience individuelle ne cesse de faire appel, qui est législa-teur de la nature entière et forme le lien entre toutes les consciences, qui les éclaire par une lumière qui semble venir de leur propre fonds,

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mais qu’elles sont obligées pourtant de recevoir en elles et à laquelle elles ne peuvent refuser de consentir.

II. Cependant il existe une relation inverse entre l’individuel et

l’universel selon que nous considérons la nature ou l’esprit. Car nous sommes dans la nature et compris dans son universalité en tant que nous [122] sommes contraints et déterminés par elle ; au lieu que l’esprit est en nous dans la mesure où il nous libère de la nature et où nous sommes comptables de l’universalité dont il porte en lui l’exigence et dont il nous oblige à assumer la responsabilité. Or le passage de l’universalité de la nature à l’universalité de l’esprit se ré-alise par la réflexion qui suppose la présence moins encore d’un objet dont elle se détache que d’une spontanéité qu’elle interrompt et qu’elle brise afin de la renvoyer en quelque sorte vers sa propre origi-ne : elle engendre alors à la fois la connaissance des choses et la cons-cience de soi. Et nous voyons que le propre de la réflexion, c’est d’être une opération seconde qui comporte toujours une régression ou une inversion. Mais si l’homme se définit lui-même comme un être qui réfléchit, c’est parce qu’il est capable de remettre la nature en question et de lui imprimer une inflexion originale qui en change le cours ou qui lui donne un sens que par elle-même elle n’avait pas. C’est donc parce que l’esprit est au-dessus de la nature qu’il est capa-ble d’en faire un moyen ou un instrument qui devient le véhicule de ses desseins.

D’autre part, si le monde peut être à la fois réfléchi et infléchi par nous, c’est parce que nous sommes capables de remonter jusqu’à sa source, c’est-à-dire jusqu’à un être-acte qui contient en lui une infinité de possibilités parmi lesquelles il appartient à chaque être individuel de réaliser celles qui sont à sa mesure et qui sont l’expression soit de sa limitation, c’est-à-dire de sa nature qui fait qu’il est tel et non pas autre, soit de son indépendance, c’est-à-dire de sa liberté, qui fait qu’il choisit sans cesse ce qu’il veut être. L’opposition de la nature et de la liberté est donc l’effet de la participation. Or la liberté n’est rien de plus que la caractéristique de l’esprit en tant qu’il est sa propre cause et sa propre justification. Aussi faut-il dire qu’à l’échelle de la partici-pation, le propre de l’esprit, c’est de reconquérir la nature. Cepen-dant il ne peut rien sans elle et elle le surprend toujours. Car elle ex-prime la distance qui sépare l’acte réel de l’esprit de son achèvement

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idéal. Or dans cette conquête de la nature par l’esprit, il ne suffit pas que l’esprit découvre les causes de tout ce qui lui est donné : ce qui est l’œuvre propre de son intelligence ; il faut encore qu’il introduise des raisons dans ce qui pourra jamais lui être donné : ce qui est l’œuvre propre de sa volonté. L’existence ne reçoit pour nous un sens que si toutes les causes naturelles sont subordonnées par lui à des raisons spirituelles, que si toutes les possibilités que le monde lui livre sont converties par lui en valeurs.

[123] La participation nous oblige donc à considérer l’esprit comme

formant notre être intérieur, en tant qu’il est capable de se faire, et la nature comme une extériorité qui le dépasse et le contraint, mais lui fournit tous les matériaux et toutes les forces qu’il utilise. Ainsi le moi embrasse la nature comme esprit bien qu’il soit embrassé par elle comme individu.

III. Mais la nature en tant que donnée est un spectacle qui ne cesse

de nous fournir et qui nous échappe toujours à la fois dans le sens de l’infiniment grand et l’infiniment petit. En tant que puissance, elle est une genèse perpétuelle, où notre liberté puise sans cesse les ressources dont elle dispose sans qu’elle parvienne jamais à l’égaler ou à la ré-duire. Cette distinction correspond assez bien à l’opposition de la na-tura naturans et de la natura naturata telle qu’on la trouve chez G. Bruno et chez Spinoza, bien que ce soit l’esprit qui la crée pour assu-mer l’une et se donner la représentation de l’autre. Si le rôle de l’esprit, c’est de reconquérir cette nature qui doit lui demeurer tou-jours mystérieuse et rebelle, tel doit être aussi l’objet de toutes ses en-treprises : de la science, de la technique, de l’art, de la morale et de la religion.

L’espace et le temps forment la double condition qui nous permet de définir la nature comme spectacle et la nature comme genèse et tout à la fois de la dominer et de la subir.

1. L’espace est le lieu de l’extériorité représentée et de la simulta-néité donnée. Mais il est en même temps le lieu de tous les mouve-ments possibles, ce qui nous permet de vaincre dans une certaine me-sure son hétérogénéité : a) d’abord par l’action grâce à la possibilité

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que nous imaginons d’occuper tous les lieux, ce que nous essayons de réaliser par l’intermédiaire de la vitesse, c’est-à-dire du temps, et grâ-ce à la possibilité d’effectuer dans l’espace des combinaisons toujours nouvelles entre des éléments d’abord séparés ; b) ensuite par la pensée si l’espace est d’abord, comme l’avait vu Descartes, la matière de tou-tes les opérations de l’esprit, si la plasticité des différents espaces de-vient ensuite, comme le montrent les savants modernes, le champ de toutes les inventions possibles de l’analyse, si enfin, au delà de l’espace sensible et de l’espace mathématique, on peut imaginer enco-re un espace spirituel qui est le lieu des idées, c’est-à-dire de toutes les distinctions et de toutes les relations concevables entre tous les objets de la pensée.

[124] 2. Le rapport de l’espace à la nature comme spectacle est le même

que le rapport du temps à la nature comme genèse. Bloquée dans l’immobilité de l’espace, la nature ne mériterait pas son nom : car non seulement la nature est inséparable du mouvement sans lequel l’espace ne pourrait pas être parcouru, mais le temps est le principe du devenir de la nature, l’agent de tous les développements et de toutes les créations qui la constituent. Le temps lie alors que l’espace sépa-re : mais ce qui caractérise le temps, c’est qu’il a un sens et que l’espace n’en a pas. Le sens se définit par le rapport entre l’avenir et le passé à partir du présent ; c’est la distinction du possible et de l’accompli. Or si, dans la mesure où j’appartiens à la nature, c’est mon passé qui détermine mon présent, puis mon avenir, dans la mesure où je suis esprit, c’est mon avenir qui détermine mon présent puis mon passé ; c’est le possible tel que je me le représente dans l’avenir qui, après que le présent en a fait l’épreuve, donne naissance à mon passé, qui est mon être intérieur, tel que j’ai réussi à le former. Ainsi le temps permet de comprendre comment la nature se noue à l’esprit. Le temps ne nous permet pas seulement de considérer la nature comme une genèse de tous les instants : il est le lieu d’un être qui cherche à se faire, c’est-à-dire qui ne coïncide jamais avec lui-même. L’esprit ex-prime d’abord cette relation d’un avenir considéré comme un possible qu’il actualise avec un passé qu’il ne cesse de remémorer. Mais l’esprit est vainqueur du temps dans la mesure où il peut s’arracher à lui pour évoquer, quand il le veut, l’idée qu’il a choisie, pour opérer une sorte de recouvrement de l’avenir par le passé et pour constituer le

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seul domaine qui soit le sien et où il ne cesse de se mouvoir, qui est celui des vérités éternelles.

IV. L’esprit, qui est aspatial et atemporel, spatialise et temporalise

le monde pour en faire le champ de son propre exercice. Mais le moi n’est pas un esprit pur : il est pris à l’intérieur de la nature par sa fini-tude même qui l’oblige à avoir un corps qu’il cherche sans cesse à dominer et à vaincre, et ce long passé ancestral d’où affleure une conscience qui en demeure toujours tributaire. Cependant il faut que le moi pense la nature tout entière pour ne pas demeurer esclave de sa propre nature. Et l’esprit entre ainsi dans un double rapport avec la nature considérée comme matière et avec la nature considérée comme vie. La nature ne se réduit pas à la matière, mais elle est matière en tant qu’au delà de notre subjectivité propre elle exprime le caractère qui fait que les choses nous sont simplement données, comme notre corps nous est lui-même [125] donné ; et elle est vie, en tant qu’au delà de notre activité libre, elle contient ces puissances de développe-ment par lesquelles tous les êtres, y compris notre corps, deviennent en effet ce qu’ils sont. Mais c’est l’esprit qui forge dans la matière et dans la vie ses propres conditions de possibilité : sans la matière, il n’aurait point de spontanéité capable de l’animer. La matière lui four-nit la diversité que la vie organise et unifie, et la vie cette forme indi-viduelle qui est le support de sa liberté. Or l’esprit ne cesse de s’emparer de la matière afin d’en faire son instrument et son véhicule ; il ne cesse de pénétrer le dynamisme de la vie afin de le faire tourner à ses propres fins. Ce serait sans doute une entreprise contradictoire pour l’esprit de chercher à expliquer lui-même sa propre origine en montrant comment la vie sort par degrés de la matière et la conscience de la vie : du moins est-il facile de voir comment, dès que son activité fléchit, il s’emprisonne dans des habitudes qui évoquent les automa-tismes organiques, comment dès que la vie elle-même se dissout, elle laisse la place libre aux forces de la nature inanimée. Ainsi la vie est comme l’esprit qui s’endort et la matière, comme la vie qui meurt.

V. Mais c’est l’art qui nous fournit peut-être l’idée la plus juste de

la médiation entre l’esprit et la matière. Car le terme d’art se présente lui-même avec deux acceptions différentes ; il désigne d’abord la

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technique, c’est-à-dire cette domination des forces cosmiques dont les précurseurs sont Prométhée et Héraclès et qui permet aujourd’hui à la science, selon l’expression de Descartes, de nous rendre maître et pos-sesseur de la nature. Ainsi on voit que l’homme prolonge la nature et ne cesse de la transformer selon le vœu des marxistes, sans que l’on puisse oublier que tous les procédés de l’art humain sont déjà en œu-vre dans la nature et que nous nous bornons à leur donner un autre emploi. Mais le mot art désigne aussi cette transfiguration de la nature qui, au lieu d’en faire l’instrument de la puissance de l’homme, nous apprend à découvrir en elle ou à introduire dans son image cette beau-té qui l’accorde avec nos sentiments et fait que l’esprit peut se reposer en elle en la voulant telle qu’elle est. Dans les deux cas, le terme d’art désigne l’effort par lequel l’homme entreprend de franchir l’intervalle qui sépare l’esprit de la nature et de les réconcilier.

On peut dire de la nature qu’elle exprime l’ordre des causes com-me l’esprit exprime l’ordre des raisons. Mais c’est l’esprit qui décou-vre les [126] causes pour les subordonner aux raisons. Par elle-même la nature ne doit être considérée ni comme mauvaise, ni comme mau-dite : il faut qu’elle soit indifférente pour pouvoir être assumée par la liberté qui est seule capable de la mettre au service de la valeur. Il est donc inévitable qu’elle soit tantôt corrompue et tantôt sanctifiée ; elle est corrompue dès que l’esprit la prend elle-même pour fin et sancti-fiée dès que l’esprit en fait un moyen de sa propre ascension. Et on ne saurait méconnaître que le pouvoir même que l’esprit nous donne sur la nature constitue un double danger contre lequel nous aurons tou-jours à lutter : car il est toujours plus facile pour nous de libérer les forces de la nature que d’en régler le cours ; et l’homme est toujours tenté de céder à l’ivresse de la puissance en faisant de la puissance elle-même le substitut de la valeur.

Le cours du vendredi était consacré à L’idée de la nature dans la

philosophie d’Aristote. Il y a deux types de philosophes dont les uns sont les initiateurs comme Socrate, Descartes et Kant, et les autres des auteurs de systèmes comme Aristote, Leibniz et Hegel. La doctrine d’Aristote est une synthèse de tout l’hellénisme : elle a la prétention,

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comme Aristote lui-même le déclare, de représenter une sorte de point d’arrivée par rapport à toute la philosophie qui l’a précédée. Elle est aussi un point de départ : non seulement son influence est restée vi-vante chez les stoïciens et chez Plotin, et s’est poursuivie dans les éco-les d’Athènes et d’Edesse, mais encore, à travers des fortunes diver-ses, elle a fini par l’emporter au Moyen Age sur l’influence de Platon. Aristote a été le philosophe de l’Ecole, c’est-à-dire de la scolastique. Malgré la réaction cartésienne, cette influence n’est pas éteinte. Elle est encore présente chez Leibniz et même chez Kant. On en observe les effets de nos jours chez tous ceux qui mettent leur confiance dans les classifications de concepts plutôt que dans les constructions ma-thématiques, ou qui préfèrent la qualité à la quantité, ou qui ne veulent pas que l’on sacrifie la spontanéité de la nature au profit des méca-nismes qu’elle met en jeu.

On n’oubliera pas, pour comprendre la philosophie d’Aristote, le goût qu’il a pour les définitions qui doivent nous permettre d’atteindre l’essence des choses, et par conséquent de retrouver dans les articula-tions de la pensée les articulations même du réel : il est indivisible-ment un [127] professeur qui enseigne, un rhéteur qui persuade, un savant qui a moins l’ambition de reconstruire le monde que de décrire l’ordre qui y règne ; mais il s’agit toujours pour lui de maintenir la plus étroite correspondance entre le progrès de notre esprit et le déve-loppement de la nature. C’est cette idée de la nature qui avait déjà re-tenu l’attention des anté-socratiques : mais les uns l’avaient réduite au devenir, comme Héraclite, ou annihilée en même temps que le deve-nir, comme Parménide et Pythagore ; les autres n’avaient cru pouvoir l’expliquer que par des combinaisons mécaniques entre des éléments comme les Ioniens : et ni Anaxagore ni Empédocle, malgré les appa-rences, n’avaient réussi à dépasser cette conception, qui trouvait sa forme la plus parfaite chez Démocrite, où les éléments, dépouillés de leurs propriétés qualitatives, n’entraient en composition que sous l’action du hasard. Nulle part la nature n’était définie, comme elle l’est chez Aristote, par une puissance qui s’actualise et dont la finalité est le ressort.

Platon lui-même, dont Aristote a suivi l’enseignement pendant vingt ans, a approché de cette solution, mais sans y atteindre. Et la critique de Platon par Aristote est singulièrement instructive. Non seu-lement, comme on le sait, il lui reproche d’avoir doublé le monde pour

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l’expliquer et d’avoir pensé que le muable trouve sa raison d’être dans l’immuable, puisque l’idée peut être seulement la cause du repos, mais non point du mouvement ; non seulement il invoque contre lui cet ar-gument célèbre du troisième homme qui nous oblige à entrer dans une régression à l’infini pour rendre compte de la ressemblance entre une chose et le principe qui la fonde, mais encore il élève contre la partici-pation cette objection essentielle que l’idée ne peut pas être en soi et en autre chose : car si elle est en soi, elle n’est pas l’essence de la cho-se, elle n’est l’essence de rien, et si elle est l’essence de la chose, elle ne peut pas en être séparée, elle n’est plus en soi. On voit donc que Platon tend à détruire la nature plutôt qu’à en rendre compte : elle se dissout pour lui dans le monde des idées.

Mais Aristote, tout comme l’avait fait Socrate, entend faire des-cendre la philosophie du Ciel sur la Terre. La doctrine de Platon est elle-même issue de la rencontre entre une conception morale de l’idée qui a sa source dans le socratisme, - et où l’efficacité de l’idée est confondue avec celle du bien qui agit dans l’âme par la connaissance qu’elle en a, - et une conception mathématique qui a sa source dans le pythagorisme, [128] où l’idée est inséparable d’un acte de l’esprit, qui est sa définition, et qui lui donne à la fois une parfaite stabilité et une parfaite intelligibilité. A la participation du réel à l’idée Aristote subs-titue une relation nouvelle par laquelle il montre dans la nature l’action d’abord d’un art immanent comparable à l’art humain où la matière reçoit la forme de l’idée, ensuite d’une énergie cachée compa-rable à celle qui assure la génération d’un être vivant à partir de son germe. Ces deux principes d’explication sont moins différents qu’on ne pense : c’est de leur liaison nécessaire que dérive l’idée de la natu-re selon Aristote.

La comparaison de l’art et de la nature et la différence qui les sépa-re suffisent à justifier cette théorie célèbre des quatre causes où Aris-tote, en cherchant à expliquer les choses de la nature par l’exemple des choses fabriquées, est amené à considérer la réalité comme rési-dant dans un composé dont l’avènement suppose deux sortes de cau-ses qui lui sont en quelque sorte intérieures : la matière dont la chose est faite et qui l’individualise, et la forme qu’elle reçoit, qui est l’idée platonicienne, en tant qu’elle doit s’incarner, - et deux sortes de cau-ses qui lui sont extérieures : la cause motrice ou efficiente qui intro-duit cette forme dans cette matière, et la cause finale qui est le dernier

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état de la chose, qui détermine l’acte à la produire et dans lequel cet acte se repose. Mais on a montré souvent que ces quatre causes se ra-mènent à deux : à savoir la matière et l’acte qui s’y applique, dont il faut dire qu’il lui donne une forme et qu’il est inséparable de la fin qu’il se propose d’atteindre.

C’est donc l’opposition de la matière et de la forme qu’il nous im-porte d’abord de décrire. Mais cette opposition est un effet de l’analyse : car il n’y a pas de forme sans matière, ni de matière sans forme. La matière pour être le réceptacle des formes est d’abord l’indétermination pure, non pas seulement, il est vrai, en tant qu’elle est privée de déterminations, mais en tant qu’elle appelle celles-ci et qu’elle se définit déjà comme une puissance de les recevoir. Elle est toujours relative à la forme et corrélative de la forme. Quant à la for-me, c’est la détermination de la chose qui fait qu’elle est telle et non pas autre, sa quiddité. Mais la relation de la matière et de la forme nous permet de comprendre en quoi consiste l’essence de la nature chez Aristote. Car alors que, dans l’art, nous pouvons isoler de la ma-tière donnée d’abord la forme que l’artiste lui impose, dans la nature, la forme est inhérente à la matière elle-même, comme ce qui lui man-que et vers quoi elle tend ; mais il [129] faut que la forme soit anté-rieure à la matière, qui peut même en être déduite, s’il est vrai que la forme pose en se posant la matière qui lui convient, à laquelle elle donne tout à la fois son aspiration et son achèvement. La nature réside précisément dans cette ambiguïté entre la matière et la forme qui s’exprime de quatre manières différentes puisque :

a. il y a dans la matière une indétermination entre deux contraires,

qui se résout par l’introduction de la forme ; b. la forme une fois incarnée devient une matière à son tour pour

une forme nouvelle ; c. le conflit inséparable du problème de l’individuation trouve une

solution si l’on distingue une individuation négative qui se pro-duit par la matière, et une individuation positive qui se produit par la forme ;

d. enfin, si la matière résiste à la forme à la fois par sa négativité ou son indétermination et par la présence en elle d’une forme

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inférieure qui fait obstacle à l’introduction d’une forme supé-rieure, on comprend qu’elle puisse manquer sa propre fin, ce qui laisse place à une causalité extérieure et à une nécessité mé-canique, où Aristote, contrairement à l’opinion des modernes, trouve les marques de la contingence, de l’accident et du hasard (cf. par exemple la naissance des monstres.)

On voit donc que l’opposition de la matière et de la forme recèle,

sous son expression en quelque sorte statique, une relation dynamique qui est celle de la puissance et de l’acte. La matière est du côté de la puissance. Car la matière n’est pas le non-être platonicien, elle est seulement intermédiaire entre le non-être et l’être actuel : c’est l’être du possible qui porte en lui l’ambiguïté des contraires et dont on peut dire qu’il constitue la grande innovation d’Aristote et l’axe même de sa doctrine. Mais il se présente à nous sous des formes très différen-tes : car il faut dire à la fois que la statue est en puissance dans le mar-bre, que la génération est en puissance dans le germe, que l’élément est en puissance dans le composé (quand le composé est donné d’abord comme dans nos corps chimiques), que l’intelligence est en puissance dans le sensible, la science dans le savant et le souvenir dans l’homme. Le propre de l’Acte, c’est d’actualiser cette puissance. Or c’est l’idée platonicienne qui s’est changée en acte. Et il n’y a rien qui ne soit acte et puissance sous quelque rapport. Mais il y a une priorité de l’acte par rapport à la puissance, de telle sorte qu’on ne passe pas de la puissance à l’acte par évolution, mais de l’acte à la puissance par incarnation de la forme dans une matière capable de la recevoir. Ainsi c’est l’intellect [130] agent qui actualise l’intellect pa-tient. Et pourtant il semble que l’on puisse réduire l’acte à une puis-sance active opposée à la puissance passive qui en est corrélative, et qui, à la limite, ne fait plus qu’un avec elle. Car le monde est comme un Dieu en puissance qui tend à rejoindre Dieu en acte : le devenir et le temps remplissent l’intervalle qui les sépare.

La double opposition de la matière et de la forme, de la puissance et de l’acte, est destinée à préparer une théorie du mouvement. Or c’est par le mouvement que la nature se constitue. Mais la théorie du mouvement est elle-même subordonnée à la théorie des catégories. Car les catégories ne sont pas seulement des modes de l’attribution : elles sont aussi des genres de l’être. Or la catégorie fondamentale est

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celle de la substance que toutes les autres catégories supposent et dé-terminent : dès lors on peut douter qu’elle soit elle-même une catégo-rie, s’il est vrai qu’elle est ce sans quoi aucun attribut ne peut être po-sé, mais qui n’est lui-même l’attribut de rien. D’autre part, que serait-elle elle-même sans ces attributs ? Est-elle rien de plus que leur som-me ou leur unité ? Cependant les autres catégories, si on met à part l’action et la passion, - qui rappellent la présence dans toutes les for-mes de l’existence réalisée de l’acte et de la puissance, - la situation et la possession, - qu’Aristote lui-même abandonne souvent, - et la rela-tion, - qui est le schéma commun de toutes les catégories, - se rédui-sent à la quantité et à la qualité, au temps et au lieu. Cette analyse fournit une classification des espèces de mouvement, c’est-à-dire de changement, qui possèdent toutes ce même caractère de traduire le rapport de la matière et de la forme par le passage de la puissance à l’acte ; un tel passage met en jeu les oppositions entre les différents contraires : à l’égard de la substance qui n’a pas de contraire, un pas-sage, à la limite, entre l’être et le non-être, - à l’égard de la qualité un passage entre le même et l’autre (altération), - à l’égard de la quantité un passage entre le grand et le petit (accroissement et diminution), - à l’égard du lieu enfin où le rôle du temps commun à toutes les formes du changement apparaît avec une clarté particulière, un passage entre le bas et le haut qui permet de distinguer le mouvement naturel et le mouvement contraint et d’imaginer au delà un mouvement circulaire où les corps célestes trouvent dans ce mouvement même leur état de perfection ou de repos. Le mouvement proprement dit, ou changement de lieu, jouit d’un privilège par rapport aux autres espèces de mouve-ment dont il est en quelque sorte le support.

[131] Nous aboutissons maintenant à définir la nature selon Aristote en

rejoignant sa conception du mouvement à sa conception de la causali-té. La nature est la cause du mouvement, ou plutôt elle est la cause à la fois du mouvement et du repos, le repos étant le terme du mouve-ment, la fin vers laquelle il tend et qui permet à un être d’être en pos-session de sa forme, c’est-à-dire d’être en acte. Cependant, si les corps simples se meuvent par un effet de leur nature, les êtres animés seuls ont une âme qu’Aristote définit comme « l’entéléchie première du corps organisé qui a la vie en puissance » et qui, sous sa forme vé-gétative échappe à la conscience, sous sa forme sensitive s’exprime

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par la présence du désir, et sous sa forme intellectuelle contient les idées, en puissance, mais non point en acte, et requiert un agent exté-rieur qui les actualise. Ainsi la nature est suspendue à une surnature. La nature se constitue par sa déficience même à l’égard de l’acte pur. Et le monde est nécessairement un monde hiérarchique dont l’acte pur est le sommet et le moteur, un moteur immatériel et immobile qui ne meut à proprement parler que les intelligences et non pas les corps, qui est esprit, qui est à lui-même sa propre et son unique fin, mais qui ne peut produire aucun mouvement dans le monde qu’en devenant un objet de désir et d’amour, - ce qui montre qu’il faut que la nature ait une âme, mais suffit à établir la différence entre le Dieu de la Bible penché sur ce monde qu’il a créé, et contemplant à travers lui l’œuvre de la création en disant que cette œuvre est bonne, et le Dieu d’Aristote qui ignore le monde et considérerait tout contact avec lui comme une souillure.

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L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

Louis Lavelle

TÉMOIGNAGE 2

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Il y a dans la vie des moments privilégiés où il semble que l’univers s’illumine, que notre vie nous découvre sa signification, que nous voulons le destin même qui nous échoit, comme si nous l’avions nous-même choisi. Puis l’univers se referme : nous redevenons solitai-re et misérable, nous ne marchons plus qu’à tâtons sur un chemin obs-cur où tout devient obstacle à nos pas. La sagesse est de sauvegarder le souvenir de ces moments fugitifs, de savoir les faire revivre, d’en faire la trame de notre existence quotidienne et, pour ainsi dire, le sé-jour habituel de notre esprit.

Il n’y a pas d’homme qui n’ait connu de tels moments : mais il les oublie vite, comme un rêve fragile ; car il se laisse capter presque aus-sitôt par des préoccupations matérielles ou égoïstes qu’il ne réussit plus à traverser ou à dépasser parce qu’il pense rencontrer en elles le sol dur et résistant de la réalité. Mais le propre d’une grande philoso- 2 paru dans Les Études philosophiques, avril-septembre 1951, repris dans De

l’intimité spirituelle, Paris, Aubier, 1955.

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phie, c’est de retenir et de rejoindre ces moments privilégiés, de mon-trer comment ce sont des fenêtres ouvertes sur un monde de lumière dont l’horizon est infini, dont toutes les parties sont solidaires, qui est toujours offert à notre pensée et qui, sans jamais dissiper les ombres de la caverne, nous apprend à reconnaître en chacune d’elles le corps lumineux dont elle est l’ombre.

Il arrive que la vérité philosophique soit semblable à la découverte d’un enfant. Mais l’adulte décourage en nous l’enfant, comme s’il avait lui-même [134] perdu le contact de l’existence première et qu’il éprouvât une sorte de honte à le retrouver. Et pourtant, ce contact il faut que le philosophe à chaque instant le ressuscite : il faut qu’il re-devienne lui-même comme un enfant à qui le réel se révèle toujours comme s’il ne l’avait encore jamais vu, dans une expérience qu’il gar-de encore toute fraîche et qu’aucune habitude n’a réussi à ternir. Mais ces contacts, il les a multipliés : il a reconnu entre eux une continuité, qui est l’unité même de l’esprit, en tant qu’elle adhère à l’unité de l’Etre et qu’elle ne s’en distingue plus. Et cette unité, qui est celle d’un acte toujours renaissant, est elle-même d’une fécondité sans me-sure, comme s’il n’y avait aucune forme du réel qui lui fût étrangère ni aucune forme du possible qui lui fût interdite.

On ne peut rien demander de plus à un philosophe, quand on le sol-licite de faire l’histoire de son esprit, que d’évoquer ces intuitions fondamentales auxquelles il peut donner une date, mais qui n’ont d’intérêt que dans la mesure où elles ont ensuite reçu en lui un carac-tère intemporel, où elles sont devenues le climat de son existence et ont formé cette atmosphère d’éternité où se sont alimentées ses pen-sées successives.

Notre première découverte philosophique, comme celle de tous les hommes sans doute dès que leur réflexion a commencé à s’exercer, a été celle de notre propre existence en face d’un univers qui jusque là avait retenu exclusivement toute notre attention, mais comme un spec-tacle pur. Or, la découverte de soi, c’est cette découverte extraordinai-re d’un être qui participe à l’être du tout, mais de telle manière que cet être, il l’est au lieu de le voir, qu’en parlant de lui, il peut dire je ou moi, qu’il en a la charge et qu’au lieu de le regarder du dehors, il le fait être du dedans. Cette découverte correspond sans doute à l’émotion la plus vive que l’homme soit capable d’éprouver, et cette émotion renaît toujours avec la même intensité dès que la conscience

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de soi le rend de nouveau présent à lui-même. Ainsi, comme si mon être propre devait se distinguer d’une manière radicale du spectacle que j’avais devant les yeux, la découverte de moi-même n’était pas la découverte d’un objet invisible et que je pouvais contempler d’un re-gard intérieur : elle était celle d’un acte disponible, que je pouvais tou-jours accomplir en vertu d’une pure initiative, d’un fiat qu’à chaque instant j’étais libre de prononcer. Et cet acte, je n’en éprouvais la ré-alité que dans les changements qu’il pouvait précisément introduire dans le spectacle du [135] monde : par là, je me mettais moi-même au-dessus de ce spectacle. Je pouvais intervenir en lui, en devenir le co-auteur. Et je me prouvais ainsi ma propre efficacité : j’existais, parce que, au lieu d’être réduit à un pouvoir-être enfermé en lui-même et dont on aurait pu penser qu’il était impuissant et illusoire, je le transformais en un pouvoir-faire qui me rendait capable d’agir sur les choses extérieures à moi et d’obliger le monde à témoigner en faveur d’une existence qui n’était la mienne que parce que je pouvais en dis-poser, mais qui n’était une existence que parce je pouvais l’inscrire dans le monde par ses effets. Ainsi, je me plaisais à répéter indéfini-ment une expérience comme celle de remuer le petit doigt par laquelle le miracle de ma propre existence ne cessait de se renouveler aussi souvent que je le désirais. Toutefois, quel que soit l’étonnement que puisse faire naître cette possibilité d’un mouvement dans le monde dont la source est non pas dans le monde, mais dans l’initiative secrète du moi, et bien que ce soit là un problème qui ait arrêté la pensée phi-losophique pendant des siècles, il était facile de voir que le mystère le plus primitif et le plus profond résidait précisément dans cette initiati-ve que j’exerçais et qui était telle que c’est en l’exerçant que je m’introduisais moi-même dans l’être. C’était l’expérience de ma li-berté.

Comme ma première expérience était celle où le spectacle du monde était non point aboli, mais abandonné au profit d’un acte tout intérieur prenant conscience de sa pure disponibilité et de son pur exercice, la seconde expérience était celle du temps où ma vie s’écoulait et qui était, non point nié, mais enraciné dans un présent coextensif à l’Etre et où ce temps lui-même fondait sa propre réalité. En effet, nul ne peut mettre en doute que le moi ne soit toujours pré-sent à lui-même. Et il ne peut jamais être arraché à l’existence présen-te sans être du même coup arraché à l’existence tout court. Entre les

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mots être et présent, il y a donc une identité essentielle : c’est comme présent que l’être se révèle à nous ; et il n’y a rien à quoi le mot être puisse convenir qui ne soit lui-même présent. De ce qui est passé je dis qu’il n’est plus, bien qu’il ait été au moment où il était présent ; de ce qui est futur, je dis qu’il n’est pas encore, bien qu’il puisse être un jour, c’est-à-dire au moment où il entrera dans le présent. Et si je parle d’une existence propre du passé comme tel, c’est parce qu’il est deve-nu un souvenir présent ; si je parle d’une existence propre à l’avenir comme tel, c’est parce qu’il est déjà une pensée présente ou une pos-sibilité présente. Ainsi le temps [136] est dans le présent et non le pré-sent dans le temps : et ce que nous appelons le temps, loin d’avoir un caractère absolu ou ontologique, n’est qu’une relation qui s’établit entre les différentes formes de la présence, entre une présence atten-due (ou désirée), une présence perçue et une présence remémorée.

Une troisième expérience, qui devrait donner toute leur portée aux deux précédentes, c’était cette expérience que Platon a faite sans dou-te de très bonne heure, à savoir, que le monde dans lequel nous vivons n’est pas le monde des choses que nous voyons, mais le monde des pensées que nous avons. Chacun vit et meurt dans le monde de ses pensées plutôt que dans le monde des choses : ce monde, il est vrai, peut se dilater à l’infini ; ainsi chacun est capable de reconnaître hors de lui des choses qui lui résistent et qui deviennent le support de son action, des êtres auxquels il peut s’unir et qui deviennent les objets de son amour. Dès lors, son existence spirituelle ne cesse de s’agrandir en présence d’un univers qui ne cesse jamais de lui fournir. Car les choses ne sont rien pour lui que des occasions qui permettent à son esprit d’agir, c’est-à-dire d’exercer ses puissances et de témoigner de sa liberté à l’égard d’autres êtres, qui ne sont rien pour lui que grâce aux relations purement spirituelles qu’ils entretiennent avec lui par l’intermédiaire des choses. Mais il nous semblait que Platon cédait à une sorte de penchant idolâtre, quand il croyait consolider nos pensées en en faisant des idées, c’est-à-dire des objets encore, accessibles seu-lement à l’intelligence pure, et que c’était méconnaître la fonction vé-ritable des choses de les réduire à n’être que des copies illusoires et inutiles des idées, là où elles étaient pour nous au contraire le double moyen par lequel chaque esprit devenait capable de mettre en jeu ses propres possibilités, c’est-à-dire de les actualiser, et de communiquer avec les autres esprits dans un univers qui était le même pour tous.

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Cependant ces trois expériences devaient s’articuler naturellement en un système qui n’était pas seulement une dialectique des concepts, mais une dialectique vivante où les opérations mêmes de la pensée ne pouvaient pas être distinguées des opérations par lesquelles le moi constituait peu à peu son être et sa destinée. Car si le moi ne découvre sa propre essence que dans l’acte par lequel il se fait lui-même, et de corps devient esprit, cet acte n’est pas un commencement absolu. Au-trement, nous serions Dieu et n’y aurait pas devant nous un monde contre lequel [137] nous nous heurtons, mais qui ne cesse de nous ap-porter quelque nouvelle révélation. Nous qui sommes être, nous sa-vons bien que nous ne sommes pas le tout de l’être : nous ne faisons qu’y participer. Mais c’est dire que l’être n’est ni un objet étalé de-vant nous dans une expérience, ni un objet transcendant à toute expé-rience et dans lequel il nous serait interdit de pénétrer. Nous n’atteignons l’être que du dedans, dans l’être que nous sommes ; et cet être ne peut être que la disposition, que nous gardons toujours, d’un pouvoir-être que nous avons reçu et dont l’exercice nous appartient, bien qu’il soit dépassé infiniment par cette efficacité sans limites dans laquelle il ne cesse de puiser et qui est en droit coextensive à tout ce qui est. C’est dire que je ne puis être séparé de ce tout de l’être dans lequel je me trouve situé. C’est lui qui ne cesse de me fournir toutes les ressources qui me permettent, en les actualisant, de me faire moi-même ce que je suis. Mais dans la mesure même où il me dépasse, bien qu’il me demeure toujours présent, il faut aussi qu’il déploie de-vant moi un spectacle, une immense donnée, qui me découvre dans l’être ce que je ne suis pas, mais qui demeure toujours en rapport avec moi, sans pourtant être moi. C’est précisément ce spectacle, cette donnée, que l’on appelle en général le monde. Et l’on comprend sans peine que ce monde ne soit pour moi qu’un monde d’apparences, mais que je ne cesse d’explorer et qui, dans la connaissance que j’en ob-tiens, dans l’action par laquelle je l’éprouve, permet à mon propre moi de s’étendre et de s’enrichir indéfiniment.

On ne s’étonnera donc pas que chaque puissance du moi semble conserver un caractère abstrait et formel aussi longtemps qu’elle ne fait pas surgir de mon expérience une donnée particulière qui est tou-jours en rapport avec elle ; à l’égard de celle-ci je demeure passif et je suis obligé de la subir, mais sur elle mon acte vient pour ainsi dire se refermer comme s’il cherchait à l’étreindre. Cependant il ne faut pas

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oublier, d’une part, que la multiplicité de ces puissances exprime tou-tes les conditions qui permettent à un être fini d’inscrire sa propre ac-tivité à l’intérieur d’un Etre infini qui le dépasse toujours, mais avec lequel il demeure toujours uni : elles pourraient être définies comme les articulations de la liberté. Il ne faut pas oublier, d’autre part, qu’il y a sans doute entre chaque opération qu’elle me permet d’accomplir et la donnée sensible à laquelle elle s’applique une correspondance que l’ambition de la philosophie a été de découvrir à toutes les épo-ques de son histoire, comme on le voit dans l’opposition de la matière et de la forme, [138] et que ni Aristote ni Kant ne sont parvenus à jus-tifier. Cependant cette justification devient possible si l’acte de l’esprit témoigne toujours d’une des démarches essentielles par lesquelles le moi se constitue, si le donné exprime ce qui lui manque afin de s’achever et si, par là le sensible, au lieu d’apparaître comme une sorte d’écran qui s’interpose entre le réel et nous, reçoit cette signification et cette lumière qu’on lui avait jusque là déniées. Tel est l’effort d’interprétation que nous avions tenté au début de notre carrière dans La dialectique du monde sensible.

Il y a donc, semble-t-il, une intelligibilité du monde, qui est lui-même comme une réponse que le réel fait à chaque conscience en lui apportant ce qu’elle serait incapable de se donner à elle-même ; ce qui montre pourquoi le monde devient par là un médiateur entre les diffé-rentes consciences. Dès lors nous découvrons du même coup l’intelligibilité du monde et l’intelligibilité de notre propre existence. Car ce monde qui remplit l’espace périt à chaque instant dans le temps. Or, si notre existence est essentiellement temporelle, elle ne s’abolit pourtant à chaque instant avec le monde que lorsque on la ré-duit à l’existence du corps. Le caractère propre de la conscience, en effet, c’est d’engager dans le temps tout ce qui est extérieur à elle et possède par rapport à elle un caractère d’objectivité. Mais elle ne peut poser elle-même le temps sans le dépasser. Et de fait, elle est située tout entière dans le présent, ce qui ne veut pas dire dans un instant évanouissant, mais dans une actualité toujours renaissante où s’opère éternellement la conversion de l’avenir en passé. C’est ainsi que nous avons été conduit à soutenir, malgré le caractère paradoxal de cette thèse, que l’avenir devance le passé, comme le possible devance l’accompli. Or, c’est parce que notre être est un pouvoir-être qu’il s’engage d’abord dans un avenir indéterminé, mais qui reçoit une dé-

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termination lorsqu’il se présentifie, c’est-à-dire quand il entre en contact avec toutes les autres existences dans le monde avant de re-tomber dans un passé où il reçoit une forme désormais spirituelle et éternelle. Notre vie apparaît donc comme une mort de tous les ins-tants, mais comme une mort dans laquelle ce qui n’a plus d’existence matérielle ressuscite à chaque instant comme une existence spirituelle dont nous disposons toujours. Cette doctrine n’a de sens qu’à condi-tion de nous persuader d’abord que l’esprit n’est jamais une chose, mais un acte qui ne cesse de se créer lui-même grâce à l’élaboration et à la transfiguration d’une matière que le monde ne cesse de lui four-nir. Tel est l’essai d’explication de notre destinée que nous avons tenté [139] d’entreprendre dans les cinq volumes de notre Dialectique de l’éternel présent, où nous nous efforçons de montrer comment notre liberté, qui est le pouvoir de nous donner l’être à nous-même, nous enracine dans l’intériorité de l’être pur, comment tout ce qui la dépas-se nous apparaît sous la forme d’un monde dont elle est inséparable, qui est non seulement le but de la connaissance et la matière de l’action, mais encore le moyen par lequel les différents êtres se distin-guent les uns des autres et pourtant communiquent, comment notre propre destinée s’accomplit dans le temps où, par son incidence avec le monde, le désir se change en une possession que le passé spirituali-se, comment enfin nous faisons à chaque instant l’expérience de la mort, qui n’est pas la fin de la vie, mais un moment de la vie, à savoir le moment même où le corps se convertit en esprit, ce qui est l’œuvre de la conscience, et n’est possible que si, comme nous avons cherché à le montrer, ce n’est pas le temps qui contient la conscience, mais la conscience qui engendre le temps.

L. L.

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[140] TÉMOIGNAGE

Bibliographie des œuvres de Louis Lavelle 3

Œuvres philosophiques La dialectique du monde sensible. — Thèse principale pour le doctorat ès-Lettres (Publications de la Faculté des Lettres de l’Université de Strasbourg), 1922, in-8, XLV-228 p.

La perception visuelle de la profondeur. — Thèse complémentaire pour le docto-rat ès-Lettres (Publications de la Faculté des Lettres de l’Université de Stras-bourg), 1922, in-8, 72 p.

La dialectique de l’éternel présent : I. De l’être (« Bibliothèque de Philosophie contemporaine »), Alcan, Paris,

1928, in-16, 212 p. De l’être. Nouvelle édition, entièrement refondue et précédée d’une « In-

troduction à la dialectique de l’éternel présent » (Collection « Philosophie de l’Esprit »). Éditions Montaigne, Paris, 1947, in-8, 307 p.

II. De l’acte. (Collection « Philosophie de l’Esprit »). Éditions Montaigne, Paris, 1937, in-8, 542 p.

III. Du temps et de l’éternité (Collection « Philosophie de l’Esprit »). Éditions Montaigne, Paris, 1945, in-8, 438 p.

IV. De l’âme humaine (Collection « Philosophie de l’Esprit »). Éditions Mon-taigne, Paris, in-8, 552 p.

La présence totale (Collection « Philosophie de l’Esprit »). Éditions Montaigne, Paris, 1934, in-16, 254 p.

Introduction à l’ontologie (Nouvelle Encyclopédie Philosophique). Presses Uni-versitaires de France, Paris, 1947, in-16, 134 p.

[141] Traité des valeurs (Collection « Logos »). Presses Universitaires de France, Paris; 2 vol.

3 Bibliographie sommaire jointe au Témoignage de Louis Lavelle; pour une

bibliographie plus complète voir les Actes du Colloque international d’Agen (recueil des travaux de la Société académique d’Agen, 1987).

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Tome I. Théorie générale de la valeur, 1951, in-16, 744 p. Tome II. Le système des différentes valeurs, 1955, in-16, 560 p.

Œuvres morales

La conscience de soi. — Grasset, Paris, 1933, in-16, 312 p.

L’erreur de Narcisse. — Grasset, Paris, 1939, in-16, 246 p.

Le mal et la souffrance. — (Collection « Présences »), Plon, Paris, 1940, in-16, 230 p.

La parole et l’écriture. — L’Artisan du Livre, Paris, 1942, in-16, 250 p.

Les puissances du moi. — (Bibliothèque de Philosophie scientifique), Flamma-rion, 1948, in-16, 278 p.

Quatre saints — Éditions Albin Michel, Paris, 1951, in-16, 212 p.

Chroniques philosophiques

Le moi et son destin. — Éditions Montaigne, Paris, 1936, in-16, 230 p.

— Le même ouvrage, traduit en Italien, sous le titre « Studi sul pensiero contem-poraneo », traduzione di E. Valenziani, prefazione di G. Kaisserlian, Milano, Fra-telli Bocca Editori, 1943.

La philosophie française entre les deux guerres. — Éditions Montaigne, Paris, 1942, in-16, 278 p.

— Le même ouvrage, traduit en Italien par Pia Sartori Treves, Morcelliana, Bres-cia, 1949.

Principaux articles

1. Être et Acte. — « Revue de Métaphysique et de Morale », Paris, avril 1936,

p. 187 à 210.

2. Acte réflexif et acte créateur. — « Bulletin de la Société française de philo-sophie », Paris, juillet-septembre 1936 ; séance du 23 mai 1936.

[142]

3. Principes généraux de toute philosophie de la participation. — « Actes du Congrès Descartes », Paris, 1937, IX, p. 170 à 176.

4. L’art ou le temps vaincu. — « Actes du Congrès d’Esthétique », Paris, 1937.

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5. Remarques sur le thème : légitimité et signification de la métaphysique. — Actes du Congrès des Sociétés françaises de Philosophie ; « Études Philoso-phiques », Marseille, avril 1938, p. 60 à 64.

6. Arta ca revelatio (L’art comme révélation). — « Revista fundatiilor rega-le », Bucarest, mai 1938, 19 p.

7. Grundsätzliches zum Descartes Kongress. — « Die Tatwelt », Iéna, juin 1938, p. 74 à 90.

8. La découverte du moi. — « Annales de l’École des Hautes Études de Gand », 1939, p. 65 à 97.

9. La métaphysique ou la science de l’intimité spirituelle. — « Revue Interna-tionale de Philosophie », 15 octobre 1939, p. 43 à 65.

10. L’expérience psychologique du temps. — « Revue de Métaphysique et de Morale », Paris, avril 1941, p. 81 à 96.

11. La pensée religieuse d’Henri Bergson. — « Revue philosophique », Paris, mars-avril 1941, p. 19 à 54.

12. De l’insertion du moi dans l’être par la distinction de l’opération et de la donnée. — « Tijdschrift voor philosophie », Louvain, novembre 1941, p. 713 à 736.

13. Leçon inaugurale faite au Collège de France le 2 décembre 1941. — L’Artisan du Livre, Paris, 1942, in-16, 50 p.

14. Le passé ou l’avenir spirituel. — Recueil de « La Métaphysique », publié sous le titre de « L’Existence », Gallimard, Paris, 1946, p. 103 à 125.

15. Existence spirituelle et existence matérielle. — « Actes du Congrès interna-tional de philosophie de Rome », 15-20 [143] novembre 1946 ; Castellani Editori, Milan, 1948, II, p. 291 à 300.

16. Analyse de l’être et dissociation de l’essence et de l’existence. — « Revue de Métaphysique et de Morale », Paris, juillet-octobre 1947, p. 201 à 227.

17. Epitome Metaphysicae Spiritualis. — « Giornale di metafisica », Turin, An-no II, septembre 1947, p. 397 à 408.

18. Bérulle et Malebranche. — H. C., 43 p.

19. Les trois moments de la métaphysique. — in « L’activité philosophique contemporaine en France et aux États-Unis », Paris, 1950, p. 132 à 148.

20. La relation de l’esprit et du monde. — Communication au Congrès interna-tional de Philosophie de Mendoza, mars-avril 1949, « Actas », II, p. 825 à 829.

21. Maine de Biran, l’homme et le philosophe. — « Bulletin de l’Association Guillaume Budé », Paris, décembre 1949, p. 75 à 85.

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22. La liberté comme terme premier. — « Giornale di metafisica », Turin, no-vembre-décembre 1949, p. 597 à 610.

23. La Pensée philosophique en France de 1900 à 1950. — « Revue des Deux-Mondes », Paris, juillet 1950, p. 33 à 62.

24. La sagesse comme science de la vie spirituelle. — « Communication au Ve Congrès des Sociétés de Philosophie de Langue française », Bordeaux, sep-tembre 1950, p. 5 à 11.

25. Métaphysique de la participation. — in « La mia prospettiva filosofica », Padoue, 1950, p. 123 à 148.

26. L’esprit au service du monde ou le monde au service de l’esprit. — « Città di Vita », anno VI, n° 1, 1951, Florence, p. 18 à 28.

27. La voie étroite. — « Tijdschrift voor Philosophie », Louvain, mars 1951, p. 42 à 61.

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[144] TÉMOIGNAGE

La carrière de Louis Lavelle Né le 15 juillet 1883 à Saint-Martin-de-Villeréal (Lot-et-Garonne). Agrégé de philosophie en 1909. Docteur ès-Lettres en 1922. Chevalier de la Légion d’honneur. Professeur de première supérieure aux lycées Condorcet, Louis-le-

Grand et Henri-IV. Chargé d’un enseignement de philosophie générale à la Sorbonne

de 1932 à 1934. Inspecteur général de l’Instruction publique en 1940. Professeur au Collège de France de 1941 à 1951. Fait prisonnier pendant l’avant-dernière guerre, à Verdun, en mars

1916 ; resté en captivité, au camp de Giessen, jusqu’à l’armistice. Conférences aux Universités de Cologne et de Bruxelles, à l’École

des Hautes Études de Gand. Chargé de la chronique philosophique du journal Le Temps, de

1930 à 1940. Directeur en collaboration avec M. René Le Senne, de la collection

« Philosophie de l’Esprit », aux Éditions Montaigne, qui est destinée à favoriser en France la renaissance de la pensée métaphysique.

Directeur à la librairie des Presses Universitaires de la collection « Logos », qui est une collection de Traités à l’usage de l’enseignement supérieur, destinés à présenter l’état actuel des pro-blèmes et des solutions dans les différents domaines de l’activité phi-losophique.

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Mort à Parranquet (Lot-et-Garonne) le 1er septembre 1951. Prix littéraires Prix Charles Lévêque (Académie des Sciences morales et politi-

ques) 1934. Prix Broquette-Gonin (Académie française) 1943.

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[145]

L’EXISTENCE ET LA VALEUR. Leçon inaugurale et résumé des cours

au Collège de France, 1941-1951.

Louis Lavelle

par Jean Baruzi Professeur au Collège de France

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Dans la matinée du samedi 1er septembre 1951, en ce village de Parranquet, Lot-et-Garonne, où il est né, Louis Lavelle, en quelques heures, a été arraché à sa vie studieuse et à son incessante méditation. Il a atrocement souffert, en ce mal soudain qui est venu le surprendre, alors qu’il était en pleine force. Mais il a dit lui-même naguère qu’il ne croyait pas avec Spinoza qu’il importe de s’attacher à la méditation de la vie, et non pas à la méditation de la mort. Car il lui semblait que le sentiment de la vie n’a sa signification véritable que lorsqu’il est imprégné du sentiment de la mort. La naissance, écrivait-il, « ouvre notre destinée sur une promesse, tandis que la mort la referme sur un accomplissement ». Ce mot d’ « accomplissement » est celui qui s’impose à nous lorsque nous regardons l’image que Lavelle a laissée de lui. Alors que tant d’écrivains, même remarquables, dessinent à travers leur œuvre une ligne qui souvent se brise, un effort qui s’épuise vite, les livres de Lavelle se succèdent en une harmonie cal-me et en un croissant épanouissement. Et la présence d’œuvres pos-thumes ajoute encore à cet hommage que l’on se sent pressé de rendre à un travail qui jamais ne s’est lassé.

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Il y a des écrivains qui sont arrivés, par une constance de vie inté-rieure, à produire au fond d’eux-mêmes l’homme maître de soi qu’ils ont décrit. Pour ceux-là une sorte d’introduction à la connaissance de l’œuvre écrite nous est fournie par l’idéal humain en eux-mêmes réali-sé. « Il y a dans le regard », a dit Lavelle, « toute la générosité, toute la douceur [146] de la lumière ». La sérénité qui nous accueille à me-sure que nous lisons les livres de Lavelle était bien celle qui émanait de sa personne.

Lavelle ne doit pas être considéré comme un métaphysicien qui se serait plu à faire s’épanouir par surcroît de merveilleux dons de psy-chologue et de moraliste. L’analyste de nous-mêmes qu’est l’auteur de La conscience de soi fait se dérouler des perspectives intérieures que découvre le métaphysicien en tant que tel. Le moi que nous aperce-vons grâce à lui est celui que discerne un philosophe qui se pose des problèmes universels. De là, l’accent émouvant de ces regards en nous-mêmes qui n’ont pas le caractère heurté de la directe introspec-tion, mais l’harmonieux équilibre de celui qui se situe loin par delà. Ainsi se rejoignent en Lavelle la méditation métaphysique et cette sensibilité religieuse qu’il eut si apaisée et si pure. La lecture de son livre Quatre saints fait songer çà et là à des images de Fra Angelico repensées par un métaphysicien.

Et c’est bien la métaphysique, au sens le plus fort du terme, qui est la région spirituelle où il se meut. La dialectique de l’éternel présent, dont les trois premiers volumes De l’être, De l’acte, Du temps et de l’éternité, contiennent la puissante expression, se continuera en un livre De l’âme humaine qui sera l’une de ses œuvres posthumes, et se serait prolongée en un livre De la sagesse, dont le thème devait être le sujet de son enseignement au Collège de France durant l’année scolai-re 1951-1952 ! Lavelle s’est placé en face de l’Etre, et en face du mot Etre, c’est-à-dire, écrivait-il, « le plus beau du langage humain. » Il a perçu l’Etre selon un double rythme, ou selon une double présence. Présence de l’être au moi et présence du moi à l’être. Que l’on lise la belle Introduction à la 2e édition, parue en 1947, du livre De l’être. On y verra la solution de l’énigme qui arrêtait d’abord tout lecteur attentif de Louis Lavelle. Cette sérénité, qui est frappante en toute son œuvre, n’est-elle pas trop étrangère, se demandait-on d’abord, au désespoir ou à l’angoisse que d’autres philosophes ont mis au centre de l’effort métaphysique ? Lavelle répond de façon émouvante à la question en

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une sorte de dialogue virtuel avec l’auteur de L’être et le néant. « La philosophie de l’existence » lui paraît « une expression cruelle de l’époque où nous vivons » et où nous nous reconnaissons, certes, en le portrait qui nous est donné de nous-mêmes. Peut-être le livre De la sagesse eût-il [147] été la synthèse, nous libérant de toute philosophie qui verrait dans la misère le tout de l’homme.

Les dix années d’enseignement de Louis Lavelle, en sa chaire de Philosophie au Collège de France, nous apportent les éléments d’une histoire de son esprit en la dernière partie de sa vie. Et comme Lavelle a rédigé, chaque année, pour l’Annuaire du Collège de France, de vé-ritables études concernant les sujets choisis, c’est le philosophe en sa méditation et sa recherche qui nous apparaît. Il est intéressant de voir que le thème de la première année, consacré à l’étude du problème des rapports entre l’existence et la valeur, aboutit au dernier paru des li-vres proprement philosophiques, le tome premier du Traité des va-leurs (1950). Et voici que s’éclaire ainsi la richesse d’une documenta-tion qui se dissimulait dans les livres précédents. Par une volonté de déroulement spirituel dans l’absolu métaphysique ces livres que pré-parèrent bien des faits observés et de nombreuses lectures prolongées se mêlant à la pensée créatrice, se soumettaient à une sorte de marche secrète accomplie dans les profondeurs. Mais le Traité des valeurs nous montre une immense information, ailleurs laissée dans l’ombre. Certaines continuités de la pensée créatrice se révèlent à nous à tra-vers ces fécondes années d’enseignement au Collège de France. Par exemple, lorsqu’il choisit comme sujet La vue, sens de l’intelligence (année 1941-1942) c’est, comme l’avoue Lavelle lui-même, le retour à quelques-unes des conceptions qui s’exprimaient dans son premier livre La dialectique du monde sensible. Et l’année suivante (1942-1943), c’était L’ouïe et le monde de l’expression qui était envisagée. Dans le résumé de cette dernière année se trouvent les plus belles re-marques sur la différence entre le langage normal et le langage de la musique, qu’il ne faut pas considérer comme étant uniquement le lan-gage des émotions. Et se trouve noté, d’autre part, ce que Lavelle a appelé « le caractère privilégié de la parole qui fait de la pensée elle-même une parole intérieure, précisément parce que la pensée n’est rien qu’une possibilité pure, tant qu’elle n’a pas pris un corps dans lequel nous cherchons à éprouver sa signification et sa validité ». La beauté formelle des cours de Lavelle s’ajoutait à leur solidité notion-

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nelle. Et par l’effort magnifique qui s’y exprimait se trouvait sensible ce « dialogue avec soi-même dont le dialogue avec les autres êtres n’est qu’un prolongement ». De cette manière aussi, l’extrême diffi-culté de la pensée philosophique, la lente victoire obtenue par le tra-vail de la réflexion pure, étaient prises d’abord à la [148] charge du maître ; et l’accueil de son sourire était le témoin de sa sympathie et de son aide généreuse. Se devinait, à tant de signes, la noblesse d’une méditation ininterrompue qu’enveloppait, en les dernières années de la vie de Lavelle, la calme harmonie de sa demeure de la rue Férou, en un paysage qui était, à Paris même, comme le rappel du silence et de la verdure qui l’ont accompagné jusqu’à son dernier jour.

« Nous ne pouvons justifier notre vie à nos propres yeux qu’en la faisant telle qu’elle soit préférée, voulue et aimée non seulement par nous-même, mais encore par tous ceux à qui le modèle en pourra être proposé. »

Louis LAVELLE : De l’acte. « On choisit à chaque instant entre l’éternité et le temps. On abor-

de dans l’éternité à chaque instant. Et c’est pour cela que le temps et l’éternité sont inséparables. C’est, si l’on peut dire, par le moyen du temporel que nous pénétrons à tout instant dans l’intemporel. Et il y a dans chaque chose une face tournée vers le devenir et une face tour-née vers l’éternité. »

Louis LAVELLE : Du temps et de l’éternité.

Fin