extrait du "noeud coulant"

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Nils Trede Le nœud coulant roman LES IMPRESSIONS NOUVELLES Traverses

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Extrait du roman de Nils Trede " Le Noeud coulant", publié aux Impressions Nouvelles

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Page 1: Extrait du "Noeud coulant"

Nils Trede

Le nœud coulantroman

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S T r a v e r s e s

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extrait

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« Traverses »Littératures d’aujourd’hui

romans, récits, fragments ou poèmes, les livres de la collection « Traverses » poursuivent résolument l’exploration des chemins les moins

balisés. Les Impressions Nouvelles parient ainsi sur un renouveau qui est à la base de leur projet éditorial. Mais ce renouveau est moins une

question d’innovation à tout prix que de qualité littéraire, et celle-ci est à réinventer sans cesse.

Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté Française de Belgique

Graphisme : Mélanie Dufour Couverture : © Marie-Françoise Plissart

© Les Impressions Nouvelles – 2012www.lesimpressionsnouvelles.cominfo@lesimpressionsnouvelles.com

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Les IMPressIONs NOUveLLes

Nils Trede

le nŒud coulant

roman

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Pour Solveig

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North est une ville dans le nord, située à un bout du monde. Personne ne va à North. Car North est coupée du reste du monde. Chez nous il n’y a que la mer, notre ville et un peu de pays alentour. Tout ce qui existe à North vient de North et jamais rien n’en sort. si jamais une chose quitte North, elle est amenée à y retourner aussitôt. Les bateaux qui rentrent au port le soir sont les mêmes qui l’ont quitté le matin. Les routes de North conduisent aux quatre fermes des alentours. Là, elles se terminent brusquement et reconduisent à North. Notre nourriture est fabriquée sur place : les produits de la pêche et les produits des quatre fermes.

Les habitants de North sont les descendants de nos aïeux et en même temps les parents de nos enfants. Beaucoup d’entre eux ont l’air très étrange. Nous avons des habitants qui ne sont pas en mesure de marcher en se tenant droit et qui ne sont pas non plus capables d’apprendre à lire et à écrire. Certains ont un nez curieux, aplati, déplacé vers le front, des yeux obliques, bridés, qui montent vers les tempes, des lèvres étroites, transparentes et un menton

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quasi absent, formant une seule masse flasque avec le cou. Le tout est regroupé dans un visage plat et inexpressif. Ceci s’explique par le fait que personne ne va à North et que North est coupée du reste du monde. Car avec le temps, les visages des hommes reflètent le visage de leur ville. North est une ville uniforme qui est née d’elle-même et qui se maintient par elle-même.

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L’uniformité de North a réduit notre imaginaire. et cet imaginaire réduit, nous l’appliquons quand nous passons à l’acte. On peut s’en apercevoir facilement quand on regarde la ville de loin, cette ville que nous avons construite nous-mêmes avec les matières premières des alentours. On aperçoit alors une toute fine bande de maisons en bois le long de la baie, des maisons disposées de manière accidentelle, comme une poignée de grains qu’on aurait jetée sur le sol. Mais derrière cette bande on aperçoit des unités d’habitation basses, grises et rectangulaires, aussi basses et grises et rectangulaires les unes que les autres, jusqu’à la dernière limite de la ville. Les rues de North n’ont pas de virages, pas même de légères inclinaisons. elles sont droites, elles se croisent comme les barres d’une grille et ainsi elles se répandent entre les maisons. elles découpent la ville, cette particule sans voisinage, en une multitude d’autres particules sans voisinage, en ce bout du monde.

L’uniformité de North s’est étendue jusqu’aux alentours, même jusqu’au ciel. Il a toujours l’air

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identique. Bien sûr cela n’est pas vraiment ainsi, il est possible qu’y volent des nuages, mais nous avons cette impression à cause de notre imaginaire réduit et aussi parce que nous ne voyons jamais le ciel au-dessus d’une autre région du monde. Ceci fait que nous ne pouvons plus distinguer les nuances dans le ciel de North. Il nous apparaît comme un éternel reflet de notre ville, bas, gris et monotone.

Peut-être que ces mots permettent déjà de se faire une idée de la condition de North. Pourtant il y a encore beaucoup de choses à dire. Il y a, par exemple, les entrepôts de la ville. avec les visages des hommes, ils expriment ce qui est en nous, de quoi nous sommes capables, et ce qui nous arrive. Ils se dressent au-delà de la dernière limite de North. Ils ont l’air lugubre. Je ne me suis jamais accoutumé à leur aspect. Ce sont des cubes d’acier gigantesques, sombres, d’un éclat bleuâtre, montés sur d’immenses piliers, qui découpent le ciel en morceaux et se dressent, en surplombant la ville, devant les forêts.

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Il n’y a que trois choses particulières mis à part mon histoire et mis à part le fait que North soit située à un bout du monde, qu’on raconterait à un étranger, si jamais il venait à North. La première serait l’arrivée des marlins dans notre baie. Ce serait de cette image qui nous fait frémir, mais aussi rêver, dont on parlerait aussitôt à cet étranger, des marlins qui transpercent avec leur nageoire dorsale la plaine d’eau dans la baie, si proches qu’on peut deviner leurs corps ombrés sous la nageoire argentée.

Les marlins arrivent à la saison la plus froide, aux mois de janvier et de février. Ce sont deux ou trois marlins. Une fois installés dans la baie, ils restent pendant cinq ou six semaines. Nulle part ailleurs on ne peut observer des marlins si proches du bord de la mer. Nulle part ailleurs ils n’osent s’approcher si près des hommes. Mais chez nous ils s’établissent patiemment. Personne ne peut expliquer l’arrivée des marlins. Personne ne sait véritablement pourquoi ils arrivent avec une telle régularité et pourquoi ils osent s’approcher si près des hommes. Des légendes ont surgi de ce mystère.

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Les uns affirment que ce sont les âmes perdues des tout premiers habitants, qui errent, qui ne trouvent de paix nulle part, et qui se sont transformées en marlins pour revenir, par nostalgie de North. Les autres disent que ce sont des êtres protecteurs, des envoyés des dieux qui ont crée North jadis et qui viennent seulement pour s’assurer que tout se passe bien chez nous. D’autres encore sont convaincus qu’on peut lire dans les trajets que les nageoires des marlins dessinent dans la plaine de l’eau les destins des hommes et même tout le destin de North. ainsi, on dit que des lignes parallèles, d’autant plus si celles-ci apparaissent dans une eau très calme et plane et persistent longtemps, sont un signe rassurant. elles annoncent un futur comblé et bienheureux. On peut en conclure par exemple, qu’une maladie guérira rapidement ou bien qu’une grossesse aboutira à la naissance d’un enfant sain. Par contre, si de telles lignes ont été coupées, voire traversées à plusieurs reprises par un marlin se déplaçant en zigzag, c’est un signe néfaste. Cela peut signifier qu’une maladie va rapidement évoluer vers une issue fatale, ou qu’une grossesse va donner naissance à un enfant gravement malformé. Les femmes craignent alors d’accoucher d’une progéniture au menton estropié ou aux narines atrophiées (nous disons alors le « mauvais nez » ou le « mauvais menton »), car ces enfants-là sont

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particulièrement difficiles à allaiter, soit parce qu’ils n’arrivent pas à fermer la bouche autour du sein, soit parce qu’ils risquent de s’étouffer en tétant.

Il y a également ceux qui font des réflexions plus pragmatiques. Ceux-là sont de plus en plus nombreux et ils réclament la vérité avec insistance. Ils sont soutenus par les autorités de la ville qui ont désigné leurs explications comme la vérité officielle. Ils disent par exemple, que les marlins viennent uniquement en raison des eaux usées qui réchauffent la mer, ce qui expliquerait de façon concluante leur apparition à la saison la plus froide.La théorie la plus récente invoque quant à elle l’abattoir. Quelqu’un aurait établi un lien entre ce dernier et les marlins après avoir observé que les poissons, au moment où l’abattoir déverse son sang dans la baie, deviennent inquiets, s’élancent hors de l’eau et s’adonnent à une véritable danse des marlins.

Mais personne ne le sait vraiment. Il n’y a qu’une seule chose qui soit sûre : le fait que les marlins arrivent, de manière inéluctable et qu’ils traînent leur nageoire dorsale lentement à travers l’eau de la baie. et avec certitude on peut dire également ceci : les gens parlent peu des marlins. Mis à part les représentants de la théorie des eaux usées. et ceux de la théorie de l’abattoir. Les autres

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devinent qu’il vaut mieux se taire car ils insinuent avec leurs idées l’hypothèse de l’existence d’autres régions du monde.

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Quand les marlins quittent notre baie, c’est peu de temps avant le printemps. au printemps survient la deuxième particularité qu’on raconterait à un étranger s’il venait à North. Car au printemps, aux premiers jours de mars, on trouve une sorte d’herbe chez nous qui n’existe nulle part ailleurs au monde.

Ce sont de petites fleurs luisantes et blanches qui scintillent comme des étoiles de glace. elles poussent par milliers sur les prairies autour de North et elles sont si claires, si belles, que j’ai souvent eu cette impression, quand je les ai vues la nuit, que chez nous les nuits du printemps sont plus lumineuses et plus belles que les autres jours de l’année. Ces herbes sont en fleurs pendant très peu de temps, pendant dix jours seulement et parfois même pendant moins de temps si les fermes tondent les prairies. Mais cela n’a pas vraiment d’importance. Le fait que ces fleurs n’existent pas depuis toujours et qu’elles se soient installées seulement après la construction de la nouvelle ville n’est pas très important non plus. Car ceux qui comprennent le langage de ces fleurs savent que

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leur sens ne tient pas à leur durée, mais uniquement au fait qu’elles existent.

Très loin de la ville, derrière les prairies, derrière les entrepôts, caché dans les forêts, il y a un lac, grand et paisible.

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Il y a des années où les marlins n’arrivent que tardivement, seulement au mois de mars ou même début avril. s’installe alors une tension anxieuse dans la ville. Car nous nous sentons proches des marlins. Nous devinons en eux une part de nous-mêmes, et l’idée qu’ils pourraient nous quitter un jour nous désole et nous fait peur. Ils nous parlent de notre destin, ils savent d’où nous venons et où nous irons.

C’est pour cela que chaque année, nous attendons les marlins avec impatience, et que leur arrivée nous emplit d’un joyeux soulagement. Tant que les marlins reviennent, nous savons que nous ne sommes pas seuls, et qu’eux aussi sont attachés à nous, à notre vie et à notre ville. Mais quand ils tardent à revenir, cette tension s’installe, s’alourdit de jour en jour, se nourrissant d’une sensation d’abandon, enfin d’une peur profonde. Ces années-là, on peut observer les hommes scruter les entrepôts avec une défiance croissante. et quand il n’y a toujours pas de marlin début avril, la ville semble se dépeupler. Les gens craignent alors un

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fléau imminent. Chacun vit cela à sa manière. Moi, en de pareils moments, j’aurais eu besoin de parler. Ou de me serrer contre un corps vivant et rassurant. Peut-être que cela aurait empêché certaines choses. Je vois encore, gravé à jamais dans ma mémoire mon père, installé avec une parfaite immobilité à notre table, les doigts enroulés en poings mous et désarmés des deux côtés de son assiette. Il levait lentement son regard pour fixer des yeux les entrepôts est dans l’embrasure de la fenêtre et murmurait d’une voix accablée : « Nous avons laissé nos âmes là-dedans. C’est pour cela qu’ils ne nous retrouvent plus. » ensuite il partait travailler et devenait une fois de plus un homme fantôme, comme j’avais pris l’habitude de l’appeler, un fantôme sans substance, sans volonté, qui errait dans le ventre des entrepôts.

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Une ville isolée dans un Nord non identifié, privée de tout échange avec le monde extérieur. Et des êtres humains qui prennent avec le temps la forme de leur ville. Dans cet univers, où la pensée se confond avec la superstition, la parole avec les bruits et la compassion avec l’indifférence, l’absurde devient le maître du monde. Une famille s’oppose à ce monde totalitaire, devient la victime d’un crime terrible. Quelque temps après, un navire arrive dans la baie de North et met fin à l’isolement de la ville. Ce n’est pas tout à fait la fin du récit.

DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDIEAN : 9782874491337 ISBN : 978-2-87449-133-7144 PAGES - 14 €

en liBrairie en MarS 2012

retrouVeZ-nouS Sur :

http://www.lesimpressionsnouvelles.com