extrait "d'or et nuit" de mathieu rivero

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"Or et nuit" de Mathieu Rivero, une sublime fantasy orientale publiée par les Moutons électriques

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Page 1: Extrait "d'Or et Nuit" de Mathieu Rivero

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Shéhérazade décida que le bandit de grand chemin mentait. Qui n’avait jamais entendu parler de Yazad la triomphante, de l’infâme Sawâb ? Ou alors, songea-t-elle avec une satisfaction emplie de cy-nisme, l’homme est véritablement inculte et se fait passer pour érudit.

« C’est que tu ne voyages guère. Tout le monde connaît la cité-tombeau. Les nouvelles des dernières lunes n’ont pas dû parvenir jusqu’à cette contrée reculée.

— À la réflexion, cela me dit vaguement quelque chose, égrena le brigand d’un ton détaché. Un de mes hommes a dû m’en parler. Dis-m’en plus. »

Shéhérazade reprenait les rênes de la conversation. Elle avait ferré le poisson, le sentait tirer sur la ligne. Le malfrat était presque sous sa coupe. Ne restait plus qu’à se débrouiller convenablement pour l’histoire. Elle n’aurait plus à se soucier du coupe-jarret, une fois qu’elle le tiendrait en haleine ; en revanche, elle craignait le moment où Shahryar la retrouverait. Quelle serait la réaction du sultan tran-cheur de têtes lorsqu’il découvrirait que son épouse fugitive contait à un brigand ?

Elle se leva de table puis alla s’asseoir sur sa couche, couverte d’ori-peaux blancs et fauves. Un peu de confort ne lui ferait pas de mal, après une telle journée. Son ravisseur installa une chaise en face d’elle et s’y affala. La reine aux mille et une légendes se préparait au pire des lendemains.

Puis elle commença à raconter.

+++

Le crépuscule avait déjà chassé le jour ; la lumière, vaincue, était par-tie se terrer dans le royaume souterrain, effarouchée comme un rongeur chassé par une bande de chacals. Un vent frais coulait entre les tentes du campement en faisant claquer les bannières babyloniennes, teintes en vert vif. Enveloppés dans de chauds manteaux de laine, les gardes affrontaient la nuit, figés dans leur vigilance. Seuls quelques soldats patrouillaient discrètement en s’échangeant des ordres murmurés. Les rares sons du camp ne rassuraient pas le jeune adolescent indisposé

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par l’ambiance oppressante du désert yazadi. Aux prises avec des peurs enfantines qui peinaient à se dissiper, immobile sous sa couverture, il surveillait l’entrée de la tente. Il se mordit la lèvre, conscient du ridi-cule de la situation, mais la crainte qui rampait sous sa peau restait impossible à juguler. Il passa sa main malformée sur son front comme pour essuyer une invisible suée. Abû Bakr était fatigué de la journée de voyage sans pour autant parvenir à dormir. Soudain, sa mère souleva une des tentures et s’approcha du lit. Le prince de Babylone s’assit en tailleur et planta un regard dur dans celui de la reine.

« Allons, mon fils. Pourquoi ne dors-tu pas ? De quoi as-tu peur ? »Intérieurement, Abû Bakr se recroquevilla ; elle perçait trop bien ses

attitudes. Il trouva refuge dans les bras maternels et une moue amère déforma son visage. Le prince n’essayait même pas de sauver sa fierté, ou du moins ce qu’il en subsistait ; lors de l’inhumation de son père, celle-ci s’était flétrie à jamais.

« J’ai peur du silence. Ce n’est pas le même qu’au palais. Là-bas, il y a toujours quelques oiseaux, des grillons, ou même des domestiques. Ici, l’air semble empli de mort.

— C’est normal, nous sommes en plein désert. Tu n’as pas à t’in-quiéter, nous sommes en sécurité.

— J’ai cette impression tout à fait irrationnelle d’être entouré de monstres. »

La reine de Babylone se raidit ; elle n’aimait pas qu’Abû fasse montre de sa faiblesse. Elle passa une main dans les cheveux courts de son fils.

« Il n’y a pas de djinns ici. Promis. Tu dois t’aguerrir, petit homme. Tu es prince de Babylone. Et, dis-moi, les princes sont-ils effrayés par le silence ?

— Non, fit-il tout en pensant le contraire, il n’y a rien à craindre.— Dire que c’est toi qui as insisté pour venir…— Mais je m’ennuyais à Babylone ! se récria le jeune homme. Et si

je veux gouverner, autant que je connaisse le monde et les subtilités de la diplomatie, non ?

— Je dois toujours te conter l’histoire du pays où nous nous ren-dons, tu te souviens ?

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— Cela tombe bien. J’ai déjà fini les livres que nous avons emportés.— Il était une fois Sawâb, un puissant seigneur qui cherchait à

défendre ses terres d’un dragon. Tu sais que ces bêtes ne trouvent jouissance que dans le ravage, n’est-ce pas, mon fils ? Le monstre, donc, crachant le feu par une gueule bardée de crocs, volait de vil-lage en village et se repaissait des animaux les plus gras. Les égrati-gnures causées par les flèches ne faisaient que l’importuner et l’irri-ter. La bête avalait parfois des archers tout entiers, et, lorsqu’elle était vraiment en colère, se jetait sur le sol avec violence, au point de faire trembler la terre à des lieues à la ronde. On raconte même que le dragon mangea deux djinns qui, courroucés de voir leur sérénité troublée, étaient venus le sermonner. Or donc, le seigneur Sawâb alla à la rencontre du monstre dans son repaire souterrain, une grande caverne. L’exiguïté de l’endroit – comparée à celle de la bête, la grotte était de petite taille – l’empêcherait de souffler son feu, sous peine de se brûler sévèrement. En voyant l’homme, une lueur préda-trice brilla au fond des yeux ophidiens de la bête. Le dragon courba son cou de manière à approcher sa gueule du sol. Le sultan, rusé, n’avait pas tiré son sabre du fourreau. Voyant le geste du dragon, Sawâb le salua et lui parla ainsi :

— Ô seigneur des cieux ! Toi qui as l’écaille vive et le muscle puis-sant ! Nous n’avons rien à gagner à nous affronter.

— Voilà qui est inhabituel, tonna le dragon. Un humain qui domine sa peur, et, en sus, qui sait parler à ses supérieurs avec la flagornerie nécessaire. Soit, nous ne nous battrons pas, si tel est ton désir. Mais dis-moi, qu’est-ce qui m’empêche de te manger sinon ma curiosité ?

— Rien.— Alors, satisfais-la ou péris.— Je suis le roi de ces terres. Si vous me laissez en vie, je pourrais

vous faire apporter des bœufs bien gras directement dans votre antre. Voyez-vous, si vous tuez tous mes paysans et brûlez leurs maisons et leurs récoltes, il n’y aura plus de quoi vous sustenter ! Aussi, je vous propose de me laisser me charger de vos festins. Mais ne vous inquié-tez pas, si nous faisons affaire, je veillerai à ce que vous soyez traité avec soin et diligence. Vous ne serez pas lésé.

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— Tu parles trop, mais c’est parce que tu me crains. Ton offre m’intéresse.

» Le reptile s’étira lentement, fit jouer sa musculature, leva une patte et, d’un geste indolent, congédia Sawâb.

» C’est ainsi que le monarque s’allia avec un noble et puissant dragon. L’entente entre les deux parties fut des plus cordiales. Tandis que la bête protégeait son territoire des invasions des tribus barbares du nord, l’autre profitait de l’accord pour se consacrer à ses projets. Quelle bonne affaire, ce monstre ! Sawâb, pour célébrer sa victoire, demanda que l’on apporte au dragon vingt agneaux, quinze veaux et trente outres du plus capiteux des vins que ses vignes produisaient. Le monstre les avala, fort aise, puis, repu et ivre, s’assit en rase campagne pour s’endormir aussitôt.

» Profitant de la profondeur du sommeil de la bête, Sawâb la li-gota, puis, armé d’une dague acérée, transperça le poitrail écailleux. La douleur réveilla le dragon qui ne put protester, tout muselé qu’il était. Sawâb but alors le sang qui s’échappait de la plaie : après avoir consulté un magicien, il avait appris que le sang de dragon contenait toute la puissance et l’essence de l’être mythique. Enfin, la bête par-vint à faire céder les filins qui maintenaient sa gueule en place. Il rugit, vomit des flots et des flots de flammes, et finit, dans son impuissance, par maudire ce traître de Sawâb.

— Ah ! Tu penses m’avoir vaincu grâce à ta ruse, Sawâb ! Tes en-fants et toi, vous paierez ta traîtrise au centuple : le sang de ta lignée portera ma malédiction et n’engendrera que la destruction. Tu seras Dahaka, le roi-dragon, l’infâme !

» Sur ce, il se laissa vider de tout son fluide par Sawâb. On raconte que le sultan vomit et cracha du sang pendant la semaine qui suivit, incapable de parler sans roter des flammes ni d’expirer sans souffler de longues langues ardentes. Il resta donc près de la carcasse du dra-gon et la brûla, et toute la terre aux alentours devint aride et inhospi-talière. C’est aujourd’hui le désert dans lequel nous voyageons, Abû. Depuis, hommes, animaux et monstres évitent d’y passer. Rends-toi compte, mon fils. Même les djinns craignent de fouler cette terre dé-vastée ! Même s’ils osaient braver le pacte de Salomon qui leur inter-dit de se mêler à nous, je doute qu’ils viennent ici. »

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Abû Bakr n’avait plus vraiment peur du désert. Il avait craint le dragon, mais maintenant, c’était Sawâb qui lui faisait froid dans le dos. Sa mère marqua une pause, à l’affût d’une réaction ; à bout de patience, les mots se bousculant dans sa bouche, il demanda :

« Qu’arriva-t-il à Sawâb, alors ?— Il changea de nom. Il devint, comme l’avait dit le dragon, Sawâb

Dahaka. Après avoir craché le feu, il revint à Yazad. La légende ra-conte que son palais cessa de lui plaire et qu’il le démolit de ses poings nus afin qu’on lui en érige un nouveau. On construisit la plus belle des demeures à son intention, mais, insatisfait, il exigea qu’on fasse paraître les artisans devant lui. Dahaka les décapita tous, rôtit leurs mains, qu’il consomma lors d’un sombre banquet. Il se mit à combi-ner avec les djinns et pratiqua même la nécromancie et la possession sous la tutelle de puissants rakshasas. Assoiffé de pouvoir, il suivit leurs conseils  : il tua son père et coucha avec sa mère, puis enterra celle-ci vivante. »

Abû Bakr n’avait plus du tout envie d’entendre la suite de l’histoire. Et pourtant, sa mère continua à énumérer les vicissitudes de l’infâme durant de longues minutes. Le tyran avait guerroyé maintes fois et agrandi son royaume. Après son passage sur les champs de bataille, des fleurs sombres poussaient là où son sang abreuvait la terre. Le bon Sawâb – mais avait-il jamais été bon ? – s’était transformé en monstre sanguinaire, et Abû Bakr se jura de ne jamais trahir un dragon, si vil fût-il. L’adversaire était valeureux, trop pour s’attirer son courroux. Sa mère conclut le conte sur une note qui ne le rassura guère :

« Tu ne dois pas craindre le Dahaka, mon fils, car demain, Babylone et Yazad seront alliées. Et nous verrons ce qu’il en est de Jagat. »

La reine de Babylone tendit les bras pour étreindre son fils. Abû hésita à répondre au geste de sa mère. À cause de sa « petite main », qu’Abû détestait. Alors qu’il acceptait finalement le témoignage d’af-fection, elle repoussa doucement du coude l’appendice malformé pour ne pas le toucher et serra son fils contre elle.