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Extrait de la publication

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Les yeux de mon père

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LES YEUX DE MON PÈRE

récit

Marc Le Bot

P.O.L

8, villa d'Alésia, Paris 14e

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@ P.O.L éditeur, 1992ISBN 2-86744-327-X

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Pendant les semaines qui précédèrent samort, mon père commença de se souvenird'événements dont, disait-il, il ne s'était jamaissouvenu jusqu'alors. Et ces souvenirs portaientsur des détails infimes de son passé. Si bien quec'est à peine s'il pouvait en parler tant ilssemblaient surgis dans sa mémoire hors de toutehistoire racontable comme de purs événementssans causes ni effets.

Aussi ces infimes souvenirs l'étonnaient.

Encore qu'il ne doutât pas qu'ils fussent siens,ils avaient quelque chose d'étrange. TI s'étonnaitde leur rien ou de leur peu de sens. Dans lesinstants toujours plus brefs où son regard restait

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vif, ses yeux semblaient guetter leur apparitiondans la chambre.

L'approche de la mort ne lui fournissaitplus que des débris de mémoire. Mais elle les luidonnait en grand nombre. Le travail de l'agonie,peut-être, réduit le temps en fragments qu'ilmêle dans le désordre. Telle serait l'ultime

dénégation du temps, la dénégation de la mortdans le moment de sa plus grande urgence.

Il arrivait que ma mère tentât d'affermir samémoire. Elle ajoutait à ses souvenirs chaquefois qu'ils touchaient, pour eux, à des chosescommunes.

Cette sollicitude lui était importune. Aulieu qu'elle enrichît sa pensée, elle l'encombraitd'un surplus inutile. Jamais sa mémoire n'avaitété aussi pleine. Elle se comblait elle-même deson propre mouvement.

Que se passe-t-il dans le corps moribondoù des souvenirs brisés affluent ? Peut-être,pour se consacrer tout entier au travail de sonagonie, se rend-il insensible à ce qui lui parvientdu dehors. Son esprit excite sa mémoire corpo-

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relie à se jeter dans tous les sens pour trouverdes liaisons entre des sensations du passé et cequ'il ressent au moment où lui et son corps sedélient.

Mon père trouva, là, l'occasion d'affronterà nouveau ce qui, dans le passé, l'avait le plusvivement mis à l'épreuve des choses. Quand ilcitait des noms, des lieux ou seulement des

objets, sa voix avait le ton de l'étonnement quedonne le sentiment d'une nouvelle découverte.

Hélas en regard de ces arrachements et deces brisures, pour lui, dans le tissu du temps,c'est à peine si la mort de mon père, pour moi,fut une brève déchirure.

Cependant j'écris ceci pour irriter, aprèscoup, une de ces blessures qui ne laissent quede fines cicatrices mais dont la sourde douleur

dure.

La dernière fois que j'ai vu mon père avantsa mort, je suis demeuré longtemps à son che-vet. TI est sorti un bref instant de l'inconscience.

Il m'a souri.

Cette image, dans mon souvenir, a la

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netteté d'une photographie. Mais l'expressionde mon père y est artificielle comme si lephotographe, moi-même, lui avait fait tenir uninstant de trop la pose.

Cette image que je forme est comme sou-vent sont les photographies très anciennes enelles, un vif contraste du noir et blanc toutensemble montre et cache.

Le même contraste marque le surgissementblanc des souvenirs et celui des trous noirs de

l'oubli qui, l'un et l'autre, nous prennent parsurprise. La figure de mon père que, depuis samort, je conserve en mémoire, me surprendvivement parce que j'en sais trop et que, cepen-dant, j'en sais trop peu d'elle.

Je relève un défi quand je travaille à écrirede mon père en me souvenant d'abord de samort. J'espère me surprendre moi-même danscet effort.

L'occasion d'une mort, l'étrangeté absoluede la mort, excite la part d'énigme qui tient auxchoses de la mémoire. Comme sous le regard deMéduse, peut-être comme sous celui d'Orphée

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ramenant Eurydice des Enfers, beaucoup de nossouvenirs se changent en pierres.

Je trie dans ma mémoire des cailloux. Jedégage du sable des monuments érodés, sem-blables aux Sphinges des déserts dont le regard,s'il ne nous tue, nous défie.

La figure de mon père me défie. Non parsa grandeur ni sa force. Mais de toutes cellesque j'ai rencontrées, elle est pour moi une desplus énigmatiques. Elle est une des plus insen-sibles aussi.

Ainsi en est-il de toutes les énigmes. Ellessont à double face. L'une d'elles laisse apathi-que quand même la face inverse peut provoquerla terreur. Quelle énigme, puisqu'une énigmeest une pensée sans issue, n'éveille une peur et,cependant, ne saisit l'esprit de torpeur ?

Ecrivant de mon père, de sa mort, je tâcheà garder la distance où les sages de la Grèceancienne conseillent qu'on se tienne en regarddes énigmes. Ils pensaient que leur rencontre,dans les étendues du mental, était pour l'espritun danger.

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De son vivant, bien que j'aie éprouvé saprésence comme celle d'un bloc de pierre, je neme souviens pas de m'être heurté à mon père defront. Je ne me souviens pas lui avoir causé dechagrin. Je ne me souviens pas non plus d'avoirété pour lui une cause de joie. Je me suis tenudans l'indifférence.

Cette tactique d'évitement est vaine. Onapproche, impassible, les figures d'animauxfabuleux que forment les mirages dans lesdéserts de la mélancolie. On reporte les épreu-ves de l'effroi en un autre temps et ailleurs. Ceserait la vérité qu'Œdipe découvre à Coloneaprès qu'il a méconnu la Sphinge, rencontréeaux portes de Thèbes.

Ecrivant de mon père, de sa mort, je faisœuvre de mémoire. Mais ces pierres, blancheset noires, dont nous marquons notre passé,sont-elles aussi des reliques ? Fais-je aussi œuvrede piété ?

Nos œuvres, et nos écritures, n'accompa-gnent pas la vie afin d'en conserver pieusementdes fragments. Elles accompagnent la vie parcequ'elle part, qu'elle ne cesse de partir et que,

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nécessairement, on l'accompagne. A sa suite onerre.

Cependant, comme les monumentsd'Egypte, des énigmes sont nos repères dans sesespaces vains, ouverts. Elles sont comme lesstatues d'un temple qui serait encore à bâtir etdont nous inscririons le plan au sol en griffantla terre, au risque que les vents ne l'effacent.Comme au fronton du temple de Ramsès qu'onvoit au musée du Caire, nous voudrions qu'onpuisse y lire cette inscription « Ce temple estcomme le ciel dans toutes ses dimensions.»

Mais nous savons que les dimensions du cielsont infinies et que son infinitude est une de nosénigmes.

Du vivant de mon père, je n'ai pas cru quesa mort pût m'être une douleur dont l'intensitém'accable. Je me trompais. Elle le fut un brefinstant quand un vieillard déploya, au-devantdu cortège funèbre, le drapeau qui rappelait queleur vie d'hommes avait commencé par uneterrible guerre.

Ainsi un mot banal donne soudain son

sens à une longue phrase, incohérente, obscure.

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Le seul cadavre que j'aie jamais vu est celuide mon père. Bien des années après sa mort,quand je suis arrivé aux funérailles de ma mère,le cercueil avait été refermé.

J'ai posé mes lèvres sur le front de monpère mort. Fut-ce par un mouvement spon-tané ? par convenance? J'eus ce doute dansl'instant. Je l'ai encore. Je me souviens du froidde la peau sur ma bouche. Je m'y suis heurtécomme on se heurte à une vitre ce froid est

une transparence entre les yeux et quelquechose qui se trouverait dans l'au-delà de notrevue. On donne à ça le nom de « cadavre »,mais on ignore ce que c'est.

Je nomme le cadavre de mon père. Je dis« son cadavre » et je dis « mon père ». Jedonne le nom de mon père à un mort.

Celui qui fut mon père se trouve entredeux noms.

Pour cette dualité, la langue manque denoms. Les noms de la mort et du cadavre sont

de vains noms, des échappées du sens dans lalangue.

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J'ai veillé le cadavre de mon père.L'étrange est l'immobilité. Mais cette étrangetéest moins grande que d'avoir à nommer « monpère », que d'avoir à nommer d'un nom propreun cadavre.

Comme chaque fois que j'ai rencontré lamort ou seulement l'idée de la mort, mais en

cette occasion plus qu'en aucune autre, m'estrevenu à l'esprit le mot de Tertullien quand ildit du cadavre « Cette sorte de chose qui n'ade nom dans aucune langue. »

J'avais quinze ans quand je lus cette phraseque cite Bossuet dans son Sermon sur la mort.Elle s'est gravée d'elle-même dans ma mémoire.Aussitôt, je la sus par cœur. Pourquoi ? si cen'est parce qu'elle-même, disant le non-sens, estdénuée de sens ? parce qu'elle donne le nom ducadavre en disant qu'il n'a pas de nom? Oubien parce que cette phrase énonce une véritécruelle notre langue est pleine de vains nomspour cela qui n'a pas de sens.

Savoir par cœur est être pénétré par lalumière, qui peut être cruelle, de la langue. Sij'étais demeuré sans voix devant le cadavre de

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mon père, sans cette remémoration de quelquesmots sus par cœur, sa mort fût demeurée pourmoi lettre morte.

Ma mère parla d'ulcères lorsque mon pèrefut opéré plusieurs années avant sa mort. Onhésitait à nommer le cancer. Ma mère ne parlapas ou parla peu de cette première manifesta-tion du mal dont devait un jour mourir monpère pas plus qu'elle ne devait trouver de mots,quand le temps fut venu, pour parler de sonagonie. Elle répugnait à parler des choses ducorps. Elle nomma l'hôpital et le chirurgien; elleparla du retour de mon père dans sa chambreet de la nécessité qu'il y avait à le suppléer dansses tâches routinières. D'ailleurs, nous ne sûmestout cela qu'avec retard, au retour du collège,quand vinrent les vacances d'été. Ainsi j'eusl'esprit occupé, cet été-là, non par la maladie demon père ni par la crainte d'une mort à venir,mais par le soin qui me revint de parcourir lacampagne, sur sa bicyclette, pour encaisser à saplace des primes d'assurances dans les fermes.

On meurt de tout, on meurt de rien. Onmeurt parce qu'on est mortel. Si bien que la

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pensée achoppe à rien dire de sensé de la mort.On entre, devant elle, en hébétude. J'étais enhébétude devant la mort à venir de mon pèresans doute bien avant qu'il ne fût malade.Ecrivant de cette mort aujourd'hui, je m'étonnede n'avoir rien voulu en savoir qu'après coup.

Combien m'étonnent les circonstances de

cet été de courses dans la campagne et que cescirconstances me renvoient, non pas aux crain-tes qu'aurait dû susciter en moi la maladie demon père, mais aux seules jouissances de moncorps à l'odeur des moissons à la tensionmusculaire qui s'accroît dans les jambes au longdes heures où je pédale sur les routes au désir,vague mais intense, que j'avais d'arriver enquelque lieu sauvage où j'eusse été contraint dedemeurer et que le sommeil m'y terrasse.

Ainsi j'ai partagé avec mon père, commepar procuration, une expérience du corps quifut si vive que je n'ai jamais cessé, depuis, dechercher des mots pour la dire.

J'avais treize ans. Ce n'était pas ma pre-mière expérience de vagabondages solitaires.

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Mais, pour la première fois, celle-ci s'accompa-gna d'une fatigue corporelle qui me laissait, lesoir, dans la stupeur de l'esprit et l'impressionheureuse d'être enfin arrivé nulle part.

Je dois encore beaucoup des mots quiobsèdent mon vocabulaire à ces impressions del'enfance, à leur violence cet été-là. Je lie cesimpressions et ces mots à d'autres souvenirs,vifs aussi, que j'ai gardés d'avoir vu mon père,l'après-midi venu, enfourcher son vélo. J'ima-gine, aujourd'hui, que son visage hâlé exprimaitle même désir que j'éprouvai alors de ces fati-gues qui ouvrent le corps à une multitude desensations confuses.

Lorsque je nomme l'odeur des résineux,du sel marin, des algues qui sèchent sur lesdunes, l'amour que j'ai de ces mots-là me donnel'amour de ces choses à nouveau. Je nommeaujourd'hui encore, alors que j'en suis loin, lalumière plus blanche au voisinage des côtes, lapeur panique que j'avais des chiens à l'approchedes fermes, la langue des paysans que je neparlais pas et on s'expliquait par gestes.

Mon père a-t-il nommé de noms semblables

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