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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservéspour tous pays, y compris l'U.R.S.S.

@ 1965, Editions Gallimard.

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A tous les héros

qui ont été humiliés.

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Saigon, le moteur de la guerre

PREMIÈRE PARTIE

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La « guerre heureuse» des guérillas et des tortures sepoursuit inlassablement, jour après jour. La R.C.41s'ensan-glante, le Corps Expéditionnaire se fige dans son héroïsme, lesViets « tiennenten attendant l'arrivée des armées de Mao

Tsé-toung sur la frontière, M. Pignon2rêve d'une « grandepolitique vietnamienne », Sa Majesté Bao-Daï revient sur laterre de ses ancêtres. C'est l'actualité indochinoise en ces

années 1948 et 1949.

Mais surtout un grand moteur tourne sans arrêt, régulière-ment, efficacement, au profit de tout le monde. Et ce moteurqui fournit la piastre sans laquelle il n'y aurait pas d'His-toire, pas d'Evénements, pas de Guerre d'Indochine, c'estSaigon. C'est sa population, ce sont ses deux millions d'habi-tants tous adonnés à la piastre qui font vivre la guerre etqui, en compensation, en retirent une merveilleuse prospérité.Car Saigon, avec son faubourg chinois de Cholon, est la villela plus riche du monde grâce à la piastre à dix-sept francs.

Je vais essayer de démonter ce moteur.Tout d'abord, il faut savoir qu'il y a plusieurs Saigon. Celui

qui est essentiel le Saigon des milliards est grand commeun mouchoir de poche. Ce Saigon civilisé ressemble à une citébourgeoise, avec en apparence beaucoup d'ordre et de bonneconscience. Tout est extérieurement tellement normal que j'ai

1. La R.C.4, route coloniale n° 4, est la Voie sacrée des Françaissur la frontière de Chine.

2. M. Pignon, Haut-Commissaire de France en Indochine de 1948à 1950.

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entendu une vieille dame française de la ville s'écrier « Maisque sont donc ces Vietminh dont on parle tellement depuisplusieurs années ?»Et il s'agissait de l'épouse d'un haut per-sonnage de l'Import-Export

On se trouve dans une ville plate, construite jadis dans laboue. La chaleur est accablante le ciel n'est jamais bleu,toujours terni par une buée permanente. Et, là-dedans, danscette étuve, rien d'extraordinaire. Ce n'est pas un Shanghai ouun Hong-kong. Il n'y a pas d'orgueil. Il n'y a pas de cynisme.Il n'y a même pas de luxure. Saigon n'a pas de « City»pas de conglomérat de buildings bancaires. Il n'a même pasde Bourse. Aucun gratte-ciel ne jaillit. Le port, sur la Rivière,est nauséabond et modeste. La célèbre rue Catinat n'est qu'uneartère banale, où les boutiques de luxe sont en retard dequelques années sur la mode de Paris. Les principales maisonsd'Import-Export se contentent encore des baraques de tôleset de bois de leurs débuts. Les Français sont installés dansdes villas vieillottes, datant du plein temps du « colonia-lisme », après l'autre guerre. L'«air-conditioning» estinconnu. L'électricité marche mal, car la compagnie ne veutpas engager de frais. Le téléphone fonctionne encore plusmal. Dans cet inconfort, l'on a soif, et les actions des « Brasse-ries et Glacières d'Indochine» décuplent de valeur. Les auto-bus sont lamentables et les très rares taxis n'ont pas decompteurs. Les voitures sont assez nombreuses; mais ellescorrespondent déjà à un degré relativement élevé dans lahiérarchie sociale, en sorte que les « petits Blancsvont encyclo-pousse.

Tout est marqué d'un certain provincialisme français. Iln'est pas de bon ton d'« afficheràSaigon. La société estcompartimentée, étiquetée, adonnée à une vie casanière et àun code méticuleux. Les principes ont grande importanceje veux dire certains principes.

Car il y a quand même une immoralité foncière. Seul l'ar-gent compte, et à un degré inconnu dans le reste du monde.Les Français sont à Saigon pour « faire de la piastre », ettous les moyens sont bons. Mais le vrai argent l'argent enmasse est une chose sérieuse et même morale. Les firmes

importantes sont celles où la recherche du profit est uneœuvre religieuse. Il existe encore des maisons de commerce

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incroyablement sales où les affaires se font sous les effigiessévères des messieurs du conseil d'administration, avec colcassé et lorgnons effigies dûment accrochées aux placesd'honneur. Ces maisons exigent de leurs employés de grandesqualités d'honnêteté et de dignité en somme d'avoir le« bon esprit ».

Ce Saigon des milliards, c'est celui qui détient l'influenceà Paris, qui a son « lobbyàà Paris. C'est celui qui, au Haut-Commissariat à Saigon, est presque chez lui. Et plus que leHaut-Commissariat, ce Saigon-là« tientle Gouvernementvietnamien. Les dignitaires du régime ont tous été dans lepassé, plus ou moins, ses employés et restent largement seshommes de paille. Le chef du Cabinet impérial, S.E. NguyenDé, est un ancien« comprador »de la Banque d'Indochine.Quant au président Huu 2, il a été inspecteur au CréditFoncier.

La force des bien-pensants, c'est de mettre des formes légalesdans le trafic, d'en faire une science méthodique. Mais, en des-sous de ce grand capitalisme, à son ombre, il existe un universexaspéré de la piastre des intermédiaires, des démarcheurs,des aventuriers, des nécessiteux. Grâce à cette faune, on

retrouve à Saigon l'atmosphère du Paris de Law, du Parisde la rue Quincampoix et du papier-monnaie. La piastre, c'estd'abord une maladie mentale. La finance devient une mys-tique, une hystérie, une fin en soi, déchaînant tous les appétits,toutes les imaginations surtout.

Les Blancs de la « piastre supérieure », les plus petits etles très grands, sont enfermés dans un quartier et ses annexes.Mais à côté du Saigon puritain et fou de la machine à piastres,il y a le Saigon jaune, celui des hommes, sans fin, où lapopulation a quadruplé en quelques années. Tous ces hommesde Saigon aussi sont contaminés. Ils ne sont plus dominés parla passion, pas même par la haine. Cette fourmilière de Viet-namiens et de Chinois est en proie à la piastre-reine, à lapiastre du pauvre, au billet crasseux caché dans des haillons.

C'est un Saigon inconnu, une terre malsaine, dangereuse,

1. Le comprador (pl. compradores) est l'intermédiaire bon à toutfaire entre n'importe quelle flrme française et la clientèle jaune.

2. Le président Huu est une sorte de patricien cochinchinois. Ilsera le chef de gouvernement de Bao-Daï, tout en le détestant.

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presque aussi lontaine que le bout du monde. Les Européenssavent seulement qu'il s'y passe des choses pénibles, toutjuste bonnes pour les militaires et les nha-qués. Avant toutc'est pour eux comme le reste de l'Indochine le marchéque l'on fournit et où l'on ne va pas.

Ce Saigon-là, c'est le mystère. C'est l'abîme social maisil y a des degrés dans cette descente dans l'insondable.

Tout en haut, l'on trouve les « milliardairesjaunes, suaveset toujours souriants. Beaucoup sont des compradores chinois

chaque banque ou firme importante en a un. Ce sont bienplus que des employés, ce sont les éminences grises de lapiastre. Ce sont eux qui ajustent le capitalisme français aucapitalisme chinois, chargé d'exploiter l'Indochine au niveauinférieur, celui des « indigènes ». Les deux capitalismes sontalliés, et ce sont les compradores qui font fonctionner l'al-liance. Ils sont l'âme du marché, des spéculations, des changes,du trafic. Chacun d'eux a sa fortune à lui souvent des

dizaines de millions de piastres. Chacun d'eux a son orga-nisation à lui ses hommes de paille, ses rabatteurs, jusqu'àses « tueurs ». Sa famille est une tribu. Il est souvent apparentéaux grandes dynasties chinoises de Hong-kong et de Singa-pour qui, dit-on, détiennent la plus grande masse de manœuvrefinancière du monde pour spéculer sur les monnaies et lesmatières premières.

L'activité d'un comprador, de n'importe quel milliardaireest infinie et ses capacités aussi. Mais tout ce qu'il fait estsecret, ultra-secret, avec toujours, pour l'extérieur, la face del'honnêteté. Cette face respectable, il la montre dans des ban-quets somptueux, de cinquante plats, qu'il offre à ses « amis»européens. L'on se porte des « kampés» 1, l'on fait des dis-cours et des plaisanteries convenus. L'épouse du milliardaire,la plus vieille, toute racornie et ridée, est là, sans mot dire,toute confite en politesse.

L'on ne sait rien des multiples agissements des compradoreset des milliardaires. Tout est pour le mieux. D'abord, leurspatrons ou associés français ne veulent rien savoir. De cettefaçon, quoi que ces messieurs fassent, ils ont eux-mêmes laconscience pure tout en touchant des bénéfices énormes et

1. Le kampé, c'est le « cul sec»à l'alcool de riz.

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cela sans qu'il y ait jamais de scandales, sans même le soupçonde l'irrégulier. De plus, les compradores ne diraient jamaisrien. La base des affaires en Asie, c'est le mystère. Tout moten trop pourrait tuer il y a tellement de choses délicatesEt cela d'autant plus que les Vietminh, les bandits et les poli-ciers auxquels ils ont affaire ont déjà trop tendance, dans cer-taines circonstances, à leur dire « Ton magot est trop gros.Donne-nous-en un peu.» C'est à l'infini la subtile diplomatiedu chantage et du contre-chantage, avec des enlèvements, desrançons, des meurtres. En général, le « gros Chinois» tran-sige, paie et refait de nouvelles et profitables affaires avec sestortionnaires.

La piastre du milliardaire jaune est partout présente, tra-vaille partout, mais dans l'anonymat. C'est de l'argent inconnu,dont on ne connaît pas le possesseur. On ne peut pas remonterà la source, c'est trop compliqué, c'est indémêlable à moinsde s'emparer du personnage et de lui dire « On va te couperen morceaux si tu ne « crachespas.» Les gangsters peuventle faire, mais pas le fisc. D'ailleurs le« gros Chinoisconnaîtd'autres gangsters, d'autres politiciens, d'autres gens armésauxquels il demande secours; il a aussi ses propres armes, sesmenaces de représailles commerciales et financières. Le com-merce, le trafic, la finance, le kidnapping, l'extorsion, toutmarche à la fois. L'on discute, l'on discute indéfiniment, maissans que jamais rien n'apparaisse à la surface. C'est pourtantcela le Saigon le plus vrai, le plus important et le plushermétique aussi. Si l'on savait ce qui s'y passe, l'on compren-drait beaucoup des énigmes de l'Indochine mais il estimpossible de savoir.

Bien en dessous de cette « grosse galettejaune tellementinvisible, bien au-dessus du néant de la misère, le « Saigondes compartimentsporte encore le reflet de la richesse fran-çaise. C'est autour du Saigon des milliards européens un pre-mier cercle celui de la pauvreté décente, celui des « indi-gènesaisés qui ont profité un peu et vivent dans des « com-partiments ». Un compartiment consiste en un couloir sous untoit, long de dix mètres et large de deux mètres. Ce « boyau»est pourtant la forme asiatique de la maison bourgeoise per-pendiculaire à la rue, il se divise en une boutique béantesur le trottoir, en une pièce à tout faire, en une cour. On les

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construit « en durpar dizaines de milliers, par centainesde milliers, grâce à des sociétés immobilières, qui les louenttrès cher.

Les compartiments se succèdent indéfiniment, rue après rue,sur des kilomètres. Tout est toujours exactement semblable,les mêmes alvéoles, disposés de la même façon. Partout l'ontrouve, en une juxtaposition mathématique, la rangée deséchoppes, puis la série des chambres, puis les cours inté-rieures. Partout l'on voit les mêmes marchandises, les mêmespetits métiers, la même population de boutiquiers et d'arti-sans. C'est paisible, joyeux, cela grouille, cela pue un peu,c'est apparemment l'orient honnête des « gagne-petitquitravaillent incroyablement dur, en famille, tous, tout le temps,dès l'aube, jusqu'au plus profond de la nuit. Là, les tailleursaccroupis, torse nu, vous fabriquent de merveilleux completssur mesure en vingt-quatre heures. Tout ce que le négoce etle labeur peuvent faire, on le fait.

Ces quartiers semblent sans secrets. Les chaussées sont encoretracées, et il y a même des lampadaires et des policiers enuniforme. Les gens ont apparemment des noms, des identités,des moyens d'existence, des justificatifs. En réalité, il s'agitdéjà d'une immense clandestinité.

Car que ne cachent pas ces compartiments ? Chaque famillesemble vivre en public aux yeux de tous père, mère, aïeux,enfants, commis et ouvriers sont entassés dans l'échoppe oul'atelier ouvert béant sur le trottoir, directement, sans pan-neaux ni vitres pour l'en séparer. Mais il y a aussi tout cequi se passe dans les arrière-salles et les cours. Tout esttruqué.

Le quartier pullule de petites fumeries, de petits bordels,de maisons de massage, d'officines d'avortement. La policeferme les yeux contre rétribution et aussi parce qu'elle nesait pas bien ce qui est légal et ce qui est illégal en cesmatières de mœurs et d'hygiène. Le quartier pullule aussi decomités d'assassinats, de bureaux vietminh de perception, deP.C. de bandes, de dépôts d'armes. Pêle-mêle avec de « petitsBlancs» dans la débine, des fonctionnaires à col blanc du

Gouvernement, des indicateurs des Français, des « collabos »,des « traîtres », habite là tout un monde de tueurs, de terro-

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ristes, d'hommes armés, de lanceurs de grenades, de percep-teurs d'impôts illégaux. Mais là, la police ne peut rien.

La meilleure défense, c'est l'extraordinaire uniformité desgens et des choses de ces centaines de milliers d'hommestous pareils, de ces dizaines de milliers de compartimentstous semblables. L'assassin est habillé, comme le bureaucrate,d'un complet-veston pauvre mais méticuleusement repassé.Il a le même visage. Comment distinguer entre toutes cestêtes jaunes, entre ces Annamites tous si corrects, menus etpropres ? Naturellement, ils ont tous les bons citoyenscomme les assassins des papiers français bien en règle.

En puis, intervient la disposition des lieux. Les comparti-ments ont été transformés en un seul labyrinthe. Partout, del'un à l'autre, l'on a creusé des trous dans les frêles paroismitoyennes, on les a camouflées. Par-derrière, les cours, ense succédant indéfiniment, forment une sorte de ruelle clan-destine qui croise d'autres ruelles du même genre. Aussi, dèsqu'un individu se sent menacé par des « flics» ou unepatrouille, il n'a qu'à passer à travers un trou de mur pours'enfuir dans la ruelle il se perd dans la masse, il disparaîtdans le compartiment voisin, puis dans le quartier illimité descompartiments. Cette clandestinité a d'ailleurs des veilleurs,des systèmes d'alerte. Aussi les perquisitions et les fouillessont-elles rarement fructueuses.

Le Saigon des compartiments, c'est le Saigon du Vietminhsérieux. Les réseaux bien constitués, bien abrités, profitant detous les avantages de l'urbanisme et de la civilisation, peuventà loisir« travailler» de là le Saigon des milliards européens,tout proche, au bout de la rue parfois la transition estinsensible. Cette technocratie traite généralement le Saigondes Blancs pacifiquement, de façon à mieux « pomper» lapiastre; mais parfois Nguyen Binh1 recommande à son égardcertaines doses de terrorisme.

Au-delà des compartiments, ce sont les paillotes, le dédaleabsolu, un « roseauville» de près de deux millions d'êtrescomplètement anonymes. Là tout ce qui constituait Saigon,tout ce qui formait la ville a à peu près disparu. Il n'y a pasde rues, pas de boutiques, pas de lois. Les gens ont bâti eux-

1. Nguyen Binh est le chef militaire et politique des Vietminh enCochinchine.

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mêmes leurs cases à même la terre nue et puante, à même lemarécage, au milieu des arroyos qui se tordent de tous côtés

les arroyos eux-mêmes sont remplis d'humanité, ils sontcouverts de cités vagabondes de sampans et de péniches tassésbord à bord dans une promiscuité totale; des familles entières,toutes les générations, vivent éternellement entre les quelquesplanches d'une barcasse pourrie. Que de fois un arroyo m'estapparu comme une forêt de planches mortes, supportant desmilliers d'êtres, de la naissance à la mort, sur de l'eau épaisse,de l'eau presque solide.

Tout le peuple des « roseauvillesest fait de « déracinés ».Il n'a pas de travail régulier, de ressources honnêtes. Poursubsister de jour en jour, les anciens nha-qués se sont faitscoolies, cyclo-pousse, marchands ambulants. Il y a aussi desdevins, des charlatans, des écrivains publics, des hors-la-loi, depetits« maquereaux », de petits « durs », quelques ouvriers,quelques employés aux soldes dérisoires. Il y a la foule desmendiants, des estropiés, des hommes déjà presque cadavres,abandonnés, dévorés de maladies ignobles. Il y a l'associationdes voleurs. Dans la journée, ce peuple sort de ses bas-fonds,se répand dans Saigon et dans Cholon à la quête de la piastre

il revient le soir s'effondrer sur ses bat-flanc. C'est la

peine, c'est l'usure. Un cyclo, un colosse jovial au torse nu,devient tuberculeux en trois ans. C'est l'immoralité, si fon-

cière qu'elle en devient naturelle, ingénue. Que ne ferait pasun homme pour quelques piastres ? Et, évidemment, pourles filles, il n'est pas question de vertu.

Là, tous les êtres sont complètement anonymes, par nature.Il n'y a pas d'état civil, à peine de nom bien différencié, d'âgeconnu. Et puis aussi joue, pour chaque individu, un réflexede défense celui de ricaner bêtement à chaque interroga-toire, de n'être rien, sans identité, sans personnalité, sanspassé, sans argent. Un coolie tressaille et s'enfuit quand on luidemande ce qu'il gagne, ce qu'il a; car cela veut dire qu'onest plus fort que lui, qu'on va lui faire connaître ses exigences.

C'est l'immense misère mais pas le dernier degré de lamisère, du moins selon les critériums de l'Asie. Personne oupresque ne meurt de faim, contrairement à tant d'autrescités d'Extrême-Orient. Cela tient surtout à tous les petitsprofits de la guerre. La prospérité de la piastre arrive jusque

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dans les roscauvillcs, touche même les hommes de la piredétresse, leur donnant le bol de riz quotidien, ainsi que lesillusions heureuses de l'opium, de la prostitution, du jeu.

Ce n'est pas triste du tout. C'est gai. Pour comprendre l'in-tensité de vivre, il faut voir l'avidité heureuse avec laquelledes coolies accroupis en cercle poussent dans leurs bouches lecontenu des bols. Pour comprendre la passion, il faut voirles mendiants jouer indéfiniment la nuit, à la lueur d'unechandelle, avec des trognons de carte, les aumônes de lajournée. L'on trouve souvent des cadavres abandonnés, maisils ne gênent personne. Les commères, les matrones, les maque-relles caquettent du matin au soir. Parfois des femmes s'em-poignent aux cheveux, se déchirent des ongles, dans d'hysté-riques querelles les voisins regardent, rient. Et quoi deplus charmant, au crépuscule, que la scène de la fontaine ?Les filles en nattes, vêtues de coton noir huilé, toutes rieuses,viennent là avec leurs seaux et, pendant des heures, flirtentgentiment avec les garçons du voisinage. C'est sans impor-tance si la fontaine n'est qu'un robinet rouillé, si les fillessont des putes et les garçons des souteneurs cela a quandmême une simplicité merveilleusement rustique.

Cependant, de la profondeur de ce Saigon des roseauvillesn'est jamais montée une vague de fond un élan, une mys-tique. C'est complètement l'Asie de l'égoïsme, où chacuncombat pour soi, sans pitié aucune. L'homme est capable detout pour une piastre mais cette piastre, des puissancessupérieures cherchent sans cesse à la lui arracher. Contreces forces, contre ces organisations redoutables, l'homme desbas-fonds est effroyablement seul, il n'a, pour se protéger, quel'obéissance, que la ruse, que la trahison quand il peut. Lefond de Saigon, c'est cela la masse qui cherche à ne pasêtre dépouillée et qui est dépouillée. Il y a une méthode parti-culièrement aisée de prélèvement. C'est le jeu ce sont lesjeux affermés par l'Etat à l'établissement du Grand Monde1où une ville entière vient se ruiner.

En plus, trois' organisations principales pressurent la massepar la force pure. Ce sont les Vietminh. Ce sont les Bin-Xuyen. Ce sont les policiers. Ils se livrent entre eux à une

1. Le Grand Monde de Saigon est le plus vaste établissement dejeux de l'univers.

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guerre triangulaire pour arriver au monopole du « racket»dans la cité. Ces hostilités secrètes sont pleines d'épisodestragi-comiques, avec beaucoup de cadavres, avec aussi desgentleman's agreements.

En 1949, leur lutte est particulièrement acharnée. Les« organisations» se battent pour le contrôle du Grand Monde

la plus prodigieuse « affaire» de Saigon. C'est alors queS.M. Bao-Daï va entrer en lice et intervenir avec un poidsdécisif en faveur de ses amis les Bin-Xuyen. Ce sera la collu-sion officielle, l'alliance même, entre l'Etat, le Gouvernementet le gangstérisme.

C'est tout cela, Saigon. Analysons-le en détail.

LES PRISONNIERS DE LA PIASTRE

Plus des trois quarts des Français d'Indochine les civilssont rassemblés dans le Saigon de la piastre, juste un bout del'immense cité. Ils sont environ trente mille. Ce sont des pri-sonniers de luxe. Mais ils ne s'aperçoivent pas de leur capti-vité. Ils sont même heureux. Leur bonheur, c'est de traquerl'argent.

D'ailleurs, le Saigon des « chasseurs de piastres» est bienagencé. Il y a tout le nécessaire. D'abord, évidemment, uncoin pour « faire de la piastre ». Il comprend le port et lecrasseux quartier financier, tout à la fois officiel et clandestin,qui est situé derrière les quais. On trouve là, à côté de l'Officedes Changes, des firmes centenaires de l'Import-Export, dela Banque de l'Indochine et des institutions les plus respec-tables, tout ce qu'il faut pour « trafiquer ». C'est là que sontgroupés les bars corses où viennent les « navigateurs» enescale qui ont transporté de l'or en contrebande. C'est là quesont cachées, sous l'apparence d'infectes officines, les puis-santes banques chinoises spécialisées dans le financement desaffaires illégales. C'est là. en plein air, dans la minusculerue Lefèvre, que se tient chaque matin, dans la chaleur et legrouillement, la foire aux spéculations.

Il ya aussi des coins pour vivre et d'abord pour dormir

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