extrait de "eternity incorporated" de raphaël granier de cassagnac

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42 Périphérique Le premier soir, j’imaginais que je serais débordée de tra- vail pendant les jours qui suivraient la Grande Panne. De fait, cette journée avait été éprouvante. J’avais dû calmer les citoyens bloqués sur la périphérique, alors que je ne savais rien et n’étais pas franchement rassurée. J’avais pris sur moi et joué à merveille mon rôle de représentante de l’ordre. En rentrant seule dans ma cellule ce soir-là, je n’en savais pas plus que n’importe qui. Sur tous les écrans de la bulle, la belle Fiona Rainbow, première speakerine du canal officiel, ne cessait de répéter : « Le Processeur, après des siècles de bon fonctionnement, s’est arrêté depuis plus de douze heures déjà. Le conseil ignore la raison de cette panne et met tout en œuvre pour Le redémarrer. » À ma grande surprise, la perspective ne m’effrayait pas. En dînant, je cherchai à comprendre les raisons de mon détachement. Réalisais-je vraiment ce que signifiait cet événement que mes concitoyens qualifiaient de catas- trophique, d’apocalyptique même ? Oui, je le compre- nais. Mais j’étais lucide, et consciente des conséquences d’un arrêt définitif du Processeur, peut-être plus que les citoyens qui ne connaissaient pas l’extérieur. Sortir révé- lait l’importance de la bulle et de son gardien. Chaque mission était évidemment pénible, mais le pire restait le retour : l’attente des dosages viraux était un calvaire. Engoncés dans nos scaphandres et enfermés dans notre silence, nous, brigadiers externes, commencions par attendre dans le sas collectif l’appel de nos noms. « Lieutenant Barnett », avait ainsi maintes fois appelé le Processeur. Je détestais cette voix synthétique et austère et c’est mécaniquement que je me dirigeais vers le sas individuel.

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Le livre déjà culte de SF publié chez Hélios !

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Page 1: Extrait de "Eternity Incorporated" de Raphaël Granier de Cassagnac

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Périphérique

Le premier soir, j’imaginais que je serais débordée de tra-vail pendant les jours qui suivraient la Grande Panne. De fait, cette journée avait été éprouvante. J’avais dû calmer les citoyens bloqués sur la périphérique, alors que je ne savais rien et n’étais pas franchement rassurée. J’avais pris sur moi et joué à merveille mon rôle de représentante de l’ordre.

En rentrant seule dans ma cellule ce soir-là, je n’en savais pas plus que n’importe qui. Sur tous les écrans de la bulle, la belle Fiona Rainbow, première speakerine du canal officiel, ne cessait de répéter : « Le Processeur, après des siècles de bon fonctionnement, s’est arrêté depuis plus de douze heures déjà. Le conseil ignore la raison de cette panne et met tout en œuvre pour Le redémarrer. » 

À ma grande surprise, la perspective ne m’effrayait pas. En dînant, je cherchai à comprendre les raisons de mon détachement. Réalisais-je vraiment ce que signifiait cet événement que mes concitoyens qualifiaient de catas-trophique, d’apocalyptique même  ? Oui, je le compre-nais. Mais j’étais lucide, et consciente des conséquences d’un arrêt définitif du Processeur, peut-être plus que les citoyens qui ne connaissaient pas l’extérieur. Sortir révé-lait l’importance de la bulle et de son gardien. Chaque mission était évidemment pénible, mais le pire restait le retour : l’attente des dosages viraux était un calvaire. Engoncés dans nos scaphandres et enfermés dans notre silence, nous, brigadiers externes, commencions par attendre dans le sas collectif l’appel de nos noms.

« Lieutenant Barnett », avait ainsi maintes fois appelé le Processeur. 

Je détestais cette voix synthétique et austère et c’est mécaniquement que je me dirigeais vers le sas individuel.

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Je m’y débarrassais de mon scaphandre pour entrer dans l’infirmerie où attendait l’automate médecin. La machine pratiquait ses prélèvements, sang, salive, ADN, et glissait la boîte d’échantillons dans le contrôleur médical relié au Processeur. Malgré toute Sa puissance, il Lui fallait plu-sieurs secondes, interminables, pour rendre son verdict.

« Sujet séronégatif », avait-Il toujours conclu.À chaque fois, j’avais eu l’impression de renaître, de res-

pirer à nouveau après une longue et douloureuse apnée. Mais par trois fois, mon soulagement s’était assorti d’une funeste compagne : la douleur d’entendre un de mes col-lègues identifié comme » sujet séropositif ».

Le premier avait été le lieutenant Fuji, mon supérieur immédiat. En bon chef d’opération, il fermait la marche et nous autres, brigadiers, piaffions déjà devant la sortie du sas de quarantaine quand le terrible diagnostic avait retenti. Un silence gêné s’était abattu sur la troupe et j’avais été la première à courir jusqu’à la vitre de plexiglas séparant la salle de transit de l’infirmerie. En le voyant, si calme, assis sur la table d’examen, j’avais fondu en larmes. Le lieutenant était comme mon père. Il était devenu mon tuteur lorsque j’avais été accueillie à l’école des brigadiers après l’accident de glisseur qui avait tué mes parents. Je n’avais alors que quatorze ans. Là, des années plus tard, alors qu’il avait fait de moi une militaire accomplie – j’étais alors connue pour être le plus jeune sergent en exercice – il m’avait abandon-née, en proie au Virus meurtrier. Il s’était approché, posant ses mains sur la vitre au niveau des miennes, et il avait dit :

« Ma petite Ange. Je te les confie. Fais au mieux. Pro-tège-les de ce qui m’arrive. »

Après consultation des rapports que le lieutenant Fuji avait établis sur mon équipe, moi, le sergent Barnett, avais été promue peu de temps après. Depuis, sous mon com-mandement, deux de mes hommes étaient tombés sous

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le verdict du Processeur. J’avais donc failli par deux fois à la dernière mission confiée par mon mentor. Belief et Chandler. Je m’étais toujours sentie responsable de leur mort, dont j’avais presque été témoin. Le lieutenant Fuji m’avait épargné l’horrible spectacle des premiers symp-tômes de la maladie, m’intimant l’ordre de rentrer dans la bulle pendant ses vingt-quatre heures de « purgatoire » comme on les appelait sans ambages. 

Mais pour mes deux subalternes, je n’avais pu y échapper, car je fermais la marche  : comme le lieute-nant Fuji en son temps, je passais en dernier. Il n’y avait malheureusement qu’une seule unité de diagnostic et le condamné bloquait nécessairement le sas pour vivre isolé ses derniers instants, partagés entre une interface audiovisuelle pour contacter ses proches, une vitre tournée vers l’intérieur pour ceux qui lui rendraient une dernière visite, et une vitre tournée vers l’extérieur et ses coéquipiers qui devraient attendre une journée pleine avant d’être eux-mêmes diagnostiqués. Pour Belief, je m’étais même trouvée seule de ce côté du sas. Très vite, les effets du Virus se faisaient sentir et j’avais vu mes hommes souffrir le martyre, en proie à des convulsions délirantes et douloureuses. Suivant un protocole bien établi, le Processeur, après avoir longuement discuté avec le condamné dans cette ultime intimité, lui demandait au bout des vingt-quatre heures s’il préférait le suicide à l’agonie. De mémoire de brigadiers, tous avaient opté pour le suicide et les trois que j’avais connus n’avaient pas fait exception. En ces seules occasions, j’avais vu s’ouvrir la funeste porte en forme de diaphragme, au fond de la pièce. Je gardais vive à l’esprit l’image des sil-houettes condamnées, tordues de douleur, se détachant sur la lumière rouge du couloir circulaire qui se trouvait au-delà et menait, inexorable, à la salle terminale. La

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porte s’était close, figurant un instant un iris écarlate qui ne signifiait que la mort. 

L’infirmerie et le sas individuel étaient ensuite purifiés au lance-flammes automatique et un nouveau brigadier pouvait être diagnostiqué. 

Chaque fois, j’avais mené ma petite enquête pour com-prendre l’origine de la contamination. En vain. D’après les enregistrements de mission, les victimes n’avaient commis aucune erreur de manipulation dans l’extérieur. À l’intendance, les scaphandres et les bouteilles d’oxygène avaient bien été contrôlés moins d’une semaine aupara-vant, comme l’imposait le règlement. J’avais interrogé les équipiers, la famille, les amis et avais écarté l’hypothèse d’une ouverture volontaire et suicidaire des scaphandres. Celle d’un meurtre ne s’était pas révélée plus probable. Je ne trouvais d’ennemi ni à Fuji, ni à Belief, ni à Chandler, et particulièrement pas parmi les gens qui avaient accès au matériel.

Et pourtant, trois fois le verdict était tombé : trois com-pagnons contaminés par le Virus, cette saloperie capable de percer toutes les précautions humaines. Même le Processeur se révélait incapable de nous protéger. Il savait tout juste reconnaître la présence du Virus dans les corps contaminés. Trop tard. Il devait se sentir plus coupable que moi, si seulement Il était doué d’une quelconque forme de conscience.

Si la panne processorale se confirmait, la question ne se posait plus et rien ne serait plus comme avant. Le Processeur avait toujours supervisé tous les contrôles viraux. Il faudrait du temps pour le remplacer efficace-ment et surtout pour avoir confiance dans des procédures humaines. Désormais, les citoyens vivraient dans la crainte légitime d’une épidémie interne. La disparition du Processeur signifiait le retour à une période de survie,

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dont la conclusion, si elle était rapide, ne pouvait être que l’extinction de l’humanité. Je refusais cette fatalité. Je me sentais prête à me battre pour l’avenir de la bulle.

Au terme de mon dîner, que j’avais limité à un cube syn-thétique riz-poulet, j’étais parvenue à la conclusion que la panne du Processeur m’avait bien touchée de plein fouet, comme tout autre citoyen. La seule différence était que j’avais dû faire face très vite, pour rassurer la foule de la borne est-nord-est. Sans cela, la panique m’aurait gagnée, moi aussi. Sans cela, je serais aujourd’hui pétrifiée, toute seule dans ma cellule. Au contraire, j’envisageais le futur avec calme, détermination et résolution. Il faudrait juste faire de notre mieux pour assurer notre survie.

Alors que la plupart des gens devaient chercher des informations sur le Processeur, se réunir pour en parler et se préparer à vivre sans Lui, j’allais seulement me coucher. Que ferais-je le lendemain  ? Une réunion d’état-major était convoquée à 07:00. Dans les jours qui viendraient, il y aurait beaucoup de travail pour remplacer les fonctions habituellement exercées par le Processeur et enquêter sur les raisons de sa subite panne. Les brigades internes allaient être débordées. Les brigades externes allaient sûre-ment être mises à contribution. L’angoisse des citoyens n’arrangerait pas les choses. Toute la journée, il faudrait répondre à leurs questions, les rassurer, leur répéter les directives que le conseil édicterait. Certaines brigades seraient affectées à cette seule fonction. J’espérais que ce ne serait pas le cas de la nôtre.

Sur l’impression que les lendemains seraient pénibles, je sombrai dans un sommeil sans rêve, comme d’habitude. Je me réveillai à 06:05.

  Finalement, les jours suivants furent trop calmes. Humanic, le conseiller à la Sûreté, avait affecté les bri-gades externes de défense à un contrôle des abords depuis

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les bornes. La routine en somme. Je passais donc mes journées à scruter l’horizon, enfermée avec trois brigadiers dans la muraille périphérique. Ces bornes, que nous ne faisions habituellement que traverser, étaient de véritables taudis, abandonnées depuis des siècles, poussiéreuses et sentant le renfermé. Seuls les détecteurs d’intrusion, ultratechnologiques, faisaient l’objet d’un entretien périodique et, désormais inutiles, ils rutilaient dans un coin de la casemate, face à un horizon qu’ils ne voyaient plus. Notre premier acte fut de redonner un semblant d’humanité à nos bunkers  : repolir les meubles métal-liques, éteindre les néons grésillant, brancher une lampe, un poste de radio aussi, et faire du café synthétique… Le résultat était médiocre, notre borne restait d’un glauque pas possible… Y passer des journées entières me dépri-mait. Aussi appréciais-je, de temps en temps, de prendre le rail de surveillance pour rendre visite à mes collègues dans les autres bornes et surtout pour rencontrer les équipes de colmateurs qui se ventousaient à l’intérieur de la bulle pour inspecter l’état de sa surface. C’étaient là les seuls contacts que j’avais avec d’autres citoyens. L’autoroute périphérique était déserte. La population se cantonnait en ville, le plus près du centre possible, comme si elle avait plus que jamais peur de l’extérieur. Je me demandais comment ça se passait là-bas, si les brigades intérieures avaient besoin de renforts, si l’enquête avançait. Je n’en savais rien. J’exécutais les ordres. Je m’ennuyais.

Dans la borne, seules venaient me distraire les discus-sions avec les trois brigadiers qui partageaient mes gardes : Ankh, Merlin et Gail. À la hâte, j’avais choisi d’affecter le jeune homme à ma propre équipe. Je le regrettais. Dans le cadre austère et strictement professionnel d’une borne, je n’arriverais pas à briser la glace hiérarchique qui nous séparait. Dès le premier jour, j’abandonnai l’idée.