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Existe-t-il une communauté francophone ? Le discours et le projet André Cabanis | Patrice Canivez | Ghania Graba Ernest-Marie Mbonda | Ciprian Mihali

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Existe-t-ilune communauté francophone ?Le discours et le projet

André Cabanis | Patrice Canivez | Ghania GrabaErnest-Marie Mbonda | Ciprian Mihali

Peut-on parler d’une communauté francophone ? Et si oui, en quel sens du mot « communauté » ? Que veut-on dire, que veut-on faire en parlant de la Francophonie comme d’une communauté ? Ces questions prennent acte de l’important développement de la francophonie au cours des dernières décennies, en fonction d’un double mouvement d’institutionnalisation et d’élargissement. Elles portent aussi sur les acquis et les orientations de ce mouvement.S’il y a lieu de parler de communauté francophone, c’est au sens d’une communauté en devenir, d’une communauté de projet dont l’unité et la pérennité dépendront des succès obtenus dans la réalisation des objectifs qu’elle s’est assignés : le développement de la coopération culturelle, universitaire et scientifique, la promotion des droits de l’homme, de l’État de droit et de la démocratie. Dans l’espace public mondial en cours de constitution, la Francophonie peut jouer un rôle majeur, non seulement en se constituant comme l’une des scènes du dialogue et de la concertation internationale, mais aussi en contribuant à définir les normes et les critères des pratiques en matière de coopération civile et de partenariat politique. Parler du sens et du contenu de la notion de communauté francophone, c’est au fond se demander ce que l’on veut. C’est définir une orientation d’action et préciser les conditions du succès.Les différents chapitres de ce livre s’inscrivent dans cette perspective. Ils visent à préciser le sens de la notion de communauté francophone. Ils analysent le concept de communauté, les rapports entre langue et communauté, la f/Francophonie elle-même (avec petit f et grand F) d’un point de vue historique, juridique, sociologique, philosophique. Ils s’attachent aussi à si-tuer les enjeux de la notion en fonction des lieux et des situations, des acteurs et des stratégies dont dépendent l’existence et le développement d’une communauté francophone.

Patrice CANIVEZ

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C o n t r i b u t i o n s F ( f ) r a n c o p h o n e s

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© Agence universitaire de la Francophonie

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservéspour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale oupartielle, par quelque procédé que ce soit (électronique, mécanique,photocopie, enregistrement, quelque système de stockage et derécupération d’information) des pages publiées dans le présentouvrage faite sans autorisation écrite des ayants droit est interdite.

Les textes publiés dans ce volume n’engagent que la responsabili-té de leurs auteurs. Pour faciliter la lecture, la mise en page a étéharmonisée, mais la spécificité de chacun, dans le système des titres,le choix des transcriptions et des abréviations, l’emploi des majus-cules, la présentation des références bibliographiques, etc. a étéle plus souvent conservée.

Responsable de collection : Ciprian MIHALI (Université « Babes-Bolyai », Cluj-Napoca)

Rédacteurs de l’ouvrage :André CABANISPatrice CANIVEZGhania GRABAErnest-Marie MBONDACiprian MIHALI

Couverture : Carolina BANC

Correction : Ciprian JELER

Technorédaction : Lenke JANITSEK

Impression : IDEA Design & Print, Cluj

ISBN 978–973–7913–99–9

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Existe-t-il une communautéfrancophone ?

Le discours et le projet

André Cabanis | Patrice Canivez | Ghania GrabaErnest-Marie Mbonda | Ciprian Mihali

Idea Design & PrintEditura, Cluj

2011

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Avant-propos

Entrepris à l’initiative du Comité de coordinationet de suivi du programme thématique État de droit, dé-mocratie et société en Francophonie de l’Agence universi-taire de la Francophonie, cet ouvrage est issu de deuxséminaires de recherche réunissant des politistes, desjuristes et des philosophes, qui se sont tenus à Paris(France) et à Cluj (Roumanie) en février et juillet 2010.

Ont participé à ces séminaires et à l’écriture de cetouvrage: André Cabanis, professeur d’histoire dudroit à l’Université Toulouse I Capitole (France) – chap.1.1, 3.3, 4.2 ; Patrice Canivez, professeur de philosophieà l’Université Charles-de-Gaulle Lille 3 (France) – l’in-troduction et le chap. 2 ; Ghania Graba, professeur dedroit à l’Université d’Alger (Algérie) – chap. 1.2, 3.1 ;Ernest-Marie Mbonda, professeur de philosophie àl’Université catholique d’Afrique centrale, Yaoundé(Cameroun) – chap. 1.3, 3.2, 4.1 ; Ciprian Mihali, pro-fesseur de philosophie à l’Université « Babes-Bolyai »,Cluj (Roumanie) – chap. 1.4 et la conclusion.

Claude-Emmanuel Leroy, directeur adjoint duprogramme État de droit, démocratie et société en Fran-cophonie de l’Agence universitaire de la Francophonie,a supervisé ces rencontres.

Patrice Canivez, Ernest-Marie Mbonda et CiprianMihali ont relu, corrigé, harmonisé et relié les diffé-rentes contributions.

Cette étude est le résultat d’une élaboration collec-tive, interdisciplinaire et internationale francophone,soutenue par l’Agence universitaire de la Francophonie.

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En effet, une des tâches que s’est donnée l’Agenceuniversitaire de la Francophonie est de permettre à lacommunauté universitaire de mieux appréhendercertaines missions de la Francophonie, dont celle decontribuer à la promotion de la paix et au respect desdroits de l’Homme. Il s’agit de favoriser une réflexionsur cette mission à travers une approche universitairedifférente et complémentaire de l’approche gouverne-mentale et intergouvernementale.

Les opinions exprimées n’engagent que leurs au-teurs.

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Introduction :

Pourquoi parler d’une communauté

francophone ?

Pourquoi parler d’une communauté francophone ?La question signifie : y a-t-il un sens à parler de com-munauté francophone ? Et si oui, en quel sens du mot« communauté » ? Mais aussi : que veut-on dire, ou queveut-on faire en parlant de la Francophonie commed’une communauté ? La question prend acte de l’im-portant développement de la francophonie au coursdes dernières décennies, en fonction d’un doublemouvement d’institutionnalisation et d’élargissement.Elle porte aussi sur les acquis et les orientations de cemouvement.

A priori, il paraît paradoxal de parler de commu-nauté francophone. En effet, la notion de commu-nauté implique une histoire commune, un sentimentd’appartenance, l’idée que le lien communautaire estun lien naturel ou quasi naturel, suffisamment fort, entout cas, pour ne pas résulter d’une adhésion révocable.On ne choisit ni sa famille ni son pays d’origine. C’estpourquoi famille et nation sont des communautés. Lesentiment d’appartenance peut être négatif ou positifselon que cette appartenance est un motif de frustra-tion ou de satisfaction. Mais existe-t-il une communau-té francophone au sens strict du terme ? Il semble quela Francophonie, sur tous les plans, relève plutôt d’uneadhésion volontaire, d’un choix dont les motivationset les attentes varient en fonction des pays et des

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acteurs, institutionnels ou individuels. Que l’on parlede la francophonie comme ensemble des locuteurs dufrançais ou de la Francophonie comme ensemble desinstitutions, des États ou des gouvernements qui yparticipent, il s’agirait plutôt d’une association quiengendre des partenariats, mais pas d’appartenance àune commune entité. La Francophonie développe desliens entre États et sociétés civiles, notamment dans lessecteurs éducatifs, universitaires, culturels ; elle n’estpas une supra-communauté ou une méga-commu-nauté.

Mais après tout, le même paradoxe vaut pour la no-tion de communauté internationale. Car la « commu-nauté internationale » est aussi un ensemble d’États,d’acteurs et d’institutions diverses, nationales ou inter-nationales, gouvernementales ou non. Ce n’est pasun ensemble suffisamment intégré pour concurrencerles appartenances nationales. Et pourtant, l’usage del’expression « communauté internationale » s’est im-posé. Et cela se comprend pour au moins trois raisons.D’une part, la communauté internationale est unecommunauté en devenir. Ce n’est pas un fait que lesinstitutions juridiques ou politiques se contenteraientd’enregistrer et de codifier, c’est une réalité qui se con-struit grâce à l’évolution des pratiques et des normes,notamment juridiques. D’autre part, la notion de com-munauté internationale correspond à une forme de re-connaissance – pas seulement juridique, comme Étatmembre de l’ONU, mais aussi comme partenaire cré-dible et, le cas échéant, influent de la communauté in-ternationale. Cette reconnaissance est suffisammentsignificative, c’est un enjeu assez fort pour infléchir lapolitique des États ou, tout au moins, pour constituerun facteur dans leurs calculs stratégiques. Se mettre en

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marge ou retrouver sa place dans la communauté in-ternationale, « tenir son rang » dans cette communau-té ne sont pas des options ou des choix anodins. Enfin,la notion de communauté internationale est l’indi-cation d’une responsabilité, celle que les États et lesmembres de la société mondiale ont à l’égard desgrands problèmes qui affectent l’humanité : la paix, ledéveloppement de l’État de droit, la garantie des droitsde l’Homme, la lutte contre la pauvreté et les discri-minations, contre la dégradation de l’environnement.L’idée de communauté internationale progresse enmême temps que le sens d’une responsabilité collec-tive qui justifie des formes variées de coopération etd’intervention – civile et humanitaire, politique et di-plomatique, parfois militaire – dans les différentes ré-gions du monde.

Peut-être y a-t-il une analogie à esquisser avecl’idée de communauté francophone. Il est vrai que laFrancophonie est avant tout affaire de choix, de volon-té et d’engagement, de la part des individus qui la fontvivre comme des institutions ou des États qui la struc-turent et la financent. Cet engagement est affaire deconvictions, mais aussi d’opportunités. Il se nourritd’un projet collectif mais aussi de ce que la Francopho-nie peut apporter aux États membres, aux institu-tions et aux acteurs de la coopération. Il n’empêche queles liens historiques jouent un rôle certain dans l’en-treprise, ne serait-ce que parce que l’usage de la languefrançaise, et les différentes modalités de cet usage,sont liés à l’histoire des différents pays. Ce n’est paspour les mêmes raisons ni sous les mêmes présupposésque le Canada ou le Liban, la Belgique ou le Vietnamparticipent à la Francophonie. Celle-ci n’est pas seule-ment diversifiée culturellement, économiquement,

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socialement, politiquement, elle est aussi marquéepar des histoires contrastées, parfois conflictuelles,notamment avec la France elle-même. Or, cela fait dela Francophonie, non une communauté soudée par unsentiment d’appartenance comparable aux apparte-nances nationales, voire confessionnelles, mais plusqu’une simple association de circonstance. La Franco-phonie est une communauté au moins dans le sensd’un héritage de liens historiques et culturels. L’origi-nalité de cette communauté réside peut être dans lamanière de préserver cet héritage sans en faire le con-tenu d’une identité culturelle exclusive et contrai-gnante. Quant au sentiment d’appartenance à lacommunauté francophone, ce ne peut être qu’un élé-ment parmi ceux qui composent nos identités mul-tiples. Et surtout, il ne peut être fondé, comme c’est lecas des nations, sur l’idée plus ou moins fictive d’unecommunauté de destin, laquelle implique un rapportdominant au passé. Il ne peut être lié qu’à une ambi-tion, des réalisations et des succès partagés, autrementdit, à une volonté d’avenir et d’action collective. S’il ya lieu de parler de communauté francophone, c’estaussi au sens d’une communauté en devenir, d’unecommunauté de projet dont l’unité et la pérennité dé-pendront des succès obtenus dans la réalisation des ob-jectifs qu’elle s’est assignés : le développement de lacoopération culturelle, universitaire et scientifique, lapromotion des droits de l’Homme, de l’État de droitet de la démocratie. Dans l’espace public mondial encours de constitution, la Francophonie peut jouer unrôle majeur, non seulement en se constituant commel’une des scènes du dialogue et de la concertation in-ternationale, mais aussi en contribuant à définir lesnormes et les critères des pratiques en matière de co-

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opération civile et de partenariat politique. Parler dusens et du contenu de la notion de communauté fran-cophone, c’est au fond se demander ce que l’on veut.C’est définir une orientation d’action et préciser les con-ditions du succès.

Les différents chapitres de ce livre s’inscrivent danscette perspective. Ils visent à préciser le sens de la no-tion de communauté francophone. Ils analysent leconcept de communauté, les rapports entre langue etcommunauté, la f/Francophonie elle-même (avec petitf et grand F) d’un point de vue historique, juridique,sociologique, philosophique. Ils s’attachent aussi à si-tuer les enjeux de la notion en fonction des lieux et dessituations, des acteurs et des stratégies dont dépendentl’existence et le développement d’une communautéfrancophone.

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1. Qu’est-ce qu’une communauté ?

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1. La communauté en histoire

Rien de plus ancien pour l’humanité que l’habitudede vivre en communautés, quel que soit le nom quechaque époque leur donne. Rien de plus absurde his-toriquement que l’hypothèse, avancée à partir du XVIe

siècle par certains tenants de l’état de nature, d’unhomme primitif vivant seul, sans foi ni loi, sans aucunrapport avec ses semblables à l’exception de quelquesétreintes furtives nécessaires au maintien de l’espèce.Même à l’époque préhistorique, pour laquelle l’on nedispose évidemment que de traces limitées et d’inter-prétation difficile, il est clair que les spécificités obser-vables pour chaque groupe étudié du point de vue desoutils, des armes, du logement, des modes de chasse,des rites… témoignent de l’existence de communautésayant chacune ses particularités et disposant de terri-toires dont les limites peuvent être plus ou moins re-constituées.

Les auteurs de l’Antiquité ne s’y sont pas trompés.Ainsi de Platon, expliquant dans La République, que« l’homme est un animal social ». Ainsi de son disciple,Aristote affirmant à sa suite dans La Politique que« l’homme est un animal politique, plus social que lesabeilles et les autres animaux qui vivent ensemble »1.S’il s’est trouvé, aux temps modernes, quelques pen-seurs, certains des plus prestigieux comme Rousseau,pour peindre le destin heureux d’un bon sauvage vi-vant solitaire, c’était surtout dans un but démonstratif,pour tenter d’imaginer ce qui pouvait expliquer l’aban-

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_________________________1. La Politique, I, 2, 1253 a 10.

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don des libertés originaires et l’entrée dans l’état de so-ciété. La plupart de ceux qui s’interrogent sur le des-tin bizarre de cet être dépourvu de toute compagniene prétendent pas décrire une vérité historique,comme l’indiquent clairement les premières phrasesdu Contrat social, mais mettre à jour les conditionsdans lesquelles il aurait été fondé à renoncer à sa li-berté originaire.

Pour naturelles qu’elles paraissent au plus grandnombre, l’origine historique, voire circonstancielle,des communautés humaines demeure entourée d’unmystère d’autant plus épais que la plupart ont ten-dance, lorsqu’elles ont une certaine durée, à s’appu-yer sur une reconstruction considérée comme valorisantede leur passé. Si l’on cherche les légendes les plus ha-bituelles, c’est la famille, et le plus souvent une filia-tion commune, qui sont le plus souvent invoquéescomme fondement hypothétique de nombreux groupeshumains, le plus ancien et le plus prestigieux étant celuifourni par tous ceux qui se présentent comme les en-fants d’Abraham, ce qui ne suffit d’ailleurs pas à leuréviter la tentation d’affrontements fratricides.

Celui qui n’entend pas se limiter à cette filiationprestigieuse entre toutes, constate que la plupart descommunautés initiales se cherchent des ancêtres com-muns : ainsi des ethnies africaines ou des tribus de l’A-mérique précolombienne. Parmi les modèles, sinon lesplus anciens, du moins les plus sophistiqués, la Répu-blique romaine s’imagine comme une fédération de fa-milles et dirigée par une assemblée des chefs defamille, le Sénat, dont les membres portent le titre depatres. Ceux qui savent ce que pouvait être la puissancede la gens romaine, cette communauté familiale grou-pée autour d’un ancêtre hypothétique et d’un chef

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tout à fait réel, mesurent ce qu’avait de valorisant ladénomination dont se réclamaient les sénateursromains. Si l’on décide de s’extraire de la référenceromaine pour essayer d’expliquer cette origine fami-liale commune dont tentent de se réclamer la plupartdes communautés humaines à vocation généralejusqu’à la fin du Moyen Age, il suffit de constaterqu’elle est censée resserrer les liens sociaux.

Si l’on tente maintenant – et toujours dans uneperspective historique – de reconstituer sinon l’évolu-tion de la notion de communauté humaine au coursdes siècles, du moins l’image que les contemporainsont pu s’en faire, une vision assez généralement accep-tée peut être proposée. Cette représentation tradition-nelle – et complaisante pour notre temps – conduit sestenants à prétendre que l’on est parti de formes de com-munautés de taille réduite, ne dépassant pas les limitesde la famille, puis de la famille élargie, de la gens, duclan, ou de la tribu…, et aux caractéristiques simples,sans véritable institutionnalisation des rapports depouvoir et avec des modes de commandement par pa-labre et par consensus. Au terme d’une évolution con-duite sur plusieurs millénaires quoiqu’à des rythmesdifférents selon les territoires, l’on en serait arrivé à descommunautés de plus en plus larges jusqu’à atteindre,dans leur plus grande extension, celle du village plané-taire, et complexes, donc avec des structures de com-mandements très sophistiquées.

En fait, et à s’en tenir aux communautés politiquesqui embrassent progressivement et plus ou moins pa-cifiquement la plupart des autres communautés tellesque familiales, professionnelles, religieuses, géogra-phiques, ethniques, linguistiques…, la réalité n’estpas celle que renvoie cette image traditionnelle. Une

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première différence entre la réalité et la représentationque les siècles ont tendance à s’en faire, tient à ce que,pour ce qui est de l’évolution de la dimension de cescommunautés humaines, l’on est parti d’un systèmefondé sur deux types de communautés généralistes :la cité (ou le clan, de taille réduite, défini par un terri-toire autour d’une zone d’habitat groupé, très homo-gène par la langue, les lois, la religion, les originesethniques réelles ou légendaires, tout ceci préservé aupoint de refuser généralement toute forme de naturali-sation) et l’Empire (de taille en général plus importante,non homogène puisque, sous une autorité uniqueplus ou moins respectée, habituellement personnalisée,chaque composante conserve sa langue, ses lois, sa reli-gion, ses institutions… avec une volonté expansion-niste de la structure fédératrice). C’est à partir du XVIe

siècle que ces deux formes de regroupement laissentprogressivement la place à un système fondé sur la gé-néralisation des États-nations, de tailles très variables,empruntant à la cité sa volonté d’homogénéisation età l’Empire sa propension expansionniste. À noter quecertaines évolutions actuelles remettent en cause cetteconception d’une société internationale exclusivementcomposée d’États-nations juridiquement égaux etsoverains, analyse qui ouvre peut-être la porte à denouveaux équilibres dont on mesure encore mal les ca-ractéristiques fondées sur des catégories de commu-nautés fédératrices plus diversifiées.

Pour ce qui est, d’autre part, de la croyance – réduc-trice et favorable pour l’époque actuelle – en une évo-lution allant tout uniment du simple au complexe,l’on sait bien qu’elle est fondée sur une méconnaissancedes systèmes traditionnels d’organisation sociale. L’ap-parente rusticité de la direction par palabre et par

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consensus mises en œuvres dans les communautésdites primitives, dissimule des rapports de pouvoirextrêmement compliqués, avec des modes de désigna-tion des chefs qui correspondent à des logiques ances-trales, des techniques de concertation se déployantselon des procédures sophistiquées et des modes derésolution des conflits faisant un large place aux sys-tèmes de médiation et de compromis organisés, con-duits sous l’autorité de réseaux hiérarchiques complexes.À l’inverse, l’on peut s’interroger sur le degré de com-plexité institutionnelle des communautés modernes.En effet, elles se veulent fondées d’une part sur unerègle du jeu inscrite dans un droit écrit qui n’entendlaisser aucune place au doute quant à la ligne de par-tage entre l’autorisé et le prohibé, d’autre part sur desmodes de règlements des conflits de plus en plus sys-tématiquement juridictionnalisés. Même si cette inten-tion comporte une large part d’illusion, les autoritésaffichent un projet fermement poursuivi de mise enplace d’une législation et d’une réglementation simpli-fiées, censées être directement accessibles par chacun.

L’évocation, enfin, de la notion de communautételle que l’histoire de la pensée peut permettre de la re-constituer sous sa forme la plus élaborée au cours destemps, conduit à considérer que c’est au Moyen Âgeque cette notion a été le plus systématiquement etprofondément étudiée. Cela tient sans doute à l’intérêtdes scolastiques pour une réflexion sur le cadre leplus naturel et le plus adapté, en liaison avec un ques-tionnement sur la place de la communauté chrétienne.S’y ajoute vraisemblablement, en termes de motivation,le fait de vivre en un temps caractérisé par la domina-tion d’une structure de type féodal mêlant autorité àcompétence générale et liens de dépendance person-

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nels dans une ambiance de patrimonialisation despouvoirs qui rend très instable la délimitation desterritoires où s’exerce une autorité à peu près incon-testée. Ce sont autant d’éléments de division et d’éclate-ment des groupes humains qui incitent les auteurs àapprofondir la notion de communauté en insistantsur les éléments de solidarité, d’adhésion à un projetcommun et de défense de l’intérêt général qui doiventla caractériser et garantir sa stabilité. Le terme utiliséà l’époque pour désigner les diverses formes de com-munautés humaines est celui d’Universitas. Il est àl’origine de certaines confusions terminologiquesactuelles : une ville, une corporation, une confrérie sont,à l’époque, une Universitas. Ce n’est que tardivementque le nom sera réservé aux établissements d’ensei-gnement supérieur considérés moins dans leur di-mension de structures de formation et de recherche quecomme une communauté d’étudiants, de professeurset de personnels administratifs.

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2. Le point de vue du droit

En droit, de façon générale, le terme de commu-nauté n’est pas très usité. On le retrouve rarementdans les dictionnaires juridiques. La communauté estdéfinie comme « un ensemble de personnes ou d’Étatsayant des intérêts communs »2. Elle renvoie, en fait, àdes catégories juridiques plus explicites comme la col-lectivité, l’association, la personne morale… Le droitne définit pas la communauté en tant que catégorieautonome ; il se contente de les énumérer et de les dé-crire (communauté d’habitants, régime matrimonial,groupements économiques d’États…). La définition estplutôt doctrinale et extérieure au droit, elle renvoie àun ensemble d’idéaux et de valorisations affectives etmorales qui conduisent à créer des liens sociaux et in-terindividuels, dans l’ensemble des activités qui néces-sitent une coopération ; la communauté familiale enétant l’idéal type.

Au niveau des États-nations, la communauté commeforme d’organisation renvoie à des liens préexistants,comme le lieu, les valeurs communes ou le bien com-mun, la religion, la langue… qui s’opposerait ainsi àla société « civile » comme forme contractuelle et vo-lontaire révocable. Les rapports entre les membresconstituant la communauté seraient donc affectifs, na-turels et immuables alors que les rapports des indivi-dus dans les sociétés libérales seraient des rapports dedroit basés sur l’émancipation des volontés indivi-duelles et surtout des avantages personnels. On pour-

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_________________________2. Gérard Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, Association Henri

Capitant, Paris, PUF, 2005.

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rait dire pour illustrer le propos que, par exemple, letravail social des femmes (prise en charge des mem-bres de la famille, enfants, vieux…) relèverait des lienscommunautaires alors que le travail salarié serait del’ordre de l’organisation contractuelle de la sociétécivile.

Il y aurait donc, encore actuellement, y compris,dans les sociétés « avancées » des aspects d’organisa-tion des États qui relèveraient de l’organisation com-munautaire. On rejoindrait alors la définition de Lockede la communauté comme un terme commutatif quidésigne aussi bien la grande société naturelle crééeentre les hommes par l’identité de leur nature que celleplus restreinte créée par le contrat politique entre lesassociés.

Au niveau de l’organisation des États, dans les États-partis (des anciens pays socialistes mais surtout desÉtats nés des décolonisations) la finalité du pouvoir estune fois pour toute inscrite dans une doctrine ou unephilosophie politico-sociale dont les termes ne sau-raient être remis en cause. Cette doctrine est expriméepar un parti unique dont les dirigeants contrôlent lesmécanismes de l’État. Cet État-parti repose sur le pos-tulat de l’homogénéité sociale réalisée par la révolu-tion pour les uns et la décolonisation pour les autres.Il s’agit de la communauté nationale dans son en-semble ; communauté nationale où l’absence de divi-sion dans le corps social rend plausible l’unanimité desindividus dans leur adhésion. Le parti en est l’inter-prète et l’État le serviteur. L’État assure donc des fonc-tions diversifiées d’un pouvoir unique incarné ausommet de l’État par le président, chef du parti.

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Dans la théorie constitutionnelle libérale, l’État estanalysé comme le support du pouvoir politique. « L’É-tat est une idée qui consiste à détacher les rapportsd’autorité à obéissance, des relations personnelles de chefà sujet ». L’État est une personne morale, titulaire abstraitet permanent du pouvoir. Les gouvernants ne font quel’exercer de façon passagère. Dans cette théorie l’État estaussi une institution. C’est à la fois le pouvoir institu-tionnalisé, mais aussi, l’institution dans laquelle s’in-carne le pouvoir. C’est la constitution qui fixe le statutdes gouvernants. La théorie de l’État libéral opère ain-si une césure horizontale entre le corps politique et saréalité sociale. Si la réalité sociale est composée de l’en-semble des individus confrontés à la diversité de leursconditions et à l’antagonisme de leurs aspirations, lecorps politique est formé de citoyens détachés de leurspréoccupations personnelles et qui ne veulent et nepensent qu’en fonction de l’intérêt commun. La con-ception libérale de l’État ignore les communautés et lesclasses sociales. Le corps politique est une abstrac-tion intellectuelle. C’est autour du chef de l’État quese rassemble le pouvoir et c’est de lui que procède lepouvoir d’État. À la fusion de l’État-nation3, il faut unporteur témoin d’existence et de permanence. C’est lechef de l’État, en tant qu’institution et non en tant quepersonne qui l’incarne.

Au niveau de l’organisation des sociétés, si l’on prendl’exemple de la France, la liberté d’association est en

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_________________________3. Voir C. Wright Mills, L’imagination sociologique, Paris, François

Maspero, 1967. L’État-nation est aujourd’hui la forme par excel-lence de l’histoire du monde, et il pèse de tout son poids sur lavie des hommes.

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contradiction avec la Déclaration universelle des droitsde l’homme de 1789 qui refuse les corps intermédiairesentre l’État et les individus, seuls sujets de droit. Eneffet, jusqu’en 1901, toute association de plus de vingtpersonnes était soumise à une autorisation adminis-trative. C’est sous la poussée irrésistible des forces dela société que se constituent les groupements de per-sonnes. L’évolution aboutit à la loi de 1901 qui consacrela liberté d’association qui renverse alors l’équationremplaçant l’exclusion par la reconnaissance, sanssupprimer toutefois le contrôle de l’État. L’État accepteainsi la présence de « molécule sociales » à conditionque soit respecté l’ordre social qu’il incarne, d’où undroit qui affirme la liberté de principe d’association touten se réservant le contrôle de leur fonctionnement.

En Algérie, à l’indépendance, les anciennes organi-sations de la société algérienne étaient drôlementendommagées par la colonisation et le caractère hégé-monique de son droit, renforcé par le choix des diri-geants algériens issus de l’indépendance, d’assurer lestransformations sociales à partir du centre, de manièreuniforme avec comme instrument privilégié, si cen’est unique, la Loi. On trouve encore, actuellement,quelques débris de l’ancienne organisation sociale,comme les comités de village ou les djemaa kabyles, to-lérées par l’État quand elles viennent renforcer l’orga-nisation institutionnelle officielle, ou quand elles serventde relais obligatoire aux autorités qui sans elles nepeuvent avoir accès à la population, comme au Mzabou dans certaines communautés du sud-ouest ; cesont en général des institutions religieuses tradition-nelles, ibadites pour le Mzab, et confrériques pour lescommunautés du sud. Le mouvement associatif, même

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sous sa forme moderne – c’est-à-dire contrôlé par ledroit –, pouvait apparaître au moment de l’indépen-dance comme remettant en cause la construction d’unÉtat moderne sur les débris de la société postcolo-niale.

Intégrée dans le droit algérien en 19624, la loi de1901 est largement modifiée par l’ordonnance de 1971prévoyant un système administratif extrêmementlourd avant toute création d’association. L’agrémentpar le ministre de l’intérieur devait être précédé d’unavis favorable du ministre concerné par le domained’organisation (culture, sport, religion…). La législa-tion de 1971 donne à l’administration des prérogativesnombreuses et discrétionnaires pour contrôler le fonc-tionnement des associations et des moyens coercitifspouvant aller jusqu’à la dissolution administrative. Cemaintien d’une organisation libérale de la société ci-vile, dans un système politique qui refuse le libéra-lisme, ne pouvait que déboucher sur une restrictionmaximale de cette liberté même si elle est constitution-nellement consacrée.

En effet, le système politique algérien, à cette pé-riode, est fondé sur trois exigences : au niveau du gou-vernement, sur l’unité idéologique et institutionnelledu « noyau patriotique révolutionnaire » ; au niveaude la société, sur l’encadrement des luttes sociales parle corporatisme ; enfin, sur l’existence de canaux légi-times de politisation des demandes sociales entre lesdeux niveaux, à travers le parti. La segmentation desdemandes sociales à travers les canaux corporatistes

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_________________________4. Loi du 31 décembre 1962 portant reconduction de la législation

coloniale, sauf dans ses dispositions contraires à la souveraineténationale.

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tendant à éviter toute politisation autonome desgroupes sociaux.

Le développement social est alors contrôlé à deuxniveaux, par la représentation politique de type tradi-tionnel dans le cadre des assemblées élues et par lareprésentation des intérêts sociaux et économiquesjugés légitimes par l’État. Les deux types de représen-tation libérale et organique sont combinés : la représen-tation du corps social tout entier, représentationpolitique, produit de l’intérêt général, délimite le champpolitique légitime et la représentation des intérêts ex-prime la demande des groupes sociaux différenciés quiprétendent bénéficier de tel ou tel avantage. Le mono-pole de représentation politique est détenu par le pou-voir révolutionnaire « incarné par le Président », lesélus nationaux sont des représentants politiquesdérivés du premier dont ils sont chargés d’appliquerles choix.

À l’autre bout de la chaîne se trouvent les représen-tants d’intérêts professionnels, organisés en unions(ingénieurs, avocats, médecins, experts comptables,etc.), professions dignes d’être représentées, alors qued’autres sont exclues de la représentation, comme lescommerçants et les chefs d’entreprises. Entre la repré-sentation politique et la représentation purement pro-fessionnelle, prend place la représentation politiséedes intérêts exprimés par les organisations nationales(UGTA, UNPA, UNFA, UNJA, ONM)5. Ces organisa-tions assurent une représentation sectorielle dans la

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_________________________5. UGTA : Union générale des travailleurs algériens ; UNPA :

Union nationale des paysans algériens ; UNFA : Union nationaledes femmes algériennes ; UNJA : Union nationale de la jeunessealgériennne ; ONM : Organisation nationale des moudjahiddine.

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mesure où chacune exprime des intérêts particuliers.Cette représentation est politisée parce que les intérêtssélectionnés doivent constituer la base sociale du ré-gime ; en effet, elles ne jaillissent pas de la société pours’imposer à l’État, elles sont appelées par l’État pourrenforcer le pouvoir révolutionnaire. De plus, elles nese contentent pas de défendre leurs intérêts, mais ellesdoivent les intégrer au projet politique national. Enfin,cet engagement ne pouvant résulter d’un projet poli-tique autonome articulé par les militants des organi-sations, ces organisations appartiennent nécessairementau parti. Ainsi, la citoyenneté ne se réalise pas par lareconnaissance de droits politiques individuels commedans les démocraties libérales, mais par l’octroi dedroits sociaux collectifs ouvrant sur une mobilisationcontrôlée par le parti. L’organisation sociale est detype statutaire et non contractuel.

La loi de 19906 qui organise les associations, suiteau changement de régime politique et économique, seprésente comme le statut général des associations enAlgérie, à l’exclusion des associations à caractère poli-tique7 et des syndicats8, qui relèvent de lois particu-lières. Mises à part les associations étrangères astreintesà des procédures particulières, le contrat civil est l’as-sise de la liberté des associations. Un accord de volon-té suffit à former l’association. Il n’existe aucun contrôle

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_________________________6. Loi du 4 décembre 1990 relative aux associations (JORA, n° 53,

5 décembre 1990).

7. Ordonnance 97-09 du 6 mars 1997 portant loi organique relativeaux partis politiques (JORA, n° 012, 6 mars 1997).

8. Loi n° 90–14 du 2 juin 1990 relative aux modalités d’exercice dudroit syndical, modifiée par la loi du 21 décembre 1991 (JORA,n° 68, 25 décembre 1991).

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préventif, aucune ingérence administrative ne pré-side à sa naissance. La déclaration préalable requise àsa capacité juridique n’a d’autre but que de porter à laconnaissance de tous la naissance d’une nouvelle per-sonne morale. La liberté de constitution s’accompagned’une liberté de contenu, dès lors qu’il ne contrevientni aux lois ni aux bonnes mœurs et à l’ordre public ;formule générale qui concerne toutes les conventions.La société est donc autorisée à s’organiser à sa guise,sans que l’État n’en fixe les domaines, compte tenu deslimites fixées par l’ordre public.

Enfin, au niveau international, après la PremièreGuerre mondiale et avec la création d’une « Société desNations », les États ont tenté de bannir le recours à laforce. C’est une société interétatique au sein de la-quelle ses composantes, les États, entrent en relations.Sur la base de ces relations, des règles ont été élaborées.Il s’agit, en fait, d’un « ensemble de normes » élaborépour les besoins du fonctionnement d’un « ensembled’États ». Cet « ensemble de normes » constitue le droitinternational, fruit des seuls intérêts des États parties.

Comment passer alors de la négociation des intérêtsparticuliers des État, aux intérêts de la communauté elle-même ?

Le terme de communauté internationale a continuéà recouvrir des significations très différentes. C’estun terme commode et consensuel pour désigner l’en-semble des États. Dans ce cas, il s’agit plutôt d’une ex-pression courante que d’une catégorie juridiquespécifique. C’est ainsi que dans l’avis consultatif surla réparation des dommages subis au service des Na-tions unies (1949), la Cour internationale de justice(C.I.J.) rappelle que l’Organisation des Nations unies

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a été créée par « une très large majorité des membresde la communauté internationale ». Cette formula-tion renvoie en fait aux États en tant qu’éléments cons-titutifs de la communauté internationale. D’unemanière générale, la Cour se réfère à la notion de« communauté internationale » pour désigner l’en-semble des États. Progressivement, le terme acquisun sens plus large. Cette dénomination vise en faitl’institution elle même en tant qu’institution auto-nome. On serait donc passé d’une simple juxtapositiond’États soucieux de leurs seuls intérêts, à une véritable« communauté internationale », élaborée, intégrée, ré-ceptacle des intérêts et des idéaux communs et sou-cieuse de solidarité. Il s’agirait donc de la communautéinternationale organisée et institutionnalisée, c’est-à-dire l’ONU.

Formellement, un nouveau paysage politique inter-national, caractérisé à la fois par le maintien d’unesociété composée essentiellement par les États, sujetstraditionnels du droit international, s’est s’enrichi dedeux autres sujets, l’Organisation internationale et l’in-dividu. La société internationale est passée de la miseen relation des États souverains à son institutionnali-sation en se dotant d’organes propres dont la fonctionest de limiter les pouvoirs des États, interdire le recoursà la force et institutionnaliser le règlement pacifique desconflits. Par ailleurs, à la suite de l’émergence des in-dividus et de leurs représentants sur la scène interna-tionale, les finalités du droit international se sont enpartie transformées. La notion de « jus cogens » consacreaujourd’hui l’existence de normes impératives et nontransgréssables.

La communauté internationale sous cette formeinstitutionnalisée et personnifiée possède certes des

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intérêts fondamentaux dont la sauvegarde est essen-tielle et leur méconnaissance justifie l’application desanctions à l’encontre des États membres de cette com-munauté internationale qui se sont rendus coupablesde la violation de ces intérêts. Il ressort de ces considé-rations que le concept de « communauté internatio-nale » recouvre un ensemble à la fois très vaste et trèsflou, et par conséquent complexe à définir. Le conceptde communauté internationale n’est pas retenu par unegrande partie de la doctrine partant du fait que les vo-lontés dominantes sont celles des États et non une« volonté mondiale ». Les États ou groupes d’Étatsexpriment « un faisceau de forces qu’expriment lescapacités de développement, pouvoir économique,potentiel militaire, position géostratégique, réformespolitiques » à la base de cette volonté qui fournit audroit international son contenu et son dynamismemais aussi son instabilité et son caractère relativiste.

La « communauté internationale » désignerait alorsun groupe dans lequel des nations communieraientselon des traditions, des valeurs et des intérêts com-muns. C’est là qu’apparaissent les premières contra-dictions ; les nations ont par essence des traditions, desvaleurs et des intérêts différents, c’est le critère mêmede la nation. En effet, les différences de race, de cultureet de religion séparent les peuples, ainsi que les con-flits idéologiques et politiques, également facteurs dedivision. Cette constatation pose alors la question desavoir si l’idée de communauté internationale n’est pasune pure fiction juridique. Néanmoins, il semble au-jourd’hui établi pour la plupart des internationalistesque la communauté internationale ne saurait être vuecomme une simple fiction mais qu’elle a une véritableexistence juridique, qui reste à construire.

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3. La communauté en philosophie politique

La question « qu’est-ce que » invite a priori à indi-quer un ensemble de propriétés qui permettent d’iden-tifier ou de « définir » une réalité ou un concept. Cequ’est une réalité, c’est ce par quoi elle se définit en soi(sa quiddité) ou se distingue des autres réalités de lamême espèce (sa différence) – pour utiliser les distinc-tions aristotéliciennes. Dans les théories des sciencessociales, comme dans les courants contemporains dephilosophie politique, c’est par contraste avec la notionde société que la notion de communauté est générale-ment définie.

COMMUNAUTÉ ET SOCIÉTÉ

La plupart des définitions de la communauté s’ins-pirent des analyses du sociologue allemand FerdinandTönnies dans son ouvrage célèbre de 1887 intituléCommunauté et société. On y trouve précisément uneexposition des propriétés d’une « communauté », parcomparaison (ou contraste) avec les propriétés d’une« société » :

– L’unité absolue : les membres d’une communau-té constituent une sorte de « masse indistincte etcompacte », « un agrégat de consciences si forte-ment agglutinées qu’aucune ne peut se mouvoirindépendamment des autres »9.

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_________________________9. Voir Émile Durkheim, « Communauté et société selon Tönnies »,

Revue philosophique, n° 27, 1889 (en version électronique àl’adresse : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/textes_1/textes_1_13/tonnies.html).

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– Le consensus : pour reprendre les termes deDurkheim, « c’est l’accord silencieux et spontanéde plusieurs consciences qui sentent et pensentde même, qui sont ouvertes les unes aux autres,qui éprouvent en commun toutes leurs impres-sions, leurs joies comme leurs douleurs, qui, enun mot, vibrent à l’unisson »10. Ce consensusn’est pas le résultat d’un contrat ou d’une entente,mais existe naturellement.

– Le lien de sang et le vivre ensemble : le fondementde toute communauté, c’est tout à la fois la con-sanguinité et le partage d’un même espace géo-graphique. C’est pourquoi la famille apparaîtcomme le modèle par excellence de la commu-nauté.

– La propriété commune : le symbole de cette pos-session commune ou collective, c’est le sol. Decette possession commune découle le caractèrecommun du travail et de ses produits.

Chacun de ces traits se situe dans une ligne d’oppo-sition quasi diamétrale avec ceux d’une société. La so-ciété renvoie en effet à « un cercle d’hommes qui,comme dans la Gemeinschaft, vivent et habitent en paixles uns à côté des autres, mais, au lieu d’être essentiel-lement unis, sont au contraire essentiellement séparés,et tandis que dans la Gemeinschaft ils restent unis mal-gré toutes les distinctions, ici ils restent distincts mal-gré tous les liens »11. Si donc on trouve dans le cas d’unesociété les éléments objectifs tels que le vivre ensemblesur un même espace, l’élément subjectif principal qui

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_________________________10. Ibidem.

11. Cité par É. Durkheim, op. cit.

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fonde une communauté – à savoir l’unisson des con-sciences – y est totalement absent. Dans la commu-nauté, les consciences individuelles ont tendance às’unir pour constituer une sorte de masse indistincte,alors que dans la société, ces consciences ont tendanceà se dissocier et même à entrer dans un rapport d’op-position. À la primauté du tout sur la partie dans unecommunauté s’oppose la primauté de la partie ou del’individu sur la totalité dans une société.

Ferdinand Tönnies complète ses analyses en indi-quant que, d’un point de vue chronologique, la sociétéa été précédée par la communauté, en ce sens que lesvilles actuelles, dont la configuration correspond à ladéfinition d’une société, sont le résultat d’un proces-sus de transformation des villages – qui comportent oucomportaient les traits d’une communauté.

La définition proposée par Tönnies inspire quatrecommentaires :

1. Doit-on considérer les propriétés soulignées icicomme permettant de définir un idéaltype de la notionde communauté ou comme des caractéristiques obser-vables ? Et s’il s’agissait d’un idéaltype, faut-il le consi-dérer dans un sens normatif, en tant qu’idée régulatrice,ou dans un sens théorique, en tant que simple modèled’analyse de la réalité ? Dans les sciences en général,et dans les sciences sociales en particulier, les con-cepts résultent d’un processus de construction théo-rique. Or une construction peut s’attacher soit à dégagerdes propriétés correspondant à la réalité observée,soit à formaliser un cadre conceptuel a priori qui per-mette de saisir la réalité. Les distinctions proposées parTönnies apparaissent comme étant descriptives etidéaltypiques à la fois. Elles s’appuient sur la réalité,

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dans sa dimension synchronique et diachronique, eten font apparaître les traits dans leurs manifestationsactuelles comme dans leurs transformations.

2. À partir de la remarque précédente, on peut dis-cuter des deux premières caractéristiques proposéespar Tönnies : l’unité absolue et le consensus. D’un pointde vue strictement empirique, on aurait quelque diffi-culté à identifier des groupes humains où règnent cette« unité absolue », et qui seraient une masse indistincteet compacte. Cela revient à ne reconnaître aucune si-gnification au concept d’individu, à faire abstractionde ce que, même en étant intégrés dans une commu-nauté, les individus possèdent le sens de leur singu-larité et de leur intégrité physique et morale. S’ils n’ontpas un réel pouvoir de se démarquer de la société, parune forme ouverte de dissidence, ils n’en sont pasmoins sensibles à ce qui affecte leur estime propre ouleur « respect de soi ». Du coup, il convient de nuancerla forme de consensus présentée par Tönnies entreles membres d’une communauté. Cet « accord silen-cieux » qui serait à l’abri de toute dissidence, cette« vibration à l’unisson » de tous les membres d’unecommunauté, s’apparentent davantage à une abstrac-tion qu’à une description. Mais une fois encore, cetteabstraction a au moins l’intérêt de fournir un cadreidéaltypique qui permet de définir une communautéet aussi de la distinguer des autres formes de structu-ration sociale comme la société.

3. La troisième remarque concerne les prolonge-ments ou les reprises des distinctions de Tönnies dansla pensée sociologique. Max Weber par exemple pro-pose, à travers les notions de « communalisation » et« sociation », des distinctions qui rejoignent celles deTönnies si elles ne s’en inspirent pas directement. Ainsi,

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si la « communalisation » est une forme de lien socialreposant sur « le sentiment subjectif (…) des participantsd’appartenir à une même communauté »12, la « sociation »,en revanche, est fondée sur un compromis ou sur uneharmonisation des intérêts différents. Si la communa-lisation résulte de la tradition ou d’un attachementaffectif, la sociation repose sur une forme de contrat ousur un choix rationnel. Weber insiste sur le facteur sub-jectif du lien communautaire, pour montrer que lesimple fait (objectif) de l’appartenance à un même es-pace géographique, à une même tradition, ne suffitguère pour engendrer une communauté. C’est pourquoisi la famille reste le prototype de la communauté, il n’enreste pas moins que la communauté peut se fonder« sur n’importe quelle espèce de fondement affectif,émotionnel ou encore traditionnel, par exemple unecommunauté spirituelle de frères, une relation érotique,une relation fondée sur la piété, une communauté‘nationale’ ou bien un groupe uni par la camarade-rie »13. On comprendrait donc qu’une société puisse setransformer en une véritable communauté au fur et àmesure que des liens plus affectifs se développententre ses membres, et, qu’inversement, une commu-nauté, y compris même une famille, puisse prendre laforme d’une société si ses membres se préoccupent deréaliser des objectifs beaucoup plus déterminés ration-nellement et matériellement que de manière affective.

4. Il est donc clair que le lien subjectif qui fonde unecommunauté peut naître aussi bien du fait de partagerles mêmes traditions que d’être appelé à agir en com-

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_________________________12. Max Weber, Economie et société, I, Paris, Plon, coll. « Agora »,

1995, p. 78.

13. Ibidem, p. 79.

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mun, par exemple dans ce qu’il est convenu d’appe-ler « communauté politique » (plutôt que « sociétépolitique »). Agir en commun dans une « communau-té politique », c’est participer à la discussion publiquequi permet d’établir les normes et les valeurs com-munes qui fondent l’existence commune. La formationd’une « communauté politique » n’est pas présuppo-sée par une culture d’arrière-plan homogène, ni parune commune appartenance initiale aux mêmes tradi-tions culturelles ou religieuses, mais suspendue auprojet de former, au-delà des différences entre les per-sonnes, une même communauté. C’est ainsi que doitse comprendre la notion de « communauté interna-tionale », même si l’ordre international est, dans saréalité objective, traversé par de multiples clivages etdivergences au regard desquels l’idée même de com-munauté apparaîtrait a priori comme un euphémisme.

COMMUNAUTARIENS ET LIBÉRAUX

Dans les débats plus contemporains de philosophiepolitique, on a vu se dessiner deux courants de pen-sée opposés sur la notion de communauté, le rapportentre l’individu et la communauté et le rôle subséquentdes institutions publiques : le courant libéral et le cou-rant dit « communautarien ».

Dans la philosophie libérale, les concepts d’individuet de contrat ont pris la place qu’occupaient les notionsde « communauté » et de « bien commun » dans lesphilosophies anciennes et médiévales. Comme on levoit dans les théories modernes du contrat social, la so-ciété ne possède pas de valeur en soi, non seulementparce qu’elle résulte d’un contrat, mais aussi parcequ’elle a pour fonction de préserver la liberté et les

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droits des individus. La fonction des institutions pu-bliques ou de l’État est celle de garantir ces libertés etdroits individuels et non un bien commun ou un idéalde vie commune comme chez les Anciens. Certes, l’in-dividu doit renoncer à certains de ses droits au momentoù se construit la société civile. Mais il ne s’agit que desdroits naturels qui seraient incompatibles avec la viesociale. Il s’agit par exemple du pouvoir de décider parsoi-même de l’étendue de sa propriété, du juste et del’injuste, etc. Ce renoncement est le prix à payer parchacun pour avoir l’assurance que ses droits fonda-mentaux (droit à la vie, droit à la sécurité, droit à la pro-priété, droit à la liberté) seront garantis.

Si telle est l’origine de la société, on voit bien qu’ellen’a qu’une valeur instrumentale. Elle n’est justifiée quepar sa fonction de protection des droits fondamentauxde chaque individu. On n’attend donc pas de la sociétéqu’elle soit une communauté, dans le sens suggéré parles analyses de Ferdinand Tönnies, mais qu’elle accom-plisse les fonctions que lui assignent les individus, les-quelles se limitent à la conservation de leurs droits.Les philosophies libérales, illustrées ici par le contrac-tualisme moderne, établissent donc la primauté de l’in-dividu sur la totalité sociale, et se méfient de toutenotion de communauté si celle-ci doit être entenduedans le sens des Anciens, comme supposant sa primau-té sur les libertés individuelles. John Rawls soutientpar exemple que « la théorie de la justice comme équitéabandonne l’idéal de la communauté politique si on en-tend par là une société politique unifiée par une doctrineunique, religieuse, philosophique ou morale »14.

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_________________________14. John Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995, p. 246.

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Les communautariens15 réfutent en particulier laconception libérale de l’identité individuelle et de lafonction d’une société en faisant prévaloir le point devue de la communauté sur celui de la société. Ils af-firment que cette conception ne correspond pas àl’autocompréhension que les individus ont d’eux-mêmes et qu’il ne s’agit que d’une simple abstrac-tion, sans aucun contenu sociologique réel. Ce qui estdénoncé ici, c’est une sorte d’erreur d’analyse socio-logique et surtout psychologique. Certes, d’un pointde vue sociologique, les sociétés actuelles donnentl’image d’un espace de mobilité permanente peu com-patible avec l’idée de communauté. Michael Walzer16

parle de quatre mobilités : mobilité géographique, mo-bilité matrimoniale, mobilité sociale et mobilité pro-fessionnelle. Mais cette tendance à la dissociation vade pair avec une tendance à l’association, si l’on en jugepar exemple par le nombre d’associations qui existentdans les sociétés libérales, qu’il s’agisse d’associationsprofessionnelles, religieuses, etc. Ces associations sontdes communautés, rassemblées dans une communau-té plus vaste qu’on appelle État. Pour Charles Taylorpar exemple, la société décrite par les libéraux et lesmodernes, loin d’être un lieu d’épanouissement pour

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_________________________15. Il s’agit d’un courant de pensée qui a vu le jour au début des

années 1980, notamment aux États-Unis, en réaction à la réacti-vation de la pensée libérale par des auteurs comme John Rawls(Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1988, et aussi Libéralisme poli-tique, Paris, PUF, 1995) et Robert Nozick (Anarchie, État et utopie,Paris, PUF, 2003).

16. Cf. Alasdair MacIntyre, « La critique communautarienne dulibéralisme », in André Berten et al. (dir.), Libéraux et communau-tariens, Paris, PUF, 1997, pp. 311–336.

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les individus, ne peut être qu’une source de malaise17.À partir du moment où la société ne permet pas auxindividus de réaliser la conception qu’ils ont d’eux-mêmes comme « animal politique », attachés, par lalangue, les valeurs, les significations, à une commu-nauté, il se produit une situation de véritable aliéna-tion. Les individus deviennent étrangers à eux-mêmes,à leur histoire, à leur communauté de sens. L’aliéna-tion survient, dit Taylor, « lorsque l’expérience pu-blique de la société à laquelle j’appartiens cesse derevêtir pour moi une quelconque signification »18. Ou,en d’autres termes, lorsque les « valeurs » de la société,comme l’efficacité, l’individualisme, sont en déphasageavec les valeurs qui semblent correspondre le plus ànotre identité. L’abstraction individualiste du libéra-lisme conduit à « désencombrer » les individus desliens communautaires, à les homogénéiser dans un seulmoule identitaire sans aucun contenu substantiel.

Dans la pensée communautarienne, il y a un plai-doyer non pas pour un retour à des formes de vietraditionnelle fondées sur la communauté, mais pourla reprise du modèle d’analyse des Anciens, le modèlearistotélicien en l’occurrence, qui rendrait le mieuxcompte de la manière dont les individus se perçoiventeux-mêmes. Notre appartenance à une communautéde significations, le lien qui est établi par le corps, lelangage et par l’histoire entre chaque individu et unecommunauté, conduisent à affirmer que le recours àla communauté n’est pas une exhortation, mais uneréalité que le libéralisme n’a fait qu’occulter dans sa

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_________________________17. Voir son ouvrage Le malaise de la modernité, Paris, Cerf, 1994.

18. Janie Pelabay, Charles Taylor. Penseur de la pluralité, Qué-bec/Paris, PUL/L’Harmattan, 2001, p. 229.

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démarche solipsiste, individualiste et formaliste. Dansla mesure où nous possédons un corps, et que noussommes des êtres de langage, que nous avons une his-toire, tout détachement par rapport au monde extérieur,et surtout par rapport aux autres, devient une pureabstraction. On a là trois éléments qui permettent à lafois de battre en brèches l’atomisme et l’individualismelibéraux et de définir une communauté.

Toute communauté suppose donc à la fois un cer-tain nombre de valeurs, d’idéaux, et de principes par-tagés, mais aussi des institutions qui les garantissentet les maintiennent. Les libéraux redoutent que cesvaleurs ne puissent se maintenir que par un usagetyrannique des institutions publiques. Pour les commu-nautariens, la force attractive de ces valeurs est telle quepour les maintenir, il n’est point besoin d’user de coer-cition. Au contraire, chaque personne y trouve la sourceprincipale de son épanouissement, le fondement de sonidentité. Les valeurs d’une communauté sont ce quirend cette communauté attractive, qui alimente le dé-sir, pour les membres de cette communauté, de perpé-tuer l’héritage qu’ils ont reçu, de le protéger à la foiscontre l’oubli (telle est la fonction de l’histoire d’aprèsHérodote) et contre la dégradation qui pourrait pro-venir des jeunes générations (Hannah Arendt). Danscette hypothèse, la fonction des institutions est davan-tage de conserver que de contraindre, d’inciter àadhérer aux idéaux de cette communauté que d’yobliger, de décourager des pratiques anti-communau-taires que de réprimer.

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CONCLUSION

À partir des analyses sociologiques de FerdinandTönnies, combinées aux réflexions philosophiquesdes communautariens, on peut donc dégager un cer-tain nombre de traits à la fois descriptifs et idéalty-piques permettant de définir une communauté. Aucentre de ces traits se trouve l’idée de valeurs, d’idéauxet de bien commun. La communauté suppose la pos-session d’un certain nombre de choses en commun. Lapossession commune d’un espace, comme dans les so-ciétés traditionnelles, est un élément important maisrelatif. Le partage d’une même langue joue déjà un rôleplus important encore, non seulement parce qu’ellerend possible la communication, mais aussi parce quetoute langue charrie une vision du monde que par-tagent, consciemment ou inconsciemment, tous ceuxqui la parlent. Mais par-dessus tous ces éléments, onpeut citer les valeurs à partir desquelles les membresd’une communauté comprennent, organisent et con-servent leur vivre ensemble.

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4. Déconstructions de la communauté

En philosophie, le terme « communauté » est loind’aller de soi ; produit de la pensée politique et socio-logique moderne, il est devenu digne du questionne-ment philosophique (notamment pour des auteursde langue française) par la voie biaisée de la littératureet des essais écrits plutôt en marge de la philosophie,avec Georges Bataille et Maurice Blanchot. Il devientmatière d’une réflexion systématique et critique avec,parmi d’autres, une succession de textes de MauriceBlanchot et Jean-Luc Nancy dans les années 1980. L’es-pace et la logique de cet ouvrage ne nous permettentpas de retracer ici la généalogie du motif de la commu-nauté depuis quelques décennies et encore moins dansl’ensemble de la pensée philosophique contempo-raine. Nous allons juste prendre comme prétexte de cechapitre une citation de Jean-Luc Nancy et analyser lacommunauté sous trois de ses figures situées sous lesigne de la « déconstruction », afin d’en extraire quel-ques questions qui peuvent nous guider dans cetteréflexion sur l’existence d’une communauté franco-phone.

La phrase qui introduit notre propos est extraite deLa communauté désœuvrée, l’un des ouvrages majeursde la pensée actuelle sur la communauté :

« Le témoignage le plus important et le plus pé-nible du monde moderne, celui qui rassemblepeut-être tous les autres témoignages que cetteépoque se trouve chargée d’assumer, en vertu d’onne sait quel décret ou de quelle nécessité (car noustémoignons aussi de l’épuisement de la pensée del’Histoire), est le témoignage de la dissolution, de

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la dislocation ou de la conflagration de la commu-nauté. »19

Si nous tenons compte du fait que cette phrase a étéécrite lors de l’événement époqual de la chute ducommunisme, dont le nom et le mot « emblématise ledésir d’un lieu de la communauté trouvé ou retrouvéaussi bien par-delà les divisions sociales que par-delàl’asservissement à une domination techno-poli-tique »20, qui est également le moment de la mondiali-sation (signifiant à la fois et selon des distributionsgéographiques ou temporelles diverses, effacementdes frontières économiques, généralisation des imagesde la consommation uniformisée économique et reven-dications identitaires) – alors nous comprendrons,même si d’une manière encore provisoire, pourquoi lapensée de la communauté se fait jour en philosophieavec tant de gravité. Pourquoi la philosophie est ap-pelée, non pas par une instance extérieure, mais par sonexigence la plus intime, celle de penser l’actualité deson temps, à rendre compte de ce témoignage crucialet pénible qui annonce ou qui décrit simplement, demanière neutre, la dislocation de la communauté. Carpar « dislocation » nous devons comprendre tout d’a-bord ce que ce mot veut dire littéralement : un déplace-ment des territoires de la communauté, territoiresphysiques, géographiques, mais aussi territoires de sapensée, déplacement des limites de sa conceptualisa-tion et de sa compréhension.

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_________________________19. Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée, Paris, Christian

Bourgois Éditeur, 2004, p. 11.

20. Ibidem.

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Un tel événement de dissolution (qui ne veut pasdire disparition) et de conflagration est en effet spé-cifique, sous toutes ses manifestations, à la fin du XXe

siècle et accompagne l’épuisement de la grande méta-narration communiste, porteuse du projet de la com-munauté universelle comme fin ultime de l’humanité.Lorsque les philosophes commencent à s’interroger surcette question (« qu’en est-il aujourd’hui de la commu-nauté ? »), ils le font tout en tenant compte de l’évolu-tion des sociétés contemporaines et des théories qui lesdécrivent afin de se situer en retrait par rapport aunoyau dur des déterminations de ce concept, pourainsi dire, là où nous pouvons apercevoir le croisementde deux tendances majeures qui marquent l’histoirepolitique de la modernité et de la communauté.

Une première tendance pourrait être située surl’axe temporel, aux extrémités duquel nous voyons seconfigurer et se mobiliser deux images fortes de la com-munauté : la première, tout en mobilisant un passé d’or,lance un appel aux individus et aux groupes disper-sés, égarés, à retrouver le sens de leur existence en com-mun dans l’essence d’un principe originaire (le sang,la langue, la croyance, la tradition, etc.) qui aurait étéperdu, effacé, oublié, altéré par l’érosion du temps, parl’intervention des acteurs allogènes. L’autre imagetemporelle de la communauté renvoie à l’avenir : il nes’agit pas seulement de projeter une communauté fu-ture, dont les éléments ne sont que partiellement don-nés dans le présent, mais d’aller jusqu’à faire coïnciderl’avenir avec cette production téléologique du com-mun, avec l’achèvement communautaire (ou commu-niel) sans reste. Pour résumer de manière extrêmementrapide ce premier axe et à titre d’exemple, disons quenous avons à faire ici avec, dans le premier cas, le

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modèle de la communauté raciale (nazie, par exemple)ou des colonies religieuses en Amérique latine, et dansle deuxième cas, avec le modèle de la société commu-niste.

La seconde tendance se manifesterait sur un axeplutôt synchronique, celui qui verrait s’articuler lacommunauté soit comme Un (unification, accomplis-sement, uniformisation, majorité devenant totalité,etc.) soit comme Reste ou « rebut salvateur » (selon l’ex-pression de François Noudelmann), réunion des exclus,affirmation et sauvegarde de la différence, minorité semettant à l’abri, etc.

À chaque fois, ces modèles communautaires mobi-lisent des attributs, des qualités, des propriétés indi-viduelles ou transindividuelles qui remplissent le rôlede facteurs substantiels (réels ou imaginaires, la dif-férence est non-pertinente ici) autour desquels s’a-grège la Communauté. « La communauté, qu’elle soitou non nombreuse (…) semble s’offrir comme ten-dance à une communion, voire à une fusion, c’est-à-dire à une effervescence qui ne ressemblerait leséléments que pour donner lieu à une unité (une sur-individualité) qui s’exposerait aux mêmes objectionsque la simple considération d’un seul individu, closdans son immanence »21. Et le même auteur, qui ins-pire Jean-Luc Nancy dans sa réflexion sur le désœuvre-ment de la communauté, synthétise les objectionsqu’une pensée nommée ici sans doute trop hâtive-ment déconstructive apporterait à ce modèle tradition-nel : « 1) La communauté n’est pas une forme restreintede la société, pas plus qu’elle ne tend à la fusion com-

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_________________________21. Maurice Blanchot, La communauté inavouable, Paris, Les Éditions

de Minuit, 1983, p. 17.

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munionnelle. 2) À la différence d’une cellule sociale,elle s’interdit de faire œuvre et n’a pour fin aucunevaleur de production »22.

Cette pensée, dont l’attribut de « déconstructive »est en même temps trop large et trop limitatif, tente dese délimiter, d’une part, de tout ce qui est dans lathéorie ou la pratique politiques actuelles ralliementidentitaire et communautaire (ou communautariste),de tout ce qui reprendrait la communauté dans un sensplein, organique, et de l’autre part, dans la fouléed’une logique néolibérale extrême, de toute tendanceà effacer ce qui relève du commun en faveur soit del’individu soit des grandes populations ou groupe-ments humains. Autrement dit, une déconstruction dela communauté affirme qu’une pensée de celle-ci està la fois nécessaire et possible, malgré justement tousles déplacements (physiques et conceptuels) spéci-fiques à la mondialisation et aux nouvelles idéologiesà la mode et malgré toutes les récupérations substan-tialistes en termes ethniques, culturels, religieux,sexuels, etc.

Selon la formulation de François Noudelmann,dans cette pensée déconstructive « le coup de forcethéorique consiste à défaire la représentation de lacommunauté comme œuvre, production, fusion, iden-tification et de la lier plutôt au désœuvrement (…)moins pour y poursuivre l’idée d’un neutre qu’afind’introduire de la passivité dans le partage du com-mun »23.

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_________________________22. Ibidem, p. 24.

23. François Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie, Paris, Édi-tions Léo Scheer, 2004, p. 114.

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Il s’agissait, pendant ces années-là (1980–1990), dela nécessité de penser à nouveaux frais la communau-té, puisqu’une certaine histoire de la pensée philoso-phique et politique qui avait fait du commun un projet,une finalité (telos – à savoir, comment le multiple peutdevenir Un) n’avait plus cours une fois la dernière fi-gure « réelle » de l’exigence communautaire écrouléesous le poids de la méfiance généralisée et dans l’en-thousiasme des retrouvailles avec l’individualismelibéral.

Voyons maintenant de manière plus concrètequelles sont les figures qui composent ce paysage ac-tuel de la déconstruction de la communauté. Nous enchoisirons trois dans la philosophie française de cesvingt dernières années, sans avoir la prétention depouvoir épuiser le spectre des approches philoso-phiques de la communauté, trois points essentiels dela critique de la communauté « pleine », réunie autourd’une « essence », que nous allons suivre très briève-ment dans la pensée de trois auteurs actuels qui gui-deront par la suite notre interrogation :

1) La communauté n’est pas une œuvre ou un pro-duit à fabriquer – elle est « désœuvrement »(Jean-Luc Nancy) ;

2) La communauté n’est pas une forme restreinteet consensuelle de la société – elle est affaire dedissensus (Jacques Rancière) ;

3) Enfin, la communauté ne tend pas à la fusioncommunionnelle autour d’une origine – elle estmise en commun du possible humain sous laforme d’une relation de semblance (FrançoisNoudelmann).

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LA COMMUNAUTÉ N’EST PAS UNE ŒUVRE

Selon Jean-Luc Nancy, les sociétés modernes sontscellées par le témoignage de la dislocation de la com-munauté, une dislocation qui se manifeste sous les dif-férentes figures de la rupture et de la perte d’unecommunauté originaire, authentique, dont les mem-bres auraient été en communion intime, organique,proches de leur essence. Les paradigmes perdus (« fa-mille naturelle, cité athénienne, république romaine,première communauté chrétienne, corporations, com-munes ou fraternités – toujours il est question d’un âgeperdu où la communauté se tissait des liens étroits, har-monieux et infrangibles »24) sont une invention tardivede la modernité et elles ont comme fonction de rem-plir le vide ou de palier aux dynamiques et aux dés-équilibres induits par l’évolution économique,démographique ou politique des sociétés occiden-tales. Nancy affirme ainsi que « la communauté n’a paseu lieu », et surtout pas selon les projections que nousfaisons d’elle ; la Gesellschaft (advenue avec l’État, l’in-dustrie, le capital) n’a pas pris la place d’une Gemein-schaft défaillante, détruite par la modernisation desrelations sociales modernes. « La société ne s’est pasfaite sur la ruine de la communauté »25, rien ne s’estperdu d’une telle forme de lien humain ; Nancy avancedans cette direction, pour dire qu’en fait il n’y a de perteque dans la mesure où une telle « perte » est constitu-tive pour toute communauté. Cette phrase veut direque la communauté n’est pas de l’ordre d’une œuvre,

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_________________________24. Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée, éd. cit., p. 30.

25. Ibidem, p. 34.

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d’un produit à fabriquer par un effort collectif, car iln’y a pas une chose (une substance, une essence, unepropriété) à mettre en commun, au nom de laquellecertains se retrouveraient réunis et d’autres exclus.Ce que les gens mettent (ou plutôt ont) en commun,c’est leur propre finitude, qu’ils ont en partage selondes configurations différentes ; il ne faut pas com-prendre cette finitude comme un manque, maiscomme une condition du partage et de l’être-ensem-ble comme être séparés, singuliers, qui ne fondentpas dans une totalité, mais s’affirment dans leurespacement irréductible à toute fusion. Le désœuvre-ment dont parle Jean-Luc Nancy ne renvoie nulle-ment à quelque dégradation ou éloignement d’un étatd’achèvement de la communauté, mais au refus d’as-signer un nom, un nom propre à toute formation com-munautaire. La communauté, c’est du commun, pourainsi dire, dans tous les sens de ce mot, sans finalité etsans critères d’exclusion de l’altérité.

LA COMMUNAUTÉ N’EST PAS UNE FORME RESTREINTE

DE SOCIÉTÉ

Dans plusieurs de ses textes, Jacques Rancière faitréférence à la communauté politique et affirme qu’ilrefuse de la fonder sur des propriétés anthropolo-giques ou sur des dispositions ontologiques premières.En dressant le tableau de la modernité comme unprocessus d’ouvertures et d’emboîtement des com-munautés, selon des stratégies de subjectivation desindividus (« bourgeois », « travailleurs », « paysans »,etc.), Rancière introduit le couple conceptuel dissen-sus-consensus pour décrire la transformation du liencommunautaire par la tentative moderne de « défaire

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le tissu dissensuel du commun, pour ramener le com-mun à des règles d’inclusion simple »26. Car, selon lephilosophe français, la théorie politique a le plus sou-vent imaginé la politique comme dépendante d’unepropriété ou d’une disposition originelle que les gensauraient en commun et qui serait ainsi la raison mêmede la vie sociale ou politique. Or, il faudrait renverserce schéma traditionnel, pour penser la politique commeune manière d’inventer une communauté ou des com-munautés qui suspendraient l’évidence des autrescommunautés et qui proposeraient des liens sensibleset intelligibles inédits, en défaisant les adhérences tra-ditionnelles et en instituant ainsi de nouveaux rapportsentre les corps et leurs identifications. Cette théorie dela communauté est rendue possible, chez Rancière, parune conception radicale de la politique, entendue icicomme une activité bien déterminée et antagonique àl’activité policière : si celle-ci impose un ordre où lescorps sont classés et distribués selon leurs noms, leursplaces et leurs tâches, l’activité politique rompt la con-figuration sensible donnée et propose des destina-tions nouvelles, des réoccupations de l’espace, desvoix et des significations nouvelles, tout cela pour desgens qui se mettent en commun non pas grâce à leursqualités innées ou à leurs propriétés et fonctionsacquises, mais par ces revendications mêmes et eninvoquant justement l’hétérogénéité des discoursqu’ils tiennent et des sentiments qu’ils éprouvent.Autrement dit, la politique se construit et s’exerce dansle dissentiment (que Rancière appelle « dissensus » ou

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_________________________26. « La communauté comme dissentiment. Entretien avec Jacques

Rancière », in Politiques de la communauté, Revue Rue Descartes,n° 42/2003, p. 87.

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« litige ») et dans la rencontre des processus hétéro-gènes, sur une présupposition forte d’égalité « den’importe quel être parlant avec n’importe quel autreparlant et par le souci de vérifier cette égalité »27.

Comment imaginer alors une communauté fondéesur le dissensus ? Elle est le résultat, toujours provisoire,d’une subjectivation politique à travers laquelle lesgens constituent des multiplicités qui mettent en causeles communautés identitaires ou plutôt les identifica-tions fortes (anthropologiques ou ontologiques), pourpartager des expériences forcément différentes, sinondivergentes. Car la communauté est affaire de « frac-ture » identitaire, de désidentification, d’arrachementà toutes les naturalités (des naissances, des lieux, desfonctions…) et d’ouverture de nouvelles espaces d’ex-périence et de nouveaux discours. Se mettre en com-mun a comme enjeux cette possibilité de constituerd’alternatives à l’ordre naturel (ou à d’autres ordrescontraignants et consensuels) et ces alternatives re-vêtent une dimension politique pour autant qu’ellespuissent faire valoir la liberté et l’égalité comme valeursconstitutives de la société.

LA COMMUNAUTÉ N’EST PAS UNE FUSION AUTOUR

D’UNE ORIGINE

Selon François Noudelmann, le problème majeurqui se pose à toute pensée sur la communauté estcelui de son origine. Même si l’on admet que le dis-cours qui porte sur cette origine est une fiction, il doitêtre pris en considération, dans la mesure où un tel dis-

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_________________________27. Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris,

Galilée, 1995, p. 53.

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cours engage avec lui les images de la source, de lagénéalogie, de l’uniformité, ainsi que les fantasmes dela pureté communautaire. L’interrogation qui doitmettre en discussion l’origine est double : « commentfaire pour ne pas donner à cette origine une valeur fon-datrice et normative ? »28 et, d’autre part, comment nepas occulter toute origine ? Cette double interrogationfait partie d’un travail déconstructif plus ample, qui at-tire l’attention sur la prolifération des représentationsde l’origine homogènes et, en même temps, sur le po-tentiel d’exclusion violente qui accompagne ces repré-sentations.

Par rapport donc à cette articulation traditionnelleentre communauté, origine et homogénéité (commeautant de sources de l’identité personnelle ou collec-tive), le philosophe français invoque les déplacements,les déracinements liés à la mondialisation, les circula-tions culturelles, ainsi que les multiples divisions quiprécarisent non seulement l’identité des gens, maisaussi les fondements des souverainetés nationales.Comment alors penser un « commun divisé » quidonne lieu à des « communautés archipéliques » et« anti-généalogiques », qui « renoncent aux mythes fon-dateurs, aux épopées nationales et (…) se déploient enhorizontalité »29 ? Noudelmann propose la formuled’une communauté en instance de constitution, qui nemobilise pas la forme ou la substance de l’humain,mais sa capacité relationnelle, et qui impose, du coup,une « redéfinition du semblable »30. C’est donc autour

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_________________________28. François Noudelmann, « Communautés sans généalogies », in Poli-

tiques de la communauté, Revue Rue Descartes, n° 42/2003, p. 62.

29. Ibidem, p. 63.

30. Ibidem.

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de ce terme de « semblable » que le philosophe cons-truit sa théorie de la communauté. « L’individu com-mun n’est ni ressemblant, ni dissemblant. Sa semblancele place dans un lieu de la communauté où il peut ex-poser sa division, sa distinction, sa différence commeautant de possibilités d’une altérité partagée et démul-tipliée. »31 La communauté ne se construit plus par unerestriction ou par une contraction, en laissant ainside côté tout ce qui est indésirable, infidèle ou impur,mais comme une dilatation ou altération, comme une« réalisation temporaire », toujours provisoire, jamaisdéterminée complètement. Il s’agit bien sûr d’une ex-tension du concept habituel de communauté, mais iltente, dans cette formulation de tenir compte du risqueà la fois de l’universalisme des hommes ressemblantset du particularisme des différences ou des dissem-blances, et admet le caractère conventionnel de la réu-nion communautaire. « Les individus communs se‘conviennent’, c’est-à-dire, étymologiquement (cum-venire), qu’ils ne proviennent pas d’une souche com-mune, mais qu’ils viennent avec leurs langues, leurslieux, leurs mémoires : la convenance consiste dans l’ar-ticulation de ce qui vient ensemble, que ce soit sur lemode du choque, du passage, de la négociation, autantde figures et de styles du vivre en commun. »32

Pour résumer en quelques mots la démarche deNoudelmann, la « communauté a-généalogique » estpensée, dans le contexte du mouvement à la fois globa-lisant et parcellarisant de la mondialisation, commepossibilité d’imaginer la communauté sans référence

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_________________________31. Ibidem.

32. Ibidem, p. 64.

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à l’homogénéité substantielle d’une origine ou d’unefiliation unique, ce qui ne veut pas dire qu’il faut nierl’origine ou la filiation – un geste qui s’inscrirait dansun même paradigme généalogique. Il s’agit de dépla-cer l’accent de l’identité vers la relation, de l’origine versles rencontres, des positions vers les déplacements, quirendent mieux compte de la manière dont les gens seretrouvent ensemble aujourd’hui. Certes, une telle pro-position ne va pas forcément de soi, car elle impliquela mise en cause tout d’abord du travail de la représen-tation qui accompagne le fait d’être en commun avecles autres selon les modalités de l’origine, de la généa-logie ou de la filiation. Elle implique aussi la mise encause des valeurs qui sous-tendent l’implication com-munautaire : stabilité, certitude, sécurité, identité, etc.Mais, d’autre part, cette proposition a l’avantage deprendre en considération la dynamique relationnelleet les expériences de remaniement identitaire qu’é-prouvent de manière de plus en plus large et de plusen plus accélérée les hommes et les femmes d’aujour-d’hui partout dans le monde. Les pratiques des ren-contres imprévisibles et de l’étrangeté sont de plus enplus nombreuses de nos jours et il sera de plus enplus difficile à les penser selon les anciens paradigmesthéoriques ou idéologiques de la communauté.

François Noudelmann décrit dans un langagepropre ce besoin d’un déplacement conceptuel afin depenser à nouveaux frais la question de la communau-té dans un contexte actuel où le sens du commun sejoue plutôt du côté de la mobilité, de l’hétérogénéité,de l’étrangeté, de la nouveauté :

« Le commun engagé par un processus dit ar-chipélique relève d’une commotion au sens fort

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d’un mouvement avec, d’une multiplicité de chocsmenant à la déstabilisation des entités homogèneset des replis uniformes. Cette circulation communeest un mouvoir-ensemble qui agence des rythmessinguliers, qui mobilise l’étrangeté en soi : elle pro-meut la négociation incessante entre les multiplesorigines conditionnant l’existence et l’inventivitédes relations »33.

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_________________________33. François Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie, éd. cit.,

p. 165.

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2. Langages et communauté

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1. Société, culture, espace public

La langue française permet une distinction entrelangue et langage. La langue est un système phonolo-gique, morphologique, syntaxique de signes ; le lan-gage est la mise en œuvre de ce système dans lesrelations d’interlocution. Une langue donne lieu à di-verses formes de langage, elle est parlée sur une varié-té de registres qui sont liés aux différents contextes deson actualisation. À partir de l’analyse de la polaritécommunauté/société, on peut rapporter l’usage de lalangue aux sphères sociale, culturelle et politique. Lapremière concerne la société au double sens d’orga-nisation du travail social et de société civile, lieu d’ac-tivité civique et de formation de l’opinion publique. Laseconde concerne la communauté de culture au dou-ble sens du mot « culture » : civilisation et formation.La troisième relève de l’action et du débat politiques,elle implique l’existence d’espaces publics de délibé-ration et de décision. Chacune de ces sphères a son lan-gage ou ses langages. L’objet de ce chapitre est deparcourir ces différentes formes de langage, afin de pro-gresser dans la réponse à la question de savoir si – etsi oui, en quel sens – la francophonie est une commu-nauté. Pour répondre à cette question, on retiendra desanalyses précédentes trois critères essentiels pour dé-finir ce qu’est une communauté. Une communautésuppose à la fois des valeurs communes (a) et un sen-timent d’appartenance (b). Ce sentiment d’apparte-nance doit permettre des relations de reconnaissanceréciproque (c).

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LANGAGE ET SOCIÉTÉ MODERNE

La société moderne est caractérisée par un idéal deprogrès et de performance. Le langage de cette sociétéest marqué par la rationalité calculatrice qui rend pos-sibles le développement technologique et l’organisa-tion du travail social. L’usage de la langue est réglé parun impératif, celui de la communication efficace. Il l’estaussi par l’extension d’une sphère sociale où le travailpasse de plus en plus par le maniement de signes etde symboles. La transformation de la matière étant deplus en plus effectuée par des machines, le travail in-tègre une part croissante d’activités de communicationet de contrôle de processus techniques. Dans l’en-semble de la sphère sociale, les individus doivent pos-séder les formes de langage qui leur permettentd’accomplir ce type de fonctions, mais aussi d’acqué-rir les compétences qui les rendent aptes à exercerdivers types d’emploi, à être interchangeables et rem-plaçables, à saisir les opportunités de mobilité géogra-phique et sociale qui s’offrent à eux. C’est un facteurqui a joué dans la standardisation des langues natio-nales aux XIXe et XXe siècles. Le développement dessciences et des techniques les a influencées à des titresdivers, en particulier par l’évolution du lexique et l’em-prunt de terminologies étrangères, ou encore par l’u-sage de langues de substitut à la langue maternelle ouusuelle, quand celle-ci ne se prêtait pas à l’expressiondes concepts modernes, à la communication ou à l’en-seignement des sciences et des techniques. Dans unesociété mondialisée, reposant sur l’accroissement de lamobilité des personnes, des biens et des services, lemême phénomène se reproduit à l’échelle globale. Lamaîtrise de langues internationales de communication

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et d’enseignement est un puissant facteur de mobilité.Elle ouvre des opportunités de formation et d’emploisoit dans des secteurs d’activité qui impliquent deséchanges constants avec l’étranger, soit dans des entre-prises étrangères implantées dans le pays d’origine, soitdans d’éventuels pays d’accueil pour ceux dont l’ave-nir professionnel passe par l’émigration. Ce typed’opportunité joue massivement en faveur de l’appren-tissage de l’anglais, mais pas seulement. À un autreniveau et à des degrés divers en fonction des aires géo-graphiques, il joue aussi un rôle dans la décision d’ap-prendre et de pratiquer le français.

Sur le plan de la société comprise comme organi-sation du travail et des échanges, c’est donc la fonctionde communication qui prévaut dans l’usage de lalangue. La communication permet de traiter les infor-mations et de coordonner le travail et l’activité des indi-vidus. Elle rend possible la consommation de « biensculturels » produits à grande échelle, notamment lamusique et le cinéma. Au sein de la société, y comprissur le lieu de travail, des échanges non fonctionnels ontlieu qui relèvent aussi de la « communalisation » ausens de Max Weber. Les habitants d’un même quartier,des collègues de travail échangent aussi pour commu-niquer des impressions, pour créer des liens person-nels, pour entretenir un sentiment d’appartenancecollective, etc. Mais à l’échelle de la société modernedans sa globalité, qui est une société transnationale, leséchanges sont abstraits. Ils permettent le fonction-nement d’une structure de production et de consom-mation qui articule l’activité de millions d’anonymes.Il n’y a pas de sentiment d’appartenance à une seuleet unique société mondiale, sinon sur le mode éphé-mère d’une « opinion publique internationale » qui se

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forme au sujet de problèmes ou d’événements dé-terminés, et qui se divise dans bien des cas. Sur ce plan,donc, le fait de parler une langue internationalecomme le français, l’anglais ou l’espagnol, ne suffit paspour créer une communauté. Il suffit d’autant moinsque : a) l’usage purement communicationnel de lalangue peut se limiter à une « langue de base », et queb) les pays où cette langue est en usage sont divisés pardes niveaux très inégaux de développement écono-mique et social. La remarque vaut en particulier pourl’espace francophone, marqué par la fracture Nord/Sud.

LANGAGE ET CULTURE

Une langue est aussi l’expression et le moyen d’uneculture aux deux sens évoqués plus haut : civilisationet culture personnelle. En premier lieu, la langue faitpartie des traits caractéristiques d’une civilisation, aumême titre que l’architecture ou la musique. Elle est unélément constitutif des différentes cultures nationaleset des identités collectives. En second lieu, l’acquisitionet la pratique d’une langue relèvent d’un processus deculture au sens de formation. Dans cette perspective,la langue n’est plus seulement langue de communica-tion et de formation professionnelle. Elle est aussilangue de culture au sens de développement et d’au-toréalisation personnelle, d’ouverture sur la diversitédes civilisations et des créations de l’esprit humain.Alors qu’une culture au sens de civilisation est un mondequ’on habite, ou plus exactement, une façon d’habiterle monde, la culture donne à l’individu la possibilitéde s’ouvrir à la diversité de ces façons d’habiter lemonde en lui donnant sens. Ainsi entendue, la culture

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passe par la pratique d’une « langue de culture », et enfait, tout au moins idéalement, de plusieurs langues deculture : le latin et le grec pour les humanités clas-siques ; les langues des œuvres littéraires, scientifiques,philosophiques constitutives du patrimoine mondialà l’époque moderne. Cependant, une même languepeut être à la fois langue de communication et languede culture, quoique sur des registres différents et le caséchéant, avec des phénomènes de diglossie (différencede standards entre la langue écrite ou littéraire, et lalangue parlée ou dialectale). L’anglais, le français, l’es-pagnol, l’allemand, l’arabe, le russe, etc. sont à la foisdes langues de communication et des langues de cul-ture. Mais toutes les langues nationales le sont aussi,dans la mesure où elles sont des langues d’enseigne-ment et d’éducation.

L’usage d’une même langue de culture ne suffit pasà constituer une communauté de valeurs à proprementparler, en tout cas, pas de valeurs au sens éthique oujuridico-politique. Car aucune langue en tant que tellen’est porteuse, sur ce plan, de valeurs spécifiques. Lefait de parler une langue de culture, qu’elle soit ou noninternationale, n’implique pas en soi l’adoption d’unsystème de valeurs morales. Différentes civilisations,modes de vie et régimes politiques peuvent exister ausein d’une même aire linguistique. Une nation iden-tifiable par sa langue peut voir évoluer, au cours dutemps, son système de normes et le type de rapport àla norme qui la caractérise. Enfin, la plupart desgrandes langues de communication et de culture sonttravaillées par le conflit entre modernité et tradition,entre la rhétorique de la technicité et la sensibilité auxressources expressives constituées par l’histoire de lalangue.

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La langue ne détermine pas une façon spécifique depenser et de se comporter. Elle ne joue ce rôle forma-teur qu’à titre de facteur dans un complexe d’idées, depratiques, de représentations dont l’ensemble fait unecivilisation. Certes, la langue structure une certaine per-ception du monde, comme l’a montré Benjamin LeeWhorf1. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elleest porteuse de valeurs morales ou politiques spéci-fiques. Il est vrai que le lexique, par exemple, enregistredes distinctions conceptuelles qui correspondent à lavision du monde propre à un certain type de sociétéou de communauté. Mais ce n’est pas la langue en elle-même qui est porteuse de valeurs ou d’idées, ce sontles œuvres littéraires, scientifiques et philosophiquesqui ont été rédigées en cette langue et transmises parl’intermédiaire de son enseignement. Ce sont aussiles pratiques juridiques, le type d’organisation admi-nistrative, les habitudes de civilité, etc., dans la mesureoù elles ont forgé un vocabulaire spécifique et desformes propres de discours. Le français, par exemple,n’est pas par essence la langue de l’égalité, de la frater-nité, du pluralisme culturel et des droits de l’Homme.Mais parce qu’un certain nombre d’innovations con-ceptuelles et d’avancées décisives ont été faites à cesujet par des locuteurs du français – philosophes,hommes politiques, etc. –, la langue française s’estenrichie d’un lexique et de concepts qui permettentd’exprimer et de transmettre, notamment, l’héritage del’humanisme et les valeurs de la démocratie. Toutefois,cet héritage est un patrimoine mondial qui s’est con-stitué en une pluralité de langues à l’occasion des

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_________________________1. Cf. Benjamin Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, Paris,

Denoël, 1969.

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révolutions des XVIIe et XVIIIe, des mouvements na-tionaux du XIXe, des guerres mondiales et des luttespour la décolonisation du XXe. Ce patrimoine de va-leurs et de droits fondamentaux s’exprime dans toutesles langues de culture.

La langue ne suffit pas non plus à constituer unecommune appartenance, sauf dans un cas particuliersur lequel on reviendra plus loin. Certes, l’usage d’unemême langue peut créer un sentiment de proximité.Encore faut-il y ajouter certaines conditions : usage desmêmes registres dans les mêmes situations, absence dediscrimination sur la base de l’accent ou du lexique, etc.Car les différents usages d’une langue peuvent aussibien servir à marquer la distance et instaurer des hié-rarchies – sociales, nationales, générationnelles, etc. –entre les différents locuteurs de cette langue. Para-doxalement, une langue commune peut aussi biendiviser que rapprocher. Cela dit, il reste que l’usaged’une même langue rend possible la compréhensionmutuelle. Mais cela ne suffit pas pour engendrer un sen-timent de commune appartenance. En effet, le déve-loppement d’un sentiment subjectif d’appartenancedépend de la distinction entre « eux » et « nous ». Dèslors, la langue ne cristallise un sentiment d’apparte-nance qu’à partir du moment où les locuteurs d’unemême langue se différencient consciemment des locu-teurs d’autres langues. Dans la plupart des cas, cettedifférenciation s’effectue dans des contextes de riva-lité ou de conflit entre populations (nations, nationa-lités, minorités, etc.) de langues différentes, quand larivalité ou le conflit cristallisent précisément sur laquestion linguistique. C’est le cas par exemple auCanada et en Belgique où l’usage du français est un fac-teur d’identification mais aussi de différenciation, par-

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fois de confrontation entre francophones et anglo-phones ou néerlandophones.

Outre ces contextes spécifiques, l’usage du françaisest lié à des traditions historiques : d’une part, la tra-dition européenne qui a longtemps fait du français lalangue des élites ; d’autre part, l’existence d’une airefrancophone héritée des empires coloniaux. Il est évi-dent qu’une situation de compétition ou de conflitlinguistique fait de la langue un marqueur identitaire.Elle devient alors un enjeu dans une lutte pour la re-connaissance. Faire reconnaître sa propre langue est,pour une nation ou une nationalité, une manière d’im-poser la reconnaissance de sa dignité et son droit àl’existence. Mais cela vaut pour les locuteurs natifs decette langue, et d’une manière générale, pour les locu-teurs qui sont ou se sentent concernés par le conflit. Or,ce n’est pas le cas de tous les locuteurs de cette langue.Par exemple, les Français se sentent peu concernéspar le conflit linguistique en Belgique et les locuteursasiatiques ou centre-européens du français ne sontpas concernés par la rivalité entre le français et l’anglais,pour la simple raison que la pratique d’une languen’empêche pas celle de l’autre. La pratique de l’unecomme de l’autre est une question d’opportunité etd’intérêts – de tous ordres : socio-économique, person-nel, culturel, etc. Enfin, l’enjeu de la compétition lin-guistique n’est plus, à l’échelle globale, d’attribuer lapremière place à telle ou telle langue, l’anglais étant lalingua franca du monde contemporain. L’enjeu est desavoir s’il y aura monolinguisme au profit de l’anglaisou pluralisme des langues internationales. Dans cetteperspective, la défense du français comme langue in-ternationale passe par la défense du pluralisme linguis-tique, position qui est celle de la Francophonie. Mais

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le pluralisme linguistique est une valeur qui relève duvolontarisme politique. Ce n’est pas une valeur inscritedans la pratique de telle ou telle langue ; elle n’est paspropre aux locuteurs du français2, même si l’espacefrancophone bénéficie du fait d’être caractérisé parune grande diversité linguistique et culturelle interne.

L’usage d’une langue ne suffit pas à engendrer unsentiment d’appartenance. Il faut pour cela des con-ditions particulières, par exemple : un mouvementd’homogénéisation culturelle lié à une volonté de dif-férenciation, de reconstruction ou de préservationd’une identité collective. Ces conditions ont été réuniespour la formation des identités nationales aux XIXe etXXe siècles. Dans ce cas, la langue et/ou la religion ontjoué un rôle prédominant pour la cristallisation desidentités. Mais des conditions de ce type n’existentpas à l’échelle d’un espace linguistique transnationalcomme la francophonie. L’identification symbolique parla langue intervient dans des zones déterminées de cetespace, dans certaines régions d’Europe, au Canada eten Afrique. Mais elle ne concerne pas l’espace franco-phone dans son ensemble, c’est-à-dire, tel qu’il se dé-ploie sur les cinq continents. D’autant que la pratiquedu français et le rapport à la langue française y sont trèsdiversifiés. L’usage du français peut-il suffire à créer unsentiment d’appartenance entre des pays où le françaisest langue de communication courante et d’enseigne-ment, comme la Suisse ou le Cameroun, et des pays oùil est pratiqué comme langue de culture par une mino-rité de la population, comme l’Autriche ?

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_________________________2. D’autant qu’il y a un décalage entre le pluralisme linguistique

promu par la Francophonie et la réticence de pays comme la Franceà l’égard du pluralisme des langues au sein de l’espace national.

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Il y a néanmoins un domaine particulier dans lequel on peut envisager la pratique de la langue fran-çaise comme constitutive d’un sentiment d’apparte-nance, c’est la littérature. Dans cette vue, la langue estporteuse de valeurs esthétiques et le fait d’écrire ou delire des textes dans cette langue est constitutif d’unecommunauté particulière, d’une « république deslettres ». Le sentiment d’appartenance à cette commu-nauté est très fort car il relève à la fois du rapport à latradition littéraire de langue française et à la produc-tion d’écrits en français. Ce facteur joue un rôle majeur,compte tenu de l’importance de la littérature d’ex-pression française au Maghreb, en Afrique, en Europe,en Amérique. L’existence d’une telle république des lettres d’expression française est une façon de promou-voir, dans un monde dominé par la technique, le sensd’une certaine idée de la culture, d’une certaine esthé-tique dans le rapport au monde. Sur ce plan, la languefrançaise est envisageable comme constitutive d’unecertaine forme de communauté. Mais cela ne con-cerne pas la francophonie dans toute l’extension duterme.

ESPACE PUBLIC ET LANGUE COMMUNE

L’usage d’une langue commune rend égalementpossible la constitution d’un « espace public » enten-du comme un espace de délibération et de décision encommun. Les institutions étatiques aussi bien que lasociété civile sont susceptibles d’incorporer et de dé-velopper des espaces publics. Dans le premier cas, l’es-pace public est constitué par le parlement et la sphèremédiatique où ont lieu les échanges entre personnali-tés et partis politiques. Dans le second cas, on appelle

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espace public les lieux de concertation et d’action col-lective qui se constituent au sein de la société civile :associations, syndicats, organisations non-gouverne-mentales, etc.

Dans tous les cas, la communauté de langue semblerequise par la participation politique et l’activité civiqueau sens large. Toutefois, une langue commune n’est pasnécessairement une langue unique. Plusieurs cas de fi-gure peuvent être envisagés à cet égard. D’une part,il peut y avoir une langue nationale parlée par tous lesinterlocuteurs, les langues régionales étant marginali-sées. De ce point de vue, le développement d’un espacepublic va de pair avec le processus de standardisationde la langue induit par la modernisation de la société.D’autre part, il peut y avoir une variété de langues decommunication « coiffées » par une langue communequi sert aussi bien à l’activité économique qu’au débatpolitique. C’est le cas dans certains pays d’Afriqueoù l’anglais, le français ou le portugais sont langues of-ficielles tandis que la communication courante se faitdans une variété d’autres langues. Il peut aussi y avoirdes cas de plurilinguisme où la discussion politique alieu dans deux ou plusieurs langues. Dans ce cas, il fautavoir recours : a) à la traduction, à moins que : b) leslocuteurs de chaque langue aient une connaissance aumoins passive des autres langues (solution plutôt théo-rique, envisageable dans les cas impliquant tout au plusdeux ou trois langues) ; ou que : c) l’une des languess’impose comme langue dominante, auquel cas les lo-cuteurs des autres langues sont bilingues. Les cas con-crets présentent différentes combinaisons des troiscas. Par exemple, la Belgique et le Canada sont unecombinaison de b) et de c), l’Union Européenne de a)et de c) – ou d’une variante de c) dans laquelle deux

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ou trois langues parmi plusieurs autres s’imposentcomme langues de travail.

Sur le fond, l’existence d’un espace public communest décisive pour le développement d’un sentimentd’appartenance. Par définition, un espace public est unespace où se discutent les problèmes et les projets col-lectifs, les valeurs qu’ils impliquent et la manière deles mettre en œuvre. La discussion publique sur de telssujets stimule la prise de conscience collective et, parlà-même, le sentiment d’appartenance. On peut posercomme hypothèse que ce sentiment d’appartenance estd’autant plus développé que l’espace public est unifiépar l’usage d’une même langue. Dans un grandnombre d’instances internationales, ce trait joue enfaveur de l’anglais. Mais l’unification de l’espace pu-blic et son extension médiatique pose le problème dumonopole non seulement de l’information, mais aussidu débat par telle ou telle instance ou forum de discus-sion. À la nécessité d’un espace public ouvert à touss’ajoute donc la nécessité inverse d’une diversificationdes lieux de débats et de contrôle démocratique, la-quelle passe concrètement par la diversification desmédias de critique et d’information. La diversité deslangues retrouve ici un rôle significatif. Elle rend plusdifficile le contrôle ou le monopole de la discussion partelle institution ou tel type de média. Elle est un élé-ment de la diversification des lieux de débat, donc desapproches et des modalités de l’expression des opi-nions. C’est ici que des espaces francophones, maisaussi germanophones, hispanophones, etc. ont un rôlespécifique à jouer.

Pour le développement de la démocratie, l’unifica-tion aussi bien que la diversification des espaces pu-blics sont essentiels. Cette contradiction apparente est

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résolue en pratique, d’une part, par le fait que les es-paces publics sont plus ou moins liés entre eux ; etd’autre part, par le fait que les individus passent toutle temps d’un espace public à l’autre, qu’il s’agisse deprendre part à la discussion en intervenant dans divers« forums » (parlements, commissions, groupes de dis-cussion sur internet, etc.), ou bien de suivre cette dis-cussion par l’intermédiaire de divers médias (stationsde radio, chaînes de télévision, sites web, etc.). À l’é-chelle d’entités internationales comme l’Union euro-péenne, un sentiment d’appartenance peut se formerautour de ces pratiques. Mais, ce sentiment d’appar-tenance ne sera pas lié à la pratique d’une langueplutôt qu’une autre. Il sera lié au phénomène spécifiquedu plurilinguisme, au fait pour les citoyens de pouvoirpasser d’une langue à l’autre, d’avoir accès à des mé-dias, de pouvoir participer ou tout au moins suivre desdiscussions dans diverses langues. La question est desavoir quelle partie de la population est concernéepar de telles pratiques, quelle partie de la populationest donc concernée par un tel sentiment d’appartenanceà un espace pluriculturel.

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2. La francophonie, réseau ou communauté ?

Pour répondre à cette question, il faut distinguer laFrancophonie entendue : a) comme aire linguistique ;b) comme réseau d’acteurs et d’activités relevant de lacoopération universitaire, des partenariats entre juristes,journalistes, etc. ; c) comme organisation intergouver-nementale. Dans le premier sens, la Francophonie estun espace linguistique, ou un ensemble d’espaces lin-guistiques répartis sur les cinq continents. Au secondsens, elle est un réseau d’initiatives venues d’acteursde la société civile. Partie de l’enseignement du fran-çais et de sa promotion comme langue de travail et deculture, elle s’est étendue à l’échange d’informationset de programmes entre médias, au développement deformations et de recherches universitaires communesdans le cadre de l’AUF, aux rencontres entre élus, etc.Enfin, la Francophonie est une organisation intergou-vernementale, l’OIF, pourvue d’institutions spé-cifiques : le Sommet, la Conférence ministérielle, lesConférences interministérielles, le Conseil permanent,le Secrétaire général. L’ensemble s’assigne pour mis-sions le développement de la langue française et l’é-ducation, la culture démocratique des droits del’Homme, le renforcement de l’influence de la Fran-cophonie dans les relations internationales, la diver-sité culturelle, le renforcement de la concertation et dela solidarité Nord-Sud.

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AIRES FRANCOPHONES ET SENTIMENT D’APPARTENANCE

En tant qu’aire linguistique et ensemble de locu-teurs du français, la francophonie n’est pas une com-munauté au sens strict du terme. On l’a vu, la notionde communauté suppose à la fois la conscience d’uneappartenance commune et des valeurs partagées. Or,l’espace francophone est extrêmement diversifié cul-turellement, politiquement, économiquement. Mis àpart le cas particulier du lien créé par la littérature, iln’y a pas de sentiment d’appartenance commune entreles locuteurs du français en Asie, en Afrique, en Europeou sur le continent américain. D’autant que le françaisy est pratiqué sur des registres différents et par des par-ties plus ou moins importantes, parfois très réduites,de la population. Il n’y a pas davantage de valeurs spé-cifiques qui seraient propres aux différentes cultures(au sens de civilisation) ayant en commun l’usage dufrançais, et qui les distingueraient des communautésoù le français n’est pas pratiqué. Les valeurs dont serevendique l’espace francophone sont, d’une part, desvaleurs de libéralisme politique, de démocratie et derespect des droits de l’Homme, et d’autre part, des va-leurs culturelles de pluralisme et de tolérance. Mais cesvaleurs tendent de plus en plus à faire consensus àl’échelle de la « communauté internationale ». Elles nedistinguent pas l’espace francophone en tant que tel.

Mais cela n’empêche pas que l’usage du français(comme de n’importe quelle langue commune) facilitel’établissement de relations de proximité et de compré-hension réciproque, à conditions que les différents lo-cuteurs reconnaissent le même standard et utilisent lesmêmes registres. Les locuteurs d’une même langue nesont plus des étrangers les uns aux yeux des autres, sauf

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si des facteurs extérieurs d’un autre ordre ne créententre eux une situation de rivalité ou de conflit. Unelangue commune crée la possibilité de relations inter-subjectives, sans pour autant engendrer un sentimentde commune appartenance à une même entité commepeuvent l’être une nation ou un État. Une langue com-mune engendre un réseau de mobilités et de coopéra-tions possibles. La pratique d’une langue internationale,notamment pour les locuteurs de langues d’exten-sion restreinte, permet d’occuper des emplois qualifiéset de faire preuve d’une plus grande mobilité géogra-phique. C’est également la possibilité d’acquérir uneformation de haut niveau (universitaire et/ou profes-sionnelle) permettant de saisir des chances de mobili-té sociale ou de réaliser un projet de développementpersonnel. Cette pratique d’une langue commune detravail ou de formation personnelle crée des conditionsde reconnaissance réciproque et de liens interperson-nels, mais elle n’entraîne pas la constitution d’une su-pra-communauté.

FRANCOPHONIE ET SOCIÉTÉ CIVILE. RÉSEAUX ET PARTENARIATS

Il en va de même lorsqu’il s’agit non pas d’oppor-tunités personnelles, mais de construction et de miseen œuvre de projets communs – entre universitaires,élus locaux, journalistes, etc. La coopération dans unemême langue crée un contexte de compréhension réci-proque et de valeurs partagées, à la fois présupposéeset développées par le projet. Mais elle ne crée ni ne pré-suppose un sentiment d’appartenance à une mêmecommunauté « substantielle » au sens où une telle com-munauté est constituée par un complexe de traditions

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historiques (religieuses, morales, juridiques ou poli-tiques) qui concernent tous les aspects de la vie socialeet forment la « substance » d’une identité commune.Plus qu’une communauté de ce type, la francophoniea vocation à constituer un réseau d’interactions (entre in-dividus, groupes, États, etc.) qui crée les conditionsd’une reconnaissance réciproque aussi bien des indi-vidus qui coopèrent que des « univers de référence »auxquels ils continuent d’appartenir, car c’est de cesunivers de référence qu’ils tirent l’expérience et les sa-voirs par lesquels ils contribuent au projet commun.

En ce sens, la Francophonie est un réseau – plusexactement : un ensemble de réseaux. Au sein de ceréseau, elle rend possible la formation de « commu-nautés de projet » – et non pas d’une supra-commu-nauté « substantielle ». Un réseau met en rapport unediversité d’individus, de groupes ou d’institutions,de manière à rendre possibles des coopérations oudes échanges (de personnes, d’informations, de ser-vices) entre les membres du réseau. Un réseau peut êtreorganisé autour d’un projet commun (par exemple, fa-voriser le pluralisme culturel et la tolérance), mais ausein de ce projet général, il a pour fonction de stimulerl’émergence et la réalisation de projets qui serontmenés à bien par tout ou partie des membres du ré-seau. Un réseau est essentiellement un réseau de parte-nariats et de ressources pour la réalisation de projetscommuns.

Le propre d’un réseau est ce qu’on peut appeler« intégration horizontale », par opposition à l’« intégra-tion verticale » d’une institution pourvue d’une struc-ture hiérarchique et d’une administration qui en assurele fonctionnement. Par ailleurs, un réseau met en rela-tion des individus et groupes qui appartiennent à des

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institutions et/ou à des communautés différentes. Ausein d’un même État, cela peut être un réseau d’asso-ciations. Entre les États, ce peut être un réseau de par-tenariats universitaires, d’organisations de la défensede l’environnement, etc. Dès lors, un réseau s’appa-rente à une société, au sens d’association volontairecréant des liens entre individus ou groupes ayant parailleurs toute sorte d’appartenances. Si une consciencecollective se développe, elle est plutôt liée au sentimentdes possibilités que donne le réseau, à un sentiment deréalisation commune plutôt qu’à celui d’une identitésemblable à celle qui unit les membres d’une même na-tion ou nationalité. À quoi s’ajoute, d’une part, qu’unecommunauté historique de type nation est pourvued’autorités politiques et/ou religieuses qui en perpé-tuent la cohésion, et d’autre part, que la grande majo-rité de ses membres y sont entrés par la naissance. Unecommunauté historique donne lieu à une « intégrationverticale » dès lors que l’appartenance à la commu-nauté suppose respect et loyauté à l’égard : a) des tra-ditions qui en font le contenu ou la « substance », et b)des autorités (politiques, religieuses, culturelles) qui enassurent la cohésion et en expriment l’identité. La par-ticipation à un réseau relève d’une toute autre logique,celle de l’adhésion volontaire et/ou de la cooptationsuivant que le réseau est plus ou moins ouvert ou fer-mé. Mais la structure du réseau doit être faiblementhiérarchisée, sinon le réseau se transforme en une ins-titution intégrative (par exemple, un partenariat uni-versitaire se transforme en fédération d’universités,voire en méga-université). Une structure en réseaupeut donc être une étape intermédiaire entre des coo-pérations ponctuelles et la naissance d’une nouvelleinstitution (fédérative, le cas échéant). Mais la structure

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en réseau peut être aussi délibérément adoptée pouréviter l’institutionnalisation forte et les rapports hiérar-chiques. Surtout quand c’est précisément l’absencede hiérarchie qui facilite la naissance et la mise enœuvre des partenariats. Dans ce cas, c’est à la fois l’es-prit de projet et l’égalité relative entre les membres duréseau qui en maintiennent la cohésion. Mais celaveut dire aussi qu’un réseau peut se dissiper ou se dé-faire – sans devoir être formellement dissous – commeil peut aussi se reconstituer si de nouveaux projets ré-activent le potentiel de collaboration constitué par leréseau.

Mais si un réseau tient plutôt de la société en rai-son de son mode horizontal d’intégration, il tientplutôt de la communauté en raison des relations inter-personnelles qu’il rend possibles. Une société peuts’édifier sur la base d’échanges fonctionnels de bienset de services. C’est le cas de la société en général,mais aussi des sociétés (au sens des entreprises) quifonctionnent sur plusieurs sites ou qui sont liées pardes échanges commerciaux, des sous-traitances, etc.Ces échanges peuvent donner lieu à des relations per-sonnelles. C’est même souhaitable dans la mesure oùles transactions reposent sur un minimum de confiancemutuelle. Mais ces relations de confiance sont liées àla qualité des échanges ou des prestations, elles ne sontpas liées à des relations à proprement parler intersub-jectives. Par ailleurs, la société regroupe un nombrevirtuellement illimité d’individus et de groupes quisont les uns à l’égard des autres dans une relationd’extériorité. En témoigne le rôle des régulations parla loi (le droit des contrats, notamment) et par une ad-ministration plus ou moins anonyme. Cette relationd’extériorité est d’autant plus forte que la société du

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travail et des échanges est en train de devenir une so-ciété mondiale.

Un réseau tient de la société dans la mesure où ilconstitue un ensemble de ressources (humaines, maté-rielles) pour le montage de projets ou d’opérationscommunes. Comme la société, il repose aussi sur unminimum de confiance. Mais un réseau tient de lacommunauté en un sens particulier. Dans la mesure oùles relations sont faiblement institutionnalisées, la con-fiance entre les membres repose d’autant plus surl’existence d’un projet, d’une approche commune desproblèmes et/ou de relations intersubjectives entreles membres. Là où il y a « communalisation », au sensde Max Weber, celle-ci ne repose pas sur un senti-ment d’appartenance au sens strict du mot apparte-nance, lequel exprime l’inclusion des individus dansun tout qui les dépasse. Elle repose plutôt sur les rela-tions interpersonnelles liées à un sentiment d’accom-plissement en commun.

LA FRANCOPHONIE POLITIQUE

Dans une certaine mesure, des remarques simi-laires s’appliquent à la Francophonie politique. Celle-ci n’est pas une structure fédérative ou confédérative.Elle n’a pas le statut d’organisation internationale ausens strict, car son document fondateur est une charte– adoptée à Hanoi en 1997 – et non pas un traité. Parailleurs, la Francophonie n’est pas non plus une com-munauté fondée sur des valeurs distinctives, car lesvaleurs qu’elle se donne pour mission de promou-voir – l’égalité, les droits de l’Homme, le pluralisme cul-turel et la tolérance – sont des valeurs universellesqui font de plus en plus l’objet d’un consensus sur le

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plan international, même si ce consensus masque desécarts considérables non seulement dans les réalisa-tions, mais aussi dans la sincérité des professions defoi. Dans cette perspective, la Francophonie relève plu-tôt du forum et de la communauté de projet (au sensévoqué à l’instant).

En premier lieu, la Francophonie politique est unlieu de discussion, une contribution à la constitutiond’espaces publics internationaux. Dans le cadre dessommets et des conférences ministérielles, elle a pourfonction d’organiser la concertation entre chefs d’État,ministres et diplomates. Elle doit permettre d’engagerla réflexion sur les problèmes d’actualité, d’identifierdes points de convergence entre pays francophones,de s’informer mutuellement et de définir, le cas é-chéant, des positions communes avant les réunions desinstances internationales. En ce sens, la Francophoniepolitique est l’une des institutions du multilatéralismedans les relations internationales. Par ailleurs, elles’assigne des missions liées aux problématiques cen-trales du monde contemporain : outre les missionsproprement culturelles ou scientifiques – la languefrançaise et la diversité linguistique, l’éducation, laformation, l’enseignement supérieur et la recherche –la Francophonie entend contribuer à la promotion dela paix et de la tolérance, de la démocratie et des droitsde l’Homme, au dialogue Nord-Sud, au développe-ment de la coopération au service du développementdurable et de la solidarité (cf. la déclaration au Som-met de Ouagadougou, en 2004). Enfin, ce forum doitapparaître comme un lieu alternatif dans un monde quidemeurera plurilingue. Dès lors que la connaissanceet la pratique de l’anglais sont nécessaires pour des rai-sons aussi bien socioéconomiques que politiques,

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l’usage du français ne peut pas s’inscrire dans la pers-pective d’une compétition avec telle ou telle langue,mais dans l’idée de l’existence de forums divers entrelesquels les locuteurs circulent. L’idée est qu’il n’y aitpas un seul espace public, mais des espaces publics quise complètent tout en représentant, les uns à l’égarddes autres, des possibilités alternatives de débat et deformulations de projets. C’est ainsi qu’on peut envisa-ger une identification eux/nous qui ne se pense pas surle modèle de la compétition entre aires linguistiquesqui cherchent à se protéger ou à s’étendre, mais sur lemodèle de la circulation entre ces espaces de locu-teurs plurilingues.

En second lieu, la Francophonie politique peut seconsidérer comme une communauté de projet au sensoù elle s’assigne pour tâche la promotion des principesde l’État de droit, de la démocratie et des droits del’Homme. Il n’y a pas d’interprétation propre à la Fran-cophonie des valeurs telles que l’égalité des droits del’Homme ou la tolérance – il y a une tradition françaised’interprétation de ces valeurs, mais la France n’est pasla Francophonie. Toutefois, quand il s’agit d’interpré-ter une valeur ou un principe, il faut distinguer deuxsens du mot « interprétation ». D’une part, il y a l’inter-prétation au sens de la définition du principe. Celle-cirelève d’une formulation générale. Il y a aussi l’inter-prétation au sens de la mise en œuvre de ce principe. Carla mise en œuvre d’un principe suppose qu’on en dé-veloppe les différents aspects et qu’on précise la ma-nière dont on les articule. Elle impose qu’on dépassele plan de la déclaration générale et qu’on entre dansle détail pour montrer comment on organise la réali-sation et la garantie de ce principe. Réciproquement,toute mesure pratique qui réalise ou institutionnalise

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un principe (par exemple les droits sociaux, culturelsou politiques) manifeste une certaine façon de les in-terpréter et de les comprendre, même si cette interpré-tation n’est pas théorisée en tant que telle. Dans ce cas,l’interprétation s’exprime dans les lois et les disposi-tifs techniques, administratifs, judiciaires qui assurentla réalisation et la garantie du principe.

Dans cette perspective, il n’y a qu’une seule façonpour la Francophonie politique de faire valoir uneinterprétation propre des principes de l’État de droit, dela démocratie et des droits de l’Homme, c’est de déve-lopper la recherche en commun des moyens les plusefficaces pour progresser dans la réalisation de ces prin-cipes fondamentaux. C’est de mettre en œuvre, commeelle a commencé à le faire – par exemple, dans le cadrede l’« Observatoire des pratiques des droits et des li-bertés » –, une expertise et des recherches communesrelatives aux pratiques juridiques, à la gouvernanceéconomique et politique. C’est d’encourager les in-novations en matière de procédures et d’institutionspropres à résoudre les crises ainsi qu’à garantir l’égali-té des droits et le pluralisme démocratique. Dès lorsque ces principes tendent à faire de plus en plus l’ob-jet d’un consensus international – même s’il est de fa-çade –, c’est seulement dans la manière de progresserdans leur réalisation que la Francophonie peut faire va-loir une interprétation propre de ces principes et, parlà-même, acquérir une identité et une visibilité. LaFrancophonie peut ainsi justifier sa place et ses ambi-tions en faisant valoir sa contribution aux progrès enmatière juridique, éthique, éducatif, etc. dont la com-munauté internationale a besoin. Toute autre dé-marche relève de la déclamation.

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CONCLUSION

La Francophonie politique peut, comme la Fran-cophonie issue d’initiatives venues de la société civile,se définir comme une communauté de projet qui nerepose pas sur un sentiment d’appartenance à une« méga-communauté », mais sur un sentiment d’ac-complissement en commun et de reconnaissanceréciproque. Les obstacles à un tel développement sontconnus : d’une part, la nécessité d’identifier des pro-jets prioritaires et d’y consacrer les moyens néces-saires, car tout dépend de l’efficacité obtenue dans laréalisation de ces projets. Dans un monde où l’anglaisest désormais langue mondiale, l’avenir du françaiscomme langue internationale dépend en très grandepartie de la qualité de ce qui se fait en français – qu’ils’agisse de projets universitaires, culturels ou scien-tifiques, ou bien d’actions communes sur la scèneinternationale. D’autre part, la structure intergouver-nementale de la Francophonie politique, en faisantprévaloir les objectifs diplomatiques et les relationsinterétatiques, pourrait éclipser le fonctionnement enréseau de la Francophonie issue de la société civile. Lerisque est aussi de faire passer au second plan les pro-jets et les réalisations centrés sur l’usage de la langue.Or, la littérature, la culture et la formation demeurentl’un des éléments les plus consistants du projet fran-cophone.

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Un exemple de réalisation collective qui s’efforcede mettre en œuvre l’esprit de réseau est l’OFFRES(Organisation Francophone pour la Formation et la

Recherche Européenne en Sciences humaines)

L’OFFRES (www.offres.ro) est un réseau de recherche et for-mation à la recherche en sciences humaines, dont la languede travail est le français. Européen par vocation, il con-cerne plus spécifiquement les pays d’Europe centrale et dusud-est. Paticipent à ses activités des universités et des par-tenaires des pays suivants : Albanie, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, France, Grèce, Hongrie,Macédoine, Moldavie, Pologne, République Tchèque,Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Serbie-Monténégro etKosovo.Créé à l’Université Lille 3 en 2001 en coopération avecARCHES (Association des chercheurs roumains francoph-ones en sciences humaines) et le soutien de l’AUF, le réseaupoursuit les objectifs suivants :

1. Développer la recherche et la formation à la recherche ensciences humaines, sous la forme de collaborations euro-péennes en langue française.

2. Participer à la constitution d’un espace public européenpermettant aux universitaires d’Europe de l’Ouest et àceux d’Europe du Centre et de l’Est d’élaborer des ana-lyses et des réflexions communes.

3. Œuvrer au rapprochement des élites intellectuelles d’Europecentrale et orientale, notamment dans le contexte de sor-tie de conflit qui est celui des pays du Sud-Est européen.

4. Contribuer au renouvellement des cadres universitaires dansles pays partenaires, par la formation à la recherche dedoctorants et des jeunes assistants en poste dans les uni-versités étrangères concernées ; instaurer un partenariat

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durable au sein de la nouvelle génération d’enseignants fran-cophones dans ces pays.

5. Contribuer à la mise en œuvre du réseau européen de for-mations universitaires, fondé notamment sur la mobilité deschercheurs et des étudiants, tout en participant à la réno-vation et à l’évolution des cursus dans les institutions parte-naires, notamment dans le cadre de la mise en place dusystème « Licence-master-doctorat ».

Dans cette perspective, le réseau organise des travaux et desformations sur des thèmes relatifs aux rapports entre éthique,droit et société. Ces travaux et formations prennent la formed’universités d’été, de séminaires internationauxdébouchant sur des publications communes et des traduc-tions. Ils donnent lieu à des mobilités de doctorants, de post-doctorants et d’enseignants préparant une habilitation àdiriger des recherches, au développement de diplômesfrancophones à l’étranger, comme le master « État de droitet société civile » organisé à l’Université Babes-Bolyai de Cluj(Roumanie). Enfin, ces travaux sont menés dans un espritinterdisciplinaire conjuguant, sur des problèmes déterminés,les approches philosophique, historique, sociologique,juridique, économique, linguistique, littéraire.

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3. Quels sont les lieux et les situations où se joue l’idée

d’une communautéfrancophone ?

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1. Espaces et temps de la francophonie

LES ESPACES EN MOUVEMENT DE LA FRANCOPHONIE

Très souvent présentée comme une organisationmondiale, la francophonie couvre en effet, sur le plangéographique, l’Europe, l’Amérique du Nord, leMaghreb, l’Afrique subsaharienne, l’Océan indien etl’Asie. Vocable polysémique, il désigne plusieurs réali-tés qui se réfèrent, en premier lieu, à l’usage de lalangue mais aussi à la géographie et parfois à un sen-timent d’appartenance à un ensemble, si ce n’est àune communauté.

Il peut donc prendre un sens purement linguis-tique : sont désignés alors comme francophones ceuxqui parlent la langue française. Ce vocable est aussi uti-lisé pour désigner, plus largement, l’ensemble despeuples, des hommes et des femmes dont la languematernelle, officielle, courante et administrative est lefrançais. Cette francophonie géolinguistique – qui s’é-crit avec un petit f – se réfère à l’ensemble des peuplesou des personnes parlant la langue française à tra-vers le monde.

La Francophonie – avec un grand F – désigne quantà elle, une organisation politique et associative ; elle sedéfinit alors comme « une communauté de pays ayantétabli une collaboration politique et associative où lefrançais est la langue commune de travail et de com-munication »1.

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_________________________1. Germain Eba’a, « Compte-rendu à l’ouvrage de John Kristian

Sanaker, Karin Holter et Ingse Skattum, La Francophonie : une in-

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Ces deux niveaux de francophonies, la Francopho-nie politique et associative impliquant les organisa-tions non gouvernementales, la collaboration entrepays et gouvernements, les sommets et autres institu-tions et la francophonie linguistique, ayant pour basede référence les peuples et les territoires dans lesquelsla langue française est utilisée, ne se superposent pasintégralement, même si la langue française en partagereprésente, en principe, le noyau initial et central qui faitl’originalité de cette organisation. Il est utile de signa-ler que l’arrivée de certains pays de l’Europe centraleet orientale mais aussi d’Asie dans la Francophonieinstitutionnelle remet en cause, en partie, la centralitéde la langue comme constitutive de la « communautéfrancophone ». Cette décentration est confortée par l’é-volution de l’institution. En effet, du Traité de Niamey,en 1970, qui fonde une organisation intergouverne-mentale, espace multilatéral, dénommée « Agence decoopération culturelle et technique »2 à l’évolution dela Francophonie en 1997, vers une organisation multila-térale, généraliste, sur le modèle onusien – « Organisa-tion internationale de la Francophonie » – s’est opéréeune mutation fondamentale, directement liée aux boule-versements multiples à l’échelle de la planète. En effet,alors que la première voulait fructifier, pour plagier

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_________________________troduction critique, Oslo, Unipub forlag et Oslo Academic Press,2006 », in http://www.unice.fr/ILF-CNRS/ofcaf/22/Holter.pdf(consultée le 11/09/2010).

2. Si le terme de « francophonie » n’apparaît pas dans la dénominationde l’agence, c’est parce qu’en 1970 il paraissait encore politiquementincorrect pour un des membres fondateurs, H. Bourguiba, Prési-dent de la Tunisie, dont la langue officielle est l’arabe.

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L. S. Senghor3, cet outil merveilleux, sorti des dé-combres du colonialisme, qu’est la langue française,la seconde se fixe comme but la résolution des conflits,la progression de la démocratie, le respect des droitsde l’Homme, le développement économique de sesmembres, le développement durable et pour finir lerenforcement de la culture et de l’éducation, dans lecadre de la diversité des cultures et du respect dumultilinguisme.

L’Organisation internationale de la Francophonie(OIF), dans sa forme actuelle, pourrait-elle constituerune communauté institutionnalisée visant un destinsolidaire ou, pour reprendre la présentation (ou la re-présentation) que l’OIF fait (ou se fait) d’elle même, de« donner corps à une solidarité active entre les 70États et gouvernements qui la composent (56 membreset 14 observateurs) » en vue d’aboutir à « une commu-nauté de destin consciente des liens et du potentiel quiprocèdent du partage d’une langue, le français, et desvaleurs universelles »4 ?

Il s’agit de voir comment, dans les cadres institu-tionnels bi- ou multilatéraux, et en dehors d’eux, se sontdéployés les foyers de la Francophonie/francophonieet comment ont évolué les attentes et les visions despeuples, des hommes et des femmes concernés.

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_________________________3. « Dans les décombres du colonialisme, nous avons trouvé cet

outil merveilleux : la langue française », cf. L.S. Senghor, « Lefrançais, langue de culture », Revue Esprit, novembre 1962, p. 844.

4. Voir la présentation de l’OIF sur son site, www.francophonie.org.

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LA FRANCOPHONIE, UNE AFFAIRE DE GÉNÉRATION

La géographie de la francophonie peut être définiede prime abord comme l’espace où se trouvent l’en-semble des peuples et des hommes et des femmesdont la langue maternelle, officielle, courante, adminis-trative, est le français. Cette langue française qui donnece sentiment d’appartenance à cet ensemble n’est pasexclusive des autres langues avec lesquelles elle coha-bite avec plus ou moins de bonheur et parfois de ma-nière conflictuelle. Cet espace est aussi politique parcequ’il regroupe des entités éparpillées sur l’ensemble duglobe, sur tous les continents, mais surtout parce quecomme aux Nations unies on y trouve le Sud et leNord, les riches et les pauvres, des démocraties et desautocraties… Cette francophonie qui s’est institution-nalisée lentement à partir des années 1970 est passéed’une coopération culturelle et technique, dans lecadre d’une agence, à une organisation représenta-tive de tous les continents. Elle assume la diversité reli-gieuse et linguistique dans le cadre d’une cohabitationbasée sur la solidarité des États et des peuples. L’ex-tension très large de la Francophonie institutionnellefait passer le critère de l’adhésion de la langue commecreuset fondamental de la francophonie à des consi-dérations plus politiques. Ceux-ci font de la Franco-phonie un mouvement visant à transformer les lienslinguistiques, culturels et historiques qui rapprochentcertains peuples en un ensemble géopolitique de coo-pération qui n’a toutefois pas vocation à constituer uneentité politique intégrée, ni un marché unique. La Fran-cophonie apparaît alors comme un espace de coopé-ration et de solidarité organisé et complémentaired’autres formes essentielles d’actions bilatérales. En

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même temps, elle n’exclue pas l’appartenance àd’autres entités économiques, culturelles, régionaleset/ou internationales.

La francophonie européenne regroupe la France,pays exclusivement de langue française, la Belgique(bilingue), le Luxembourg et la Suisse (trilingues) dontles situations ne sont pas identiques. Ainsi, alors quela Belgique et la Suisse se posent comme les « prolonge-ments linguistiques » de la France du fait du statut delangue maternelle du français dans ces pays, au Luxem-bourg le français se superpose au luxembourgeois età l’allemand.

Ce premier cercle de la francophonie européennes’est élargi à l’Europe centrale et orientale, après l’ef-fondrement de l’URSS et du bloc communiste. L’ou-verture sur le monde des pays d’Europe centrale etorientale s’est d’abord traduite par une volonté d’in-tégration à l’Union européenne et à l’OTAN. Nombred’entre eux ont également choisi d’adhérer à la Fran-cophonie, entre 1993 et 2004, pour des raisons cultu-relles5. Ces pays, jaloux de leurs cultures nationales, ontrésisté face aux empires germanique, ottoman, russe

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_________________________5. Les premiers pays qui ont fait acte de candidature et qui sont de-

puis 1993 membres à part entière de l’Organisation internationalede la Francophonie, sont la Bulgarie et la Roumanie. La Molda-vie s’inscrit dans la même dynamique et devient membre à partentière en 1996. Elle sera suivie par l’Albanie (1999) et la Macédoine(2001), avec le statut d’États membres associés. D’autres pays d’Eu-rope centrale et orientale rejoignent aussi la Francophonie, avec unstatut d’observateur au Sommet. Il s’agit, par ordre chronologiqued’adhésion, de la Pologne (1997), de la Lituanie, de la Slovénie,dela République Tchèque (1999), de la Slovaquie (2002), de la Hon-grie et de la Croatie (2004).

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puis soviétique. Les missions que l’Organisation in-ternationale de la Francophonie (OIF) s’est fixées, no-tamment la « promotion du pluralisme culturel etlinguistique dans le respect de la souveraineté desÉtats et des valeurs de liberté et de tolérance », coïn-cident donc avec leur souci de réintégrer les valeurs eu-ropéennes sans renoncer à leurs particularismes. Cettesituation leur permet en outre de bénéficier de critèresd’adhésion à la Francophonie moins contraignantsque ceux de l’Europe, première étape qui peut dé-boucher sur un coup de pouce substantiel des paysfrancophones de l’Europe à leur adhésion à l’Union eu-ropéenne (UE). La France a d’ailleurs réagi très favora-blement à cette extension par le biais de son secrétaired’État à la Francophonie mais aussi par l’intermédiairede la première responsable d’un des opérateurs de laFrancophonie, la Rectrice de l’Agence universitairede la Francophonie (AUF)6. Pour elle, cet élargissementcoïncide avec le souhait de voir se développer la démo-cratie, l’une des priorités de la francophonie politiquequi encourage la mutation des pays en développementvers l’État de droit et la démocratie, seule à même depermettre le développement économique et de réduire

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_________________________6. « L’élargissement de la Francophonie me semble un bon point

parce qu’il prouve qu’elle présente un pôle d’attractivité qui coïn-cide avec l’aspiration de pays en développement, par exemple enEurope de l’Est, à intégrer l’Europe de l’Union », souligne MichèleGendreau-Massaloux, Rectrice de l’AUF. « La sensibilité fran-cophone de la Roumanie est toujours présente, et il ne serait paspossible d’effacer l’importance que le français a eu pour la Rou-manie. La langue est l’outil premier de transmission d’une cultureet plus de deux siècles et demi d’utilisation, de lecture et de mo-delage des institutions roumaines sur des modèles français etbelge ont laissé des traces ineffaçables » (Cristian Preda, le secré-taire d’État chargé de la Francophonie).

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la fracture entre les pays du Nord et les pays du Sud,en Afrique mais aussi en Europe de l’Est, au Moyen-Orient et dans les Caraïbes.

La francophonie nord-américaine (Canada, Québec)s’inscrit dans une aire géographique marquée par ladomination territoriale de la langue anglaise. S’agis-sant du Canada officiellement bilingue, avec de trèsgrandes différences entre les diverses régions, l’anglaisy reste dominant. Au Québec où il constitue la seulelangue officielle, le français présente une certaine ho-mogénéité. Dès 1961, sous l’impulsion du Canada,150 recteurs d’Université francophones se sont réunispour créer une institution regroupant les universitéspartiellement ou entièrement de langue française(AUPELF), actuelle Agence universitaire de la Franco-phonie (AUF), montrant ainsi la volonté du Canada,par l’intermédiaire du Québec, de jouer un rôle impor-tant dans l’organisation de la francophonie. Ainsi, l’é-volution de la Francophonie tant au niveau des formesstructurelles que de l’approfondissement de son carac-tère international, qui l’exporte en dehors de l’Afrique,va donner une place importante au Canada par l’in-termédiaire du Québec. Titulaire de trois sièges au ni-veau de la représentation intergouvernementale,deuxième financeur de l’organisation, derrière la France,le Canada tient un rôle important dans la Francopho-nie institutionnelle.

La francophonie d’Afrique subsaharienne englobel’Afrique de l’Ouest, l’Afrique centrale, Djibouti. L’im-portance de la francophonie se justifie par le nombre depays contenus dans cet espace géolinguistique, 25 autotal. Le français y est à la fois langue officielle et seconde.

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Il a été constaté que l’appréhension du français dans cetterégion africaine, en contact avec les langues africaines,surtout après les indépendances, a engendré une cultureparticulière à ces pays, permettant de les distinguerdes autres pays sous influence anglaise ou portugaise.Le français y est aussi langue d’enseignement même siplusieurs de ces pays essayent de promouvoir l’en-seignement ou l’alphabétisation en langues nationales ;même si certains ont introduit ces langues à côté dufrançais à l’école, ces efforts restent marginaux.

Comme en Europe dans un contexte toutefois diffé-rent, certains pays non francophones mais lusophonesont été intéressés par une adhésion à la Francophonie.Cette adhésion est justifiée par leur proximité géogra-phique avec les pays francophones mais surtout par ladensité des rapports économiques et des flux humains.

La francophonie Maghrébine, qui englobe l’Al-gérie, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie, est liée àl’histoire coloniale de la France au XIXe siècle et auxrapports qu’entretient le français avec l’arabe, languede la religion et de la culture musulmane dominante.La langue française a pris officiellement un caractèreexclusif en Algérie, colonie française de peuplement,alors que dans les protectorats du Maroc et de la Tuni-sie, où existait de fait une certaine autonomie, la langueet la culture arabes ont pu être sauvegardées par le biaisde l’enseignement. Après les indépendances, les troispays du Maghreb du Nord ont adopté l’arabe commelangue nationale et officielle, rejoints en cela plus tar-divement par la Mauritanie.

Toutefois, le français, sans statut officiel, reste large-ment répandu comme langue seconde dans l’enseigne-ment et d’usage courant dans les administrations

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engendrant ainsi un bilinguisme de fait ; cette situations’est complexifiée en Algérie et au Maroc par la recon-naissance de la langue berbère comme langue nationaleet d’enseignement dans les régions berbérophones.

Toutefois, il est important de signaler que l’Algé-rie n’est quant à elle pas membre de la Francophonieinstitutionnelle, alors que la Tunisie est membre fon-dateur de l’Agence de coopération culturelle et tech-nique (ACCT), première institution internationale dela francophonie. Absente de la francophonie institu-tionnelle, pour des raisons de politique intérieure liéeau statut exclusif de la langue arabe du moins dans laconstitution7, l’Algérie l’est aussi vraisemblablementpour des raisons de positionnement en tant que paysnon-aligné, jugées incompatibles avec les orientationspolitiques et économiques plutôt libérales des troisinitiateurs de la première organisation de la francopho-nie en 19708. Cette suspicion est en plus renforcée parl’adhésion de l’Algérie à la Ligue arabe9.

Au niveau des États arabes, seul le Liban et l’Égyptesont membres de la Francophonie. Le Liban, commeplusieurs anciens protectorats français, a maintenu deforts liens culturels et politiques avec la France. Ces

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_________________________7. Article 3 de la constitution de 1976 : « L’arabe est la langue nationale

et officielle. L’État œuvre à généraliser l’utilisation de la languenationale au plan officiel ». La constitution de 1996 supprime ledeuxième alinéa et le remplace par la reconnaissance d’une deu-xième langue nationale, le berbère.

8. L’Algérie socialiste avait en effet d’autres partenaires en Afriquesur la base de son orientation politique et économique ; elle se veutnon-alignée et profondément tiersmondiste.

9. Le Président de la République a justifié sa présence au Sommetde Beyrouth en 2002 par « l’arabité algérienne suffisamment affir-mée ».

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liens historiques jamais rompus expliquent son inté-gration dans la Francophonie. S’agissant de l’Égypte,l’histoire napoléonienne qui a permis à une toute pe-tite élite de garder des liens avec la France n’en faisaitpas nécessairement un candidat à la Francophonie.C’est vraisemblablement l’histoire immédiate de lafin des années ’70, liée aux accords de Camps Davidpassés par le Président A. Sadate avec l’Israël, et la réac-tion très dure des pays de la Ligue arabe qui ont pous-sé l’Égypte à postuler une adhésion à la Francophonie.En effet, le retrait du siège de la Ligue arabe du Cairepour Tunis a abouti à l’isolement de l’Égypte dans lemonde arabe. L’adhésion à la Francophonie en 1982 luia permis de garder une visibilité au niveau internatio-nal. L’Égypte, la Tunisie, le Maroc, la Mauritanie et leLiban sont à la fois membres de la Francophonie et dela Ligue arabe, institutions qui mettent au cœur des dis-positifs l’utilisation d’une langue, le français et respec-tivement l’arabe. L’évolution de la Francophonie versle plurilinguisme et la diversité culturelle comme undes fondements de la Francophonie a rendu politique-ment correcte cette double appartenance.

La francophonie en Asie est confrontée à un envi-ronnement très largement anglophone qui met enconcurrence des opérateurs occidentaux. Sur le planéconomique l’anglais est dominant parce que l’Austra-lie et la Nouvelle-Zélande y jouent un rôle prépondé-rant. Le Cambodge, le Laos et le Vietnam sont les troispays membres de la Francophonie.

C’est au Vietnam que le rapport à la francophonie/Francophonie a été le plus compliqué. Le Vietnam co-lonie française, indépendante depuis 1954, dirigée auNord par le parti communiste, choisit de tourner le dos

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à l’ancien colonisateur, y compris sur le plan linguis-tique. Le Vietnam du Sud, après le retrait américain en1969, bien que la langue anglaise y soit fortement do-minante, adhère à la Francophonie en quête de légiti-mité politique. La réunification du Vietnam en 1976entraîne un repli momentané de la Francophonie, engénéralisant à l’ensemble du Vietnam la langue na-tionale du Nord et le russe comme première langueétrangère. Dans les années 1990, le Vietnam amorce undébut de libéralisation économique, sans changementpolitique, retire ses forces militaires du Cambodge etreprend sa coopération avec la France notamment surle plan culturel par l’installation de l’Alliance françaiseen 1991.

En outre, dans le cadre de la concurrence écono-mique des opérateurs occidentaux, la Francophonieintergouvernementale passe un pacte tacite avec leVietnam qui offre une opportunité réelle au Canada.Ainsi, le Canada, pure des péchés colonialistessupportés par la France et la Belgique, sera le repré-sentant, en Asie, d’une Francophonie économiqueexpurgée de son contenu idéologique. En 2002, leVietnam est représenté pour la première fois par sonPrésident de la République qui réaffirme à cette occa-sion son attachement à la communauté francophone,en particulier à ses aspects économiques, même sil’usage de la langue française reste marginal dans lepays.

Dans ce bref exposé inévitablement lacunaire a étéesquissée l’évolution spatiale et temporelle d’une insti-tution particulière, la francophonie (contenu) et laFrancophonie (contenant), définie comme une « ver-

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sion moderne de l’auberge espagnole »10 qui seraitd’abord française en l’occurrence. L’idée initiale vientde la France et plus particulièrement du général deGaulle qui plaide pour que les rapports de « colonisa-tion » deviennent des rapports de « coopération » entrela France et ses colonies. Cette politique était inséparabledu processus de décolonisation des 15 pays d’Afriqueet de Madagascar, de la fin de la guerre d’Algérie et desaccords de coopération consignés dans les « accordsd’Evian » de mars 1962. Cette coopération a été quali-fiée de « porte étroite par où passait toute la politiquefrançaise envers le tiers monde »11. Il y avait donc déjàdu multilatéral, au-delà de l’Afrique francophonemême si celle-ci reste le berceau de Francophonie in-tergouvernementale. Le poids financier de cette ins-titution repose essentiellement sur la France et leCanada dans une moindre mesure.

En se structurant comme une institution interna-tionale, personne morale de droit public, d’abord sousla forme d’agence culturelle puis d’organisation inter-nationale, la Francophonie est passée de la langue auxlangues, de la coopération culturelle aux probléma-tiques économiques, à la gouvernance, aux droits desindividus d’être protégés. Mais ne risque-t-elle pasainsi de se perdre ? La Francophonie serait-elle postcolo-niale, postsoviétique, postcapitaliste ? La Francophonie

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_________________________10. « Vocable au bonheur éminemment discutable, la Francophonie

a quelque chose d’une version contemporaine de l’aubergeespagnole, chacun y trouve ou croit y trouver ce qu’il a apporté »,J.-M. Leger, premier responsable de l’Agence de coopérationculturelle et technique (ACCT).

11. P.-M. de La Gorce, « De la coopération algérienne », Revue Per-sée, 1966, vol. 31, n° 3, pp. 276–290.

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pourrait-elle devenir un modèle original de coopéra-tion économique et culturelle basée sur le partage desvaleurs minimales à définir ensemble ? Telles sont lesquestions auxquelles elle aura à répondre si elle veutpasser du statut d’organisation intergouvernemen-tale à celui de communauté singulière.

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2. La résolution des crises et des conflits

dans la communauté francophone

Est-il pertinent d’analyser la notion de « commu-nauté francophone » à travers la question des crises etdes conflits ? En quoi une « communauté », quellequ’elle soit, s’affirmerait comme telle à l’occasion desconflits et des crises auxquelles elle peut être confron-tée ? De quelle manière l’idée d’une communautéfrancophone peut-elle se jouer à l’aune des conflits oudes crises ?

Le problème peut être envisagé selon deux pers-pectives différentes, mais non contradictoires. Il peuts’agir soit des conflits qui ont cours dans l’espace fran-cophone, soit de la manière dont la « communautéfrancophone » s’implique dans des conflits qui sur-gissent en dehors de son espace. Dans le premier cas,l’histoire des peuples nous montre que le destin d’unecommunauté (sa capacité de se perpétuer, de se conser-ver), dépend de l’intensité des conflits qui la traversentet de sa capacité de les résorber. C’est là que le rapportentre la résolution des conflits et une communauté semanifeste avec le plus de force. Sans une prise en chargecollective, « communautaire », des conflits qui ontcours dans l’espace d’une communauté, c’est l’exis-tence même de cette communauté qui se trouve remiseen question. Songeons par exemple aux critiques qui ontété formulées en direction de la « communauté inter-nationale » quand certaines tragédies, comme le gé-nocide rwandais, ont pu se produire avec l’ampleursurréaliste que tout le monde connaît, sans qu’uneintervention efficace de la « communauté interna-tionale » soit déployée pour l’arrêter. Des événements

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comme ceux-là conduisent généralement à douterque la notion de communauté internationale soit pour-vue de sens.

La seconde perspective a une importance secon-daire. Une communauté peut exister et se conserversans avoir à s’impliquer dans des conflits qui sur-gissent ailleurs, en dehors de son périmètre. Dans lepire des cas, elle risquerait simplement de revêtir,dans le concert des communautés, la mauvaise imagede l’indifférence, de l’ethnocentrisme ou de l’égocen-trisme. Pour autant, sa propre intégrité, en tant que« communauté », ne s’en trouverait pas forcément me-nacée. L’« absence » d’une communauté sur les scènesoù se déroulent un certain nombre d’événements plusou moins importants, à une échelle régionale ou mêmeinternationale, peut même constituer l’un des moyensles plus efficaces pour la conservation de son intégrité.

Qu’en est-il de la résolution des conflits dans ou parla « communauté francophone » ? Les deux dernièresdécennies ont été marquées par de nombreuses crises,sociales et politiques, dans l’espace francophone etailleurs, qui permettent d’évaluer la signification d’unecommunauté francophone. Comment celle-ci se mani-feste en tant que communauté par rapport aux criseset aux conflits qui se produisent, d’abord dans sonpropre espace, et aussi ailleurs ?

DES NORMES « FRANCOPHONES » POUR LA GESTION DES CRISES ET DES CONFLITS ?

La « communauté » francophone possède-t-elledes normes spécifiques pour la gestion des conflits ?Pour répondre à pareille question, la démarche qui

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s’impose comme naturellement est de se référer auxtextes et aux documents qui régissent l’organisation.Mais on pourrait davantage « complexifier » le pro-blème en s’interrogeant sur le caractère (spécifique-ment) francophone de ces normes. On pourrait parexemple dire que ces normes ne peuvent être dites« francophones » que si elles portent la marque de cepar quoi la francophonie se définit spécifiquement, no-tamment en tant que communauté. Mais si on laissaitde côté ce culte de la spécificité francophone, si on re-nonçait à chercher ce qui fait la particularité de lafrancophonie dans les normes qu’elle se donne, onpourrait aussi voir comment, tout en reprenant un cer-tain nombre de principes définis dans le cadre d’autresinstitutions comme l’ONU, la francophonie réussit à se les approprier, à y inscrire une marque distinctive,de sorte qu’on puisse affirmer, précisément, que dansces normes se joue l’idée même d’une communautéfrancophone.

La problématique de la gestion des conflits occupeen effet une place importante dans les textes onusiens.Il y est question, ainsi que le mentionne la Charte del’ONU, d’écarter les menaces à la paix, de réprimer lesactes d’agression, mais aussi de prévenir les conflits.L’ONU a également développé le concept de « diplo-matie préventive », notamment dans l’Agenda pour lapaix de 1992, pour désigner un certain nombre de dé-marches à entreprendre en vue de désamorcer les con-flits entre plusieurs États ou entre plusieurs groupesau sein d’un État. Ces démarches comportent la col-lecte des informations, l’alerte précoce, le déploie-ment préventif et la démilitarisation de certaineszones. L’ONU a également insisté (cf. Rapport du Mil-lénaire du Secrétaire général de l’ONU, 2000 ; Rapport

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Brahimi, 2000 ; Rapport [du Secrétaire général del’ONU] sur la prévention des conflits armés, 2001 ; Rap-port de la CIISE sur « La responsabilité de protéger »,2001 ; Rapport sur les menaces, les défis et les change-ments – « Un monde plus sûr, notre affaire à tous »,2004) sur la nécessité d’agir en amont sur les facteurssocio-économiques et politiques des conflits commemeilleure stratégie de prévention.

La Francophonie a repris pour son propre comptela même problématique, déjà de manière implicitedans la Déclaration de Bamako (2000), mais de manièreencore plus explicite dans la Déclaration de Saint-Bo-niface (2006), intitulée précisément « Prévention desconflits et sécurité humaine ». C’est le lien établi entrela prévention et la « démocratie » et aussi avec la « sé-curité humaine » qui pourrait apparaître comme unespécificité francophone. En effet, dans la Déclarationde Saint-Boniface, les renvois à la Déclaration de Ba-mako abondent. Or dans cette dernière déclaration, ilest question de la construction d’une « communautépolitique » fondée sur les valeurs partagées de la dé-mocratie, de l’État de droit, avec la pratique des élec-tions régulières, libres et équitables. S’il a été observéque l’absence de la démocratie constituait l’une descauses principales des conflits, en particulier dans l’es-pace francophone, on comprend que la question de ladémocratie soit devenue centrale dans la politiquefrancophone de la gestion ou en particulier de la pré-vention des conflits, ce qui n’est pas explicitement lecas dans les textes onusiens. En outre, l’associationentre prévention et sécurité humaine peut égalementêtre considérée comme une particularité de la « com-munauté francophone », au moins par son caractèredirect et explicite (ce lien existe mais de manière sim-

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plement implicite dans les textes onusiens). La fran-cophonie affirme également sa volonté de collaboreravec l’ONU dans ses initiatives de résolution des con-flits. On pourrait craindre une sorte d’éclipse de sonidentité dans cette collaboration, mais au contraire,celle-ci lui permet de la mettre en évidence. Il s’agitpour elle de participer aux initiatives de prévention desconflits par le déploiement de son propre dispositifd’alerte précoce, par exemple, et encore plus par sonpropre « mécanisme d’observation et d’évaluation per-manentes des pratiques de la démocratie, des droits etdes libertés dans l’espace francophone »12, la consolida-tion des capacités d’analyse et de « réflexion sur lescauses et les facteurs de conflictualité… »13.

On peut toutefois déplorer que la notion de sécuri-té humaine (qui ferait donc cette spécificité franco-phone) ne soit pas suffisamment définie. Certes, lanotion est rattachée à la satisfaction des besoins vitaux,au droit au développement, à la sécurité de l’individu,mais les mécanismes de mise en œuvre de ces principesne sont pas prévus. En outre, en considérant les écartsconsidérables qui existent entre les différents membresde la francophonie, du point de vue du niveau de ladémocratie comme de celui de la sécurité humaine, onpourrait affirmer que l’idée d’une communauté fran-cophone aurait quelque mal à s’exprimer à traversces deux paramètres importants de la problématiquede la prévention des conflits.

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_________________________12. Déclaration de Saint-Boniface, art. 7.

13. Déclaration de Saint-Boniface, art. 8.

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DE LA « PRÉSENCE FRANCOPHONE » DANS LA GESTION DES CRISES ET DES CONFLITS

Dans son Rapport sur l’état des pratiques de la démo-cratie, des droits et des libertés dans l’espace francophone(2008), la Francophonie souligne sa difficulté à cernerles contours des différents conflits qui se sont mani-festés dans son propre espace : « En dépit des multiplesinitiatives qui ont été entreprises, ces situations de con-flit et de transition perdurent. Plurielles dans leursmanifestations, car générées par des causalités autantmultiples que complexes, elles se soumettent difficile-ment aux impératifs catégoriques d’une nomencla-ture rigoureuse » (Rapport, p. 140). L’espace francophonerassemble en effet des pays et des peuples ayant destraditions, des histoires et des cultures politiquesdiverses. Cette diversité est en général considéréecomme un atout à conserver et même à promouvoir.Mais elle devient un problème si elle entrave la possi-bilité d’un accord sur les normes de la démocratie(considérée, dans la perspective de la Déclaration deBamako, comme l’un des moyens les plus efficaces dela prévention des conflits), et si en plus elle compliquela tâche de comprendre les crises pour pouvoir y trou-ver une solution « communautaire » appropriée. Cettediversité est considérée ici comme la cause principalede l’échec des multiples initiatives de gestion des con-flits.

Dans une démarche purement empirique, une ty-pologie des crises et conflits dans l’espace franco-phone a été dégagée. Elle comprend cinq grands traits :1. Situations de sortie de crise négociée avec l’interven-tion d’un médiateur (Togo, Côte d’Ivoire) ; 2. Situationsde crises qui persistent (République démocratique du

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Congo, Burundi, Comores, Tchad, République cen-trafricaine) ; 3. Situations de crise larvée (Niger, Mali) ;4. Situations de réactivation de crises gelées (Mol-davie et Caucase du Sud) ; 5. Situations de crise insti-tutionnelle (Rapport, p. 140). Cette typologie est uneillustration de la diversité dont il a été question plushaut. Elle invite, à chaque fois, à inventer les stratégiesqui conviennent dans les tentatives de résolution descrises, d’abord en tentant d’accentuer la politique deprévention, avec notamment la mise en œuvre efficacede l’alerte précoce, mais aussi en jouant un rôle plusou moins déterminant dans les processus de sortiede crise.

La Francophonie s’inscrit dans une dynamiquemultilatérale en matière de prévention et d’alerte pré-coce et partage les limites observées dans le déploie-ment de ce dispositif. Mais en même temps, l’OIF a faitvaloir l’intérêt particulier qu’elle attache à la préven-tion et à la question de l’alerte précoce, en initiant, con-jointement avec l’ONU, une rencontre à Paris en avril2008 sur cette question. Nombreuses sont les organi-sations, intergouvernementales et non gouvernemen-tales, qui ont été conviées à cette rencontre14. Et quecelle-ci se soit tenue sous les auspices de l’OIF lui per-met d’affirmer, sur la scène internationale, l’importancequ’elle accorde à la problématique de la prévention descrises et des conflits.

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_________________________14. Commonwealth, Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest,

Communauté des États de langue portugaise, Communautédes États d’Afrique centrale, Haut Commissariat des Nationsunies pour les réfugiés (HCR), Ligue des États arabes, Commis-sion de l’Union africaine, Commission européenne, Conseil del’Union européenne, Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest,International Crisis Group, Wanep.

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La participation aux opérations de maintien de lapaix est aussi un lieu qui permet d’évaluer l’importancede la présence francophone. Certes, l’OIF a toujours pré-féré s’investir davantage dans la prévention que dansla participation directe aux opérations de maintien dela paix. Mais le fait qu’un nombre important de conflitset de crises se déroulent à l’intérieur de son proprepérimètre rendait non raisonnable ce confinementdans le rôle, plus ou moins efficace, de la seule préven-tion des conflits. C’est pourquoi en novembre 2005 àAntananarivo, lors de la 21e session de la Conférenceministérielle de la Francophonie, il a été question, àl’initiative de la France, d’examiner de près la questionde la participation de la Francophonie aux opérationsde maintien de la paix.

Outre son importance géopolitique, la participationde la Francophonie à ces opérations comporte un en-jeu d’efficacité. Cet enjeu concerne le problème de lacommunication dans les lieux où il est question de « né-gocier » avec des protagonistes ne pouvant com-muniquer qu’en français. L’absence de contingentsfrancophones dans ces opérations peut donc, de touteévidence, contribuer à freiner le processus de sortie decrise. La communauté francophone trouve donc làl’un des arguments les plus forts pour remettre encause l’unilinguisme de fait qui s’est installé dans lesorganisations internationales, y compris dans celles qui,comme l’ONU, reconnaissent plusieurs langues detravail dont le français. Pour s’affirmer, la communau-té francophone est appelée à déployer plus d’effortdans la participation à ces opérations de paix, en par-ticulier quand elles concernent un pays appartenantà leur propre espace. L’efficacité d’une telle participa-tion peut aider à revoir les procédures de recrutement

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au sein de l’ONU, notamment au Département desopérations de maintien de la paix, afin que la nonmaîtrise de l’anglais ne soit plus un facteur discrimina-toire. Un autre facteur de discrimination est interne àla communauté francophone elle-même. Elle concernela participation des pays francophones du Sud, nedisposant pas de moyens logistiques adéquats pour cesopérations. C’est un obstacle qui est levé grâce à unsoutien accordé aux pays du Sud dans le cadre departenariats avec des pays du Nord. Ainsi en est-il parexemple du partenariat entre le Canada et le Mali etentre la Belgique et le Bénin, pour la formation des con-tingents de policiers ou militaires, ou aussi pour l’achatd’équipements performants. Ces soutiens ont permisau Mali d’envoyer 300 hommes dans le cadre del’ONUCI, en Côte d’Ivoire, et 750 hommes dans lecadre de la MONUC pour la RDC. Les statistiques dela participation de la francophonie aux opérations demaintien de la paix montrent le rôle de plus en plus si-gnificatif qu’y jouent les pays francophones15.

La communauté francophone est donc concernéede près par les crises et les conflits, qu’il s’agisse de ceux,très nombreux, qui se manifestent sur son propreespace, ou de ceux, tout aussi nombreux, qui se dé-roulent ailleurs. Par rapport aux crises « internes » àl’espace francophone, sa survie en tant que commu-nauté est en jeu. Même si ces crises sont plus ou moinsconfinées, en général, dans le cadre d’un État, c’est tou-jours une remise en cause des idéaux de paix et de res-pect des droits de l’Homme considérés comme valeurs

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_________________________15. Voir le Rapport sur l’état des pratiques de la démocratie, des

droits et des libertés dans l’espace francophone, 2008, p. 166.

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qui définissent l’identité francophone et justifient quela Francophonie se définisse en tant que communauté.Toute crise « interne » à l’espace francophone nonprise en charge par la « communauté francophone »est une négation de la réalité de cette communauté, etaussi une révélation de son caractère purement idéo-logique, dans le sens marxiste du mot. S’agissant descrises en dehors de l’espace francophone, l’implicationde la communauté francophone dans la recherche dessolutions de ces situations est elle aussi dictée parl’une des valeurs centrales de la Francophonie : la soli-darité. L’absence de la communauté francophone dansces situations signifierait aussi, logiquement, la néga-tion de l’une de ses valeurs.

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3. Savoirs en partage :

éducation et transmission du savoir

Spontanément, l’enseignement apparaît comme lemédia le plus adapté et le plus efficace pour mainteniret développer la communauté des francophones. Dès1970, il y est fait allusion dans la Convention de Nia-mey décidant la création de l’Agence de coopérationculturelle et technique, sous la forme d’un engagementde développer les « moyens nécessaires notamment àla formation des enseignants et des spécialistes de lalangue et de la culture françaises » (Convention de Nia-mey de 1970, art. 2-c). Depuis ce texte fondateur, il n’estguère de texte un peu solennel adopté notammentpar les sommets de la francophonie qui n’y fasse allu-sion, ainsi, et pour s’en tenir à ce seul exemple, de laCharte de la Francophonie telle qu’elle a été approu-vée à Antananarivo en 2005 qui place « la promotionde l’éducation et de la formation » parmi les objectifsde la jeune OIF (art. 1 de la Charte).

En effet, l’histoire plus lointaine de la francopho-nie témoigne de la place qu’y ont toujours occupée lesinstitutions tendant à développer un effort de forma-tion. Si l’on s’en tient aux origines immédiates – ce quioblige cependant à remonter aux dernières décenniesdu XIXe siècle – il faut rappeler le rôle fondateur desAlliances françaises vouées en priorité à l’enseignementde la langue française et caractérisées depuis leur ap-parition en 1883 par une volonté de s’adapter à chaquepays où s’exerce leur activité. La règle est en effet d’a-dopter chaque fois une forme juridique empruntée audroit local, en se donnant des responsables ayant lanationalité du pays considéré. Les conditions de mise

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en place de ce vaste réseau qui compte actuellementplus d’un millier d’établissements sur les six continentssont révélatrices de l’ambiguïté des intentions quimotivent ses fondateurs à l’origine. Parmi les princi-paux instigateurs de ce projet prometteur, figure eneffet Paul Cambon, alors chef de cabinet de Jules Ferry,ce dernier surtout passé à la postérité comme fonda-teur de l’école républicaine, gratuite, laïque et obliga-toire mais à l’époque également considéré commel’un des chefs du « parti colonial » comme l’on disait.

De fait, avec ces Alliances françaises, il s’agissait,au lendemain de la défaite de 1870 et pour rompre avecle sentiment d’humiliation nationale et de déclin quien résultait, d’affirmer le rayonnement de la France etde sa langue dans le monde et notamment dans ses co-lonies. Les buts actuels de la Fondation Alliance fran-çaise témoignent de la volonté des responsables derompre ostensiblement avec ces origines un peu im-modestes et dominatrices. Les quatre missions de cetimportant réseau sont donc définies en ne reculant pasdevant des répétitions maladroites du point de vuestylistique : « proposer des cours de français en Franceet dans le monde à tous les publics, mieux faire con-naître la culture française et les cultures francophonesdans toutes leurs dimensions, favoriser la diversité cul-turelle en mettant en valeur toutes les cultures »16.

Si le rôle décisif des Alliances françaises dans lemonde n’est ignoré par aucun de ceux qui s’intéressentà la pratique du français, en revanche il est, sur cettequestion de l’éducation et de la transmission du savoircomme lieu et situation où se joue l’idée de commu-

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_________________________16. Présentation de l’Alliance française sur son site :

http://www.alliancefr.org/sommes-nous.

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nauté francophone, un autre type de constat moinsconnu car moins évident. Il s’agit de la présenceobstinée du modèle universitaire napoléonien dans lemonde comme élément d’alternative au systèmeanglo-saxon, et donc conservé dans nombre de paysau-delà parfois de ce qu’en a gardé la France. L’on peutainsi constater l’influence d’une structure d’enseigne-ment primaire, secondaire et supérieure héritée d’unschéma centralisé remontant au début du XIXe siècle,encore reconnaissable malgré de multiples réformesintroduites au cours du XXe siècle et résultant desinfluences allemande, américaine et même japonaiseun temps, avec des effets de mode inégalementdurables.

La plupart des pays francophones se sont plus oumoins appropriés les schémas français en les adaptantchacun à sa logique propre. Témoignent encore aujour-d’hui de cette volonté de coordination, les conditionsde mise en œuvre de l’effort académique en vue de lagénéralisation du schéma LMD (licence, master, doc-torat) appuyé par l’Europe. Il n’est jusqu’aux méthodesd’enseignement et aux exigences de la recherche quine puissent par quelque côté être considérées commerelevant d’une logique francophone. Même si lamondialisation exerce, ici comme ailleurs, une forteprégnance sur les évolutions, les hiérarchies et lesclassements, une sorte de modèle francophone, nour-ri d’importantes relations réciproques, est assez facile-ment repérable, avec des jeux d’influences croisées.Du point de vue institutionnel, deux instances entre-tiennent ces solidarités. Il s’agit d’une part et depuis 1960de la Conférence des ministres de l’Education des paysayant le français en partage (CONFEMEN) qui joue unrôle d’informations réciproques et de concertation. Il

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s’agit d’autre part et depuis 1972 du Conseil Africainet Malgache pour l’Enseignement Supérieur (CAMES)qui joue un rôle très important pour le recrutement etla carrière des professeurs ainsi que pour la recon-naissance des diplômes des établissements d’en-seignement supérieur de l’Afrique subsaharienne.

La dimension pédagogique ne se limite évidem-ment pas à organiser des cours de français. Le souci depromouvoir des enseignements mêlant valeurs cultu-relles, politiques et sociales correspond à l’image ac-tuelle de la francophonie qui ne se veut pas seulementfondée sur une langue commune mais également surla référence au respect des droits de l’Homme et àune pratique aussi scrupuleuse que possible de ladémocratie. Cet aspect de valeurs communes est si im-portant que, dans certains cas, les institutions franco-phones peuvent accepter de contribuer à les répandredans une autre langue que le français, la défense de lalangue paraissant alors secondaire par rapport àd’autres éléments de solidarité, ce qui aurait sansdoute surpris les fondateurs de la Francophonie.

Enfin et bien sûr, cette dimension « éducation ettransmission du savoir » ne saurait être traitée sans seréférer à l’Agence universitaire de la Fancophonie. Sacréation en 1961 à Montréal manifeste le souci de se si-tuer dans une perspective refusant ostensiblement dese réclamer des seules initiatives émanant de l’anciennemétropole. Parmi les promoteurs de cette structure, l’ontrouve surtout des membres de la francophonie péri-phérique, au premier chef des universitaires québécoiset marocains. La dénomination choisie à l’originemontre également la volonté de refuser toute formed’exclusivisme mais d’accueillir au contraire des éta-blissements d’enseignement supérieur utilisant et par-

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fois de façon majoritaire d’autres langues que le fran-çais : « Association des universités partiellement ouentièrement de langue française ».

Au-delà du constat banal de son rôle éminent pourla structuration de la coopération académique fran-cophone, l’on peut souligner la tendance à encouragerdes opérations communes fondées sur la promotiondes disciplines techniques. L’enseignement en françaisn’est pas seulement utilisé pour des cours littéraires etculturels mais également pour encourager les transfertsde technologie et l’accès aux recherches scientifiquesles plus pointues. C’est une façon de valoriser la fran-cophonie et d’être utile aux bénéficiaires de ces forma-tions dans une perspective d’insertion professionnelleindividuelle, de promotion sociale collective et de dé-veloppement économique national.

Pour autant la conviction que l’éducation et le sa-voir constituent un lieu et une situation privilégiés oùse joue l’idée de communauté francophone se heurteà certains obstacles qu’il serait irréaliste de se dissimu-ler. Ainsi, dans nombre de pays, notamment en déve-loppement et qui se veulent encore marqués par desidéologies socialistes, voire marxistes, le contrôle del’appareil éducatif apparaît comme un enjeu politiquemajeur, garant de la durée du régime et de ses valeursfondamentales. Dans ces conditions, faire ou laisser sefaire une place significative au français ou aux ensei-gnements techniques en français tend parfois à devenirle résultat de négociations qu’un État est mieux àmême de conduire qu’une organisation internationaleau statut en devenir comme l’OIF. Parfois, à l’inverse,certaines autorités nationales préfèrent passer conven-tion avec cette dernière, que l’on ne peut soupçonnerd’arrière-pensées nationalistes. À noter qu’à l’inverse

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aussi, la volonté de certains dirigeants de ne pas en-courager le « tout anglais » peut bénéficier aux pro-grammes francophones.

Les attentes sociales à l’égard de l’appareil d’en-seignement sont, un peu partout dans le monde, deplus en plus importantes et pressantes : on exige desmaîtres non seulement qu’ils apportent un certainnombre de connaissances et de pratiques à mêmed’assurer la meilleure entrée possible des élèves dansle monde professionnel, mais aussi qu’ils favorisent labonne insertion au sein de la communauté en prêchantdes valeurs fondées sur les droits de l’Homme et la dé-mocratie. Il appartiendrait aux enseignants d’exhorterau respect de bonnes pratiques sociales à même d’évi-ter des formes de délinquance lourde ou légère, voired’informer sur des exigences minimum en matièred’hygiène ou de protection de l’environnement. Yajouter la connaissance du français comme langued’ouverture culturelle viendrait encore aggraver cetalourdissement des programmes à caractère civique.

Enfin, l’expérience a montré les limites d’une in-sertion mal préparée d’enseignements destinés à ré-pandre une langue étrangère. Dans nombre de paysayant décidé d’imposer une langue nationale différentede celle qui était pratiquée de façon ancestrale, l’on aconstaté l’échec de ces politiques, sauf à ce qu’ellessoient imposées longuement et habilement ou à cequ’elles s’appuient sur une adhésion des populations.Seule cette dernière hypothèse pourrait être acceptéedans le cadre d’une extension de la francophonie etd’un projet de contribution au développement écono-mique.

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4. Quels sont les enjeuxstratégiques de la notion

de communauté francophone ?

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1. Les usages de la notion

de « communauté francophone » :

slogan idéologique, stratégie géopolitique

ou affirmation d’une identité ?

Il convient tout d’abord d’analyser la question quisert de sous-titre à cette section, car elle renferme dessous-entendus qui pourraient remettre en cause la di-gnité de la notion de « communauté francophone ». Unslogan, qui plus est idéologique, renvoie toujours à undiscours de propagande, une formule ayant pour butd’exprimer une idée en vue d’impressionner, voirede subjuguer un auditoire, de l’amener à adhérer à unecertaine cause. Une stratégie géopolitique n’est pas plus« innocente » qu’un slogan idéologique. Elle consiste,pour une entité politique (État, organisation, institu-tion), à se situer de la manière la plus avantageuse pourelle-même dans une constellation d’États ou d’insti-tutions, dans laquelle se tissent des rapports de forcefondés sur des données diverses d’ordre économique,militaire, culturel, etc. S’agissant de l’affirmation d’uneidentité, elle peut certes participer d’une stratégie géo-politique, mais elle est ce qui permet à un groupe deraviver la conscience de sa spécificité, et aussi de l’ap-partenance à une même entité. Quoi qu’il en soit, lesusages de la notion de communauté francophonen’obéissent pas aux mêmes objectifs, ils sont dictés pardes déterminants multiples dont certains sont liés auxcontextes géopolitiques et d’autres aux acteurs quirevendiquent ces notions.

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UNE SITUATION D’INSÉCURITÉ GÉOPOLITIQUE ?

Peut-on parler d’insécurité géopolitique de la« communauté francophone », de sorte que l’invoca-tion de cette notion puisse être considérée comme unantidote à cette insécurité, une manière de la conjurerpour affirmer sa place dans l’ordre international ? Sil’on se réfère à un certain nombre de données factuelles,on ne peut pas a priori parler d’insécurité. La fran-cophonie (avec un petit f), entendue dans le sens depeuples et de locuteurs de la langue française, repré-sente tout de même 10 % de la population mondiale,ce qui se traduit par un chiffre d’environ six cent mil-lions de personnes réparties sur pratiquement tous lescontinents de la planète. En considérant la trentaine depays où le français est une langue officielle ou co-offi-cielle, utilisée donc dans l’administration, l’enseigne-ment, les médias, la justice, le commerce, les échanges,on peut affirmer que cette langue occupe une positionpolitique et même stratégique importante. Si en pluson prenait en compte l’enseignement du français dansdes pays n’ayant pas le français comme langue offi-cielle, on obtiendrait une population « francophone »encore plus significative. C’est, entre autres, le cas desAntilles anglaises (Dominique et Sainte-Lucie) et despays d’Afrique (la Guinée-Bissau, le Cap-Vert dont lalangue officielle est le Portugais, de même que la Gui-née équatoriale qui est hispanophone), qui sont entou-rés de pays francophones avec lesquels ils entretiennentdes liens d’échanges économiques et culturels impor-tants. C’est aussi le cas de nombre d’autres paysd’Amérique et de l’Europe où le français est enseigné,dans des institutions scolaires et universitaires, commelangue étrangère.

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Et si l’on prenait la Francophonie (avec un grand F)comme l’ensemble des institutions, des États ou gou-vernements qui y participent, on peut observer qu’ellereprésente 12 % de la production économique mon-diale et 15 % des échanges commerciaux internatio-naux1. Dans la structure de la Francophonie, il existedes institutions qui donnent une certaine visibilitéinternationale à la communauté francophone, commel’Organisation internationale de la Francophonie (OIF),l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) quijoue un rôle important dans la promotion de la re-cherche francophone, le Consortium des télévisionsfrancophones (TV5), l’Assemblée parlementaire de laFrancophonie (APF), l’Association internationale desmaires et responsables des capitales et des métropolespartiellement ou entièrement francophones (AIMF),pour ne citer que quelques exemples. En couvrant lesgrands domaines de la vie culturelle, voire politiquedans l’espace francophone, la Francophonie se donnedes moyens institutionnels de faire entendre sa voiedans l’ordre international.

Ce que l’on appelle « communauté francophone »,que l’on considère le nombre de locuteurs de la languefrançaise, le nombre d’États qui adhèrent à l’OIF, et lenombre d’organisations francophones, occupe doncune place relativement importante sur l’échiquier in-ternational. Et sous l’effet de la croissance démogra-phique dans les pays francophones du Sud du Sahara,et de l’augmentation quasi constante du nombre dedemandes d’adhésion à l’OIF, le rayonnement de la

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_________________________1. Voir Jacques Soppelsa, « Préface », in Francophonie et relations in-

ternationales, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009,pp. 10–11.

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francophonie reste encore dans une situation de rela-tive progression. Certes, par rapport au nombre de seslocuteurs, le français n’occupe que la 9e place dans lemonde, derrière le chinois, l’anglais, l’hindoustani, l’es-pagnol, le russe, l’arabe, le bengali, le portugais. Toute-fois, d’un point de vue géopolitique, le français resteencore la deuxième langue du monde après l’anglais.

On ne peut pas pour autant nier que ce rayonne-ment doit faire face aujourd’hui au rôle que joue deplus en plus l’anglais comme langue de communica-tion internationale2 et aussi comme langue de diffusiondu savoir. C’est à l’anglais que l’on recourt spontané-ment quand l’on se trouve dans un pays étranger nonanglophone dont on ne connaît pas la langue. Lenombre de publications et de revues qui paraissent enanglais, dans les différentes disciplines scientifiques,ne manque pas d’impressionner les chercheurs fran-cophones qui soit tentent de publier dans ces revuesanglophones pour « se faire connaître », soit travaillent,comme dans le cadre de l’Agence universitaire de laFrancophonie, à promouvoir des publications franco-phones, pour assurer une présence francophone visibledans le monde du savoir. Comme le dit bien Jean-Marc Léger : « On étudie l’anglais (avant toute autrelangue étrangère et de plus en plus souvent commeseule langue étrangère), on utilise l’anglais sitôt que l’onest hors de son pays, on publie en anglais, présente sescommunications en anglais dans les réunions scienti-fiques ou dans les débats politiques, parce que c’est lalangue la plus répandue, la plus connue, celle dans la-quelle on a le plus de chance de se faire entendre, etc.,

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_________________________2. Voir Jacques Barrat et Claudia Moisel, Géopolitique de la francopho-

nie : un nouveau souffle ?, Paris, La Documentation française, 2004.

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mais ce faisant on contribue soi-même, chaque jour, àrenforcer cette emprise de l’anglais. »3

On pourrait parler ici d’une certaine « insécurité lin-guistique »4 de la francophonie. On en a quelquesillustrations, à l’échelle d’un certain nombre de terri-toires francophones. Le Québec a non seulement misen place des mesures juridiques protectrices de lalangue française comme la célèbre « loi 101 » qui inter-dit aux parents francophones du Québec d’envoyerleurs enfants dans les écoles anglophones, et, dans sapolitique de l’immigration, accorde une priorité à despersonnes ayant une bonne connaissance de la languefrançaise. Au Cameroun, c’est devenu une pratique deplus en plus répandue, pour des parents francophones,d’inscrire leurs enfants dans des écoles anglophones afinde leur garantir prétendument de meilleures oppor-tunités pour la poursuite de leurs études à l’étranger (enparticulier en Amérique du Nord). Au Rwanda, legouvernement a décidé, en 2008, que le français cèderala place à l’anglais qui, à partir de 2011 sera la seulelangue d’enseignement dans l’ensemble du pays. Celapermettrait, d’après le même gouvernement, d’adhé-rer plus facilement au Commonwealth et d’intégrerl’ordre international.

Dans les grandes organisations internationalescomme l’ONU, il a été aussi relevé que l’anglais tendaità supplanter les autres langues de travail comme lefrançais, et que certaines missions internationales del’ONU, comme les opérations de maintien de la paix,

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_________________________3. Jean-Marc Léger, La Francophonie : grand dessein, grande ambiguïté,

Québec, Éd. Hurtubise HMH, 2000, p. 173.

4. Voir Michel Francard (dir.), L’insécurité linguistique en communautéfrançaise de Belgique, Bruxelles, Service de la langue française, 1993.

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accusaient une sous-représentation des francophones.Dans les processus de résolution des crises et des con-flits, la participation de la communauté francophonepourrait pourtant être d’une efficacité certaine, en par-ticulier quand ces crises ont lieu dans l’espace fran-cophone.

Dans l’espace européen, pratiquement tous lespays de l’Union européenne utilisent la langue anglaisecomme première langue de communication interna-tionale. Ceci ne pourra qu’entraîner une diminution del’engouement avec lequel le français est choisi commelangue étrangère par les étudiants. Les pays de l’Est quiviennent d’adhérer à l’Union européenne, comme laHongrie, la Roumanie, la Bulgarie, tempèrent égale-ment leur enthousiasme pour la langue française auprofit de la langue anglaise qui tend finalement às’imposer comme principale langue de communicationdans les forums européens.

Au regard de cette situation, l’usage de la notion de« communauté francophone » contribue, d’une manièreou d’une autre, à renforcer la position géopolitique dela francophonie5 sur la scène internationale, avec pourobjectif inavoué de contrer l’influence de plus en plusgrande de la langue anglaise et de la culture anglo-saxonne. Certes, comme le dit Jacques Barrat, « la Fran-cophonie n’est pas une citadelle assiégée par l’anglais »6,puisqu’elle prêche la promotion de la diversité cultu-relle. Mais rien ne s’oppose à ce que l’on perçoive, dans

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_________________________5. Voir Jacques Barrat et Claudia Moisel, Géopolitique de la francopho-

nie : un nouveau souffle ?, éd. cit.

6. « Ce qu’est la Francophonie : entretien avec le professeur JacquesBarrat », in http://www.droitshumains.org/Francophonie/est_francoph.htm (consultée le 10/09/2010).

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cette politique de promotion de la diversité, une armecontre l’hégémonie culturelle qui provient du côtéanglo-américain.

LA NOTION DE COMMUNAUTÉ FRANCOPHONE

À L’ÉPREUVE DE SON INSTRUMENTALISATION

Beaucoup s’interrogent à juste titre sur la perti-nence de l’adhésion de certains États, qui deviennentainsi des « pays francophones », lors même que lenombre de locuteurs de la langue française (3000 fran-cophones au Cambodge, 5100 au Vietnam, 200 en Bul-garie, 100 en Albanie) est très largement inférieur àcelui des pays non francophones comme la GrandeBretagne (15.000 francophones), les États-Unis (3,4millions de francophones)7. C’est que l’adhésion de cespays ne constitue pas seulement un enjeu linguis-tique. Elle permet d’abord à la « communauté franco-phone », fût-elle marquée par une « triple diversité »8

comme on le souligne généralement, d’accroître soninfluence dans l’ordre international. Si depuis le Som-met de Beyrouth en octobre 2002, la Francophonienourrit l’ambition de faire entendre sa voix sur lesgrandes questions internationales, il est stratégique-ment plus efficace de présenter cette voix comme étantcelle d’une communauté, la « communauté franco-phone » qui défend les mêmes valeurs.

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_________________________7. Voir « Qu’est-ce que la Francophonie », in http://www.tlfq.

ulaval.ca/axl/francophonie/francophonie.htm (consultée le10/09/2010).

8. Diversité spirituelle, géographique et politique. Voir Francophonieet relations internationales, éd. cit., pp. 22–23.

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Il faut cependant souligner qu’une telle ouverturede la « communauté francophone » est susceptible dedesservir la Francophonie et de la prendre en défaut parrapport aux valeurs qu’elle prétend défendre. Quandla géopolitique occupe une place si importante dans lespréoccupations et les ambitions d’une institution, il ya risque que les valeurs qui la fondent soient quelquepeu délaissées, voire malmenées. À force de s’ouvrir,au nom de la promotion de la diversité, la Francopho-nie finit par englober en son sein des membres quisont loin d’incarner les valeurs fondamentales desdroits de l’Homme et de la démocratie. L’adhésiondes pays de l’Europe de l’Est à la francophonie a sûre-ment partie liée avec leur volonté de s’affranchir de lazone d’influence de l’ex-URSS et a constitué un levierimportant dans leur admission à l’Union européenne.La fière invocation de la communauté francophone,comme entité à laquelle on appartient, peut provenirde la perception de celle-ci comme une sorte de trem-plin pour obtenir une certaine respectabilité et accroîtreson influence sur la scène internationale.

Cette admission de nouveaux membres n’ayantqu’un caractère très partiellement, voire très margi-nalement « francophone », ne va pas sans susciter quel-ques frustrations à l’intérieur de la « communauté », enparticulier du côté des pays africains qui se considèrentcomme étant les initiateurs du projet de la francopho-nie, et qui voient leur importance plus ou moins réduiteau sein de cet espace. Ainsi, écrit Michel-Louis Martin,« l’admission de pays d’Europe centrale et orientale, enrecherche d’influence […], tout en contribuant à élargirl’atlas de la Francophonie à qui elle offre une incon-testable valeur ajoutée, a en même temps déplacé le cen-tre de gravité de la Francophonie vers les pays du

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Nord et a créé parmi les membres les plus anciens despays du Sud, notamment africains, qui se considéraientcomme le pilier du système, un sentiment de frustra-tion alors même qu’ils cherchent à projeter une nouvelleimage de nations sur la voie de la démocratie et du dé-veloppement économique, dotés de moyens et de po-tentialités considérables mais qu’un afro-pessimismepersistant […] donne à ignorer »9. On peut soulever icila question qui s’était déjà posée à l’Union européennedans les années 1990, à propos de son projet d’intégra-tion de nouveaux membres : « Ne faut-il pas préférerl’approfondissement à l’élargissement ? ». Et si l’onestime que ces deux processus ne sont ni contradictoires,ni incompatibles, la Francophonie a-t-elle prévue suffi-samment de moyens institutionnels et financiers pourles assumer conjointement, sans devoir sacrifier, commeon le disait plus haut, l’affirmation de ses valeurs auxconsidérations géopolitiques ?

Par ailleurs, cette invocation de la notion de « com-munauté francophone » ne s’accompagne pas néces-sairement des efforts qui doivent être fournis pourmettre en œuvre les valeurs de la Francophonie. Surles 70 membres que compte par exemple l’OIF, unebonne proportion est constituée de pays qui se situentencore très largement en deçà des normes minimalesde l’État de droit et de la démocratie telles qu’elles ontété définies par le Sommet de Bamako en 2000. L’OIFa certes mis en place un observatoire des pratiques de

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_________________________9. Michel-Louis Martin, « La Francophonie, objet de la théorie des

relations internationales : brèves remarques de synthèse », inMichel Guillou et Trang Pham Thi Hoai (dir.), La Francophonie sousl’angle des théories des Relations internationales, Lyon, Iframond/Uni-versité Jean-Moulin, 2008, pp. 241–250.

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la démocratie dans l’espace francophone notammentà travers la Délégation à la Démocratie et aux Droitsde l’Homme, chargée de « l’observation du respect dela démocratie et des droits de l’Homme dans les paysmembres de la Francophonie ». Cet observatoire per-met, au mieux, de dresser un état des lieux exhaustifdes pratiques qui entravent la construction d’États dedroit. Il n’empêche que ces pratiques se poursuiventencore de nos jours dans des pays qui invoquent fière-ment leur appartenance à la « communauté franco-phone », notamment avec la question des révisionsconstitutionnelles visant à maintenir des dictateursau pouvoir. L’OIF a certes prévu des sanctions contreceux de ses membres qui ne respectent pas leurs en-gagements en matière de démocratie et des droits del’Homme. Ces sanctions ont été appliquées à des payscomme le Togo, la Guinée-Bissau et aussi la Mauritanie,qui se sont vus provisoirement suspendus pour causede renversement d’un régime démocratiquement élu(ou « rupture de la démocratie »). Mais l’OIF a encoredu mal à voir dans les révisions constitutionnelles deplus en plus courantes en Afrique francophone uneforme de rupture du processus de démocratisation,dans la mesure où ces révisions en général ne con-cernent que l’article limitant le nombre de mandatsprésidentiels et visent à permettre aux dictateurs quidétiennent le pouvoir, de s’y maintenir indéfiniment.Ces révisions ont entraîné des crises politiques plus oumoins importantes, comme au Tchad où elles ont occa-sionné une guerre civile et au Cameroun où elles ontprovoqué des manifestations de rue réprimées de ma-nière particulièrement violente, sans susciter de lapart de l’OIF une mesure de réprobation ou de con-damnation. Selon la Déclaration de Bamako, l’OIF n’a

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pas vocation à imposer un seul modèle de démocra-tie : « Pour la Francophonie, il n’y a pas de moded’organisation unique de la démocratie […]. Lesformes d’expression de la démocratie doivent s’in-scrire dans les réalités et spécificités historiques, cul-turelles et sociales de chaque peuple »10. De là à fairevaloir son appartenance à la « communauté franco-phone » dans laquelle sont admises diverses formesd’exercice du pouvoir, y compris les formes les pluscontraires à la démocratie et à l’État de droit, il n’y aqu’un pas que les dictateurs savent bien souventfranchir.

Le recours à la notion de « communauté franco-phone » masque donc souvent l’intention inavouée d’ytrouver une sorte de paravent diplomatique, sans quece recours signifie nécessairement un effort réel demise en œuvre des valeurs de la démocratie et desdroits de l’Homme auxquelles la Francophonie,comme l’indique sa Charte, accorde beaucoup d’im-portance. L’invocation de la notion de « communautéfrancophone » ne va pas toujours de pair avec le re-cours aux « références communes », c’est-à-dire lalangue française, mais aussi les valeurs de démocra-tie, de paix, de dialogue interculturel, par lesquelles laFrancophonie affirme son identité.

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_________________________10. Déclaration de Bamako, art. 3–2.

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2. Les acteurs de la dynamique francophone

COMMUNAUTÉ FRANCOPHONE ET ÉTAT

De toute évidence, les États sont désireux de s’as-surer une certaine mainmise sur les institutions de laFrancophonie. Toute l’histoire de ce qui se nommeaujourd’hui OIF et de ses opérateurs atteste d’un sou-ci constant de la part des gouvernements de ne pasperdre le contrôle des opérations conduites dans cecadre, du moins dans ce qu’elles peuvent paraîtreavoir de stratégique du point de vue d’enjeux diplo-matiques par rapport auxquels la francophonie nesemble constituer qu’une composante mineure. Dansces conditions, le fait de s’appuyer prioritairementsur les États ne peut être considéré comme la meilleuregarantie de succès pour une francophonie qui se veutdéconnectée des ambitions nationales, ces dernièresfaisant figure de facteur de division plus que d’unité.

Va dans le même sens, celui qui tend à ne pas pla-cer la communauté francophone sous l’autorité tropexclusive des États, le risque jamais complètementdisparu que la France, le pays le plus directement im-pliqué dans la défense du français, soit exposée à sevoir reprocher ses anciennes tendances à un expansion-nisme de type colonialiste. Enfin, au sein même de laFrancophonie, des rivalités apparaissent périodique-ment, pour les postes de responsabilité comme pourla définition des priorités, soit entre des blocs de pays,ainsi entre le Nord et le Sud, soit à l’intérieur d’un en-semble géographique, par exemple entre pays africainsou entre pays développés. Tout ceci n’encourage pasà trop s’appuyer sur les États.

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Pour autant, la volonté de faire apparaître les pério-diques « Sommets de la Francophonie » comme le mo-ment et le lieu de conception et d’organisation desgrandes inflexions données aux politiques francophonestémoigne du souci des chefs d’État et de gouverne-ment qui y participent de ne pas perdre l’initiative. Ensomme, ils y ont réussi au point que l’histoire de laFrancophonie des vingt-cinq dernières années apparaîtscandée par la succession de ces réunions à grand spec-tacle organisées au niveau mondial. Il serait donc pé-rilleux de donner l’impression aux autorités nationalesque la Francophonie est une menace pour ces dernières,juste bonne à brouiller les cartes et à compliquer lesdiplomaties officielles. La prudence est d’autant plus demise que l’essentiel des financements vient des États,même si se fait jour une tendance de plus en plusmarquée à faire appel aux moyens à la disposition descollectivités locales, à la suite de campagnes de sollici-tations adressées à la coopération décentralisée.

Il est vrai que les États acceptent parfois que la ré-partition des moyens financiers entre des prioritésdéfinies à l’avance soit effectuée par d’autres qu’eux-mêmes, dans le cadre de structures de concertationcomposées de membres de la société civile qui ne seconsidèrent pas comme les mandataires des pays dontils sont ressortissants. Malgré tout, les gouvernementsn’oublient jamais que les subventions distribuées ontété à l’origine versées par eux et ils entendent conser-ver un droit de regard sur leur utilisation. Leur mécon-tentement, en cas de choix n’ayant pas leur aval, peutse traduire par des retards, voire par des interrup-tions de paiement, parfois au mépris des engagementspris antérieurement comme l’AUF a pu en être victimedans le passé.

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Chaque État a ses objectifs liés à son appartenanceà la francophonie. On peut tenter une classification desmotivations avec tout ce qu’un tel exercice risque d’a-voir d’hypothétique et de variable selon les époqueset les dirigeants du moment. Parmi les fondateurshistoriques – c’est-à-dire parmi les pays d’Afriquequi, peu après avoir obtenu leur indépendance, doncquasi dès le début des années 1960, s’efforcèrent de con-vaincre l’ancienne métropole coloniale de mettre enplace un Commonwealth à la française – l’on peut citerle Sénégal de Senghor qui cherchait une concrétisationde cette notion de « francité » que notamment sa quali-té d’agrégé de l’Université française lui faisait souhaiter,ou encore la Tunisie de Bourguiba, ce dernier désirantsusciter un regroupement d’États dont il pourrait êtreun des leaders naturels, ce qui lui permettrait d’affirmerune stature internationale à laquelle il considérait àjuste titre que ses qualités lui donnaient droit et dontil pensait que la Tunisie ne pouvait à elle seule l’yfaire parvenir. Si l’on élargit l’investigation à l’en-semble des pays de l’Afrique subsaharienne qui soute-naient cette initiative et notamment à Hamani Diori,président du Niger, il faudrait y ajouter le désir de pla-cer les relations avec la France sous le signe d’une né-gociation globale avec l’ensemble de ses anciennesdépendances, afin de se trouver en meilleure positionpour discuter le contenu des accords de coopération.

Symétriquement, chez le général de Gaulle, unepréférence pour les relations bilatérales, une répu-gnance naturelle à l’égard des organisations interna-tionales, peut-être aussi la crainte d’être accusé denéo-colonialisme, l’incitèrent dans un premier tempsà ne pas donner suite à ces demandes. En fait, la posi-tion française va évoluer rapidement. Déjà de Gaulle

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puise dans son intérêt tardif mais ardent pour le Qué-bec le sentiment que l’existence d’une communauté delangue, surtout préservée de façon méritoire pendantdes siècles, pouvait se révéler un élément du rayon-nement de la France dans le monde. Avec les présidentssuivants, ce calcul s’est maintenu, avec Georges Pom-pidou et Valéry Giscard d’Estaing d’abord, puis avecFrançois Mitterrand qui paraît pourtant, au début deson premier septennat, vouloir réorienter la coopéra-tion française vers d’autres partenaires, vers l’Inde etl’Amérique latine. Assez vite cependant et presquede soi-même, l’idée d’une priorité francophone revienten force. Elle se traduit, en 1986, par l’organisation àVersailles du premier sommet de la Francophonie.

Si quelques mauvais esprits attribuent cette ini-tiative de la part du président français à la recherched’un succès personnel à la veille d’élections législativesqui s’annoncent difficiles et s’ils prédisent qu’il y a làune initiative sans lendemain, l’avenir ne vient pas con-firmer ces prévisions cyniques : comme on pouvaitl’imaginer, les Français sont médiocrement influencésdans leur vote par la réunion de Versailles et envoientau Palais Bourbon une majorité de droite, tandis queles sommets de la Francophonie, au-delà des pério-diques phénomènes d’alternance qui affectent la viepolitique française, deviennent un événement quitrouve sa régularité. Chaque réunion va donner, ne fût-ce que pour se justifier de s’être retrouvé au plus hautniveau, l’impulsion à des orientations, des initiativeset des prises de positions qui se veulent novatrices.Pour ce qui est de François Mitterrand, il recommenceà créer la surprise, au Sommet France-Afrique de LaBaule, en 1990, en prenant ses distances avec des habi-tudes diplomatiques présentées comme trop com-

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plaisantes à l’égard des régimes autoritaires en placeau sud du Sahara. Il est vrai qu’entretemps, l’éclate-ment programmé du bloc soviétique rend plus diffi-cile, pour les chefs d’État ainsi stigmatisés, de menaceren guise de représailles de se rapprocher du camp com-muniste. Une telle perspective pouvait exercer uneffet d’intimidation dans un monde bipolaire oùchaque allié – et chaque voix à l’ONU – comptait. Ellen’a plus guère d’effet par la suite, en même tempsque s’évanouit la notion de tiers monde. D’un certainpoint de vue, le regroupement des États au sein de laFrancophonie s’en trouve facilité.

Quant aux autres pays ayant adhéré parmi les pre-miers à la Francophonie, les motivations ne sont pasmoins complexes. Dans certains cas, elles pourrontmême être contradictoires au sein d’une même commu-nauté nationale, aboutissant à bloquer pendant quel-ques années un processus d’adhésion qui rassemblepourtant un large accord dans son principe, sinon dansses modalités. Ainsi en va-t-il du Canada et de sesdiverses provinces. Premier intéressé, le Québec voitdans la Francophonie le moyen d’affirmer sa statureinternationale et même, dans les années 1960, sa voca-tion à accéder un jour à l’indépendance, ce qu’Ottawane peut accepter sous cette forme et avec cet objectif.Symétriquement, les successifs gouvernements cana-diens ont tendance à voir dans la Francophonie lemoyen de jouer un rôle international plus important enbénéficiant d’une scène à leur mesure à laquelle, enoutre, le voisin américain un peu étouffant ne sauraitaccéder. Finalement, l’opposition et les objectifs dif-férents se résolvent avec la présence, au sein de l’OIF,du Canada (depuis 1970), du Québec (depuis 1971) et,pour faire bonne mesure, du Nouveau Brunswick

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(depuis 1977). Un peu de la même façon, coexistentdans le même cadre, la Belgique (depuis 1970) et laCommunauté française de Belgique (depuis 1980).

Pour ce qui est des autres États entrés plus tar-divement en Francophonie, sans doute faut-il compterpour quelque chose, outre un « effet club » toujours dif-ficile à mesurer d’autant qu’il peut être inconscient, lesopportunités que cette adhésion ouvre à nombre depays en développement, notamment en terme d’aideinternationale, de crédits au profit des collectivités lo-cales, de bourses en faveur des étudiants… S’y ajoute,pour certaines nations, le souvenir de liens avec laFrance, ou en tous cas avec le français. Ainsi en va-t-ilde quelques États du Proche-Orient comme le Liban(adhésion en 1973) et l’Égypte (1983), ou d’Europe cen-trale telles la Roumanie (1991) et la Pologne (1997) : danstous les cas, la France a joué un certain rôle dans leurhistoire, pour accompagner leur affirmation en tantqu’État souverain, parfois aussi comme utile contrepoidspar rapport à d’autres impérialismes ou à des voisinsmenaçants. De ce dernier point de vue, le souci de nepas s’enfermer dans un « tout anglais » a parfois eu sapart, que cet élément soit ancien mais toujours présentou apparu plus récemment. Ainsi en a-t-il été depuis leXIXe siècle de la Thaïlande (observateur depuis 2008),dans des conditions un peu comparables à ce qui se pas-sait, à la même époque, en Égypte. De même, le Viet-nam, membre dès 1970, engagea-t-il sa politiqued’ouverture au milieu des années 1990 de façon paral-lèle en direction des États-Unis avec lesquels il renouades relations diplomatiques (1995) et de la Francopho-nie jusqu’à en accueillir l’un des sommets (1997).

Le cas du Cameroun est à cet égard topique puis-que son gouvernement commença par refuser une

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adhésion qui apparaissait contradictoire avec sadouble appartenance au monde francophone et anglo-phone, avant de décider en 1975 d’adhérer symétrique-ment à l’AUF et au Commonwealth pour bénéficier desavantages de la double appartenance. À l’inverse,c’est le souvenir d’un passé douloureux non encoreoublié qui tient l’Algérie éloignée de l’OIF, pourtantdeuxième pays francophone du monde par le nombrede locuteurs que l’on peut y dénombrer. D’ailleurs, aufur et à mesure que l’OIF accueille des nouveauxmembres où la pratique du français apparaît plus quemarginale, ce sont des motivations extrêmement mê-lées qui peuvent être décelées comme les poussant àl’adhésion. Ainsi du Ghana, de Chypre et de l’Armé-nie (membres associés depuis 2006 pour les deux pre-miers et depuis 2008 pour le troisième), de l’Ukraineet de la Lettonie (observateurs respectivement depuis2006 et 2008). Finalement, parodiant la formule dugénéral de Gaulle sur la table des négociations où l’onpouvait compter autant d’égoïsmes sacrés que degrandes puissances, l’on pourrait soutenir qu’en Fran-cophonie, il est presque autant de motifs différentsd’adhésion que d’États membres. Si la communautéfrancophone ne peut se passer de leur appui et deleur caution, a fortiori se construire contre eux, d’autressolidarités paraissent indispensables pour en faire unensemble dynamique.

COMMUNAUTÉ FRANCOPHONE

ET FRANCOPHONIE INSTITUTIONNELLE

L’évolution récente de la société internationale ren-force ce que l’on peut considérer comme l’intérêt de lacause francophone de ne pas se lier aux intérêts d’un

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État particulier. De fait, les gouvernements ne sontplus les seules institutions à pouvoir jouer un rôledans ce que l’on appelait autrefois le concert des na-tions. De plus en plus d’acteurs y ont fait irruption avecleurs instruments variés et leurs voix diverses : organi-sations internationales toujours plus nombreuses,organisations non gouvernementales, agences ouautorités publiques indépendantes, structures parapu-bliques ou purement associatives, voire et malgré lesréticences que cela suscite lobbies et groupes d’intérêtsplus ou moins avouables. L’OIF a donc sa place à te-nir dans cet ensemble, se présentant comme un orga-nisme de coopération plus que comme un relaisd’influence pour tel ou tel et même si l’on a bien com-pris que tous les motifs qui poussent les États à yadhérer ne sont pas d’une uniforme pureté. Le réseaudes institutions composant et animant la communautéfrancophone lui donne une physionomie originaleparmi les nouveaux acteurs internationaux, avec unmélange de souplesse obtenue par la multiplication destructures plus ou moins autonomes créées de façontrès empirique, et l’affirmation d’autorités aux pouvoirsallant au-delà d’une coordination à des fins d’affichagemais structurée autour des compétences et des respon-sabilités reconnues au Secrétaire général de la Franco-phonie.

La Francophonie institutionnelle conserve cepen-dant certaines caractéristiques qui trahissent une miseen place se trouvant sous le signe du pragmatisme etdu souci de ne pas brider les initiatives relevant de soli-darités spécifiques autour de l’utilisation de français.Certaines de ces spécificités peuvent faire figure d’han-dicaps. Ainsi et même en cherchant à ne pas fairepreuve d’un juridisme étroit, la perspective de voir

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l’OIF passer d’un statut d’organisation régionale parte-naire à celui d’organisation internationale bénéficiantd’une pleine reconnaissance par l’ONU ne pourraitqu’être facilitée par un effort de clarification du pointde vue du traité fondateur signé à Niamey en 1970 etqui créait une simple « Agence de coopération cultu-relle et technique ». Tout dépend aussi du rang que lesÉtats membres eux-mêmes entendent faire reconnaîtreà l’OIF. Par ailleurs, les liens entre les composantes dece réseau multiforme, fondés sur la distinction entre desopérateurs directs et privilégiés et des structures pluspériphériques, voire quasi indépendantes jusqu’à sem-bler presque inconnues, gagneraient sans doute à êtreprécisées, avec la reconnaissance de cercles d’influ-ence fondés sur des accords librement conclus et sur unetypologie en fonction du désir affiché d’une dépen-dance plus ou moins étroite mais toujours volontaire.Il ne faut évidemment pas que le désir de clarificationéveille des inquiétudes et fasse l’effet inverse de celuirecherché en éloignant certaines bonnes volontés quise sont retrouvées autour de l’usage du français maisqui pourraient renoncer à cette dimension s’ils avaientle sentiment qu’elle devient une contrainte.

La mise en place d’une Francophonie institution-nelle s’est faite à travers la création d’une multitude destructures aux statuts les plus divers et nourrissant desrelations chaque fois différentes jusqu’à constituer unréseau dont la première caractéristique est la diversitédes membres. Dans les lignes qui suivent, l’on se bor-nera à évoquer les quatre opérateurs directs, priscomme des exemples, scrutés à travers les modalitésde leur apparition et les motifs qui y ont présidé puis-qu’il s’agit moins de décrire leurs spécificités organisa-tionnelles que la façon dont ils se sont insérés dans la

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communauté francophone et comment ils la struc-turent. Dans la mesure où des mises en place trèsprogressives interdisent de les classer par ordre chro-nologique, l’on démarrera avec l’Agence universitairede la Francophonie (AUF), le plus important des opé-rateurs directs. Elle tire son origine de l’Association desuniversités partiellement ou entièrement de languefrançaise (AUPELF), donc affublée à l’origine d’une dé-nomination peu attrayante mais nécessaire pour sa-tisfaire des responsables académiques ayant l’arabecomme langue officielle, créée par la réunion évoquéeplus haut et tenue à Montréal en 1961 de 150 univer-sitaires représentants des établissements situés dans lesdivers pays francophones.

Elle va progressivement s’institutionnaliser jusqu’àêtre officiellement intégrée dans le réseau mis en placepar l’OIF. Une première étape est réalisée en 1967 avecla création du Fonds international de coopération uni-versitaire destiné à accueillir les financements publicset privés destinés à la conduite de ses actions et qui s’in-tègre en 2001 au Fonds commun de développement etde coopération universitaire. Une deuxième étape,entre 1984 et 1998 se traduit par la mise en place desbureaux régionaux ou des antennes qui sont actuelle-ment au nombre de cinq (Yaoundé, Dakar, Hanoi, Bu-carest, Port-au-Prince). Enfin, la prise en compte de cesefforts est effectuée par les Sommets de la Francopho-nie de 1987 à Québec puis de Dakar de 1989 : le pre-mier est l’occasion de présenter un projet d’« universitédes échanges » qui va prendre le nom d’UREF, sigle quicomplète en 1993 celui de l’AUPELF ; le second lui re-connaît le titre d’opérateur direct de la Francophonie.Avec un tel effort d’institutionnalisation, la référenceassociative est de moins en moins adaptée, ce qu’offi-

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cialise l’assemblée générale de Beyrouth de 1998 avecla dénomination d’AUF.

À placer en second rang par l’importance et peut-être en premier par la notoriété : TV5. Cette immixtionde la francophonie dans le domaine des médias est pré-cédée par la création de trois structures à caractère plu-tôt corporatif, la première regroupant ceux qui écriventdans la presse écrite avec l’Association internationaledes journalistes et de la presse de langue française(1950), la seconde réunissant les diffuseurs radio-phoniques au sein de la Communauté des radiospubliques de langue française (1955), la troisième inté-grant la dimension télévisuelle avec le Conseil inter-national des radiotélévisions d’expression française(1978). C’est la même année que débute le processusd’installation de TV5, avec un accord entre la Franceet le Québec en vue de créer la Télévision française auQuébec (TVFQ 99) qui devient en 1986 TV5 Québec-Canada par adjonction d’un consortium de télévisionseuropéennes. À partir de là, la nouvelle structure dediffusion cherche sa configuration durable, qui passed’abord par une multiplication des réseaux (Afriqueen 1991, Asie et Pacifique Sud d’une part et États-Unisd’autre part en 1996, monde arabe en 1998, France-Bel-gique-Suisse d’une part et Europe d’autre part en 1999)avant de regrouper ces sept réseaux en 2006 sous ladénomination de TV5 Monde. À noter que, malgré salarge diffusion, cette institution n’épuise pas tous lessouhaits de mise en place d’une chaîne française com-parable à CNN ou à la BBC internationale, voire, sicette référence ne doit pas choquer, à al-Jazira. Laréussite dans son domaine, celui de la radio, de RadioFrance internationale (créée en 1975) conduit à une pre-mière expérience avec Canal France international TV

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(1999–2003) puis avec France 24 (2006) qui présente laspécificité de ne pas être diffusé seulement en françaismais également en anglais et en arabe, donc s’éloignantde l’idée de francophonie.

Le troisième opérateur remonte à 1979, avec l’As-sociation internationale des maires et responsablesdes capitales et métropoles partiellement ou entière-ment de langue française. Ce titre, encore plus compli-qué que celui de la structure regroupant à l’origine lesuniversités, est révélateur du même souci de « ratis-ser » large. Il est compensé par un sigle simplifié et plusfacile à mémoriser : AIMF. Si l’on veut bannir toutelangue de bois, l’on constatera que cette structure, quiintroduit ostensiblement la francophonie dans lemonde politique, est née d’un calcul de carrière et dé-bouche sur des transferts de crédits dans le sens Nord-Sud. Le calcul de carrière est celui de Jacques Chirac,alors maire de Paris et qui y voit une occasion d’affir-mer sa stature internationale, opportunément par rap-port à ses ambitions présidentielles. Le transfert decrédits est celui qui bénéficie aux métropoles du sud,capitales ou cités importantes, avec des aides en prove-nance des villes se situant dans les pays francophonesdéveloppés. Comme pour TV5, cet opérateur ne peutépuiser tous les désirs de francophonie, ici dans lemonde politique. Ainsi, depuis 1967, les membres desdivers parlements nationaux peuvent se retrouver ausein de l’Assemblée internationale des parlementairesde langue française dont les prises de position sur lesprogrès ou, à l’inverse, les reculs dans les processus detransition démocratique accompagnent les effortsdéployés en ce domaine par l’OIF. Enfin, les gouverne-ments maintiennent leur place en réunissant régulière-ment leurs ministres en fonction de leurs spécialités

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respectives. On a déjà évoqué plus haut la Conférencedes ministres de l’Education nationale (CONFÉMEN).On peut aussi citer la Conférence des ministres de laJeunesse et des Sports (CONFÉJES) dont l’initiative laplus spectaculaire, sinon la plus convaincante, estfournie par les jeux de la francophonie.

Il reste à évoquer un quatrième opérateur : l’Uni-versité Senghor d’Alexandrie. Elle résulte d’une déci-sion prise par les chefs d’État et de gouvernementlors du Sommet de Dakar de 1989, ce qui a permis sonouverture l’année suivante sous un nom qui est toutun programme : « Université internationale de languefrançaise au service du développement africain àAlexandrie d’Égypte ». Son lieu d’implantation té-moigne du souci de préserver la présence du françaisdans une zone de marche où il fut longtemps impor-tant au sein des élites locales. Son nom marque lavolonté de se placer sous le parrainage d’une personna-lité illustre du monde francophone, originaire en outrede la zone subsaharienne. L’avant-dernière équipe,en place jusqu’en 2009, s’est attachée à assurer unemeilleure régulation de l’institution sur les plans ad-ministratif et financier. Les nouveaux responsabless’emploient depuis 2009 à développer l’Universitédans deux directions principales. Il s’agit d’abordd’améliorer son implantation dans son espace régio-nal, dans le cadre d’un Pôle universitaire alexandrinpermettant une mutualisation des moyens tant pource qui est des coopérations académiques (par exempleavec l’Université française d’Égypte au Caire) qu’en cequi concerne les enseignements délivrés dans les fi-lières francophones d’Alexandrie.

Il s’agit, d’autre part et surtout, d’assurer le rayon-nement international de l’Université Senghor par le

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biais d’accords prévoyant à la fois des procédures deco-diplomation (par exemple avec l’Université de Tou-louse) et des échanges d’étudiants (par exemple avecles Universités de Paris I et de Bordeaux, avec l’Uni-versité libre de Bruxelles et avec des universités ca-nadiennes). Dans le même esprit, est en cours unprogramme Erasmus-Mundus Europe-Égypte. L’Uni-versité Senghor tend à ne plus se limiter à l’accueild’étudiants africains même si cela demeure une prio-rité forte, mais entend ouvrir des formations spé-cifiques pour ceux – venus d’Asie, d’Amérique etd’Europe – qui s’intéressent au développement africain.Enfin, des négociations sont engagées pour ouvrir desantennes qui permettraient des implantations horsd’Alexandrie, dans l’esprit des fondateurs, par exem-ple à Dakar, Ouagadougou, voire Hanoi.

COMMUNAUTÉ FRANCOPHONE ET INDIVIDU

La communauté francophone est composée d’in-dividus ayant des rapports très divers avec le français.Toute réflexion sur les rapports entre ce groupe linguis-tique et ceux qui le composent doit partir de ce cons-tat et des questions qu’il pose, d’autant que les auteurss’en préoccupent depuis longtemps. Déjà au XIXe siècle,Onésime Reclus, dans un ouvrage intitulé France,Algérie et colonies11, tente une classification des franco-phones. Il distingue trois catégories : ceux qu’il consi-dère comme de vrais francophones, c’est-à-dire ceux quiparlent effectivement français et qu’il évalue à un peuplus de 46 millions essentiellement en France, en Bel-

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_________________________11. Paris, Hachette, 1886, chap. VI : « La langue française en France,

en Europe, dans le monde », pp. 407–440.

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gique, en Suisse, au Canada, en Algérie et dans les An-tilles ; ceux qu’il accepte comme de futurs franco-phones ainsi des Bretons et des Basques de France, desArabes et des Berbères d’Algérie ; enfin, ceux qu’il con-sidère comme des francophones éventuels, résidantau Sénégal, au Gabon, en Cochinchine et au Cam-bodge, mais dont il concède que leur « avenir au pointde vue ‘francophone’ est très douteux ». Déjà, en cettefin du XIXe siècle, il porte un jugement pessimiste surl’avenir du français : « d’ores et déjà nous renonçonspour notre chère et claire langue à son ancienne hégé-monie. Nous ne la regrettons même pas »12. Ces déve-loppements de la part de Reclus présentent plusieursintérêts : d’une part, ils rappellent que, même enFrance, l’usage du français ne s’est généralisé qu’àune date relativement récente ; d’autre part, ils té-moignent que le sentiment d’un recul de la place dufrançais dans le monde est ancien, antérieur à la Pre-mière Guerre mondiale que l’on a pourtant tendanceà présenter comme le point de départ du phénomène.

Dans les années 1960, l’un des pères de la Franco-phonie institutionnelle, Hamani Diori, président duNiger et de l’Organisation commune africaine et mal-gache (OCAM), distingue lui aussi trois sortes de fran-cophonies qu’il désigne par des lettres. Il présente la« Francophonie A» comme la plus étroite, celle des paysoù le français est la langue officielle et qui comprend,outre la France, les pays de l’ancien empire colonial sub-saharien. Il propose d’ailleurs d’y adjoindre le Congoex-belge et Haïti. La « Francophonie B » comprendles pays de l’ancien Empire colonial où le français n’estpas langue officielle : le Maghreb, l’Indochine et le

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_________________________12. Ibidem, p. 424.

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Liban. Enfin, il désigne sous le terme de « Franco-phonie C » les pays développés où le français est l’unedes langues nationales : la Belgique, le Canada, leLuxembourg et la Suisse. Avec le recul, son propos pa-raît prophétique dans la mesure où, à l’époque, il n’ya guère que les pays d’Afrique – et surtout subsaha-rienne – qui affectent de souhaiter se regrouper sur unebase linguistique. Comme on l’a vu, même le gouver-nement français n’y tient guère alors et, parmi ceux quele président Diori classe en « B » ou en « C », la plu-part n’imaginent pas encore être susceptibles des’intéresser à une telle organisation, alors que la quasi-totalité la rejoindront et que certains y joueront unrôle important.

C’est évidemment une des richesses et un atoutimportant de la communauté francophone que depouvoir s’appuyer, non seulement sur les États qui yont officiellement adhéré et sur les organisations inter-gouvernementales ou associatives qui se sont mises enplace au plan international mais également sur ceuxqui, parfois isolés, parlent le français dans le monde etsont d’autant plus attachés à cette langue que le fait dela pratiquer relève chez eux d’un choix délibéré etparfois même courageux. C’est bien cette pluralitéd’acteurs, à des niveaux divers, que constate le préam-bule de la Charte de la Francophonie, adoptée lors dela conférence ministérielle tenue à Antananarivo en2005. Le troisième paragraphe souligne que, si « lemonde qui partage la langue française existe et se dé-veloppe », c’est grâce au fait qu’il est porté par troistypes d’intervenants. Il y a d’abord « la vision deschefs d’État et de gouvernement ». Il y a également « lesmultiples organisations privées et publiques qui, de-puis longtemps, œuvrent pour le rayonnement de la

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langue française, le dialogue des cultures et la cul-ture du dialogue ». Pour autant, la Charte n’oublie pas« les nombreux militants de la cause francophone ».

Il ne s’agit pas de tomber dans un angélisme cré-dule consistant à imaginer que des initiatives purementindividuelles, fussent-elles relayées par un certainnombre d’aides particulières qui se groupent plus oumoins spontanément autour d’elles, puissent suffire àfaire bouger les lignes de façon importante et durable.Il n’en reste pas moins qu’une cause comme celle dela francophonie doit beaucoup à la volonté de tel outel de s’y vouer. Il reste à écrire une histoire de la fran-cophonie à travers la place qu’y ont occupée un cer-tain nombre de personnalités qui ont successivementjoué un rôle de concepteur, puis de promoteur, enfinde gestionnaire. À noter d’ailleurs qu’un tel effort dereconstitution du processus de création et de dévelop-pement des diverses composantes institutionnellesou pas, officielles ou pas du monde francophone mon-trerait certainement, comme ailleurs, la difficulté pourbeaucoup de passer d’un rôle à l’autre. Ce ne sont pasles mêmes qualités qui conviennent pour lancer un pro-jet, puis pour le pérenniser, enfin pour en accompagnerle développement dans une ambiance de prudence quicontraste avec les audaces du début. Il s’ensuit desabandons en cours de route, parfois même des évic-tions, sources de déceptions et de rancunes fondées surle sentiment d’être victimes d’ingratitude. On sait queles prophètes sont rarement reconnus dans leur payset que les révolutionnaires sortent rarement victo-rieux et indemnes des processus de changements vio-lents et radicaux qu’ils ont lancés. Encore qu’il puisseparaître déplacé d’en rapprocher le combat pour lafrancophonie, il est vrai que ceux qui y ont lancé telle

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ou telle initiative n’en ont pas toujours recueilli lesfruits.

Le rôle des individus ne se limite pas à l’action dequelques personnalités plus ou moins flamboyantes etcharismatiques, au début solitaires mais rapidementappuyées par les renforts volontaires qu’ils saventfaire affluer vers eux. La francophonie, c’est aussi le ré-sultat de goûts aux motivations très diverses et d’ef-forts parfois très isolés d’une multitude d’anonymes.Il est une jouissance francophone qui peut se pratiquertout seul, dans la lecture des auteurs et dans l’accès auxsupports audio-visuels qui utilisent le français commelangue de création littéraire ou cinématographique, etparfois de simple communication. Il n’appartient pasaux responsables de la communauté francophone defaire pression sur ces individualités parfois fort heu-reuses de leur sort, pour les contraindre à regagner lesrangs des forces organisées. Il convient en revanche deleur fournir les médias leur permettant de satisfaire leurgoût pour le français. Ce serait une erreur de les aban-donner à leur sort en leur reprochant implicitement dene pas participer à l’effort collectif. D’un certain pointde vue, ils participent aussi de la communauté fran-cophone et y tiennent leur place, ne fût-ce que par letémoignage qu’ils apportent, là où ils ont choisi devivre et d’exercer leur activité. En outre, on peut sou-tenir qu’il n’est pas de plaisir solitaire que l’on ne fi-nisse pas, sauf perversion caractérisée ou timiditémaladive, par vouloir partager. Beaucoup en arriverontsans doute à rejoindre volontairement la communautéinstitutionnelle. En attendant, il faut leur faciliter l’ac-cès aux supports en français qui leur permettrontd’entretenir leur intérêt pour cette langue, donc qu’ilspuissent obtenir des livres, se brancher sur des chaînes

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de radio ou de télévision francophones, visionner desfilms…

Ces adhésions individuelles à la communauté fran-cophone peuvent prendre des formes très diverses,quoique parfois anonymes, ne fût-ce que par la fré-quentation d’un centre culturel, d’un centre docu-mentaire, d’une bibliothèque… Ceux qui y viennentrégulièrement ne sont pas seulement attirés par lapratique plus ou moins aisée d’une langue : ils peuventégalement manifester ainsi leur attachement à un cer-tain nombre de valeurs communes telles que les a no-tamment définies la Déclaration de Bamako et quel’on peut regrouper autour de la volonté de défendreles droits de l’Homme et de promouvoir la démocra-tie et l’État de droit. L’on n’est pas loin de la notion de« communauté de projet » : le fait d’en relever ne ré-sulte pas d’une obligation mais d’un choix. L’appar-tenance n’a pas de caractère d’exclusivité. Au-delà durepérage des individus qui se situent dans cette lo-gique, pour autant qu’ils le souhaitent, il apparaîtutile d’en étudier les caractéristiques dans leur diver-sité et parfois même dans leur singularité, pour mieuxrépondre aux attentes des uns et des autres. Ce pour-rait être le thème d’une recherche spécifique, esquis-sée il y a plus d’un siècle par Onésime Reclus.

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En guise de conclusion : Un projet de communauté

francophone ou une communauté des projets ?

Au bout de ce parcours, il convient de reprendre demanière synthétique un certain nombre de questionsqui ont été posées tout au long de cet ouvrage, afin deles encadrer dans un contexte plus large qui concernel’avenir de la (Ff)rancophonie et de son projet.

En fait, nous pouvons préciser maintenant la ques-tion lancée dans l’introduction du recueil et qui por-tait sur le bien fondé d’un discours sur la communautéfrancophone, sur le sens qu’une telle interrogationpeut offrir dans l’ensemble des discours de la (Ff)ran-cophonie. Les auteurs de cet ouvrage se sont efforcésde mettre en évidence les paradoxes qu’implique l’uti-lisation rigoureuse de l’expression de « communautéfrancophone » et les défis que cette utilisation lance àses membres, des simples locuteurs du français jus-qu’aux plus hauts responsables des institutions poli-tiques, scientifiques ou culturelles de la Francophonie.

Ainsi, après un premier chapitre consacré aux sensmultiples de la communauté, en histoire, en droit ouen philosophie, l’ouvrage insiste à juste titre dans le se-cond chapitre sur le rapport entre langue et commu-nauté, car, plus que d’autres formes et propositions decommunauté, la francophonie est essentiellementattachée à sa dimension linguistique, au partage d’une

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langue saisie dans son usage selon des histoires, desmotivations ou des finalités des plus diverses. L’auteurde ce chapitre, Patrice Canivez remarque par ailleursque si l’on tient compte de la polarité désormais bienconnue qui s’établit entre société et communauté,l’usage de la langue permet la création des langages dif-férents en fonction du rapport particulier à la sphèresociale, à la sphère culturelle ou à la sphère politique :« La première concerne la société au double sens d’or-ganisation du travail social et de société civile, lieud’activité civique et de formation de l’opinion pu-blique. La seconde concerne la communauté de cultureau double sens du mot ‘culture’ : civilisation et forma-tion. La troisième relève de l’action et du débat poli-tiques, elle implique l’existence d’espaces publics dedélibération et de décision »1. Mais les différents lan-gages participent tous, de par les différences mêmes quiles séparent, à la construction d’une communauté,selon les trois critères retenus ici pour définir une com-munauté : les valeurs communes, le sentiment d’appar-tenance et les relations de reconnaissance réciproque.

Trois questions majeures ont structuré le parcoursde cette réflexion sur l’existence d’une communautéfrancophone. La première interroge les lieux, les tempset les situations où se joue l’idée d’une telle commu-nauté. Car plus que (ou à la différence) d’autres formesde communautés, plus anciennes ou plus nouvelles,la francophonie n’est pas attachée tout d’abord à unlieu, à un espace géographique bien délimité. Mêmesi le rayonnement de la langue française (et, avec elleet à travers elle, de certaines valeurs culturelles, po-

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_________________________1. Voir plus haut, p. 59.

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litiques et juridiques) doit beaucoup à la France, laprésence des francophones sur les cinq continents etl’existence d’un nombre croissant d’États qui adhèrentà la Francophonie institutionnelle prouvent que lecritère spatial ne suffit plus du tout pour réhabiliterl’idée d’une communauté dans son sens traditionnel,comme enracinée dans et attachée à un territoire ;plus encore, les dynamiques spatiales contemporaines,la dématérialisation de certaines frontières territorialeset le renforcement d’autres frontières, plutôt immaté-rielles, l’intensification des flux de personnes, de biens,de capitaux et d’informations non seulement rend in-opérationnel le critère spatial-géographique dans ladéfinition de la communauté francophone, mais nousamène aussi à repenser le rapport même entre commu-nauté et société et donc l’ensemble des concepts qui setissent autour de concepts comme « communauté » et« espace », surchargés de significations philosophiques,politiques, culturelles propres à une modernité étatiquede type européen. Car il est évident aujourd’hui quel’expression « espace de la (Ff)rancophonie » ne ren-voie pas à la topographie précise d’un certain nombrede lieux privilégiés d’usage du français, ni même d’ungroupement d’États ayant décidé d’adhérer à la Fran-cophonie institutionnelle. Cette expression traduitplutôt – ou devrait traduire si l’on était plus attentif àces mutations – des pratiques linguistiques, culturelles,politiques, économiques, etc., nourries sans doute parcertaines valeurs, mais qui s’articulent et se recom-posent dans des configurations dynamiques animéespar des intérêts souvent de courte ou moyenne durée.« L’espace de la (Ff)rancophonie » est moins celui d’uneappartenance et d’une fidélité inconditionnelle quecelui de l’adhésion et de l’opportunité, « espace » où

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les pratiques de la reconnaissance réciproque autourd’un set de valeurs et de la solidarité peuvent jouer unrôle décisif. La despatialisation ne doit pas faire peurici : les communautés de toute sorte se défont et se re-font aujourd’hui selon des logiques de moins en moinsmatérielles ou territoriales et de plus en plus straté-giques ou déterminées par des objectifs ponctuels : lapreuve, au sein même de la (Ff)rancophonie, en estd’un côté la diversification des genres de discourstenus en langue française et, de l’autre côté, élargisse-ment de l’Organisation internationale de la Franco-phonie à des États qui ne partagent pas ou très peu lamême histoire et les mêmes systèmes politiques avecles États du premier ou même du deuxième cercle dela Francophonie, tels qu’ils sont déterminés dans cetouvrage. Cette logique – reconnue et assumée par lesinstitutions de la Francophonie, ne serait-ce qu’à tra-vers ses documents officiels récents : les déclarationsde Bamako, de Saint-Boniface et de Montreux – se metà l’épreuve de la réalité en situation de crise ou deconflit. C’est pourquoi l’ouvrage consacre une réflexionconsistante à ce rapport entre « communauté franco-phone » et situation de crise et de conflit. L’auteur decette réflexion, Ernest-Marie Mbonda, peut ainsi af-firmer, en évoquant les nombreuses crises sociales etpolitiques qui ont parsemé l’espace francophone pen-dant les deux dernières décennies : « Sans une prise encharge collective, ‘communautaire’, des conflits qui ontcours dans l’espace d’une communauté, c’est l’exis-tence même de cette communauté qui se trouve remiseen question »2. La question qui s’ensuit d’une telle af-firmation concerne dans un premier moment l’exis-

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_________________________2. Voir plus haut, p. 100.

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tence et l’efficacité des normes propres à la commu-nauté francophone capable de participer à la gestionde telles crises et, dans un deuxième moment, la spé-cificité de ces normes par rapport à d’autres normes,celles des organisations internationales, par exemple,ou d’autres communautés à vocation internationale.S’agirait-il des normes universellement valables quela (Ff)rancophonie ne ferait qu’adopter et adapter à sesvisées politiques, culturelles et linguistiques, ou bienla (Ff)rancophonie serait-elle en mesure de proposerà la communauté internationale des normes origi-nales, efficaces, qui puissent contribuer au règlementdes conflits et des crises dans le monde ? Dans les deuxsituations, si l’on tient compte de ce que l’auteur ap-pelle « les écarts considérables qui existent entre les dif-férents membres de la francophonie », l’idée d’unecommunauté francophone aurait du mal à s’exprimerde manière à la fois cohérente et percutante. Cette dif-ficulté provient de ce qui fait la richesse même de lafrancophonie, à savoir sa diversité, qui d’un atout àconserver et à promouvoir au niveau culturel risquede devenir un inconvénient, sinon une source de blo-cage politique, lorsque la communauté francophone,à travers ses instances et ses représentants politiquesnotamment, est censée prendre position par rapportau non-respect des valeurs démocratiques qu’elle dé-fend et agir de manière rapide en situation de crise oude conflit dans son espace. Car de la manière dont la(Ff)rancophonie sait et peut s’acquitter de ces engage-ments pratiques dépend l’actualisation et la concréti-sation de la solidarité au sein de ses communautés àtravers le monde, une valeur qui est affirmée systé-matiquement dans tous ses documents officiels. La soli-darité s’avère être à la fois un indicateur fidèle de

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structuration d’une communauté, un défi pour les or-ganisations et les institutions nationales ou transna-tionales et une valeur capable d’acquérir un senstransversal, flexible et opérationnel à travers des gestesfermes et des actions précises. C’est donc dans cet« espace » de la solidarité effective que la (Ff)rancopho-nie peut manifester sa spécificité, si le mot « spécificité »peut encore avoir un sens dans un monde de la com-munication, des flux et des échanges globalisés.

La deuxième série de questions porte dans cetouvrage sur les enjeux stratégiques de la notion de« communauté francophone ». En passant en revue lesusages qui peuvent être faits de la notion de « commu-nauté francophone », les auteurs se demandent si cesusages renvoient à des slogans idéologiques, à desstratégies géopolitiques ou à des affirmations d’iden-tité. André Cabanis, par exemple, explique clairementla distinction entre les trois usages et met en avant l’idéed’« insécurité géopolitique » (ou même d’« insécuritélinguistique ») qui justifierait, dans chacun des trois cas,mais avec des objectifs différents, l’appel à l’idée decommunauté francophone, comprise comme sociétécivile ou comme organisation internationale des Étatsfrancophones. Qu’il s’agisse d’un discours qui a pourbut de persuader ou même de subjuguer un audi-toire en faveur d’une cause externe, ou d’une stratégiepar laquelle un État ou un group d’États essaient dese positionner d’une manière avantageuse dans un rap-port de forces international ou, enfin, d’un projet deraviver la conscience d’une spécificité, l’idée qui tra-verse les trois cas est celle d’une menace, d’un dangerqui pèserait sur la fragile architecture d’une construc-tion communautaire. C’est l’une des idées dont la

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communauté francophone devrait se déprendre, qu’ils’agisse de la communauté comme association profes-sionnelle ou scientifique, organisation non gouverne-mentale ou institution politique, car elle ne ferait querenforcer de faux complexes d’infériorité et inscriraitla (Ff)rancophonie sur une trajectoire qui bloquerait sonévolution et son adaptation aux enjeux actuels.

L’autre risque majeur auquel s’expose la commu-nauté francophone est de privilégier une approchequantitative d’élargissement selon des critères géopoli-tiques au détriment d’une approche compréhensive,de consolidation de la fidélité et du respect des valeursqu’elle prétend incarner et défendre. Parmi les trois cri-tères énumérés au début de l’ouvrage pour définirune communauté (valeurs, reconnaissance et apparte-nance), seul le dernier subsiste dans cette démarche etil subsiste d’une manière toute formelle et déclarative,car il s’agit d’une appartenance d’opportunité et nonde partage, encore moins de respect assumé de cer-taines valeurs, qui apporterait avec soi également unereconnaissance réciproque au sein d’une même com-munauté. Mais en admettant que la Francophonieinstitutionnelle a pris cette décision d’élargissementsuite à une réflexion solide parmi ses membres et sesdécideurs, la question qui reste toujours sans réponseet qui est le véritable défi actuel de la francophonie estcelle formulée par André Cabanis plus haut : « la Fran-cophonie a-t-elle prévue suffisamment de moyensinstitutionnels et financiers pour les assumer conjoin-tement [l’approfondissement et l’élargissement], sansdevoir sacrifier l’affirmation de ses valeurs aux considé-rations géopolitiques ? »3. Certes l’OIF fait des efforts

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_________________________3. Voir plus haut, p. 127.

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considérables pour répondre aux missions qu’elle sedonne (notamment à travers l’Observatoire des pra-tiques de la démocratie et des droits de l’Homme et lessanctions à l’encontre des États qui ne respectent pasleurs engagements dans le cadre de l’organisation),mais ces efforts ne peuvent pas empêcher les rup-tures des processus démocratiques dans certains paysmembres, d’autant plus que l’OIF ne s’arroge pas unmodèle unique de démocratie et reconnaît explicite-ment une diversité de formes d’exercice du pouvoir,qui ne va pas sans provoquer dans ces pays des inter-prétations très originales, voire même contraires à ladémocratie.

Une question se pose alors de manière inévitable :est-ce que la (Ff)rancophonie est capable de gérer lapratique surtout politique de la diversité au nomd’une adhésion au concept de la diversité ? Et commeune sorte de conséquence interrogative de cette incapa-cité réelle et du besoin tout aussi réel de définir unestratégie francophone, une autre question surgit etnous oblige à y réfléchir de manière systématique : enl’absence d’un projet unique et unitaire de communau-té francophone, une absence justifiée par la diversitéréelle qui caractérise les configurations de la franco-phonie (au niveau politique, scientifique, culturel, lin-guistique, etc.), ne devrait-on pas parler plutôt d’unecommunauté de projets pour la (Ff)rancophonie ?

Il devient évident, au bout de cette démarche, quele mot « communauté » n’est plus à employer autre-ment que par simple facilité linguistique pour désignerla pluralité des figures de la francophonie. Et que celle-ci n’a pas à chercher une spécificité et encore moins uneidentité dans une forme communautaire telle que dé-

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finie et pratiquée par la modernité européenne. Nouspartageons avec les autres auteurs de cet ouvrage l’i-dée selon laquelle s’il y a encore un sens à parler d’une« communauté francophone » aujourd’hui, c’est plutôtcomme une communauté « a-généalogique », adaptéeaux pratiques de la mobilité, de la coopération et dela communication et soutenues par la richesse desressources humaines, des croyances et des valeurs dumonde francophone. Avec ce terme forgé par FrançoisNoudelmann il ne s’agit pas de nier les origines et lesgénéalogies, d’autant plus dans l’espace si divers dela francophonie, d’une diversité qui fait par ailleurs lafierté et la force de la francophonie, mais de déplacerl’accent de la représentation univoque et identificatoirede ces origines comme fondement du commun vers lapratique d’un partage « des origines multiples et croi-sées. Car c’est dans le tissage plurivoque de ces liaisonsque se construisent des identifications hybrides et ac-tives »4. Un tel déplacement n’ira pas sans lancer undéfi majeur à toutes les institutions de la (Ff)rancopho-nie, institutions politiques et académiques, aux organi-sations de la société civile : comment se projeter sousla forme d’un en-commun francophone non pas parrapport aux identités multiples et hétérogènes procé-dant du passé, mais par rapport aux relations quipourront survenir grâce aux rencontres, aux articula-tions ou aux associations imprévisibles dans cet espacearchipélique de la francophonie ? Celle-ci n’aurait plusà se représenter comme projet d’une communauté une,réunie sous un certain nombre de croyances ou valeursdonnées, mais plutôt comme une communauté de

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_________________________4. François Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie, Paris, Édi-

tions Léo Scheer, 2004, p. 164.

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projets, dont les enjeux politiques, scientifiques, cultu-relles ou linguistiques puissent mobiliser des réseauxdésireux et capables de répondre ensemble aux pro-blèmes avec lesquels leurs membres sont confrontés aujour le jour ou dans leurs projets individuels et collec-tifs.

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Bibliographie

Cette liste ne comprend que les titres et les réfé-rences utilisés par les auteurs pour la rédaction decet ouvrage.

OUVRAGES COLLECTIFS ET RAPPORTS

Déclaration de Bamako, Organisation internationale dela Francophonie, 2000.

Francophonie et relations internationales, Paris, Éditionsdes archives contemporaines, 2009.

La Francophonie sous l’angle des théories des relationsinternationales, Michel Guillou et Trang Pham ThiHoai (dir.), Lyon, Iframond/Université Jean-Mou-lin, 2008.

Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, pu-blié sous la direction de G. Cornu, Paris, PUF, 2005.

Rapport sur l’état des pratiques de la démocratie, desdroits et des libertés dans l’espace francophone,2008.

OUVRAGES INDIVIDUELS

Jacques Barrat et Claudia Moisel, Géopolitique de lafrancophonie : un nouveau souffle ?, Paris, La Docu-mentation française, 2004.

André Berten et al. (dir.), Libéraux et communautariens,Paris, PUF, 1997.

Maurice Blanchot, La communauté inavouable, Paris,Les Éditions de Minuit, 1983.

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Michel Francard (dir.), L’insécurité linguistique en com-munauté française de Belgique, Bruxelles, Service dela langue française, 1993.

Benjamin Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, Paris,Denoël, 1969.

Jean-Marc Léger, La Francophonie : grand dessein, grandeambiguïté, Québec, Éd. Hurtubise HMH, 2000.

Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée, Paris, Chris-tian Bourgois Éditeur, 2004.

Platon, La Politique, Paris, Flammarion, 2003.François Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie,

Paris, Éditions Léo Scheer, coll. « Non & Non »,2004.

Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, Paris, PUF,2003.

Janie Pelabay, Charles Taylor. Penseur de la pluralité,Québec/Paris, PUL/L’Harmattan, 2001.

Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie,Paris, Galilée, 1995.

John Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995.John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1988.Onésime Reclus, France, Algérie et colonies, Paris,

Hachette 1886.Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, Cerf,

1994.Max Weber, Economie et société I, Paris, Plon, 1995.C. Wright Mills, L’imagination sociologique, Paris, Fran-

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PÉRIODIQUES

Revue Persée, 1966, vol. 31, n° 3. Revue philosophique, n° 27/1889.Revue Rue Descartes, n° 42/2003, « Politiques de la com-

munauté ».

SITES INTERNET

« Compte-rendu à l’ouvrage de John Kristian Sanaker,Karin Holter et Ingse Skattum, La Francophonie : uneintroduction critique, Oslo, Unipub forlag et OsloAcademic Press, 2006 », par Germain Eba’a, inhttp://www.unice.fr/ILF-CNRS/ofcaf/22/ Holter.pdf (consultée le 11/09/2010)

« Ce qu’est la Francophonie : entretien avec le profes-seur Jacques Barrat », in http://www.droitshumains.org/Francophonie/est_francoph.htm (consultée le 10/09/2010).

« Qu’est-ce que la Francophonie », inhttp://www.tlfq.ulaval.ca/axl/francophonie/francophonie.htm (consultée le 10/09/2010).

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Table des matières

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Introduction : Pourquoi parler d’une communauté francophone ? . . . . . . . . 7

1. Qu’est-ce qu’une communauté ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131. La communauté en histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152. Le point de vue du droit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213. La communauté en philosophie politique . . . . . . . . . . . 31

Communauté et société . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31Communautariens et libéraux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

4. Déconstructions de la communauté . . . . . . . . . . . . . . . . 42La communauté n’est pas une œuvre . . . . . . . . . . . . . 48La communauté n’est pas une forme restreinte de société . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49La communauté n’est pas une fusion autour d’une origine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51

2. Langages et communauté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 571. Société, culture, espace public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59

Langage et société moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60Langage et culture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62Espace public et langue commune . . . . . . . . . . . . . . . . 68

2. La francophonie, réseau ou communauté ? . . . . . . . . . . 72Aires francophones et sentiment d’appartenance . . . 73Francophonie et société civile. Réseaux et partenariats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74La Francophonie politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82

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3. Quels sont les lieux et les situations où se joue l’idée d’une communauté francophone ? . . . . . . . . . . . . . . . 85

1. Espaces et temps de la francophonie . . . . . . . . . . . . . . 87Les espaces en mouvement de la francophonie . . . 87La francophonie, une affaire de génération . . . . . . . 90

2. La résolution des crises et des conflits dans la communauté francophone . . . . . . . . . . . . . . . . 100

Des normes « francophones » pour la gestion des crises et des conflits ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101De la « présence francophone » dans la gestion des crises et des conflits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105

3. Savoirs en partage : éducation et transmission du savoir . . . . . . . . . . . . . . . 110

4. Quels sont les enjeux stratégiques de la notion de communauté francophone ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117

1. Les usages de la notion de « communauté francophone » : slogan idéologique, stratégie géopolitique ou affirmation d’une identité ? . . . . . . . . 119

Une situation d’insécurité géopolitique ? . . . . . . . . . 120La notion de communauté francophone à l’épreuve de son instrumentalisation . . . . . . . . . . . 125

2. Les acteurs de la dynamique francophone . . . . . . . . . . 130Communauté francophone et État . . . . . . . . . . . . . . . 130Communauté francophone et Francophonie institutionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . 136Communauté francophone et individu . . . . . . . . . . 143

En guise de conclusion : Un projet de communauté francophone ou une communauté des projets ? . . . . . . . . . . . 149

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159

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Existe-t-ilune communauté francophone ?Le discours et le projet

André Cabanis | Patrice Canivez | Ghania GrabaErnest-Marie Mbonda | Ciprian Mihali

Peut-on parler d’une communauté francophone ? Et si oui, en quel sens du mot « communauté » ? Que veut-on dire, que veut-on faire en parlant de la Francophonie comme d’une communauté ? Ces questions prennent acte de l’important développement de la francophonie au cours des dernières décennies, en fonction d’un double mouvement d’institutionnalisation et d’élargissement. Elles portent aussi sur les acquis et les orientations de ce mouvement.S’il y a lieu de parler de communauté francophone, c’est au sens d’une communauté en devenir, d’une communauté de projet dont l’unité et la pérennité dépendront des succès obtenus dans la réalisation des objectifs qu’elle s’est assignés : le développement de la coopération culturelle, universitaire et scientifique, la promotion des droits de l’homme, de l’État de droit et de la démocratie. Dans l’espace public mondial en cours de constitution, la Francophonie peut jouer un rôle majeur, non seulement en se constituant comme l’une des scènes du dialogue et de la concertation internationale, mais aussi en contribuant à définir les normes et les critères des pratiques en matière de coopération civile et de partenariat politique. Parler du sens et du contenu de la notion de communauté francophone, c’est au fond se demander ce que l’on veut. C’est définir une orientation d’action et préciser les conditions du succès.Les différents chapitres de ce livre s’inscrivent dans cette perspective. Ils visent à préciser le sens de la notion de communauté francophone. Ils analysent le concept de communauté, les rapports entre langue et communauté, la f/Francophonie elle-même (avec petit f et grand F) d’un point de vue historique, juridique, sociologique, philosophique. Ils s’attachent aussi à si-tuer les enjeux de la notion en fonction des lieux et des situations, des acteurs et des stratégies dont dépendent l’existence et le développement d’une communauté francophone.

Patrice CANIVEZ

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