exemple de commentaire composé - corneille l'illusion comique

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  • 8/14/2019 exemple de commentaire compos - corneille l'illusion comique

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    ASSOCIATION DES PROFESSEURS DE LETTRES

    Commentaire compos

    Corneille,Lillusion comique (acte II, scne 2, v. 221-256)

    par Henri Guinard

    Dans son ptre prliminaire , Corneille crivait : Voici un trange monstre [...]; lepremier acte nest quun prologue, les trois suivants sont une comdie imparfaite, le dernierest une tragdie, et tout cela cousu ensemble fait une comdie. Il le fait dautant mieux,ajouterons-nous, que la dernire scne, un happy end, consiste en un loge du thtre (V, 5).

    Le vieux Pridamant consulte un magicien, Alcandre, sur le sort de son fils Clindor disparudepuis longtemps (acte I). Dun coup de baguette magique Alcandre met en prsence du preet des spectateurs Clindor devenu valet dun capitaine fanfaron.

    MATAMORE, CLINDOR

    CLINDOR Quoi ! monsieur, vous rvez ! et cette me hautaine,Aprs tant de beaux faits, semble tre encore en peine !Ntes-vous point lass dabattre des guerriers ?Et vous faut-il encor quelques nouveaux lauriers ?

    MATAMORE Il est vrai que je rve, et ne saurais rsoudre 225Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre,Du grand sophi de Perse, ou bien du grand mogor.

    CLINDOR Eh ! de grce, monsieur, laissez-les vivre encor.Quajouterait leur perte votre renomme ?Dailleurs, quand auriez-vous rassembl votre arme ? 230

    MATAMOREMon arme ? Ah, poltron ! ah, tratre ! pour leur mortTu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,Dfait les escadrons, et gagne les batailles.Mon courage invaincu contre les empereurs235Narme que la moiti de ses moindres fureurs ;Dun seul commandement que je fais aux trois Parques,

    Je dpeuple ltat des plus heureux monarques ;La foudre est mon canon, les Destins mes soldats :Je couche dun revers mille ennemis bas.240Dun souffle je rduis leurs projets en fume ;Et tu moses parler cependant dune arme !Tu nauras plus lhonneur de vois un secons Mars ;Je vais tassassiner dun seul de mes regards,Veillaque : toutefois, je songe ma matresse ; 245Ce penser madoucit : Va, ma colre cesse,Et ce petit archer qui dompte tous les dieuxVient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.Regarde, jai quitt cette effroyable mineQui massacre, dtruit, brise, brle, extermine ; 250

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    Et pensant au bel il qui tient ma libert,Je ne suis plus quamour, que grce, que beaut.

    CLINDOR O Dieux ! en un moment que tout vous est possible !Je vous vois aussi beau que vous tiez terrible,Et ne crois point dobjet si ferme en sa rigueur, 255

    Quil puisse constamment vous refuser son cur

    Avant daborder le commentaire proprement dit de ce passage particulirement clbredune scne qui ne lest pas moins, il est ncessaire de rsumer la suite de la pice : Clindorest pris (Matamore aussi) dIsabelle pourtant promise Adraste, et il en vient (lui, le valet !) tuer son rival ; jet en prison, il parvient senfuir grce Isabelle (actes II, III, IV). Aucinquime acte les personnages sont mtamorphoss en grands : laventure des actesprcdents tourne la tragdie. Mais il ne sagissait coup de thtre que dun jeu decomdiens quon dcouvre se partageant la recette. Tout finit bien pour la plus grande gloiredu thtre. Cest de ce dernier quil sagit en dfinitive, tout au long de la pice, sous leffetde la baguette magique dAlcandre-Corneille : vertigineuse construction !

    LIllusion comique (1636) succde cinq comdies, une tragi-comdie (Clitandre, 1630-1631) et une tragdie (Mde, 1635, qui vaut Corneille une pension de Richelieu), prcdeimmdiatement Le Cid(1636-1637), pice suivie de la fameuse Querelle du Cid ointerviendra la jeune Acadmie franaise. 1636 est une anne cruciale. LIllusion, peruedabord comme un divertissement, obtient aussitt le succs. Nous y voyons aujourdhui uneuvre de rflexion quoique elle ait connu comme un regain dintrt, de la part des gens dethtre et du public, depuis la seconde moiti du XXe sicle.

    Pour se prparer la lecture de cette pice originale on lira avec profit :

    Jean Rousset :La littrature de lge baroque, Corti, 1953.Serge Doubrovsky : Corneille et la dialectique du hros, NRF, 1963.

    Si lon sen tient maintenant lacte II, scne 2, Matamore, plusieurs reprises provoqupar Clindor, senfle de mots, se fait le matre du monde, la fois fort et juste, puis, drangpar un bruit extrieur, il se dgrise et crve en dclarant lchement : lorsque jai mabeaut, je nai point de valeur , (v. 340) ce qui lui vaut la rponse ironique de Clindor : Comme votre valeur, votre prudence est rare (v. 346).

    Ds le dbut de la scne, notre passage, Corneille exploite les ressources comiquesdun type bien connu depuis lAntiquit : dans quel but ?

    videmment, tout le plaisir repose sur le truculent Matamore ; mais Corneille donne entendre la mtamorphose inacheve de son personnage qui de terrible devient beau ;le thtre, art vivant, vit de son aptitude la critique.

    Le personnage du capitan, hritier du Pyrgopolinice de Plaute, du Rodomont de Turnbe,porteur dun nom sonore autant quhispanique (Mata Moros : Tue-Maures), de fait un capitangascon, occupe bruyamment la scne, marquant la rupture avec lacte I. On le voit par duncostume clinquant et muni dune rapire. On le reconnat demble comme une promesse de

    plaisir en une poque o partout svit la guerre en Europe (la guerre de Trente ans nest pasfinie, et la France se bat contre lEspagne et lEmpire).

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    Clindor, ds la premire rplique apostrophe ce hros sur le mode de loutrance : Aprstant de beaux faits...[...] /Ntes -vous point lass dabattre des guerriers /Et vous faut-ilencore quelques nouveaux lauriers ?

    Matamore lui rpond par une rodomontade (comment en irait-il autrement ?) : v. 225 Ilest vrai que je rve[...] lequel je dois[...] du grand mogor ; Corneille corrompant dessein

    Mogol en mogor , afin de prparer une rime prochaine avec mort .Au vers 231, remarquable par sa mtrique, Matamore, rpondant une nouvelleprovocation, explose de colre dans un rythme ternaire entrecoup de soupirs (au sens musicaldu terme) Ah! , lallitration en r dnotant dun bout de la tirade lautre une menacevengeresse et agressive. Matamore gronde avec emphase comme un tre surnaturel, surnaturelautant quil utilise des mots dhomme. Puis les rfrences se hissent la mythologie :

    v. 237 : Dun seul commandement... Parques v. 239 : La foudre les Destins mes soldats v. 243 Tu nauras plus lhonneur... Mars Ce hros va jusqu sidentifier la mort elle-mme.v. 248 vient de chasser la mort....yeux

    et v. 250 [mine] Qui massacre....Extermine o culmine lallitration en r : lepersonnage se montre matre du verbe.

    Clindor feint de reconnatre, v. 254 que vous tiez terrible la puissance dvastatrice deson matre. Mais il a commenc le mme vers par Je vous vois aussi beau ; cest unemtamorphose quil fait semblant de constater..

    Je ne suis plus quamour, que grce, que beaut concluait Matamore (v. 252), vers bienscand, quilibr, harmonieux (trois mesures trois temps, accentues sur la troisimesyllabe, et une quatrime isole aprs la csure, que grce et ainsi mise en valeur,cocassement, bien quil soit lgitime de scander

    Cest que Matamore vient de se doter dun attribut des hros de romans de chevalerie (duMoyen ge la fin du XVIe sicle), du futur hros de tragdie : la facult non pas forcmentdaimer, mais dtre amoureux, un tat en quelque sorte. Il pense Isabelle, rival sans lesavoir de son valet. Le spectateur en est averti ds la fin de lacte I (scne 3) lorsque Alcandredclare Pridamant (v. 200) : Et la beaut quil (Clindor) sert ne lui veut point de mal .Cette mme Isabelle est poursuivie par un soupirant que son pre lui impose.

    Mais lessentiel, quand on lit la tirade de Matamore, rside dans le mcanisme de lamtamorphose enclench au vers 231, vritable parodie du discours hroque min par lidedu nant. Le vers 241 met en valeur Dun souffle , premire mesure, et en fume ,dernire mesure. Ds lors le capitan, parvenu dans sa rverie verbale au sommet de sapuissance physique, moment pour lui dune sorte de retour la conscience, se trouve mmede linterrompre et de se retourner contre son insolent valet pour lui reprocher en unenouvelle phrase exclamative : Et tu moses....dune arme ! (v. 242). En somme, ayant finidargumenter de faon dlirante aussi bien que verbalement matrise, Matamore renoue avecson motion initiale (v. 231), donne libre cours sa colre, laquelle culmine aux vers 244 et245. Plus quune menace, cest un projet quil formule : Je vais tassassiner....regards ,avec rejet de lapostrophe Veillaque . Cest clore avec clat une srie inaugure au vers

    231 ( poltron , tratre ) ; veillaque vient de lespagnol bellaco et signifie coquin , pendard . Non seulement lapostrophe prolonge une assonance en a , mais

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    par sa position et son contenu smantique elle contient une violence que ne pouvaientatteindre ni poltron ni tratre . Cette violence, comparable celle dun coup meurtrier,impose un terme un mouvement de la conscience de Matamore. Le potentiel spuise etlide jusque l sous-jacente dun tre incarnant le change et rduisant en fume lactiondes hommes les plus heureux (v. 238), lobsession de la mort, renvoient la sensibilit

    baroque, le pass, en quelque sorte.Matamore a donc vid sa colre, ce qui le rend disponible un autre penser ,complment de son courage : lamour.

    Le vers 245, toujours lui, traduit lhsitation de lesprit de Matamore : deux coupes (aprs veillaque et aprs toutefois ) font sentir cette hsitation entre deux langages. Lonpasse videmment dune langue plus quampoule, emphatique et hyperbolique un autresystme de figures de rhtorique (la priphrase prcieuse du vers 247 pour dsigner Cupidon,linfinitif substantiv ce penser (v. 246), la mtonymie ouvrage au bel il qui tient malibert (v. 291) et la conclusion provisoire provocation de Clindor, v. 254-255 avec objet la csure du vers 255 relvent de la prciosit1 ). Matamore confirmera sa dualitdeux vers plus loin : Quand je veux, jpouvante ; et quand je veux, je charme ; dualit quine prfigure pas ncessairement le futur hros.

    Cependant les deux sensibilits baroque et prcieuse sopposent moins nettementquil ny parat. Matamore vacille entre lune et lautre (v. 247 puis 248 ; v. 249-250 etv. 251-252). Corneille travaille la prochaine synthse du hros, le comique rsultant ici,entre autres, de son impossibilit, dune dualit pour tout dire bancale.

    La dualit est dautant plus bancale que la scne se situe dans lirralit, si ce nest au-deldu rel. Le Vous rvez ! de Clindor semble rpondre au ...Voyez dj paratre/ Sous

    deux fantmes vains (cest--dire sans ralit) votre fils et son matre (II,1) dAlcandre lemagicien, tandis que Pridamant le pre vient de rpliquer : O Dieux ! je sens mon me aprslui senvoler , manifestant ainsi son adhsion au spectacle propos. Lon entre dans lemonde de lillusion - de la fiction thtrale. La rponse de Matamore (v. 225), djcommente ci-dessus, prend Clindor au pied de la lettre en mme temps que le dlire dupersonnage entrane le spectateur dans un monde fantasmatique. Il est dailleurs significatifquau vers 240, revers ( la csure tout comme les rvez et rve prcdents), revers tant presque homophone au XVIIe sicle de rvez , souligne cette incursiondans lirrel. bien lcouter, Corneille maintient le spectateur distance de ce quil voit etentend. Le spectateur rit dtre ainsi mis contribution.

    Mais de toute vidence et surtout, le thme du regard confre la scne sa signification

    proprement thtrale. Outre sa malice initiale (le valetprvoitle matre), Clindor rplique lafin du passage : O Dieux ! en un moment que tout vous est possible ! . Il commente lamtamorphose de Matamore en feignant ladmiration et poursuit ironiquement, commeadressant un clin dil aux spectateurs : Je vous vois aussi beau que vous tiez terrible (v.254), hommage la thtralit de Matamore; insparable de la conscience du personnage, etrponse ncessaire la poursuite de la scne.

    Par-del les besoins du dialogue ( je ... tu ... vous ...) le capitan se regarde lui-mme belle leon sur les pronoms personnels et adjectifs possessifs ! et invite son valet le regarder, les deux regards se croisant dans une indissoluble solidarit sous celui, presquefascin, du public (v. 244 254 inclus). Sagit-il donc de montrer un Matamore pris de sonimage, den faire un avatar de Narcisse ? Peut-tre, mais lessentiel nest pas l : le hros

    1. Nous navons pas le loisir de dbattre ici de lorigine baroque ou pas ? de la prciosit.

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    futur, guerrier et amant, nexistera que sous le regard des autres, que par le paratre, et cestau thtre quil appartient de le faire natre des entrailles de la socit.

    Matamore tait tour tour, fantasmatiquement, guerrier et amant : le vrai hros le seradans la simultanit, conqurant la vraisemblance et devenant par l pleinement etsuprieurement humain. Regarder, tre regard pour exister, que lon soit personnage, acteur,

    pote ou spectateur, cest quoi sert le thtre.

    LIllusion comique est certes une uvre hybride, longtemps considre comme infrieureaux quatre tragdies pour simplifier qui la suivirent et longtemps critique commeingale dune scne lautre. La scne qui vient de nous occuper porte en elle au moins lessignes de la recherche dun auteur. Na-t-on pas observ un dfaut analogue chez lepionnier du roman moderne (Cervantes) sans refuser pour autant le statut de chef-duvre

    Don Quichotte ? Loin de nous engager dans un dbat sur la rception de luvre, nousretiendrons que LIllusion comique (acte II, scne 2, v. 221-256) annonce de trs prs lagrande poque du thtre franais : celle o laffirmation de lexistence, quelque douloureusequelle soit, requerra le passage indispensable par la thtralit et le regard critique sur les

    autres comme sur soi.

    Henri Guinard