eugene-francois vidocq - memoires de vidocq - tome i

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Les mémoires de Vidocq .

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Mmoires de Vidocq - Tome IVidocq, Eugne-Franois

Publication: 1828 Catgorie(s): Non-Fiction, Biographie & Autobiographie, Fiction, Policiers & Mystres, Histoire Source: http://www.ebooksgratuits.com

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A Propos Vidocq: Aventurier, voleur, bagnard, puis indicateur de police, il devient chef de la brigade de la Sret parisienne en 1811. En 1827, Vidocq dmissionne de ses fonctions de chef de la Sret. Il s'installe Saint-Mand, prs de Paris, et cre une petite usine de papier. Il invente le papier infalsifiable. En 1828, il publie des Mmoires qui connaissent un grand succs, et qui inspirent notamment Honor de Balzac son personnage de Vautrin. Ruin par son affaire d'usine de papier, il occupe nouveau durant sept mois le poste de chef de la sret en 1832, puis quitte dfinitivement le service public et fonde en 1833 le Bureau de renseignements pour le commerce, la premire agence de dtective prive, qui fournit aux commerants, moyennant finance, des services de renseignement et de surveillance conomique, ainsi que des informations sur les conjoints volages. Disponible sur Feedbooks pour Vidocq: Mmoires de Vidocq - Tome II (1828) Mmoires de Vidocq - Tome IV (1828) Mmoires de Vidocq - Tome III (1828) Note: This book is brought to you by Feedbooks http://www.feedbooks.com Strictly for personal use, do not use this file for commercial purposes.

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Le plus grand flau, est lhomme qui provoque. Quand il ny a point de provocateurs, ce sont les forts qui commettent les crimes, parce que ce ne sont que les forts qui les conoivent. En police, il vaut mieux ne pas faire daffaire que den crer. Mmoires, tome 1.

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VIDOCQ AU LECTEURCe fut au mois de janvier 1828 que je terminai ces Mmoires, dont je voulais diriger moi-mme la publication. Malheureusement, dans le courant de fvrier, je me cassai le bras droit, et comme il tait fractur en cinq endroits diffrents, il fut question de me le couper ; pendant plus de six semaines, mes jours furent en pril, jtais en proie dhorribles souffrances. Dans cette cruelle situation, je ntais gure en tat de relire mon manuscrit, et dy mettre ce quon appelle la dernire main : cependant javais vendu, et le libraire tait press de publier ; il offrit de me donner un rviseur, et, tromp par la recommandation dun crivain honorablement connu dans la littrature, pour faire un travail quen toute autre circonstance je neusse confi personne, il me prsenta lun de ces prtendus hommes de lettres dont lintrpide jactance cache la nullit, et qui nont dautre vocation que le besoin dargent. Ce prtendu homme de lettres exaltait beaucoup trop son propre mrite, pour que je nprouvasse pas quelque rpugnance laccepter, mais il avait derrire lui une caution respectable, il tait dsign par un littrateur distingu. Jcartai des prventions peut-tre injustes, et je consentis tre suppl en attendant ma gurison. Le supplant devait immdiatement prendre connaissance du manuscrit ; il le parcourut, et aprs un examen superficiel, afin de se faire valoir, il ne manqua pas daffirmer, suivant lusage, quil, avait beaucoup revoir et corriger ; le libraire, suivant lusage encore, le crut sur parole ; on russit me persuader dans le mme sens, et, comme tant dautres, qui ne sen vantent pas, jeus un teinturier. Certes, il avait beaucoup reprendre dans mon style : jignorais les convenances et les formes littraires, mais jtais habitu un ordre logique, je savais linconvnient des rptitions de mots, et si je ntais pas grammairien comme Vaugelas, soit routine, soit bonheur, javais presque toujours lavantage dviter les fautes de franais. Vidocq crivant avec cette correction tait peut-tre une invraisemblance aux yeux de mon censeur, cest ce que je ne sais pas : mais voici le fait : Au mois de juillet dernier, jallai Douai pour faire entriner des lettres de grces qui mavaient t accordes en 1818. mon retour, je demandai en communication les feuilles imprimes de mes Mmoires, et comme ma rintgration dans les droits de citoyen ne me laissait plus redouter aucune rigueur arbitraire de la part de lautorit, je me proposai de refondre dans mon manuscrit tout ce qui est relatif la police, afin de le complter par des rvlations dont je mtais jusqualors abstenu.

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Quel ne fut pas mon tonnement, lorsqu la lecture du premier volume et dune partie du second, je maperus que ma rdaction avait t entirement change, et qu une narration dans laquelle se retrouvaient chaque instant, les saillies, la vivacit et lnergie de mon caractre, on en avait substitu une autre, tout fait dpourvue de vie, de couleur et de rapidit. Sauf quelques altrations, les faits taient bien les mmes, mais tout ce quil y avait de fortuit, dinvolontaire, de spontan dans les vicissitudes dune carrire orageuse, ne sy prsentait plus que comme une longue prmditation du mal. Lempire de la ncessit tait soigneusement dissimul ; jtais en quelque sorte le Cartouche de lpoque, ou plutt un autre compre Matthieu, nayant ni sensibilit, ni conscience, ni regrets, ni repentir. Pour comble de disgrce, la seule intention qui pt justifier quelques aveux dune sincrit peu commune, devenait imperceptible, je ntais plus quun hont qui, accoutum ne plus rougir, joint limmoralit de certaines actions, celle de se complaire les raconter. Pour me dconsidrer sous dautres rapports, on me prtait encore un langage dune trivialit que rien ne rachte. De bonne foi, je me sentais intrieurement humili de ce que la presse avait reproduit des dtails que je naurais pas manqu de faire disparatre, si je navais pas compt sur la rvision dun homme de got. Jtais choqu de cette multitude de locutions vicieuses, de tournures fatigantes, de phrases prolixes, dans lesquelles loreille nest pas plus mnage que le bon sens et la syntaxe. Il ne mtait pas concevable quavec une telle absence de talent, on saveuglt au point de prendre la qualit dhomme de lettres. Mais bientt des soupons slevrent dans mon esprit, et la suppression de quelques noms que jtais surpris de ne plus trouver (celui de mon successeur, Coco-Lacour, par exemple), je crus reconnatre le doigt dune police mrite et les traces dune transaction laquelle on stait bien gard de nous initier, le libraire et moi. Vraisemblablement le parti Delavau et Franchet, inform du fatal accident qui mempchait de surveiller par moi-mme une publication qui doit linquiter, avait profit de la circonstance pour faire rdiger mes Mmoires dune manire paralyser davance leffet de rvlations dont il naura pas sapplaudir. Toutes les conjectures taient permises ; je naccusai avec certitude que lincapacit de mon correcteur, et comme, sans vanit, jtais plus satisfait de ma prose que de la sienne, je le priai de se dispenser de continuer son travail. Il semblerait qualors il neut point dobjection faire ; mais devait-il se dpartir de sa mission ? il opposa un march et un commencement dexcution, en vertu duquel il sattribuait le droit de me mutiler bon gr

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malgr, et de maccommoder jusquau bout sa fantaisie, moins quil ne me plt de lui allouer une indemnit. Jaurais pu plus juste titre lui demander des dommages et intrts ; mais o il ny a ni bien ni honneur quoi sert une rclamation de ce genre ? Pour ne pas perdre de temps en dbats inutiles, je rachetai mon manuscrit, et jen payai la ranon sous certaines rserves que je fis in petto. Ds ce moment, je pris la rsolution danantir les pages dans lesquelles ma vie et les diverses aventures dont elle se compose taient offertes sans excuse. Une lacration complte tait le plus sr moyen de djouer une intrigue dont il tait facile dapercevoir le but ; mais un premier volume tait prt, et dj le second tait en bon train ; une suppression totale et t un sacrifice trop considrable pour le libraire : dun autre ct, par un des plus coupables abus de confiance, le forban qui nous avait fait contribuer, trafiquant dun exemplaire soustrait frauduleusement, vendait mes Mmoires Londres, et insrs par extraits dans les journaux ils revenaient bientt Paris, o ils taient donns comme des traductions. Le vol tait audacieux ; je ne balanai pas en nommer lauteur. Jaurais pu le poursuivre ; son action ne restera pas impunie. En attendant, jai pens quil tait bon daller au plus press, cest--dire de sauver la spculation du libraire, en ne souffrant pas quil soit devanc, et quun larcin inou dans les fastes de la librairie parvienne ses dernires consquences ; il fallait une considration de ce genre, pour que je me dcidasse immoler mon amour-propre : cest parce quelle a t toute puissante sur moi, que, dans un intrt contraire au mien, et pour satisfaire limpatience du public, jaccepte aujourdhui, comme mienne, une rdaction que javais dabord le dessein de rpudier. Dans ce texte, tout est conforme la vrit ; seulement le vrai, en ce qui me concerne, est dit avec trop peu de mnagements et sans aucune des prcautions quexigeait une confession gnrale, daprs laquelle chacun est appel me juger. Le principal dfaut est dans une disposition malveillante, dont je puis seul avoir me plaindre. Quelques rectifications mont paru indispensables, je les ai faites. Ceci explique la diffrence de ton dont on pourra tre frapp en comparant entre elles quelques portions de ces Mmoires ; mais, partir de mon admission parmi les corsaires de Boulogne, on se convaincra facilement que je nai plus dinterprte ; personne ne sest immisc ni ne simmiscera dsormais dans la tche que je me suis impose de dvoiler au public tout ce qui peut lintresser ; je parle et je parlerai sans rserve, sans restriction, et avec toute la franchise dun homme qui na plus de craintes, et qui, enfin rentr dans la plnitude des droits dont il fut injustement priv, aspire les exercer dans

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toute leur tendue. Que si lon concevait quelques doutes sur la ralit de cette intention, il me suffirait de renvoyer le lecteur au dernier chapitre de mon second volume, o il acquerrait dj la preuve que jai la volont et la force de tenir parole.

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CHAPITRE PREMIER.Ma naissance. Dispositions prcoces. Je suis mitron. Un premier vol. La fausse cl. Les poulets accusateurs. Largenterie enleve. La prison. La clmence maternelle. Mon pre ouvre les yeux. Le grand coup. Dpart dArras. Je cherche un navire. Le courtier dun musicos. Le danger de livresse. La trompette mappelle. M. Comus, premier physicien de lunivers. Le prcepteur du gnral Jacquot. Les acrobates. Jentre dans la banque. Les leons du petit diable. Le sauvage de la mer du Sud. Polichinel et le thtre des varits amusantes. Une scne de jalousie, ou le sergent dans lil. Je passe au service dun mdecin nomade. Retour la maison paternelle. La connaissance dune comdienne. Encore une fugue. Mon dpart dans un rgiment. Le camarade prcipit. La dsertion. Le franc Picard et les assignats. Je passe lennemi. Une schlag. Je reviens sous mes anciens drapeaux. Un vol domestique et la gouvernante dun vieux garon. Deux duels par jour. Je suis bless. Mon pre fonctionnaire public. Je fais la guerre. Changement de corps. Sjour Arras. Je suis n Arras : mes travestissements continuels, la mobilit de mes traits, une aptitude singulire me grimer, ayant laiss quelques incertitudes sur mon ge, il ne sera pas superflu de dclarer ici que je vins au monde le 23 juillet 1775, dans une maison voisine de celle o, seize ans auparavant, tait n Robespierre. Ctait la nuit : la pluie tombait par torrents ; le tonnerre grondait ; une parente, qui cumulait les fonctions de sage-femme et de sybille, en conclut que ma carrire serait fort orageuse. Il y avait encore dans ce temps de bonnes gens qui croyaient aux prsages : aujourdhui quon est plus clair, combien dhommes qui ne sont pas des commres, parieraient pour linfaillibilit de Mademoiselle Lenormand ! Quoi quil en soit, il est prsumer que latmosphre ne se bouleversa pas tout exprs pour moi, et bien que le merveilleux soit parfois chose fort sduisante, je suis loin de penser que l haut on ait pris garde ma naissance. Jtais pourvu dune constitution des plus robustes, ltoffe ny avait pas t pargne ; aussi, ds que je parus, on met pris pour un enfant de deux ans, et jannonais dj ces formes athltiques, cette structure colossale, qui depuis ont glac deffroi les coquins les plus intrpides et les plus vigoureux. La maison de mon pre tant situe sur la place darmes, rendez-vous habituel de tous les polissons du quartier, jexerai de bonne heure mes facults musculaires, en rossant

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rgulirement mes camarades, dont les parents ne manquaient pas de venir se plaindre aux miens. Chez nous, on nentendait parler que doreilles arraches, dyeux pochs, de vtements dchirs : huit ans, jtais la terreur des chiens, des chats et des enfants du voisinage ; treize, je maniais assez bien un fleuret pour ntre pas dplac dans un assaut. Mon pre sapercevant que je hantais les militaires de la garnison, salarma de mes progrs, et mintima lordre de me disposer faire ma premire communion : deux dvotes se chargrent de me prparer cet acte solennel. Dieu sait quel fruit jai tir de leurs leons ! Je commenais, en mme temps, apprendre ltat de boulanger : ctait la profession de mon pre, qui me destinait lui succder, bien que jeusse un frre plus g que moi. Mon emploi consistait principalement porter du pain dans la ville. Je profitais de ces courses pour faire de frquentes visites la salle darmes ; mes parents ne lignoraient pas, mais les cuisinires faisaient de si pompeux loges de ma complaisance et de mon exactitude, quils fermrent les yeux sur mainte escapade Cette tolrance dura jusqu ce quils eussent constat un dficit dans le comptoir, dont ils ne retiraient jamais la cl. Mon frre, qui lexploitait concurremment avec moi, fut pris en flagrant dlit, et dport chez un boulanger de Lille. Le lendemain de cette excution, dont on ne mavait pas confi le motif, je me disposais explorer, comme de coutume, le bienheureux tiroir, lorsque je maperus quil tait soigneusement ferm. Le mme jour, mon pre me signifia que jeusse mettre plus de clrit dans mes tournes, et rentrer heure fixe. Ainsi il tait vident que dsormais je naurais plus ni argent ni libert : je dplorai ce double malheur, et mempressai den faire part lun de mes camarades, le nomm Poyant, qui tait plus g que moi. Comme le comptoir tait perc pour lintroduction des monnaies, il me conseilla dabord de passer dans le trou une plume de corbeau enduite de glu ; mais cet ingnieux procd ne me procurait que des pices lgres, et il fallut en venir lemploi dune fausse cl, quil me fit fabriquer par le fils dun sergent de ville. Alors je puisai de nouveau dans la caisse, et nous consommmes ensemble le produit de ces larcins dans une espce de taverne o nous avions tabli notre quartier gnral. L se runissaient, attirs par le patron du lieu, bon nombre de mauvais sujets connus, et quelques malheureux jeunes gens qui, pour avoir le gousset garni, usaient du mme expdient que moi. Bientt je me liai avec tout ce quil y avait de libertins dans le pays, les Boudou, les Delcroix, les Hidou, les Franchison, les Basserie, qui minitirent leurs drglements. Telle tait lhonorable socit au sein de laquelle

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scoulrent mes loisirs, jusquau moment o mon pre mayant surpris un jour, comme il avait surpris mon frre, sempara de ma cl, madministra une correction, et prit des prcautions telles quil ne fallut plus songer mattribuer un dividende dans la recette. Il ne me restait plus que la ressource de prlever en nature la dme sur les fournes. De temps autre, jescamotais quelques pains ; mais comme, pour men dfaire, jtais oblig de les donner vil prix, peine, dans le produit de la vente, trouvais-je de quoi me rgaler de tartes et dhydromel. La ncessit rend actif : javais lil sur tout ; tout mtait bon, le vin, le sucre, le caf, les liqueurs. Ma mre navait pas encore vu ses provisions spuiser si vite ; peut-tre net-elle pas dcouvert de sitt o elles passaient, lorsque deux poulets que javais rsolu de confisquer mon profit levrent la voix pour maccuser. Enfoncs dans ma culotte, o mon tablier de mitron les dissimulait ils chantrent en montrant la crte, et ma mre, avertie ainsi de leur enlvement, se prsenta point nomm pour lempcher. Il me revint alors quelques soufflets, et jallai me coucher sans souper. Je ne dormis pas, et ce fut, je crois, le malin esprit qui me tint veill. Tout ce que je sais, cest que je me levai avec le projet bien arrt de faire main basse sur largenterie. Une seule chose minquitait : sur chaque pice le nom de Vidocq tait grav en toutes lettres. Poyant, qui je mouvris ce sujet, leva toutes les difficults, et le jour mme, lheure du dner, je fis une rafle de dix couverts et dautant de cuillers caf. Vingt minutes aprs, le tout tait engag, et ds le surlendemain, je navais plus une obole des cent cinquante francs que lon mavait prts. Il y avait trois jours que je navais pas reparu chez mes parents, lorsquun soir je fus arrt par deux sergents de ville, et conduit aux Baudets, maison de dpt o lon renfermait les fous, les prvenus et les mauvais sujets du pays. Lon my tint dix jours au cachot, sans vouloir me faire connatre les motifs de mon arrestation ; enfin le gelier mapprit que javais t incarcr la demande de mon pre. Cette nouvelle calma un peu mes inquitudes : ctait une correction paternelle qui mtait inflige, je me doutais bien quon ne me tiendrait pas rigueur. Ma mre vint me voir le lendemain, jen obtins mon pardon ; quatre jours aprs jtais libre, et je mtais remis au travail avec lintention bien prononce de tenir dsormais une conduite irrprochable. Vaine rsolution ! Je revins promptement mes anciennes habitudes, sauf la prodigalit, attendu que javais dexcellentes raisons pour ne plus faire le magnifique ; mon pre, que javais vu jusqualors assez insouciant, tait dune vigilance qui et fait honneur au commandant dune grandgarde. tait-

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il oblig de quitter le poste du comptoir, ma mre le relevait aussitt : impossible moi den approcher, quoique je fusse sans cesse aux aguets. Cette permanence me dsesprait. Enfin, un de mes compagnons de taverne pris piti de moi : ctait encore Poyant, fieff vaurien, dont les habitants dArras peuvent se rappeler les hauts faits. Je lui confiai mes peines. Eh quoi ! me dit-il, tu es bien bte de rester lattache, et puis a na-t-il pas bonne mine, un garon de ton ge navoir pas le sou ? va ! si jtais ta place, je sais bien ce que je ferais. Eh ! que ferais-tu ? Tes parents sont riches, un millier dcus de plus ou de moins ne leur fera pas de tort : de vieux avares, cest pain bni, il faut faire une main-leve. Jentends, il faut empoigner en gros ce quon ne peut pas avoir en dtail. Tu y es : aprs lon dcampe, ni vu ni connu. Oui, mais la marchausse. Tais-toi : est-ce que tu nes pas leur fils ? et puis ta mre taime bien trop. Cette considration de lamour de ma mre, joint au souvenir de son indulgence aprs mes dernires fredaines, fut toutepuissante sur mon esprit ; jadoptai aveuglment un projet qui souriait mon audace ; il ne restait plus qu le mettre excution ; loccasion ne se fit pas attendre. Un soir que ma mre tait seule au logis, un affid de Poyant vint lavertir, jouant le bon aptre, quengag dans une orgie avec des filles, je battais tout le monde, que je voulais tout casser et briser dans la maison, et que si lon me laissait faire, il y aurait au moins pour 100 fr. de dgt, quil faudrait ensuite payer. En ce moment, ma mre, assise dans son fauteuil, tait tricoter ; son bas lui chappe des mains ; elle se lve prcipitamment et court tout effare au lieu de la prtendue scne, quon avait eu le soin de lui indiquer lune des extrmits de la ville. Son absence ne devait pas durer longtemps : nous nous htmes de la mettre profit. Une cl que javais escamote la veille nous servit pntrer dans la boutique. Le comptoir tait ferm ; je fus presque satisfait de rencontrer cet obstacle. Cette fois, je me rappelai lamour que me portait ma mre, non plus pour me promettre limpunit, mais pour prouver un commencement de remords. Jallais me retirer, Poyant me retint, son loquence infernale me fit rougir de ce quil appelait ma faiblesse, et lorsquil me prsenta une pince dont il avait eu la prcaution de se munir, je la saisis presque avec enthousiasme : la caisse fut force ; elle contenait peu prs deux mille francs, que nous partagemes, et une demi-heure aprs jtais seul sur la route de Lille. Dans le trouble o mavait jet cette expdition, je marchai dabord fort vite de sorte quen arrivant Lens, jtais dj excd de fatigue ; je marrtai. Une voiture de retour vint passer, jy pris place, et

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en moins de trois heures jarrivai dans la capitale de la Flandre franaise, do je partis immdiatement pour Dunkerque, press que jtais de mloigner le plus possible, pour me drober la poursuite. Javais lintention daller faire un tour dans le Nouveau Monde. La fatalit djoua ce projet : le port de Dunkerque tait dsert ; je gagnai Calais, afin de membarquer sur-le-champ ; mais on me demanda un prix qui excdait la somme que je possdais. On me fit esprer qu Ostende le transport serait meilleur march, vu la concurrence ; je my rendis, et ny trouvai pas les capitaines plus traitables qu Calais. force de dsappointements, jtais tomb dans cette disposition aventureuse o lon se jette volontiers dans les bras du premier venu, et je ne sais trop pourquoi je mattendais rencontrer quelque bon enfant qui me prendrait gratis son bord, ou du moins ferait un rabais considrable en faveur de ma bonne mine, et de lintrt quinspire toujours un jeune homme. Tandis que jtais me promener, proccup de cette ide, je fus accost par un individu dont labord bienveillant me fit croire que ma chimre allait se raliser. Les premires paroles quil madressa furent des questions : il avait compris que jtais tranger ; il mapprit quil tait courtier de navires, et quant je lui eus fait connatre le but de mon sjour Ostende, il me fit des offres de service. Votre physionomie me plat, me dit-il ; jaime les figures ouvertes ; il y a dans vos traits un air de franchise et de jovialit que jestime : tenez, je veux vous le prouver, en vous faisant obtenir votre passage presque pour rien. . Je lui en tmoignai ma reconnaissance. Point de remerciement, mon ami ; quand votre affaire sera faite, la bonne heure ; ce sera bientt, jespre ; en attendant, vous devez vous ennuyer ici ? Je rpondis quen effet je ne mamusais pas beaucoup. Si vous voulez venir avec moi Blakemberg, nous, souperons ensemble chez de braves gens qui sont fous des Franais. Le courtier me fit tant de politesse, il me conviait de si bonne grce quil y aurait eu de la malhonntet me faire prier ; jacceptai donc : il me conduisit dans une maison ou des dames fort aimables nous accueillirent avec tout labandon de cette hospitalit antique, qui ne se bornait pas au festin. minuit, probablement ; je dis probablement, car nous ne comptions plus les heures, javais la tte lourde, mes jambes ne pouvaient plus me porter ; il y avait autour de moi un mouvement de rotation gnrale, et les choses tournrent de telle sorte, que, sans mtre aperu que lon met dshabill, il me sembla tre en chemise sur le mme dredon quune des nymphes blakembergeoises : peut-tre tait-ce vrai ; tout ce que je sais, cest que je mendormis. mon rveil, je sentis une vive impression de froid Au lieu de vastes rideaux verts qui mavaient apparu comme

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dans un songe, mes yeux appesantis entrevoyaient une fort de mts, et jentendais ce cri de vigilance qui ne retentit que dans les ports de mer ; je voulus me lever sur mon sant, ma main sappuya sur un tas de cordages auxquels jtais adoss. Rvais-je maintenant, ou bien avais-je rv la veille ? je me ttai, je me secouai, et quand je fus debout, il me fut dmontr que je ne rvais pas, et, qui pis est, que je ntais pas du petit nombre de ces tres privilgis qui la fortune vient en dormant. Jtais demi vtu, et, part deux cus de six livres, que je trouvai dans une des poches de ma culotte, il ne me restait pas une pice de monnaie. Alors il me devint trop clair que, suivant le dsir du courtier, mon affaire avait t bientt faite. Jtais transport de fureur ; mais qui men prendre : il ne maurait pas mme t possible dindiquer lendroit o lon mavait dpouill de la sorte ; jen pris mon parti, et je retournai lauberge, o quelques hardes que javais encore pouvaient combler le dficit de ma toilette. Je neus pas besoin de mettre mon hte au fait de ma msaventure. Ah ! ah ! me dit-il, daussi loin quil put mapercevoir, en voil encore un. Savez-vous, jeune homme, que vous en tes quitte bon compte ? vous revenez avec tous vos membres, cest bien heureux quand on va dans des gupiers pareils : vous savez prsent ce quest un musicos ; il y avait aux moins de belles syrnes ! tous les flibustiers, voyez-vous, ne sont pas sur la mer, ni les requins dedans ; je gage quil ne vous reste pas une plaquette. Je tirai firement mes deux cus pour les montrer laubergiste. Ce sera, reprit-il, pour solder votre dpense. Aussitt il me prsenta ma note ; je le payai et pris cong de lui, sans cependant quitter la ville. Dcidment, mon voyage dAmrique tait remis aux calendes grecques et le vieux continent tait mon lot ; jallais tre rduit croupir sur les plus bas degrs dune civilisation infime, et mon avenir minquitait dautant plus, que je navais aucune ressource pour le prsent. Chez mon pre, jamais le pain ne maurait manqu : aussi regrettais-je le toit paternel ; le four, me disais-je, aurait toujours chauff pour moi comme pour tous les autres. Aprs ces regrets, je repassai dans mon esprit toute cette foule de rflexions morales quon a cru fortifier en les ramenant des formes superstitieuses : Une mauvaise action ne porte pas bonheur ; le bien mal acquis ne profite pas. Pour la premire fois je reconnaissais, daprs mon exprience, un fonds de vrit dans ces sentences prophtiques, qui sont des prdictions perptuelles plus sres que les admirables centuries de Michel Nostradamus. Jtais dans une veine de repentir, que ma situation rend trs concevable. Je calculais les suites de ma fugue et des circonstances aggravantes, mais ces dispositions ne

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furent quphmres ; il tait crit que je ne serais pas lanc de sitt dans une bonne voie. La marine tait une carrire qui mtait ouverte, je me rsolus dy prendre du service ; au risque de me rompre le cou trente fois par jour, grimper pour onze francs par mois dans les haubans dun navire. Jtais prt menrler comme novice, lorsquun son de trompette attira tout coup mon attention : ce ntait pas de la cavalerie, ctait paillasse et son matre, qui, devant une baraque tapisse des enseignes dune mnagerie ambulante, appelaient un public qui ne siffle jamais assister leurs grossiers lazzis ; jarrivai pour voir commencer la parade, et tandis quun auditoire assez nombreux manifestait sa gat par de gros clats de rire, il me vint le pressentiment que le matre de paillasse pourrait maccorder quelquemploi. Paillasse me paraissait un bon garon, je voulus men faire un protecteur, et comme je savais quune prvenance en vaut une autre, quand il descendit de ses trteaux pour dire suivez le monde, pensant bien quil tait altr, je consacrai mon dernier escalin lui offrir de prendre sa moiti dune pinte de genivre. Paillasse, sensible cette politesse, me promit aussitt de parler pour moi, et ds que notre pinte fut finie, il me prsenta au directeur. Celui-ci tait le clbre CotteComus ; il sintitulait le premier physicien de lunivers, et pour parcourir la province, il avait mis ses talents en commun avec le naturaliste Garnier, le savant prcepteur du gnral Jacquot, que tout Paris a vu dans la cour des Fontaines avant et depuis la restauration. Ces messieurs staient adjoint une troupe dacrobates. Comus, ds que je parus devant lui, me demanda ce que je savais faire. Rien, lui rpondis je. En ce cas, me dit-il, on tinstruira ; il y en a de plus btes, et puis, dailleurs tu ne mas pas lair maladroit ; nous verrons si tu as des dispositions pour la banque ; alors je tengagerai pour deux ans ; les premiers six mois tu seras bien nourri, bien vtu ; au bout de ce temps tu auras un sixime de la manche (la qute) ; et lanne densuite, si tu es intelligent, je te donnerai ta part comme aux autres ; en attendant mon ami, je saurai toccuper. Me voil introduit, je vais partager le grabat de lobligeant paillasse. Au point du jour, nous sommes veills par la voix majestueuse du patron, qui me conduit dans un espce de bouge : Toi, me dit-il, en me montrant des lampions et des girandoles de bois, voil ta besogne, tu vas mapproprier tout a, et le mettre en tat comme il faut, entends-tu ? aprs tu nettoieras les cages des animaux, et tu balaieras la salle. Jallais faire un mtier qui ne me plaisait gure : le suif me dgotait, et je ntais pas trop mon aise avec les singes, qui, effarouchs par un visage quils ne connaissaient pas, faisaient des efforts incroyables pour marracher les yeux. Quoi quil en soit, je me conformai la ncessit. Ma tche remplie,

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je parus devant le directeur, qui me dclara que jtais son affaire, en ajoutant que si je continuais montrer du zle, il ferait quelque chose de moi. Je mtais lev matin, javais une faim dvorante, il tait dix heures, je ne voyais pas quil ft question de djener, et pourtant il tait convenu quon me donnerait le logement et la table ; je tombais de besoin, quand on mapporta enfin un morceau de pain bis, si dur, que, ne pouvant lachever, bien que jeusse des dents excellentes et un rude apptit, jen jetai la plus grande partie aux animaux. Le soir, il me fallut illuminer ; et comme, faute dhabitude, je ne dployais pas dans ces fonctions toute la clrit convenable, le directeur, qui tait brutal, madministra une petite correction qui se renouvela le lendemain et jours suivants. Un mois ne stait pas coul, que jtais dans un tat dplorable ; mes habits tachs de graisse et dchirs par les singes, taient en lambeaux ; la vermine me dvorait ; la dite force mavait maigri au point quon ne maurait pas reconnu ; cest alors que se ranimrent encore avec plus damertume les regrets de la maison paternelle, o lon tait bien nourri, bien couch, bien vtu, et o lon navait pas faire des mnages de singe. Jtais dans ces dispositions, lorsquun matin Comus vint me dclarer quaprs avoir bien rflchi ce qui me convenait, il stait convaincu que je ferais un habile sauteur. Il me remit en consquence dans les mains du sieur Balmate, dit le petit diable, qui eut ordre de me dresser. Mon matre faillit me casser les reins la premire souplesse quil voulut me faire faire : je prenais deux ou trois leons par jour. En moins de trois semaines, jtais parvenu excuter dans la perfection le saut de carpe, le saut de singe, le saut de poltron, le saut divrogne, etc. Mon professeur, enchant de mes progrs, prenait plaisir les acclrer encore cent fois je crus que, pour dvelopper mes moyens, il allait me disloquer les membres. Enfin nous en vnmes aux difficults de lart, ctait toujours de plus fort en plus fort. Au premier essai du grand cart, je manquai de me pourfendre ; au saut de la chaise, je me rompis le nez. Bris, moulu, dgot dune si prilleuse gymnastique, je pris le parti dannoncer M. Comus, que dcidment je ne me souciais pas dtre sauteur. Ah ! tu ne ten soucies pas, me dit-il, et sans rien mobjecter il me repassa force coups de cravaches ; ds ce moment Balmate ne soccupa plus de moi, et je retournai mes lampions. M. Comus mavait abandonn, ce devait bientt tre au tour de Garnier de soccuper de me donner un tat ; un jour quil mavait ross plus que de coutume (car ctait un exercice dont il partageait le plaisir avec M. Comus), Garnier, me toisant de la tte aux pieds, et contemplant avec

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une satisfaction trop marque le dlabrement de mon pourpoint, qui montrait les chairs : Je suis content de toi, me dit-il, te voil prcisment au point o je te voulais ; prsent, si tu es docile, il ne tiendra qu toi dtre heureux ; dater daujourdhui, tu vas laisser crotre tes ongles ; tes cheveux sont dj dune bonne longueur, tu es presque nu, une dcoction de feuilles de noyer fera le reste. Jignorais o Garnier allait en venir, lorsquil appela mon ami Paillasse, qui il commanda de lui apporter la peau de tigre et la massue : Paillasse revint avec les objets demands. prsent, reprit Garnier, nous allons faire une rptition. Tu es un jeune sauvage de la mer du Sud, et, qui plus est, un antropophage 1 ; tu manges de la chair crue, la vue du sang te met en fureur, et quand tu as soif, tu tintroduis dans la bouche des cailloux que tu broies ; tu ne pousses que des sons brusques et aigus, tu ouvres de grands yeux, tes mouvements sont saccads, tu ne vas que par sauts et par bonds ; enfin, prends exemple sur lhomme des bois qui est ici dans la cage n 1. Pendant cette instruction, une jatte pleine de petits cailloux parfaitement arrondis tait mes pieds, et tout prs de l un coq qui sennuyait davoir les pattes lies ; Garnier le prit et me le prsenta en me disant : Mords l dedans. Je ne voulus pas mordre ; il insista avec des menaces ; je minsurgeai et fis aussitt la demande de mon cong ; pour toute rponse, on madministra une douzaine de soufflets ; Garnier ny allait pas de main morte. Irrit de ce traitement, je saisis un pieu, et jaurais infailliblement assomm monsieur le naturaliste, si toute la troupe, tant venue fondre sur moi, ne met jet la porte au milieu dune grle de coups de pieds et de coups de poings. Depuis quelques jours, je mtais rencontr dans le mme cabaret avec un bateleur et sa femme, qui faisaient voir les marionnettes en plein vent. Nous avions fait connaissance, et jtais certain de leur avoir inspir de lintrt. Le mari me plaignait beaucoup dtre condamn, disait-il, au supplice des btes. Parfois il me comparait plaisamment Daniel dans la fosse aux lions. On voit quil tait rudit et fait pour quelque chose de mieux que pour le drame de polichinel ; aussi devait-il, plus tard, exploiter une direction dramatique en province : peut-tre lexploite-t-il encore ; je tairai son nom. Le futur directeur tait trs spirituel, madame ne sen apercevait pas ; mais il tait fort laid, et elle le voyait bien ; madame tait en outre une de ces brunes piquantes, longs cils, dont le cur est inflammable au plus haut degr, dt-il ne sy allumer quun feu de paille.1.[Note - Lorthographe de ldition originale a t conserve ; de mme pour cejourdhui , walser , savatte , comfortable , savanne , gands , etc. (Note du correcteur ELG.)]

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Jtais jeune, madame ltait aussi ; elle navait pas seize ans, monsieur en avait trente-cinq. Ds que je me vis sans place, jallai trouver les deux poux ; javais dans lide quils me donneraient un conseil utile : ils me donnrent dner, et me flicitrent davoir os maffranchir du joug despotique de Garnier, quils appelaient le cornac. Puisque tu es devenu ton matre, me dit le mari, il faut venir avec nous, tu nous seconderas ; au moins, quand nous serons trois il ny aura plus dentre-actes, tu me tendras les acteurs pendant quElisa fera la manche ; le public, tenu en haleine, ne filera pas, et la recette en sera plus abondante. Quen dis-tu, Elisa ? Elisa rpondit son mari quil ferait cet gard tout ce quil voudrait, quau surplus elle tait de son avis, et en mme temps elle laissa tomber sur moi un regard qui me prouva quelle ntait pas fche de la proposition, et que nous nous entendrions merveille. Jacceptai avec reconnaissance le nouvel emploi qui mtait offert, et, la prochaine reprsentation je fus install mon poste. La condition tait infiniment meilleure quauprs de Garnier. Elisa, qui, malgr ma maigreur, avait dcouvert que je ntais pas si mal bti que mal habill, me faisait en secret mille agaceries auxquelles je rpondais, au bout de trois jours, elle mavoua que jtais sa passion et je ne fus pas ingrat : nous tions heureux, nous ne nous quittions plus. Au logis, nous ne faisions que rire, jouer, plaisanter : le mari dElisa prenait tout cela pour des enfantillages. Pendant le travail, nous nous trouvions cte cte sous une troite cabane forme de quatre lambeaux de toile, dcore du titre pompeux de Thtre des Varits amusantes. Elisa tait la droite de son mari, et moi jtais la droite dElisa, que je remplaais lorsquelle ntait plus l pour surveiller les entres et les sorties. Un dimanche, le spectacle tait en pleine activit, il y avait foule autour de lchoppe, Polichinel avait battu tout le monde ; notre bourgeois nayant plus que faire dun de ses personnages (ctait le sergent du guet), veut quon le mette au rancard, et demande le commissaire ; nous nentendons pas : le commissaire ! le commissaire ! rpte-t-il avec impatience, et la troisime fois il se retourne et nous aperoit lun et lautre dans une douce treinte. Elisa, surprise, cherche une excuse, mais le mari, sans lcouter, crie encore : le commissaire ! et lui plonge dans lil le crochet qui sert suspendre le sergent. Au mme instant le sang coule, la reprsentation est interrompue, une bataille sengage entre les deux poux, lchoppe est renverse, et nous restons dcouvert au milieu dun cercle nombreux de spectateurs auxquels cette scne arrache une salve prolonge de rires et dapplaudissements.

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Cette esclandre me mit de nouveau sur le pav ; je ne savais plus o donner de la tte. Si encore javais eu une mise dcente, jaurais pu obtenir du service dans quelque bonne maison ; mais javais une mine si pitoyable que personne naurait voulu de moi. Dans ma position, je navais quun parti prendre, ctait de revenir Arras ; mais comment vivre jusque-l ? Jtais en proie ces perplexits, lorsque passa prs de moi un homme qu sa tournure je pris pour un marchand colporteur ; jengageai avec lui la conversation, et il mapprit quil allait Lille, quil dbitait des poudres, des opiats, des lixirs, coupait les cors aux pieds, enlevait les durillons, et se permettait quelquefois darracher les dents. Cest un bon mtier, ajouta-t-il, mais je me fais vieux, et jaurais besoin de quelquun pour porter la balle, cest un luron comme vous quil me faudrait : bon pied, bon il, si vous voulez, nous ferons route ensemble. Je le veux bien , lui dis-je, et sans quil y et entre nous de plus amples conventions, nous poursuivmes notre chemin. Aprs huit heures de marche, la nuit savanait, et nous voyions peine nous conduire, quand nous fmes halte devant une misrable auberge de village. Cest ici, dit le mdecin nomade, en frappant la porte. Qui est l ? cria une voix rauque. Le pre Godard, avec son pitre, rpondit mon guide ; et la porte souvrant aussitt, nous nous trouvmes au milieu dune vingtaine de colporteurs, tameurs, saltimbanques, marchands de parapluies, bateleurs, etc., qui ftrent mon nouveau patron et lui firent mettre un couvert. Je croyais quon ne me ferait pas moins dhonneur qu lui, et dj je me disposais mattabler, quand lhte, me frappant familirement sur lpaule, me demanda si je ntais pas le pitre du pre Godard. Quappelez-vous le pitre, mcriai-je avec tonnement. Le paillasse donc. Javoue, que malgr les souvenirs trs rcents de la mnagerie et du thtre des varits amusantes, je me sentis humili dune qualification pareille ; mais javais un apptit denfer, et comme je pensais que la conclusion de linterrogatoire serait le souper, et quaprs tout, mes attributions prs du pre Godard navaient pas t bien dfinies, je consentis passer pour son pitre. Ds que jeus rpondu, lhte me conduisit effectivement dans une pice voisine, espce de grange, o une douzaine de confrres fumaient, buvaient et jouaient aux cartes. Il annona quon allait me servir. Bientt aprs, une grosse fille mapporta une gamelle de bois sur laquelle je me jetai avec avidit. Une cte de brebis, nageait dans leau de vaisselle, avec des navets filandreux : jeus fait disparatre, le tout en un clin dil. Ce repas termin, je mtendis avec les autres pitres sur quelques bottes de paille que nous partagions avec un chameau, deux ours dmusels et une meute de chiens savants. Le voisinage de

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tels camarades de lit ntait rien moins que rassurant ; cependant il fallut sen accommoder ; tout ce quil en advint, cest que je ne dormis pas : les autres ronflrent comme des bienheureux. Jtais dfray par le pre Godard ; quelque mauvais que fussent les gtes et lordinaire, comme chaque pas me rapprochait dArras, il mimportait de ne pas me sparer de lui. Enfin nous arrivmes a Lille ; nous y fmes notre entre un jour de march. Le pre Godard, pour ne pas perdre le temps, alla droit la grande place, et mordonna de disposer sa table, sa cassette, ses fioles, ses paquets, puis il me proposa de faire la parade. Javais bien djen, la proposition me rvolta : passe pour avoir port le bagage comme un dromadaire depuis Ostende jusqu Lille, mais faire la parade ! dix lieues dArras ! jenvoyai promener le pre Godard, et pris aussitt mon essor vers ma ville natale, dont je ne tardai pas revoir le clocher. Parvenu aux pieds des remparts, avant la fermeture des portes, je tressaillis lide de la rception quon allait me faire ; un instant je fus tent de battre en retraite, mais je nen pouvais plus de fatigue et de faim ; le repos et la rfection mtaient indispensables : je ne balance plus, je cours au domicile paternel. Ma mre tait seule dans la boutique ; jentre, je tombe ses genoux, et en pleurant je demande mon pardon. La pauvre femme, qui me reconnaissait peine, tant jtais chang, fut attendrie : elle neut pas la force de me repousser, elle parut mme avoir tout oubli, et me rintgra dans mon ancienne chambre, aprs avoir pourvu tous mes besoins : Il fallait nanmoins que mon pre ft prvenu de ce retour ; elle ne se sentait pas le courage daffronter les premiers clats de sa colre : un ecclsiastique de ses amis, laumnier du rgiment dAnjou, en garnison Arras, se chargea de porter des paroles de paix, et mon pre, aprs avoir jet feu et flammes, consentit me recevoir en grce. Je tremblais quil ne ft inexorable ; quand jappris quil stait laiss flchir, je sautai de joie ; ce fut laumnier qui me donna cette nouvelle, en laccompagnant dune morale sans doute fort touchante, dont je ne retins pas un mot ; seulement, je me souviens quil me cita la parabole de lEnfant prodigue : ctait peu prs mon histoire. Mes aventures avaient fait du bruit dans la ville, chacun voulait en entendre le rcit de ma bouche ; mais personne, lexception dune actrice de la troupe qui rsidait Arras, ne sy intressait davantage que deux modistes de la rue des Trois Visages ; je leur faisais de frquentes visites. Toutefois, la comdienne eut bientt le privilge exclusif de mes assiduits ; il sensuivit une intrigue, dans laquelle, sous les traits dune jeune fille, je renouvelai auprs delle quelques scnes du roman de Faublas.

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Un voyage impromptu Lille avec ma conqute, son mari et une fort jolie femme de chambre, qui me faisait passer pour sa sur, prouva mon pre que javais bien vite oubli les tribulations de ma premire campagne. Mon absence ne fut pas de longue dure : trois semaines staient peine coules, que, faute dargent, la comdienne renona me traner parmi ses bagages. Je revins tranquillement Arras, et mon pre fut confondu de laplomb avec lequel je lui demandai son consentement pour entrer au service. Ce quil avait de mieux faire, ctait de laccorder ; il le comprit, et le lendemain javais sur le corps luniforme du rgiment de Bourbon. Ma taille, ma bonne mine, mon adresse dans le maniement des armes, me valurent lavantage dtre immdiatement plac dans une compagnie de chasseurs. Quelques vieux soldats sen tant formaliss, jen envoyai deux lhpital, o jallai bientt les rejoindre, bless par lun de leurs camarades. Ce dbut me fit remarquer : on prenait un malin plaisir me susciter des affaires, si bien quau bout de six mois, Sans Gne, ctait le surnom que lon mavait donn, avait tu deux hommes et mis quinze fois lpe la main. Du reste, je jouissais de tout le bonheur que comporte la vie de garnison ; mes gardes taient toujours montes aux dpens de quelques bons marchands dont les filles se cotisaient pour me procurer des loisirs. Ma mre ajoutait ces libralits, mon pre me faisait une haute-paie, et je trouvai encore le moyen de mendetter ; aussi je faisais rellement figure, et ne sentais presque pas le poids de la discipline. Une seule fois, je fus condamn quinze jours de prison, parce que javais manqu trois appels. Je subissais ma peine dans un cachot creus sous un des bastions, lorsquun de mes amis et compatriotes, fut enferm avec moi. Soldat dans le mme rgiment, il tait accus davoir commis plusieurs vols, et il en avait fait laveu. peine fmes-nous ensemble, quil me raconta le motif de sa dtention. Nul doute, le rgiment allait labandonner ; cette ide, jointe la crainte de dshonorer sa famille, le jetait dans le dsespoir. Je le pris en piti, et ne voyant aucun remde une situation si dplorable, je lui conseillai de se drober au supplice, ou par une vasion ou par un suicide ; il consentit dabord tenter lune avant dessayer de lautre ; et, avec un jeune homme du dehors, qui venait me visiter, je me htai de tout disposer pour sa fuite. minuit, deux barreaux de fer sont briss ; nous conduisons le prisonnier sur le rempart, et l je lui dis : Allons ! il faut sauter ou tre pendu. Il calcule la hauteur, il hsite, et finit par dclarer quil courra les chances du jugement plutt que de se casser les jambes. Il se dispose regagner son cachot ; mais au moment o il sy attend le moins, nous le prcipitons ; il pousse un cri, je lui recommande de se

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taire, et je rentre dans mon souterrain, o, sur ma paille, je gotai le repos que procure la conscience dune bonne action. Le lendemain on saperut que mon compagnon avait disparu, on minterrogea, et jen fus quitte pour rpondre que je navais rien vu. Plusieurs annes aprs, jai rencontr ce malheureux, il me regardait comme son librateur. Depuis sa chute il tait boiteux, mais il tait devenu honnte homme. Je ne pouvais rester ternellement Arras : la guerre venait dtre dclare lAutriche, je partis avec le rgiment, et bientt aprs jassistai cette droute de Marquain, qui se termina Lille par le massacre du brave et infortun gnral Dillon. Aprs cet vnement, nous fmes dirigs sur le camp de Maulde, et ensuite sur celui de la Lune, o, avec larme Infernale, sous les ordres de Kellerman, je pris part lengagement du 20 octobre, contre les Prussiens. Le lendemain je passai caporal de grenadiers : il sagissait darroser mes galons, et je men acquittais avec clat la cantine, lorsque, je ne sais plus quel propos, jeus une querelle avec le sergent-major de la compagnie do je sortais : une partie dhonneur que je proposai fut accepte ; mais une fois sur le terrain, mon adversaire prtendit que la diffrence de grade ne lui permettait pas de se mesurer avec moi ; je voulus ly contraindre en recourant aux voies de fait ; il alla se plaindre, et le soir mme on me mit la garde du camp avec mon tmoin. Deux jours aprs on nous avertit quil tait question de nous traduire devant un conseil de guerre : il tait urgent de dserter, cest ce que nous fmes. Mon camarade en veste, en bonnet de police, et dans lattitude dun soldat en punition, marchait devant moi, qui avais conserv mon bonnet poil, mon sac et mon fusil, lextrmit duquel tait en vidence un large paquet, cachet de cire rouge, et portant pour suscription : Au citoyen commandant de place Vitry-le Franais : ctait l notre passeport ; il nous fit arriver sans encombre Vitry, o un Juif nous procura des habits bourgeois. cette poque, les murs de chaque ville taient couverts de placards, dans lesquels on conviait tous les Franais voler la dfense de la patrie. Dans de telles conjonctures, on enrle les premiers venus : un marchal-des-logis du 11e de chasseurs reut notre engagement ; on nous dlivra des feuilles de route, et nous partmes aussitt pour Philippeville, o tait le dpt. Mon compagnon et moi, nous avions fort peu dargent ; heureusement, une bonne aubaine nous attendait Chlons. Dans la mme auberge que nous, logeait un soldat de Beaujolais ; il nous invita boire : ctait un franc Picard, je lui parlai le patois du pays, et insensiblement le verre la main, il stablit entre nous une si grande confiance, quil nous montra un portefeuille rempli dassignats quil prtendait avoir trouv

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aux environs de Chteau-Labbaye. Camarades, nous dit-il, je ne sais pas lire, mais si vous voulez mindiquer ce que ces papiers valent, je vous en donnerai votre part. Le Picard ne pouvait pas mieux sadresser : sous le rapport du volume, il eut le plus gros lot ; mais il ne souponnait pas que nous nous tions adjug les neuf diximes de la somme. Cette petite subvention ne nous fut pas inutile pendant le cours de notre voyage, qui sacheva le plus gament du monde. Parvenus notre destination, il nous resta de quoi graisser gnreusement la marmite. En peu de temps nous fmes assez forts sur lquitation pour tre dirigs sur les escadrons de guerre ; nous y tions arrivs depuis deux jours, lorsqueut lieu la bataille de Jemmapes : ce ntait pas la premire fois que je voyais le feu ; je neus pas peur, et je crois mme que ma conduite mavait concili la bienveillance de mes chefs, quand mon capitaine vint mannoncer que, signal comme dserteur, jallais tre invitablement arrt. Le danger tait imminent ; ds le soir mme je sellai mon cheval pour passer aux Autrichiens ; en quelques minutes jeus atteint leurs avant-postes ; je demandai du service, et lon mincorpora dans les cuirassiers de Kinski. Ce que je redoutais le plus, ctait dtre oblig de me sabrer le lendemain avec les Franais ; je me htai dchapper cette ncessit. Une feinte indisposition me valut dtre vacu sur Louvain, o, aprs quelques jours dhpital, joffris aux officiers de la garnison de leur donner des leons descrime. Ils furent enchants de la proposition ; aussitt lon me fournit des masques, des gants, des fleurets ; et un assaut, dans lequel je pelotai deux ou trois prtendus matres allemands, suffit pour donner une haute opinion de mon habilet. Bientt jeus de nombreux lves, et je fis une ample moisson de florins. Jtais tout fier de mes succs, lorsqu la suite dun dml un peu trop vif avec un brigadier de service, je fus condamn recevoir vingt coups de schlag, qui, selon la coutume, me furent distribus la parade. Cette excution me transporta de fureur ; je refusai de donner leon ; on mordonna de continuer en me laissant loption entre lenseignement et une correction nouvelle, je choisis lenseignement ; mais la schlag me restait sur le cur, et je rsolus de tout braver pour men affranchir. Inform quun lieutenant se rendait au corps darme du gnral Schroeder, je le suppliai de memmener comme domestique ; il y consentit dans lespoir que je ferais de lui un Saint-Georges ; il stait tromp : aux approches du Quesnois, je lui brlai la politesse, et me dirigeai sur Landrecies, o je me prsentai comme un Belge qui abandonnait les drapeaux de lAutriche. On me proposa dentrer dans la cavalerie ; la crainte dtre reconnu et fusill si jamais je me trouvais de brigade avec mon ancien rgiment, me fit

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donner la prfrence au 14e lger (anciens chasseurs des barrires). Larme de Sambre-et-Meuse marchait alors sur Aix-la-Chapelle ; la compagnie laquelle jappartenais reoit lordre de suivre le mouvement. Nous partons : en entrant Rocroi japerois des chasseurs du 11e ; je me croyais perdu, quand mon ancien capitaine, avec qui je ne pus viter davoir une entrevue, se hta de me rassurer. Ce brave homme, qui me portait de lintrt depuis quil mavait vu tailler des croupires aux hussards de Saxe-Teschen, mannona quune amnistie me mettant dsormais labri de toute poursuite, il me verrait avec plaisir revenir sous ses ordres. Je lui tmoignai que je nen serais pas fch non plus ; il prit sur lui darranger laffaire, et je ne tardai pas tre rintgr dans le 11e. Mes anciens camarades maccueillirent avec plaisir, je ne fus pas moins satisfait de me retrouver avec eux, et rien ne manquait mon bonheur, lorsque lamour, qui y tait aussi pour quelque chose, savisa de me jouer un de ses tours. On ne sera pas surpris qu dix-sept ans jeusse captiv la gouvernante dun vieux garon. Manon tait le nom de cette fille ; elle avait au moins le double de mon ge ; mais elle maimait beaucoup, et pour me le prouver, elle tait capable des plus grands sacrifices, rien ne lui cotait ; jtais son gr le plus beau des chasseurs, parce que jtais le sien, et elle voulait encore que jen fusse le plus pimpant ; dj elle mavait mis la montre au ct, et jtais tout fier de me parer de quelques prcieux bijoux, gages du sentiment que je lui inspirais, lorsque jappris que, sur la dnonciation de son matre, Manon allait tre traduite pour vol domestique. Manon confessait son crime, mais en mme temps, pour tre bien certaine quaprs sa condamnation, je ne passerais pas dans les bras dune autre, elle me dsignait comme son complice ; elle alla mme jusqu dire que je lavais sollicite : il y avait de la vraisemblance ; je fus impliqu dans laccusation, et jaurais t assez embarrass de me tirer de ce mauvais pas, si le hasard ne met fait retrouver quelques lettres desquelles rsultait la preuve de mon innocence. Manon confondue se rtracta. Javais t enferm dans la maison darrt de Stenay, je fus largi et renvoy blanc comme neige. Mon capitaine, qui ne mavait jamais cru coupable, fut trs content de me revoir, mais les chasseurs ne me pardonnrent pas davoir t souponn : en butte des allusions et des propos, je neus pas moins de dix duels en six jours. la fin, bless grivement, je fus transport lhpital o je restais plus dun mois avant de me rtablir. ma sortie, mes chefs, convaincus que les querelles ne manqueraient pas de se renouveler si je ne mloignais pour quelque temps, maccordrent un cong de six semaines : jallai le passer Arras, o je fus fort tonn de trouver mon pre dans un emploi public ; en sa qualit

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dancien boulanger, il venait dtre prpos la surveillance des ateliers du munitionnaire ; il devait sopposer lenlvement du pain ; dans un moment de disette, de telles fonctions, bien quil les remplt gratis, taient fort scabreuses, et sans doute elles leussent conduit la guillotine, sans la protection du citoyen Souham 2, commandant du 2e bataillon de la Corrze, dans lequel je fus mis provisoirement en subsistance. Mon cong expir, je rejoignis Givet, do le rgiment partit bientt pour entrer dans le comt de Namur. On nous cantonna dans les villages des bords de la Meuse, et comme les Autrichiens taient en vue, il ny avait pas de jour o lon nchanget quelques coups de carabine avec eux. la suite dun engagement plus srieux, nous fmes repousss jusque sous le canon de Givet, et, dans la retraite, je reus la jambe un coup de feu qui me fora dentrer lhpital, puis de rester au dpt ; jy tais encore lorsque vint passer la lgion germanique, compose en grande partie de dserteurs, de matres darmes, etc. Un des principaux chefs, qui tait Artsien, me proposa dentrer dans ce corps, en moffrant le grade de marchal des logis. Une fois admis, me dit-il, je rponds de vous, vous serez labri de toutes les poursuites. La certitude de ne pas tre recherch, jointe au souvenir des dsagrments que mavait attirs mon intimit avec mademoiselle Manon, me dcida : jacceptai, et le lendemain jtais avec la lgion sur la route de Flandres. Nul doute quen continuant de servir dans ce corps, o lavancement tait rapide, je ne fusse devenu officier ; mais ma blessure se rouvrit, avec des accidents tellement graves, quil me fallut demander un nouveau cong ; je lobtins, et six jours aprs je me retrouvai encore une fois aux portes dArras.

2.[Note - Aujourdhui lieutenant-gnral.]

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CHAPITRE II.Joseph Lebon. Lorchestre de la guillotine et la lecture du bulletin. Le perroquet aristocrate. La citoyenne Lebon. Allocution aux sans-culottes. La marchande de pommes. Nouvelles amours. Je suis incarcr. Le concierge Beaupr. La vrification du potage. M. de Bthune. Jobtiens ma libert. La sur de mon librateur. Je suis fait officier. Le Lutin de Saint-Sylvestre Capelle. Larme rvolutionnaire. La reprise dune barque. Ma fiance. Un travestissement. La fausse grossesse. Je me marie. Je suis content sans tre battu. Encore un sjour aux Baudets. Ma dlivrance. En entrant dans la ville, je fus frapp de lair de consternation empreint sur tous les visages ; quelques personnes que je questionnai me regardrent avec mfiance, et je les vis sloigner sans me rpondre. Que se passait-il donc dextraordinaire ? travers la foule qui sagitait dans les rues sombres et tortueuses, jarrivai bientt sur la place du March aux Poissons. L, le premier objet qui frappa mes regards fut la guillotine levant ses madriers rouges au-dessus dune multitude silencieuse ; un vieillard, que lon achevait de lier la fatale planche, tait la victime ; tout coup jentends le bruit des fanfares. Sur une estrade qui dominait lorchestre, tait assis un homme jeune encore, vtu dune carmagnole raies noires et bleues ; ce personnage, dont la pose annonait des habitudes plus monacales que militaires, sappuyait nonchalamment sur un sabre de cavalerie, dont lnorme garde reprsentait un bonnet de libert ; une range de pistolets garnissait sa ceinture, et son chapeau, relev lespagnole, tait surmont dun panache tricolore : je reconnus Joseph Lebon. Dans ce moment, cette figure ignoble sanima dun sourire affreux ; il cessa de battre la mesure avec son pied gauche, les fanfares sinterrompirent : il fit un signe, et le vieillard fut plac sous le couteau. Une espce de greffier demi ivre parut alors ct du vengeur du peuple, et lut dune voix rauque un bulletin de larme de Rhin-et-Moselle. chaque paragraphe, lorchestre reprenait un accord, et, la lecture termine, la tte du malheureux tomba au cri de vive la Rpublique ! rpt par quelques uns des acolytes du froce Lebon. Je ne saurais rendre limpression que fit sur moi cette scne horrible ; jarrivai chez mon pre, presque aussi dfait que celui dont javais vu si cruellement prolonger lagonie : l, je sus que ctait un M. de Mongon, ancien commandant de la citadelle, condamn comme aristocrate. Peu de jours auparavant, on avait excut sur la mme place M. de Vieux-Pont, dont tout le crime

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tait de possder un perroquet dans le jargon duquel on avait cru reconnatre le cri de vive le roi. Le nouveau Vert-Vert avait failli partager le sort de son matre, et lon racontait quil navait obtenu sa grce qu la sollicitation de la citoyenne Lebon, qui avait pris lengagement de le convertir. La citoyenne Lebon tait une ci-devant religieuse de labbaye du Vivier. Sous ce rapport, comme sous beaucoup dautres, elle tait la digne pouse de lex-cur de Neuville : aussi exerait-elle une grande influence sur les membres de la commission dArras, o sigeaient, soit comme juges, soit comme jurs, son beau-frre et trois de ses oncles. Lex-bguine ntait pas moins avide dor que de sang. Un soir, en plein spectacle, elle osa faire cette allocution au parterre : Ah ! Sans-culottes, on dirait que ce nest pas pour vous que lon guillotine ! que diable il faut dnoncer les ennemis de la patrie ! connaissez-vous quelque noble, quelque riche, quelque marchand aristocrate ? dnoncez-le, et vous aurez ses cus. La sclratesse de ce monstre ne pouvait tre gale que par celle de son mari, qui sabandonnait tous les excs. Souvent, la suite dorgies, on le voyait courir la ville, tenant des propos obscnes aux jeunes personnes, brandissant un sabre au-dessus de sa tte, et tirant des coups de pistolet aux oreilles des femmes et des enfants. Une ancienne marchande de pommes, coiffe dun bonnet rouge, les manches retrousses jusqu lpaule, et tenant la main un long bton de coudrier, laccompagnait ordinairement dans ses promenades, et il ntait pas rare de le rencontrer bras dessus bras dessous avec elle. Cette femme, surnomme la Mre Duchesne, par allusion au fameux Pre Duchesne, figura la desse de la Libert, dans plus dune solennit dmocratique. Elle assistait rgulirement aux sances de la Commission, dont elle prparait les arrts par ses apostrophes et ses dnonciations. Elle fit ainsi guillotiner tous les habitants dune rue, qui demeura dserte. Je me suis souvent demand comment il se peut quau milieu de circonstances aussi dplorables, le got des amusements et des plaisirs ne perde rien de son intensit. Le fait est quArras continuait de moffrir les mmes distractions quauparavant ; les demoiselles, taient tout aussi faciles, et il fut ais de men convaincre, puisquen peu de jours, je mlevai graduellement dans mes amours de la jeune et jolie Constance, unique progniture du caporal Latulipe, cantinier de la citadelle, aux quatre filles dun notaire qui avait son tude au coin de la rue des Capucins. Heureux si je men fusse tenu l, mais je mavisai dadresser mes hommages une beaut de la rue de Justice, et il marriva de rencontrer un rival sur mon chemin. Celui-ci, ancien musicien de rgiment, tait un de ces hommes qui, sans se vanter de succs quils nont pas obtenus,

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donnent cependant entendre quon ne leur a rien refus. Je lui reprochai une jactance de ce genre, il se fcha, je le provoquai, il souffla dans la manche, et dj javais oubli mes griefs, lorsquil me revint quil tenait sur mon compte des propos faits pour moffenser. Jallai aussitt lui en demander raison ; mais ce fut inutilement, et il ne consentit venir sur le terrain, quaprs avoir reu de moi, en prsence de tmoins, la dernire des humiliations. Le rendez-vous fut donn pour la matine du lendemain. Je fus exact ; mais peine arriv, je me vis entour par une troupe de gendarmes et dagents de la municipalit, qui me sommrent de leur rendre mon sabre et de les suivre. Jobis, et bientt se fermrent sur moi les portes des Baudets, dont la destination tait change depuis que les terroristes avaient mis la population dArras en coupe rgle. Le concierge Beaupr, la tte couverte dun bonnet rouge, et suivi de deux normes chiens noirs qui ne le quittaient pas, me conduisit dans un vaste galetas, o il tenait sous sa garde llite des habitants de la contre. L, privs de toute communication avec le dehors, peine leur tait-il permis den recevoir des aliments, et encore ne leur parvenaient ils que retourns en tous sens par Beaupr, qui poussait la prcaution jusqu plonger ses mains horriblement sales dans le potage, afin de sassurer sil ne sy trouvait pas quelque arme ou quelque cl. Murmurait-on, il rpondait celui qui se plaignait : Te voil bien difficile, pour le temps que tu as vivre Qui sait si tu nes pas pour la fourne de demain ? Attends donc ! comment te nommes-tu ? Un tel. Ma foi oui, cest pour demain ! Et les prdictions de Beaupr manquaient dautant moins se raliser que lui-mme dsignait les individus Joseph Lebon, qui, aprs son dner, le consultait en lui disant : Qui laverons-nous demain ? Parmi les gentilshommes enferms avec nous, se trouvait le comte de Bthune. Un matin, on vint le chercher pour le conduire au tribunal. Avant de lamener dans le prau, Beaupr lui dit brusquement : Citoyen Bthune, puisque tu vas l-bas, ce que tu laisses ici sera pour moi, nest-ce pas ? Volontiers, Monsieur Beaupr , rpondit avec tranquillit ce vieillard. Il ny a plus de monsieur , reprit en ricanant le misrable gelier ; Nous sommes tous citoyens ; et de la porte il lui criait encore : Adieu, citoyen Bthune ! M. de Bthune fut cependant acquitt. On le ramena la prison comme suspect. Son retour nous remplit de joie ; nous le croyions sauv, mais sur le soir on lappela de nouveau. Joseph Lebon, en labsence de qui la sentence dabsolution avait t rendue, arrivait de la campagne ; furieux de ce quon lui drobait le sang dun aussi brave homme, il avait ordonn aux membres de la commission de se runir

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immdiatement, et M. de Bthune, condamn sance tenante, fut excut aux flambeaux. Cet vnement, que Beaupr nous annona avec une joie froce, me donna des inquitudes assez srieuses. Tous les jours on envoyait la mort des hommes qui ne connaissaient pas plus que moi le motif de leur arrestation, et dont la fortune ou la position sociale ne les dsignaient pas davantage aux passions politiques ; dun autre ct, je savais que Beaupr, trs scrupuleux sur le nombre, se souciait peu de la qualit, et que souvent, napercevant pas de suite les individus qui lui taient dsigns, pour que le service ne souffrit aucun retard, il envoyait les premiers venus. Dun instant lautre je pouvais donc me trouver sous la main de Beaupr, et lon conoit que cette expectative navait rien de bien rassurant. Il avait dj seize jours que jtais dtenu, quand on nous annona la visite de Joseph Lebon ; sa femme laccompagnait, et il tranait a sa suite les principaux terroristes du pays, parmi lesquels je reconnus lancien perruquier de mon pre, et un cureur de puits nomm Delmottedit Lantillette. Je les priai de dire un mot en ma faveur au reprsentant ; ils me le promirent, et jaugurai dautant mieux de la dmarche, quils taient tous deux fort en crdit. Cependant Joseph Lebon parcourait les salles, interrogeant les dtenus dun air farouche, et affectant de leur adresser deffrayantes interpellations. Arriv moi, il me regarda fixement, et me dit dun ton moiti dur, moiti goguenard : Ah ! ah ! cest toi, Franois ! tu tavises donc dtre aristocrate ; tu dis du mal des sans-culottes tu regrettes ton ancien rgiment de Bourbon prends-y garde, car je pourrais bien tenvoyer commander cuire (guillotiner). Au surplus, envoie-moi ta mre ? . Je lui fis observer qutant au secret, je ne pouvais la voir. Beaupr, dit-il alors au gelier, tu feras entrer la mre Vidocq, et il sortit me laissant plein despoir, car il mavait videmment trait avec une amnit toute particulire. Deux heures aprs, je vis venir ma mre ; elle mapprit ce que jignorais encore, que mon dnonciateur tait le musicien que javais appel en duel. La dnonciation tait entre les mains dun jacobin forcen, le terroriste Chevalier, qui, par amiti pour mon rival, maurait certainement fait un mauvais parti, si sa sur, sur les instances de ma mre, net obtenu de lui quil sollicitt mon largissement. Sorti de prison, je fus conduit en grande pompe la socit patriotique, o lon me fit jurer fidlit la rpublique, haine aux tyrans. Je jurai tout ce quon voulut : de quels sacrifices nest-on pas capable pour conserver sa libert !

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Ces formalits remplies, je fus replac au dpt, o mes camarades tmoignrent une grande joie de me revoir. Daprs ce qui stait pass, cet t manquer la reconnaissance, de ne pas regarder Chevalier comme mon librateur ; jallai le remercier, et jexprimai sa sur combien jtais touch de lintrt quelle avait bien voulu prendre un pauvre prisonnier. Cette femme, qui tait la plus passionne des brunes, mais dont les grands yeux noirs ne compensaient pas la laideur, crut que jtais amoureux parce que jtais poli ; elle prit au pied de la lettre quelques compliments que je lui fis, et ds la premire entrevue elle se mprit sur mes sentiments, au point de jeter sur moi son dvolu. Il fut question de nous unir ; on sonda cet gard mes parents, qui rpondirent qu dix-huit ans on tait bien jeune pour le mariage, et laffaire trana en longueur. Sur ces entrefaites, on organisa Arras les bataillons de la rquisition : connu pour un excellent instructeur, je fus appel concourir avec sept autres sous-officiers instruire le 2e bataillon du Pasde-Calais ; de ce nombre tait un caporal de grenadiers du rgiment de Languedoc, nomm Csar, aujourdhui garde champtre Colombes ou Puteaux, prs Paris ; il fut nomm adjudant-major. Pour moi, je fus promu au grade de sous-lieutenant en arrivant Saint-Silvestre-Capelle, prs Bailleul, o lon nous cantonna. Csar avait t matre-darmes dans son rgiment ; on se rappelle mes prouesses avec les prvts des cuirassiers de Kinski. Nous dcidmes quoutre la thorie, nous enseignerions lescrime aux officiers du bataillon, qui furent enchants de larrangement. Nos leons nous produisaient quelque argent, mais cet argent tait loin de suffire aux besoins, ou, si lon aime mieux, aux fantaisies de praticiens de notre force. Ctait surtout la partie des vivres qui nous faisait faute. Ce qui doublait nos regrets et notre apptit, cest que le maire, chez qui nous tions logs, mon collgue de salle et moi, tenait une table excellente. Nous avions beau chercher les moyens de nous faufiler dans la maison, une vieille servante-matresse Sixca se jetait toujours travers nos prvenances, et djouait nos plans gastronomiques : nous tions dsesprs et affams. Enfin Csar trouva le secret de rompre le charme qui nous loignait invinciblement de lordinaire de lofficier municipal : son instigation, le tambour-major vint un matin faire battre la diane sous les fentres de la mairie ; on juge du vacarme. On prsume bien que la vieille Mgre ne manqua pas dinvoquer notre intervention pour faire cesser ce tintamarre. Csar lui promit dun air doucereux de faire tout son possible pour quun pareil bruit ne se renouvelt pas ; puis il courut recommander au tambour-major de reprendre de plus belle, et le lendemain, ctait

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un vacarme rveiller les morts dun cimetire voisin ; enfin, pour ne pas faire les choses demi, il envoya le tambour-matre exercer ses lves sur les derrires de la maison : un lev de labb Sicard ny et pas tenu. La vieille se rendit ; elle nous invita assez gracieusement, le perfide Csar et moi, mais cela ne suffisait pas. Les tambours continuaient leur concert, qui ne finit que lorsque leur respectable chef eut t admis comme nous au banquet municipal. Ds lors on nentendit plus de tambours Saint-Silvestre-Capelle, que lorsquil y passait des dtachements, et tout le monde vcut en paix, except moi, que la vieille commenait menacer de ses redoutables faveurs. Cette passion malheureuse amena une scne que lon doit se rappeler encore dans le pays, o elle fit beaucoup de bruit. Ctait la fte du village : on chante, on danse, on boit surtout, et pour ma part, je me conditionne si proprement, quon est oblig de me porter dans mon lit. Le lendemain je mveille avant le jour. Comme la suite de toutes les orgies, javais la tte lourde, la bouche pteuse et lestomac irrit. Je veux boire, et tout en me levant sur mon sant, je sens une main froide comme la corde dun puits se porter mon cou : la tte encore affaiblie par les excs de la veille, je jette un cri de Diable. Le maire, qui couchait dans une chambre voisine, accourt avec son frre et un vieux domestique, tous deux arms de btons. Csar ntait pas rentr ; dj la rflexion mavait dmontr que le visiteur nocturne ne pouvait tre autre que Sixca : feignant toutefois dtre effray, je dis lassistance que quelque farfadet stait plac mes cts, et venait de se glisser au fond du lit. On applique alors au fantme quelques coups de bton, et Sixca, voyant quil y allait pour elle dtre assomme, scrie : Eh ! Messieurs, ne frappez pas, cest moi, cest Sixca en rvant je suis venue me coucher ct de lofficier. En mme temps, elle montra sa tte, elle fit bien, car, quoiquils eussent reconnu sa voix, les superstitieux Flamands allaient recommencer la bastonnade. Comme je viens de le dire, cette aventure, qui rend presque vraisemblables certaines scnes de Mon Oncle Thomas et des Barons de Felsheim, fit du bruit dans le cantonnement ; elle se rpandit mme jusqu Cassel, et my valut plusieurs bonnes fortunes ; jeus entre autres une fort belle limonadire, laquelle je naccorderais pas cette mention, si, la premire, elle ne met appris quau comptoir de certains cafs, un joli garon peut recevoir la monnaie dune pice quil na pas donne. Nous tions cantonns depuis trois mois, lorsque la division reut lordre de se porter sur Stinward. Les Autrichiens avaient fait une dmonstration pour se porter sur Poperingue, et le deuxime bataillon du

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Pas-de-Calais fut plac en premire ligne. La nuit qui suivit notre arrive, lennemi surprit nos avant-postes, et pntra dans le village de la Belle, que nous occupions ; nous nous formmes prcipitamment en bataille. Dans cette manuvre de nuit, nos jeunes rquisitionnaires dployrent cette intelligence et cette activit quon chercherait vainement ailleurs que chez les Franais. Vers six heures du matin, un escadron des hussards de Wurmser dboucha par la gauche, et nous chargea en tirailleurs, sans pouvoir nous entamer. Une colonne dinfanterie, qui les suivait, nous aborda en mme temps la baonnette ; et mais ce ne fut quaprs un engagement des plus vifs, que linfriorit du nombre nous fora de nous replier sur Stinward, o se trouvait le quartier-gnral. En, arrivant, je reus les flicitations du gnral Vandamme et un billet dhpital pour Saint-Omer ; car javais t atteint de deux coups de sabre en me dbattant contre un hussard autrichien, qui se tuait de me crier : Ergib dich ! Ergib dich ! (Rends-toi ! Rends-toi !). Mes blessures ntaient pas toutefois bien graves, puisquau bout de deux mois je fus en tat de rejoindre le bataillon, qui se trouvait Hazebrouck. Cest l que je vis cet trange corps quon nommait larme rvolutionnaire. Les hommes piques et bonnet rouge qui la composaient promenaient partout avec eux la guillotine. La Convention navait pas, disaiton, trouv de meilleur moyen de sassurer de la fidlit des officiers des quatorze armes quelle avait sur pied, que de mettre sous leurs yeux linstrument du supplice quelle rservait aux tratres ; tout ce que je puis dire, cest que cet appareil lugubre faisait mourir de peur la population des contres quil parcourait ; il ne flattait pas davantage les militaires, et nous avions de frquentes querelles avec les Sans-culottes, quon appelait les Gardes du Corps de la guillotine. Je souffletai pour ma part un de leurs chefs, qui savisait de trouver mauvais que jeusse des paulettes en or, quand le rglement prescrivait de nen porter quen laine. Cette belle quipe met jou certainement un mauvais tour, et jaurais pay cher mon infraction la loi somptuaire, si lon ne met donn le moyen de gagner Cassel ; jy fus rejoint par le corps, quon licencia alors comme tous les bataillons de la rquisition ; les officiers redevinrent simples soldats, et ce fut en cette qualit que je fus dirig sur le 28e bataillon de volontaires, qui faisait partie de larme destine chasser les Autrichiens de Valenciennes et de Cond. Le bataillon tait cantonn Fresnes. Dans une ferme o jtais log, arriva un jour la famille entire dun patron de barque, compose du mari, de la femme et de deux enfants, dont une fille de dix-huit ans, quon

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et remarque partout. Les Autrichiens leur avaient enlev un bateau charg davoine, qui composait toute leur fortune, et ces pauvres gens, rduits aux vtements qui les couvraient, navaient eu dautre ressource que de venir se rfugier chez mon hte, leur parent. Cette circonstance, leur fcheuse position, et peut-tre aussi la beaut de la jeune fille, quon nommait Delphine, me touchrent. En allant la dcouverte, javais vu le bateau, que lennemi ne dchargeait quau fur et mesure des distributions. Je proposai douze de mes camarades denlever aux Autrichiens leur capture, ils acceptrent ; le colonel donna son consentement, et, par une nuit pluvieuse, nous nous approchmes du bateau sans tre aperus du factionnaire, quon envoya tenir compagnie aux poissons de lEscaut, muni de cinq coups de baonnette. La femme du patron, qui avait absolument voulu nous suivre, courut aussitt un sac de florins quelle avait cach dans lavoine, et me pria de men charger. On dtacha ensuite le bateau, pour le laisser driver jusqu un endroit o nous avions un poste retranch : mais, au moment o il prenait le fil de leau, nous fmes surpris par le werdaw dun factionnaire que nous navions pas aperu au milieu des roseaux o il tait embusqu. Au bruit du coup de fusil, dont il accompagna une seconde interpellation, le poste voisin prit les armes : en un instant, la rive se couvrit de soldats qui firent pleuvoir une grle de balles sur le bateau ; il fallut bien alors labandonner. Nous nous jetmes mes camarades et moi dans une espce de chaloupe qui nous avait amens bord ; la femme prit le mme parti. Mais le patron, oubli dans le tumulte, ou retenu par un reste despoir, tomba au pouvoir des Autrichiens, qui ne lui pargnrent ni les gourmades, ni les coups de crosse. Cette tentative nous avait dailleurs cot trois hommes, et javais eu moi-mme deux doigts casss dun coup de feu. Delphine me prodigua les soins les plus empresss. Sa mre tant partie sur ces entrefaites pour Gand, o elle savait que son mari avait t envoy comme prisonnier de guerre, nous nous rendmes de notre ct Lille : jy passai ma convalescence. Comme Delphine avait une partie de largent retrouv dans lavoine, nous menions assez joyeuse vie. Il fut question de nous marier, et laffaire tait si bien engage, que je me mis en route un matin pour Arras, do je devais rapporter les pices ncessaires et le consentement de mes parents. Delphine avait obtenu dj celui des siens, qui se trouvaient toujours Gand. une lieue de Lille, je maperois que jai oubli mon billet dHpital, quil mtait indispensable de produire la municipalit dArras ; je reviens sur mes pas. Arriv lhtel, je monte la chambre que nous occupions, je frappe, personne ne rpond ; il tait cependant

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impossible que Delphine fut sortie daussi grand matin, il tait peine six heures ; je frappe encore ; Delphine vient enfin ouvrir, tendant ses bras et se frottant les yeux comme quelquun qui sveille en sursaut. Pour lprouver, je lui propose de maccompagner Arras afin que je puisse la prsenter mes parents ; elle accepte dun air tranquille. Mes soupons commencent se dissiper ; quelque chose me disait cependant quelle me trompait. Je maperois enfin quelle jetait souvent les yeux vers certain cabinet de garde-robe : je feins de vouloir louvrir, ma chaste fiance sy oppose en me donnant un de ces prtextes que les femmes ont toujours leur disposition ; mais jinsiste, et je finis par ouvrir le cabinet, o je trouve cach sous un tas de linge sale un mdecin qui mavait donn des soins pendant ma convalescence. Il tait vieux, laid et malpropre : le premier sentiment fut lhumiliation davoir un pareil rival ; peut-tre euss-je t plus furieux de trouver un beau fils : je laisse le cas la dcision des nombreux amateurs qui se sont trouvs pareille fte ; pour moi je voulais commencer par assommer mon Esculape bonnes fortunes, mais ce qui marrivait assez rarement, la rflexion me retint. Nous tions dans une place de guerre, on pouvait me chicaner sur mon permis de sjour, me faire quelque mauvais parti ; Delphine, aprs tout, ntait pas ma femme, je navais sur elle aucun droit ; je pris toutefois celui de la mettre la porte grands coups de pied dans le derrire, aprs quoi je lui jetai par la fentre ses nippes et quelque monnaie pour se rendre Gand. Je mallouai ainsi le reste de largent que je croyais avoir lgitimement acquis, puisque javais dirig la superbe expdition qui lavait repris sur les Autrichiens. Joubliais de dire que je laissai le docteur effectuer paisiblement sa retraite. Dbarrass de ma perfide, je continuai rester Lille, bien que le temps de ma permission fut expir ; mais on se cache presque aussi facilement dans cette ville qu Paris, et mon sjour net pas t troubl sans une aventure galante dont jpargnerai les dtails au lecteur ; il lui suffira de savoir, quarrt sous des habits de femme, au moment o je fuyais la colre dun mari jaloux, je fus conduit la place, o je refusai dabord obstinment de mexpliquer ; en parlant, je devais, en effet, ou perdre la personne qui avait des bonts pour moi, ou me faire connatre comme dserteur. Quelques heures de prison me firent cependant changer de rsolution : un officier suprieur que javais fait appeler pour recevoir ma dclaration, et auquel jexpliquai franchement ma position, parut y prendre quelque intrt : Le gnral commandant la division voulut entendre de ma propre bouche ce rcit, qui faillit vingt fois le faire pouffer de rire ; il donna ensuite lordre de me mettre en libert, et me fit

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dlivrer une feuille de route pour rejoindre le 28e bataillon dans le Brabant ; mais, au lieu de suivre cette destination, je tirai vers Arras, bien dcid que jtais ne rentrer au service qu la dernire extrmit. Ma premire visite fut pour le patriote Chevalier ; son influence sur Joseph Lebon me faisait esprer dobtenir, par son entremise, une prolongation de cong ; on me laccorda effectivement, et je me trouvai de nouveau introduit dans la famille de mon protecteur. Sa sur, dont on connat dj les bonnes intentions mon gard, redoubla ses agaceries ; dun autre ct, lhabitude de la voir me familiarisait insensiblement avec sa laideur ; bref, les choses en vinrent au point que je ne dus pas tre tonn de lentendre me dclarer un jour quelle tait enceinte ; elle ne parlait pas de mariage, elle nen prononait mme pas le mot ; mais je ne voyais que trop quil en fallait venir l, sous peine de mexposer la vengeance du frre, qui net pas manqu de me dnoncer comme suspect, comme aristocrate, et surtout comme dserteur. Mes parents, frapps de toutes ces considrations et concevant lespoir de me conserver prs deux, donnrent leur consentement au mariage, que la famille Chevalier pressait trs vivement ; il se conclut enfin, et je me trouvai mari dix-huit ans. Je me croyais mme presque pre de famille, mais quelques jours staient peine couls, que ma femme mavoua que sa grossesse simule navait eu pour but que de mamener au conjungo. On conoit toute la satisfaction que dut me causer une pareille confidence ; les mmes motifs qui mavaient dcid contracter me foraient cependant me taire, et je pris mon parti tout en enrageant. Notre union commenait dailleurs sous dassez fcheux auspices. Une boutique de mercerie, que ma femme avait leve, tournait fort mal ; jen crus voir la cause dans les frquentes absences de ma femme, qui tait toute la journe chez son frre ; je fis des observations, et pour y rpondre, on me fit donner lordre de rejoindre Tournai. Jaurais pu me plaindre de ce mode expditif de se dbarrasser dun mari incommode, mais jtais de mon ct tellement fatigu du joug de Chevalier, que je repris avec une espce de joie luniforme que javais eu tant de plaisir quitter. Tournai, un ancien officier du rgiment de Bourbon, alors adjudantgnral, mattacha ses bureaux comme charg de dtails dadministration, et particulirement en ce qui concernait lhabillement. Bientt les affaires de la division ncessitent lenvoi dun homme de confiance Arras ; je pars en poste, et jarrive dans cette ville onze heures du soir. Comme charg dordres, je me fais ouvrir les portes, et par un mouvement que je ne saurais trop expliquer, je cours chez ma femme ; je frappe long-temps sans que personne vienne rpondre ; un

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voisin mouvre enfin la porte de lalle, et je monte, rapidement la chambre de ma femme ; en approchant, jentends le bruit dun sabre qui tombe, puis on ouvre la fentre, et un homme saute dans la rue. Il est inutile de dire quon avait reconnu ma voix : je redescends aussitt les escaliers en toute hte, et je rejoins bientt mon Lovelace, dans lequel je reconnais un adjudant-major du 17e chasseurs cheval, en semestre Arras. Il tait demi nu ; je le ramne au domicile conjugal ; il achve sa toilette, et nous ne nous quittons quavec lengagement de nous battre le lendemain. Cette scne avait mis tout le quartier en rumeur. La plupart des voisins accourus aux fentres mavaient vu saisir le complice ; devant eux il tait convenu du fait. Il ne manquait donc pas de tmoins pour provoquer et obtenir le divorce, et ctait bien ce que je me proposais de faire ; mais la famille de ma chaste pouse, qui tenait lui conserver un chaperon, se mit aussitt en campagne pour arrter toutes mes dmarches, ou du moins pour les paralyser. Le lendemain, avant davoir pu joindre ladjudant-major, je fus arrt par des sergents de ville et par des gendarmes, qui parlaient dj de mcrouer aux Baudets. Heureusement pour moi, javais pris quelquassurance, et je sentais fort bien que ma position navait rien dinquitant. Je demandai tre conduit devant Joseph Lebon ; on ne pouvait pas sy refuser ; je parus devant le reprsentant du peuple, que je trouvai entour dune masse norme de lettres et de papiers. Cest donc toi, me dit-il, qui viens ici sans permission, et pour maltraiter ta femme encore ! Je vis aussitt ce quil y avait rpondre ; jexhibai mes ordres, jinvoquai le tmoignage de tous les voisins de ma femme et celui de ladjudant-major lui-mme, qui ne pouvait plus sen ddire. Enfin, jexpliquai si clairement mon affaire que Joseph Lebon fut forc de convenir que les torts ntaient pas de mon ct. Par gard pour son ami Chevalier, il mengagea cependant ne pas rester plus long-temps Arras, et comme je craignais que le vent ne tournt comme jen avais eu tant dexemples, je me promis bien de dfrer le plus promptement possible cet avis. Ma mission remplie, je pris cong de tout mon monde, et le lendemain au point du jour jtais sur la route de Tournai.

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CHAPITRE III.Sjour Bruxelles. Les cafs. Les gendarmes gastronomes. Un faussaire. Larme roulante. La Baronne et le garon boulanger. Contre-temps. Arrive Paris. Une femme galante. Mystifications. Je ne trouvai point Tournai ladjudant-gnral ; il tait parti pour Bruxelles ; je me disposai aussitt aller le rejoindre, et le lendemain je pris la diligence pour cette destination. Du premier coup dil, je reconnus parmi les voyageurs trois individus que javais connus Lille, passant les journes entires dans les estaminets, et vivant dune manire fort suspecte. Je les vis mon grand tonnement revtus duniformes de divers corps, et portant lun des paulettes de lieutenant-colonel, les autres celles de capitaine et de lieutenant. O peuvent-ils, disais-je en moi-mme, avoir attrap tout cela, puisquils nont jamais servi ; je me perdais dans mes conjectures. De leur ct, ils paraissaient dabord un peu confus de la rencontre, mais ils se remirent bientt, et me tmoignrent une surprise amicale de me retrouver simple soldat. Lorsque je leur eus expliqu comment le licenciement des bataillons de la rquisition mavait fait perdre mon grade, le lieutenant-colonel me promit sa protection, que jacceptai, quoique ne sachant trop que penser du protecteur ; ce que jy voyais de plus clair, cest quil tait en fonds, et quil payait pour tous dans les tables dhte, o il affichait un rpublicanisme ardent, tout en affectant de laisser entrevoir quil appartenait quelque ancienne famille. Je ne fus pas plus heureux Bruxelles qu Tournai ; ladjudant-gnral, qui semblait se drober devant moi, venait de se rendre Lige ; je pars pour cette ville, comptant bien cette fois ne pas faire une course inutile : jarrive, mon homme stait mis en route la veille pour Paris, o il devait comparatre la barre de la Convention. Son absence ne devait pas tre de plus de quinze jours ; jattends, personne ne parat ; un mois scoule, personne encore. Les espces baissaient singulirement chez moi ; je prends le parti de regagner Bruxelles, o jesprais trouver plus facilement les moyens de sortir dembarras. Pour parler avec la franchise que je me pique dapporter dans cette histoire de ma vie, je dois dclarer que je commenais ntre pas excessivement difficile sur le choix de ces moyens ; mon ducation ne devait pas mavoir rendu homme grands scrupules, et la dtestable socit de garnison que je frquentais depuis mon enfance, et corrompu le plus heureux naturel.

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Ce fut donc sans faire grande violence ma dlicatesse, que je me vis install, Bruxelles, chez une femme galante de ma connaissance, qui, aprs avoir t entretenue par le gnral Van-der-Nott, tait peu prs tombe dans le domaine public. Oisif comme tous ceux qui sont jet dans cette existence prcaire, je passais les journes entires et une partie des nuits au Caf Turc et au Caf de la Monnaie, o se runissaient de prfrence les chevaliers dindustrie et les joueurs de profession ; ces gens-l faisaient de la dpense, jouaient un jeu denfer ; et comme ils navaient aucune ressource connue, je ne revenais pas de leur voir mener un pareil train. Un jeune homme avec lequel je mtais li, et que je questionnai ce sujet, parut frapp de mon inexprience, et jeus toutes les peines du monde lui persuader que jtais aussi neuf que je le disais. Les hommes que vous voyez ici tous les jours, me dit-il alors, sont des escrocs ; ceux qui ne font quune apparition sont des dupes qui ne reparaissent plus, une fois quils ont perdu leur argent. Muni de ces instructions, je fis une foule de remarques qui jusque-l mavaient chapp ; je vis des tours de passe-passe incroyables, et, ce qui prouverait quil y avait encore du bon chez moi, je fus souvent tent davertir le malheureux quon dpouillait ; ce qui marriva prouverait que les faiseurs mavaient devin. Une partie sengage un soir au Caf Turc ; on jouait quinze louis en cinq impriales ; le gonse (la dupe) perd cent cinquante louis, demande une revanche pour le lendemain, et sort. peine a-t-il mis le pied dehors, que le gagnant, que je vois encore tous les jours Paris, sapproche, et me dit du ton le plus simple : Ma foi, monsieur, nous avons jou de bonheur, et vous navez pas mal fait de vous mettre de mon jeu jai gagn dix parties quatre couronnes que vous avez engages, cest dix louis les voil ! Je lui fis observer quil tait dans lerreur, que je ne mtais pas intress son jeu ; il ne rpondit quen me mettant les dix louis dans la main, aprs quoi il me tourna le dos. Prenez,me dit le jeune homme qui mavait initi aux mystres du tripot, et qui se trouvait ct de moi, prenez, et suivezmoi. Je fis machinalement ce quil me disait, et lorsque nous fmes dans la rue, mon Mentor ajouta : On sest aperu que vous suiviez les parties, on craint quil ne vous prenne fantaisie de dcouvrir le pot aux roses, et comme il ny a pas moyen de vous intimider, parce quon sait que vous avez le bras bon et la main mauvaise, on sest dcid vous donner part au gteau : ainsi, soyez tranquille sur votre existence, les deux cafs peuvent vous suffire, puisque vous en pouvez tirer, comme moi, de quatre six couronnes par jour. Malgr to