étude sur le recueil des lettres de gerbert (f. lot)

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Ferdinand Lot Étude sur le recueil des lettres de Gerbert In: Bibliothèque de l'école des chartes. 1939, tome 100. pp. 8-62. Citer ce document / Cite this document : Lot Ferdinand. Étude sur le recueil des lettres de Gerbert. In: Bibliothèque de l'école des chartes. 1939, tome 100. pp. 8-62. doi : 10.3406/bec.1939.449185 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1939_num_100_1_449185

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Page 1: Étude sur le recueil des lettres de Gerbert (F. Lot)

Ferdinand Lot

Étude sur le recueil des lettres de GerbertIn: Bibliothèque de l'école des chartes. 1939, tome 100. pp. 8-62.

Citer ce document / Cite this document :

Lot Ferdinand. Étude sur le recueil des lettres de Gerbert. In: Bibliothèque de l'école des chartes. 1939, tome 100. pp. 8-62.

doi : 10.3406/bec.1939.449185

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1939_num_100_1_449185

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ETUDE

SUR

LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

A. — Position de la question

a) Les manuscrits, les éditions, les systèmes.

La correspondance de Gerbert nous a été transmise par deux manuscrits et deux seulement1, désignés par les éditeurs sous les lettres L et P.

Le premier (L) existe encore aujourd'hui. Il est conservé à

1. Le savant russe qui a consacré sa vie à l'œuvre de Gerbert, le professeur Nicolas Boubnov, dans son œuvre capitale [Sborník písem Gerberta kakh islorit- cheskij istotchnik (Kiev, 1888-1890, 2 vol.), a soutenu qu'il avait existé une troisième source, disparue, mais utilisée par Duchesne dans la deuxième série des lettres de Gerbert publiée en 1636 dans ses Scriptores historiae Francorum. Duchesne disait avoir tiré son texte « ex ms. exempláři Jacobi Sirmondi societ. Jesu ». Boubnov s'est imaginé qu'à la base était un ancien manuscrit qu'il appelait S et il a vivement défendu son opinion contre Havet (p. xlix, note 4) dans un chapitre que Jules Lair a fait traduire dans ses Études critiques sur dicers textes des Xe et XIe siècles (Paris, 1899, in-4°, t. I, p. 393-398), pour faire pièce à Julien Havet, qui soutenait que Г « exemplar » de Sirmond, encore conservé à Berlin, représentait simplement une copie de L. Dès la première inspection de L, en décembre 1899, la chose a été pour moi hors de doute. M. Boubnov, auquel, par la suite, je communiquai le calque d'un passage montrant que S n'a pas pu ne pas copier L, a bien voulu m'écrire qu'il rendait les armes. On peut considérer la question comme liquidée.

Autre chose. Lair (p. 372-373) suppose qu'il a existé d'autres manuscrits. Papire Masson, dans ses Annales publiées à Paris en 1577, écrit (p. 200) à propos de la lettre 31, intitulée dans V Controversia Deoderici episcopi Mettensis contra Karolum : « In codice epistolarum Gerberti, postea romani pontificis, reperio litteras episcopi, consanguinei Othonis quem ex Sigiberti chronico suspicor esse Deodericum Mediomatricum pontificem, Othonis magni consobrinum. » Lair observe : « Pour que il ait ainsi parlé par conjecture, il faut qu'il ait eu sous les yeux un manuscrit où le titre que nous venons de rapporter ne se trouvait pas. » En réalité, Masson a voulu dire simplement que c'est un passage de la chronique de Sigebert qui lui a appris que Deodericus, évêque de Metz, était cousin d'Otto Ier. Voici ce passage : « 964. Adalberone Mettensium episcopo mortuo,

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 9

la bibliothèque de Leyde (fonds Vossius, lat. 4°, n° 54). Jusqu'à la fin du xvie siècle, il était la propriété de l'abbaye orléanaise de Saint-Mesmin (Miciacus) et il y a de fortes raisons de croire qu'il y a été rédigé, comme on verra.

Le second (P) a disparu. On ne sait par quelles voies il se trouvait, au début du xvne siècle, entre les mains de Papire Masson, avocat au Parlement de Paris. En 1611, année de la mort de ce personnage, son frère Jean publia une édition des lettres de Gerbert, tirée, est-il dit dans le titre, « e bibliotheca Papirii Massonis ».

Déjà, quelques années auparavant, Nicolas Le Fèvre (Ni- colaus Faber) avait pris ou fait prendre copie du même manuscrit. Il avait envoyé cette copie, appelée Schedae Fabri, à Rome, à son ami le cardinal Baronius, entre 1602 et 1605. Baronius fit transcrire ces Schedae1 — cette transcription est aujourd'hui à Rome à la bibliothèque Vallicellane (F) — puis il renvoya les Schedae à Paris.

C'est à cette copie de Le Fèvre lui-même2 qu'eut recours, en 1636, André Duchesne, quand il voulut corriger l'édition de Masson qu'il reproduisait au tome II de son recueil Histo- riae Francorwn scriptores.

C'est également aux Schedae3 qu'a eu recours Baluze pour opérer des corrections sur son exemplaire de l'édition des lettres due à Papire Masson (Bibliothèque nationale, collection Baluze, vol. CXXIX, fol. 76-112, 123, 124). Ces Schedae F abri, tirées de .P, sont, comme P, malheureusement perdues. P peut cependant, grâce à ces dérivés, être reconstitué d'une manière satisfaisante.

La remarque capitale et préalable, c'est que dans ces deux manuscrits les lettres se suivent dans le même ordre, ce qui prouve qu'ils reproduisent, directement ou non, le même

Deodericus, consobrinus Ottonis imperatoris, episcopus subrogatur » (Mon. Germ., Script., t. VI, p. 350). La phrase de Masson est embarrassée et ses souvenirs sont un peu brouillés, voilà tout, et l'existence d'un troisième manuscrit une chimère, comme S.

1. L'écriture du manuscrit de la Vallicellane est, en effet, italienne. 2. Voir J. Lair, p. 422. 3. Mais non à P, comme le veulent Boubnov et Lair, ibid., p. 422, car le renvoi

aux Schedae Fabri (Bibl. nat., coll. Baluze, t. CXXIX, fol. 22) est bien de l'écriture de Baluze.

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10 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

original, le registre où Gerbert recopiait sa correspondance1.

Mais un problème se pose aussitôt. Si l'ordre est le même, du moins pour les nos 1-152, le nombre des lettres est sensiblement différent dans l'un et dans l'autre. Le tableau suivant met le fait en évidence.

L 1-38

— •

40 . —

42-46 . .

53 _

67-88

91 plète)

92,93 —

95,96 —

99 ■ — ■

101-110 —

112-116

P 1-38 39 40 41 42-46 47-52 53 54-66 67-88 89,90 91

te) 92,93 94 95,96 97,98 99 100 101-110 111 112-116

L 117

plète) 118-135 136

plète) ■ —

138-146 —

148-152 153-180

Concilium Mo- sonse

Огайо in lie Causeio 181

te) 182-185 186,187 188-212

. — (voir plus haut)

P 117

te) 118-135 136

te) 137 138-146 147 148-152

• — ■

(voir plus bas) . —

186,187 . —

213-216 181

plète)

Naturellement, les éditeurs modernes ont cherché à pénétrer la raison de cette différence numérique.

Julien Havet a observé2 que les lettres qui ne se trouvent pas dans L sont compromettantes pour Gerbert. « Pourtant elles figuraient comme les autres sur son cahier de brouillon

1. Julien Havet le considérait comme un « cahier de brouillon ». C'est certainement une erreur, ou une expression malheureuse, et il prête le flanc aux critiques acerbes de Jules Lair au tome I (1899, in-4°) de ses Études critiques sur divers textes des Xй et XIe siècles.

2. P. lxiii.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 11

puisqu'elles ont trouvé place chacune à son rang dans le texte P. » II faut donc qu'elles y aient été écrites de façon à pouvoir être lues par le copiste de P et à échapper à celui de L. On a vu que le manuscrit P devait avoir été exécuté dans un milieu où l'on connaissait la tachygraphie syllabique italienne, tandis que le copiste de L1 n'en avait aucune notion et passait les endroits écrits en caractères tachygraphiques. Il est permis d'en conclure que les lettres qui sont dans P et qui manquent dans L étaient écrites en tachygraphie dans l'autographe. C'était un bon moyen pour qu'elles ne pussent être lues si le cahier avait été saisi par les rois Lothaire et Louis V ou par leurs agents : hors d'Italie, personne ne connaissait ces caractères et ne pouvait en deviner le sens. »

Explication d'une élégante simplicité, dans la manière du jeune érudit qu'était Julien Havet quand il donna son édition.

Malheureusement elle ne vaut rien. D'abord, il n'y a pas d'exemple qu'on ait écrit en tachy

graphie des textes étendus 2. On utilisait ces signes pour des noms propres, des cotes d'archives, de courtes phrases, rien de plus 3. En outre, il est loin d'être prouvé que cette sorte de tachygraphie fût inconnue hors de l'Italie4. Mais ce qui achève de détruire l'ingénieuse hypothèse de Julien Havet, c'est sa propre observation que « si les lettres écrites tout entières ou pour la plus grande partie en tachygraphie dans l'autographe ont été transcrites en écriture ordinaire dans le manuscrit P, pourquoi les passages tachygraphiques plus courts dont il a été question ci-dessus5 ont-ils été reproduits par le même manuscrit P en signes secrets et non en transcription? »

Havet croit se tirer de la difficulté par le système suivant : « II faut supposer que, au moment où l'on faisait la copie P,

1. Entendez le copiste à qui l'on doit le manuscrit L. 2. Juste remarque de Boubnov à cette occasion. Voir Lair, p. 431. 3. Exemple dans la brochure de J. Havet, La tachygraphie italienne du

Xe siècle, 1887 (extrait des C.-R. de Г Académie des Inscriptions). 4. Emile Châtelain (Introduction à la lecture des notes lironiennes, p. 161 et

168) signale des systèmes analogues en Touraine et en Espagne. Voir aussi Lair, p. 453,. note 4.

o. Ces signes plus courts sont en réalité les seuls qui nous soient attestés.

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12 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

Gerbert lui-même ou plus vraisemblablement une autre personne au courant du système d'écriture dont il s'était servi, un Italien, par conséquent1, aura examiné l'autographe et préparé pour le copiste une transcription de lettres ou portions de lettres écrites en tachygraphie. Les passages plus courts dispersés dans les autres lettres auront pu facilement échapper à l'attention de ce reviseur, en sorte qu'il aura oublié d'en donner la transcription et que le copiste aura été réduit à les reproduire tels quels. Ce n'est là qu'une hypothèse : peut-être en trouvera-t-on une meilleure : celle-ci suffît, en tout cas, à résoudre la difficulté 2. »

Explication, non pas « suffisante », mais désespérée. Elle n'a pas tenu contre les critiques qu'en ont faites Boubnov et Jules Lair3.

Elle renferme une contradiction qui saute aux yeux. P connaît la tachygraphie et il la transcrit au clair, sauf dans treize lettres où elle ne saurait échapper à son attention puisque ces signes, quoi qu'en dise Havet, ne sont pas « dispersés », mais, presque tous, forment les titres des lettres (120, 121, 124, 127, 129, 133, 137).

Elle oblige Havet à admettre que L représente une copie exécutée à Saint-Mesmin (Micy) par l'abbé Constantin, ami de Gerbert, ou sous sa direction, du manuscrit autographe envoyé par Gerbert et retourné à son auteur. Gomme Gerbert est qualifié pape clans L et à trois reprises, cet envoi et cette copie se placeraient sous son pontificat (999- 1003) 4.

On a déjà fait observer l'énorme invraisemblance de ce système5. Gerbert, devenu le pape Silvestře II, enverrait en Gaule, non seulement sa correspondance (y compris les lettres qui lui faisaient peu d'honneur), mais les actes conciliaires (Saint-Basle, etc.) et le traité à l'évêque Wildérod, où la primauté du Saint-Siège est attaquée avec violence !

1. Voir notre réserve page précédente. 2. Introduction, p. lxv. 3. Études critiques sur divers textes des Xe et XI& siècles (Paris, 1899, in-4°), t. I,

p. 149-152, 406-407, 416-417, 431. 4. Havet, p. xliii, note 7. 5. Boubnov, cité par Lair, p. 378-383 et p. 407.

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ETUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT là

b) Qu* est-ce que L?

C'est un recueil des œuvres politiques et polémiques de Gerbert comprenant x :

1° Les actes du concile de Saint-Basle de Verzy (fol. 1-40 et 107-112).

2° Le traité, sous forme de lettre, à Wildérod, évêque de Strasbourg (fol. 41-52).

3° Les lettres 1 à 180 (fol. 52 verso à 82). 4° Le concile de Mouzon (fol. 82-84). 5b ÏJOratio in condlio Causeio (fol. 84-87). 6« Les lettres 181-212 (fol. 87-97). 7° Un traité sur la sphère sous forme épistolaire 2.

Ce manuscrit provient de Saint-Mesmin (Micy), monastère- Orléanais où vécut comme moine, puis comme abbé, Constantin, correspondant et ami de Gerbert.

L'épithète de papa donnée à Gerbert à trois reprises3, notamment au foi. 42, en tête des lettres, montre que ce manuscrit a été exécuté postérieurement au 2 avril 999, date de la consécration de Gerbert comme pape, antérieurement au 12 mai 1003, date de sa mort, car, en ce cas, son nom eût été suivi de bonae memoriae. Le fait que le nom pris par le nouveau souverain pontife, Silvestře II, est inconnu de L tend à faire croire que le manuscrit a été composé juste après le moment où l'on connut à Saint-Mesmin la brillante fortune de l'ami de l'abbé, donc à la fin du printemps de 999 4.

Enfin, trois lettres de Gerbert (nos 31, 32, 33), consacrées à une controverse injurieuse entre Thierry, évêque de Metz, et le carolingien Charles, duc de Basse-Lorraine, se trouvent dans un manuscrit fort ancien, puisqu'il appartiendrait à la fin du xe siècle, au jugement de Leopold Delisle (cité par

1. Havet, p. xlii-xliii ; — Lair, p. 376-381. 2. Adressée probablement à Constantin de Micy, selon une conjecture de Jules

Lair, op. cit., t. I, p. 380. 3. Havet, Introduction, p. xliii, note 7. 4. Si des raisons d'ordre paléographique s'y opposent impérieusement, notre

manuscrit L est une copie d'un manuscrit Lo, exécuté à cette date. En tout cas, L ne saurait être postérieur au xie siècle. Fac-similé de 2 pages de L dans Lair, entre les p. 90 et 91.

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14 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

Havet, p. Liv, note 11), le manuscrit latin 11127, aux fol. 62 et 63. Elles ne sont pas transcrites sur un feuillet séparé, mais au milieu de copies d'œuvres de Boèce, Apulée et Salluste, sans qu'on voie pour quelle raison. La provenance de ce manuscrit 11127, entré à la Bibliothèque nationale entre 1744 et la Révolution française, est malheureusement inconnue. Notons que le texte de ces trois lettres s'apparente au manuscrit P et non à L.

Il n'y a aucun ordre dans les diverses parties qui composent ce manuscrit L : les lettres 1-180 sont intercalées entre les œuvres synodales de Gerbert. Ainsi la lettre 1 suit la fin du traité adressé à l'évêque Wildérod, sous forme épisto- laire, au fol. 52 verso г.

L répond au désir de grouper en un seul volume les œuvres de Gerbert dont on avait copie à Saint-Mesmin (Miciacus), mais sans s'astreindre nécessairement à l'ordre de leur composition. L transcrit d'abord la plus étendue de ces pièces, les Actes du concile de Saint-Basle, dont le traité adressé à Wildérod forme le complément logique, puis une première série de lettres de Gerbert (nos 1-38, 40, 42-46, 53, 67-68, 91-93, 95, 96, 99, 101-110, 112-136, 138-146, 148-180), les Actes du concile de Mouzon, VOratio in concilie Causeio, la seconde série des lettres (nos 181-212). L semble avoir procédé par ordre de grandeur en copiant d'abord les traités les plus volumineux.

Si Fépithète de papa accolée au nom de Gerbert et à trois reprises prouve que L est postérieur à mars 999, date à laquelle notre auteur fut nommé pape par Otton III, il ne s'ensuit nullement que les divers opuscules réunis dans L aient été copiés à cette date. Ils pouvaient et devaient même nécessairement, vu leur caractère disparate, se trouver sous forme d'opuscules séparés. La date de 999 est donc le terminus a quo de la transcription de ces traités sur un seul registre, le manuscrit L, mais non de la copie de chacun de ces opuscules, laquelle peut être antérieure à cette date.

En ce qui concerne les lettres, la série 1-180 a pu être copiée dès juin 991, puisqu'elle se termine par la « professio

1. Juste observation de J. Lair, p. 376-382.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 15

fidei » de Gerbert, qui vient d'être nommé archevêque de Reims. Elle a pu être communiquée par le nouveau prélat à son ami Constantin et à Reims même, et le religieux de Saint- Mesmin a emporté cette copie en son monastère de Miciacus.

La deuxième série (181-212) est formée de lettres dont les dates s'échelonnent de 992 (ou environ) à l'automne de 997. Les dernières ont été écrites en Allemagne, à Magde- bourg, à Sassbach. Cette série n'a donc pu être copiée, comme la première, en France.

Le lieu de transcription est probablement Ravenne. Au cours de l'année 998, Gerbert, nommé archevêque de cette cité, jouit sur ce siège métropolitain d'un calme relatif. Il put laisser copier par ses amis cette nouvelle série de lettres. Il est probable que Constantin en aura pris connaissance au cours d'un voyage en Italie. En tout cas, la séparation matérielle des deux séries de lettres dans L est une preuve que ce manuscrit a copié deux opuscules séparés qu'il n'a même pas transcrits à la suite l'un de l'autre.

Quoi qu'ii en soit, ces opuscules étaient connus et transcrits à Saint-Mesmin avant l'accessioii de Gerbert au trône pontifical.

B. — Le problème de la composition du manuscrit L

Pourquoi trente lettres (de la série 1-152) qui se trouvent dans P font-elles défaut dans L? Puisque l'explication de Havet ne vaut rien, il faut, comme il nous y invite, chercher autre chose.

Puisque la première série des lettres contenues dans L a pu être copiée dès juin 991, d'après le registre même de Gerbert, il faut se demander si les trente lettres en question y figuraient.

Si l'on admet qu'elles y figuraient, la seule explication possible, c'est que c'est Gerbert lui-même qui aurait fourni à son ami Constantin de Saint-Mesmin une copie expurgée de sa correspondance. Il aurait pris un soin attentif à laisser de côté les épîtres témoignant de ses relations illicites avec la cour allemande au temps des règnes des feux rois Lothaire et Louis V. Mais c'est supposer que Constantin de Saint-Mesmin

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16 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

était un carliste fervent dont un ami voulait ménager les sentiments. Gerbert aurait poussé la délicatesse jusqu'à effacer même la trace de ses relations passées avec Hugues Capet, qui vient justement de lui conférer l'archevêché de Reims. Il est difficile de concevoir une hypothèse plus invraisemblable1.

Il est une autre solution au problème — et elle n'a pas été jusqu'ici envisagée, que je sache — c'est d'affirmer que, au moment où Constantin prit copie ou reçut copie de cette première série de la correspondance de Gerbert, ces trente lettres n'étaient pas dans le registre ordinaire — pas encore — , mais sur un cahier spécial.

Il est naturel que Gerbert ait eu un dossier secret pour celles de ses lettres qu'il jugeait compromettantes. Or, les trente lettres qui font défaut dans L le sont tout particulièrement, pour lui et plus encore pour son protecteur et ami, l'archevêque de Reims Adalbéron.

Passons en revue, même sommairement, les lettres en question.

a) Lettres compromettantes qui font défaut dans « L ».

39. Lettre adressée à Notker, évêque de Liège. Gerbert, ou peut-être Adalbéron de Reims par sa plume, dénonce la marche sur Brisach par les rois de France Loth aire et Louis et leur collusion avec Henri de Bavière, ennemi de l'Empire (reipublicae hostis). L'exorde « vigilasne pater patriae » montre que, pour l'auteur de la lettre, la « patrie » c'est Г « Empire romain germanique », non le royaume de France.

41. A Adalbéron, évêque de Verdun. Il y est question de l'alliance de Hugues Gapet et de Ro

bert, son fils unique, avec Otton III, nouée contre les Carolingiens. Gerbert appelle Otton III « notre César ».

47-52. Elles sont adressées à divers personnages : à l'évêque de Verdun, à l'évêque de Liège, à la comtesse lor-

1. Et puis on ne comprendrait pas pourquoi Gerbert n'a pas transcrit en clair les noms propres qu'il a écrits en tachygraphie dans treize lettres, sachant que Constantin n'entendait rien à cette tachygraphie.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 17

raine Mathilde, au fils du comte Siegfrid, à l'impératrice Théophano. Toutes vont dans le même sens. Le n° 48 est célèbre : « Obscur am epištolám et sine nomine p au cis absol- vimus. Lotharius rex Francorum praelatus est solo nomine, Hugo vero non nomine sed actu et opere. Ejus amicitiam si in commune expetissetis filiumque ipsius cum filio C[aesaris] colligassetis, jamdudum reges Francorum hostes non sen- tiretis. »

Dans la lettre à Mathilde, la phrase « pactum cum Francis hostibus nullum f acite, Francorum reges aversamini », est édifiante à elle seule. Ce sont des épîtres de trahison envers les rois de France.

Après une lettre au roi Lothaire (n° 53), fort hypocrite, connue de L aussi bien que de P: la série noire reparaît (58 à 66).

Il suffit de relever dans 85 (écrite par Gerbert ou au nom d'Adalbéron) que les Français qui occupent Verdun sont une bande de brigands. L'évêque de Metz est prié de ne pas livrer la patrie (Allemagne ou Lorraine) aux « ennemis ».

La lettre 59 dénonce une conjuration contre Otton III et vos (Théophano certainement). L'expéditeur se dit « ego fidelium Gaesaris non immemor ». La réconciliation du duc Hugues (Gapet), le 18 juin (985), avec le roi (Lothaire) et la reine (Hemma) est due à Г « astuce » de certains personnages, etc.

Dans la lettre 60, Gerbert engage l'archevêque Adalbéron à rentrer au plus tôt à Reims, après la conférence de prélats qu'il doit tenir (à Verdun).

Les nos 61, 62, 63 sont adressés à Béatrice, duchesse de Haute-Lorraine, de la part d'Adalbéron. Dans la première, Adalbéron prie la duchesse de faire connaître à Hugues Gapet la constance et la pureté de sa foi. Dans les deux autres, on la met en garde contre le duc Henri de Bavière et aussi contre l'archevêque de Trêves, soupçonné de vouloir livrer la Lorraine aux Français, de concert avec ce duc. La lettre 64, adressée à Nithad, abbé de Mettlach, n'a rien de suspect, mais elle a été sans doute rédigée en même temps que les précédentes pour être envoyée en Lorraine, par suite faire partie du même dossier épistolaire.

BIBL. ÉC. CHARTES. 1939 2

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18 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

Les lettres 65 et 66 émanent toujours d'Adalbéron et sont adressées à Notker, évêque de Liège. Leur contenu, au premier abord, n'a rien de bien grave. Il devait cependant faire allusion à des choses que l'expéditeur ne voulait pas qu'on connût, si l'on en juge par la dernière phrase : « Quae privatim scire nos oportebit privata docebunt tempora. »

' 89. A l'impératrice Théophano et à son fils de la part d'Adalbéron.

« A quel excès de colère et de rage le roi s'est emporté contre nous, c'est ce que prouve son attaque soudaine, inopinée x, à peine repoussée, non sans bien du sang versé de part et d'autre2. Ses fondés de pouvoir nous donnaient ordre de détruire les châteaux qui sont sous votre autorité 3 et de prêter un serment à leur fantaisie, ou bien de quitter la ville (Reims) et le royaume. Ils incriminaient la bienveillance passée du feu empereur Otton (II) à notre égard et nos marques de déférence. Tels sont les faits et d'autres du même ordre qui rendent présentement notre position critique. A une situation incertaine apportez un soulagement certain. Qu'une vaine promesse n'abuse pas celui qui n'a jamais manqué à vous garder sa foi. L'assemblée des Francs a été fixée au 6 des kalendes d'avril (27 mars). J'aurai à y répondre du crime d'infidélité pour avoir accordé un dimissoire à l'évêque de Verdun et lui avoir conféré la prêtrise4. Pour annuler l'affaire, on me demande de le rappeler (à Reims). S'il en va ainsi5, nos fidèles, qui sont les vôtres, Gerbert et Renier6, ne pourront, ainsi que vous le voulez, vous joindre à Nimègue, mais que votre clémence leur procure au plus vite à Cologne, où ils se rendront ensuite, un guide convenable pour le voyage. Le 2 des kalendes de mars (28 février) nous aurons une entrevue avec les comtes Eudes et Herbert : rendant une fois de plus les otages qui nous ont été donnés, nous tente-

1. Contre la ville de Reims. Voir Richer, IV, 3. 2. L'archevêque ne dit pas toute la vérité : il ne résista pas et livra des otages

(Richer, IV, 3-5). 3. Mouzon et Mézières, qui, bien que du diocèse de Reims, étaient d'Empire. 4. Sur ces faits, Havet, p. 51, notes 2 et 5 ; p. 54 (n° 57) ; p. 62, note 2. 5. Entendre : si l'assemblée du 27 mars. 6. Le vidame de Reims probablement.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 19

rons de délivrer mon frère x pour votre service. Les tourments par où nous passons en raison de la fidélité que nous vous avons gardée et vous garderons toujours vous ont été exposés brièvement, sans détails. Nous attendons avec confiance de votre part un secours efficace. Nous supplions que nos ennemis ne sachent rien de tout cela pour ne pas enflammer davantage leur courroux contre nous. »

Tout commentaire affaiblirait l'impression qu'on retire d'une pareille missive à une cour étrangère.

90. Ce n'est pas une lettre. Gerbert compose un distichon in calice : « Soif et faim s'enfuient, hâtez-vous, fidèles. C'est le prélat Adalbéron qui distribue ces trésors aux peuples. » Suit un troisième vers in donariis (sur l'autel) : «Vierge Marie, voici l'offrande de ton prélat Adalbéron. »

Lair a eu beau jeu 2 de railler Havet dont le système exigerait que ces trois vers, qui n'ont rien de secret, c'est trop évident, fussent en tachygraphie. Seulement, cette petite pièce importe peu au débat : même en clair elle eût pu être négligée par L comme étrangère à la correspondance. Il est bien probable que Gerbert, pour ne pas l'égarer, l'a consignée au bas ou au verso du brouillon (ou de la transcription) de la lettre précédente.

94. Ce cas sera examiné plus loin.

97, 98, 100. Dans la première la reine Hemma, devenue veuve, par la mort de Loth aire (le 2 mars 986), avertit sa mère, l'impératrice Adélaïde, que son fils (Louis V) l'a prise en haine et la persécute, ainsi que l'évêque de Laon. Elle demande à sa mère que Théophano lui rende ses bonnes grâces et lui permette d'aimer comme le sien son fils (Otton III), puisqu'elle-même n'a plus de fils.

Dans la deuxième, l'évêque de Laon, Ascelin, chassé de son siège, proteste de son innocence et menace des châtiments canoniques quiconque voudrait consacrer un successeur à sa place. Cette lettre n'est secrète que parce que, composée par

1. Godefroy, fait prisonnier à Verdun. 2. P. 190.

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20 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

Gerbert en même temps que la précédente, elle a été mise dans le même dossier.

100. Adressée à l'archevêque de Cologne, elle est un chant de triomphe : Verdun a été rendu à l'Empire sans effusion de sang, sans condition quelconque. Théophano est qualifiée « notre souveraine toujours auguste ». Les succès probables de l'armée saxonne (contre les Slaves) dilatent le cœur de l'auteur de la lettre.

Au moment où elle est écrite, sans doute le dernier roi carolingien, Louis V, vient de mourir (21 mai 987), et HuguesCapet abandonne la Lorraine pour avoir l'appui de l'Empire, avec qui il a lié partie depuis longtemps. Pourquoi, alors, cette lettre est-elle secrète? Par prudence. Hugues Gapet ne semble pas encore roi et il reste un prétendant carolingien et redoutable, Charles, duc de Basse-Lorraine.

111. Hugues Capet, par la plume de Gerbert, propose aux empereurs Basile II et Constantin VIII une alliance matrimoniale entre une princesse byzantine et son fils unique, roi lui aussi. La lettre est donc postérieure au 1er janvier 988, date du sacre de Robert II, associé au trône par son père. Cette lettre est secrète. On s'étonne que Havet se demande pourquoi (p. 102, note 2) et doute qu'elle ait été expédiée, de même que Hugues Capet en ait eu connaissance ! Sans doute, cette lettre n'était pas compromettante pour Gerbert, mais elle l'était, semble-t-il, pour les rois de France.

Sa date est assez incertaine. Elle est postérieure au 1er janvier 988, comme on vient de dire. Or, la lettre suivante (n° 112), adressée par Hugues Capet à Borel, marquis d'Espagne (comte de Barcelone), lui donnant rendez-vous en Aquitaine, si elle est antérieure au 8 avril 988, puisque le roi demande au marquis une réponse pour cette date, doit se placer à la fin de 986, parce que Hugues parle en son nom seul, donc antérieurement au couronnement de Robert II. Nous savons par ailleurs г que Borel avait écrit à Hugues une lettre implorant son secours contre les Sarrasins « avant dix mois ». Ce projet d'expédition avait seul pu vaincre la résistance de

1. Richer, Hislor., 1. IV, с 125.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 21

l'archevêque de Reims, opposé au sacre de Robert II : Adal- béron répugnait à consacrer deux rois à la fois !

137. Cette lettre est sans adresse. Elle a sans doute pour destinataire l'archevêque de Cologne. L'expéditeur, sans doute Adalbéron, ne peut rien pour le destinataire à cause de 1' « absentia militam nostrorum ». On peut comprendre que ce sont les vassaux de l'église de Reims occupés au siège de Laon. C'est le destinataire, au contraire, qui doit aider l'expéditeur avec sa « militaris manus ». Cette lettre se termine par la recommandation suivante : « haectutis auribus commit- timus propter hostium multipliées insidias ». Entre l'expéditeur et le destinataire, il y avait donc des secrets que le contenu de la lettre ne nous permet pas de deviner.

147. Lettre écrite au nom de la reine Hemma. Elle supplie son destinataire, un évêque, de lui conserver la fidélité qu'il lui a toujours promise et de ne pas souffrir une trahison possible de son frère. La reine est sans ressources. Elle n'a même pas un cortège de serviteurs lui permettant d'aller trouver le duc Henri (de Bourgogne) et de se rencontrer avec, le destinataire au château de Dijon (?). Pas de nouvelles de son chargé d'affaires, un nommé Ad. Que le destinataire apporte l'argent depuis longtemps attendu.

Que le destinataire soit Ascelin, évêque de Laon, ou, comme le suppose fort ingénieusement Havet (p. 130, note 1), Brunon, évêque de Langres, apparenté aux Carolingiens et aux Ottoniens, et seigneur du château (ville forte) de Dijon, il importe assez peu ici. Ce qui est évident, c'est que cette épître de détresse, et aussi d'anxiété sur la fidélité du destinataire, émanée d'une reine, ne pouvait être mise sous les yeux de tous.

Cependant il est des cas où certaines lettres qui manquent dans L ne semblent rien receler de secret ; ou, au contraire, des cas où L renferme des lettres d'un caractère secret au moins en apparence.

b) Les lettres non compromettantes qui font défaut dans « L ».

54. Lettre écrite, au nom d'Adalbéron, à l'archevêque de

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22 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

Trêves. Adalbéron prie le destinataire d'obliger le jeune évêque de Verdun, neveu et homonyme de l'expéditeur, réfugié en Lorraine, de revenir en France se mettre à la disposition de son oncle. Il feint de s'indigner que le métropolitain de Trêves oublie ce qu'il a promis (en une circonstance inconnue) à « son seigneur », c'est-à-dire au roi Lothaire. Cette épître aurait d'autant moins de raison de demeurer « secrète » qu'elle a été imposée à l'archevêque de Reims par le roi lui- même1.

55. Du même au même. Adalbéron proteste qu'il n'est nullement l'ennemi du duc Henri (de Bavière).

56. Du même au même. Écrite de Verdun 2. Adalbéron proteste qu'il ne retient nullement le moine Gausbert3 et l'amènera à Mouzon le 18 mai (985). Il remercie le destinataire d'avoir bien voulu lui laisser jusqu'alors la société de Gausbert. L'archevêque de Trêves fera ramener ce religieux par ses gens, car Adalbéron ne peut aller au delà (de Mouzon), « à cause de la multitude des ennemis et du zèle perfide de ses adversaires ».

57. Adalbéron se défend de l'imputation de trahison envers le roi Lothaire et présente sa justification (purgatio).

Ces lettres constituent une série de palinodies. Gomme le dit justement Havet (p. 52, note 3), à propos de la lettre 55, « l'archevêque de Reims, dominé par le sentiment des dangers qu'il court, ne semble plus occupé que du soin de ménager et de flatter tout le monde. » Ce groupe épistolaire n'a donc pas à être tenu secret. Non sans doute au regard du roi de France, mais, à la cour d'Allemagne il donnerait l'impression d'une défection. Gerbert, qui a rédigé ces lettres, a voulu ménager la réputation de son protecteur et il a versé les brouillons (ou les transcriptions) dans le dossier secret, agissant ainsi en véritable ami d'Adalbéron.

1. Voir la lettre 49 : « qui quanta prematur tyrannide testantur epistolae ad archiepiscopos vestros directae » (Havet, p. 47). Cf. la purgatio Adalberonis (n° 57).

2. Voir lettre 68. 3. Moine de Mettlach (voir 66).

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 23

c) Lettres compromettantes qui figurent dans « L ».

79. Le contenu est bien conforme au titre : oratio invectiva in Virdunensem civitatem :

« Quel remède trouver à tes maux, exécrable cité de Verdun ! Tu as brisé l'unité de la sainte église de Dieu. Tu as rompu la très sainte société de l'espèce humaine. N'est-ce pas ce que tu fais quand ton pasteur désigné par la volonté du roi héréditaire (Otton III) et la faveur des évêques comprovin- ciaux, consacré par la bénédiction épiscopale, tu te refuses obstinément à le reconnaître, quand, membre mutilé et sans forme séparé du corps de l'olivier tu veux te greffer sur l'olivier sauvage (la France)? Si tu ne reconnais pas ton pasteur, c'est que tu projettes de priver ton roi (Otton III) de son royaume. Ii ne t'appartient pas de créer des rois et princes nouveaux, j'entends passer sous un joug illégitime. Ton péché est énorme, cité impie : le bélier n'a pas fracassé tes murailles, tes défenseurs ne sont pas réduits par la faim ou accablés de traits de toute espèce. Tu as souillé le sanctuaire du Seigneur. Tu l'as envahi, tu le détiens. Tu es devenue une caverne de brigands. Les ennemis du genre humain, vos amis, sans respect pour la virginité ou le mariage, sans égard à la parenté et aux services rendus, ont fait de toi, en des jours et des lieux sacrés, un immonde lupanar. Les autels de Dieu ont été foulés aux pieds, défoncés par la pioche. Les biens des religieux et des pauvres sont exposés au vol et au feu. Reviens, reviens à la paix des églises, à l'unité des royaumes, cité persécutrice de la vertu, accueillante aux vices.

« Aux bons citoyens

« О vous, partie saine; gens de Dieu — si vous existez — revenez (au bien), séparez-vous, brebis, des boucs. Nous connaissons les meneurs de cette cité souillée, comme les simples comparses. Jusqu'à présent, notre patience a tardé à les frapper du glaive divin. Aujourd'hui, ces aveugles d'esprit, égarés, engourdis dans des ténèbres mortelles, nous les frappons d'une sentence de condamnation promulguée en vertu des lois divines, du conseil unanime des gens de bien. »

II est difficile d'écrire, semble-t-ii, un morceau plus com-

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24 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

promettant. Les Verdunois sont invectives et excommuniés parce qu'ils refusent de recevoir leur nouvel évêque et aussi parce que, préférant la France, ils se refusent à revenir sous l'autorité impériale.

Or, L renferme cette diatribe et son texte est même préférable à celui de P, qui a sauté une phrase et le titre de la seconde partie (ad bonos cives).

Havet (p. 72, note 2), pour expliquer que cette lettre ne soit pas au nombre des secrètes, remarque qu'elle a dû être écrite au lendemain de la mort de Lothaire (2 mars 986), à un moment où les impérialistes, tel Adalbéron, étaient rentrés en grâce à la cour de France (cf. lettre 73), quoique pour peu de temps (lettre 89).

Havet admet que Gerbert a prêté sa plume ici soit au jeune évêque de Verdun, expulsé par la population, soit à son métropolitain, l'archevêque de Trêves.

Si l'on veut reconnaître le style de Gerbert dans cette invective, qui n'est pas dans sa manière, il l'a rédigée pour le jeune évêque de Verdun, réfugié probablement en France, à Reims, dont son oncle était l'archevêque. Sans doute, sa personnalité est dissimulée sous celle de l'évêque de Verdun. Sans doute, le conflit entre les derniers Carolingiens et l'Empire est momentanément assoupi. On peut donc avec Havet admettre qu'il n'est pas indispensable de mettre cette oratio invectiva parmi les secrètes, d'autant que, la sentence promulguée, il est inutile de dissimuler un acte patent.

Mais V oratio n'émane-t-elle pas plutôt de l'archevêque de Trêves, dont l'évêque de Verdun est suffragant? La dernière phrase rend cette supposition plus vraisemblable, ainsi que l'a vu Julien Havet. En ce cas, le métropolitain de Trêves n'a pas besoin de la plume d'un écolâtre étranger pour lancer l'excommunication et Gerbert s'est borné à recueillir dans son dossier ordinaire une pièce que l'archevêque de Reims, oncle de l'évêque de Verdun, avait intérêt à conserver.

A quelque parti qu'on se range, la présence de 79 dans L, étrange au premier abord, trouve une explication plausible.

93. « L'indice d'une époque troublée, c'est, selon l'opinion courante, de ne pouvoir discerner le parti utile. L'utile, c'est ce que vous faites au jugement de beaucoup. Mais d'autres

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERRERT 25

(plus nombreux) estiment plus utile de demeurer dans votre ville (épiscopale) et d'écarter par votre présence et l'abondance de vos vassaux une troupe petite et fort lâche de brigands. Ils jugent que vous devez conférer avec votre frère, savoir ce que veulent Eudes et Herbert, qui réclament brusquement un entretien. Bien qu'ils ne méritent aucune confiance, il faut les utiliser à tout hasard. Gomme ils ont peur, le danger tirera d'eux ce que la loyauté n'aurait jamais obtenu. »

Le destinataire, Adalbéron, a quitté Reims pour une localité inconnue. Gerbert l'engage à regagner sa ville épiscopale menacée et qu'il dégagera facilement de ses ennemis. Cependant (auparavant?), il convient qu'il s'entende avec les comtes Eudes (de Blois) et Herbert (de Troyes), qui étaient les gardiens de Godefroy, frère d'Adalbéron, depuis que ce comte lorrain avait été fait prisonnier dans Verdun emporté par le roi Lothaire en 985 1.

S'il ne s'agissait que de la délivrance de Godefroy, on comprendrait, à la rigueur, que cette lettre, écrite sous le règne de Louis V, ne fût pas jugée compromettante. Mais si, par « troupe petite et très lâche de brigands (paucam et ignavissi- mam praedonum deterrere manum) », Gerbert désigne « les troupes du roi de France » 2, la présence de cette épître dans L est inconcevable. Il est permis à tout le monde de commettre une étourderie, mais pas de cette gravité.

Mais l'idée que la phrase « pauca et ignavissima praedonum manus » s'entend de l'armée du roi de France n'est qu'une conjecture. Lorsque le roi (Louis V) se brouilla avec Adalbéron et menaça d'emporter Reims, ses menaces parurent si sérieuses que l'archevêque se soumit et livra au roi des otages. Si faibles que fussent les ressources des derniers Carolingiens, l'archevêque de Reims n'était pas en mesure de leur tenir tête, et c'est ce dont portent témoignage les craintes si vives d'Adalbéron, quand il encourt la disgrâce de Lothaire ou de Louis. Enfin, l'armée envoyée contre Reims comprenait les contingents de Hugues Capet3.

1. Voir Havet, p. 45, note 1. 2. Conjecture de Havet, p. 86, note 1. 3. « Rex... assumpto duce cum exercitu fertur » (Richer, IV, 3).

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26 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

La phrase litigieuse doit s'entendre des hommes de quelque seigneur champenois ennemi de l'église de Reims, Herbert de Troyes par exemple. On comprend alors que la seule présence du prélat suffise, avec l'aide des vassaux (milites) de l'église, à détourner une menace peu dangereuse, au dire de Gerbert.

L'exception présentée par les nos 79 et 93 au système qui veut que tout ce qui est compromettant échappe à L1 et, par un corollaire nécessaire, que tout ce qui est dans L ne semble pas dangereux pour Gerbert et ses amis, apparaît donc comme plus apparente que réelle.

d) Les raisons de Gerbert pour estimer ses lettres confidentielles ou non.

Deux lettres (91, 117) nous font saisir sur le vif ses hésitations au moment où il se demande ce qu'il peut exprimer sans danger et ce qu'il importe de dissimuler.

91. A Raimond, abbé ďAurillac. « Privé de père en la personne de l'illustre Géraud (abbé

d'Aurillac), il me semble être à demi mort. Je reviens à la vie, en qualité de fils, puisque, selon mes vœux, tu succèdes en père à ce père si regretté. Je ne suis pas seul à me réjouir de cette distinction2. Mon père Adalbéron s'en réjouit et s'unit de cœur, lui et ses intérêts, d'autant plus étroitement que vous brillez plus amplement par la science et la religion. C'est par amour pour lui, amour dont il est digne, que j'ai passé en France trois années presque sans interruption3. En y endurant la colère des rois, l'agitation des peuples, le bouillonnement des royaumes en guerre, je me sens découragé au point de regretter presque d'avoir accepté le souci d'une fonction pastorale4. Mais, puisque ma souveraine l'impératrice Théophano, toujours auguste, m'ordonne de partir avec elle pour la Saxe le 8 des kalendes d'avril (25 mars) et que j'ai

1. A partir de la mort d'Otton II (7 décembre 983). Cf. Havet, Introd., p. lxii et p. 37, note 2.

2. Raimond venait de succéder comme abbé à Géraud. 3. Et non « environ trois années ». 4. L'abbaye de Bobbio.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 27

signifié à certains de mes moines et de mes vassaux de quitter l'Italie pour la Saxe, que vous dire d'assuré sur les orgues en Italie, sur le moine qui doit les amener1, vu surtout que sans la présence de ma souveraine Théophano je n'oserais me fier à la fidélité de mes vassaux, parce qu'ils sont Italiens. Et puis je ne sais pas bien si avant l'automne je conduirai2 l'armée en Italie ou si nous resterons en Allemagne pour y lever le plus de troupes possible contre Louis, roi des Francs, s'il ne se tient au repos. Très défiant à l'égard de ses amis, sans défiance aucune à l'égard de ses ennemis, quel homme est-il? Que convient-il de penser de lui? Les événements l'éclairci- ront bientôt. L'illustre rejeton de l'empereur Otton de sainte mémoire, quand la paix fut affermie entre les ducs et princes, conduisit des légions de soldats, l'été dernier, contre les Sar- mates appelés Wendes et par sa seule présence, ainsi que par la valeur de ses soldats, il a pris, détruit, dévasté quarante- six places fortifiées. Adalbéron, archevêque de Reims, vous salue, ainsi qu'Airard et toute la communauté du monastère d'Aurillac. Je me joins à lui moi, votre tout dévoué et pour tout. Bons souhaits, bons souhaits. »

Le premier tiers de cette lettre n'offre rien de grave. Que Gerbert qualifie Théophano de « domina mea », qu'il annonce qu'il la rejoindra en Saxe, pour obéir à ses ordres, il n'y a rien là de compromettant pour lui. N'oublions pas que notre auteur, étant Aquitain, n'est pas le sujet direct du roi de France : il ne l'est que par l'entremise du duc d'Aquitaine, ou même par celle du comte d'Auvergne, vassal du duc d'Aquitaine. Qui plus est, il est clerc, c'est-à-dire en dehors de toute autre nationalité que l'Église, dans les idées du temps3. Le clerc n'est soumis, et strictement, à une autorité séculière que s'il a reçu un « bénéfice » de cette autorité. Or, Gerbert a obtenu d 'Otton II un bénéfice considérable, l'abbaye de Bob- bio. Il a donc été le fidèle de ce souverain et la fidélité qu'il conserve à la veuve et au fils de son bienfaiteur ne peut que

1. Conducat et non condiscal. 2. Deducam est embarrassant. 3. Remarquer la totale indifférence du nouvel abbé d'Aurillac, Raimond, à

l'égard du dernier Carolingien. Lui aussi considère la conduite de Gerbert comme naturelle ; autrement celui-ci ne se confierait pas à lui.

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28 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

lui faire honneur. Les circonstances Font obligé de chercher un refuge en France. Il y a trouvé une situation comme éco- lâtre de l'école cathédrale de Reims. Rien qui puisse porter ombrage au roi. D'ailleurs, cette situation est provisoire. Gerbert est toujours légalement abbé de Bobbio, donc sujet de l'Empire et vassal pour son temporel.

Mais, pas plus au xe siècle qu'au xxe, un réfugié n'a le droit de conspirer contre le pouvoir établi du pays qui l'a accueilli. C'est pourtant ce que fait Gerbert, de complicité avec son protecteur, l'archevêque de Reims Adalbéron. Et Gerbert se dévoile au moment où il informe Raimond d'Au- rillac de l'incertitude de ses plans : ira-t-on en Italie l'automne prochain ou fera-t-on une expédition contre le roi de France Louis V? Aussi, se rendant compte de son imprudence, il s'arrête brusquement au milieu d'une phrase au mot exercitum : le manuscrit L ne va pas plus loin1.

Le même courrier chargé de la lettre 91, adressée à l'abbé Raimond, en emporta une seconde destinée à un autre religieux d'Aurillac, le moine Bernard :

« Tu demandes, très doux frère, l'état de mes affaires et si elles sont avantageuses ou désavantageuses. Les classer dans l'une ou l'autre catégorie je doute pouvoir le faire brièvement, car, selon la manière dont on les examine, elles ne sont rien ou le côté fâcheux l'emporte. D'abord pour la chose publique : il est imprudent de s'en mêler, alors que droits divins et humains sont confondus, par suite de la cupidité sans borne des plus méchants des hommes, alors que l'on tient pour le droit ce que la passion et la violence ont extorqué, à la manière des bêtes féroces. Ensuite, pour la chose privée, je puis me rendre cette justice que je n'ai jamais abandonné mes amis dans l'infortune par crainte pour moi-même. Je laisse à d'autres de juger si c'est une conduite digne qu'on s'en souvienne et aussi d'avoir quitté l'Italie pour ne pas être contraint de pactiser en aucune manière avec les ennemis de Dieu et du fils de mon seigneur de sainte mémoire Otton, enfin d'avoir nourri à plus d'une reprise les plus distingués écolâtres du doux fruit des arts libéraux. C'est pour l'amour

1. Les précautions de Gerbert ont été, dans la réalité, plus compliquées, ainsi qu'on verra plus loin.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT Ле

d'eux que, l'automne dernier, j'ai composé un tableau de l'art de rhétorique occupant vingt-six feuilles de parchemin cousues ensemble, en deux rangs de treize feuilles chacun, de manière à former un rectangle très allongé1. Travail certainement utile aux ignorants, utile aux laborieux, pour faire saisir les règles promptes à s'effacer et obscures de la rhétorique et les imprimer dans l'esprit. Aussi si quelqu'un de vous, ayant de l'ardeur pour cette étude, veut apprendre la musique et le jeu de l'orgue, tâche qu'il m'est impossible de remplir, aussitôt que je saurai ce que décide le seigneur abbé Raimond, auquel je dois tout2, je me ferai suppléer par Constantin de Fleury. Il est un écolâtre distingué, fort instruit, uni à moi par une étroite amitié. Adieu, très doux frère. Sois sûr que mon affection répond à la tienne et que, entre nous, tout est commun. »

Ici, Gerbert reste dans le vague en ce qui concerne les choses publiques. Il se fait un mérite de sa fidélité au fils d'Otton II. Rien de plus naturel, aux yeux de ses contemporains. Donc rien de compromettant. Aussi la lettre est-elle en entier dans L.

Vers le printemps ou l'été de 988, Gerbert crut qu'une occasion favorable d'obtenir un évêché de l'Empire allait se présenter. Pour n'être pas pris de court, il rédigea, sous le couvert de l'archevêque Adalbéron, une lettre de recommandation (n° 117) à l'impératrice Théophano :

« Nous entendons veiller constamment à vos intérêts et c'est une joie d'y veiller pour nous qui dévouerions à votre service notre personne et tous nos biens. Dans cette disposition, dans cet amour, nous osons solliciter de votre munificence une faveur concédée autrefois, au dire de rapports très sûrs, c'est à savoir que si une église, aux confins des États, venait à être privée de son pasteur, de n'y placer que celui que nous, après examen attentif, vous aurions désigné comme le plus apte, à tous points de vue, de servir vos intérêts. Cet homme, tous les évêques de la province (de Reims) le savent, nous l'avons : c'est — exilé d'Italie, mais présent3 par sa foi

1. Interprétation de Julien Havet, p. 85, note 1. 2. Il avait instruit Gerbert jeune, moine à Aurillac. Voir Havet, Introd.,

p. vi. 3. Praestantem dans L et V, perstante?n M(asson) et D(uchesne). Je corrige-

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30 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

inébranlable — l'abbé Gerbert. Nous vous prions instamment de le mettre à la tête de cette église. Pour nous il est un vrai fils, il sera pour vous en toutes choses le plus obéissant des serviteurs. Son éloignement nous sera très pénible, mais nous sacrifions à l'utilité générale notre utilité particulière. Nous demandons avec instance vos intentions à ce sujet par une lettre impériale. »

Après les mots Italia expulsum, le manuscrit L s'arrête subitement. Havet en avait conclu que Gerbert avait jugé la suite compromettante. A quoi Jules Lair objecte1 que les seuls mots Italia expulsum suffisaient à révéler de qui il s'agissait. Sans doute, mais si Gerbert a supprimé la suite, c'est sans doute qu'il la jugeait compromettante pour Adal- béron plutôt que pour lui-même.

Le fonds lui-même n'est pas reprehensible. L'évêché dont on escomptait la succession ne peut être que celui de Cambrai, situé ecclésiastiquement dans la province de Reims, politiquement dans le royaume de Lorraine, donc à la disposition de Théophano. Il est plus que probable que le bruit d'une mort prochaine du titulaire de l'évêché avait couru et que Gerbert, à l'affût, prenait ses précautions. Il composa même à l'avance la lettre pastorale (n° 118) qu'il devait adresser au clergé et au peuple de l'évêché convoité. Elle est correcte et, par suite, insérée en entier dans L.

Le projet n'eut pas de suite. La lettre pastorale resta dans le dossier de Gerbert. Peut-être aussi la lettre d'Adalbéron, intitulée dans P Dominae Theophanu mittenda pro episco- patu (n° 118). Dans L elle ne porte pas de titre. Peut-être Gerbert a-t-il estimé tout d'abord que cette précaution suffisait pour cacher l'identité de l'expéditeur, puis il s'est aperçu que la fin la dévoilait et il a arrêté brusquement sa transcription dans son registre non secret.

C. — Le problème des rapports des manuscrits L et P.

Le système de Julien Havet, qui imaginait que les trente lettres qui font défaut dans L (dans la série 1-152) étaient en

rais en praesentem, car la rhétorique épistolaire exige une opposition à expulsum. 1. P. 273.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 31

caractères tachygraphiques impénétrables à tout autre que Gerbert, n'ayant pas résisté aux critiques incisives de Boub- nov et de Jules Lair, nous avons conclu que ces lettres devaient être conservées à part.

Cependant, quand fut faite la transcription représentée par jP, elles étaient à leur place, dans la même suite continue, chronologiquement, que celles du manuscrit L. Seul Gerbert pouvait opérer cette fusion ou cette intercalation. Quel autre que l'auteur eût pu exécuter ce travail?

Deux procédés s'offraient à lui : intercaler les trente « extravagantes » au milieu des autres ou transcrire le tout sur un nouveau registre.

Le premier procédé ne se comprend que si le registre non secret n'était pas relié, mais était conservé sous forme de cahiers, numérotés évidemment, gardé dans une enveloppe, de manière à constituer un dossier et non un registre.

a) Première alternative : intercalation dans P des lettres qui font défaut dans L.

1) A l'appui de cette hypothèse, on peut faire valoir une observation au premier abord troublante : les lettres reconnues secrètes ne sont pas à la place rigoureuse que réclamerait leur date.

C'est comme si l'auteur n'avait pu procéder à l'opération que d'une manière imparfaite, n'intercalant ces lettres entre les cahiers du dossier ordinaire que par approximation, en tâtonnant.

Liste des A. Lettres qu'on suppose B. Lettres conservées dans

TRANSPOSÉES. P, EN DÉFICIT DANS L.

39 39 41 41

47-52 54-66

89 89 90 94

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32 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

97 97 98 98 100 100

111 135-136

137 147 147

Passons en revue les lettres compromettantes qui ne semblent pas se suivre dans un ordre chronologique rigoureux.

39. La première des secrètes, adressée à Notker, évêque de Liège, peut-être au nom d'Adalbéron, archevêque de Reims, est ainsi conçue :

« Veilles-tu, père de la patrie1, d'une fidélité jadis fameuse pour le parti de l'empereur, ou bien es-tu aveuglé par la fortune et l'ignorance de ce qui se passe? Ne vois-tu pas droits divins et droits humains foulés ensemble sous les pieds ? On rejette ouvertement celui à qui, en raison des mérites de son père, tu as juré une fidélité que tu as dû garder intacte. Voici que les rois des Francs gagnent en secret Brisach près du cours du Rhin et Henri, déclaré ennemi public, aux kalendes de février, va à leur rencontre. Avise, mon père, à t'opposer par tous les moyens à cette ligue contre le Seigneur et ton Christ. Le règne de la foule c'est la ruine du royaume2. Il, est difficile de se tenir au dehors des partis : choisis le plus juste. Pour moi, en raison des bienfaits d'Otton, je garde ma foi entière à son fils et héritier et sans balancer. Nous savons les desseins ténébreux d'Henri, l'agitation des Français et n'ignorons pas à quelle fin ils tendent. N'admettez pas au partage du trône celui que vous ne pourrez évincer une fois installé. »

Ce n'est pas d'hier que l'on s'est aperçu3 que cette lettre convenait, on ne peut mieux, à la période qui suit la mort

1. Virgile, Enéide, X, 228. 2. Turba regnans regnorum perturbatio. On peut entendre avec Godefroid

Kurth [Notger de Liège, p. 77) : « La multiplicité des rois, c'est l'anarchie des royaumes. »

3. Longue liste dans M. Uhlirz (loc. cit., p. 414) : en France, Marius Sepet et Lair ; en Allemagne, Wilmans, Brunner, Schlockwerder, Hôlzer, Uhlirz.

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ETUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT ÓÓ

d'Otton II (7 décembre), alors que Henri de Bavière tenta de s'emparer du trône aux dépens de l'enfant Otton III et fit, un instant, accord avec les derniers Carolingiens, Lotliaire et Louis V. La lettre conviendrait très bien au mois de janvier 984 et aux tout derniers jours de 983.

En ce cas, il est évident que la « secrète » 39 n'aurait pas son rang chronologique entre 38 et 40 et nous tiendrions la preuve qu'elle a été insérée après coup dans le dossier ordinaire de Gerbert et à une place erronée.

Mais 39 convient-elle, comme on dit, à la fin de 983 ou au début de 984? Une objection se dresse contre ce système : l'extrême brièveté des délais entre le 7 décembre 983 et le 1er février 984.

La nouvelle de la mort d'Otton II (7 décembre) aurait été connue à Aix-la-Chapelle dès le 25 décembre, assertion déjà surprenante en raison de la distance et de la difficulté du passage des Alpes au cœur de l'hiver1. Même si on l'admet, il faut tasser en un mois une suite de négociations entraînant des déplacements de courriers nombreux et longs. Il faut que la cour de France apprenne la mort d'Otton II, qu'elle sache que Henri de Bavière a été remis en liberté, qu'elle lui envoie des propositions d'action concertée, que celui-ci les accepte, qu'Adalbéron de Reims soit informé de l'intrigue, enfin qu'il alerte l'évêque de Liège. Faire tenir tout cela entre le 25 décembre et le 1er février est physiquement impossible.

Aussi, à l'exemple de Julien Havet, certains historiens, tels le P. Colombrée2, Godefroid Kurth3, Robert Parisot4, nous- même5, se sont-ils décidés à abaisser d'un an lettre et événements. Ils s'autorisent du fait que le bon accord entre Henri et les partisans d'Otton III n'a pas duré longtemps et que,

1. Gomme Га déjà observé R. Parisot (Origines de la H aute- Lorraine, p. 507, note 2).

2. Vie de Gerbert, dans les Études... des Pères de la Compagnie de Jésus, année 1869, p. 103, note 1.

3. Notger de Liège (1905), p. 77, note 1. 4. Les origines de la H aute- Lorraine (1909), p. 501-514. Parisot, observe en

outre (t. II, p. 511, et t. I, p. 338), que l'évêque de Verdun, Wilfred, est mort, le 31 août 984 et non 983, et aussi (p. 511-512) que Gerbert, encore en Italie le 7 décembre 983, n'a pu arriver en France qu'en janvier, au plus tôt. Enfin (p. 509), c'est seulement à l'assemblée de Quedlimbourg du 23 mars que les yeux s'ouvrirent, quand Henri fut salué comme roi par des partisans imprudents.

5. Les derniers Carolingiens (1891), p. 142. BIBL. ÉC. CHARTES. 1939 3

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34 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

après la paix de Worms d'octobre 984, Henri recommença ses menées. Sa soumission définitive ne s'opéra qu'à Francfort, après le 12 avril de l'année suivante 1.

Au reste, le second siège et la reprise de Verdun par le roi Loth aire se placent en mars 985 — tout le monde est d'accord sur ce point. Or, au début de décembre précédent (984), le comte de Verdun, Godefroy — qui sera fait prisonnier au second siège — est en France, auprès de son frère l'archevêque de Reims Adalbéron2. Il est donc libre, par suite le siège de Verdun n'a pas encore eu lieu, par suite le rendez- vous de Brisach est bien du 1er février, par suite la lettre 39 est antérieure à cette date.

Il serait vain d'objecter que le premier siège et la première prise de Verdun par Lothaire peuvent être du printemps de 984, car, la ville ayant été récupérée presque aussitôt par Godefroy et ses parents lorrains, le séjour de ce personnage en France eût été d'une imprudence inconcevable.

Est-on même contraint d'opérer une interversion, même légère, dans l'ordre du registre entre les lettres 39 et 40? Celle-ci est de novembre ou du début de décembre3. La lettre 39 se comprendrait mieux en janvier suivant, puisqu'il s'agit d'alerter l'évêque de Liège au sujet de l'entrevue de Lothaire et Henri projetée pour le 1er février à Brisach. La phrase décisive est au présent : « germanum Brisaca PJieni litoris Francorum reges clam nunc adeunt ». Mais c'est un présent intentionnel, destiné à souligner le danger, et la preuve c'est que la suite est également au présent : « Henricus rei publicae hostis dictus kal. f ebr. occurrit. » Or, nous savons par Richer que Henri a manqué au rendez-vous. Enfin, comment peut-on imaginer que quelques jours suffiront au « père de la patrie », l'évêque de Liège, pour mettre en branle ses ressources pour déjouer l'alliance des rois de France avec Henri de Bavière? Enfin, les entrevues entre princes ne peuvent, en ces temps surtout, s'improviser. Par suite, la lettre 39 peut être de la même date que la lettre 40.

1. Havet, p. 35, note 3 ; — Lair, p. 159. 2. Cela a été établi par J. Lair (p. 165, note 1), se fondant sur les lettres 42

et 43. 3. Havet, p. 38, note 1.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 35

En fin de compte, pas de preuve décisive que la lettre 39 ne soit pas à son ordre chronologique dans le registre.

41. Le titre Adalberoni episcopo Verdunensi suffit, à lui seul, à montrer que cette lettre est postérieure à 47 où le même n'est encore dit qu'évêque désigné, ainsi que l'a déjà fait observer J. Lair1. La phrase « nous avons promis que vous vouliez renouveler l'alliance conclue jadis entre lui (Hugues Capet) et Otton, notre César (Otton II), en y adjoignant son fils unique (Robert II), prouve que cette lettre est contemporaine du n° 48, où il affirme à un destinataire inconnu que Hugues Gapet est le véritable roi et qu'un rapprochement entre le fils de celui-ci (Robert II) et le fils de César (Otton III) permettrait de ne plus rien craindre des rois de France (Lothaire et Louis V). Les deux épîtres 41 et 48 ont dû être expédiées en même temps (avril 985).

47-66. Ce groupe continu (sauf le n° 53, non secret) se suit chronologiquement, d'une manière suffisante, au moins en apparence. Pas d'indice probant que les lettres précédentes (42 à 46) ou suivantes (67, etc.) soient postérieures ou antérieures à ce groupe.

89. Ad imper atricem Theophanu et ad filium ex persona Adalberonis.

L'archevêque de Reims annonce qu'il sera inculpé de haute trahison à l'assemblée des Francs, qui se tiendra le 27 mars, et aussi qu'il aura une entrevue avec les comtes Eudes et Herbert le 28 février. Havet (p. 80, note 1) date cette lettre de juillet-septembre 986. Lair a fait justement observer2 l'invraisemblance d'un intervalle de six à huit mois entre une comparution future, fort redoutable, le 27 mars, et le moment où l'homme en danger prie qu'on vienne à son aide. La plus simple conjecture veut que le n° 89 date de janvier ou du début du mois de février de la même année que l'assemblée, consécutive, des Francs (27 mars).

La chose est même certaine. Nimègue, où tout d'abord les envoyés d'Adalbéron devaient rencontrer Théophano, a vu Otton III, que sa mère ne quittait pas, en raison de son jeune

1. Loc. cit., p. 164. 2. P. 188.

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36 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

âge, le 27 février 987 1. Au moment où la lettre d'Adalbéron est expédiée, il est déjà trop tard pour que les envoyés de l'archevêque puissent y rencontrer l'impératrice. Cette lettre est de février 987. Elle est donc antérieure à 94.

94. Cette lettre débute par ces mots : « Le huit des kalendes d'octobre (24 septembre), Renier est revenu à Reims avec la réponse pour s'occuper de vos affaires. Voici son avis : si vous voulez savoir le terme assuré à la destinée de votre frère, terme qui ne doit être confié à personne sinon à vous, venez le 4 des kalendes à Hautvillers, à rencontre de votre frère et des comtes (Eudes et Herbert), etc. »

La date de cette lettre est certaine : septembre, au lendemain du 24, année 986.

97-98. Tout ce qu'on peut dire, c'est que ces deux lettres sont postérieures à la mort de Loth aire (2 mars 986), mais de combien de mois? On ne sait trop. Elles ne prouvent donc pas en faveur de notre hypothèse, pas plus qu'elles ne témoignent à rencontre.

100. Incontestablement postérieure à 101. Il est dit dans celle-ci que la duchesse Béatrice de Lorraine,

se trouvant à Compiègne le 4 des kalendes d'avril (29 mars), avait obtenu qu'une entrevue pour décider de la paix aurait lieu à Montfaucon (en Argonne) le 8 des kalendes de juin (25 mai). L'impératrice Adélaïde, le duc C, le roi Louis V, la reine Hemma, sa mère, le duc Hugues devaient s'y rencontrer. Mais, comme tout cela se traitait à l'insu de l'impératrice Théophano, Gerbert préfère qu'on fasse la paix par l'intermédiaire de cette dernière. Il demande au destinataire de cette lettre, l'archevêque de Cologne, de faire savoir quelles en seraient les conditions. Ce conseil a été approuvé. L'assemblée des Francs se réunira le 15 des kalendes de juin (18 mai). « Si notre seigneur (Adalbéron) y fait sa paix avec le roi (Louis V), la paix des royaumes en sera fort avancée. »

La date de 101 se place à coup sûr en avril 987. Or, nous

1. Diplomata regum et imperatorum Germaniae, t. II, n° 33. Les souverains, venant d'Andernach (18 janvier, n° 32), après avoir séjourné à Nimègue, se trouvent à Allstedt (20 et 21 mai, n° 34, 35, 36), à Corvey, en Saxe (27 mai, n° 37).

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 37

avons vu1 que 100 célèbre le triomphe sur toute la ligne du parti impérialiste, victoire qui se place au lendemain de la mort de Louis V (21 ou 22 mai 987).

C'est ce que confirme la phrase finale de 101 2 : «Au suj et du territoire qui vous est pris par force en notre État, mieux vaut n'en pas parler pour l'instant ; par la suite, nous vous dirons ce qu'il convient de faire ». Or, dans la lettre 100 on lit : « Les biens enlevés à Cologne doivent lui être restitués. Cela eût été fait plus tôt si le souci pressant des affaires d'État ne nous avait absorbés récemment, en raison des procédés illégaux de certains des nôtres ».

111. Lettre de Hugues Capet aux empereurs byzantins Basile et Constantin.

Comme on a vu3, ce projet est parfaitement réel et devait être tenu secret. La lettre date incontestablement du début de l'année 988, puisque le fils de Hugues Capet est dit « nobis unius filius et ipse rex », et l'on sait que Robert II, couronné à Orléans le 25 décembre 987, fut sacré à Reims le 1er janvier

La lettre qui suit (n° 112), adressée au marquis d'Espagne Borel, est également des premiers mois de 988, puisque Hugues Capet demande à Borel de lui envoyer ses représentants pour Pâques (8 avril en 988). Il faut supposer au moins deux mois d'intervalle entre l'envoi de cette missive et l'arrivée de l'ambassade de Borel à la cour de France. La lettre 112 pourrait être au plus tard du début de février 988.

En réalité, cet intervalle est trop court, vu la distance et aussi la nécessité de délibérations du marquis d'Espagne, qui ne peut répondre instantanément. Et puis Hugues Capet parle en son seul nom, ce qui rend fort probable, certain même, que son fils Robert n'est pas encore associé au trône. La lettre 112 est donc de la fin de 987, avant le 25 décembre. Enfin, on sait que Borel, dont la capitale, Barcelone, avait été emportée par les Sarrasins, en 985 ou 986 4, avait demandé

1. Voir p. 20. 2. Cf. Lair, p. 198. 3. Plus haut, p. 20. 4. Voir mon Hugues Capet, p. 5.

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38 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

secours au roi Louis V1. Hugues Gapet était donc au courant de la situation. Mais sa lettre, à la bien comprendre, est avant tout une sommation de reconnaître l'autorité du nouveau roi « s'il ne préfère pas celle des Ismaélites » (les Sarrasins). Le contenu de 112 est à rapprocher de 107, où Hugues fixe à l'archevêque de Sens, Séguin, le 1er novembre comme dernier délai pour la prestation de son serment de fidélité.

Chronologiquement, 111 est donc postérieure, ne fût-ce que de quelques semaines, à 112.

137. Tout ce qu'on peut dire sur la date de cette lettre, c'est qu'elle est postérieure à 101 (entre 29 mars et 18 mai 987) et 100 (postérieure au 21 mai et même à l'avènement de Hugues Gapet, le 1er juin). Dans ces deux lettres, il est question de biens enlevés à l'archevêque de Cologne, biens situés sur le territoire de l'archevêché de Reims. Dans 100, les déprédateurs auxquels l'expéditeur de la lettre (Adalbéron) fait rendre gorge sont nommés : Dudon et Sigilbert. Dans 137, l'expéditeur (évidemment Adalbéron) écrit (au même destinataire, l'archevêque de Cologne) que, « empêché par l'absence de ses vassaux, il n'a pu mener à complète exécution l'affaire qui intéresse son correspondant. Mais, au retour de ses vassaux, l'expéditeur la mettra à exécution, ce qui implique qu'il a besoin d'une force armée importante. Les deux personnages de la lettre 100 reparaissent : « Si vous souhaitez une paix perpétuelle aux paysans d'Attigny que le comte Sigibert vienne nous trouver au plus vite pour qu'on prenne contre Dudon les dispositions convenables et que votre contingent armé nous apporte l'aide nécessaire que nous vous fixerons par son intermédiaire. Tout cela entre nous à cause des embûches de tout genre des ennemis. »

Les vassaux absents sont plus que probablement occupés au siège de Laon ou plutôt à l'un des sièges de cette ville, mais lequel ? Il y en a eu deux 2.

On ne saurait donc affirmer que 137 est déplacée. La lettre précédente (n° 136) est certainement de septembre 988. Dans la suivante (n° 138) un roi (Hugues Capet) propose à

1. Lettre 72. 2. Voir Havet, p. 105, note 1, et mon Hugues Capet, p. 249-260. Cf. l'édition

de Richer donnée par R. Latouche, t. II (1937), p. 176, note 1.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 39

un autre roi (Conrad de Bourgogne) une entrevue pacifique aux confins de « notre France, de la Bourgogne, de la Lorraine », entre le 1er janvier et le début du carême (13 février en 989).

147. La lettre de plainte de la reine Hemma à un évêque (Brunon de Langres?)1 est précédée d'une lettre (146) écrite peu après un 28 décembre, suivie de deux autres (148 et 149) écrites l'une un peu avant un 1er mars, l'autre un peu avant un 12 février, d'une troisième écrite par Gerbert peu après la mort d'Adalbéron (23 janvier 989). Rien dans 147 ne permet d'affirmer que cette lettre est déplacée par rapport à la précédente ou aux suivantes.

Au bout de cette enquête, il apparaît que si, en de certains cas (lettres 39, 41, 89, 94, 100, 111), il y a coïncidence entre la présence d'une de ces « secrètes » dans la série non secrète et un déplacement de l'ordre chronologique, en d'autres (94, 97, 137, 147) cette coïncidence est possible, mais ne peut être prouvée.

Cependant, l'hypothèse d'une coïncidence non due au hasard reprendrait de sa force si, dans la série ordinaire (non secrète), n'existait aucune erreur dans la suite chronologique. En va-t-il ainsi? C'est ce qu'il importe d'examiner :

2) Lettres non compromettantes dont Vordre paraît déplacé. 1° La lettre 82, datée par Havet (p. 75, note 3) « vers juin

ou juillet 986 », est donnée à une délégation des moines de l'abbaye de Bobbio et des vassaux de ce grand monastère2, venue à Reims pour réclamer son retour. Bientôt il sera au milieu d'eux (mox praesens). Gerbert s'attend si bien à partir en Italie qu'il écrit la lettre 83 à Hugues, marquis de Toscane, et à Conon, marquis d'Ivrée. Il est évident que ces trois lettres ont été confiées à la délégation venue de Bobbio pour les porter en Italie.

Or, dans la lettre 91 3 envoyée à Raimond, abbé d'Aurillac, Gerbert parle de la France où il a « passé trois ans » presque

1. CL plus haut, p. 21. 2. Erreur de Havet (p. 75, note 5) , qui n'a pas compris le sens de « ffliis Bobien-

sibus utriusque ordinis ». Voir Lair, p. 185, note 1. 3. Cf. plus haut, p. 26-28.

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40 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

sans interruption comme d'un pays qu'il quitte sans regret. Sa souveraine, Théophano, lui a ordonné de la rejoindre en Saxe le 25 mars (jour de l'Annonciation en 987) et il a, en conséquence, donné ordre à quelques-uns de ses moines et de ses vassaux de quitter l'Italie pour l'y rejoindre (en Saxe). Il ne sait s'il conduira l'armée en Italie avant l'automne ou s'il restera en Allemagne pour lever des forces contre le roi de France Louis V.

Il ne peut s'agir que de l'automne de 987. Préalablement le rendez-vous des vassaux de l'Empire doit se faire en Saxe pour l'Annonciation (25 mars). Est-il vraisemblable qu'un intervalle aussi considérable que le suppose Havet (huit à neuf mois) sépare cette lettre du 25 mars? La vraisemblance est en faveur du début de 987. D'autant que 89 (lettre secrète) doit se placer à peu près à la même époque 1.

Or, la lettre qui suit 82-84 est antérieure à novembre (986), 86 au 17 août, ainsi que 87. Le groupe 82-84 devrait donc être rapproché de 89-91.

2° Lettres 135-136. Dans la première, dont le destinataire n'est pas nommé,

peut-être l'archevêque de Trêves, il est dit que le siège de Laon (par Hugues Capet), interrompu par une trêve prolongée, reprendra le 15 des kalend es de novembre (18 octobre). « C'est pourquoi nous recommandons, comme nous l'avons déjà fait, et pour un renfort de troupes, si nous en avons besoin, et pour porter secours à notre confrère A. que B. et G., cédant à vos exhortations, se montrent plus dignes d'être ses frères en une telle conjoncture. » Cette dernière phrase fait certainement allusion à l'évêque Ascelin, retenu prisonnier dans sa ville épiscopale de Laon par Charles de Lorraine.

Dans la lettre suivante (136), sans titre, que le destinataire soit, comme il semble le plus probable, ce même Ascelin, ou Constantin, moine de Saint-Mesmin et ami de Gerbert, on lit : « Qu'Anselme sache ce qui se passe autour de toi, pour qu'il puisse en informer notre envoyé à la fête de saint Denis à Paris, de manière que si le siège reprend ou non nos plans puissent s'adapter à l'une ou l'autre éventualité. »

1. Cf. plus haut, p. 18.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 41

Le siège ne peut être que celui de Laon et l'expéditeur ne sait encore s'il reprendra ou non, alors que celui de la lettre 135 connaît la date : 18 octobre. La lettre 136 est donc antérieure, si peu que ce soit, à la lettre 135.

3) V ordre des lettres et leur date. On pourrait augmenter le nombre de ces exemples. Jules

Lair s'y est employé avec une vraie passion1 pour montrer que Julien Havet s'était mépris et que le recueil de Gerbert n'était pas un minutier, qu'il n'était pas tenu « avec l'exactitude absolue d'une copie-lettres »2.

En quoi il a évidemment raison. Personne ne croit plus que le recueil fût un « brouillon » où Gerbert consignait sa correspondance entière. Il est évident que le recueil représenté par L et P ne reproduit qu'une faible partie de la correspondance de Gerbert, celle dont il avait intérêt à conserver la trace.

Les lettres que nous possédons sont des transcriptions sur un registre opérées par l'auteur lui-même, soit au moment où il expédiait les lettres au net, soit en utilisant ses brouillons.

Ni Gerbert, ni aucun épistolier de ces temps, ni aucune chancellerie ne sont préoccupés en recopiant de suivre un ordre chronologique rigoureux. Ils ont pris soin seulement d'enfermer ces transcriptions dans un cadre chronologique. Ainsi les lettres pontificales sont transcrites sur registre indiction par indiction3.

Il en va de même de la correspondance de Gerbert. En recopiant, il suit à coup sûr l'ordre des temps, mais il ne s'astreint pas, par exemple, à transcrire les lettres 135 et 136 à leur place chronologique rigoureuse4.

L'erreur de Lair est de dire ou de suggérer qu'il n'y a pas d'ordre réel, ce qui est un paradoxe insoutenable.

Mais si rares, si insignifiants que puissent être ces déplacements chronologiques, ils suffisent cependant pour écarter l'hypothèse, émise plus haut, à titre provisoire, d'une coïn-

1. On en verra la raison plus loin (p. 58, note 2). 2. P. 149. 3. Harry Bresslau, Handbuch der Urkundenlehre, I (1912), p. 106 ; — A. Giry,

Manuel de diplomatique, p. 666, 687 ; — les ouvrages cités par A. Lapôtre, Jean VIII (1895), p. 13 et note 1.

4. En qualifiant le dossier de Gerbert de « cahier de brouillon », Havet prêtait le flanc à la critique (cf. plus haut, p. 10, note 1).

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42 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

cidence entre la présence dans P de lettres faisant défaut à L et d'une erreur chronologique de chacune de ces lettres.

Si elle avait été prouvée, cette coïncidence eût amené une conséquence curieuse : les lettres en question auraient été intercalées dans P (ou plutôt son modèle) entre les cahiers non reliés, à des places satisfaisantes seulement par approximation, ce qui entraînerait la constatation que le registre secret où sont les lettres en déficit dans L était non un registre, mais un dossier où les trente lettres en question étaient sur feuilles volantes.

Hypothèse en soi peu vraisemblable : il eût fallu numéroter ces feuilles pour ne pas s'exposer à de grosses erreurs le jour où on les intercalerait dans le registre ordinaire, non secret.

Il est donc plus satisfaisant d'admettre que ces trente lettres étaient sur un registre particulier.

La tradition manuscrite de deux ou trois lettres nous permet d'assister au travail d'esprit de Gerbert hésitant à transcrire dans l'un ou l'autre registre.

4) Nouvel examen des raisons de Gerbert de considérer telle ou telle lettre comme confidentielle ou non.

Dans les lettres 91 et 117, le texte de L comparé au texte de P affecte la disposition suivante :

L P Lettre 91

Praesertim cum sine prae- Praesertim cum sine prae- sentia credere me fîdei militum sentia dominae meae Th. cre- quia sunt, nee satis sciam dere me non ausim fidei meo- utrum exercitum (fin). rum militum quia Itali sunt

nee satis sciam utrum exercitum ante autumnum in Italiam deducam, etc.

Lettre 117 Et quia omnibus comprovin- Et quia omnibus provincia-

cialibus Italia expulsum (fin), libus notum Italia expulsum, sed in fide non ficta praestan- tem habemus abbatem Gerber- tum.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 43

« II est aisé de comprendre ce qui s'est passé. Gerbert avait commencé à écrire chacune de ces deux lettres sur son cahier en écriture ordinaire. Arrivé à un certain point, il s'est aperçu que ce qu'il écrivait pouvait le compromettre et il a commencé à écrire en tachygraphie quelques mots : dominae meae Th., non ausim, meorum Itali (lettre 91), notum (lettre 117), afin de brouiller la phrase et de la rendre inintelligible », écrit J. Havet (p. lxiv), et c'est l'évidence même. Mais quand il ajoute : « puis a trouvé cet expédient insuffisant et il s'est décidé à écrire tout le reste de la lettre en caractères t achy graphiques », on ne peut le suivre. On a vu, en effet1, que l'explication de lettres écrites en entier en tachygraphie est insoutenable. L'explication toute simple, c'est que Gerbert a, en effet, trouvé cet expédient insuffisant et s'est décidé à... réunir le tout sur son dossier secret. Ce faisant, il n'avait plus besoin de tachygraphie et il a tout mis en clair, ce qui explique que P ait pu lire.

Le cas de 136, quoique moins décisif, est intéressant. L n'a pas la finale : Iterum vale et a [Roberto Miciacensi] pluri- mum cave ut a perfido et impostore (p. 123). Il manquait tout entier dans L. On pourrait admettre, il est vrai, que L a sauté cette fin, pour lui sans intérêt, puisque le nom du « perfide et imposteur » était en caractères indéchiffrables. Mais après le mot reliquisse qui précède iterum vale on lit Rq., ce qui est interprété ingénieusement require. L avait donc conscience qu'il manquait quelque chose dans son modèle. Gerbert aura dû recopier sur son dossier secret la lettre 136, mais il a laissé en caractères secrets le nom du personnage incriminé à la fin.

b) Deuxième alternative, : P représente une copie de L et ďun registre secret

La conséquence obligée des observations qui précèdent, c'est que pour les fondre avec les 122 autres non secrètes il a été nécessaire de recopier le tout et que le modèle de P n'est

i. P. il.

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44 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

pas le registre non secret — disparu — , mais une copie où l'on a opéré la fusion des deux séries de lettres, secrètes ou non.

Fusion opérée par qui? A coup sûr par Gerbert lui-même ou par un secrétaire sous

sa direction. Quel autre que l'auteur eût pu sans risquer d'énormes erreurs dans le classement chronologique des lettres, fondre ces deux recueils?

Ainsi à la base de L et de P sont deux manuscrits très différents. Il est vraisemblable, même certain, que L1 a transcrit — sauf les signes tachygraphiques — le registre non secret de Gerbert et que P est la copie d'une transcription des deux registres, secret et non secret, fondus en un seul.

A l'appui de cette assertion, on peut faire valoir, en outre, la présence ou l'absence des titres ou adresses de certaines lettres dans L et dans P.

Dans L, en dehors des lettres ayant des titres en tachygra- phie, indéchiffrables à ce copiste, il n'y a pas moins de treize lettres qui n'ont pas de titre (83, 84, 85, 95, 96, 102, 103, 107, 113, 115, 117, 118 et 148) et qui en ont dans P. Comme il n'existe aucune vraisemblance que L ait omis le titre à treize reprises et sans qu'on sache pourquoi, la seule explication valable c'est que les titres de ces lettres étaient en signes tachygraphiques (comme aux nos 120, 121, 122, 124, 125, 129, 137), signes incompréhensibles pour lui. Or, P renferme, comme on vient de dire, les titres des mêmes treize lettres (83, etc.), mais en clair.

Si P pouvait déchiffrer les signes tachygraphiques, L et P ont le même modèle, contrairement à notre assertion. Mais il est avéré2 que P n'avait pas la clef de ces signes tachygraphiques. Il a donc copié un autre modèle que L.

Quelques remarques subsidiaires achèveront de montrer la dualité de modèle de L et de P.

Quand ces deux manuscrits ont des titres en commun, il existe des différences, mais, le plus souvent, si menues qu'on ne saurait sans imprudence tirer des conclusions. Ainsi le

1. Mieux vaudrait dire Lo, pour désigner ainsi la copie de 991 (?) transcrite sur registre en 999-1003 que représente L. Cependant, au cours de la discussion, nous confondons L et Lo pour ne pas compliquer, et sans profit réel, une discussion pénible à suivre.

2. Voir p. 11.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 45

nom de Gerbertu ou G. tantôt au début, tantôt à la fin, tantôt supprimé. Des différences graphiques : L écrit Guilligiso (n° 27), Gualoni (29) ; P : Wellegiso, Waloni, etc.

Mais voici qui est plus intéressant. Le titre de 80 est Ebrardo abbati Turonensi dans L — et c'est correct, — Ecberdo dans P, et au n° 88 P commet la même faute pour le nom de cet abbé. De même au 116, L a Ramnulfo, P a Ro- mulfo.

Au n° 71, dans l'adresse Stephano diacono urbis Romae, P n'a pas ces deux derniers mots qui sont utiles, alors que L les donne.

Uoratio invectiva in Virdunensem civitalem (79) se compose de deux parties, une invective contre la ville de Verdun, une exhortation aux bons citoyens, celle-ci précédée d'une adresse : ad bonos cives. Or, P n'a pas cette adresse.

Enfin, l'exemple de 114 : le titre complet est : Ecberto archiepiscopo Treverensi ex persona Adalberonis. Ces deux derniers mots manquent dans L, les trois premiers manquent dans P. On dirait que l'auteur, Gerbert, a écrit en signes tachygraphiques le nom du destinataire dans le modèle de P, en clair dans le modèle de L, et inversement pour le nom de l'expéditeur.

Ainsi, il s'est avéré que L et P ont transcrit deux modèles différents. En outre, il est forcé que chacun de ces modèles ait contenu des signes tachygraphiques. L n'a pu lire ceux du registre non secret et les a laissés en blanc. P a reproduit ceux que le transcripteur (Gerbert) des deux registres n'avait pas mis en clair.

Une remarque de Havet vient à l'appui de notre observation : le style de P est retouché, à son avis, dans une intention de clarté et de correction un peu pédantesque1.

Maintenant, reste à savoir pourquoi tout n'est pas en clair dans P, autrement dit pourquoi, à treize reprises, on y trouve des signes tachygraphiques? La réponse possible à cette question est liée à l'idée qu'il convient de se faire de la signification de cette écriture.

1. Cf. plus loin, p. 55.

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46 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

c) A quelle préoccupation répond Vemploi de signes tachy graphiques et V absence de titres

dans certaines lettres.

Ces signes tachygraphiques représentaient-ils une écriture secrète? Longtemps on l'a cru. Aujourd'hui cette idée est abandonnée.

L'écriture tachygraphique n'est pas un cryptogramme, puisque Gerbert l'a employée pour signer ses bulles quand il fut devenu le pape Sylvestre II1.

Et puis, pour la correspondance, il est décisif de constater que les treize lettres où se rencontrent ces caractères ne sont pas à ranger parmi les lettres compromettantes, donc « secrètes ». Ce sont les nos ш, 121, 122, 124, 125, 127, 128, 129, 133, 136, 137, 147, 216.

Or, toutes, sauf la dernière (216), écrite en 996, au nom d'Otton III, au pape Grégoire V, appartiennent au premier recueil (1-152) et sont comprises chronologiquement entre le milieu et la fin de 988, période du règne de Hugues Gapet où Gerbert, rallié à la nouvelle dynastie, n'avait rien à tenir secret.

On doit donc accepter l'explication que Gerbert cherchait simplement à écrire plus vite en usant de tachygraphie 2. Il en va de même des documents tels que les chartes où les passages en caractères tironiens ou tachygraphiques sont des résumés de l'acte ou des cotes d'archives.

La chose est certaine pour 216. Gerbert, rédigeant une lettre de l'empereur au pape, n'avait aucune raison de tenir secret dans son brouillon ou sa transcription le nom du comte de Spolète, Gonon, dont la première syllabe Со est en tachygraphie.

Dans 137, le nom du comte Sigibertus n'est écrit en notes tachygraphiques que pour les syllabes gibertus. Le personnage était donc facile à identifier.

Dans 120, lettre à Théophano, le titre ex persona Ни. régis

1. Lair, p. 473, note 1. 2. Cf. Havet, p. lix.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 47

exclut visiblement toute idée que la lettre puisse être secrète.

De même, dans 121, ex persona. Mêmes observations pour les autres exemples de notes

tachygraphigues . Cependant on ne peut nier entièrement une intention

cryptique, mais il en faut comprendre la nature et la portée. Si on avait saisi le dossier secret, la chancellerie royale n'aurait pas eu grande peine à déchiffrer les signes prétendus secrets. Mais il ne s'agissait pas de cela. La chose vraiment dangereuse, c'était l'envoi de la lettre. Une fois remise au destinataire par un messager fidèle, le péril était passé. Le but de Gerbert, brouillant son registre, était très modeste : éviter les indiscrétions d'un serviteur ou d'un scribe, même d'un ami, comme Constantin de Micy, auquel il communiqua son registre pour permettre d'y puiser des modèles de style épistolaire : il n'est pas agréable de livrer les noms de certaines gens. Personne, à aucune époque, n'aime qu'on prenne connaissance de parties intimes de lettres même fort innocentes 1.

Un autre moyen, et plus sûr encore, c'est de ne pas reproduire les adresses ou titres des lettres.

Le nombre des lettres sans titre ni adresse s'élève à 35 sur 220. Quand on en dresse la liste, on remarque que la suite des 118 premières lettres comporte titre ou adresse. A deux exceptions près, représentées par 48 et 59, lettres d'ailleurs « secrètes »2. Ensuite, de l'été de 988 à la fin de 989 ou au début de 990, le nombre des lettres sans titre augmente singulièrement : 119, 122, 128, 131, 132, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 144, 145, 146, 147, 149, 150, 154, 156, 158, 159, 160, 165, 166, 174, 175. Passé 990, cette catégorie s'espace (195, 198, 201, 202, 203, 205, 220) et la date devient incertaine : elle se place entre 995 et 997.

Ce qui restreint la portée de cette observation, c'est que s'il est exact que de 1 à 118 les lettres aient toutes (sauf deux)

1. L'emploi de signes tachygraphiques pour signer ses bulles ne répond pas à un but cryptique à proprement parler, mais c'est un bon artifice de chancellerie pour dépister des faux éventuels.

2. Voir plus haut, p. 16-17.

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48 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

titre ou adresse, il n'en va ainsi que dans le manuscrit P. Le manuscrit L n'a pas de titres aux nos 83, 84, 85, 95, 96, 102, 103, 107, 113, 115, 117, 118 \ Si l'on joignait ces douze exemples aux deux déjà relevés (48 et 59), on aurait pour L, mais L seul, quatorze exemples de lettres sans titre pour la période de 983 à l'été de 988, ce qui annulerait le contraste entre les séries 1-118 et 119-175.

On a vu2 que L ignorait la tachygraphie dont Gerbert se servait particulièrement pour les adresses. Il est donc plus que probable que les douze lettres qui ont des titres dans P et n'en ont pas dans L avaient ces titres en tachygraphie dans le modèle de L, mais le modèle de P les avait en clair.

D'autre part, il est impossible de considérer comme un fait de hasard que les lettres sans titre à la fois dans P et dans L se pressent, presque sans interruption (131 à 150) dans la période allant de l'été de 988 à la fin de janvier, qui voit la mort d'Adalbéron.

Cependant, sauf deux (137, 147), aucune n'est à proprement parler « secrète »3. Gerbert ne les considérait donc pas comme réellement compromettantes, soit pour lui-même, soit pour ceux à qui il prêtait sa plume. Toutefois, il est évident qu'il tenait à éviter des indiscrétions. La preuve, c'est que lorsqu'un nom propre ne peut être évité dans le corps de la lettre, il l'écrit en signes tachygraphiques (122, 128, 136, 137, 147).

Ainsi, en s'abstenant de mettre titre ou adresse sur son ou ses registres, Gerbert coupait court aux bavardages possibles d'un scribe ou d'un ami. Qu'il ait réussi, en procédant de la sorte, à dépister la curiosité, c'est ce que démontre l'embarras des érudits, même les plus perspicaces, comme Boub- nov, Havet, Lair, à identifier le destinataire et parfois l'expéditeur de ces lettres doublement anonymes.

1. Et, plus loin, au n° 148. 2. Plus haut, p. 11. 3. Cf. p. 21.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 49

* * *

II resterait à expliquer pourquoi, alors que dans une douzaine de lettres (83, 84, 85, 95, 102, 103, 107, 113, 115, 117, 118, 148) les signes tachygraphiques ont été mis en clair dans le modèle de P, un nombre égal de lettres (114, 120, 121, 122, 124, 125, 127, 128, 129, 133, 136, 137, 147) conserve ces signes dans ce même modèle.

Les lettres où l'on a conservé en tachygraphie l'adresse ou quelques noms propres du texte sont-elles plus risquées, ou plus intéressantes à préserver d'une curiosité indiscrète que celles où les signes en question sont en clair?

A priori on pourrait le croire, d'autant plus qu'il y a souvent alternance entre les lettres où les noms propres en tachygraphie sont conservés et celles où ils sont mis en clair :

Noms propres en tachygraphie.

114

Noms propres en clair.

113

115 117 118

120 147

, 148

La catégorie des lettres où quelques noms propres sont conservés sous forme de signes tachygraphiques était-elle jugée sinon plus compromettante, du moins plus intéressante à tenir à l'écart des indiscrets que celle où les noms propres furent mis en clair pour P? Il va de soi que la réponse semble devoir être affirmative, et la plus simple inspection des lettres de cette nature pourrait achever de le prouver. Ainsi, si dans la lettre 120, adressée à l'impératrice Théophano, on conserve en tachygraphie la fin de l'adresse ex persona Hugonis régis, c'est qu'il n'est pas agréable que le premier venu sache que Gerbert a tenu la plume pour le roi, bien

BIBL. ÉC. CHARTES. 1939 4

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50 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

que cette lettre n'ait rien de secret. Dans la lettre 128, on conçoit que dans la phrase « quibus angustiis domina, etc. », le nom de la « dame », la reine Hemma, soit cryptique, par convenance. Il peut paraître convenable également que la personnalité de l'auteur réel des lettres 114, 121, 125, 129, l'archevêque Adalbéron, demeure voilée. De même, le nom du destinataire (l'évêque Giboin) aux lettres 127 et 133. Et mieux encore le nom de Robert de Micy au milieu de l'adieu : « Iterum vale et a [Roberto Miciacensi] plurimum cave ut a perfido et impostore. » Enfin, si les noms de Sigibert et de Dudon au n° 137 ne sont pas mis tout entiers en clair, c'est simple négligence, car les deux premières syllabes sont en clair et suffiraient à trahir un prétendu incognito. Négligence peut-être aussi le maintien du nom d'un « château » en tachy- graphie (« de Castro Diuione? ») au milieu d'une assez longue épître (n° 147).

Par contre, dans la série en c]air on s'explique qu'on n'ait pas maintenu en tachygraphie les noms des marquis d'Italie Hugues (83), Gonon (84), sollicités pour des affaires remontant à 983, ou pour une épître du religieux rémois à. des moines de Gand (95), ou pour la demande d'une copie de VAchilléide de Stace sollicitée du moine Remy (148) ; pour une lettre d'Adalbéron à l'évêque Rothard de Cambrai au sujet d'un homme qui avait abandonné sa femme; enfin, pour une candidature éventuelle à un évêché (117, 118).

D'autre part, il semble qu'il y aurait été convenable de laisser en notes tachygraphiques le nom d'Adalbéron dans 85 et 103 (lettres à Théophano), dans 162 (lettre adressée à l'archevêque touchant la délivrance de son frère) ; surtout de taire le nom du roi Hugues et du destinataire, Seguin, archevêque de Sens, dans 107 ; celui du duc Charles de Lorraine dans 115.

Je sais bien qu'on peut trouver des explications. Ainsi la lettre du roi à un archevêque qui met de la mauvaise volonté à le reconnaître est un acte officiel. Dans la lettre 115, Ger- bert parle d'une entrevue passée, à Ingeïheim, avec Charles de Lorraine, mais la phrase « quod promisi volis de pace inter reges » prouve que notre auteur avait été chargé d'une mis-

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 51

sion diplomatique dont il pouvait se faire un titre d'honneur.

Cependant, il ne faudrait pas se complaire dans ces interprétations, si vraisemblables qu'elles puissent paraître. Le maintien ou la mise en clair des signes tachygraphiques dépend, en fin de compte, du sentiment de l'auteur des recueils, Gerbert, et, à si longue distance, nous ne pouvons nous flatter de pénétrer toujours les motifs qui l'ont guidé.

d) La correspondance, de 989 à 998.

Après la mort d'Adalbéron, Gerbert ne tint plus de registre secret. Il n'en était plus besoin pour son protecteur et ami, même pour lui, à partir, du moins, de l'époque (juin 991) où il reçut l'archevêché de Reims.

On pourrait s'étonner, cependant, qu'il n'ait pas poursuivi ce système au cours de la période s'étendant de la mort d'Adalbéron (23 janvier 989) au concile de Verzy (17-18 juin 991). C'est que, dévorant sa déception, Gerbert s'était résigné à servir le nouvel archevêque, Arnoul, fils naturel du feu roi Lothaire, que Hugues Gapet avait nommé à Reims, croyant faire acte de bonne politique. Cette situation n'était, du reste, pour Gerbert qu'un poste d'attente. Il espérait obtenir une compensation de la cour impériale et sollicita dans ce but les bons offices de ses amis d'Allemagne auprès de Théophano (lettres 158, 159). Il n'y avait là rien de reprehensible. Sous Hugues Gapet, comme sous Lothaire et Louis V, Gerbert, n'ayant obtenu aucun bénéfice du roi, n'était pas leur « fidèle », alors qu'il le demeurait de l'Empire, étant toujours titulaire en principe d'une grande abbaye italienne, Bobbio 1. Ses réclamations n'avaient donc pas à être consignées sur un registre secret.

Malgré ses services passés, il n'obtint rien de l'Empire, pas plus que de Hugues Capet. Alors, perdant la tête, il tourna casaque et se rallia aux Carolingiens. La prise de Reims par Charles de Lorraine, après celle de Laon, lui donna l'illusion

1. Cf. plus haut, p. 27.

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52 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

que Г usurpation de Hugues Capet était vouée à l'insuccès. Et puis Charles, qui l'avait fait prisonnier dans Reims, le menaçait de mort. Gerbert n'avait rien d'un héros. La crainte, la rancune contre l'ingratitude du Capétien expliquent aussi son revirement. Il eut l'imprudence de prendre parti pour le dernier Carolingien et ouvertement (lettres 164, 165, 168).

On peut s'étonner, cependant, que la première des deux lettres adressées à Romulf, « abbé sénonais » (167, 170), soit conservée par le manuscrit L. Si la seconde est trop vague pour être compromettante (il parle de se décharger bientôt du poids des soucis pour se tourner vers l'utile et l'honnête) х, la première l'est terriblement si l'on isole les phrases suivantes : «... au milieu des tourments qui nous accablent depuis la prise (proditio) de notre ville (Reims). . . nous sommes devenus le chef d'entreprises criminelles (ut ita dicam, principes scele- rum facti sumus). »

Mais cette impression peut se modifier si l'on relit l'ensemble de la lettre :

« Vous avez rempli par vos présents les fonctions de donateur et d'obligé. En effet, pour nous rien de préférable dans les choses humaines que le savoir des hommes illustres qui se déroule constamment dans les multiples rouleaux de leurs livres. Continuez donc comme vous avez commencé ; présentez à ma soif l'eau de M. Tullius. Que Cicéron se jette au travers des soucis qui m'étoufïent depuis la prise (proditio) de notre ville, alors que, heureux aux yeux du monde, nous sommes malheureux à nos propres yeux. Nous cherchons l'intérêt en ce monde, nous le trouvons, nous le servons et, s'il est permis de nous exprimer ainsi, nous sommes devenus l'artisan des crimes. Secourez-nous, père, pour que la divinité qu'éloignerait la multitude de nos péchés, fléchie par tes prières, nous revienne, nous visite, habite en nous. Puisse ta présence nous réjouir, alors que la disparition (absentia) du bienheureux Ad(albéron) nous attriste. »

Par ses oppositions continues d'expressions (dantis et acci- pientis, librorum voluminibus explicatur, fluenta... sicienti,

1. La deuxième lettre à Romulf montre qu'il a eu en vue la lecture d'un ouvrage de Cicéron que Romulf dut lui adresser.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 53

ante oculos hominum felices, nostro judicio infelices, dwinitas multitudine peccatorum excluditur . . . precibus redeat, tua prae- sentia laetamar... beau patns Ad. absentia tristemur), le texte latin porte témoignage que nous sommes en présence d'une lettre soignée, d'un modèle de style épistolaire, conforme aux traditions de l'antique, traditions d'un goût pour nous déplorable, délicieux au sentiment de nos ancêtres. Dès lors, la phrase ut ita dicam principes scelerum facti sumus perd de sa gravité : c'est un artifice de rhétorique pour excuser Gerbert de jouer un rôle important dans le siècle.

Au surplus, si Gerbert voulait exprimer de la sorte, à mots couverts, ou plutôt découverts, le remords que lui cause sa trahison envers les Capétiens, ainsi que le pense Julien Havet (p. 149, note 6), il eût mal choisi son confident : au concile de Saint-Bâle, Romulf fut le défenseur de l'archevêque Arnoul ! Gerbert savait très bien les sentiments politiques de ses correspondants et il n'eût pas commis l'énorme bévue que supposerait l'interprétation de J. Havet. Par suite, cette lettre, en dépit de l'apparence, n'a rien de compromettant et n'a pas besoin d'être conservée à part.

Quand Gerbert comprit qu'il avait fait fausse route et que, alléché sans doute par la perspective d'obtenir des Capétiens le siège de Reims, il eut rompu avec Charles et Arnoul (lettres 171-178), nul besoin de lettre secrète.

La série se termine par Velectio Gerberti Remorum archie- piscopi (n° 179) et la professio fidei (n° 180) du même.

La perte dans P de la série 153-180, compensée heureusement ici par L, n'est certainement pas la seule. Il n'y a aucune raison pour que, au cours de son épiscopat rémois (18 juin 991 -fin mars 997) *, Gerbert ait cessé de garder copie de sa correspondance, qui fut nécessairement considérable. Cependant, nous n'avons de lui pendant cette période de près de six années que quelques épaves conservées tantôt dans L,

1. Si Gerbert dut quitter la France, en raison de l'hostilité du clergé et de la population, il ne se considéra pas moins comme archevêque de Reims jusqu'à sa nomination à Ravenne en 998. Il est auprès d'Otton III à Rome en juin 996, retourne sans doute en France, et rejoint l'empereur en Allemagne avant juillet 997.

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54 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

tantôt dans P. Comme elles sont jointes à des lettres écrites en Italie en 997, il en faut conclure que c'est Gerbert lui- même qui a supprimé la correspondance échangée au cours de son épiscopat rémois, n'en gardant qu'un assez petit nombre de pièces dont l'ordre paraît être le suivant :

190-192 : avril 992 à avril 997. 217 : traité sous forme de lettre à Wildérod de Strasbourg

(été de 995). 193-199 : 995 et 996. 200-206 : 995-997. 213-216 : 995-997. 207-212 : 997, vers le printemps. 181-187 : 997, du printemps à la fin de l'année. 189 (hors série) : vers 987.

Enfin, les lettres éditées sous les nos 218-220 (correspondance de l'empereur Otton III avec Gerbert, de 997, vers juin) ne sont connues que par la Bibliothèque historiale de Nicolas Vignier, publiée en 1587 (t. II, in-fol.). D'où Vignier les a-t-il tirées? D'un feuillet disparu de L selon Havet1, de P selon Boubnov2 et Lair3.

De la correspondance de Gerbert comme archevêque de Ravenne (avril 998 à mars 999) rien n'a subsisté.

e) Retour sur P.

En fin de compte, qu'est-ce que P? Pour Havet4, une édition de la correspondance de Gerbert préparée par l'auteur pour être offerte, au cours de l'année 998, au jeune empereur Otton III, son disciple. Le style fut retouché dans une intention de clarté et de correction un peu pédantesque. Gerbert fit mettre en clair les trente lettres écrites en tachygraphie. Enfin il supprima, comme compromettantes pour lui, les

1. Havet, p. L-Li. 2. Boubnov, I, p. 123. 3. Lair, p. 360-368. 4. P, lxvi-lxix.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 55

lettres 153-180 (février 989 à juin 991) et la presque totalité des lettres écrites au cours de son épiscopat à Reims1.

Hypothèse séduisante, mais à condition qu'on élimine « l'Italien qui aura examiné l'autographe et préparé pour le copiste une transcription des lettres ou portions de lettres écrites en tachygraphie 2 ». C'est Gerbert lui-même qui a constitué le recueil de 152 morceaux offert à Otton, en fondant les 30 lettres secrètes conservées à part avec les 122 lettres couchées par écrit sur son registre épistolaire usuel 3.

Toutefois, ce système soulève des difficultés. Pourquoi Gerbert a-t-il laissé, à treize reprises, les signes

tachygraphiques dans les lettres, alors qu'il les mettait en clair dans une douzaine d'autres. Pourquoi en a-t-il laissé sans titres dans dix -neuf cas4?

On peut proposer une explication : le but de Gerbert est avant tout pédagogique, il veut mettre un modèle de style épistolaire sous les yeux de son jeune disciple impérial. Ni le maître ni le disciple ne se sont souciés des imperfections ou étourderies qu'on vient de signaler5.

Il y a une objection plus grave. Dans la série même 1-152, plus d'une lettre rédigée par le maître pouvait choquer le disciple. Ainsi la lettre 111. Lair observe 6 qu'elle ne pouvait être mise sous les yeux d'Otton III. Gerbert y tient la plume au nom de Hugues Gapet, qui propose une alliance matrimoniale aux souverains byzantins, entraînant une alliance politique, si bien que nul Gaulois ou Germain ne pourra inquiéter les frontières de Г « empire romain ». Cette lettre, écrite à Basile II et Constantin VIII, frère de la mère d'Otton III,

1. Le système de Boubnov sur ce point ne diffère pas sensiblement de celui de Havet. Voir Lair, p. 374-375.

2. Cf. plus haut, p. 11-12. 3. Cf. plus haut, p. 43-44. 4. Voir p. 46-48. 5. Il est possible, au surplus, qu'Otton III connût la tachygraphie syllabique.

Mais alors on ne voit pas pour quelle raison Gerbert aurait mis en clair les noms propres de douze autres lettres. Cf. plus haut, p. 47-48. Quant à chercher à reconstituer les noms des destinataires ou expéditeurs des lettres anonymes, quel intérêt pouvait présenter ce travail?

6. P. 268.

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56 ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT

Théophano, ne pouvait être que souverainement désagréable au jeune empereur. L'empire byzantin y est qualifié d'Empire romain et la lettre contient une menace implicite contre l'Allemagne.

Havet a senti que quelque chose n'allait pas. Le titre ď « empire romain » pour Byzance convient en 988, puisque Otton III n'est encore que roi, remarque-t-il 1. Mais en 998!

Mais n'est-ce pas se battre contre des fantômes. L'empire, pour nous « byzantin », est romain pour les gens de l'époque, tout comme celui dont Rome est la capitale traditionnelle. Une qualification usuelle et officielle ne peut choquer personne. Quant à la phrase nobis obstantibus пес Gallus пес Germanus fines lacesset romani imperii, elle n'implique aucune menace précise contre l'Allemagne, puisque c'est le roi de France qui écrit « contre notre gré nul Français 2, nul Allemand, etc. » S'il y avait menace réelle, elle viserait autant les sujets de Hugues Gapet que ceux de l'État voisin.

Conséquence : la lettre ill peut être parfaitement lue par Otton III, sans qu'elle prête à soupçon contre la loyauté du professeur. Au reste, il était de notoriété publique que Ger- bert avait servi les rois de France et qu'il avait tenu la plume pour eux. Il n'y avait là rien qui pût étonner le jeune disciple3, étant donné surtout que depuis le printemps de 997 Gerbert avait quitté le service de la France sans esprit de retour.

On le voit, ces difficultés ne sont pas insurmontables. Elles peuvent cependant laisser dans l'esprit un trouble qui empêche d'adopter comme certaine une suggestion vraisemblable et séduisante. Ce système, en tout cas, vaut mieux que celui de Jules Lair4, qui croit P écrit pour « tous les lecteurs de l'Empire germanique » (!) et au plus tard en 998.

1. P. 101, note 5. 2. Havet a cru tourner la difficulté en proposant de traduire Gallus par « Lor

rain », la Lorraine étant sujette d'Otton III. Inacceptable. 3. Nous pouvons, nous, soupçonner que Gerbert ne s'est pas borné à tenir la

plume, mais qu'il a inspiré le projet. Mais qui aurait pu avoir ce soupçon en 998? Otton III, alors entièrement sous l'influence de Gerbert, moins que personne.

4. Op. cit., p. 409.

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ÉTUDE SUR LE RECUEIL DES LETTRES DE GERBERT 57

Résumé et conclusion

Le système de Julien Havet a été ébranlé par les critiques de Jules Lair1, mais nullement renversé. Il doit être reçu, mais à corrections. Il est faux que le recueil des lettres de Gerbert représente son « cahier de brouillon », comme le disait Havet, tenu avec l'exactitude d'un copie-lettres2. Il est faux, par conséquent, que la suite des lettres représente la suite des temps, autrement dit qu'une lettre portant un numéro plus élevé soit nécessairement postérieure chronologiquement, par sa position même dans le recueil, aux numéros précédents.

Il est faux que l'absence d'une trentaine de lettres dans le manuscrit L (pour la série 1-152) puisse s'expliquer par l'hypothèse que ce groupe, particulièrement compromettant, était écrit en caractères tachygraphiques, inconnus du copiste L, connus du copiste P et par lui transcrits en clair3.

Par contre, le scepticisme de Lair touchant la composition du recueil n'est pas recevable. Il procède d'un a priori. S'étant persuadé que l'appel de « Jérusalem dévastée à l'Église universelle » (n° 28) ne pouvait s'expliquer à la fin du xe siècle4, Lair entreprit de démolir la maison pour enlever une poutre qu'il trouvait gênante. Il n'a réussi qu'imparfaitement.

1. Et aussi de Boubnov. Dans son tome I Lair résume les critiques du savant russe.

2. Lair, p. 149. 3. Cf. plus haut, p. 44. 4. Il s'imaginait que la lettre de Gerbert devait être restituée au pontificat

du pape Serge IV dont il avait étudié une encyclique des environs de 1000, préconisant une expédition navale contre les Sarrasins à la suite de la destruction du Saint-Sépulcre. Voir ses Études..., t. I, p. 1-97.

Le comte Riant (dans Mémoires de Г Académie des Inscriptions, t. XXXI, 2e partie, p. 151-195, et dans Archives de l'Orient latin, t. I, 1881, p. 31-38), après avoir vu dans ce texte un simple exercice de rhétorique, se range à l'avis de J. Hartung (dans Forschungen zur deutschen Geschichte, t. XVII, 1877, p. 391- 393), qui y voit un faux de la fin du xie siècle destiné à exciter l'opinion. H. von Sybel, au contraire, a admis cette pièce comme authentique dans sa Geschichte des ersten Kreuzzuges (p. 540). Au reste, le projet de croisade n'a pris corps que très tard, en 1095, après le moment où Urbain II a quitté l'Italie pour la France, et il est dû à l'initiative de ce pape. Voir Louis Bréhier, Les croisades, p. 60.

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Le recueil n'est pas un brouillon. Il ne saurait constituer qu'une faible partie de la correspondance de Gerbert. Tel qu'il nous est parvenu, il représente un choix.

Mais ce choix nous est présenté dans un ordre indéniable. La suite des lettres n'observe pas une chronologie rigoureuse. Soit ! Mais les interversions de date qu'on peut saisir ne dépassent pas la durée de quelques jours, comme dans une chancellerie, et bien organisée.

Ce choix se présentait-il sous forme de copies de l'expédition ou du brouillon sur feuilles isolées ou sous forme de registre? Cette dernière forme est certainement la seule admissible. Gomment s'expliquer autrement que le titre d'une lettre soit, à plus d'une reprise 1, libellé ad eundem (11, 17, 94), eidem (41, 62, 63, 66, 126, 141), idem eidem, ou item eidem, ou item ad eundem (2, 11, 55, 56), etc.? L'exemple de 141 est décisif : son titre est eidem, or 140 n'a pas de titre du tout. Cette étourderie même prouve que c'est l'auteur en personne qui a constitué un recueil et sur registre2.

Au reste, ce registre n'était pas uniquement un recueil épistolaire. Gerbert a trouvé commode d'y consigner quelques pièces qui eussent risqué de se perdre sur feuilles volantes. Ainsi les nos 75, 76, 77, 78 sont constitués par quatre épitaphes en l'honneur du roi de France Lothaire, du duc de Haute-Lorraine Frédéric, d'un certain écolâtre du nom d'Adalbert, enfin de l'empereur Otton II.

On saisit très bien la raison de cette transcription sur registre. La lettre 74 est écrite par Gerbert au nom de la reine Hemma et adressée à sa mère, l'impératrice Adélaïde, mère d'Otton II. La reine de France y parle de la mort (2 mars 986) de son mari, Lothaire. Secrétaire de la reine veuve, Gerbert a été chargé de la mission de faire l'épitaphe du roi défunt, d'autant que celui-ci fut enterré près de Reims, au monastère de Saint- Remy. Gerbert a transcrit l'épitaphe à la suite de la lettre royale annonçant le décès. A cette occasion, il lui est venu à l'esprit de conserver copie de trois autres épi-

1. Le dernier exemple se trouve au n° 141. Après quoi le titre est soit complet, soit supprimé.

2. De même au n° 157 : E. episcopo Treverensi ex persona eiusdem. Or 136 n'a ni titre ni adresse.

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taphes composées par lui antérieurement1 et il les a transcrites sur son registre épistolaire.

Pour une raison analogue, il reporta sur registre2 son dis- tichon in calice (n° 90) 3, peut-être aussi les vers qu'on trouve à la fin de la lettre 186 et une consultation de droit canonique (n° 195).

Le n° 28 (ex persona Iherusalem devastatae universali eccle- siae) est un simple morceau d'éloquence consigné sur ce registre, et non une lettre réellement envoyée, remarque suffisante pour affaiblir singulièrement les critiques de Riant et de Lair contre son authenticité 4.

Enfin, certaines lettres sont des projets non mis à exécution. La chose va de soi pour la recommandation éventuelle d'Adalbéron en vue d'un évêché pour son ami Gerbert (n° 117) et pour l'épître de celui-ci « au clergé et au peuple » de ce diocèse... dans les nuages.

* * *

Le registre de Gerbert était-il unique ou composé de plusieurs parties?

Nous avons vu que la seule explication possible de la déficience de trente lettres dans L, c'est que ces lettres étaient consignées sur un registre secret.

Et si P a connu l'ensemble des nos 1-152, c'est que Gerbert avait recopié le tout en mettant en clair les adresses et quelques noms propres, sauf pour treize lettres.

D'autre part, P n'a pas connu les nos 153-180 qu'a transcrits L, mais en laissant en blanc quelques noms écrits en tachygraphie 5. Une partie de la correspondance de Gerbert se trouvait donc consignée sur un cahier différent de celui qui renfermait les lettres 1-152.

Après le n° 180, il n'existe plus d'ordre chronologique dans

1. Cf. Havet, p. 70, note 4. 2. Sur un autre registre, car cette pièce ne se trouve que dans P. 3. Cf. plus haut, p. 19. 4. Cf. page précédente, note 2. o. Exemple au n° 179 (p. 161). On peut proposer pour les mots laissés en

blancs scholaris abba.

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ce qui nous est resté de la correspondance de Gerbert (n08 181- 212). P n'a que sept de ces lettres (186, 187, 213-216), plus, à la fin, 181 incomplète. L, plus riche, possède 181 (complète), 182-185, 186, 187, 188-212, soit trente-deux lettres.

En outre, Nicolas Vignier, « médecin et historiographe du roy », publia en 1587, au tome II (in-folio) de sa Bibliothèque historiale, des extraits de la correspondance de Gerbert. Parmi eux, trois ne se retrouvent pas ailleurs : ce sont les nos 218, 219, 220 de l'édition Havet. Gomme Nicolas Vignier était lié d'amitié avec Pierre Pithou, alors possesseur plus ou moins légitime du manuscrit L, et qu'il a reproduit dans sa Bibliothèque historiale les lettres 179, 182, 185, 217 et la fin de 181, qui ne se trouvent que dans L, Julien Havet a supposé que les lettres 218-220 se trouvaient chez L sur un feuillet disparu après l'année 1587 1. Cette explication a été vivement combattue par Jules Lair2. Nous n'insistons pas sur ce point, pour nous présentement subsidiaire3.

L'ordre chronologique serait le suivant, au dire de Julien Havet4 : « Ainsi en écartant provisoirement la lettre 189 5 et en réunissant les nos 218-220 au n° 212 qu'ils devaient autrefois suivre de près dans le manuscrit, on voit que, pour remettre dans l'ordre des dates les lettres 181-188, 190-192, 218-220, il suffit de les classer ainsi : 188, 190-212, 218-220, 181-187. La dérogation au principe du classement chronologique se réduit à une simple transposition des sept lettres 181- 187. C'est un accident qui ne sort pas des limites d'une vraisemblance très raisonnable6. »

Jules Lair a vivement critiqué ce classement 7, mais avec un tel parti pris et en commettant des erreurs qui enlèvent

1. Op. cit., p. L et li, note 1 ; p. 230, note 3. 2. Op. cit., p. 379-380. 3. En tout cas, Boubnov et Lair (p. 397-402) nient l'évidence en refusant de

voir que le manuscrit de la Vallicellane (F) n'a pour ces lettres d'autre source que l'édition de Vignier.

4. Op. cit., p. lxxvii. 5. Cette lettre 189, écrite au nom d'Adalbéron à Mayeul, alors abbé de Mar-

moutier, se place aux alentours de 987. Elle a dû être retrouvée après coup et insérée dans le registre. Cf. Havet, p. lxxviii et p. 175, note 1.

6. Dans le tableau de p. lxxxviii, Havet donne l'ordre suivant : 1-180, 188, 190-192, 217, 193-199, 200-206, 213-216 ou 213-216, 200-206, 207-212, 218-220, 181-187.

7. Op. cit., t. I, p. 348-368.

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beaucoup de leur valeur à ses arguments. La question a été étudiée également par Sickel1, Schlockwerder 2, moi-même3. Enfin, cette chronologie a été soumise à un examen minutieux de la part de M. Percy Ernest Schramm 4. Il est remarquable que dans cette dernière étude le groupe 181-187 se suit dans un ordre chronologique parfait, d'avril-mai 997 à mars (ou plus tôt) 998. La remarque de Havet sur ce groupe de lettres subsiste donc. De même 218, 219, 220 se suivent dans un ordre satisfaisant5. Ajoutons qu'il en va de même de 213 à 216 (avec déplacement possible de 215, qui serait de quelques jours antérieur à 213) et aussi de 210 à 212, etc.

C'est comme s'il s'était produit une interversion de cahiers au moment où on les aurait reliés pour en faire un volume.

Il est à remarquer que dans cette dernière série (181-220), un nombre assez considérable de passages est demeuré en blanc6, avec la préoccupation certaine de laisser de la place, au cas où le transcripteur trouverait l'explication de mots ou de phrases indéchiffrables. Il ne peut s'agir que de signes tachygraphiques. Au reste, ce transcripteur s'efforce gauchement de les reproduire en marge pour les lettres 190, 191, 194, 198, 204. Ces signes 7 ne pouvant — et pour cause — être employés dans les exemplaires envoyés aux destinataires, il en faut conclure que la dernière série, les lettres écrites par Ger- bert au cours de son épiscopat rémois, effectif, puis fictif, était consignée sur des cahiers. Mais la remarque qu'on vient de faire prouve que ces cahiers étaient de diverses dimensions, renfermant tantôt trois ou quatre lettres, tantôt six ou sept, mais qu'ils n'étaient pas reliés.

Le recueil des lettres de Gerbert se présente dans une suite

1. Th. Sickel, dans Mitteilungen des Instituts fur oeslerreichische Ges chichis fors- chung, t. XII, p. 431.

2. Theodor- Karl Schlockwerder, Untersuchungen zur Chronologie der Brief e Gerberts von Aurillac, diss. de l'Université de Halle, 1893, 51 p.

3. Études sur le règne de Hugues Capet et la fin du Xe siècle (1903), p. 286-297. 4. Die Brief e Kaiser Ottos III und Gerberts von Reims aus dem Jahre 997, dans

Archiv fur Vrkundenfors chung, t. IX, 1926, p. 87-122. 5. Voir le tableau comparé des dates assignées à ces lettres par divers érudits

dans Schramm, p. 114. 6. Lettres 190-192, 194, 198, 201, 204, 210, 211. 7. Fac-similés dans Boubnov, Sborník, t. I, p. 269-270.

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chronologique réelle, sinon rigoureuse et absolue. Par là, il se place à part des autres recueils épistolaires du moyen âge. Ce souci chronologique prouve à l'évidence que l'auteur du recueil — que ce recueil se compose d'un ou de plusieurs cahiers ou registres — est Gerbert lui-même. Jamais des disciples opérant au lendemain de sa mort, ou même de son vivant, n'auraient réussi à classer ses lettres dans l'ordre de leur rédaction. Cette préoccupation leur eût été entièrement étrangère et comme inimaginable1. Elle dénonce son auteur : Gerbert. Et chez Gerbert elle implique des précautions personnelles de sécurité et d'apologie. Elle s'accorde, enfin, on ne peut mieux avec son goût de l'ordre et son sens pratique.

Ferdinand Lot.

1. C'est ce dont Jules Lair ne se rend pas compte. Il déclare le « recueil composé avec soin » (p. 149), « très remarquable s'il est dû à la piété d'élèves et d'amis, mais qui serait informe si on l'attribue à l'auteur même de ces correspondances » (p. 375). Qualifier informe le recueil le mieux ordonné du Moyen Age ! Le parti pris est évident.