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@ DESCRIPTION GÉOGRAPHIQUE HISTORIQUE, CHRONOLOGIQUE POLITIQUE, ET PHYSIQUE DE LEMPIRE DE LA CHINE ET DE LA TARTARIE CHINOISE Par le P. J. B. DU HALDE, de la Compagnie de Jésus TOME second 1735

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    DESCRIPTION

    GOGRAPHIQUE

    HISTORIQUE, CHRONOLOGIQUE

    POLITIQUE, ET PHYSIQUE

    DE LEMPIRE DE LA CHINE ET

    DE LA TARTARIE CHINOISE

    Par le P. J. B. DU HALDE,

    de la Compagnie de Jsus

    TOME second

    1735

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    2

    partir de :

    DESCRIPTION GOGRAPHIQUE, HISTORIQUE, CHRONOLOGIQUE, POLITIQUE, ET PHYSIQUE DE LEMPIRE DE LA CHINE ET DE LA TARTARIE CHINOISE

    enrichie des cartes gnrales et particulires de ces pays, de la carte

    gnrale & des cartes particulires du Thibet & de la Core, & orne

    dun grand nombre de figures & de vignettes graves en taille-douce.

    En trois ou quatre volumes in-folio.

    par le P. Jean-Baptiste DU HALDE, de la Compagnie de Jsus (1674-1743)

    Tome second A Paris, chez P. G. LEMERCIER, Imprimeur-libraire, rue saint Jacques,

    au livre dOr. MDCCXXXV.

    Avec approbation et privilge du Roi.

    VOIR LA TABLE DES MATIRES

    mise en format texte par

    Pierre Palpant

    www. chineancienne. fr

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    3

    TABLE DES ARTICLES contenus dans ce second volume

    De lanciennet & de ltendue de la monarchie chinoise,

    De lautorit de lempereur, des sceaux de lempire, de ses revenus, de ses

    dpenses ordinaires, de son palais, de ses quipages, & de sa marche

    lorsquil sort de son palais,

    De la forme du gouvernement de la Chine, des diffrents tribunaux, des

    mandarins, des honneurs quon leur rend, de leur pouvoir, & de

    leurs fonctions,

    Du gouvernement militaire, des forces de lempire, des forteresses, des gens de guerre, de leurs armes, & de leur artillerie,

    De la police de la Chine, soit dans les villes pour y maintenir le bon ordre,

    soit dans les grands chemins, pour la sret des voyageurs, des

    douanes, des Postes,

    De la noblesse,

    De la fertilit des terres, de lagriculture, & de lestime quon fait de ceux qui

    sy appliquent,

    De ladresse des artisans, & de lindustrie du menu peuple,

    Du gnie & du caractre de la nation chinoise,

    De lair & de la physionomie des Chinois, de leurs modes, de leurs maisons, &

    des meubles dont elles sont ornes,

    De la magnificence des Chinois dans les voyages, dans les ouvrages publics, tels que sont les ponts, les arcs de triomphe, les portes, les tours, & les

    murs de ville, dans leurs ftes, &c,

    Des crmonies quils observent dans leurs devoirs de civilits, dans leurs

    visites, & les prsents quils se font les uns aux autres dans les lettres quils scrivent, dans leurs festins, leurs mariages, & leurs funrailles,

    Des prisons o lon renferme les criminels & des chtiments dont on les punit,

    De labondance qui rgne la Chine,

    Des lacs, des canaux, & des rivires dont lempire de la Chine est arros ; des barques des vaisseaux, ou sommes chinoises,

    De la monnaie qui en diffrents temps a eu cours la Chine,

    Du commerce des Chinois,

    Du vernis de la Chine,

    De la porcelaine,

    Des soieries,

    Extrait dun ancien livre chinois, qui enseigne la manire dlever & de

    nourrir les vers soie, pour lavoir & meilleure & plus abondante,

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    4

    De la langue chinoise : [Du gnie de la langue chinoise] De la prononciation

    chinoise, & de lorthographe des mots chinois en caractres dEurope

    Abrg de grammaire chinoise [par rapport aux noms, aux pronoms, aux conjugaisons des verbes, aux prpositions, aux adverbes, aux

    nombres & leurs particules]

    Du papier, de lencre, des pinceaux, de limprimerie, & de la reliure des livres

    de la Chine,

    De quelle manire on fait tudier les jeunes Chinois, des divers degrs par o ils

    passent, & combien ils ont dexamens subir pour parvenir au doctorat,

    Extrait dun livre chinois intitul : lArt de rendre le peuple heureux en

    tablissant des coles publiques,

    Extrait dun Trait sur le mme sujet fait par Tchu hi, lun des plus

    clbres docteurs de la Chine, qui florissait sous la dix-neuvime

    dynastie nomme Song,

    Extrait dun livre contenant un recueil dhistoires, quon a soin de lire aux enfants.

    Extrait du chapitre des examens particuliers des jeunes tudiants qui sont

    sieou tsai, ou qui prtendent ce grade.

    Traduction du chapitre Kiang hio, ou Modle que donne lauteur dun discours, tel quil peut se faire dans le Hio, ou salle des assembles de lettrs,

    Traduction du chapitre chinois, o est propos le projet & les rglements dune

    acadmie ou Socit de savants,

    De la littrature chinoise,

    Des King chinois ou des livres canoniques du premier ordre,

    LY king, premier livre canonique du premier ordre,

    Le Chu king, second livre canonique du premier ordre.

    Divers extraits du Chu king, Maximes des anciens rois : Dialogue Harangue quon dit que Tchong hoei fit lempereur Tching tang

    Instruction quY yun donna au jeune Tai kia Histoire de

    lempereur Cao tsong & de Fou yue, son ministre,

    Le Chi king, troisime livre canonique du premier ordre, Odes choisies du Chi king : Premire ode, un jeune roi prie ses

    ministres de linstruire Seconde & troisime ode la louange de

    Ven vang Quatrime ode, conseils donns un roi Cinquime

    ode, sur la perte du genre humain Sixime ou septime ode, lamentations sur les misres du genre humain Huitime ode,

    avis un roi,

    Le Tchun tsiou, quatrime livre canonique du premier ordre,

    Le Li ki, cinquime livre canonique du premier ordre,

    Des livres classiques ou canoniques du second ordre,

    Vie de Cong fou tsee, ou Confucius,

    Ta hio, ou Lcole des adultes, premier livre classique ou canonique du second

    ordre,

  • Description de lempire de la Chine Tome second

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    Tchong yong, ou Le milieu immuable, second livre classique ou canonique du

    second ordre,

    Lun yu, ou Livre des sentences, troisime livre classique ou canonique du second ordre,

    Meng tsee, ou le livre de Mencius, quatrime livre classique ou canonique du

    second ordre, divis en deux parties [I II] & plusieurs chapitres,

    Hiao king, ou Du respect filial, cinquime livre classique,

    Siao hio, ou Lcole des enfants, sixime livre classique, divis en plusieurs

    chapitres & paragraphes,

    De lducation de la jeunesse,

    Des cinq devoirs : des devoirs du pre & du fils, du roi & de son ministre, du mari & de la femme, des jeunes gens lgard des personnes

    ges, des amis,

    De la vigilance quon doit avoir sur soi-mme : Rgles pour bien gouverner

    son cur, pour apprendre composer son extrieur, pour le vtement, pour le repas,

    Exemples par rapport ces maximes, tirs de lantiquit : Exemples des

    anciens sur la bonne ducation, sur les cinq devoirs,

    Maximes des auteurs modernes : Maximes sur lducation de la jeunesse, sur les cinq devoirs, sur le soin avec lequel on doit veiller sur soi-

    mme,

    Exemples tirs des auteurs modernes : Exemples sur lducation de la

    jeunesse, sur les cinq devoirs, sur le soin avec lequel on doit veiller sur soi-mme,

    Recueil imprial contenant les dits, les dclarations, les ordonnances, & les

    instructions des empereurs des diffrentes dynasties, les remontrances

    & les discours des plus habiles ministres sur le bon & le mauvais gouvernement, & diverses autres pices recueillies par lempereur

    Cang-hi, & termines par de courtes rflexions, crites du pinceau

    rouge, cest--dire de sa propre main,

    Avis.

    Extraits dune compilation faite sous la dynastie Ming par un lettr clbre de cette dynastie, nomm Tang king tchuen,

    Extraits duvres de Ouang yang ming,

    Li niu, ou Femmes illustres,

    @

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    6

    De lanciennet & de ltendue de la monarchie chinoise

    @

    a p.001 Chine a cet avantage sur toutes les autres

    nations du monde, que durant plus de 4.000 ans elle

    a t gouverne presque toujours par les princes

    naturels du pays, avec la mme forme dhabit, de

    murs, de lois, de coutumes & de manires, sans

    avoir jamais rien chang ce que ses anciens lgislateurs avaient

    sagement tabli ds la naissance de lempire.

    Comme ses habitants trouvent chez eux tout ce qui est ncessaire

    aux commodits & aux dlices de la vie, ils ont cru se suffire eux-

    mmes, & ont affect de navoir aucun commerce avec le reste des

    hommes. Lignorance dans laquelle ils ont vcu des pays loigns les a

    p.002 entretenus dans la persuasion ridicule, quils taient les matres du

    monde, quils en occupaient la plus considrable partie, & que tout ce

    qui ntait pas la Chine, ntait habit que par des nations barbares. Cet

    loignement de tout commerce avec les trangers, joint au gnie ferme

    & solide de ces peuples, na pas peu contribu conserver parmi eux

    cette constante uniformit de leurs usages.

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    7

    Il y a parmi les savants de la Chine deux opinions sur lorigine & le

    commencement de leur empire ; car ils ne sarrtent pas aux rveries

    dun peuple ignorant & crdule, qui sur la foi de quelques livres

    apocryphes & fabuleux, cherchent la source de leur monarchie dans des

    sicles imaginaires, qui prcdent la cration du monde. Les historiens

    les plus clbres distinguent dans la chronologie chinoise, ce qui est

    manifestement fabuleux, ce qui est douteux & incertain, & ce qui est

    sr & indubitable. Ainsi ne voulant sattacher qu ce qui leur parat

    avoir quelque fondement de vrit, ils marquent dabord comme une

    chose sre, quon ne doit faire nulle attention aux temps qui ont

    prcd Fo hi, lesquels sont incertains, cest--dire, quon ne peut les

    ranger suivant une exacte & vraie chronologie, & que ce qui prcde Fo

    hi, doit passer pour mythologique.

    Ces auteurs regardent donc Fo hi comme le fondateur de leur

    monarchie, lequel environ 200 ans aprs le dluge, suivant la version

    des Septante, rgna dabord vers les confins de la province de Chen si,

    ensuite dans la province de Ho nan, qui est situe presque au milieu de

    lempire, aprs quoi il dfricha toutes les terres qui stendent jusqu

    la mer orientale.

    Cest l le sentiment de presque tous les lettrs, & cette chronologie

    fonde sur une tradition constante, & tablie dans leurs plus anciennes

    histoires, qui nont pu tre altres par les trangers, est regarde de

    la plupart des savants comme incontestable.

    Dautres auteurs chinois ne font remonter leur monarchie quau rgne

    dYao, qui selon lopinion des premiers, nest que leur cinquime

    empereur ; mais si quelquun savisait de la borner des temps

    postrieurs, non seulement il se rendrait ridicule, mais il sexposerait

    encore tre chti svrement, & mme tre puni de mort. Il suffirait

    aux missionnaires de donner un simple soupon en cette matire dont

    ensuite on et connaissance, pour les faire chasser de lempire.

    Ce quil y a de certain, cest que la Chine a t peuple plus de 2.155

    ans avant la naissance de Jsus-Christ, & cest ce qui se dmontre par

    une clipse de soleil arrive cette anne-l, comme on le peut voir par

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    8

    les observations astronomiques tires de lhistoire & dautres livres

    chinois, lesquelles ont t donnes au public en lanne 1729.

    On a vu finir les plus anciens empires ; il y a longtemps que ceux

    des Assyriens, des Mdes, des Persans, des Grecs, & des Romains ne

    subsistent plus ; au lieu que la Chine semblable ces grands fleuves,

    dont on a de la peine dcouvrir la source, & qui roulent constamment

    leurs eaux avec une majest toujours gale, na rien perdu pendant

    une si longue suite de sicles, ni de son clat, ni de sa splendeur.

    Si cette monarchie a t quelquefois trouble par des guerres

    intestines, par la faiblesse & la mauvaise conduite des empereurs, ou

    par une domination trangre, ces intervalles de troubles & de divisions

    ont t courts, & elle sen est presque aussitt releve, trouvant dans la

    sagesse de ses lois fondamentales, & dans les heureuses dispositions

    des peuples, une ressource aux malheurs dont elle sortait.

    Ainsi pendant 4.000 ans & davantage le trne imprial a t occup

    sans interruption par vingt-deux diffrentes familles, & lon compte deux

    cent p.003 trente-quatre empereurs chinois, qui ont rgn successivement

    jusqu linvasion du roi tartare qui sempara de la couronne il y a

    environ 85 ans, & qui a donn jusquici la Chine trois empereurs de sa

    famille, savoir Chun tchi qui a rgn 17 ans, Cang hi qui en a rgn 61,

    & Yong tching qui est sur le trne depuis lanne 1722.

    Cette conqute qui se fit avec une facilit surprenante, fut le fruit de

    la msintelligence des Chinois, & des diverses factions qui partageaient

    la cour & lempire. La plus grande partie des troupes impriales taient

    alors vers la grande muraille, occupe repousser les efforts dun roi

    des Tartares orientaux, appels Mantcheoux.

    Ce prince pour se venger de linjustice faite ses sujets dans leur

    commerce avec les marchands chinois, & du peu de cas que la cour avait

    fait de ses plaintes, tait entr dans le Leao tong la tte dune

    puissante arme. La guerre dura quelques annes ; il y eut diffrents

    combats donns, des villes assiges, des courses & des irruptions faites

    sur les terres de la Chine, sans quon pt dire de quel ct penchait la

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    9

    victoire, parce quelle favorisait tour tour lun & lautre parti.

    Lempereur Tsong tching demeurait tranquille dans sa capitale, & il

    navait gure sujet de ltre. Le supplice injuste auquel il avait

    condamn un ministre accrdit & li avec les principaux de la cour, sa

    svrit excessive, & son extrme avarice, qui lempchrent de rien

    relcher des tributs ordinaires quil exigeait du peuple, & cela dans le

    temps de la plus grande disette, aigrirent extrmement les esprits & les

    portrent la rvolte : les mcontents se multiplirent dans la capitale

    & dans les provinces.

    Un Chinois de la province de Se tchuen nomm Li cong tse, homme

    hardi & entreprenant, profita de ces conjonctures, & se mit la tte

    dun grand nombre de sditieux. Son arme grossissait tous les jours,

    par la multitude des mcontents qui sy joignaient. En peu de temps il

    se rendit matre de plusieurs villes considrables, il conquit des

    provinces entires, & gagna les peuples en les exemptant des tributs

    dont ils taient surchargs, en destituant les magistrats, & en les

    remplaant par dautres, sur la fidlit desquels il comptait, & qui il

    commandait de traiter ses sujets avec douceur. Dun autre ct il

    saccageait les villes o il trouvait la moindre rsistance, & les

    abandonnait au pillage de ses soldats.

    Enfin aprs stre enrichi des dpouilles de la dlicieuse province de

    Ho nan, il pntra dans la province de Chen si, o il crut quil tait

    temps de se dclarer empereur. Il prit le nom de Tien chun qui signifie

    celui qui obit au Ciel, afin de persuader aux peuples quil tait

    linstrument dont le Ciel se servait, pour les dlivrer de la cruelle

    tyrannie des ministres qui les opprimaient.

    Quand le rebelle se vit dans le voisinage de Peking, o la division qui

    rgnait parmi les Grands, lui avait donn lieu de mnager par ses

    missaires des intelligences secrtes, il ne perdit point de temps, &

    songea srieusement se rendre matre de cette capitale : elle se

    trouvait dsarme dune grande partie des troupes, quon avait

    envoyes sur la frontire de Tartarie : plusieurs des chefs de celles qui

    y restaient, taient gagns, & prts seconder le dessein du tyran : de

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    10

    plus, il avait fait glisser dans la ville grand nombre de ses plus braves

    soldats dguiss en marchands, auxquels il avait donn de quoi lever

    des boutiques, & faire le commerce, afin que disperss dans tous les

    quartiers, ils pussent y rpandre la terreur, & favoriser son irruption,

    lorsquil se prsenterait avec son arme devant les murailles.

    Des mesures si bien prises lui russirent : peine parut-il, quune

    des portes de la ville lui fut ouverte avant le p.004 lever du soleil : la

    rsistance que firent quelques soldats fidles, ne fut pas longue. Li cong

    tse traversa toute la ville en conqurant, & alla droit au palais. Il avait

    dj forc la premire enceinte, sans que lempereur en et

    connaissance, & ce malheureux prince napprit sa triste destine, que

    lorsquil ne lui tait plus libre dchapper la fureur de son ennemi.

    Trahi, abandonn de ses courtisans, & craignant plus que la mort de

    tomber vif entre les mains dun sujet rebelle, il fit un coup de

    dsespr, il descendit dans un de ses jardins avec sa fille, & aprs

    lavoir abattue ses pieds dun coup de sabre, il se pendit un arbre.

    Aprs cette mort, tout se soumit cette nouvelle puissance. Le

    tyran pour saffermir sur le trne, commena par faire mourir plusieurs

    grands mandarins, & tira des autres de grosses sommes dargent. Il ny

    eut quOu san guey, gnral des troupes postes sur les frontires de la

    Tartarie, qui refusa de le reconnatre pour souverain. Ce gnral avait

    son pre Peking nomm Ou. Ctait un vieillard vnrable par son ge

    & par ses dignits. Le nouvel empereur le fit venir, & lui ordonna de le

    suivre dans lexpdition quil allait faire.

    Aussitt il part la tte de son arme, pour aller rduire le gnral

    des troupes chinoises, qui stait renferm dans une ville de Leao tong.

    Aprs en avoir form le sige, il fit approcher des murailles le vieillard

    charg de fers, & menaa le gnral de faire gorger son pre ses

    yeux, sil ne se soumettait de bonne grce.

    Ou san guey sentit ce moment les divers combats, que dun ct

    lamour de la patrie, & de lautre la tendresse filiale livraient tour tour

    la bont de son cur : dans des agitations si violentes, il ne prit

    conseil que de sa vertu : lamour de la patrie lemporta & il lui sacrifia

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    11

    ce quil devait son pre. Le vieillard lui-mme loua la gnreuse

    fidlit de son fils, & avec une fermet hroque, se livra la rage &

    la cruaut du tyran.

    Un sang si cher que le gnral vit couler, ne servit qu allumer dans

    son cur un plus grand dsir de vengeance. Mais comme il tait difficile

    quil pt rsister longtemps aux efforts de lusurpateur, il crut quen

    piquant la gnrosit du roi tartare, il pourrait non seulement faire la

    paix avec lui, mais encore lengager le secourir de toutes ses forces :

    Tsong te (cest le nom de ce roi) moins flatt des richesses qui lui

    taient offertes par le gnral chinois, que piqu dune ambition

    secrte, gota si fort cette proposition, que ds le jour mme il parut

    la tte de quatre-vingt mille hommes. Lusurpateur inform de la

    runion des armes chinoises & tartares, nosa en venir aux mains avec

    deux si grands capitaines ; il se retira en hte Peking, & aprs avoir

    fait charger plusieurs chariots de ce quil y avait de plus prcieux dans

    le palais, il y mit le feu, & senfuit dans la province de Chen si, o il eut

    tant de soin de se cacher, quon ne pt jamais dcouvrir le lieu de sa

    retraite. Quelque diligence quil ft, une partie du butin tomba entre les

    mains de la cavalerie tartare qui le poursuivait.

    Cependant Tsong te qui pouvait aisment dissiper son arme, aima

    mieux se rendre Peking, o il fut reu aux acclamations des Grands &

    du peuple, & regard comme leur librateur. Il sut si bien tourner les

    esprits, quon le pria de gouverner lempire : les vux des Chinois

    saccordrent avec ses vues : mais une mort prcipite lempcha de

    jouir du fruit de sa conqute. Il eut le temps de dclarer pour

    successeur son fils Chun tchi, qui navait que six ans, & il confia son

    ducation & le gouvernement de ltat, un de ses frres nomme

    Amavan.

    Ce prince eut le courage & ladresse p.005 de soumettre la plupart des

    provinces qui avaient de la peine subir le joug tartare, & pouvant

    retenir lempire pour lui-mme, il fut assez dsintress pour le

    remettre entre les mains de son neveu, aussitt quil eut atteint lge

    de gouverner.

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    12

    Le jeune empereur parut tout coup habile en lart de rgner, quil

    gagna en peu de temps le cur de ses sujets. Rien nchappait la

    vigilance & ses lumires, & il trouva le moyen dunir tellement les

    Chinois & les Tartares, quils semblaient ne plus faire quune mme

    nation. Il soutint pendant son rgne la majest de lempire, avec une

    supriorit de gnie qui lui attira pendant sa vie ladmiration, & sa

    mort les regrets de tout le peuple. Lorsquil fut prt de mourir, nayant

    encore que 24 ans, il appela les quatre premiers ministres. Aprs leur

    avoir tmoign le dplaisir quil avait de navoir pu rcompenser le

    mrite de tant de fidles sujets qui avaient servi son pre, il leur

    dclara que parmi ses enfants, celui qui lui paraissait le plus propre

    lui succder, tait Cang hi, qui navait alors que huit ans ; quil le

    recommandait leurs soins ; & quil attendait de leur probit & de leur

    fidle attachement, quils le rendraient digne de lempire, quil lui

    laissait sous leur tutelle.

    Ds le lendemain de la mort de lempereur Chun tchi, son corps

    ayant t mis dans le cercueil, on proclama Cang hi empereur. Il monta

    sur le trne, & tous les princes, les seigneurs, les premiers officiers de

    larme & de la couronne & les mandarins de tous les tribunaux,

    allrent se prosterner ses pieds jusqu trois fois, & chaque

    gnuflexion frapprent la terre du front, & firent les neuf rvrences

    accoutumes.

    Rien ntait si magnifique que la grande cour o se fit cette

    crmonie. Tous les mandarins occupaient les deux cots, vtus

    dhabits de soie fleurs dor en forme de roses : cinquante portaient de

    grands parasols de brocard dor & de soie avec leurs btons dors, &

    stant rangs 25 dun ct, & 25 de lautre sur les ailes du trne, ils

    avaient leurs cts trente autres officiers, avec de grands ventails en

    broderie dor & de soie. Prs de ceux-ci taient 28 grands tendards,

    sems dtoiles dor en broderie, avec de grands dragons & la figure de

    la nouvelle lune, de la pleine lune, & de la lune en dcours, & selon

    toutes les phases & apparences diffrentes, pour marquer les 28

    mansions quelle a dans le ciel, & ses conjonctions & oppositions

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    13

    diverses avec le soleil, qui se font dans des intersections de cercles,

    que les astronomes nomment nuds, ou tte & queue de dragons.

    Cent autres tendards suivaient ceux des mansions de la lune, & tous

    les autres portaient des masses darmes, des haches, des marteaux

    darmes, & dautres semblables instruments de guerre ou de

    crmonie, avec des ttes bizarres de monstres & danimaux.

    Lautorit na jamais t si absolue que sous ce monarque : pendant

    un des plus longs rgnes quon ait vu, il ne fut pas seulement pour les

    peuples de lAsie un objet de vnration ; son mrite & la gloire de son

    rgne pntrrent encore au-del de ces vastes mers qui nous sparent

    de son empire, & lui attirrent lattention & lestime de toute lEurope.

    Cest lui qui vint bout de runir la Chine & les deux Tartaries en un

    seul tat, & de ranger sous sa domination une tendue immense de

    pays, qui nest coup nulle part par les terres daucun prince tranger.

    Les Tartares occidentaux taient les seuls qui pouvaient troubler la

    tranquillit de son rgne ; mais partie par force, partie par adresse, il

    les obligea daller demeurer trois cents mille au-del de la grande

    muraille, o leur ayant distribu des terres & des pturages, il tablit

    leur place les Tartares ses sujets. p.006 Enfin il divisa cette vaste

    tendue de pays en plusieurs provinces qui lui furent soumises &

    tributaires. Il les retint encore dans le devoir par le moyen des lamas

    qui ont tout pouvoir sur lesprit des Tartares, & que les peuples adorent

    presque comme des divinits.

    A cette adresse politique ce prince en joignit une autre, ce fut quau

    lieu que ses prdcesseurs demeuraient dans leur palais, o ils taient,

    comme dans un sanctuaire, invisibles leurs peuples, lui au contraire

    en sortait trois fois lanne pour des voyages, ou pour des parties de

    chasse semblables des expditions militaires.

    Ds quil eut tabli une paix solide dans ses vastes tats, il rappela

    les meilleures troupes des diverses provinces o elles taient

    disperses, & de temps en temps, pour empcher que le luxe & le repos

    namollit leur courage, il partait pour la Tartarie, & leur faisait faire de

    longues & pnibles marches ; elles taient armes de flches & de

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    14

    cimeterres, dont elles ne se servaient que pour faire la guerre aux

    cerfs, aux sangliers, aux ours, aux tigres, & aux autres btes froces.

    Ce grand corps darme qui accompagnait lempereur dans ses longs

    voyages, tait divis par compagnies, & marchait en ordre de bataille

    au bruit des tambours & des trompettes. Il y avait avant-garde, arrire-

    garde, corps de bataille, aile droite, & aile gauche, que commandaient

    autant de princes & de grands seigneurs. On conduisait pour ce grand

    nombre de personnes toutes les provisions & munitions ncessaires sur

    des chariots, sur des chevaux, sur des chameaux & des mulets. Il fallait

    camper toutes les nuits, car il ny a dans la Tartarie occidentale ni

    villes, ni bourgs, ni villages. Les peuples nont pour maisons que des

    tentes dresses de tous cts dans les campagnes, o ils font patre

    leurs bufs, leurs chevaux, & leurs chameaux. Ils ne savent ce que

    cest que de semer des grains, & de cultiver la terre ; ils se contentent

    de ce que la terre produit delle-mme pour lentretien de leurs

    troupeaux, ils transportent leurs tentes dans les divers endroits o les

    pturages sont plus abondants & plus commodes, ne vivant que de lait,

    de fromages, & du gibier que la chasse leur fournit.

    En tenant ainsi les troupes en haleine, & les Tartares dans

    lobissance, Cang hi ne relchait rien de son application ordinaire aux

    affaires de ltat : ses conseils taient rgls, il coutait les ministres

    sous une tente comme dans son palais, & leur donnait ses ordres. Se

    faisant instruire de tout, gouvernant son empire par lui-mme, il tait

    lme qui donnait le mouvement tous les membres dun si grand

    corps ; aussi ne se reposa-t-il jamais du soin de ltat ni sur les colaos,

    ni sur aucun des Grands de sa cour, comme il ne souffrit jamais que les

    eunuques du palais, qui avaient tant de pouvoir sous les rgnes

    prcdents, eussent la moindre autorit.

    Un autre trait de la politique fut de remplir les tribunaux, partie de

    Chinois, & partie de Tartares : ce sont comme autant dinspecteurs les

    uns des autres, & par ce moyen, il y a moins craindre quils tentent

    quelque entreprise contre le bien commun des deux nations.

    Dun autre ct, les Tartares furent obligs de sappliquer de bonne

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    15

    heure ltude, afin de pouvoir entrer dans les charges, car ils ne sont

    promus aux derniers degrs, de mme que les Chinois, quaprs avoir

    donn des preuves de leur capacit dans les lettres, selon lancien

    usage de lempire.

    Depuis la paix que ce prince a conclu avec les Moscovites, par le

    moyen des plnipotentiaires qui se rendirent de part & dautre

    Nipchou, & qui convinrent des limites, on connat au juste ltendue de

    ce grand empire : depuis la pointe la plus mridionale de Hai nan, p.007

    jusqu lextrmit de la Tartarie soumise lempereur, on trouve que

    ses tats ont plus de 900 lieues communes de France.

    Cest ce florissant empire que Cang hi laissa vers la fin de lanne

    1722 son quatrime fils, quil nomma son successeur quelques heures

    avant sa mort. Ce prince montant sur le trne prit le titre dYong

    tching, qui signifie, paix ferme, concorde indissoluble. Il parat avoir de

    lesprit, il parle bien, mais quelquefois vite, & sans donner le temps de

    lui rpondre. Il y en a qui croient que cest une affectation de sa part,

    pour ne pas couter des raisons qui pourraient lui faire changer des

    rsolutions dj prises.

    Du reste il est appliqu aux affaires de son tat, ferme & dcisif,

    infatigable dans le travail, toujours prt recevoir des mmoriaux & y

    rpondre, ne songeant qu ce qui peut procurer le bonheur des

    peuples. Cest mme lui faire sa cour que de lui proposer quelque

    dessein qui tende lutilit publique & au soulagement des peuples ; il

    y entre avec plaisir & lexcute sans nul gard la dpense. Enfin il est

    aussi absolu, & aussi redout que lempereur son pre ; mais par la

    conduite quil a tenu lgard des ouvriers vangliques, il est bien

    diffrent de ce grand prince qui les a constamment favoriss, & qui

    sest toujours dclar le protecteur de notre sainte religion.

    Outre ltendue prodigieuse de cet empire, qui tout grand quil tait

    dj, sest si fort accru par lunion des Tartares avec les Chinois, il y a

    encore dautres royaumes qui sont tributaires de lempereur : la Core,

    le Tong king, la Cochinchine, Siam, &c. lui doivent un tribut rgl ; cest

    lui qui en quelques occasions nomme les rois, du moins il faut toujours

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    16

    quil les confirme. Nanmoins ces tats ont leur gouvernement particulier

    & nont gure de ressemblance avec la Chine, soit quon fasse attention

    la fertilit des terres, au nombre, la beaut, & la grandeur des

    villes ; soit quon ait gard la religion, lesprit, aux murs, & la

    politesse des habitants. Aussi les Chinois en font-ils trs peu de cas ; ils

    les regardent comme des barbares, & vitent avec soin leur alliance.

    On a dj dit que la Chine est divise en 15 provinces, mais ces

    provinces ne sont pas toutes galement peuples. Depuis Peking

    jusqu Nan tchang qui est la capitale de la province de Kiang si, il sen

    faut bien que le peuple y fourmille comme dans les provinces de Tche

    kiang, de Kiang nan, de Quang tong, de Fo kien, & quelques autres :

    cest ce qui fait que les missionnaires qui nont parcouru que ces belles

    & nombreuses provinces o les villes & les grands chemins sont remplis

    de peuples jusqu embarrasser le passage, ont pu augmenter le

    nombre des habitants de cet empire. A tout prendre il parat cependant

    quil y a la Chine beaucoup plus de monde que dans toute lEurope.

    Quoique Peking soit plus grand que Paris pour ltendue du terrain,

    je ne crois pas que le nombre des habitants puisse monter plus de

    trois millions. La supputation en est dautant plus sre, que tous les

    chefs de famille sont obligs de rendre compte aux magistrats du

    nombre de personnes qui les composent, de leur ge & de leur sexe.

    Plusieurs choses contribuent cette multitude prodigieuse

    dhabitants : la multiplicit des femmes qui est permise aux Chinois, la

    bont du climat quon a vu jusqu prsent exempt de peste, leur

    sobrit, & la force de leur temprament, le mpris quils font des

    autres nations, qui les empche de saller tablir ailleurs, & mme de

    voyager ; mais ce qui y contribue plus que toute autre chose, cest la

    paix presque perptuelle dont ils jouissent.

    Il y a dans chaque province un grand nombre de villes du premier,

    du second & du troisime ordre ; la plupart sont p.008 bties sur des

    rivires navigables, & ont de chaque ct de fort grands faubourgs. Les

    capitales de chaque province sont trs grandes, & mriteraient dtre le

    sige de lempire.

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    17

    Outre ces villes, il y a quantit de places de guerre, une infinit de

    forts, de chteaux, de bourgs, & de villages. On voit de ces bourgs,

    surtout ceux quon appelle tching, qui vont de pair avec les villes pour

    leur grandeur, le nombre des habitants, & le grand commerce qui sy

    fait : on ne les appelle que bourgs, parce quils ne sont ni entours de

    murailles, ni gouverns par des magistrats particuliers, mais par ceux

    des villes voisines : tel est, par exemple, Kin te ching, o se travaille la

    belle porcelaine, & qui est de la dpendance dune ville, laquelle est

    dans le district de Iao tcheou ; Fo chan qui dpend de Canton, dont il

    nest loign que de quatre lieues, &c.

    La plupart des villes de la Chine se ressemblent : ce sont autant de

    carrs oblongs, forms par quatre longs pans de murailles tirs au

    cordeau, & unis angles droits. Il ne faut pas croire nanmoins que

    toutes soient de forme carre, ceux qui lont assur, ont fait la rgle trop

    gnrale. Il est vrai quils observent cette rgle le plus quils peuvent, &

    alors les murailles regardent les quatre points cardinaux ou peu sen

    faut : il en est de mme de leurs maisons, qui de quelque manire que

    les rues soient disposes, doivent toujours regarder le sud, qui est

    laspect favorable de ce pays, la partie oppose ntant pas tenable

    contre les vents de nord. Cest par cette raison que pour lordinaire, la

    porte par o lon entre, est de biais dans un des cts de la cour.

    Les murailles qui forment lenceinte de la plupart des villes sont

    larges & hautes, bties de briques ou de pierres carres. Derrire est

    un rempart de terre, & tout autour un large foss, avec des tours

    hautes & carres une certaine distance les unes des autres. Chaque

    porte est double & doubles battants ; entre ces portes est une place

    darmes pour lexercice des soldats ; quand on entre par la premire,

    on ne voit pas la seconde, parce quelle est de ct ; au-dessus des

    portes, il y a de belles tours : ce sont comme de petits arsenaux, & le

    corps de garde des soldats. Hors des portes sont souvent de grands

    faubourgs qui renferment presque autant dhabitants que la ville.

    On voit dans les endroits les plus frquents de chaque ville une ou

    mme plusieurs tours, dont la hauteur & larchitecture sont trs belles.

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    18

    Ces tours sont de neuf tages, ou du moins de sept. Communment les

    rues principales sont droites, mais souvent assez troites : en quoi elles

    sont bien diffrentes des rues de la ville impriale. Ses rues, surtout les

    grandes, sont galement longues & larges, & les plus commodes qui

    soient peut-tre dans aucune ville du monde, surtout pour la cavalerie

    & les chariots. Tous les difices, la rserve des tours & de quelques

    btiments divers tages qui slvent fort haut au-dessus des toits

    des maisons, sont extrmement bas, & tellement couverts des

    murailles de la ville, que sans un grand nombre de tours carres, qui en

    interrompent la continuit, on dirait la voir de loin dans la campagne,

    que ce ne serait que lenceinte dun vaste parc carr.

    On voit encore quelques villes, dont une partie du terrain est dsert

    & vide de maisons, parce quelles nont point t rtablies, depuis

    quelles ont t ruines par les Tartares qui conquirent la Chine. Mais ce

    quil y a de particulier, cest quauprs des grandes villes, surtout dans

    les provinces mridionales, on voit des espces de villes flottantes ;

    cest une multitude prodigieuse de barques ranges des deux cts de

    la rivire, o logent une infinit de familles qui nont point dautres

    maisons. Ainsi leau est presque aussi peuple que la terre ferme.

    p.009 Il ny a proprement que deux ordres dans lempire : celui des

    nobles, & celui du peuple : ce premier comprend les princes du sang,

    les ducs, les comtes, les mandarins, soit de lettres, soit darmes ; ceux

    qui ont t mandarins & qui ne le sont plus ; les lettrs, qui par leur

    tude & par les premiers degrs de littrature, auxquels ils sont

    parvenus, aspirent la magistrature & aux dignits de lempire. Dans le

    second, qui est celui du peuple, sont compris les laboureurs, les

    marchands, & les artisans. Il faut donner la connaissance de ces

    diffrents tats ; & cest ce que je ferai en suivant la mthode que je

    me suis prescrite.

    @

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    19

    De lautorit de lempereur, des sceaux de lempire, de ses dpenses ordinaires, de son

    palais, de ses quipages, & de sa marche

    lorsquil sort du palais

    @

    Il ny a jamais eu dtat plus monarchique que celui de la Chine :

    lempereur a une autorit absolue & en juger par les apparences,

    cest une espce de divinit. Le respect quon a pour lui, va jusqu

    ladoration ; ses paroles sont comme autant doracles, & ses moindres

    volonts excutes comme sil tait descendu du Ciel ; personne ne

    peut lui parler qu genoux, non pas mme son frre quoi que son an,

    & lon noserait paratre devant lui en crmonie que dans cette

    posture, moins quil nen ordonne autrement. Il nest permis quaux

    seigneurs qui laccompagnent de se tenir debout, & de ne flchir quun

    genou quand ils lui parlent.

    La mme chose se pratique envers les officiers, lorsquils

    reprsentent la personne de lempereur, & quils intiment ses ordres, ou

    comme envoys, ou comme mandarins de la prsence. On a presque

    les mmes gards pour les gouverneurs, lorsquils rendent la justice ;

    de sorte quon peut dire que, quant la vnration & au respect quon

    a pour eux, ils sont empereurs lgard du peuple, & quils sont peuple

    lgard de ceux qui sont au-dessus deux. Ordre admirable qui

    contribue plus que toute autre chose, au repos & la tranquillit de

    lempire. On ne regarde point qui vous tes, mais la personne que vous

    reprsentez.

    Non seulement les mandarins, les Grands de la cour, & mme les

    premiers princes du sang se prosternent en prsence de lempereur,

    mais encore ils portent souvent le mme respect son fauteuil, son

    trne, & tout ce qui sert son usage, & quelquefois ils vont jusqu se

    mettre genoux la vue de son habit, & de sa ceinture. Ce nest pas

    quils saveuglent sur ses dfauts, ou quils les approuvent : au fond du

    cur ils blment ses vices ; & ils le condamnent, lorsquil se livre la

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    20

    colre, lavarice, ou dautres passions honteuses ; mais ils croient

    devoir donner publiquement ces marques dune profonde vnration

    pour leur prince, afin de maintenir la subordination si essentielle tout

    bon gouvernement, & dinspirer par leur exemple aux peuples, la

    soumission & lobissance quils doivent ses ordres.

    Cest ce profond respect qui les porte donner leur empereur les

    titres les plus superbes : ils le nomment Tien tsee, fils du Ciel ; Hoang

    ti, auguste & souverain empereur ; Ching hoang, saint empereur ; Chao

    ting, palais royal ; Van soui, dix mille annes : ces noms & plusieurs

    autres semblables, ne font pas seulement connatre le respect que ses

    sujets ont pour sa personne, mais ils marquent encore les vux quils

    font pour sa conservation.

    Il ny a personne de quelque qualit p.010 & de quelque rang quil

    soit, qui ose passer cheval ou en chaise devant la grande porte de

    son palais ; ds quil en approche, il doit mettre pied terre, & ne

    remonter cheval qu lendroit marqu : car on a dtermin le lieu o

    lon doit descendre, & celui o lon peut remonter.

    Chaque semaine ou chaque mois il y a des jours fixs, o tous les

    Grands doivent sassembler en habits de crmonie dans une des cours

    du palais, pour lui rendre leurs hommages, quoiquil ne paraisse pas en

    personne, & se courber jusqu terre devant son trne. Sil tombe

    malade, & quil y ait craindre pour sa vie, lalarme est gnrale : on a

    vu alors les mandarins de tous les ordres, sassembler dans une vaste

    cour du palais, y passer le jour & la nuit genoux, pour donner des

    marques de leur douleur, & pour obtenir du Ciel le rtablissement de sa

    sant, sans craindre ni les injures de lair, ni la rigueur de la saison.

    Lempereur souffre, cela suffit ; tout ltat souffre dans sa personne, &

    sa perte est lunique malheur que ses sujets doivent craindre.

    Au milieu des cours du palais imprial il y a un chemin pav de

    grandes pierres, sur lequel lempereur marche quand il sort : si lon

    passe par ce chemin, il faut se presser & courir assez vite ; cest une

    marque de respect qui sobserve, lorsquon passe devant une personne

    dun caractre distingu. Mais il y a manire de courir, & en cela les

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    21

    Chinois trouvent de la bonne grce, comme on en trouve en Europe

    bien faire la rvrence. Cest quoi nos premiers missionnaires durent

    sexercer, lorsquils allrent saluer le feu empereur leur arrive

    Peking. Aprs avoir pass huit grandes cours, ils arrivrent son

    appartement : il tait dans un cong (cest ainsi quon nomme de grands

    salons isols o lempereur habite, qui sont ports sur des massifs de

    marbre blanc.) Ce cong tait compos dune salle o il y avait un trne,

    & dune chambre o il tait assis sur un can ou estrade lev de trois

    pieds, qui prenait toute la longueur de la chambre. Le can tait couvert

    dun simple feutre blanc : peut-tre affectait-il cette simplicit, parce

    quil portait le deuil de son aeule : son vtement tait simplement de

    satin noir doubl de fourrures de zibeline, tel que le portent la plupart

    des officiers un peu considrables : il tait assis la tartare les jambes

    croises. Il fallut faire le salut imprial tel quil se pratique, lorsquon a

    audience de ce prince.

    Aussitt quon est la porte, on se met courir avec grce jusqu

    ce quon soit arriv au fond de la chambre, qui est vis--vis de

    lempereur. Pour lors tant de front sur une mme ligne, on demeure

    un moment debout, tenant les bras tendus sur les cts : ensuite

    ayant flchi les genoux, on se courbe jusqu terre trois diffrentes

    reprises. Aprs quoi on se relve, & un moment aprs on fait une

    seconde fois les mmes crmonies, puis encore une troisime, jusqu

    ce quon avertisse davancer, & de se tenir genoux aux pieds de

    lempereur.

    La couleur jaune est la couleur impriale qui est interdite tout

    autre qu lui ; sa veste est parseme de dragons ; cest l sa devise, &

    il ny a que lui qui les puisse porter cinq ongles ; si quelquun savisait

    sans sa permission de sattribuer cette marque de dignit impriale, il

    se rendrait coupable, & sexposerait au chtiment. Il date ses lettres,

    ses dits, & tous les actes publics, des annes de son rgne & du jour

    de la lune ; par exemple : De mon rgne le 16 le 6 de la quatrime

    lune.

    Les sentiments de la plus profonde vnration lgard de

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    22

    lempereur, dans lesquels on lve les Chinois ds leur enfance, sont

    bien fortifis par le pouvoir absolu & sans bornes que les lois lui

    donnent. Lui seul est larbitre souverain de la vie & de la fortune de ses

    p.011 sujets : ni les vicerois, ni les tribunaux, ni aucune cour souveraine,

    ne peuvent faire excuter mort un criminel, si la sentence qui le

    condamne, na t confirme par lempereur.

    Les princes du sang imprial, quelque levs quils soient au-dessus

    des autres, nont ni puissance ni crdit. On leur donne le titre de

    rgulo, on leur assigne un palais, une cour, des officiers avec des

    revenus conformes leur rang ; mais ils nont pas la moindre autorit

    sur le peuple, qui cependant conserve pour eux le plus grand respect.

    Autrefois lorsquils taient disperss dans les provinces, les officiers de

    la couronne leur envoyaient leurs revenus tous les trois mois, afin que

    le dpensant mesure quils le recevaient, ils neussent pas la pense

    damasser, ni de faire des pargnes, dont ils auraient pu se servir pour

    remuer & semer la division. Il leur tait mme dfendu sous peine de la

    vie de sortir du lieu quon avait fix pour leur sjour. Mais depuis que

    les Tartares sont matres de la Chine, les choses ont chang.

    Lempereur a cru quil tait plus propos que tous les princes

    demeurassent la cour & sous ses yeux. Outre les dpenses de leur

    maison que Sa Majest leur fournit, ils ont des terres, des maisons, des

    revenus ; ils font valoir leur argent par lindustrie de leurs domestiques,

    & il y en a qui sont extraordinairement riches.

    Ainsi tout lempire est gouvern par un seul matre. Cest lui seul qui

    dispose de toutes les charges de ltat, qui tablit les vicerois & les

    gouverneurs, qui les lve & les abaisse selon quils ont plus ou moins

    de capacit & de mrite (car gnralement parlant, aucune charge ne

    se vend dans lempire), qui les prive de leurs gouvernements, & les

    destitue de tout emploi, ds quil est tant soit peu mcontent de leur

    conduite. Les princes mme de son sang nen peuvent porter le nom

    sans sa permission expresse, & ils ne lobtiendraient pas, sils sen

    rendaient indignes par leur mauvaise conduite, ou par le peu

    dattention quils apporteraient leurs devoirs.

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    23

    Cest lempereur qui choisit parmi ses enfants celui quil juge le plus

    propre lui succder : & mme, lorsquil ne trouve point dans sa

    famille des princes capables de bien gouverner, il lui est libre de fixer

    son choix celui de ses sujets quil en croit le plus digne : on en a vu

    des exemples dans les temps les plus reculs, & ces princes sont

    encore aujourdhui lobjet de la vnration des peuples, pour avoir

    prfr le bien public de ltat, la gloire & la splendeur de leur

    famille.

    Cependant depuis plusieurs sicles, lempereur a toujours nomm

    un prince de son sang pour tre hritier de sa couronne. Ce choix

    tombe sur qui il lui plat, pourvu quil ait un vrai mrite, & les talents

    propres pour gouverner : sans quoi il perdrait sa rputation, &

    causerait infailliblement du trouble ; au contraire si au lieu de jeter les

    yeux sur lan, il en choisit un autre qui ait plus de mrite, son nom

    devient immortel. Si celui qui a t dclar son successeur avec les

    solennits ordinaires, scarte de la soumission quil lui doit ou tombe

    dans quelque faute dclat, il est le matre de lexclure de lhritage, &

    den nommer un autre la place.

    Le feu empereur Cang hi usa de ce droit en dposant dune manire

    clatante un de ses fils, le seul quil eut de sa femme lgitime, quil

    avait nomm prince hritier, & dont la fidlit lui tait devenue

    suspecte. On vit avec tonnement charg de fers, celui qui peu

    auparavant marchait presque de pair avec lempereur ; ses enfants &

    ses principaux officiers furent envelopps dans sa disgrce, & les

    gazettes publiques furent aussitt remplies de manifestes, par lesquels

    lempereur informait ses sujets des raisons quil avait eu den venir ce

    coup dclat.

    p.012 Les arrts de quelque tribunal que ce soit, ne peuvent avoir de

    force quils ne soient ratifis par lempereur ; mais pour ceux qui

    manent immdiatement de lautorit impriale, ils sont perptuels &

    irrvocables ; les vicerois & les tribunaux des provinces noseraient

    diffrer dun moment de les enregistrer, & den faire la publication dans

    tous les lieux de leur juridiction.

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    24

    Lautorit du prince ne se borne pas aux vivants, elle stend encore

    sur les morts. Lempereur pour rcompenser ou leur mrite personnel,

    ou celui de leurs descendants, leur donnent des titres dhonneur, qui

    rejaillissent sur toute leur famille.

    Ce pouvoir attach la dignit impriale, tout absolu quil est,

    trouve un frein qui le modre, dans les mmes lois qui lont tabli. Cest

    un principe qui est n avec la monarchie, que ltat est une grande

    famille, quun prince doit tre lgard de ses sujets, ce quun pre de

    famille est lgard de ses enfants, quil doit les gouverner avec la

    mme bont & la mme affection ; cette ide est grave naturellement

    dans lesprit de tous les Chinois. Ils ne jugent du mrite du prince & de

    ses talents, que par cette affection paternelle envers les peuples, & par

    le soin quil prend de leur en faire sentir les effets, en procurant leur

    bonheur. Cest pourquoi il doit tre, selon la manire dont ils

    sexpriment, le pre & la mre du peuple : il ne doit se faire craindre,

    qu proportion quil se fait aimer par sa bont & par ses vertus : ce

    sont de ces traits quils peignent leurs grands empereurs, & leurs livres

    sont tous remplis de cette maxime.

    Ainsi selon lide gnrale de la nation, un empereur est oblig

    dentrer dans le plus grand dtail de tout ce qui regarde son peuple ; ce

    nest pas pour se divertir quil est plac dans ce rang suprme : il faut

    quil mette son divertissement remplir les devoirs dempereur, &

    faire en sorte par son application, par sa vigilance, par sa tendresse

    pour ses sujets, quon puisse dire de lui avec vrit, quil est le pre &

    la mre du peuple. Si sa conduite nest pas conforme cette ide, il

    tombe dans un souverain mpris. Pourquoi, disent les Chinois, le Tien

    la-t-il mis sur le trne ? nest-ce pas pour nous servir de pre & de

    mre ?

    Cest aussi se conserver cette rputation, quun empereur de la

    Chine studie continuellement : si quelque province est afflige de

    calamits, il senferme dans son palais, il jene, il sinterdit tout plaisir,

    il porte des dits par lesquels il lexempte du tribut ordinaire, & lui

    procure des secours abondants ; & dans les dits il affecte de faire

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    25

    connatre jusqu quel point il est touch des misres de son peuple : je

    le porte dans mon cur, dit-il, je gmis nuit & jour sur ses malheurs, je

    pense sans cesse aux moyens de le rendre heureux. Enfin il se sert

    dune infinit dexpressions semblables, pour donner des preuves ses

    sujets de la tendre affection quil a pour eux.

    Lempereur rgnant a port son zle pour le peuple, jusqu

    ordonner dans tout lempire, que si quelque endroit tait menac de

    calamits, on len informt sur-le-champ par un courrier extraordinaire,

    parce quil se croit responsable des malheurs de lempire, & quil veut

    par sa conduite prendre des mesures pour apaiser la colre du Tien.

    Un autre frein que les lois ont mis lautorit souveraine, pour

    contenir un prince, qui serait tent dabuser de son pouvoir, cest la

    libert quelle donne aux mandarins de reprsenter lempereur dans

    de trs humbles & de trs respectueuses requtes, les fautes quil ferait

    dans ladministration de son tat, & qui pourraient renverser le bon

    ordre dun sage gouvernement. Sil ny avait aucun gard, ou sil faisait

    ressentir les effets de son indignation au mandarin qui a eu le zle & le

    courage de p.013 lavertir, il se dcrierait absolument dans lesprit de ses

    peuples, & la fermet hroque du mandarin qui se serait ainsi sacrifi

    au bien public, deviendrait le sujet des plus grands loges, &

    immortaliserait jamais sa mmoire. On a vu la Chine plus dun

    exemple de ces martyrs du bien public, que ni les supplices, ni la mort

    nont pu retenir dans le silence, lorsque le prince scartait des rgles

    dune sage administration.

    Dailleurs la tranquillit de lempire, dpend entirement de

    lapplication du prince faire observer les lois. Tel est le gnie des

    Chinois, que si lui & son Conseil taient peu fermes, & moins attentifs

    la conduite de ceux qui ont autorit sur les peuples, les vicerois, & les

    mandarins loigns gouverneraient les sujets selon leur caprice, ils

    deviendraient autant de petits tyrans dans les provinces, & lquit

    serait bientt bannie des tribunaux. Alors le peuple, qui est infini la

    Chine, se voyant foul & opprim, sattrouperait, & de semblables

    attroupements seraient bientt suivis dune rvolte gnrale dans la

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    26

    province. Le soulvement dune province se communiquerait en peu de

    temps aux provinces voisines, lempire serait tout coup en feu, car

    cest le caractre de cette nation, que les premires semences de

    rbellion, si lautorit ne les touffe dabord, produisent en peu de

    temps les plus dangereuses rvolutions. La Chine en fournit divers

    exemples, qui ont appris aux empereurs, que leur autorit nest hors de

    toute atteinte, quautant quils y veillent infatigablement, & quils

    marchent sur les traces des grands princes qui les ont prcds.

    Entre les marques de lautorit impriale, lune des plus considrables

    est celle des sceaux quon emploie autoriser les actes publics, & toutes

    les dcisions des tribunaux de lempire. Le sceau de lempereur est carr

    & denviron huit doigts. Il est dun jaspe fin, qui est une pierre prcieuse

    fort estime la Chine : il ny a que lui qui puisse en avoir de cette

    matire. Cette pierre dont on fait le sceau de lempereur, & qui sappelle

    yu che, se tire de la montagne Yn yu chan, cest--dire montagne du

    sceau dagate.

    Les Chinois content diverses fables de cette montagne : ils disent

    entre autres choses, quautrefois le fong hoang ayant paru sur cette

    montagne, se reposa sur une pierre brute, & quun habile lapidaire

    layant casse, y trouva cette pierre fameuse, dont on fit le sceau de

    lempire. Cet oiseau appel fong hoang est le phnix de la Chine ; cest

    selon eux un oiseau de prosprit & le prcurseur du sicle dor, mais il

    nexista jamais que dans leurs livres, & dans les peintures chimriques

    quils en font.

    Les sceaux quon donne par honneur aux princes, sont dor ; ceux

    des vicerois, des grands mandarins ou magistrats du premier ordre,

    sont dargent : ils ne peuvent tre que de cuivre ou de plomb pour les

    mandarins ou magistrats & des ordres infrieurs. Quand ils lusent

    force de sen servir, ils doivent en avertir le tribunal, qui leur en envoie

    un autre, avec obligation de rendre lancien. La forme en est plus

    grande ou plus petite selon les degrs des mandarins, & le rang quils

    tiennent dans les tribunaux. Depuis ltablissement des Tartares la

    Chine, les sceaux sont de caractres chinois & tartares, de mme que

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    27

    les tribunaux sont composs dofficiers & de magistrats de ces deux

    nations.

    Quand lempereur envoie dans les provinces des visiteurs pour

    examiner la conduite des gouverneurs, des magistrats, & des

    particuliers, il leur donne chacun des sceaux pour les fonctions de leur

    charge.

    Un de ces visiteurs aprs avoir exerc pendant quelque temps son

    emploi dans la province qui lui avait t assigne, disparut tout dun

    coup, & quand on p.014 sadressait ses domestiques, ils rpondaient

    quune maladie dangereuse ne permettait pas leur matre de recevoir

    les plaintes ni les requtes de ceux qui venaient lui demander justice.

    Un mandarin de ses amis se douta que ctait l une maladie feinte, &

    craignant quune pareille ngligence ne lui nuist la cour, il va le

    trouver. Aprs avoir t plusieurs fois rebut par les domestiques, il

    trouve enfin le secret de pntrer dans le cabinet de son ami, & lui

    demande par quelle raison il se tenait ainsi cach. Le visiteur ne

    manqua pas de prtexter sa maladie.

    Mais le mandarin peu crdule le pressa si fort, en lui protestant quil

    le servirait au pril mme de sa vie, sil tait ncessaire, que le

    magistrat se dtermina lui faire confidence de sa peine.

    On ma vol, dit-il, les sceaux que javais reu de

    lempereur & ne pouvant plus sceller les expditions, jai pris

    le parti de me rendre invisible.

    Le mandarin qui voyait les tristes suites dune affaire, o il ne

    sagissait de rien moins que de perdre sa charge, sa fortune & celle de

    sa famille lui demanda sil navait point dennemis.

    Hlas, rpondit le visiteur en soupirant, cest ce qui

    maccable & me dsespre. Le premier magistrat de la ville

    sest dclar contre moi dans toutes les occasions o il a fallu

    exercer les fonctions de ma charge ; il me dfrera

    infailliblement la cour, aussitt quil saura que je nai plus

    les sceaux, & je suis un homme perdu.

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    28

    Suivez mon conseil, reprit le mandarin, qui tait un homme

    desprit, faites transporter dans lappartement le plus recul

    de votre palais tout ce que vous avez de plus prcieux, & sur

    le commencement de la nuit, mettez vous-mme le feu cet

    appartement & faites donner lalarme tout le quartier. Cet

    officier ne manquera pas, selon le devoir de sa charge, de

    venir donner ses ordres. Alors en prsence de tout le monde,

    portez-lui le petit coffret o taient les sceaux & dites-lui que

    nayant rien de plus prcieux que ce dpt de lempereur,

    vous le mettez entre ses mains, pour le retirer quand vous en

    aurez besoin. Si cest lui, Seigneur, ajouta-t-il, qui vous ait

    fait enlever vos sceaux pour vous rendre un mauvais office, il

    les remettra dans le coffre pour vous les rendre, ou vous

    pourrez laccuser de les avoir perdus.

    Laffaire russit comme le mandarin lavait prvu, & les sceaux furent

    rendus au visiteur.

    Les magistrats qui ont reu les sceaux de lempereur, les font porter

    devant eux dans les grandes crmonies, ou lorsquils rendent visite

    une personne qui ils veulent tmoigner du respect. Ils sont renferms

    dans un coffre dor, & ports par deux hommes sur un brancard qui

    prcde la chaise du mandarin. Quand il arrive dans le lieu o il va

    rendre visite, on dresse un buffet quon couvre dun tapis, sur lequel on

    pose le coffre o les sceaux sont renferms.

    Si lempereur de la Chine est si puissant par la vaste tendue des

    tats quil possde, il ne lest pas moins par les revenus quil en tire. Il

    nest pas facile de dterminer au juste quelles sommes ils montent

    car le tribut annuel se paie partie en argent, partie en denres. On le

    tire de toutes les terres mme des montagnes, du sel, des soies, des

    toffes de chanvre & de coton, & de diverses autres denres, des ports,

    des douanes, des barques, de la marine, des forts, des jardins royaux,

    des confiscations, &c.

    Le tribut personnel de tous ceux qui ont vingt ans jusqu soixante,

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    29

    monte des sommes immenses, cause du grand nombre des

    habitants de lempire : on tient communment quautrefois il y avait

    plus de 58 millions de personnes qui payaient ce tribut. Dans le

    dnombrement qui se fit sous le feu empereur Cang hi au

    commencement de son rgne, on trouva onze millions cinquante-deux

    mille huit cent p.015 soixante douze familles ; & dhommes capables de

    porter les armes, cinquante neuf millions sept cent quatre-vingt-huit

    mille trois cent soixante-quatre. On ne compte ici ni les princes, ni les

    officiers de la cour, ni les mandarins, ni les soldats qui ont servi &

    obtenu leur cong, ni les lettrs, les licencis, les docteurs, ni les

    bonzes, ni les enfants qui nont pas encore atteint lge de 20 ans, ni la

    multitude de ceux qui demeurent sur les rivires ou sur mer, dans des

    barques. Le nombre des bonzes monte beaucoup plus dun million. Il

    y en a dans Peking au moins deux mille qui ne sont pas maris, & dans

    les temples des idoles en divers endroits ; on en compte trois cent

    cinquante mille tablis avec des patentes de lempereur. Le nombre des

    seuls bacheliers est denviron quatre-vingt-dix mille. Mais depuis ce

    temps-l o les guerres civiles & ltablissement des Tartares avaient

    fait prir un peuple sans nombre, la Chine sest extrmement peuple

    pendant la longue suite des annes quelle a joui dune paix profonde.

    De plus on entretient dix mille barques aux frais de lempereur, qui

    sont destines porter tous les ans la cour le tribut qui se paie en riz,

    en toffes, en soies, &c. Lempereur reoit chaque anne quarante

    millions cent cinquante-cinq mille quatre cent quatre-vingt-dix sacs de

    six vingt livres chacun, de riz, de froment & de mil ; un million trois

    cent quinze mille neuf cent trente-sept pains de sel de 50 livres

    chacun : Deux cent dix mille quatre cent soixante-dix sacs de fve, &

    vingt-deux millions cinq cent quatre-vingt-dix-huit mille cinq cent

    quatre-vingt-dix-sept bottes de paille pour la nourriture de ses

    chevaux.

    En toffes ou en soie, les provinces lui fournissent cent quatre-

    vingt-onze mille cinq cent trente livres de soie travaille, & la livre est

    de 20 onces ; quatre cent neuf mille huit cent quatre-vingt-seize livres

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    30

    de soie non travaille ; trois cent quatre-vingt-seize mille quatre cent

    quatre-vingts pices de toile de coton, cinq cent soixante mille deux

    cent quatre-vingts pices de toile de chanvre ; sans compter la quantit

    dtoffes de velours, de satins de damas, & autres semblables, le

    vernis, les bufs, les moutons, les cochons, les oies, les canards, le

    gibier, les poissons, les fruits, les lgumes, les piceries, les diffrentes

    sortes de vins, qui sapportent continuellement au palais imprial. En

    supputant tout ce que lempereur peroit & le rduisant nos livres de

    France, tous ses revenus ordinaires sont estims denviron deux cents

    millions de taels. Un tael est une once dargent qui vaut cent sols de

    notre monnaie valeur intrinsque.

    Lempereur peut encore imposer de nouveaux tributs sur ses

    peuples, lorsque les besoins pressants de ltat le demandent ; mais

    cest un pouvoir dont il nuse presque jamais, les tributs rgls tant

    suffisants pour les dpenses quil est oblig de faire ; & bien loin davoir

    recours aux subsides extraordinaires, il ny a gure dannes quil

    nexempte quelque province de tout tribut, lorsquelle a t afflige de

    la disette, ou de quelque autre calamit.

    Comme les terres sont mesures, & quon sait le nombre des

    familles, & ce qui est d lempereur, on na nulle peine dterminer

    ce que chaque ville doit payer chaque anne. Ce sont les officiers des

    villes qui lvent ces contributions : on ne confisque point les biens de

    ceux qui sont lents payer, ou qui par des dlais continuels

    chercheraient luder le paiement ; ce serait ruiner les familles ; cest

    pourquoi depuis quon commence labourer les terres, ce qui se fait

    vers le milieu du printemps jusquau temps de la rcolte, il nest pas

    permis aux mandarins dinquiter les paysans : la prison ou la

    bastonnade est le moyen dont on se sert pour les rduire.

    p.016 On emploie encore un autre expdient : comme il y a dans

    chaque ville un nombre de pauvres & de vieillards, qui sont nourris des

    charits de lempereur, les officiers leur donnent des billets pour se

    faire payer. Ils vont aussitt dans les maisons de ceux qui doivent le

    tribut & si lon refuse de satisfaire, ils y demeurent, & sy font nourrir

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    31

    autant de temps quil est ncessaire pour consommer ce qui tait du

    lempereur.

    Ces officiers rendent compte de leur recette au pou tching sse,

    cest le trsorier gnral de la province, premier officier aprs le viceroi.

    Ils sont obligs certains temps de lui faire tenir les deniers de leur

    recette ; ils les envoient sur des mulets ; chaque mulet porte deux

    mille taels dans deux espces de barils de bois fort longs, qui sont

    ferms avec des crampons de fer. Le pou tching sse rend ses comptes

    au Hou pou, qui est le second des tribunaux souverains de la cour :

    cest ce tribunal qui est charg de tout ce qui concerne ladministration

    des finances, & qui son tour en rend compte lempereur. Rien nest

    mieux ordonn que limposition & la leve des tributs, si lon en excepte

    quelques fraudes invitables, dont les petits officiers usent lgard du

    peuple.

    La Chine a cela de singulier, que lempereur est dans ses tats,

    comme un grand chef de famille qui pourvoit tous les besoins de ses

    officiers : cet usage qui na point vari parmi les Chinois, est assez

    conforme ce qui se pratiquait anciennement dans la cour de nos rois,

    o il se faisait des distributions de pain, de vin, de viandes, de

    chandelles, & dautres choses semblables, quon nommait livraisons,

    do est venu le nom de livre, pour les gens de service qui taient

    dune mme livre ou dune mme distribution, cest--dire, qui

    appartenaient au mme matre.

    Une grande partie des deniers impriaux se consomme dans les

    provinces, par les pensions, lentretien des pauvres, & surtout des

    vieillards & des invalides, qui sont en grand nombre, les appointements

    des mandarins, le paiement des troupes, les ouvrages publics. Le

    surplus est port Peking, & est employ aux dpenses ordinaires du

    palais & de la capitale o le prince rside, & o il nourrit plus de cent

    soixante mille hommes de troupes rgles, sans compter leur solde qui

    se paye en argent.

    De plus, on distribue tous les jours dans Peking prs de cinq mille

    mandarins, une certaine quantit de viande, de poisson, de sel, de

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    32

    lgumes, &c, & tous les mois du riz, des fves, du bois, du charbon, &

    de la paille ; tout cela se livre avec la dernire exactitude.

    La mme chose sobserve lgard de ceux qui sont appels des

    provinces la cour, ou que la cour envoie dans les provinces : ils sont

    servis & dfrays sur toute la route eux & leur suite : on leur fournit

    des barques, des chevaux, des voitures, & des htelleries entretenues

    aux dpens de lempereur.

    Voici comme la chose se pratique ; lorsquun mandarin est envoy

    de la cour, on lui donne un cang ho, cest--dire, un ordre dpch de

    la cour par le ping pou ou tribunal de la milice, scell du sceau de ce

    tribunal, en vertu duquel les officiers des postes & des villes fournissent

    sans dlai ce qui est port dans cet ordre & pour faire foi quils lont

    excut, ils y apposent leur sceau. On fournit des hommes pour tirer

    les barques, dautres pour porter les bagages, & cest lofficier gnral

    des postes qui fait peser ces bagages, & qui donne autant dhommes

    quil en faut pour les porter, raison de 50 livres chinoises par homme.

    Les troupes que lempereur nourrit & entretient soit le long de la

    grande muraille, soit dans toutes les villes & les p.017 places mures

    montaient autrefois au nombre de sept cent soixante & dix mille

    soldats : ce nombre dans la suite a t encore augment, & subsiste

    toujours, car on ne fait point de rforme. Ils doivent servir de gardes, &

    faire escorte aux grands mandarins, aux gouverneurs, aux officiers &

    magistrats : ils les accompagnent mme dans leurs voyages, & pendant

    la nuit ils font la garde autour de leur barque ou de leur htel. Ils ne

    sont quun jour en exercice, parce que les soldats de chaque lieu o

    arrive le mandarin, se succdent les uns aux autres, & ils retournent

    leur poste aprs leur jour de service. Lempereur nourrit pareillement

    environ cinq cent soixante-cinq mille chevaux pour monter la cavalerie,

    & pour le service des postes & des courriers, qui portent ses ordres &

    ceux des tribunaux dans les provinces.

    Les ambassadeurs des puissances trangres sont aussi dfrays

    aux dpens de lempereur, depuis le premier jour quils entrent sur les

    terres de lempire, jusqu ce quils en soient sortis. Il leur fournit des

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    33

    chevaux, des barques, & toutes les voitures ncessaires pour le

    voyage : il fait toute la dpense de leur table, & quand ils sont arrivs

    la cour, il les loge dans un palais, ou pour marque damiti il leur envoie

    tous les deux jours des mets de sa table ; & quand il veut donner des

    marques particulires de son affection, il envoie de temps en temps des

    mets extraordinaires.

    Je ne parle point des autres dpenses que fait lempereur pour tous

    les ouvrages publics, qui peuvent servir ou lornement des villes, ou

    la commodit des peuples, ni de celles que demande lentretien de son

    palais, qui, quoique dun got bien diffrent de celui que nous avons de

    larchitecture, ne laisse pas davoir quelque chose dauguste & de

    convenable la majest dun si puissant prince. Lide quon en a dj

    donne au commencement de cet ouvrage semblerait suffire ;

    cependant sans rpter ce qui a t dit, je supplerai ce qui y

    manque par une description plus dtaille quen a fait un des

    missionnaires, qui eurent honneur dtre admis en sa prsence, & de le

    saluer jusque dans son appartement.

    Cest, dit-il, un amas tonnant de btiments, & une longue

    suite de cours, de galeries, & de jardins, qui forment un tout

    vritablement magnifique.

    Comme la porte du midi ne souvre que pour lempereur, nous

    entrmes par celle qui regarde loccident, & qui conduit une

    vaste cour, qui est au midi par rapport au palais. Cette cour a

    la figure dune double querre, chaque extrmit de laquelle

    on voit un gros difice oblong double toit, dont ltage den

    bas est perc en trois endroits en forme de porte de ville.

    Cette cour a nord sud plus de deux cents pas gomtriques

    de long, & la croise environ autant, elle est pave de grosses

    briques poses de champ, avec des alles de pierres plates &

    larges ; avant que dentrer dans une autre cour, il faut passer

    un canal demi sec qui court est ouest, & qui est parallle

    aux murs de cette seconde cour. Nous passmes ce canal sur

    un des six ponts de marbre blanc, qui sont vers le milieu, vis-

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    34

    -vis de cinq portes votes & ouvertes, sur lesquelles est un

    gros difice avec une plate forme ou donjon double toit, qui

    a plus de vingt pas gomtriques dpaisseur. A lentre &

    la sortie du pont qui conduit la porte du milieu, il y a deux

    grandes colonnes rondes de marbre blanc, dresses sur un

    large pidestal entour dune balustrade de mme, avec deux

    gros lions qui ont sept huit pieds de haut sur leur base,

    lesquels semblent avoir t faits dun mme bloc.

    Les portes conduisent vers le nord dans la seconde cour dont

    je parle, qui na gure que cent pas gomtriques p.018 de

    longueur, & environ la moiti de largeur. A lentre de cette

    cour, on trouve deux autres colonnes de marbre blanc ornes

    de dragons en relief, avec deux petites ailes un peu au-

    dessous dun chapiteau plat & fort large.

    De l on passe dans une troisime deux fois plus longue que

    la seconde, & un peu plus large. On y entre par cinq portes

    semblables aux prcdentes, sur lesquelles porte un gros

    difice de mme structure. Ces portes sont paisses &

    couvertes de lames de fer, qui y sont attaches par plusieurs

    rangs de clous de cuivre, dont la tte est plus grosse que le

    poing. Tous les difices du palais sont poss sur un socle

    hauteur dhomme, bti de grosses pierres de marbre dun gris

    rousstre, mal polies, & ornes de moulures.

    Toutes ces cours sont entoures ddifices fort bas, &

    couverts de tuiles jauntres. Au fond de cette troisime cour,

    on voit un assez long difice flanqu de deux pavillons qui

    touchent deux ailes, lesquelles sont termines par deux

    autres pavillons semblables aux premiers, cest--dire, qui

    sont double toit, & environns de leurs galeries, de mme

    que les ailes & le fond de cet difice, qui est lev sur une

    plateforme de brique avec son parapet & ses petites

    embrasures, laquelle a environ trente-cinq pieds de haut. Le

    bas de la plateforme, jusqu six pieds hors du rez-de-

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    35

    chausse est bti de marbre. Le fond est perc de trois

    ouvertures votes, & qui se ferment par trois portes

    semblables aux prcdentes, avec cette diffrence, que les

    clous & les ferrures en sont dors.

    Il y avait plusieurs gardes cette porte, & entre autres un

    colao ou ministre dtat, qui ayant t accus davoir reu

    sous main de largent dans ladministration de sa charge, fut

    condamn garder cette porte du palais, avec une compagnie

    de soldats dans laquelle on lavait enrl. Ceux qui passaient

    devant lui, ne laissaient pas de le saluer & de flchir le

    genoux, respectant encore, nonobstant ltat humiliant o il

    se trouvait, cette haute fortune dont il venait de dchoir.

    Aprs avoir pass ces trois cours qui nont rien de bien

    remarquable que leur tendue, nous entrmes dans une

    quatrime, qui a environ quatre-vingts pas gomtriques en

    carr. Cette cour est tout fait riante ; elle est environne de

    galeries interrompues despace en espace par des petits

    salons tout ouverts & plus exhausss, vis--vis desquels il y a

    des escaliers avec leurs rampes de marbre blanc, qui rgnent

    presque tout autour. Cette cour est coupe dans sa largeur

    par un petit canal revtu de marbre blanc ; les bords sont

    orns de balustrades de la mme forme. On passe ce canal

    sur quatre ou cinq ponts dune seule arcade. Ces ponts sont

    de marbre blanc, embellis de moulures & de bas reliefs. Dans

    le fond de la cour est un grand & magnifique salon fort

    propre, o lon monte par trois grands escaliers, avec leurs

    rampes ornes des mmes balustrades.

    Suit une cinquime cour peu prs de la mme forme & de la

    mme grandeur : elle a nanmoins quelque chose qui frappe

    davantage : on y voit un grand perron carr triple tage, &

    bord chaque tage de balustrades de marbre blanc ; ce

    perron occupe prs de la moiti de la longueur de la cour, &

    prs des deux tiers de sa largeur. Il a environ dix-huit pieds

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    36

    de haut, & est bti sur un socle siamois de marbre plus

    grossier, qui est haut de plus de six pieds. On monte sur ce

    perron par trois escaliers : celui du milieu est le plus

    considrable. Huit gros vases ou cassolettes de bronze hautes

    denviron sept pieds, ornent le haut du perron, au bas duquel,

    proche du matre escalier, il y a deux grosses figures de lion

    de bronze. Ce perron est vis--vis une grande & magnifique

    salle, o lempereur reoit les p.019 mmoriaux, les requtes,

    ou placets que les mandarins des tribunaux souverains

    viennent lui prsenter chaque jour, aprs avoir fait leurs

    prosternements accoutums au bas de lescalier.

    On passe ensuite deux autres cours assez peu diffrentes de

    cette dernire : elles ont des perrons de la mme forme & de

    la mme grandeur, & sont entoures ddifices semblables,

    avec les escaliers & les balustrades qui rgnent autour.

    Lorsque nous emes travers la seconde de ces cours, on

    nous conduisit par une porte qui est ct sur la droite, dans

    une autre cour longue denviron deux cents pas : cest une

    espce dhippodrome, au bout duquel on entre main gauche

    dans une grande salle ouverte. Nous y trouvmes des gardes,

    & nous y attendmes quelque temps le mandarin qui devait

    venir nous prendre, pour nous introduire dans lappartement

    de lempereur.

    Enfin on vint nous chercher, & lon nous fit entrer dans une

    neuvime cour un peu plus petite, mais du moins aussi

    magnifique. Au fond se voit un grand difice de figure

    oblongue, double toit de mme que les prcdents, &

    couvert pareillement de tuiles vernisses de jaune. Une

    espce de chemin ou de leve, haute de six ou sept pieds,

    borde de balustres de marbre blanc, & pave de mme,

    conduit ce palais o est lappartement de lempereur. Il ny

    a que lui qui puisse passer par cet endroit, ainsi que par le

    milieu des autres cours.

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    37

    Tout brille dans ce palais, par lclat que donnent les

    ornements de sculpture, le vernis, les dorures, & les

    peintures. Au fond de ce grand difice rgne une espce de

    plateforme, pave de grands carreaux dun trs beau marbr

    jasp, poli comme une glace, & dont les morceaux sont

    tellement unis, qu peine peut-on distinguer lendroit o ils

    se joignent.

    A lentre de la grande salle, se trouve une porte qui conduit

    dans une grande chambre carre, o lempereur tait assis

    sur une estrade la manire tartare. Cette chambre tait

    pave de marbre, les poutres taient portes par des

    colonnes de bois vernisses de rouge, & engages de telle

    sorte dans le mur, quelles taient de niveau avec la surface.

    Nous fmes les crmonies ordinaires, cest--dire, que nous

    nous rangemes sur une mme ligne vis--vis de lempereur ;

    que nous nous mmes genoux trois reprises, & qu

    chacune nous nous courbmes trois fois jusqu terre. Ctait

    une grande faveur quil nous faisait de recevoir en personne

    ces marques de notre respect : quand les mandarins des six

    Cours souveraines, de cinq en cinq jours, au premier jour de

    lan, & au jour de la naissance de lempereur, viennent faire la

    mme crmonie, ce prince nest presque jamais prsent, &

    est quelquefois bien loign de lendroit du palais o ils

    rendent leurs hommages.

    Aprs avoir satisfait ce devoir, nous approchmes de sa

    personne, & nous tant mis genoux de ct & sur une

    mme ligne il sinforma de notre nom, de notre ge, de notre

    patrie, & nous entretint avec une douceur & une affabilit,

    quon admirerait dans tout autre prince que dans un

    empereur de la Chine.

    On ne peut nier que cette suite de cours de plein pied & sur

    une mme ligne, que cet assemblage, quoique confus &

    informes, de corps de logis, de pavillons, de galeries, de

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    38

    colonnades, de balustrades, & de degrs de marbre, que cette

    multitude de toits couverts de tuiles dun vernis jaune si

    luisant & si beau, que quand le soleil y donne, ils paraissent

    dors, on ne peut nier, dis-je, que tout cela ne prsente la

    vue je ne sais quoi de magnifique, qui frappe, & qui donne

    connatre que cest le palais dun grand empereur.

    Si lon y ajoute les cours, quon y a pratiques sur les ailes

    pour les offices, p.020 & les curies, les palais des princes du

    sang, ceux de limpratrice & des femmes, les jardins, les

    tangs, les lacs, les bois o lon nourrit toutes sortes

    danimaux, tout cela paratra avoir quelque chose de singulier.

    Ce nest pourtant l que le palais intrieur du prince, qui est

    spar par une grande muraille du palais extrieur, lequel est

    ferm dun mur lev & fort pais, & qui a environ deux lieues

    de circuit. Cest comme une petite ville o logent les diffrents

    officiers de la cour, & un grand nombre douvriers de toutes les

    sortes, qui y sont entretenus pour le service de lempereur.

    Fort prs de Peking se voit la maison de plaisance des anciens

    empereurs : elle est dune tendue prodigieuse : car elle a bien de tour

    dix lieues communes de France ; mais elle est bien diffrente des

    maisons royales dEurope. Il ny a ni marbre, ni jets deau, ni murailles

    de pierre : quatre petites rivires dune belle eau larrosent ; leurs bords

    sont plants darbres. On y voit trois difices fort propres & bien

    entendus. Il y a plusieurs tangs, des pturages pour les cerfs, les

    chevreuils, les mules sauvages, & autres btes fauves ; des tables pour

    les troupeaux, des jardins potagers, des gazons, des vergers, & mme

    quelques pices de terre ensemences ; en un mot tout ce que la vie

    champtre a dagrment sy trouve. Cest l quautrefois les empereurs

    se dchargeant du poids des affaires, & quittant pour un temps cet air de

    majest qui gne, allaient goter les douceurs dune vie prive.

    Cependant ces empereurs ne sortaient que rarement de leur palais,

    & moins ils se montraient leurs peuples, plus ils croyaient se concilier

    de respect. Les Tartares qui occupent maintenant le trne, se sont

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    39

    humaniss, & sans trop scarter du gnie de la nation, ils sont devenus

    beaucoup plus populaires.

    Lorsque lempereur sort de son palais, la coutume est quil soit

    accompagn dune grande partie des seigneurs de sa cour. Tout brille

    dans ce cortge, les armes, les harnois des chevaux, les banderoles, les

    parasols, les ventails, & toutes les autres marques de la dignit

    impriale. Ce sont les princes & les seigneurs qui ouvrent la marche, &

    qui sortent les premiers cheval ; ils sont suivis des colao, ou

    principaux ministres, & des grands mandarins : ils marchent sur deux

    ailes & assez prs des maisons, de sorte quils laissent toute la rue

    libre. On porte aprs eux 24 bannires de soie jaune, qui est la livre

    de lempereur, brodes de dragons dor, qui sont comme ses armoiries.

    Ces bannires sont suivies de 24 parasols de mme couleur, & dautant

    de grands ventails fort riches & fort prcieux. Les gardes du corps sont

    tous vtus de jaune, avec des espces de casque en tte, & une sorte

    de javelot ou demie pique dore, termine en haut par la figure dun

    soleil ou dun croissant, ou de la tte de quelque animal. Douze

    estafiers vtus des mmes couleurs, portent sur leurs paules la chaise

    de lempereur qui est superbe. Il y a en divers endroits sur la route un

    grand nombre de ces estafiers, pour le relever dans la marche. Une

    troupe de musiciens, de trompettes, & de joueurs dinstruments

    accompagnent lempereur, & font grand bruit. Enfin un grand nombre

    de pages & de valets de pieds ferment la marche.

    Mais comme les empereurs maintenant sortent plus souvent de leur

    palais, ils se dlivrent volontiers de lembarras que cause un si grand

    cortge. Quand lempereur Cang hi visitait les provinces mridionales, il

    montait une barque neuve & faite exprs pour son voyage, accompagn

    de ses enfants, de grands seigneurs, & dune infinit dofficiers de

    confiance ; il y avait tant de troupes sur sa route, quil semblait

    marcher au milieu dune arme. Alors il allait petites journes,

    sarrtant de p.021 temps en temps pour examiner par lui-mme, & se

    faire rendre un compte exact de tout ; mais en retournant Peking, sa

    barque marchait jour & nuit.

  • Description de lempire de la Chine Tome second

    40

    Je ne dis rien de ses voyages en Tartarie, lorsquil y allait prendre le

    divertissement de la chasse, cest alors quil marchait vritablement la

    tte dune arme, & lon et dit quil allait la conqute dun empire. Je

    dcris ailleurs la magnificence qui clatait dans le train, dans les habits,

    dans les tentes & les quipages de ce prince, & de tous les Grands de sa

    suite : ainsi sans my arrter prsent, je ne parlerai que de lclat & de

    la pompe, avec laquelle il allait offrir solennellement des sacrifices dans

    le temple du Tien. Le dtail que jen tire de la relation quen a fait le P.

    Magalhaens est dautant plus sr, que lordre de ces sortes de

    crmonies, est rgl de tous les temps, & sobserve invariablement.

    Cette marche commence par 24 tambours rangs en deux files, &

    24 trompettes. Ces trompettes sont faites dun bois fo