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1 ESTHETIQUE ET MUSIQUE PROFESSEUR: JEROME CLER REFLEXIONS SUR LE GOUT MUSICAL DANS L’ESPAGNE DES LUMIERES (1746-1808) ENTRE TRADITION AUTOCHTONE ET MODERNITE EUROPEENNE Goya, La danse au bord du Manzanares (détail), 1777. LLUIS BERTRAN XIRAU GROUPE 1 22 MAI 2008

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ESTHETIQUE ET MUSIQUE

PROFESSEUR: JEROME CLER

REFLEXIONS SUR LE GOUT MUSICAL DANS

L ’ESPAGNE DES LUMIERES

(1746-1808)

ENTRE TRADITION AUTOCHTONE ET MODERNITE EUROPEENNE

Goya, La danse au bord du Manzanares (détail), 1777.

LLUIS BERTRAN XIRAU

GROUPE 1

22 MAI 2008

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De nos jours, parler du XVIIIe siècle espagnol c’est songer aux images dansantes ou tourmentées de quelque tableau de Goya et aux échos des « musiques nocturnes » de Boccherini. Mais où peut-on placer ces œuvres ? Sont-elles des créations isolées, produites par des génies avant-coureurs, ou les fruits mûrs d’une société et d’une époque ? Et dans ce cas, comment les placer dans un pays qu’on imagine fier de sa paresse, dominé par des prêtres et traversé de temps en temps par quelques rares Don Quichottes ?

L’Espagne à la fin du XVIIIème siècle : image européenne et réaction locale J’ai en parcourant le Prado été surpris par l’air noble de ses fontaines. Bien que la

soirée fût humide et grise, une foule de promeneurs déambulait tandis que s’avançait une longue file de carrosses. Les robes des dames, la coupe des livrées de leurs laquais, tout était si parfaitement parisien que je me serais cru sur les Boulevards. J’ai cherché en vain ces pesants équipages, environnés de pages et d’escuderos comme on en lit la description dans les romans espagnols. Un changement total c’est produit dans les mœurs ; celles de jadis ont pour ainsi dire disparu.1

C’est ainsi qu’un jeune anglais, William Beckford, notait sa première impression de

Madrid en 1787. Dans cette fin du Siècle des Lumières, il se pose, sans le savoir, en parfait exemple du voyageur européen en Espagne, surpris de ne plus y trouver de scènes romanesques ni de religieux fanatiques. En effet, grâce aux politiques réfor-mistes de Ferdinand VI (1746-1759), de Charles III (1759-1788), puis de Charles IV (1789-1808), l’Espagne avait beaucoup changé en une période relativement courte. En 1789, Jean-François de Bourgoing parlait de ce « pays si intéressant à connoître et si peu connu »2. Il aurait pu tout aussi bien dire « et si mal connu ».

L’image très répandue en Europe d’une Espagne noire et fanatique souleva, dès la

moitié du siècle, une vague d’indignation nationale. Sensibles pour la première fois au « retard espagnol », les ilustrados3 se sentaient malgré tout insultés par le manque d’objectivité de certains auteurs étrangers vis-à-vis de leur pays. L’ironie cruelle des Lettres persanes inspira à Cadalso sa Défense de la Nation Espagnole (c.1768) ; la mauvaise foi d’un Masson de Morvilliers, l’Oraison apologétique pour l’Espagne et son mérite littéraire (1786) de Juan Pablo Forner4.

Cette réaction ne doit cependant pas cacher l’admiration vouée à la culture

française et anglaise par la plupart de ces auteurs. Cadalso lui-même s’inspire de Montesquieu et de Goldsmith pour écrire ses Lettres marocaines. Tomás de Iriarte, qui se refuse aux « gallicismes nouveaux »5, écrit en 1789 le texte et la musique d’un

1 William Beckford, Journal intime au Portugal et en Espagne, trad. Roger Kann, José Corti, 1986 ; 294. Quelques jours plus tard, il s’étonnait des symptômes de « civilité » éclairée du grand inquisiteur et de l’archevêque de Tolède, recontrés lors d’un concert de musique iranienne en l’honneur du Sublime Ahmed Vassif, ambassadeur de la Porte à Madrid. Il les admira également par la « patience et [la] résignation angéliques » avec lesquelles ils supportaient la « cacophonie » des musiciens musulmans. 2 Jean-François de Bourgoing, Nouveau voyage en Espagne, ou Tableau de l’état actuel de cette monarchie, Paris, 1789 ; I, 1. 3 Nom castillan désignant les partisans des Lumières. 4 L’article « Espagne », que Nicolas Masson de Morvilliers écrivit pour l’Encyclopédie méthodique en 1783, fût très mal reçu des péninsulaires et déchaîna une querelle européenne. Il débutait par le célèbre « Mais que doit-on à l’Espagne ? » 5 Tomás de Iriarte, Epístola IX, a D. José Cadalso (20 octobre 1777). Madrid, Real Imprenta, 1805.

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« mélologue » à l’imitation du Pygmalion de Jean-Jacques Rousseau. En 1780, les rééditions de Garcilaso, Fray Luis de León ou Herrera, les classiques redécouverts du XVI e siècle, côtoyent, dans la bibliothèque du poète Meléndez Valdés, Condillac, Diderot, Thomson et Les liaisons dangereuses. Dans le Journal de Jovellanos, la description enflammée d’une fête populaire suit le compte rendu d’un salon où l’on a lu des rapports sur le Directoire6. Tous étaient donc partagés entre le respect d’une tradition autochtone et l’assimilation de l’avant-garde européenne. Là encore, Beckford a visé le cœur du conflit, car on a beaucoup critiqué ceux qui, au nom de la modernité, suivaient uniquement les modes étrangères, notamment les parisiennes.

Majos et petimetres Ceux qui, à Madrid, s’habillaient à la dernière mode de Paris reçurent le nom

péjoratif de petimetres (du français « petit maître ») et devinrent bientôt la cible des auteurs dramatiques. Sur scène, ils s’opposaient aux majos, types populaires, railleurs et vulgaires, vêtus à la mode espagnole7. Mais ce qui n’était au début que caricature théâtrale, au contact d’un public aristocratique en quête de nouveauté8 et d’un distinctif national, parallèlement aux ilustrados, devint tout à coup un phénomène social porteur d’enjeux esthétiques puissants.

C’est le phénomène du majismo, c'est-à-dire celui de l’adoption des modes et

usages de la classe moyenne de Madrid par la haute noblesse espagnole. Le magnifique portrait de la marquise del Llano en habit de maja par Mengs [ill.1 ] en est certainement l’un des premiers témoignages. Mais celle qui donna son essor au majismo fût sans doute la très jeune María Teresa de Silva y Álvarez de Toledo, duchesse d’Alba depuis 1776, femme extraordinaire, mécènes et amie de Jovellanos, de Meléndez Valdés, de Goya et de Cienfuegos, célèbre parmi les madrilènes par sa beauté désinvolte. L’autre grande figure de cette mode n’est autre que María Luisa de Parma, femme du futur Charles IV, qui se passionnait pour les danses espagnoles depuis son arrivée au pays en 17659. On comprend bien que la musique des rues, par sa franchise, par sa sensualité même, fût étroitement liée au majismo, expression, à son tour, du besoin de simplicité et de liberté éprouvé par certains secteurs privilégiés de la société de l’époque.

Bien que William Beckford n’en fasse aucune référence, Francisco de Goya et Luis

Paret sont là pour prouver le succès durable du majismo [ill.2 ]. Dans cette sorte de transcription picturale du récit beckfordien qu’est la Vue du Jardin Botanique depuis la promenade du Prado [ill.3 ] de Paret, on distingue bien deux majos, au centre et à droite du tableau.

L’auteur anglais nous réserve cependant d’autres découvertes. Deux jours avant son

entrée à Madrid, il séjourne dans un morne village castillan chez un colonel en retraite. Sa description de la soirée nous apprend que les espagnols avaient une conscience claire de l’unicité de leur musique et de la fascination qu’elle éveillait chez les étrangers.

6 Antonio Gallego, La música en tiempos de Carlos III, Madrid, Alianza, 1988. 7 Cf. Ramón de la Cruz, El Fandango del candil (1768), dans Sainetes, Madrid, Cátedra, 1990. 8 « Il faut varier, la nouveauté plaît ». Alejandro Mota (pseudonyme de Juan Fernando de Rojas), El triunfo de las castañuelas o mi viage a Crotalópolis [Le triomphe des castagnettes ou mon voyage à Crotalopolis], Madrid, González, 1792. 9 Antonio Martín Moreno, Historia de la música española, siglo XVIII, Madrid, Alianza, 2006 ; 254-256, 310.

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Je vis arriver dans l’antichambre des personnages à mine grotesque. Armés de guitares, ils attaquèrent une seguidilla qui au bout d’une minute ou deux mit en branle tous les pieds de la maisonnée. Parmi les danseuses, deux jeunes filles aux nattes de jais tressées non sans élégance, se produisirent en un fandango endiablé, battant le sol des pieds et claquant des doigts avec une rare agilité. Cette exhibition dura une bonne heure sans que tout ce monde montrât le moindre signe de fatigue. Ensuite on chanta de languissantes tiranas sans aucun charme, contrairement à mon attente. La fin du ballet me causa nul regret et ma bonne hôtesse, s’éloignant avec tous ses chiens et ses danseuses, me laissa souper en paix.10

Il s’agit donc bien d’une « exhibition ». Dans le texte du lendemain soir, Beckford

nous renseigne également sur l’un des facteurs qui ont peut-être contribué à l’intégration progressive de la musique populaire dans la musique instrumentale savante. On parle du goût pour la nouveauté qu’on évoquait ci-dessus. Beckford joue sur une « petite et modeste épinette » des chansonnettes brésiliennes que son hôte, Don Bernardo, « n’avait jamais entendues de sa vie et qui eurent le bonheur de le mettre aux anges ».

Mais à la rencontre, non loin de Madrid, de ce Don Bernardo, « mélomane

enragé »11, et avant d’aborder plus profondément les implications musicales du majismo, donnons un aperçu de la vie et des goûts musicaux de la capitale pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Théoriciens et dilettanti : la naissance d’un goût musical nouveau Depuis longtemps, la théorie musicale espagnole s’affirmait dans l’idée d’une

supériorité de la contemplation intellectuelle de l’architecture sonore par rapport au plaisir musical purement sensible. En 1700, l’invasion fulgurante de la musique italienne, destinée essentiellement à flatter les sens de l’auditeur, remettait en question cette tradition de siècles. Mais la rupture esthétique définitive vint paradoxalement d’un des plus fervents défenseurs de « la vraie manière et de la vraie loi pour composer en contrepoint »12, bien qu’italien d’orginie. Domenico Scarlatti, en Espagne depuis 1729, maître de clavecin de la reine María Barbara, a pourtant tout compris avant l’heure. Dans l’adresse au lecteur de ses Essercizi per Gravicembalo (Londres, 1738) il le prie de se montrer « plus humain que critique », car « c’est ainsi que tu augmenteras ton plaisir. […] Vis heureux ». Jean Stratobinski avait bien raison sur ce XVIIIe siècle : « le plaisir venait [auparavant] en second lieu ; il va obtenir la préséance ; il n’a plus à être justifié ; c’est lui qui justifie tout ».13 Cette idée, ne concernant chez Scarlatti que le répertoire pour instrument seul, ne tarda pas à embrasser tout l’ensemble de la musique. En 1757, année de la mort de l’italien à Madrid, Antonio Rodríguez de Hita, maître de chapelle de la cathédrale de Palencia, publiait son Diapasón instructivo, traité théorique où il affirme qu’en musique « on ne cherche que le bien sonner » et fait l’éloge des Élémens de musique, théorique et pratique, suivant les principes de M. Rameau de D’Alembert (Paris, 1752)14. Tout comme la Llave de la modulación y antigüedades de

10 Beckford, Journal… op.cit. ; 291-292. 11 Ibid., 292. 12 Lettre de Scarlatti au duc d’Alba, citée par Roberto Pagano dans les notes à l’enregistrement du Stabat mater et de la Missa quatuor vocum du compositeur (Alessandrini, Opus 111, 1999). 13 Jean Stratobinski, L’invention de la liberté, 1700-1789, Paris, Gallimard, 2006, 50. 14 Albert Recasens, article “Rodríguez de Hita, Antonio” du New Grove, 2001.

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la música (1762) du P. Soler, le Diapasón instructivo fait preuve d’une très bonne connaissance des dernières avances de la théorie musicale européenne.

Parallèlement, la capitale du royaume, suivie de près par d’autres grandes villes, vit

se développer une vie musicale amateur très intense qui ressort très clairement de cette révolution dans la théorie. C’est le P. Soler qui écrivit pour l’Infant Gabriel de Bourbon, son disciple, six magnifiques quintettes avec clavecin en 1776. Iriarte, élève pour la musique de Rodríguez de Hita, nous a laissé de nombreux témoignages des soirées musicales qu’il organisait chez lui et de son goût pour la « moderne musique allemande »15. En 1775, Benito Bails, mathématicien renommé, membre de l’Académie des Beaux-Arts de San Fernando, tout en souhaitant « faire part aux autres amateurs » du « secret »16 de la musique, traduisait librement les Leçons de clavecin et principes d’harmonie de Bemetzrieder (Paris, 1771), maître de clavecin d’Angélique Diderot. Un compositeur qu’on retrouvera désormais souvent, Luigi Boccherini, publia aussi une série de six quatuors à cordes dédiée aux « Signori dilettanti di Madrid » (1770) [mus.1 et 2]. Il y eût également de nombreux compositeurs amateurs, comme Iriarte lui-même ou Enrique de Ataide, ce « chevalier amateur »17 dont on a récemment retrouvé un recueil de quatuors de 1789. Naissance, donc, d’une très importante « urbana sociedad aficionada »18, porteuse d’une nouvelle conception de la musique : langage universel ne dépendant pas, contrairement au langage parlé, « de l’interprétation des nations, d’un caprice, d’un usage, d’une convention », elle « parle au cœur plus qu’à l’esprit » et sert à « resserrer l’union des mortels »19. L’esthétique de la conversation et du plaisir sensible prend définitivement le pas sur celle de la contemplation mystique.

Mises à part les chapelles musicales des églises et couvents, Madrid comptait aussi

d’importants foyers de musique symphonique tenus par des professionnels. Chez les comtes-ducs de Benavente-Osuna, où Boccherini dirigeait un petit orchestre, on recevait depuis 1783 les œuvres « libres » de Haydn par un contrat passé directement avec le compositeur. L’Espagne fût d’ailleurs l’un des premiers pays à s’intéresser à l’œuvre du maître de Rohrau, pour lequel on avait une prédilection sans partage. Tomás de Iriarte lui dédiait en 1776 des vers extrêmement élogieux20. À la bibliothèque du Palacio Real de Madrid on conserve plus de cinquante symphonies de lui, jouées à l’époque par l’orchestre de la Chambre du Prince des Asturies, futur Charles IV, lui-même violoniste21. Le portrait réalisé par Goya du duc d’Alba tenant une partition de Haydn dans les mains [ill.5] nous apprend que lui aussi se passionnait pour sa musique. À

15 Tomás de Iriarte, Epístola VII. Describe el Poeta á un Amigo su vida semifilosófica, 8 janvier 1776. Madrid, Real Imprenta, 1805. 16 Benito Bails, Lecciones de clave, y principios de harmonía, 1775. Madrid, Ibarra, 1775, 5. Fac-similé, Valencia, París-Valencia, 2004. 17 Sur la page de titre, citée par Carlos José Gosálvez (site internet de la Fundación Juan March). 18 On pourrait traduire par « société » ou « compagnie urbaine d’amateurs ». Tomás de Iriarte, La Música, Canto V (1779), ed. Bruce A. Boggs, Newark (Delaware), Juan de la Cuesta, 2007, 224. 19 Iriarte, La Música… op.cit.; 222-225. 20 Tomás de Iriarte, Epístola IX. Á una Dama que preguntó al Autor qué Amigos tenía, 20 mai 1776. Madrid, Real Imprenta, 1805. Dans les Avertissements au cinquième chant de son poème La Música (1779), il écrit aussi : « si l’éloge de Joseph Haydn devait se mesurer par le succès que remporent actuellement ses œuvres à Madrid, il semblerait sans doute excessif ou passionné ». Op.cit.; 260. 21 David Wyn Jones, “Austrian symphonies in the Royal Palace, Madrid”, dans Music in Spain during the Eighteenth Century, ed. Malcolm Boyd et Juan José Carreras, Cambridge University Press, 2006. Aux œuvres de Joseph Haydn, il faut ajouter les trente-sept symphonies de Gaetano Brunetti, compositeur de la cour, et plus de trente symphonies de Pleyel, Dittersdorf, Mozart, Michael Haydn, Gassmann, Gluck, Hofmann et Wranitzky.

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Cadix, siège du commerce américain et ville cosmopolite par excellence, on alla jusqu’à commander une œuvre au compositeur. Ce furent Les sept dernières paroles du Christ sur la Croix de 1785-1786. En mars 1804, Rafael d’Amat, baron de Maldà, dans son journal en catalan, décrit avec détail la première de La Création à Barcelone22. C’est d’ailleurs à Carles Baguer, organiste de la cathédrale de cette ville depuis 1789, qu’on doit le premier grand corpus de symphonies écrites par un espagnol, et son style se réclame très fortement du modèle haydnien [mus.3].

Les rendez-vous du majismo et de la musique instrumentale moderne Mais revenons à Madrid, car c’est là qu’on a pu déceler une coïncidence frappante

entre deux importants cénacles musicaux et les deux principales figures du majismo. C’est encore Goya qui nous la rend évidente. Il a peint le duc d’Alba accoudé sur un pianoforte en 1795 ; deux ans après c’est le tour de la duchesse, María de Silva, vêtue à l’espagnole [ill.6 ]. En 1800, tandis qu’il peignait le portrait de la reine María Luisa avec mantilla, on sait que l’orchestre de Charles IV jouait déjà les dernières symphonies de Haydn et l’ouverture des Nozze di Figaro. Si l’on tient compte de la place prééminente de la musique dans les revendications du majismo, cette cohabitation étroite entre modernité musicale militante et fascination pour la culture populaire ne pouvait qu’encourager des influences réciproques.

L’analyse de ces rapports s’annonce pourtant complexe. Partons donc du plus

simple. Le premier et le plus important des lieux d’échange fût de toute évidence la rue ; la rue et ses personnages, ses fêtes, ses bruits. Ce fût dans le populaire quartier sévillan de Santa Cruz, où il résida de 1729 à 1733, que Domenico Scarlatti eût son premier contact avec ce folklore andalou qui allait tellement marquer ses sonates pour le clavecin [mus.4]. Les rues de Madrid, avec ses « aveugles à la guitare », qui ont hanté Goya [ill.4 ] et Boccherini [mus.17], sont également à l’origine, selon Martín Gaite, de l’intérêt pour le populaire de la duchesse d’Alba23 [ill.5]. En 1780, Boccherini priait d’ailleurs à son éditeur parisien de ne pas publier la Musique nocturne des rues de Madrid parce que, disait-il, hors l’Espagne, « les auditeurs ne pourraient jamais en comprendre le sens, ni les exécutants la jouer comme elle devrait l’être »24.

Le deuxième lieu d’échange, là où les compositeurs s’essayaient depuis longtemps

à l’écriture d’une musique de ton populaire, c’est l’église. À Noël, les villancicos chantés dans les paroisses et les couvents, sortes de petits oratorios inspirés de noëls populaires, attiraient les foules, qui riaient aux éclats aux dépens de personnages de toute sorte : des noirs, des gitans, des chinois, des boiteux, des galiciens avec leurs cornemuses, des français ridicules, des médecins, des majos, des fous… [mus.5] Pourtant ce fût dans les théâtres que le majismo se lia le plus étroitement à la musique. Depuis bien des années, les sainetes représentés entre les actes des grandes pièces dramatiques comportaient certes des numéros chantés, mais en 1757 le compositeur

22 Josep Maria Vilar, Rafael d’Amat i de Cortada, Baró de Maldà: El Calaix de sastre i els concerts a Barcelona (1794- 1808). Base de données du département de musicologie de l’Escola Superior de Música de Catalunya (ESMUC). 23 Carmen Martín Gaite [Usos amorosos del dieciocho en España, Madrid, Siglo XXI, 1972] pense que María de Silva aurait très bien connu le Madrid populaire par les bons rapports qu’elle entretenait avec certains de ses domestiques et par le fait que les deux palais des Alba à la capitale se situaient dans des quartiers populaires. Citée par Martín Moreno, Historia… op.cit.; 310. 24 Lettre citée par Jaume Tortella dans les notes à l’enregistrement de la Musica Notturna delle Strade di Madrid (Savall, Alia Vox, 2005).

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Luis Misón eût l’idée d’un intermède entièrement chanté [mus.6]. Le genre de la tonadilla scénique était né. Dans cette musique cherchant le plaisir d’un public essentiellement populaire, les mélodies et les danses issues des rues prennent désormais une place de première importance. Mais étant aussi redevable au genre opératique, la tonadilla se trouva confrontée pour la première fois à la question de « l’équilibre entre musique savante et usage de l’élément populaire »25.

Ce nouveau genre obtint, au début, les suffrages de tous les publics. La future reine,

María Luisa de Parma, fit recopier non moins de 470 tonadillas pour son usage personnel [mus.7]. On peut très bien concevoir que les musiciens de l’orchestre de son époux, s’ils ne jouaient pas dans ces tonadillas, devaient du moins les entendre très souvent. Voici donc tissé le premier lien puissant entre majismo, musique populaire et musique instrumentale savante, d’autant plus que c’est sous le nom du roi qu’on publia en 1799 un décret protégeant la production de musique au texte en espagnol, dans l’idée d’encourager la naissance d’un opéra national26. On peut d’ailleurs bien percer l’intérêt de Charles IV pour un certain « espagnolisme » dans la commande passé au peintre Luis Meléndez pour la représentation d’un « amusant cabinet avec toutes les sortes de comestibles que produit le climat espagnol »27 [ill.7 ]. Les ilustrados, et parmi eux des « mélomanes enragés » comme Iriarte ou Samaniego, virent également dans la tonadilla la semence pour la création d’une musique nationale. Quand plus tard ils l’ont critiquée c’était pour y dénoncer les influences italianisantes ; jamais à cause de la présence de musiques autochtones28. Bref, les compositeurs proches de la Cour avaient apparemment les soutiens suffisants pour oser l’introduction de la musique populaire dans cette musique instrumentale nouvelle, réputée supérieure aux autres par sa dimension universelle29.

Mais finissons-en d’abord avec les points de rencontre entre musique populaire et

musique savante. Après les rues, après les églises et les théâtres, le quatrième lieu d’échange c’est celui de l’espace privé, chambre ou salon.

25 Begoña Lolo, notes à l’enregistrement El Maestro de baile y otras tonadillas (Garrido, K617, 2000). 26 Ce projet comptait au préalable avec quelques essais très réussis, où la musique populaire avait trouvé aussi une place importante. Citons, à titre d’exemple, Las segadoras de Vallecas (1768) et Briseida (1768) de Rodríguez de Hita, La Madrileña o el tutor burlado (1778) de Martín i Soler ou La Clementina (1786) de Boccherini. 27 Cité dans le catalogue de l’exposition L’Art européen à la Cour d’Espagne au XVIIIe siècle (Bordeaux-Paris-Madrid, 1979-1980). Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1979 ; 88. 28 Iriarte, dans La Música, 1779 : « abusos […] que en las tonadas se introducen, y su caracter nacional deslucen » [des abus qui s’introduisent dans les tonadas et nuient à son caractère national]. Op.cit. ; 220. Samaniego, dans El Censor, 1786 : « Le bon Misón avait ouvert un chemin qui, soigneusement suivi, aurait pu conduire à la gloire de posséder une musique nationale, mais ses successeurs s’en sont détournés ». Cité par Begoña Lolo, notes à l’enregistrement El Maestro… op.cit. 29 En 1779, Iriarte tenait sur la musique instrumentale des propos d’une étonnante modernité : « […] que auxilios de la letra no mendiga, / que a no sentir su falta nos obliga, / y sin ella se atreve / a mover los afectos que ella mueve : / porque, al fin, las dicciones / de los idiomas varios / solamente unos signos arbitrarios / son de nuestras ideas y pasiones ; / pero el compás y acentos musicales, / cuál signos naturales, / tienen por sí virtud que no depende / de la interpretación de las naciones, / de un capricho, de un uso, de un convenio ; / pues su valor se sabe, y no se aprende, / y hablan al corazón más que al ingenio ». [qui ne mendie pas le secours de la parole, / qui nous oblige à ne pas sentir son absence, / et ose sans elle / susciter les affects qu’elle suscite : / parce qu’enfin les dictions / des langues diverses / sont uniquement des signes aribtraires / de nos idées et passions ; / mais la mesure et accents musicaux, / tels des signes naturels, / ont en soi don qui ne dépend pas / de l’interprétation des nations, / d’un caprice, d’un usage, d’une convention ; / car on connaît leur valeur, on ne l’apprend pas, / et parlent au cœur plus qu’à l’esprit.] Iriarte, La Música… op.cit. ; 225.

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Pour ma maison je n’ai aucun besoin de trop de meubles, car il me semble qu’avec

une image de Notre Dame du Pilar, une table, cinq chaises, une poêle, une outre et une petite guitare, et broche et lampe, tout le reste est superflu.30

Dans cette lettre devenue célèbre, Goya nous prouve l’importance de la musique

dans la vie quotidienne de l’époque. Accompagnant juste quelques ustensiles ménagers essentiels, la guitare semble être la seule touche de couleur (sonore, bien sûr) de ce tableau. C’est d’ailleurs dans le répertoire pour guitare qu’on trouve au XVIIe siècle les premiers exemples écrits de danses et de mélodies de racine populaire [mus.8]. Au XVIII e, le majismo remit cet instrument à la mode. Et autour de la reine María Luisa et de son maître de guitare, le P. Basilio, de son vrai nom Manuel García, se constitua encore un autre foyer de nationalisme musical. Le P. Basilio se lia d’amitié avec celui qui fait figure de premier folkloriste moderne en Espagne, Juan Antonio de Iza, plus connu sous le nom de Don Preciso, auteur d’une Collection des meilleures coplas de seguidillas, tiranas et polos, qui ont été écrites pour chanter avec guitare publiée en 1799 et rééditée en 1802 et 180531. L’inventeur de la « crotalogie » ou « science des castagnettes », Juan Fernando de Rojas, faisait aussi partie de ce groupe. Il disait qu’on « avait eu besoin d’un siècle crotalogique pour un traité des castagnettes »32.

L’indication « imitant le fandango qui sonne dans la guitare du Padre Basilio »

présidant au Fandango du quatrième quintette avec guitare [mus.9] de Boccherini (1798), nous apprend que le compositeur de Lucca – qui pourtant n’était pas au service de la Cour – a subi l’influence directe des idées de ce groupe. D’autre part, l’existence, pour cette oeuvre, d’un commanditaire, le marquis de Benavent, grand guitariste amateur, prouve que les amis du maître de guitare de la reine n’étaient pas les seuls à souhaiter l’émergence d’une « musique nationale ». On voit bien, dans les huit quintettes et dans la symphonie concertante avec guitare de Boccherini, les essais du compositeur pour concilier l’exigence de l’écriture pour quatuor à cordes ou pour orchestre et la spontanéité populaire de la guitare.

Le baron de Maldà, dont on a déjà un peu parlé, barcelonais comme le marquis de

Benavent, reste le plus parfait témoignage de cette coexistence harmonique, chez l’amateur de l’époque, d’un goût partagé entre musique moderne et musique populaire. Le 17 mars 1802 il décrit dans son journal une acadèmia (réunion musicale) où l’on a chanté des airs de Cimarosa et Paër. Deux mois après il y rapporte le bonheur d’un dîner avec une « société aimée et joyeuse ». Et après le repas…

Entourant tous à Fernando Sorts33, assis sur des chaises, nous entendîmes sa

guitare – après l’avoir bien accordée – ; il nous joua un de ses « enthousiasmes » de musique, avec une telle douceur et habileté de doigts qu’on a cru entendre un

30 Lettre de Goya à Martín Zapater citée par Emilio Moreno dans les notes au disque Luigi Boccherini, los últimos trios (Moreno, Glossa, 1995). 31 Dans l’avant-propos du deuxième volume de la Collection, Don Preciso parle de son « désir […] de rétablir en Espagne la musique nationale » et de « l’esprit, l’audace et le charme » qui la fait « briller ». Cité par Martín Moreno, Historia… op.cit.; 314. 32 Alejandro Mota (pseudonyme de Rojas), El triunfo de las castañuelas… op.cit. Il était aussi l’auteur d’une très drôle Crotalogía o Ciencia de las Castañuelas [Crotalogie ou science des castagnettes], Valencia, Imprenta del Diario, 1792. Fac-similé, Valencia, París-Valencía, 1998. 33 Il s’agit bien sûr de Ferran Sors (Barcelone, 1778 - Paris, 1839), compositeur très connu en Europe pendant la première moitié du XIXe sièlce dont les œuvres pour guitare sont encore très jouées.

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pianoforte, par la variété des notes, tantôt défaillantes tantôt fortes […]. Ensuite il chanta quelques boleros – et pour ceux-là, je pourrais être professeur émérite…34 [mus.10]

Voici d’ailleurs tissé par Maldà, pianofortiste amateur, le lien entre la guitare et le clavier. On peut penser en effet que c’est grâce à leur affinité sonore que Domenico Scarlatti ou le P. Soler ont pu réaliser la première fusion parfaite entre musique populaire espagnole et tradition savante. Dans le répertoire pour clavier, lieu par excellence de l’expérimentation, l’intégration des modes et des tournures issues de la musique non écrite s’imposa largement pendant cette seconde moitié du siècle [mus.11]. À la suite du Fandango de Soler, on a écrit des dizaines de Variations sur le fandango. Citons, à titre d’exemple, celles de Máximo López, organiste de la Chapelle Royale depuis 1787. Sans doute, ce mélange d’éléments populaires et savants propre au répertoire pour clavier constitue le précédent le plus immédiat à l’entrée de cette musique dans les genres chambristiques et orchestraux.

La présence concrète. En plein cœur de la ville, avec une Princesse des Asturies passionnée de tonadillas

et un Prince passionné de symphonies, avec un maître de guitare aux amis « crota-logiques » et un maître de violon aux « amis » viennois, avec un organiste écrivant des Variations sur le fandango, le Palais Royal de Madrid semblerait le lieu le plus propre à accueillir cette fusion des genres. Pourtant, chez Gaetano Brunetti35, chef de l’orchestre royal, ce qui prime c’est le raffinement de la composition. Dans ses œuvres, l’intégration de la musique populaire reste discrète. Elle apporte une touche à la composition : le scintillement d’un jeu rythmique inattendu, un charmant détail mélodique [mus.12]36.

Dans ce sens, son style se rapproche du Boccherini des premières années

espagnoles. Il y a même une sorte d’insistance rythmique dont le caractère syncopé et presque lascif37 peut faire penser aux danses populaires (fandangos, jotas) et qu’on retrouve chez les deux compositeurs. On en a un bon exemple dans le premier mouvement du quatuor en ré mineur op.9 nº2 [mus.2] de Boccherini (1770). En voici 34 Josep Maria Vilar, Rafael d’Amat… op.cit. 35 Gaetano Brunetti (Fano, 1744 - Colmenar de Oreja, Madrid, 1798), en Espagne depuis 1760 ou avant, a été maître de violon de Charles IV et chef de l’orchestre de la Cour jusqu’à sa mort. Il nous a laissé 37 symphonies, 12 sextuors, 65 quintettes, 57 quatuors, des trios, des sonates pour le violon, etc. Malgré la qualité indéniable de ses compositions il fût, en raison de son emploi, très peu connu en dehors de l’Espagne et il le reste encore aujourd’hui. 36 Il faut dire quand même qu’on connaît extrêmement mal l’œuvre de Brunetti, notamment sa musique de chambre. Je ne parle donc que des quelques œuvres que je connais. En ce moment j’attends une copie du manuscrit de ses dernières œuvres (6 sextuors avec hautbois, 1795-1798) qui peut-être m’appendront un peu plus sur son style de maturité. 37 Au XVIII e siècle, presque tous les témoins parlent du caractère sensuel de certaines danses populaires espagnoles. Le fandango fût d’ailleurs longtemps interdit. « Le fandango est toujours dansé par deux personnes seulement, qui ne se touchent pas même de la main. Mais lorsqu’en les voit se défier, s’éloigner et s’approcher tour à tour l’un de l’autre, qu’on voit la danseuse, au moment où tout son être languissant semble se donner, se ressaisir pour échapper tout à coup au chanteur, celui-ci la poursuivre, puis elle lui, et toutes les émotions qui les transpercent s’exprimer dans leurs regards, leurs gestes et leurs attitudes, lorsqu’on voit tout cela, on ne peut manquer d’avouer en rougissant que cette danse […] dépeint véritablement les luttes du pays de Cythère ». J.H. Fischer, Reise von Amsterdam über Madrid und Cadiz nach Genua, 1799. Cité par Andreas Staier dans les notes à l’enregistrement Variaciones del fandango español (Staier, Teldec, 1999).

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un autre chez Brunetti, dans le dernier mouvement de son sextuor en do majeur op.1 nº4, datant de 1775, où l’atmosphère populaire est accentuée par la pédale de tonique et par un imposant crescendo allant en trois mesures du pianissimo au fortissimo38.

Un autre trait commun aux deux compositeurs est celui de la coexistence dans un

recueil, ou même dans une même œuvre, de l’influence populaire et d’un style tourmenté aux échos préromantiques. Dans la magnifique symphonie en sol mineur de Brunetti (1783), la force dramatique du trio s’oppose au caractère dansant des thèmes populaires du finale [mus.13 et 14]. Pour Boccherini, c’est encore le quatuor en ré mineur qui s’impose en exemple, marqué par le contraste entre la profonde mélancolie du deuxième mouvement et la légèreté des mouvements extrêmes. Manuel Canales, dans son recueil de quatuors à cordes écrit en 1774 pour le duc d’Alba (le père de María de Silva), opposait également les mouvements d’évidente inspiration populaire [mus.15] à de languissants mouvements lents. À la même époque, chez Luis Paret, un habit de majo n’exclut pas une pose mélancolique, ni même la représentation d’un naufrage, sujet typique de la nouvelle sensibilité préromantique [ill.8 ].

Chez Josep Teixidor, organiste de la Chapelle ayant écrit au moins trois quatuors

pour la Chambre du roi pendant les années 1790, l’influence populaire se résume, comme dans certaines œuvres de Brunetti, à quelques fins de phrase39. Cette influence s’efface même entièrement dans les quatuors à belle facture haydnienne du compositeur d’origine portugaise Juan Pedro de Almeida, écrits également pour Charles IV après 179340.

Mais le seul qui ait, à notre connaissance, réalisé le pas d’écrire directement de la

musique populaire « pure » pour ensemble de chambre, est Luigi Boccherini. Il faudrait

38 Gaetano Brunetti, Sei Sestetti […] Opera I, Paris, Vénier, 1775. BNF, A-33419 à 33424. 39 On ne connaît cependant de lui que le quatuor en si bémol majeur, enregistré par le Quatuor Cassadó dans Los Stradivarius de la Colección Real (RTVE, 1996). 40 Comme pour Teixidor, on n’a pu entendre que deux (op.5 nº3 et nº4) des seize quatuors du compositeur conservés aux Archives du Palais Royal de Madrid (New Budapest Quartet, PORTUGALSOM, 1995).

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bien sûr nuancer le qualificatif de « pure », car il ne s’agit pas de copier servilement les formes de la musique non écrite, mais de les transfigurer et de les intégrer dans la musique instrumentale savante. Ce geste, imité plus d’un siècle plus tard par Falla et sa suite, revêt donc une importance capitale pour l’avenir de la musique espagnole. Il faut sans doute voir dans la Musique Nocturne des Rues de Madrid (1780) une des plus originales créations musicales de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Toutes les conventions du « bon goût » sont momentanément abolies pour donner lieu à une évocation magique de la nuit madrilène, avec ses danses, la sonnerie des cloches et les roulements des tambours militaires battant le couvre-feu [mus.16, 17, 18 et 19]. Des sons de la ville surgissent des madrilènes anonymes, ceux qu’a croisé William Beckford : « à la sonnerie de la cloche annonçant l’Ave Maria, les voitures s’arrêtent, les laquais se découvrent, les femmes se signent et le piéton s’immobilise en marmonnant des oraisons »41. Des voitures, des laquais, des femmes, des piétons solitaires, mais aussi des aveugles à la guitare, des danseurs vespéraux, des soldats. On songe aux personnages des fresques réalisés par Goya à la chapelle de San Antonio de la Florida, des passants de toute sorte, « immobilisés » par le miracle… de l’art [ill.9 ].

Il y a donc un cheminement vers une certaine « pureté » du matériau populaire. En

1770, il écrit dans le quatuor en ré mineur dont on a parlé auparavant un Grave introductif au caractère plutôt solennel suivi d’un Allegro aux échos populaires [mus.1 et 2]. En 1788, dans le quintette op.40 nº2, le Grave, désormais Grave assai, devient intérieur, « mélancolisé » par la présence d’un deuxième violoncelle, mais – un hasard ? – on y retrouve le même arpège descendant à l’un des violons. Dans l’Allegro ce ne sont plus des « échos populaires » qu’on entend, mais ceux d’un fandango, d’un vrai fandango. Dix ans plus tard, quand le majismo bat son plein, le deuxième violoncelle se transmue en guitare et on demande aux musiciens de jouer des castagnettes [mus.9]. En 1792 on a eu encore une tirana, danse à la mode, dans le quatuor op.44 nº4. On est à la fin du chemin.

Mais, en même temps, le compositeur l’a repris à l’inverse. Il a intégré ces

musiques populaires « pures » dans son écriture savante et il s’est remis à écrire des quintettes à la manière classique. L’alchimie est parfaite. Il peut enchaîner librement des berceuses, des fandangos et des marches militaires sans que la musique perde pour autant sa cohérence et sa personnalité. Dans ses dernières œuvres, les douze quintettes avec deux altos op.60 et op.62, datant de 1802, l’anecdote est dépassée : on entend les accents joyeux de l’adolescence et la mélancolie du vieil homme [mus.20 et 21]. Ce compositeur qui dédiait ses œuvres à la « Nation Française, en témoignage du vif sentiment de gratitude et d’obligation que j’éprouve envers cette grande nation », écrivait : « je sais bien que la musique est faite pour parler au cœur de l'homme ; et c'est à quoi je m'efforce de parvenir, si je le puis : la musique privée de sentiment et de passions est insignifiante »42. L’espagnolisme devient donc universel. La « musique nationale » prônée par Don Preciso, dès le moment où elle « parle au cœur plus qu’à l’esprit » et « resserre l’union des mortels », est libérée de « l’interprétation des nations », comme le souhaitait Iriarte. Mais le rêve des ilustrados s’accomplit dans la discrétion. Personne ne se souviendra de ces quintettes jusqu’à la fin du XXe siècle. La génération de Falla, puis de García Lorca, qui a rêvé du même rêve, ne les entendra jamais.

41 Beckford, Journal… op.cit. ; 295. 42 Lettre à Marie-Joseph Chénier, poète révolutionnaire, 8 juillet 1799. Citée par Emilio Moreno dans son article Boccherini, Goldberg virtuel.

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Cependant, Boccherini joue sa dernière carte. On sait que « la musique privée de

sentiment et de passions est insignifiante », mais voici maintenant sa conclusion : « d'où il résulte que le compositeur n'obtient rien sans les exécutants ». On pense aux « Signori dilettanti di Madrid » de 1770. Un hommage ?

Un dernier témoignage Antonio Rodríguez de Hita, Noticia del gusto español en la Música, según está en

el día, 1777: En ce temps, […] on apprécie principalement [la musique instrumentale] des

auteurs Allemands, peut-être parce que son feu, invention et variété est plus proche du génie de notre nation. Mais ce n’est pas pour cela, quand la guitare sonne avec ce qu’on nomme Fandango […], qu’on renonce à approcher les violons, les flûtes et autres instruments pour l’entendre.43

43 BNE, Ms. 21393/7.

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CD

1. Luigi Boccherini (1743-1805), premier mouvement [Grave] du Quatuor en ré mineur op.9 nº2 [G. 172], 1770. Artaria Quartet (Música Antigua Aranjuez, 2007).

2. Luigi Boccherini, deuxième mouvement [Allegro] du Quatuor en ré mineur op.9 nº2 [G. 172], 1770. Artaria Quartet (Música Antigua Aranjuez, 2007).

3. Carles Baguer (1768-1808), premier mouvement [Allegro] de la Symphonie nº16 en sol majeur, c.1790. London Mozart Players, dir. Matthias Bamert (Chandos, 1996).

4. Domenico Scarlatti (1685-1757), Sonate en ré majeur [Presto] [K. 492], c.1750. Version pour deux clavecins. Skip Sempé et Olivier Fortin (Paradizo, 2007).

5. Antoni Soler (1729-1783), villancico Anton y Pascual, 1767. Escolanía de la Abadía de Santa Cruz del Valle de los Caídos, dir. Jean-Michel Hasler (Jade, 1992).

6. Luis Misón (1727-1766), premier air [Allegretto] de la tonadilla El Maestro de baile, c.1757-1766. Cecilia Lavilla Berganza et Ensemble Elyma, dir. Gabriel Garrido (K617, 2000)

7. Pablo Esteve (c.1730-1794), Seguidillas [Allegretto] de la tonadilla Ya sale mi guitarra, 1766. Cecilia Lavilla Berganza, Ensemble Elyma, dir. Gabriel Garrido (K617, 2000).

8. Santiago de Murcia (c.1682-c.1730), La Jota, c.1700. Paul O’Dette, Andrew Lawrence-King, Pedro Estevan, Pat O’Brien, Steve Player (Harmonia Mundi, 2008)

9. Luigi Boccherini, troisième mouvement [Grave assai - Fandango] du Quintette avec guitarre en ré majeur [G. 448], 1798. José Miguel Moreno et La Real Cámara, dir. Emilio Moreno (Glossa, 2000).

10. Ferran Sors (1778-1839), Seguidilla bolera La Muchacha y la vergüenza, c.1800. Lambert Climent et Xavier Díaz-Latorre (Zig-zag Territoires, 2007).

11. José Ferrer (1745-1815), Adagio en sol mineur, 1780. Andreas Staier (Teldec, 1999)

12. Gaetano Brunetti (1744-1798), troisième mouvement [Andantino] du Quintette avec basson en si bémol majeur op.2 nº2, c.1783. Paolo Carlini et le Quatuor Sandro Materassi (Tactus, 1999).

13. Gaetano Brunetti, troisième mouvement [Quintetto : Allegro moderato] de la Symphonie nº22 en sol mineur, 1783. Concerto Köln (Capriccio, 1994).

14. Gaetano Brunetti, quatrième mouvement [Allegro di molto] de la Symphonie nº22 en sol mineur, 1783. Concerto Köln (Capriccio, 1994).

15. Manuel Canales (1747-1786), premier mouvement [Allegro] du Quatuor en si bémol majeur op.1 nº4, 1774. Quatuor Cambini (Sociedad Española de Musicología, 2001).

16. Luigi Boccherini, premier mouvement [Le campane di l’Ave Maria] du Quintettino en do majeur op.30 nº4 « La Musica notturna delle Strade di Madrid » [G. 324], 1780. Le Concert des Nations, dir. Jordi Savall (Alia Vox, 2005).

17. Luigi Boccherini, deuxième mouvement [Il tamburo dei Soldati] du Quintettino en do majeur op.30 nº4 « La Musica notturna delle Strade di Madrid » [G. 324], 1780. Le Concert des Nations, dir. Jordi Savall (Alia Vox, 2005).

18. Luigi Boccherini, troisième mouvement [Minuetto dei Ciechi, con mala grazia] du Quintettino en do majeur op.30 nº4 « La Musica notturna delle Strade di

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Madrid » [G. 324], 1780. Le Concert des Nations, dir. Jordi Savall (Alia Vox, 2005).

19. Luigi Boccherini, cinquième mouvement [Pasacalle] du Quintettino en do majeur op.30 nº4 « La Musica notturna delle Strade di Madrid » [G. 324], 1780. Le Concert des Nations, dir. Jordi Savall (Alia Vox, 2005).

20. Luigi Boccherini, troisième mouvement [Andantino con grazia] du Quintette avec deux altos en sol majeur op.60 nº5 [G. 395], 1802. Ensemble 415, dir. Chiara Banchini (Harmonia Mundi, 2008).

21. Luigi Boccherini, quatrième mouvement [Allegro giusto] du Quintette avec deux altos en sol majeur op.60 nº5 [G. 395], 1802. Ensemble 415, dir. Chiara Banchini (Harmonia Mundi, 2008).

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1. Anton Raphael Mengs (1728-1779), Portrait de la marquise del Llano, c.1775.

2. Francisco de Goya (1746-1828), La Prairie de San Isidro, 1788.

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3. Luis Paret (1749-1799), Vue du Jardin Botanique depuis la promenade du Prado, 1790.

4. Francisco de Goya, L’aveugle de la guitarre, 1778.

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5. Francisco de Goya, Portrait du duc d’Alba, 1795. 6. Francisco de Goya, Portrait de la duchesse d’Alba, 1797.

7. Luis Meléndez (1716-1780), Nature morte au morceau de saumon, citron et trois pots, 1772.

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8. Luis Paret, Autoportrait à l’atelier, c.1780.

9. Goya, Le miracle de Saint Antoine (détails), 1798.

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5. Francisco de Goya, La duchesse d’Alba et sa duègne, 1795.