est-ce que les karstologues comprennent tout dans le karst? · 2017. 11. 27. · la karstologie...

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Est-ce que les karstologues comprennent tout dans le karst ? - Spelunca 133 - 2014 19 Y’a karst regarder… Est-ce que les karstologues comprennent tout dans le karst ? La karstologie expliquée par un nul Comprendre pourquoi les massifs calcaires se retrouvent tout bouffés de trous dans lesquels nous autres spéléologues nous aimons à nous engouffrer, ça a l’air super- compliqué comme ça au premier abord, mais dans l’épisode précédent (Spelunca n°124, décembre 2011), on avait vu que les processus sont originaux, d’accord, mais qu’en réalité ils sont « vachement » courants et même qu’on les retrouve dans la vie de tous les jours : En cuisant une plâtrée de spaghettis, on avait vu que, si parfois il y a de l’eau dans le gaz, en tout cas y’a toujours du gaz dans l’eau… Dès que ça commence à chauffer, le gaz part (Théorème de la Casserole), mais tant qu’il fait frais, discrètement, le gaz se combine mine de rien avec l’eau. Cuisiner, ça donne soif, et réfléchir encore plus ; en décapsulant une cannette, on a compris que le gaz se combine d’autant plus volontiers avec l’eau qu’on lui met la pression : si la pression baisse, le gaz part (Théorème de la Binouze). Une « manip » rigolote avec de l’eau minérale gazeuse nous a montré que lorsque ce gaz est du gaz carbonique, cela donne un acide, l’acide carbonique (pourquoi se compliquer l’existence?), qui mange le calcaire (insoluble) en donnant un corps soluble qui s’appelle hydrogénocarbonate de calcium et c’est bien fait pour lui (Théorème de la Sampé). Puis, en faisant la vaisselle, on s’est aperçus que, non seulement l’acide carbonique n’est pas très stable et relâche son gaz dès que ça chauffe un peu ou que la pression baisse (Théorème de la Casserole et Théorème de la Binouze inversés), mais qu’en plus l’hydrogénocarbonate de calcium (Ptouy !) n’est pas très stable non plus et se retransforme en calcaire insoluble dès qu’il y a moins de gaz carbonique dans le bazar (Théorème du Bec de Robico), ce qui n’arrange pas la robinetterie mais assure des lendemains qui chantent aux plombiers. Et si vous ne me croyez pas faites donc la vaisselle de temps en temps. Sans sortir de la cuisine et surtout sans nous enfermer dans une bibliothèque, nous avons donc compris le processus chimique qui, à l’échelle du caillou, creuse des trous dans le calcaire et fabrique les concrétions. Mais à l’échelle d’un massif, d’un de ces fameux « karsts », concrètement, comment ça s’organise ce bouffage de calcaire ? Là encore, pas besoin de s’esquinter avec des expressions trop alambiquées (moi, l’alambic, c’est pas pour la karstologie que je le trouve le plus intéressant…), vous allez voir, les premiers qui ont compris tout ça n’étaient pas beaucoup mieux renseignés que nous au départ, ils sont tout simplement allés sur le terrain et ont observé, puis réfléchi… Avant de mettre tout ça dans des bouquins qui à force sont devenus de plus en plus compliqués, parce que c’est plus ou moins toujours comme ça, la Science ! Résumé de l’épisode précédent On dit souvent que l’un des premiers qui, à la fin du XIX e siècle, ait vraiment compris quelque chose au karst n’est autre que notre grand Édouard-Alfred Martel. Cocorico, donc. Dans le détail, il a été sur le terrain, ouvert ses yeux, cogité… Et aussi pas mal discuté avec son ami Jovan Cvijić, géographe austro-serbe qui justement publiera en 1893, au tout début de la carrière spéléologique de Martel, un bouquin nommé comme de par hasard « Das Karstphänomen ». Les idées naissent rarement d’un seul homme, et Martel partagera, et pour tout dire, reprendra, beaucoup de ses idées. Et du coup, de ses termes : c’est pas pour rien que vous entendez parler de « ponors », « ouvala », « poljé » : pas bien franchouillard, tout ça, plutôt typé Balkans, non ? En tout cas, ce qui est sûr c’est que celui qui en a parlé le plus et le plus fort, c’est Martel, au point que sa théorie est au cœur du modèle mondia- lement admis. Enfin, celui en tout cas qu’on vous apprend dans tout stage digne de ce nom et que vous trouvez dans tout bon manuel disponible pour une somme modique chez votre libraire habituel. Édouard-Alfred naît en 1859 près de Paris. On n’est qu’au tout début de la révolution industrielle, les congés payés ne seront inventés que trois quarts de siècle plus tard ; rares sont ceux qui ont les moyens et la liberté de voyager, et à l’époque se rendre à l’étranger (ne serait- ce qu’en Europe) est carrément une aventure : pas de GPS, pas d’autoroutes, et même carrément pas de bagnoles… Or la famille Martel, aisée, fait ce que seuls les riches pouvaient faire à l’époque : du tourisme ! Les Martel possè- dent même une maison de campagne dans les Causses où le jeune Édouard- Alfred traîne ses godillots avec ses cousins Gabriel et Marcel Gaupillat, par Karst Marx BROTHER

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Est-ce que les karstologues comprennent tout dans le karst ? - Spelunca 133 - 2014 19

Y’a karst regarder…

Est-ce que les karstologuescomprennent tout dans le karst?La karstologie expliquée par un nul

Comprendre pourquoi les massifs calcairesse retrouvent tout bouffés de trous danslesquels nous autres spéléologues nousaimons à nous engouffrer, ça a l’air super-compliqué comme ça au premier abord,mais dans l’épisode précédent (Speluncan°124, décembre 2011), on avait vu queles processus sont originaux, d’accord,mais qu’en réalité ils sont « vachement »courants et même qu’on les retrouve dansla vie de tous les jours :✖ En cuisant une plâtrée de spaghettis,

on avait vu que, si parfois il y a del’eau dans le gaz, en tout cas y’atoujours du gaz dans l’eau… Dès queça commence à chauffer, le gaz part(Théorème de la Casserole), mais tantqu’il fait frais, discrètement, le gaz secombine mine de rien avec l’eau.

✖ Cuisiner, ça donne soif, et réfléchirencore plus ; en décapsulant unecannette, on a compris que le gaz secombine d’autant plus volontiers avecl’eau qu’on lui met la pression : si lapression baisse, le gaz part (Théorèmede la Binouze).

✖ Une « manip » rigolote avec de l’eauminérale gazeuse nous a montré quelorsque ce gaz est du gaz carbonique,cela donne un acide, l’acidecarbonique (pourquoi se compliquerl’existence ?), qui mange le calcaire(insoluble) en donnant un corpssoluble qui s’appellehydrogénocarbonate de calcium etc’est bien fait pour lui (Théorème de laSampé).

✖ Puis, en faisant la vaisselle, on s’estaperçus que, non seulement l’acidecarbonique n’est pas très stable etrelâche son gaz dès que ça chauffe unpeu ou que la pression baisse(Théorème de la Casserole et Théorèmede la Binouze inversés), mais qu’enplus l’hydrogénocarbonate de calcium(Ptouy !) n’est pas très stable non pluset se retransforme en calcaire insolubledès qu’il y a moins de gaz carboniquedans le bazar (Théorème du Bec deRobico), ce qui n’arrange pas larobinetterie mais assure deslendemains qui chantent aux

plombiers. Et si vous ne me croyez pasfaites donc la vaisselle de temps entemps.

Sans sortir de la cuisine et surtout sansnous enfermer dans une bibliothèque,nous avons donc compris le processuschimique qui, à l’échelle du caillou,creuse des trous dans le calcaire etfabrique les concrétions. Mais à l’échelled’un massif, d’un de ces fameux« karsts », concrètement, comment ças’organise ce bouffage de calcaire ?Là encore, pas besoin de s’esquinter avecdes expressions trop alambiquées (moi,l’alambic, c’est pas pour la karstologieque je le trouve le plus intéressant…),vous allez voir, les premiers qui ontcompris tout ça n’étaient pas beaucoupmieux renseignés que nous au départ, ilssont tout simplement allés sur le terrainet ont observé, puis réfléchi… Avant demettre tout ça dans des bouquins qui àforce sont devenus de plus en pluscompliqués, parce que c’est plus oumoins toujours comme ça, la Science !

R é s u m é d e l ’ é p i s o d e p r é c é d e n t

On dit souvent que l’un des premiersqui, à la fin du XIXe siècle, ait vraimentcompris quelque chose au karst n’estautre que notre grand Édouard-AlfredMartel. Cocorico, donc. Dans le détail, ila été sur le terrain, ouvert ses yeux,cogité… Et aussi pas mal discuté avec sonami Jovan Cvijić, géographe austro-serbequi justement publiera en 1893, au toutdébut de la carrière spéléologique deMartel, un bouquin nommé comme depar hasard « Das Karstphänomen ». Lesidées naissent rarement d’un seulhomme, et Martel partagera, et pour toutdire, reprendra, beaucoup de ses idées.

Et du coup, de ses termes : c’est pas pourrien que vous entendez parler de« ponors », « ouvala », « poljé » : pas bienfranchouillard, tout ça, plutôt typéBalkans, non ? En tout cas, ce qui est sûrc’est que celui qui en a parlé le plus etle plus fort, c’est Martel, au point que sathéorie est au cœur du modèle mondia-lement admis. Enfin, celui en tout casqu’on vous apprend dans tout stage dignede ce nom et que vous trouvez dans toutbon manuel disponible pour une sommemodique chez votre libraire habituel.

Édouard-Alfred naît en 1859 près deParis. On n’est qu’au tout début de la

révolution industrielle, les congés payésne seront inventés que trois quarts desiècle plus tard ; rares sont ceux qui ontles moyens et la liberté de voyager, et àl’époque se rendre à l’étranger (ne serait-ce qu’en Europe) est carrément uneaventure : pas de GPS, pas d’autoroutes,et même carrément pas de bagnoles…Or la famille Martel, aisée, fait ce queseuls les riches pouvaient faire àl’époque : du tourisme! Les Martel possè-dent même une maison de campagnedans les Causses où le jeune Édouard-Alfred traîne ses godillots avec sescousins Gabriel et Marcel Gaupillat,

par Karst Marx BROTHER

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fascinés comme tous les gamins (etcomme vous et moi, on n’a pas dû gran-dir dans nos têtes) par les grottes, lesgouffres et les avens qui y baillent.

Un beau jour de 1879, la p’titefamille va visiter une province alors autri-chienne, la Carniole. Les Martel y parcou-rent le plateau du Karst (aujourd’hui

« Kras » en slovène), truffé de ces curio-sités naturelles dont raffolent lestouristes de l’époque, toujours plus oumoins frottés de culture, comme parexemple la rivière Pivka qui s’engouffredans les gigantesques grottes d’Adels-berg (aujourd’hui Postojna) et disparaîtdans le noir ; ou encore la Reka, qui, unedizaine de kilomètres après sa source,s’engouffre sous terre dans la grotte deSankt Kanzian (aujourd’hui Škocjan) et,après un cours souterrain d’une quaran-taine de kilomètres jalonné sur le plateau

de gouffres et de dolines, revoit le jour etdonne naissance à la rivière Timava(aujourd’hui Timavo, en italien). De cesrivières souterraines, grottes, gouffres, leKarst en est farci !

Édouard-Alfred a vingt ans, et mêmes’il est prévu qu’il fasse avocat commepapa, il est passionné de géographie : ilest frappé par les ressemblances entreles paysages qu’il voit sur le Karst et ceuxqu’il connaît depuis tout gamin sur lesCausses. On peut même dire que cesrivières qui disparaissent sous le Karst,coulent sous terre et ressortent des kilo-mètres plus loin le marqueront intellec-tuellement à vie : du coup, ce n’estsûrement pas un hasard si, neuf ans plustard, en 1888, la première véritable expé-dition souterraine de Martel, considéréecomme fondatrice de la spéléologiemoderne, est la traversée du courssouterrain de la rivière le Bonheur, quicomme la Reka (enfin, en plus courtquand même…) s’enfonce sous terre surle causse de Camprieu et ressort à lagrotte de Bramabiau. Ce concept deperte-résurgence, qu’il appellera « percéehydrogéologique » s’ancrera dans l’espritde Martel et donnera naissance à saconception du creusement des grottes etdes gouffres, causé selon lui par despertes (actuelles ou anciennes) de coursd’eau de surface et la circulation derivières souterraines (photographies 1, 2et 3).

À partir de la traversée de Brama-biau, il va multiplier les explorations et lespublications avec l’ambition évidente dese tailler une reconnaissance scienti-fique ; à son grand regret, il ne serajamais membre de l’Académie dessciences, où ses idées bien arrêtées etsa façon plutôt rugueuse de les défendrene lui ont pas valu que des amis… En toutcas la quantité colossale de communi-cations qu’il y fera imposera aux scienti-fiques le modèle du Karst, avec sesgouffres, ses pertes, ses rivières souter-raines, ses sources, comme LE modèlegénéral de creusement dans les massifscalcaires, sur lequel s’appuieront laquasi-totalité des géomorphologuesscientifiquement corrects pendant prèsd’un siècle.

Alors bon, le karst de Martel et deses héritiers, comment ça marche ?Essayons de voir ça comme je le vois,avec le regard du simple spéléologue deterrain (qui est finalement celui despremiers karstologues), et avec les motsdes karstologues les plus utiles auspéléologue de terrain.

1. Selon Martel, le karst, c’est simple,ça commence comme ça : une perteen surface… (plateau de Tsanfleuron,Valais suisse). Cliché de l’auteur.

2. Puis ça continuecomme ça… (Coulomp

souterrain, Alpes-de-Haute-Provence.

Cliché J.-Y. Bigot.

3. …Puis ça setermine comme ça.(grotte du Pontet,Doubs. Cliché J.-Y. Bigot.

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C’est simple : le modèle que Martelet ses successeurs ont construit sur sesobservations dans le Karst et dans lesCausses se résume en un mot : drainage.Le karst martélien fonctionne à la basecomme un drainage normal, de surface :il pleut, ça forme des petits ruisseaux, quiforment de grandes rivières. Sauf quedans le karst, c’est en trois dimensionsparce que le calcaire est une passoire…Voyons ça de plus près.

La pluie tombe sur un massif. Bon,normal. Sur ce massif, y’a des sols, desherbes, des arbustes, des arbres, bon, çaaussi c’est banal (photographie 4). On ditque les plantes produisent de l’oxygène,le poumon de la planète, etc. C’est bience qu’on dit, hein ? Ben accrochez-vous :c’est FAUX ! Pas QUE de l’oxygène, du gazcarbonique aussi, et même beaucoup degaz carbonique !

Dans le métabolisme végétal, l’oxy-gène est un sous-produit de la photo-synthèse, c’est-à-dire du processus parlequel la plante, en utilisant comme éner-gie la lumière, transforme du gaz carbo-nique et de l’eau en hydrates de carbone(en matière vivante, quoi) : dans le gazcarbonique CO2 et l’eau H2O, il y a del’oxygène, et même bien plus qu’il n’enfaut, donc le surplus est rejeté dans l’atmosphère. Bon, d’accord, c’est ça laphotosynthèse. Mais parallèlement à ça,les plantes ont AUSSI une respiration, quicomme la nôtre consomme de l’oxygèneet rejette du gaz carbonique. Commedisait Maurice de Talleyrand-Périgord,« Ça va sans dire, mais ça va encoremieux en le disant ! »…

Cela veut donc dire que tant qu’il ya de la lumière il y a photosynthèse, etcomme ce processus est plus productifque la respiration, la plante absorbe plusde gaz carbonique qu’elle n’en rejette, etsurtout produit plus d’oxygène que de gazcarbonique ; mais pas de lumière, pas dephotosynthèse : donc la nuit, pas d’oxy-gène, et surtout, dans le système raci-naire, encore moins de lumière, ni la nuitni le jour, donc zéro pour la productiond’oxygène, rien que du bon gros gazcarbonique… Or, le système racinairec’est pas rien ! On ne le voit pas parceque c’est planqué dans le sol mais çareprésente parfois plus de la moitié de lamasse totale de la plante (photogra-phie 5) ! En plus, la plante, dans le sol,elle n’y est pas toute seule : il y a destas de bactéries et de champignons, dont

beaucoup d’ailleurs contribuent à sonmétabolisme en lui apportant parexemple des nitrates ; et tout ce beaumonde, évidemment, respire…

Ben oui, respire, car il y a bel et biende l’air dans le sol, diffus entre les parti-cules solides et nécessaires aux bacté-ries et champignons qui y participent àce véritable écosystème souterrain. Il yen a même beaucoup ! Pour connaître laquantité d’air qu’il y a sans qu’on lesache dans un sol, vous pouvez faire unepetite « manip » très simple chez vous(dès que maman aura le dos tourné,parce que c’est pas sûr que ça lui plaise) :prenez une balance de cuisine, et posezdessus un récipient avec une quantitéque vous pouvez mesurer d’une terrede votre choix (dans la photographie 6,c’est 900 cm3 de terre de mon jardin).Tarez votre balance, et versez de l’eaujusqu’à ce que votre terre soit saturée :lisez le poids de l’eau que vous avezversée (dans mon exemple, il a fallu370 grammes, c’est-à-dire 370 cm3) etfaites la division, vous aurez le pourcen-tage de vides, donc de gaz dans votre sol.Dans mon exemple, on voit que la terrede mon jardin contient… 40 % de gaz ! Etencore, elle était mouillée, il avait plu. Oncomprend maintenant pourquoi lesplantes poussent mieux sur un soltravaillé : en « aérant  » le sol commedisent les jardiniers, on apporte toutsimplement de l’air à toutes ces bacté-ries et ces champignons, et on leurpermet de foisonner et d’apporter pleinde nutriments à la plante… Une terre noncultivée en contient un peu moins, maisl’ordre de grandeur est le même, et soyez

certains que dès qu’il y a des plantes surle sol, c’est que sous le sol il y a du gazet des bactéries.

Du coup, au-dessus du sol, oui,certes, on respire l’oxygène à pleinspoumons, mais dans le sol, c’est biengazé : alors que le pourcentage de CO2

considéré comme normal dans l’at mos -phè re n’est que de 0,038 %, dans le solon relève couramment des taux qui vontflirter allègrement avec les 10 % ! Vousimaginez la soupe carbonique lorsquel’eau de pluie traverse le sol et semélange à ce gaz-là (théorème de laCasserole)…

Il y a de l’eau dans le karst…

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4. Une usine à bouffer le calcaire (karst dans les Monts Hybléens, Sicile), mais quand t’en as vu un tules as tous vus. Cliché de l’auteur.

5. Biologiede cuisine :un générateurphotosynthétiquedifférentiel ; enhaut du cliché,plus d’oxygèneque de CO2, enbas, plus de CO2que d’oxygène. Cliché de l’auteur.

Par�e qui fait un peu d’oxygène

le jour et du CO2

la nuit

Par�e qui fait jamais d’oxygène

rien que du CO2

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Naturellement, tant que l’eau acidetrouvera des fissures où elle pourra circu-ler, elle y circulera, et tant que ce seradans du calcaire elle les élargira. Or, cequi fait bouger l’eau, c’est son proprepoids, c’est la gravité. Donc, comme lapomme de Newton, direction le centre dela Terre ! Bon, évidemment, elle va s’ar-rêter avant, mais tant que rien ne l’arrê-tera elle aura tendance à s’enfoncerverticalement en élargissant les discon-tinuités sur son parcours.

En même temps il va se produireverticalement ce qui se produit à peuprès horizontalement dans un drainagede surface : les ruisselets font des ruis-seaux, qui font des rivières… Les petitesinfiltrations vont se rassembler, formerdes écoulements plus importants quivont élargir encore plus les vides : voilàpourquoi, comme nous l’avons tous vu enspéléologie, la surface des karsts estsouvent persillée de fissures ou de

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En plus, lorsque l’eau s’infiltre dansle sol, elle fait « piston », et dans les inters -ti ces où elle se trouve en contact avecle gaz, la pression augmente : du coup, leCO2 sous pression se combine encoreplus volontiers avec elle (Théorème de laBinouze). Et comme dans le sol il faittoujours un peu frais, c’est encore mieux(Théorème de la Casserole).

Donc on se résume : lorsqu’il pleutsur un sol un tant soit peu végétalisé,l’eau qui traverse le sol se combine avecd’autant plus de gaz carbonique qu’il ya de biomasse, et devient donc acide ;vous comprenez maintenant UNE desraisons pour lesquelles on dit de certainsterrains riches en matière organique,comme la terre de bruyère, qu’ils

sont « acides » ! Vous voyez, même aujardin on fait de la karstologie sans lesavoir !

Donc l’eau de pluie traverse le sol,s’acidifie au passage et arrive sur lacouche rocheuse sous-jacente. À uneéchelle plus grande que le simple bloc, laroche est toujours un peu fissurée, frac-turée, il suffit de la regarder quand elleest à nu pour le voir. Si la roche est ungranit, un gneiss, une argile, un schiste…Bref à peu près n’importe quoi sauf ducalcaire, un peu d’eau va s’infiltrer dansles discontinuités et les remplir, à la limitey circuler très lentement, mais sans avoird’action significative ; l’essentiel descirculations va se faire au-dessus de lacouche rocheuse et va créer un drainage

« normal », de surface : des petits ruis-seaux, puis de grandes rivières… Enrevanche, dans un calcaire, l’eau qui vas’infiltrer dans les fissures, acide, va encorroder les parois (Théorème de laSampé) et du coup les élargir ; et plus lafissure sera large, plus l’eau va s’y infil-trer, et plus elle va s’y infiltrer et pluselle va corroder… Et ainsi de suite. C’estce que les scientifiques, qui, pour discu-ter entre eux adorent mettre leurs motsà eux sur des choses qui se comprennentaussi très bien sans ça, appellent unerétroaction positive.

Donc l’eau qui tombe sur le calcaires’y infiltre et élargit les fissures pour fairedes vides. Mais jusqu’où cela s’arrê-tera-t-il ?

7. Le drainage d’un karst est, dans un premier temps, vertical… (grotte de Sakany, Ariège). Cliché J.-Y. Bigot.

Karst sur table !

6. Karstologie de cuisine : pour connaître la quantitéd’air qu’il y a sans qu’on le sache dans un sol, on pèseun volume connu de terre (a), on la sature d’eau (b), onsoustrait (c) et on sait combien il y avait de place entreles particules de terre. Les conjoints ne comprenant pastoujours l’intérêt de la Science, l’auteur décline touteresponsabilité concernant les conflits conjugaux pouvantdécouler de cette expérimentation. Clichés de l’auteur.

c.

a. b.

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Une fois de plus, toutes ces connais-sances ne ressortent que de l’observa-tion, du bon sens et de la réflexion ; pasbesoin au départ de mesures de labo etde formules compliquées, il faut juste lirece qu’on observe sous terre à la lumièred’un canevas assez simple : les proces-sus chimiques de base et leurs causes,les processus mécaniques de base etleurs causes, tels que nous les avons vus.Mais le modèle de Martel et Cvijič, simpleet global, s’est petit à petit compliquélorsque les karstologues sont passés du

fonctionnement général au fonctionne-ment de détail. Vu de près, beaucoupde facteurs secondaires se superposentet s’enchevêtrent :

le temps, d’abord : le karst a unehistoire, et non seulement elle estlongue, mais elle est aussi parfoiscompliquée ; lorsqu’on l’observe, on nele voit que dans son état à l’instant t.Or sur le temps long, les climats varientconsidérablement, ce qui impliqued’énormes changements dans lesrégimes d’écoulement : de ce fait, des

parties de réseaux peuvent passer dephases très actives avec une érosionintense des conduits à des phasesbeaucoup moins actives, voire plus dutout actives. Le niveau de base estcensé descendre avec l’encaissementdes vallées, mais pour différentesraisons (notamment les variations duniveau marin qui sont parfois énormes)il arrive qu’il soit remonté, obligeantles drainages à s’adapter. Pire, surl’échelle géologique des temps, mêmeles montagnes bougent… Du coup les

conduits pour la plupart plus ou moinsimpénétrables, mais quelques mètres ouquelques dizaines de mètres plus basnous arrivons souvent à ce que nousappelons dans notre langage de terrain« la zone des puits », où on a beaucoupplus de place mais où ça descend sec…Les karstologues, eux, parlent d’épikarstpour la tranche plus ou moins impéné-trable, et disent volontiers endokarst pourla zone des puits ; le tout, ils appellent çala zone de transfert vertical, ce qui estassez explicite si on sait comment çamarche. En tout cas, c’est pour ça qu’onpeut dire que le karst fonctionne commeun drainage de surface, mais en troisdimensions au lieu de deux : il y a la verti-cale en plus.

Alors qu’est-ce qui peut arrêter l’eaude s’enfoncer verticalement (photogra-phie 7) ? Il peut y avoir deux raisons : soitelle bute sur une couche non calcaire,soit en dessous toutes les fissures sontdéjà pleines d’eau et elle ne peut pluss’enfoncer. Dans ce cas, on parle deniveau de base.

Si elle bute sur une couche noncalcaire, donc relativement imperméableou en tout cas pas spécialement impres-sionnée par l’acide carbonique, l’eau vas’écouler à la base du calcaire et sur lasurface de cette couche qu’elle ne peutpas traverser, en « cherchant » dans lesfissures (qu’elle élargira naturellement)un cheminement jusqu’à une sortie à l’airlibre. Cette sortie existe parce que lamasse rocheuse est, de près ou de loin,environnée de vallées périphériques quidrainent toutes les circulations souter-raines sous forme de sources.

Il arrive aussi que l’eau ne bute passur une couche imperméable, maisqu’elle arrive simplement à un niveau au-dessous duquel tous les vides du calcairesont déjà pleins d’eau, une eau qui

n’arrive ni à circuler ni à s’enfoncer parcequ’elle n’a pas trouvé de sortie vers unevallée périphérique : tout simplementparce qu’on est au-dessous du niveaudes vallées périphériques ; Martel s’estbattu contre ce concept auquel il atoujours refusé de croire, mais plus tardles karstologues l’admettront et parlerontde zone noyée ou phréatique.

Dans les deux cas de toute façon,puisqu’à proximité du niveau de base lesécoulements ne peuvent plus s’enfoncer,ils suivent alors des cheminementsessentiellement horizontaux : c’est làqu’on trouve nos belles rivières souter-raines, ou ce que parfois nous appelonsdes drains ou des collecteurs (photogra-phie 8). Sans trop se compliquer l’exis-tence (et la nôtre), les karstologuesparlent de zone de transfert horizontal ;certains parlent aussi parfois de zoneépinoyée, sous prétexte que, comme les

pluies sont irrégulières, il y a sous terredes variations importantes de débit (parexemple les crues, qui excitent beaucouples karstologues au bureau, mais qu’euxet nous on n’aime pas trop quand on estsous terre), et que donc le niveau de l’eauvarie dans la masse calcaire : du coup,au gré du niveau d’eau qui varie, les écou-lements se baladent façon yo-yo, et lescreusements suivent souvent des profilsen montagnes russes.

Enfin, comme le karst a une longuehistoire et qu’il a connu les vallées quandelles étaient toutes petites, avant qu’ellesne s’encaissent, on a souvent plusieurscheminements horizontaux vers desémergences successives plus ou moinssuperposées, dont seule la plus basse(et donc dans le cas pas trop tordu la plusrécente) est active. On parle de réseauxfossiles étagés.

8. …Puis horizontal (grotte de Sakany, Ariège). Cliché J.-Y.Bigot. Ce collecteur-là est quasiment fossile,voir la photographie 2 pour un collecteur actif...

Sous terre, ékarstille les yeux…

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cavités peuvent carrément se retrouverdans des conditions topographiquestotalement différentes de cellesoù elles se sont formées, et même déconnec tées des autres parties duréseau d’origine ;la chimie du karst elle-même : lorsqueles écoulements diminuent, les proces-sus de dégazage et de précipitation ducarbonate (Théorème du bec duRobico) peuvent devenir prépondérantssur l’érosion et tendre à colmater lesconduits ; les jolies concrétions qu’onaime tant, ben c’est juste le karst quicicatrise ! ;la minéralogie, après : le calcaire n’estpas pur, il contient toujours une frac-tion qui n’est pas corrodée, essentiel-lement de l’argile. Cette argile esttransportée mécaniquement par l’eauet forme une grande partie de ce qu’onappelle les « remplissages », avec éven-tuellement toutes les saloperies queles eaux de surface peuvent emportersous terre : sables, galets, graviers,grenouilles… ;

la mécanique des fluides ensuite : lafissuration suit la mécanique dessolides, mais dès que les infiltrationsplus ou moins diffuses se sont suffi-samment rassemblées pour former desécoulements compétents, l’érosion suitla mécanique des fluides et donne auxconduits des géométries qui dériventde la fissuration d’origine, comme lesméandres par exemple ;et quand la mécanique des fluidesrentre en compétition avec des remplis-sages, c’est pire : les remplissages, bença remplit, forcément, ça s’accumuledans certains points des conduits ; ensurface, il peut y avoir autant de sédi-ments qu’on veut, l’eau a toujours dela place pour passer dessus, mais sousterre les conduits ont des limites finies,et les remplissages les colmatent plusou moins par endroits au point parfoisde contraindre les écoulements à sefaufiler là où ils peuvent. Comme lessédiments se déposent forcément enbas des conduits, pour se creuser unchemin l’eau va devoir éroder vers le

haut, à la voûte ou sur les côtés (photo-graphie 9) : du coup, contrairement àtout ce qu’on peut voir en surface, sousterre lorsqu’il y a des remplissagesl’érosion ne se fait pas vers le bas maisplutôt vers le haut. Cela donne desformes spécifiques au karst : chenauxde voûte lorsque le conduit est quasi-comblé, lapiaz de voûtes ou de parois,banquettes-limites lorsque le conduitn’est qu’à moitié plein de remplissageset que du coup le bas du conduit estprotégé de l’érosion… Le géologuePhilippe Renault, le premier (ou prati-quement, il y a toujours des gens quiont vu avant mais ne l’ont pas dit assezfort) qui a décrit ce processus, l’a traitéde paragénétique, ne me demandezpas pourquoi, par opposition à syngé-nétique lorsque l’érosion du conduitse fait sans la protection des remplis-sages : dans ce cas, on a d’autresformes, plus conventionnelles, plusconformes à ce qu’on voit en surface,qui résultent d’une érosion vers le bas(comme les formes d’incision, galeriesen trou de serrure, etc.) ou à la limitesur toute la section du conduit lorsqu’ilest totalement ennoyé (ce qu’on appe-lait dans le passé les conduites forcées,mais c’est plus à la mode).

Tout ça donne un modèle très simpledans les grandes lignes martéliennes etdans les processus à l’origine du creu-sement, mais rendu complexe lorsqu’onva dans le détail par des impondérablesdont les effets se superposent, et c’esten étudiant ces impondérables que leskarstologues révèlent cette complexité dedétail. Mais après tout, s’ils en sont main-tenant à pinailler sur les impondérables,c’est bien qu’ils maîtrisent le sujet, non ?Finalement, les grottes et les gouffres,c’est de l’eau qui tombe sur du calcaire,qui se creuse son chemin à travers grâceà la chimie de l’acide carbonique, et quiressort en bas dans les vallées, pointbarre, c’est bien ça ?

Oui, souvent on voit bien que c’estça. En tout cas chez nous, dans nosbeaux karsts alpins, dans nos causses,ça marche bien. Mais…

Mais alors, pourquoi il y a aussi desgrottes dans des zones arides ?

Et après tout, pourquoi il n’y auraitqu’une seule manière de faire des trousdans du calcaire ?

En fait, est-ce qu’on est sûr que c’estTOUJOURS ça, le karst ?

9. Bellesformes de

paragenèse :les méandres

de plafond(grotte de

Santa Ninfa,province de

Trapani, Sicile.Cliché

J.-Y. Bigot. Bon, les

puristes dirontque c’est unegrotte dans legypse, mais leprocessus de

paragenèse estexactement le

même quedans le

calcaire.

Karst Marx Brother reviendrabientôt pour tenter de répondre

à cette épineuse question.

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