entretient a derrida sur _de l'hospitalité

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  • 8/10/2019 Entretient a Derrida Sur _de l'Hospitalit

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    Il n'y a pas de culture ni de

    lien social sans un principed'hospitalit entretien avecJacques Derrida [dbat]

    Le Mondedu mardi 2 dcembre 1997 (Horizons-entretiens). Propos recueillis

    par Dominique Dhombres Dans votre dernier livre,De l'hospitalit, vous opposez la loi inconditionnelle de l'hospitalitillimite et les lois de l'hospitalit, ces droits et ces devoirs toujours conditionns et

    conditionnels . Qu'entendez-vous par l ?

    C'est entre ces deux figures de l'hospitalit que doivent se prendre en effet les responsabilits et les

    dcisions. Epreuve redoutable car, si ces deux hospitalits ne se contredisent pas, elles restent htrognes

    au moment mme o elles s'appellent l'une l'autre, de faon droutante. Toutes les thiques de l'hospitalit

    ne sont pas les mmes sans doute, mais il n'y a pas de culture ni de lien social dsans un principe

    d'hospitalit. Celui-ci commande, il donne mme dsirer un accueil sans rserve et sans calcul, une

    expostion sans limite l'arrivant. Or une communaut culturelle ou linguistique, une famille, une nation,

    ne peuvent pas ne pas suspendre, au moins, voire trahir ce principe d'hospitalit absolue : pour protger

    un chez soi , sans doute, en assurant le propre et la proprit contre l'arrive illimite de l'autre ;

    mais aussi pour tenter de rendre l'accueil effectif, dtermin, concret, pour le mettre en oeuvre. D'o les

    conditions qui transforment le don en contrat, l'ouverture en pacte polic ; d'o les droits et les

    devoirs, les frontires, les passeports et les portes, d'o les lois sur une immigration dont il faut dit-on,

    contrler le flux .

    Il est vrai que les enjeux de l' immigration ne recouvrent pas en toute rigueur, il faut le rappeler, ceux

    de l'hospitalit qui portent au-del de l'espace civique ou proprement politique. Dans les textes que vous

    citez, j'analyse ce qui, entre l' inconditionnel et le conditionnel , n'est pourtant pas une simple

    opposition. Si les deux sens de l'hospitalit restent irrductibles l'un l'autre, c'est toujours au nom de

    l'hospitalit pure et hyperbolique qu'il faut, pour la rendre le plus effective possible, inventer les

    meilleures dispositions, les moins mauvaises contions, la lgislation la plus juste. Il le faut pour viter ces

    effets pervers d'une hospitalit illimite dont j'ai essay de dfinir les risques. Calculer les risques, oui,

    mais ne pas fermer la porte l'incalculable, c'est--dire l'avenir et l'tranger, voil la double loi de

    l'hospitalit. Elle dfinit le lieu instable de la stratgie et de la dcision. De la perfectibilit comme du

    progrs. Ce lieu se cherche aujourd'hui, par exemple dans les dbats sur l'immigration.

    On oublie souvent que c'est au nom de l'hospitalit inconditionnelle (celle qui donne son sens toutaccueil de l'tranger) qu'il faut tenter de dterminer les meilleures conditions, savoir telles limites

    lgislatives, et surtout telle mise en oeuvre des lois. On l'oublie toujours du ct de la xnophobie, par

    dfinition ; mais on peut aussi l'oublier au nom d'une certaine interprtation du pragmatisme et du

    ralisme . Par exemple, quand on croit devoir donner des gages lectoraux des forces d'exclusion ou

    d'occlusion. Douteuse dans ses principes, cette tactique pourrait bien perdre plus que son me : le

    bnfice escompt.

    Dans le mme ouvrage, vous posez cette question : l'hospitalit consiste-t-elle interrogerl'arrivant ? , en tout premier lieu en lui demandant son nom, ou bien l'hospitalit commence-t-elle par l'accueil sans question ? . La seconde attitude est-elle plus conforme au principe

    d' hospitalit illimite que vous voquiez ?

    L encore, la dcision se prend au coeur de ce qui ressemble une absurdit, l'impossible mme (une

    antinomie, une tension entre deux lois galement impratives mais sans opposition). L'hospitalit pure

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    consiste accueillir l'arrivant avant de lui poser des conditions, avant de savoir et de demander quoi que

    ce soit, ft-ce un nom ou un papier d'identit. Mais elle suppose aussi qu'on s'adresse lui,

    singulirement, qu'on l'appelle donc, et lui reconnaisse un nom propre : Comment t'appelles-tu, toi ? .

    L'hospitalit consiste tout faire pour s'adresser l'autre, lui accorder, voire lui demander son nom,

    tout en vitant que cette question ne devienne une condition , une inquisition policire, un fichage ou

    un simple contrle des frontires. Diffrence la fois subtile et fondamentale, question qui se pose sur le

    seuil du chez soi , et au seuil entre deux inflexions. Un art et une potique, mais toute une politique endpend, toute une thique s'y dcide.

    Vous notez dans le mme texte : L'tranger est d'abord tranger la langue du droit dans

    laquelle sont formuls le droit d'hospitalit, le droit d'asile, ses limites, ses normes, sa police. Il doit

    demander l'hospitalit dans une langue qui par dfinition n'est pas la sienne . Pourrait-il en treautrement ?

    Oui, car c'est peut-tre la premire violence subie par l'tranger : avoir faire valoir ses droits dans une

    langue qu'il ne parle pas. Suspendre cette violence, c'est presque impossible, une tche interminable en

    tout cas. Raison de plus pour travailler d'urgence transformer les choses. Un immense et redoutable

    devoir de traduction s'impose ici, qui n'est pas seulement pdagogique, linguistique , domestique et

    national (former l'tranger la langue et la culture nationale, par exemple la tradition du droit laque

    ou rpulicain). Cela passe par une transformation du droit, des langues du droit. Si obscur et douloureux

    qu'il soit, ce progrs est en cours. Il touche l'histoire et aux axiomes les plus fondamentaux du droit

    international.

    Vous rappelez l'abolition par Vichy du dcret Crmieux de 1870 qui accordait la citoyennetfranaise aux juifs d'Algrie. Vous avez vcu cete situation trange, dans votre jeunesse, d'tre ainsi

    sans nationalit. Quel regard portez-vous rtrospectivement sur cette priode ?

    Trop dire, l encore. Au lieu de ce que je me rappelle, du fond de ma mmoire, voici seulement ce que

    je voudrais rappeler, aujourd'hui : l'Algrie de cette poque ressemble maintenant, aprs coup, un

    laboratoire expriemental - o l'historien peut isoler scientifiquement, objectivement, ce que fut une

    responsabilit que nous avions demand Mitterand de reconnatre, comme Chirac l'a heureusement fait

    depuis. Car il n'y a jamais eu un seul Allemand en Algrie. Tout dpendu de l'application par desFranais, seulement par eux, des deux statuts des juifs. Dans la fonction publique, l'cole et dans

    l'universit, dans les procdures d'expropriation, cette application a parfois t plus brutale qu'en France

    mme. Pice verser aux dossiers des procs et des repentances en cours.

    Michel Rocard avait dclar, il y a dj quelques annes, que la France ne pouvait pas

    accueillir toute la misre du monde . Que vous inspire ce propos ? Que pensez-vous de la faondont le gouvernement Jospin procde actuellement la rgularisation partielle des immigrsclandestins ?

    Je crois me souvenir que Michel Rocard a retir cette phrase malheureuse. Car ou bien c'est un truisme

    (qui a jamais pens que la France, n'importe quel autre pays, a jamais pu accueillir toute la misre du

    monde ? qui l'a jamais demand ?), ou bien c'est la rhtorique d'une boutade destine produire deseffets restrictifs et justifier le repli, la protection, la raction ( comme nous ne pouvons pas accueillir

    toute la misre, n'est-ce-pas, qu'on ne nous reproche jamais de ne pas le faire asez ou mme de ne plus le

    faire du tout ). C'est sans doute l'effet (conome, conomiste et confus) que certains ont voulu exploiter

    et que Michel Rocard, comme tant d'autres, a regrett. Quant la politique actuelle de l'immigration, s'il

    faut en parler si vite, elle inquite ceux qui ont milit pour les sans-papiers (et qui les hbergent quand il

    le faut, comme je le fais aussi aujourd'hui), ceux que certaines promesses avaient remplis d'espoir. On

    peut regretter au moins deux choses :

    que les lois Pasqua-Debr n'aient pas t abolies plutt que retouches. Outre qu'une valeur

    symbolique y tait attache (ce n'est pas rien), de deux choses l'une, encore : ou bien on en

    conserve l'essentiel, et il ne faut pas prtendre le contraire ; ou bien on les modifie pour

    l'essentiel, et il ne faut pas tenter de sduire ou d'apaiser, en y collant la seule tiquette Pasqua-

    Debr , une opposition lectorale de droite ou d'extrme droite. Celle-ci, de toute faon retirerales bnfices de cette reculade et ne se laissera pas dsarmer. Nous avons besoin, ici, de courage

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    politique, de changement de direction, de fidlit aux promesses, de pdagogie civique (il faut

    rappeler, par exemple, que le contingent des immigrs n'est ni croissant ni menaant - bien au

    contraire - depuis des dcennies) ;

    dans les limites officiellement en vigueur, les procdures de rgularisation promises paraissent

    lentes et minimalistes, dans une atmosphre chagrine, crispe, contrarie. D'o l'inquitude de

    ceux qui, sans jamais demander la pure et simple ouverture desfrontires, ont plaid en faveur

    d'une autre politique et l'ont fait chiffres et statistiques l'appui ( partir de travaux prouvs pardes experts et par des associations compttentes, qui travaillent sur le terrain depuis des annes)

    de faon responsable - et non irresponsable , comme a os le dire, je crois, un de ces

    ministres qui calculent plus ou moins bien, aujourd'hui, et c'est toujours mauvais signe, leurs

    drapages et petites phrases . La limite dcisive, celle depuis laquelle on juge une politique,

    passe entre le pragmatisme , voire le ralisme (indispensable pour une stratgie efficace),

    et leur double douteux, l'opportunit.