entretien avec philippe jaccottet

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 Entretien avec Philippe Jaccottet CHRISTIAN FERRÉ.  Pouvez-vous éclairer les différentes significations que le mot « ima ge » p rend dans votre œuv re ? PHILIPPE  JACCOTTET .  Il y a des distinctions à faire , de la manière la plus ne tte, entre les deux usage s que je fais du mot image . Quand je dis que je rêv e d’une poé sie « sans images », ces images sont évidemme nt ces fi gures de rhétorique que sont la comparai son et la mét aphor e et c’e st le rêv e réalisé, à mes y eux, dans le h aï-ku p ar ex emple , à un moment donné de mon travail. C’est là une question de pratique de la poésie , mais qui repose sur q uelque chose de plus fondamental. Et puis il y a le nombr e considérable d’occurrences où le mo t image s ignif ie les « appar ence s du monde », donc le visib le, des fragments du visible. CHRISTIAN FERRÉ.– Ces différentes signification s de l’image sont liées , mais en général, il n’y a pas d’ambiguïté dans leur emploi. PHILIPPE JACCOTTET .– Oui, si l’on e st un peu a tten tif, c’est vrai… CHRISTIAN FERRÉ.  Mais comment tr aduire les images du visible par l ’image rhétorique ? On sait que vous avez avec l’im age un rapport conflictu el, qui témoigne d’une certaine tension, ce qui a fait dire à certains , un peu r apidement, qu’il y avait de votre part un refus de l’image rh étorique ; or il me semble qu’il n’y a pas véritablement de refus… PHILIPPE JACCOTTET .– Oui, ç’en es t plein e n fait … CHRISTIAN FERRÉ.  Pensez-vous que cette présence massive de l’image rhétorique dans votre œuvre, alors que vos pr opos vont à l’encontre de cette présence, soit contr adictoire ? PHILIPPE JACCOTTET . Il y a une contradiction, mais celle-ci ne me préoccupe pas et je n’en ai même pas été conscient parce que c’est peut-être aussi une question d’év olu- tion, de moment.V ous le sav ez, je ne suis pas du tout un théo ricien et donc il m’ar rive de 1 www .ecoledeslettres .fr © l’École des lettres, 2012 L E SD O S S I ERS D E « LÉ CO L E DES LETT R ES »

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Christian Ferre s'entretient avec Philippe Jaccottet

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  • Entretien avecPhilippe Jaccottet

    CHRISTIAN FERR. Pouvez-vous clairer les diffrentes significations que le mot image prend dans votre uvre ?

    PHILIPPE JACCOTTET. Il y a des distinctions faire, de la manire la plus nette, entreles deux usages que je fais du mot image. Quand je dis que je rve dune posie sans images , ces images sont videmment ces figures de rhtorique que sont la comparaisonet la mtaphore et cest le rve ralis, mes yeux, dans le ha-ku par exemple, unmoment donn de mon travail. Cest l une question de pratique de la posie, mais quirepose sur quelque chose de plus fondamental. Et puis il y a le nombre considrable doccurrences o le mot image signifie les apparences du monde , donc le visible, desfragments du visible.

    CHRISTIAN FERR. Ces diffrentes significations de limage sont lies, mais en gnral,il ny a pas dambigut dans leur emploi.

    PHILIPPE JACCOTTET. Oui, si lon est un peu attentif, cest vrai

    CHRISTIAN FERR. Mais comment traduire les images du visible par limage rhtorique ?On sait que vous avez avec limage un rapport conflictuel, qui tmoigne dune certaine tension, ce quia fait dire certains, un peu rapidement, quil y avait de votre part un refus de limage rhtorique ;or il me semble quil ny a pas vritablement de refus

    PHILIPPE JACCOTTET. Oui, en est plein en fait

    CHRISTIAN FERR. Pensez-vous que cette prsence massive de limage rhtorique dansvotre uvre, alors que vos propos vont lencontre de cette prsence, soit contradictoire ?

    PHILIPPE JACCOTTET. Il y a une contradiction, mais celle-ci ne me proccupe paset je nen ai mme pas t conscient parce que cest peut-tre aussi une question dvolu-tion, de moment.Vous le savez, je ne suis pas du tout un thoricien et donc il marrive de

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    LES DOSSIERS DE LCOLE DES LETTRES

  • me contredire sur beaucoup de choses, et aussi parfois de balancer entre une sorte de pes-simisme et au contraire une forme de srnit. Simplement, il y a eu un moment donn,pour moi, dans le besoin de dire les choses que je voyais, le sentiment trs net que lusagede la mtaphore pouvait gner plutt quaider dire le vrai.

    Je donnerai lexemple du toit de tuiles o marchent des colombes , de Valry. Quand jelis cela, je vois la fois un toit de tuiles et je vois la mer, cest comme une espce de surim-pression qui peut me gner, alors que mon rve surtout peut-tre au moment des pomes dAirs, cest--dire lorsque jai dcouvert le ha-ku , ctait de donner voir lamer et seulement la mer. un moment donn jai eu le sentiment que la mtaphore,la comparaison pouvaient dtourner lattention, distraire de ce que jprouvais le besoin dedire. Et je crois que cela se lit en clair dans des textes comme Travaux au lieu dit ltang o jcarte peu peu les comparaisons et les mtaphores qui me viennent lesprit. Cestlorsque jai tourn le dos toute comparaison que je suis le plus prs de la vrit de ceque je voulais dire.

    Autre exemple : dans Les pivoines , je compare les pivoines des danseuses, dunemanire que je trouve, rflexion faite, un peu prcieuse ou un peu manire; et la fin jedis plus simplement que la pivoine est lie la pluie dans ma sensibilit. Je ne la comparepas, mais, comme les potes du ha-ku, je mets en relation deux lments de la nature quisont sur le mme plan, la pluie et une fleur Jai alors limpression dtre plus prs dumystre de la pivoine, de ce quelle ma sembl me dire sans me parler. Cest un point assezcentral mais, bien entendu, on narrive pas toujours a, et moi-mme je ny arrivepresque jamais. On passe par le dtour des comparaisons et des mtaphores qui peuventparfois apporter elles aussi autre chose : quelque chose de riche et de vrai.

    Il serait absurde de sen priver pour des raisons de principe... parce que le pote estport spontanment aux comparaisons entre les choses, sans rflchir davantage.Simplement, la rgle que je me fixe quand jutilise une comparaison, quelle quelle soit,cest quelle corresponde ce que jappelle une espce de vrit , une comparaison non pas la manire des surralistes, qui peut crer une sorte de choc, un effet de stupeur,mais qui mon avis manque souvent son but parce quelle est tellement subjective quecest un peu comme les images du rve, qui touchent une personne mais pas les autres Marrive-t-il donc de risquer une comparaison et de la travailler, tout mon effort visera ce que les deux termes en soient cohrents et conformes ce que jaurai ressenti sonorigine.

    Il ny a pas de contradiction foncire entre le rve dune posie sans images,rarement exauable, et le recours somme toute frquent celles-ci ; notamment dans lesproses qui, partir de La Promenade sous les arbres, cherchent cerner de leur mieux lexprience de la rencontre avec tel ou tel lment de la nature, en avanant de retoucheen retouche, au risque de la redite.

    Dans lexprience, pour moi de plus en plus centrale, de lmotion mystrieusementsuscite par la rencontre, tout btement, par exemple, dune fleur, il sagit de quelque chosede naf, dimmdiat, sans aucun rapport avec un quelconque occultisme, en fait : aussi simple que parfaitement incomprhensible, et que je voudrais, le plus souvent en vain,pouvoir dire sans dtours. Tant cet vnement mest apparu central.

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  • CHRISTIAN FERR. Donc limage loignerait du centre ?

    PHILIPPE JACCOTTET. Oui Je reviens sans cesse lide de passage, de transparence. Jai toujours lambition que les mots ne fassent pas cran ce qui ma tcommuniqu comme motion : trop de figures de rhtorique, trop dart ou trop de recher-che coupent le courant . En ce moment o je prends plaisir relire les potes franaisdu XXe sicle, lexception des vivants, pour men composer une sorte danthologie* relireSupervielle, ce fut redcouvrir un pote chez qui lon oublie quil y a des mots sur unepage, alors que, justement, il respecte les rgles dune rhtorique ancienne, sans vouloir lesbouleverser comme les surralistes. Chez un Tzara, en revanche, il me semble ne plus voirque des mots, alors quil cherchait videmment tout le contraire, laccs direct la puresource de lmotion. Du coup, une posie comme celle de Supervielle mest apparuemoins use que dautres.

    CHRISTIAN FERR. Celle de Jean Follain peut-tre aussi ?

    PHILIPPE JACCOTTET. Oui, encore que cette relecture mait un tout petit peu du.Mais on ne devrait pas relire, comme je le fais, cinq, six recueils de suite ; la posie nestpas faite pour tre lue ainsi. Bien sr, voil quelquun qui se passe des comparaisons ; il estproche du ha-ku, je lai crit, et cest souvent vrai, comme lorsquil montre un enfant lafentre dune cole qui regarde une mappemonde. Il ne le compare rien et il touche unemotion potique qui a une dimension merveilleuse Non, ce qui ma un tout petit peudu, cest limpression que tous les pomes sont btis sur le mme schma, comme sil yavait une sorte de mcanique, ce que je ne navais pas du tout remarqu avant. Mais je croisque cest une mauvaise lecture, il ne faut pas lire Follain comme a. La substance est richeet varie. Chez un Guillevic, quelquefois, il y a trop de redites

    CHRISTIAN FERR. Vous aimeriez finalement privilgier, comme dans le haku, la mise en rapport de deux ralits contigus, qui ne passe pas par le lien mtaphorique ou le lien de la comparaison.

    PHILIPPE JACCOTTET. Oui, un moment donn, comme je redoutais de plus enplus lloquence, jai vu l une sorte didal, quil ne fallait pas du tout imiter la japonaise,parce quil ny a rien de pire. Le recueil que jai crit aprs, Airs, sil atteint une certainelgret et une transparence, nlimine nullement les mtaphores.

    CHRISTIAN FERR. Finalement, pensez-vous quun pote occidental puisse se passer de limage ?

    PHILIPPE JACCOTTET. Non, probablement pas. Je nai pas dide claire dans cedomaine, parce que je suis incapable de rflchir srieusement ce genre de problmes,hlas ! Jcris, je fais mon petit travail dans mon coin, et puis joublie le peu que je saisMais je pense que vous avez raison, en fait. Dailleurs jai crit aussi que si les potes duha-ku atteignent parfois une telle perfection, singulire pour nous, cest que cela dpend

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    * Dailleurs parue depuis sous le titre Une constellation, tout prs, aux ditions de la Dogana.

  • dun mode de vie et donc de pense et dun rapport avec la ralit qui nest pas le mmeque le ntre Peut-tre en effet chappent-ils ce dualisme qui fonde, en Occident, notrevision du monde.

    Le haku, qui dit en quelques mots lessence mme de ce que jai ressenti unmoment donn, est effectivement une sorte de modle. Il y a l quelque chose qui dpasseles diffrences de civilisations. Dans un tout autre point de vue, on voudrait bien avoir laterrible, la douloureuse rigueur de Paul Celan

    CHRISTIAN FERR. Cet idal est-il toujours aussi fort que lorsque vous avez crit Airs ?Est-ce que cest encore une espce dhorizon rv de votre criture ?

    PHILIPPE JACCOTTET. Je crois que dune manire gnrale, et peut-tre de plus enplus, javance un peu laveuglette, et sans penser des problmes, disons littraires. Je travaille moins quavant parce que lge vient et que jai la plus grande crainte de tomberdans la redite plus faible de ce que jai dit avant, puisque la substance de ce que jcris esttoujours la mme. Il y a ce grand danger-l, mais il nempche pas de continuer travail-ler. Au fond, jy reviens : il me faut cerner ce mystre central de la rencontre avec tellechose du monde qui ma surpris et touch ; cette approche prendra des formes diverses :notes, prose plus ou moins dveloppe, pome, presque instinctivement et navement,sans quaucune rflexion thorique, ou presque, nintervienne. Cest ainsi, et je ne puismieux faire.

    CHRISTIAN FERR. La forme nest pas prconue, elle nat avec lcriture

    PHILIPPE JACCOTTET. Il y a tout de mme des potes qui crivent partir derecherches formelles, dailleurs lgitimes, et quelquefois avec de grands rsultats ; mais cenest pas mon cas. Cette sorte dindiffrence relative la forme saggrave peut-tre mmeavec lge, dans de nouvelles et douloureuses confrontations avc la mort, par exemple. Jerecommence autrement Leons, parce que les circonstances sont autres, et que jai changmoi aussi. La forme (rhtorique) que cela prend me proccupe de moins en moins.

    CHRISTIAN FERR. Cest ce qui expliquerait cette libert nouvelle dont vous parlez dansvos derniers recueils. Ce qui veut dire aussi que dans les ouvrages prcdents, les formes avaient uneplace plus importante ?

    PHILIPPE JACCOTTET. Oui, assez naturellement dailleurs, puisque quand on estjeune on ne travaille pas partir de zro. On a dans lesprit des pomes dautres potes quisont plus prsents parce quon nest pas encore devenu soi-mme, on est plus faible. Moijtais trs permable des influences ; mais alors dj lusage du sonnet, de lalexandrinrgulier ne venaient pas dun choix thorique. Je nai pas appartenu une cole potique,ce qui arrive quelquefois chez les meilleurs, mais javais dans lesprit ces choses-l donc jeme coulais tout naturellement dans ce moule. En avanant, on se libre et le langagedevient de plus en plus personnel. Le critique, lui, voit du dehors et donc a tendance sedemander comment a se fabrique. Je ne me soucie peut-tre pas assez de problmes deforme, de prosodie, etc., mais cest ainsi

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  • CHRISTIAN FERR. Il y a forcment un dcalage entre le critique et le crateur car nous travaillons sur quelque chose de termin, sur des effets de lecture

    PHILIPPE JACCOTTET. Cest tout fait lgitime. Je me souviens dune mission deFrance Culture avec feu Roger Vrigny, qui aimait bien mes livres et en parlait chaleureu-sement Il me flicitait sur la construction de Penses sous les nuages, et je lui ai dit : Maisje ne lai pas construit le moins du monde ! Enfin, bien sr, je ne laurais pas publi si je navaispas eu limpression que les parties tenaient ensemble, mais ce sont les parties chronologi-ques, telles quelles sont venues, il ny a aucun travail darchitecte, aucun effort quelcon-que, donc aucun mrite non plus

    CHRISTIAN FERR. Il y a un nombre important de commentaires et dtudes sur vous,un travail universitaire qui sest dvelopp

    PHILIPPE JACCOTTET. Tout cela me touche et me rconforte, mme si je me gardebien de maventurer trop loin dans ces travaux. Jamais je nirai men plaindre, bien sr ! Ce qui me gne, en revanche, beaucoup, cest labus de lauto-commentaire. Ces roman-ciers qui nont pas encore crit deux romans et vont dj dans des colloques expliquer ce quest lart du roman ! Cela va peut-tre de pair, dailleurs, avec un possible affaiblisse-ment de la qualit...

    CHRISTIAN FERR. Cet auto-commentaire serait une faon de masquer la faiblesse de ce qui est propos ?

    PHILIPPE JACCOTTET. Non, plutt un manque de modestie par rapport ce quonfait. Cest peut-tre aussi caractristique des poques de fin de civilisation, o lactivit critique prend tout naturellement le pas Il ny a peut-tre pas tellement de grandesuvres romanesques en train de se faire mais il y a des uvres critiques peut-tre plusimportantes...

    CHRISTIAN FERR. Il est vrai quune des caractristiques de la littrature de notre sicle,et en particulier de la deuxime moiti du XXe, est ce ddoublement de la cration littraire par le commentaire, par la rflexion sur luvre

    PHILIPPE JACCOTTET. Oui, on sait de mieux en mieux comment les choses se font et, finalement, on a limpression que beaucoup sintressent avant tout cela, alors quemoi jai autre chose faire qui est vraiment de lordre de lexistence. La littrature nestquun moyen

    CHRISTIAN FERR. Parmi les potes et les romanciers actuels ou moins actuels, desquelsvous sentiriez-vous le plus proche ?

    PHILIPPE JACCOTTET. Si nous parlons des morts, je vous ai dit ma dcouverte tardive dune proximit mue avec Supervielle, que je nai rencontr quune fois ; alors quejai beaucoup vu Ponge, que dailleurs jai beaucoup aim comme homme et admircomme crivain, alors que jtais tout de mme trs loin de lui sur le fond.

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  • CHRISTIAN FERR. Vous parliez de Bonnefoy

    PHILIPPE JACCOTTET. Yves est un ami pour moi depuis toujours, quelquun dontcertains livres ont beaucoup compt et comptent encore pour moi. Nous sommes desespces de compagnons de route , je crois. Ce qui nous distingue est cette puissance dela pense, chez lui, qui me fait totalement dfaut, mais me permet peut-tre un rapportplus immdiat avec ces choses simples auxquelles il a toujours vis.

    Que je noublie pas, cependant, cet autre compagnon de route que fut Andr duBouchet ; et Jacques Dupin, bien sr. Ainsi que, sur un tout autre registre, le merveilleuxPierre-Albert Jourdan.

    Un autre nom encore : Louis-Ren Des Forts, dont les Pomes de Samuel Wood etOstinato comptent mes yeux parmi les plus beaux livres de ces dernires annes. (PourOstinato, je pense surtout ses pages les plus riches de concret.) Mais ctait quelquun detrop distant pour que je naie pas d me contenter de ladmirer de loin...

    CHRISTIAN FERR. Cest donc toujours ce concret que vous recherchez dans luvredun autre, cest ce qui en priorit vous attire et dont vous tes le plus proche ?

    PHILIPPE JACCOTTET. Cest sans doute vrai, depuis toujours... Adolescent, je reve-nais sans cesse Claudel et Ramuz, qui sont si proches. Il y a chez lun et et lautre toutela force et le poids des ralits les plus concrtes ; en mme temps, sans quoi ils ne seraientpas des potes, la prsence profonde de ce qui semble se cacher derrire ou dans les apparences, cet invisible qui est religieux chez Claudel et, chez Ramuz, plutt de lordredu sacr. Cest de cela que jai besoin. Ajoutons que le got du terrestre jusque dans lesplus humbles choses vite au pote la tentation de senvoler dans les nuages et de se perdre dans les grandes phrases.

    CHRISTIAN FERR. On a pu dire quil y a une volution de votre rapport limage dans vos dernires uvres. Quen pensez-vous ? Est-ce que vous avez t sensible cela ou bien non, est-ce pour vous quelque chose de constant ? Avez-vous volu notablement ce sujet ?

    PHILIPPE JACCOTTET. Jai souvent dit que je ne travaillais pas tellement mes textes,et mme si je fais des retouches, au fond je nai jamais eu limpression que je travaillais vraiment Naturellement, cela ne veut pas dire que je sois inspir, que jcrive en transe,cest mme tout le contraire, mais le mot travail ne convient pas Ponge, par exemple,parle volontiers de concentration, de lucidit et dacharnement, et au fond cest exacte-ment loppos de moi.

    CHRISTIAN FERR. Vous dites que vous ne travaillez pas normment mais puisque vousparlez de Ponge, on peut voquer un texte comme Travaux au lieu dit ltang , o divers tatsdun mme texte sont prsents. Mme dans le recueil Aprs beaucoup dannes, on trouve ce phnomne, une rcriture, des retouches constantes. Ce nest pas du travail cela ?

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  • PHILIPPE JACCOTTET. videmment en est aussi tout de mme... Rflexion faite,quand jcris, il y a en moi une part active et une part passive, du masculin et du fminin,si lon veut. Jai crit de Ponge quil tait le type mme de lcrivain viril qui dcide,btit selon un plan, qui affiche, au besoin violemment, une force. Claudel, sur un autreregistre, lui ressemblerait. Et puis il y a des crivains comme, par exemple, Rilke, avec unepart deux-mmes plus fminine , plus permable, plus passive parfois. Pour moi, je saisque pour moiti jai limpression de laisser passer ou venir les choses qui me viennent nonpas comme en dormant, mais enfin qui me viennent dune certaine manire toutes seules,par une sorte de porosit lmotion, lorsque je regarde, et puis pour lautre moiti je cor-rige. Il y a un texte o javais essay de dfinir cela, qui je pense est assez juste, jai d lereprendre quelque part, comment sappelle-t-il ?

    CHRISTIAN FERR. Cette folie de se livrer nuit et jour une uvre

    PHILIPPE JACCOTTET. Voil, ctait partir du propos de quelquun qui mavait dit : Ah ! Vous allez avoir le temps, vous allez pouvoir vous consacrer entirement votreuvre

    CHRISTIAN FERR. Et vous expliquez justement que non...

    PHILIPPE JACCOTTET. Oui, jemploie limage de la barque quon oriente avec legouvernail mais en se laissant aller en mme temps Cest pour cela que ce nest pas tout fait un travail .

    CHRISTIAN FERR. En tout cas ce nest pas le travail au sens de la douleur, de leffort dansla cration.

    PHILIPPE JACCOTTET. Non. Je me demande quelquefois si les tourments de travaildont se vantent notamment certains romanciers, sont si srieux que cela. Et sil y a derrire luvre un vrai tourment, comme chez Artaud, chez Celan, cest autrement plusgrave quun tourment litraire... Pour moi, il y a juste ce petit effort de chercher tre leplus vrai possible ; donc, il est vrai, ces retouches, ici ou l ; et sil marrive de garder toutde mme lintrieur de certaines proses les premiers tats de cet effort, cest quils ont mes yeux aussi quelque forme de lgitimit.

    CHRISTIAN FERR. On se rend compte que ces retouches progressent par reprises de quelques lments qui ont t poss au dpart, qui sont nouveau moduls ensuite. Cest un enchanement en fait.

    PHILIPPE JACCOTTET. Oui, un ttonnement

    CHRISTIAN FERR. Une image, qui est aussi une pratique, tient une grande place dansvotre uvre et dans votre vie : celle de la marche. La marche et le retour sur des mmes lieux mtaphorisent votre criture, notamment votre recours la rptition, lapprofondissement.

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  • PHILIPPE JACCOTTET. Oui et non. Il y a du vrai ; je dis souvent moi-mme que lesproses, par rapport aux pomes, ressemblent des promenades. La prose elle-mme avance,chemine, fait des dtours, etc. Ce parallle existe donc mais on ne peut pas non plus lepousser trs loin parce que dans une marche, une promenade, je ne vais pas vers un but, jene cherche pas une source, tandis que dans le texte, cest autre chose. Cela dit, il y a quandmme un fait qui est de lordre du biographique.Adolescent, Lausanne, je ne mintres-sais pas spcialement, la nature, qui ne mattirait pas. Peut-tre est-ce en lisant GustaveRoud que jai commenc vouloir me promener mais ctait encore trs littrairecomme relation.

    Aprs quoi on vient ici sinstaller pour des raisons plutt pratiques dconomie, larecherche dun climat agrable et le besoin de mettre une certaine distance entre moi etlbullition littraire qui me pesait. Et sans aucune ide cologique avant la lettre ou autre,ou rousseauiste, il sest produit ce qui a t absolument dcisif pour moi : jai dcouvert lemonde naturel, que je ne connaissais vraiment pas.Tout simplement parce que, quand onvit la campagne, que peut-on faire sinon se promener ? Mme pas, Dieu merci, danslide que jallais en ramener quelque chose pour mon travail. Simplement, il y a eu toutce que jai racont cinquante fois, de manire finalement peut-tre lassante, cest--dire cet tonnement devant des choses trs mystrieuses. Puis la marche est devenue un besoin enquelque sorte vital, parce quen mme temps elle are lesprit et, en dehors du rapport avecla littrature, cest vrai que cest une faon de vivre. Il ny aurait pas une telle vogue de larandonne sil ny avait pas cette espce dquilibre quon y trouve. Et puis la chance dtredans un pays dont on ne se lasse pas.

    CHRISTIAN FERR. Vous associez souvent la marche et la rverie, et on pense immdiate-ment Rousseau. Or vous nen parlez pas, et dans un entretien rcent vous vous en dmarquez mmeassez nettement. Finalement la promenade chez lui est un retrait dans la nature, cest une protection,un havre de paix, une espce de retranchement. Ce nest pas le cas chez vous

    PHILIPPE JACCOTTET. Non

    CHRISTIAN FERR. Dans vos crits, lie la marche, on trouve beaucoup la rverie du passage. Et parfois, notamment dans Aprs beaucoup dannes, cette rverie dbouche sur une rverie de larrire-pays, de larrire-monde dans lequel, une fois le seuil franchi, on serait en quelquesorte dlivr du poids de la finitude, de la mort, du poids du corps finalement, des affects, des dsirs.Et en mme temps il y a chez vous constamment, vous le dites, cet amour du concret, de ce qui est lprsent, de limmanence. Comment concilier la rverie de ce passage, que finalement vous mettezensuite distance, et cet autre aspect ?

    PHILIPPE JACCOTTET. Cest effectivement un problme crucial et difficile. Je pensedabord quil ny a pas forcment lieu de concilier ce qui pourrait tre compris commecontradictoire. Non, ce que je crois foncirement, parce que je men suis aperu ds ledbut, ds mes premiers textes crits ici, quand je parle des montagnes, que jessaie de comprendre pourquoi il y a un tel bonheur voir une montagne disparatre en fume, jepense que cela doit correspondre quelque chose que jai profondment en moi Donceffectivement je rve de passer la mort, disons, pour simplifier un peu, sans dommages.

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  • Cest cela la rverie profonde, que tout se fasse sans rupture, sans dchirure. Je croisque cela revient trs souvent dans des mtaphores aussi, quand je tourne autour de cetteangoisse.Trs profondment en moi, chaque fois quil y a une ouverture dans la vision decette espce-l, cest associ une sorte de bonheur, comme si on tait devenu un oiseau,etc. En mme temps cela ne signifie pas pour autant un dpart vers un au-del dsincarn ;cest ainsi que dans mon tout premier livre dj, je critique George William Russel pourla fadeur et la pauvret de ses visions.

    Le monde visible, le monde proche est finalement dix fois plus intressant, parce quejai lintuition quil contient en lui-mme linvisible ou une espce de noyau de mystre,autrement dit quil ny a pas besoin de passer de lautre ct mais que dune certainemanire le passage se fait ds ici. Mais l, on frle la mtaphysique ou la mystique, peut-tre On approche de zones qui ne sont pas claires dans mon propre esprit. Ce sont desintuitions qui reviennent tout le temps.Ainsi, quand jessaie de mexpliquer mon tonne-ment devant des fleurs, ou simplement le fait de prononcer une phrase comme celle-ci : Un cognassier cest une des choses les plus belles que jaie vues , cest une drle de phrase fina-lement, quest-ce que a veut dire ? Et pourtant elle simpose avec force mon esprit Sijessaie de la comprendre, les images qui me viendront, pour le coup, seront celles duneouverture. Cest comme si le regard tait conduit traverser la fleur, comme si dans lins-tant mme on avait ralis une sorte dunit. Dans linstant, apparat presque une sorte desurnature Veut-on mesurer limportance quune telle rencontre prend pour vous, on enarrive forcment ces approximations qui frlent le monde de la mystique sans y entrervraiment...

    CHRISTIAN FERR. On touche l un domaine tout fait personnel et intime, celui du sacr.Le rapport ce quon peut appeler le divin. Ce nest pas le passage dans un au-del dsincarn, cestune espce de dimension autre de notre monde.

    PHILIPPE JACCOTTET. Je crois que dans Hameau je dis assez bien cela. Unecurieuse exprience que ce village, dans une saison comme celle-l, avec plein darbusteset darbres en fleurs, un endroit perdu Tout coup ce sentiment quon vous dit : Passe .Au fond je rpte ma manire ce que dit Breton dans LAmour fou lorsquil entend cetteinjonction : Passe .

    Cela fait partie de ces expriences centralement potiques qui me sont donnesquelquefois ; on franchit les limites du visible mais en mme temps, si jessaie de compren-dre ce que cela veut dire, ce ne sera pas un franchissement qui fait entrer dans labstrac-tion, dans le cristal pur, dans le pur anglique. Non, on va tout garder, on garde toute larichesse de ce quon a vcu, comme quelquun qui passe une frontire et ne se dpouillepas. Cest le contraire dune ascse, pour passer la frontire il na pas besoin de jeter sonbaluchon, il le garde peut-tre transfigur ou transform. On voit alors quil faut bien des mtaphores pour sexpliquer en pareil cas, parce quon est hors du domainede la pure logique.

    Propos recueillis par CHRISTIAN FERR le 25 mars 2000,revus par PHILIPPE JACCOTTET en fvrier 2012

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