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Université de Liège Faculté de Philosophie et Lettres Département des Sciences de l’Antiquité Entre alimentation, hygiène et médecine : le vocabulaire de l’administration des simples dans le livre IX des Recherches sur les plantes de Théophraste Mémoire présenté par Pauline GREGOIRE en vue de l’obtention du grade de licenciée en langues et littératures classiques Année académique 2008-2009

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  • Universit de Lige Facult de Philosophie et Lettres

    Dpartement des Sciences de lAntiquit

    Entre alimentation, hygine et mdecine : le vocabulaire de

    ladministration des simples dans le livre IX des Recherches sur les plantes de Thophraste

    Mmoire prsent par

    Pauline GREGOIRE en vue de lobtention du grade de

    licencie en langues et littratures classiques

    Anne acadmique 2008-2009

  • Photo de couverture : La jusquiame blanche (Hyoscyamus albus L.) daprs S. Amigues, dans son ouvrage, tudes de botanique antique, prf. de P. Quzel, Paris, De Boccard, 2002, p. 171, fig. 5

  • Universit de Lige Facult de Philosophie et Lettres

    Dpartement des Sciences de lAntiquit

    Entre alimentation, hygine et mdecine : le vocabulaire de

    ladministration des simples dans le livre IX des Recherches sur les plantes de Thophraste

    Mmoire prsent par

    Pauline GREGOIRE en vue de lobtention du grade de

    licencie en langues et littratures classiques

    Anne acadmique 2008-2009

  • Pour laborer les techniques, souvent longues et complexes, permettant de cultiver sans terre ou bien sans eau, de changer des graines ou racines toxiques, en aliments, ou bien encore dutiliser cette toxicit pour la chasse, la guerre, le rituel, il a fallu, nen doutons pas, une attitude desprit vritablement scientifique, une curiosit assidue et toujours en veil, un apptit de connatre pour le plaisir de connatre, car une petite fraction seulement des observations et des expriences (dont il faut bien supposer quelles taient inspires, dabord et surtout, par le got du savoir) pouvaient donner des rsultats pratiques, et immdiatement utilisables

    Cl. LVI-STRAUSS, La pense sauvage (Paris, Plon, 1962), p. 23, 18-29.

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    Avant-Propos

    Au seuil de cette tude, je tiens exprimer ma reconnaissance aux professeurs qui, lUniversit de Lige, ont assur ma formation en Langues et Littratures classiques, et spcialement Madame Marie-Hlne Marganne, la promotrice de mon mmoire. Je la remercie pour la disponibilit, la patience et la confiance quelle ma accordes sans relche, tout au long de mon travail. Je remercie aussi tout particulirement ma mre et mon frre Max, qui, dans les moments de doute et de stress, mont encourage poursuivre mon objectif.

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    I. Introduction Si les recherches sur Thophraste connaissent un regain dintrt, depuis une vingtaine dannes, suite, notamment, la mise en route du projet international Theophrastus, qui a donn lieu plusieurs publications, et ldition des Recherches sur les plantes par Suzanne Amigues dans la Collection des Universits de France, rares sont les tudes qui ont t consacres la langue de cet auteur, qui occupe pourtant une position-cl dans lhistoire de la botanique et aussi, par lintermdiaire du livre IX des Rech. sur les plantes, dans lhistoire de la pharmacologie.

    Le projet international Theophrastus, qui a pour but de rassembler, diter, traduire et commenter tous les fragments et uvres mineures de Thophraste, ainsi que les tmoignages relatifs cet auteur, a dbut au printemps 1979. Un premier volume1 dtudes rassemblant les communications prsentes lors dun colloque tenu en 1983, parut en 1985, et un autre2, runissant les communications dun colloque organis en 1985, Londres, et portant plus spcialement sur les ouvrages de sciences naturelles, fut dit en 1988. Ce dernier contient notamment une contribution de M. G. Sollenberger3, qui vise identifier les ouvrages de botanique attribus Thophraste par Diogne Larce et prciser le nombre de livres contenus dans chacun deux selon les manuscrits. Parmi ceux-ci, on peut relever les traits Sur le miel (1 livre perdu, sauf un fragment conserv par Photios), Sur les odeurs (1 livre conserv en partie), Sur le vin et lhuile dolive (perdu), etc. la suite des deux premiers recueils, W. W. Fortenbaugh publia, en 1992, avec la collaboration de spcialistes internationaux4, un ouvrage5 en deux volumes qui rassemblait une collection de 741 textes grecs, latins et arabes concernant la vie de Thophraste, les fragments et les tmoignages relatifs la logique, la physique, la mtaphysique, la thologie et les mathmatiques (I), ainsi que les documents relatifs la psychologie, la physiologie humaine, les cratures vivantes, la botanique, lthique, la religion, la politique, la rhtorique, la potique et la musique (II). En outre, llargissement des recherches ltude des opuscules thophrastens a donn lieu plusieurs runions, dont celle de Lille, en juin 1996 , suivie, en 1999, dun colloque organis Trves, du 19 au 23 juillet 1999, sous lgide de la Karl-und-Gertrude-Abel-Stiftung. Le dernier volume paru, date de 2002 et runit les douze communications prsentes lors de ce colloque6. De son ct, S. Amigues7, une autorit inconteste en botanique antique, entreprenait dans les annes quatre-vingts dditer et de traduire le texte des Rech. sur les plantes pour la Collection des Universits de France. De 1988 2006, cinq tomes ont t publis, dont le premier contient les livres I et II de cette uvre (1988), le deuxime, les livres III et IV (1989), le troisime, les livres V et VI (1993), le quatrime, les livres VII et VIII (2003). Le

    1 W. W. Fortenbaugh, Theophrastus of Eresus. On his Life and Work, avec la collaboration de P. M. Huby et A. Long, New Brunswick, Transaction Books, 1985. 2 W. W. Fortenbaugh et R. W. Sharples, Theophrastean Studies. On Natural Science, Physics and Metaphysics, Ethics, Religion and Rhetoric, New Brunswick, Transaction Books, 1988. 3 M. G. Sollenberger, Identification of titles of Botanical Works of Theophrastus, dans W. W. Fortenbaugh et R. W. Sharples, Theophrastean Studies, p. 14-24. 4 Voir la prface de ce premier volume, p. 1, de louvrage cit ci-dessous. 5 W. W. Fortenbaugh, P. M. Huby, R. W. Sharples et D. Gutas (d. et trad.), Theophrastus of Eresus. Sources for his Life, Writings, Thought and Influence, Leiden, Brill, 1992: Life, Writings, Various Reports, Logic, Physics, Metaphysics, Theology, Mathematics (I) ; Psychology, Human Physiology, Living Creatures, Botany, Ethics, Religion, Politics, Rhetoric and Poetics Music, Miscellanea (II). 6 W.W. Fortenbaugh et G. Whrle (d.), On the Opuscula of Theophrastus. Akten der 3. Tagung der Karl-und-Gertrud-Abel-Stiftung vom 19.-23. Juli 1999 in Trier, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2002. 7 S. Amigues, (texte tabli et traduit par), Thophraste, Recherches sur les plantes, Paris, Les Belles Lettres : tome I : livres I-II (1988) ; tome II : livres III-IV (1989) ; tome III : livres V et VI (1993) ; tome IV : livres VII et VIII (2003) ; tome V : livre IX (2006).

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    cinquime enfin, qui comprend le texte du livre IX, parut en 2006. Au cours du travail de prparation de ces volumes, pour lesquels elle a fourni un commentaire trs dtaill, la philologue franaise a t amene identifier de nombreux vgtaux et prciser leurs proprits. Parus dans des priodiques et des recueils varis, une grande partie de ses travaux prparatoires ont t runis dans un ouvrage densemble intitul tudes de botanique antique8, avec une prface de P. Quzel, qui a t dit en 2002. Guide par mon intrt pour la mdecine et lalimentation antiques dune part et, dautre part, par une remarque dAlain Touwaide propos du lexique de ladministration des substances mdicinales dans la Matire mdicale de Dioscoride qui est aussi en grande partie, mais pas exclusivement, celui de lalimentation, tant en outre, celui des soins infirmiers et des soins dhygine 9, et lexemple de ltude de Jolle Jouanna-Bouchet sur les gestes thrapeutiques dans les Compositiones de Scribonius Largus10, jai entrepris de reprer et dtudier tous les termes relatifs, non seulement lingestion et lapplication, mais aussi la rcolte et la prparation des substances vgtales dcrites dans les chapitres 8 20 du livre IX des Rech. sur les plantes de Thophraste, en vue dvaluer le caractre gnral ou la spcificit dun vocabulaire qui tendra se spcialiser au cours des sicles ultrieurs. Aprs un aperu sur Thophraste, sa vie et son uvre, sur les Rech. sur les plantes, particulirement le livre IX, on passera en revue les substances vgtales dont Thophraste signale ladministration des tres vivants. Ce catalogue sera suivi de ltude lexicale de lensemble des termes attests dans ce livre pour dcrire ladministration, la prparation de la substance mdicinale et la mise en condition du patient. Au cours de ce travail, jai t amene identifier de nombreuses substances. Pour les vgtaux, jai utilis surtout les travaux de S. Amigues11, ainsi que louvrage de Jacques Andr12 sur Les noms de plantes dans la Rome antique. Les guides modernes consacrs aux plantes mdicinales de F. Couplan13, P. Schauenberg14 et celui, plus rcent, de W. Hensel15, mont permis une approche plus concrte de ces vgtaux. Pour les termes techniques de mdecine en grec, jai consult louvrage de F. Skoda16, ainsi que les lexiques de K.-H.

    8 S. Amigues, tudes de botanique antique, prf. de P. Quzel, Paris, De Boccard, 2002. 9 A. Touwaide, Les lexiques du trait de matire mdicale de Dioscoride. Prospectives pour leur tude, dans S. Sconocchia, L. Toneatto, D. Crismani et P. Tassinari (dir.), Lingue tecniche del greco e del latino. Atti del I Seminario internazionale sulla letteratura scientifica e tecnica greca e latina, Associazione internazionale lessicografica sulla letteratura scientifica e tecnica greca e latina, Trieste, Universit de Trieste, 1993, p. 169-181 et spc. p. 178. 10 J. Jouanna-Bouchet, tude des gestes thrapeutiques dans les "Compositiones" de Scribonius Largus : quand les ncessits de lacte mdical crent le mot, dans F. Gaide et F. Biville (dir.), Manus medica. Actions et gestes de lofficiant dans les textes mdicaux latins. Questions de thrapeutique et de lexique. Actes du Colloque tenu lUniversit Lumire-Lyon II, les 18 et 19 septembre 2001, Aix-en-Provence, Publications de lUniversit de Provence, 2003, p. 117-130 (coll. : Textes et documents de la Mditerrane antique et mdivale). 11 S. Amigues, Thophraste. Recherches sur les plantes. Tome V. Livre IX, Paris, Les Belles Lettres, 2006 : Commentaire (p. 66-242), Index des noms des plantes (p. 263-350), Cls pour lindex : noms scientifiques, noms franais (p. 351-370) ; Phytonymes grecs et morphologie vgtale, dans Journal des Savants (1984), p. 151-173 ; tudes de botanique antique, prf. de P. Quzel, Paris, de Boccard, 2002, cit plus haut. 12 J. Andr, Les noms de plantes dans la Rome antique, Paris, Les Belles Lettres, 1985. 13 F. Couplan E. Styner, Guide des plantes sauvages comestibles et toxiques, Lausanne- Paris, Delachaux & Niestl, 1994. 14 P. Schauenberg et F. Paris, Guide des plantes mdicinales, 3e d., Neuchtel Paris, Delachaux & Niestl, 1977. 15 W. Hensel, 350 plantes mdicinales, traduit de lallemand par M. Gerner, Paris, Delachaux et Niestl, 2008 (d. orig. : Welche Heilpflanze ist das ?, Stuttgart, Franckh-Kosmos Verlags-GmbH & Co, 2007). 16 F. Skoda, Mdecine ancienne et mtaphore. Le vocabulaire de lanatomie et de la pathologie en grec ancien, Paris, Peeters-Selaf, 1988.

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    Leven17, celui de R. J. Durling18, spcifique Galien, et enfin, celui de J. Hirschberg19, pour les termes relatifs lophtalmologie. Pour dfinir certaines pathologies en franais, jai utilis le Dictionnaire de mdecine de S. Kernbaum 20 et, pour les autres termes mdicaux, le Dictionnaire de la langue franaise de . Littr21, par ailleurs mdecin diteur des traits hippocratiques22. 1 Thophraste (372/371 287/286 av. J.-C.) : sa vie23 Dnomm Tyrtamos, notre auteur doit Aristote le surnom logieux de Thophraste (), le divin parleur , sous lequel il sera connu par la postrit. Il nat et passe son enfance rsos, sur lle de Lesbos, o son pre possdait une foulerie. Il y bnficie dune ducation soigne et est llve dun certain Alkippos. En 354 av. J.-C., il part pour Athnes, o il suit lenseignement de Platon et frquente les Acadmiciens Speusippe et Xnocrate. la mort de Platon (348/347 av. J.-C.), il accompagne Aristote qui sinstalle chez Hermias, tyran dAssos en Troade. Dsormais, son destin et sa pense seront lis ceux de son matre, dont le projet encyclopdique vise runir et inventorier les connaissances dans de multiples domaines : politique, thique, rhtorique, littrature et sciences, notamment naturelles, telles que la zoologie, la minralogie et la botanique. En 343/2, lorsquAristote se voit confier par Philippe II de Macdoine, le prceptorat de son fils Alexandre, Thophraste suit son matre la cour du roi. De retour Athnes, en 335 av. J.-C., Aristote y fonde le Lyce. Aprs la mort dAlexandre le Grand (13 juin 323 av. J.-C.), chass dAthnes, le Stagirite se rfugie Chalcis, o il meurt un an aprs. Son hritier nest autre que Thophraste. la tte du Lyce, il se consacre dsormais lenseignement et la rdaction de ses ouvrages jusqu ce quil meure, selon Diogne Larce et la Souda24, g de quatre-vingt-cinq ans, pour stre repos loccasion du mariage dun de ses disciples. 2 Son uvre De la liste des 240 titres douvrages relatifs la logique, la rhtorique, la politique et les sciences naturelles, qui a t tablie par Diogne Larce25 (IIIe sicle de notre re) et qui reflte louverture desprit et les intrts clectiques de Thophraste, il ne reste que trois uvres principales, mais qui, conserves dans leur intgralit, ont marqu la postrit : les Caractres ( ou Ethikoi Charakteres), modle du genre littraire de ltude des caractres encore au XVIIe sicle avec Jean de La Bruyre (1645-1696), les Recherches sur les plantes ( ou Historia plantarum26) et les Causes 17 K.-H. Leven, Antike Medizin. Ein Lexikon, Munich, C. H. Beck, 2005. 18 R. J. Durling, A dictionary of medical terms in Galen, Leiden, Brill, 1993. 19 J. Hirschberg, Wrterbuch der Augenheilkunde, Leipzig, 1887. 20 S. Kernbaum, Dictionnaire de mdecine, 7me dition avec une prface de J.-P. Grnfeld, Paris, Flammarion Mdecine-Sciences, 2001. 21 . Littr, Dictionnaire de la langue franaise, ouvrage publi de 1863-1877, Paris, Encyclopdia Universalis (7 volumes), 2007 (rimpr.). 22 . Littr (d. et trad.), uvres compltes dHippocrate, 10 vol., Paris, J.-B. Baillire, 1839-1861. 23 Sur les donnes biographiques de Thophraste, voir Diogne Larce, V, 40-50 ; Souda, s. v. ; O. Regenbogen, Theophrastos von Eresos, dans Real-Encyclopdie der classischen Altertumswissenschaft. Suppl. VII (1950), col. 1353-1562 ; S. Amigues, Thophraste. Recherches sur les plantes. I, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. VII-XVI ; R. Harmon, art. Theophrastos, dans Der Neue Pauly, XII (1996), col. 385-393 ; H. Gotschalk, art. Aristotelismus, dans Der Neue Pauly, I (1996), col. 1147-1152. 24 D. L., V, 40 ; Souda, ibid. 25 D. L., V, 42-50. 26 Traditionnellement abrg en H.P.

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    des plantes ( ou De causis plantarum27). Ainsi que je lai not plus haut, les fragments et uvres mineures attribus Thophraste sont tudis dans le cadre du projet international Theophrastus.

    2.1 Thophraste, Pre de la botanique

    Dans les traits des RP et des CP, on dcle la mthode de recherche rigoureuse et prcise

    de Thophraste, qui a amen le botaniste sudois Karl von Linn, le considrer comme le pre de la botanique . Toutefois, nous qualifierons galement notre auteur de pre de lcologie28 , lui qui entend tudier chaque espce dans son milieu et dsire, comme il le souligne29, acqurir en outre la connaissance de la rgion et du terrain par le moyen de lenqute . Ainsi, il se fonde avant tout sur lexprience et soppose toute classification rigide des espces, quil juge inadapte au rgne vgtal : la plante est un organisme variable, divers, difficile dfinir en termes gnraux 30. Selon A. Preuss31, les traits de botanique de Thophraste ne fournissent pas ce que nous appellerions, une taxinomie des plantes, cest--dire une classification des plantes en genres et en espces ; ainsi, dans les RP, lauteur sattache aux diffrences entre les plantes et, en particulier, aux diffrences entre leurs parties, sur le modle de lHistoire des animaux dAristote, tandis que, dans les CP, il veut comprendre la fonction et la reproduction des plantes, linstar dAristote dans les Parties et la Gnration des animaux . Dautres auteurs modernes, qui retracent lhistoire de la botanique, prsentent galement Thophraste en relation avec son matre. Ainsi, Ch. Singer32 signale que lactivit biologique du Lyce dAristote sest poursuivie aprs sa mort avec son lve, Thophraste (372-287 av. J.-C.). Il a crit sur de nombreux sujets, mais ses crits sur les plantes, spcialement, sont teints dun esprit scientifique minutieux, et sont bon droit considrs comme les textes de base de la science botanique. Cependant, les travaux de lauteur des RP ont eu peu deffet ou dinfluence auprs de ses contemporains et de ses successeurs . Quant A. Raynal-Roques33 , bien que, dans son numration des grands traits anciens relatifs la botanique, elle reconnaisse lapport de Thophraste, lve dAristote aux connaissances botaniques de lpoque, elle souligne nanmoins que la connaissance des plantes reste du domaine utilitaire et mythique ; si les travaux dAristote ont permis un progrs dans la comprhension du monde animal, il nen est pas encore de mme en ce qui concerne le monde vgtal . Toutefois, dautres sintressent lapport de Thophraste et son approche nouvelle dans ltude des plantes. Ainsi, K. R. Stern34, dans son Introduction la biologie vgtale, voque Thophraste comme un homme extraordinaire qui ne sest pas content dacqurir pratiquement le savoir quAristote avait accumul sur les plantes, mais qui a ajout cela de manire prodigieuse le rsultat de ses propres observations (). Tellement nombreuses ont t ses contributions la botanique en

    27 Abrg en C.P. 28 Lexpression est emprunte J. D. Hugues, Theophrastus as Ecologist, dans W. W. Fortenbaugh et R. W. Sharples, Theophrastean Studies, p. 75. 29 Voir C. P., II, 13, 5 : . 30 Voir RP, I, 1, 10 (p. 5, 22-24) : , . 31 A. Preuss, Drug and Psychic States in Theophrastus Historia Plantarum 9.8-20, dans W. W. Fortenbaugh et R. W. Sharples, Theophrastean Studies, p. 92. 32 Ch. Singer et E. A. Underwood, A Short History of Medicine, 2me edition, Oxford, Clarendon Press, 1962, p. 47. 33 A. Raynal-Roques, La botanique redcouverte, Paris, Belin, 1994, p. 22. 34 K. R. Stern, Introductory Plant Biology, 5me edition, Universit de Californie, Wm. C. Brown Publishers, 1991, p. 7.

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    tant que science que le fameux botaniste sudois, Linn, lui a donn le titre de pre de la botanique . P. M. Ray35, qui utilise la mme expression, considre Thophraste comme le premier cologiste puisquil tudie la croissance des plantes dans leur milieu et linfluence de ce dernier dans la dfinition de leurs caractristiques.

    2.2 Ouvrages botaniques : les Recherches sur les plantes

    Rdig par Thophraste en 314-313 avant notre re, le trait des Recherches sur les plantes se divise en neuf livres. Dans le livre I, lauteur sattache dabord la description des parties essentielles des vgtaux, et, ensuite, leur classement en arbres, arbrisseaux, sous-arbrisseaux et plantes herbaces, puis, en espces sauvages ou domestiques, aquatiques ou terrestres. Le livre II contient lnumration des procds naturels ou artificiels permettant dassurer la propagation dune espce vgtale. Ensuite, au livre III, Thophraste expose le problme de la gnration spontane propos des vgtaux apparemment dpourvus de fruits. Il rappelle ici les thories des du premier tiers du Ve sicle, tels quAnaxagore, Empdocle et Dmocrite. Le livre IV est consacr des considrations cologiques 36, cest--dire concernant les relations entre les vgtaux et lenvironnement dans lequel ils poussent. Quant au livre V, il est relatif au bois. Enfin, lensemble que constituent les livres VI, VII et VIII, traite des sous-arbrisseaux et des plantes herbaces. Nous aborderons par la suite le contenu du livre IX des RP et la question de son authenticit.

    2.3 Les Causes des plantes

    Intitul les Causes des plantes, le second ouvrage de botanique de Thophraste, qui compte huit livres, est moins structur que le prcdent. Lauteur expose une srie dexplications proposes pour des phnomnes physiologiques qui, pour la plupart, ont t souvent dj dcrits ou mentionns dans le trait des RP. Ainsi, au livre I, il dcrit ses observations concernant la nature spcifique du vgtal (multiplication et croissance ; floraison et fructification). Le livre II est consacr aux facteurs externes tels que les conditions mtorologiques et daphiques, cest--dire celles qui sont lies au sol (en grec, [] ), ainsi que les influences des plantes voisines. Les livres III et IV portent sur les phnomnes provoqus par lintervention de lhomme. Au livre V, Thophraste sattache distinguer les phnomnes spontans, des effets de la domestication. Enfin, les livres VI, VII et VIII constituent un ensemble conserv sparment sous le titre Des odeurs. On y trouve la distinction entre ce qui est naturel et ce qui ne lest pas, ltude des saveurs et des odeurs naturelles (VI), celle des saveurs et des odeurs cres par lhomme (VII et VIII).

    35 P. M. Ray, T. A. Steeves et S. A. Fultz, Botany, Philadelphia, Saunders College Publishing, 1983, p. 6. 36 Qualifiant luvre de Thophraste, cet adjectif est anachronique, car, il est tir du substantif "cologie", qui dsigne la science qui tudie les relations entre les tres vivants (humains, animaux, vgtaux) et le milieu organique ou inorganique dans lequel ils vivent et qui napparat en franais quen 1910, emprunt lallemand kologie, terme forg en 1866 par le zoologiste et biologiste allemand E. H. Haeckel (daprs le T. L. F. I., s.v. cologie).

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    3 Le livre IX des Recherches sur les plantes de Thophraste Selon S. Amigues37, de par sa composition, le livre IX apparat comme tranger la version originale de lHistoria plantarum38. Ainsi, les chapitres 1 7 traitent des produits vgtaux aromatiques, indignes ou trangers, destins des usages divers, mdical, condimentaire, cosmtique, etc., tandis que les chapitres 8 19 prsentent des plantes mdicinales, avec des prcisions sur leur rcolte, leur prparation, leurs indications thrapeutiques et leurs effets toxiques. Quant au chapitre 20, il contient une srie de notices qui, soit ont dj t tudies dans louvrage, soit apparaissent pour la premire fois dans luvre. Comme les livres I-VIII des RP, le livre IX est consacr aux plantes, mais dans une perspective autre que celle de la classification du rgne vgtal. De ce fait, il a suscit jusqu notre poque de nombreuses interrogations au terme desquelles il est apparu comme compos de deux opuscules authentiques et antrieurs aux livres I-VIII, savoir le et le . Du reste, dans la tradition manuscrite, ces deux opuscules ont parfois t recopis indpendamment, portant dix le nombre de livres des Rech. sur les plantes.

    3.1 Lauthenticit et la composition du livre IX Quoique gnralement admise dans lantiquit39, la question de lauthenticit du livre IX refait cependant surface et divise lopinion des modernes. De fait, alors que les uns, tels Ch. Singer et H. Marzell40, affirment sans hsitation que ce livre est inauthentique, dautres en mettent lhypothse avec davantage de rserve, comme A. Delatte, H. Rahner et J. Stannard41. Les diteurs des RP, eux, vont alors chercher, dans le texte lui-mme, les preuves de son authenticit.

    37 S. Amigues, Thophraste, Recherches sur les plantes : Livre IX, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 7. 38 Traditionnellement abrg en H.P. Toutefois, tout au long de notre tude, nous utiliserons la traduction franaise du titre adopte par S. Amigues, savoir Recherches sur les plantes, abrge en RP. Dans son introduction au tome I des Rech. sur les plantes (p. XVIII), la philologue franaise justifie son choix en notant que traduit par Recherches sur les plantes annonce la fois les investigations mthodiques de lauteur dans le monde vgtal et lexpos des informations ainsi obtenues . O. Navarre dj, dans lintroduction de son dition des Caractres, p. 19, utilise ce titre de Recherches sur les plantes. De mme, A. Hort, dans son dition de lHistoria plantarum (Loeb, 1916-1926), donne lquivalent anglais Enquiry into plants. 39 De fait, on trouve des citations de ce livre attribues Thophraste notamment chez Diosc. III, 74, 4 ( RP, IX, 11, 11) et V, 108, 2 ( RP, IX, 17, 3) : ; chez Ath., 18 d ( IX, 18, 9) et 681 f ( IX, 7, 4) : ; avec la mention du titre de luvre (31 e IX, 18, 10-11 et 66 e IX, 20, 1) : . () () ; avec la mention du titre du livre chez Apoll. Paradox. XLI : . (= 8) ( IX, 18, 2) et chez Galien, Lex. Hipp., XIX, 72 Khn : . ( IX, 20, 4). 40 De fait, Ch. Singer, The Herbal in Antiquity and its Transmission to Later Ages, dans Journal of the Hellenic Studies, 47 (1927), p. 1-52, spc. p. 50, parle du livre IX comme une compilation dautres herbiers et il nest pas de Thophraste. Il est probablement dpoque alexandrine, disons denviron 250 avant notre re ; pour H. Marzell, Der Zauber der Heilkruter in der Antike und Neuzeit, dans Sdhoffs Archiv fr Geschichte der Medizin und der Naturswissenschaften, 1937, p. 3-26, spc. p. 5 le livre serait un faux . 41 A. Delatte, Herbarius: recherches sur le crmonial usit chez les anciens pour la cueillette des simples et des plantes magiques, Bruxelles, Palais des Acadmies, 1961, p. 8, lorsquil voque la Description des plantes de Thophraste, met la rserve suivante : si toutefois le livre IX est bien de lui ; H. Rahner, Mythes grecs et mystre chrtien (trad. H. Voirin), Paris, 1954, p. 244, parle du botaniste inconnu auquel nous devons le neuvime livre de Thophraste ; selon J. Stannard, The Herbal as a Medical Document, dans Bulletin of the History of Medicine, 43 (1969), p. 213, le livre IX est peut-tre faux .

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    F. Wimmer42, dans son dition des RP (1842), dmontre que le livre IX se compose de deux opuscules lorigine, distincts lun de lautre et des huit livres prcdents. Toute son argumentation se fonde sur lexpression , qui est atteste en RP, IV, 4, 14, o Thophraste distingue des autres vgtaux exotiques, les plantes parfum dArabie, de Syrie et dInde () dont nous avons parl ailleurs plus longuement ( ). Selon F. Wimmer, le fait que lauteur des RP dsigne ici par , ailleurs , lensemble compos des chapitres 1 7 du livre IX actuel, o il a dj voqu ces plantes parfum, montre que cet opuscule navait pas de rapport avec les livres I-VIII des RP. De plus, son hypothse est confirme par les titres que donnent le manuscrit Parisinus gr. 1823, qui date du XVe sicle, pour le livre neuf, , et ldition aldine (1497), pour le livre dix, , qui, ensemble, forment le livre IX actuel. Dautres manuscrits43 font galement de celui-ci deux opuscules distincts lun de lautre. Ainsi, le fait que le Monacensis gr. 635 (Mon.), qui date du XVe sicle et qui est trs proche du Parisinus gr. 1823, ne marque aucune discontinuit entre les chapitres 7 et 8, prouve quil contenait la totalit de lactuel livre IX. Quant lUrbinas gr. 61, qui date des IX-Xe sicles, il se prsente en deux parties, la premire (U) donne les chapitres 1 7 la suite lun de lautre, la seconde (U*) fournit le texte des chapitres restants (8 19, 4) avec pour titre . Dans ldition de S. Amigues44, la disposition du texte sous la forme de deux colonnes, fait tat de lhtrognit du texte provenant du manuscrit Parisinus gr. 2069 (P), qui date du XVe sicle et qui est pris comme base par toutes les ditions. S. Amigues 45 explique son choix en soulignant que nous disposons de trois versions diffrentes : celles de U (presque toujours suivi par M, cest--dire le Laurentianus 85, 22, qui -date du XVe sicle) et de U*, indpendantes lune de lautre, et celle de P (reprise dans lAldine), qui rsulte de la contamination des deux prcdentes (). En disposant alternativement sur deux colonnes les emprunts de P tantt U M (col. de gauche), tantt U* (col. de droite), on donnera une image plus juste de ltat ancien de la tradition .

    Suite aux travaux de F. Wimmer, qui a dmontr lauthenticit du premier opuscule, des auteurs modernes remettent en cause celle du second. De fait, H. Bretzl 46 attribue les chapitres 8 20 un herboriste inconnu dnomm Pseudo-Theophrast . De son ct, M. Wellmann va changer davis au cours de ses recherches. Dabord, dans son tude relative au de Diocls de Caryste47, il considre comme authentique lensemble compos des chapitres 8 20, dans lequel il croit dceler linfluence de Diocls. Mais, dans son dition de Dioscoride (Berlin, 1906-1914), il juge cet opuscule apocryphe puisquil signale par [Thphr] les passages tirs des chapitres 8 20.

    42 F. Wimmer, Theophrasti Eresii Historia plantarum, Leipzig, Teubner, 1842, p. X. 43 Concernant les manuscrits des RP, voir les articles de O. Regenbogen, Theophrast-Studien, I, dans Hermes, 69 (1934), p. 75-105 et 190-204 ; J. J. Keaney, The Early Tradition of Theophrastus Historia plantarum, dans Hermes, 96 (1968), p. 293-298 ; B. Einarson, The manuscripts of Theophrastus Historia plantarum, dans Classical Philology, 81 (1976), p. 67-76 ; S. Amigues, Problmes de composition et de classification dans l Historia plantarum de Thophraste, dans J. M. Van Ophuijsen et M. Van Raalte (d.), Theophrastus. Reappraising the Sources, New Brunswick (USA) & Londres, Transaction Publishers, 1998, p. 191-201, repris dans Ead., tudes de botanique antique, p. 45-54 ; Ead., Thophraste, Recherches sur les plantes, Livre IX , Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. VII-XIII. 44 Voir RP, IX, 16, 4-7 (p. 44 - 47, 14). 45 Ead., ibid., p. LX-LXI. 46 H. Bretzl, Botanische Forschungen des Alexanderzuges, Leipzig, 1903, p. 366, n. 24. 47 M. Wellmann, Das lteste Kruterbuch der Griechen, dans Festgabe fr Fr. Susemihl, Leipzig, 1898, p. 1-31, spc. 22-31.

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    Comme le premier opuscule (chap. 1 7), qui a t authentifi par Wimmer, le second le sera galement grce au tmoignage du texte mme des RP. De fait, O. Regenbogen48, qui dcouvre la seconde occurrence de en RP, VII, 9, 3, o Thophraste distingue les racines des plantes herbaces daprs plusieurs sortes de caractres ( elles sont de saveur douce, amre ou cre, dodeur agrable ou ftide, et dans certains cas, doues de proprits mdicinales, comme nous lavons dj dit ailleurs , , ), voit ici un rappel de RP, I, 7, 2 ( ). Mais, selon S. Amigues, qui adopte une interprtation similaire Wimmer, Thophraste ne dsigne pas par , ailleurs , un passage de la mme uvre, mais plutt celui dun autre ouvrage, qui est distinct des livres I-VIII des RP et qui nest autre que lopuscule compos des chapitres 8 20, dont le sujet englobe toutes les parties de la plante doues de proprits mdicinales, mais a trait particulirement aux racines. Lhypothse dAmigues 49 est confirme par les rcents travaux de W. W. Fortenbaugh50 sur les opuscules de Thophraste, dans lesquels on trouve dautres occurrences de au sens de dans un autre ouvrage . En conclusion, le livre IX des RP doit se composer de deux opuscules authentiques, dont le premier sintitulait , les sucs des vgtaux (chapitres 1 7) et le second, 51, les vertus des simples (chap. 8 20). Tous deux prcdent la rdaction des livres I VIII des RP et datent donc des annes 320.

    Aprs la mort de Thophraste (287 avant notre re), ces opuscules ont t runis par un inconnu pour former lactuel livre IX, qui a t intgr lensemble form par les livres I-VIII des RP. La date de ce remaniement nest pas dfinie avec prcision, mais S. Amigues, grce au tmoignage de luvre dHermippe de Smyrne52 (IIIe sicle avant notre re), la situe entre la mort de Thophraste en 287 et lentre du manuscrit dans les collections alexandrines vers 275. Selon elle53, le dcompte des RP en dix livres, que mentionne Hermippe dans son , cest--dire un catalogue raisonn des uvres de Thophraste, tmoigne de cette addition des deux opuscules aux huit livres des RP. De plus, lorsque Hermippe est qualifi par Athne 54 , de Callimachen , cela signifie que, en tant que collaborateur de Callimaque55, il a eu accs aux ouvrages de lrsien, qui taient alors disponibles dans la 48 O. Regenbogen, Theophrast-Studien, p. 78. 49 S. Amigues, Problmes de composition et de classification dans lHistoria plantarum de Thophraste, dans J.-M. Van Ophuijsen et M. Van Raalte (d.), Theophrastus. Reappraising the Sources, New Brunswick (USA) & Londres, Transaction Publishers, 1998, p. 191-201, repris dans Ead., tudes de botanique antique, Paris, 2002, p. 51. 50 W. W. Fortenbaugh, R. W. Sharples and M. G. Sollenberger, Theophrastus of Eresus. On Sweat, On Dizziness and On Fatigue, Leiden, Brill, 2003, p. 62-63. 51 Le titre rsume lincipit de lopuscule en IX, 8, 1 (p. 20, 3-4) : , Les racines ont des proprits fort nombreuses convenant des usages fort nombreux . Le terme () dsigne, la fois la racine elle-mme, qui contient gnralement le principe actif de la plante et aussi, dans une acception plus technique, la plante mdicinale . Si, en franais, les simples consistent en des plantes mdicinales telles quelles sont fournies par la nature (dapr. T.L.F.I, s. v. simple), nous suivrons la traduction franaise de S. Amigues dans son dition des RP, savoir Les vertus des simples . 52 S. Amigues, en RP, IX, p. XLIV, note quHermippe de Smyrne est le plus ancien biographe de Thophraste et le plus ancien auteur dun catalogue raisonn de son uvre ; voir aussi Heigbes, art. Hermippos 6, dans R. E. VIII 1 (1912), col. 845-852. 53 Ead, RP, IX, p. LXIX. 54 Ath. 58f ; 213f 214a. 55 Concernant Callimaque, voir art. de Suidas ; notice de E. Cahen (d. et trad.), Callimaque. Hymnes, pigrammes, les origines, Hcal, Iambes, pomes lyriques, Paris, Les Belles Lettres, 1922 ; A. Lesky, Geschichte der griechischen Literatur, Bern, 1971 (3me d.), p. 789-792 (1re d., 1958) ; C. Meillier,

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    bibliothque dAlexandrie. Deux tmoignages se recoupent pour expliquer la prsence de ceux-ci Alexandrie et le rle de Nle de Scepsis, auquel Thophraste avait lgu ses uvres. De fait, Athne (3b) signale que cest de Nle quacheta tout le fonds le roi de chez nous, Ptolme surnomm Philadelphe, qui lamena avec les livres acquis Athnes et Rhodes, dans la belle Alexandrie . Chez Diogne Larce56, qui transmet le testament de Thophraste lui-mme, on trouve la preuve de la donation de tous ses livres par Thophraste Nle. Ce dernier57, disciple dAristote et de Thophraste depuis la fondation du Lyce, tait donc, la mort de Thophraste (287), lhritier de lensemble de la bibliothque appartenant aux deux auteurs. 3.2 La nature du contenu du livre IX

    lexception de G. Sonnedecker58, qui considre Dioscoride, et non Thophraste, comme le premier auteur sintresser la botanique mdicale, la plupart des auteurs modernes qualifient la matire du livre IX de mdicinale . En RP, IX, 8, 1 (p. 20, 4-6), Thophraste lui-mme utilise ce terme59 lorsquil introduit lobjet de sa recherche :

    . On recherche surtout les espces mdicinales, considres comme les plus utiles, qui se diffrencient la fois parce quelles nont pas les mmes usages et parce que leurs vertus ne rsident pas dans les mmes organes .

    En 1927, Ch. Singer60 mentionne le livre IX comme un herbier, terme quil dfinit, dans lintroduction de son article, comme une collection de descriptions de plantes runie des fins mdicales . Cette opinion est partage par G. H. M. Lawrence61, qui considre RP, IX, avec plus de nuance, comme un livre sur des plantes avec de relles ou prtendues proprits mdicinales, qui dcrit lapparence de ces plantes, et fournit des informations sur leur importance et leur usage en mdecine . De son ct, J. Scarborough62 voit le livre IX des RP comme le premier endroit o lon sattendrait trouver des plantes mdicinales car, selon lui, on n'a pas valu les proprits mdicinales des plantes avant Diocls et Thophraste () . Il tire son argument de L. Edelstein63, qui value limpact, en matire de

    Callimaque et son temps : recherches sur la carrire et sur la condition dun crivain lpoque des premiers Lagides, Lille, Universit Charles-de-Gaulle-Lille III, 1979. 56 D. L., V, 51-57 : . 57 Concernant Nle de Scepsis, voir le tmoignage de Strabon, XIII, 1, 54 (= C 608) qui cite, dans la liste des philosophes de la ligne platonicienne, Coriscos et le fils de Coriscos, Nle, un homme qui fut disciple la fois dAristote et de Thophraste, et qui hrita de la bibliothque de Thophraste, y compris celle dAristote ; H. von Arnim, Neleus von Skepsis, dans Hermes, 63 (1928), p. 103-107. 58 G. Sonnedecker, Kremers and Urdangs History of Pharmacy, 3me d., Philadelphia, Lippincott, 1963, p. 15. 59 Selon P. Chantraine, dans D.E.L.G., s.v. , p. 1177-1178, ladjectif , , driv de , signifie riche en simples , mdicinal, salutaire . Ce sens est attest chez Aristote, dans les Problmes 864 a, lorsquil se demande pourquoi certains remdes relchent le ventre et non la vessie, et vice-versa, observant que toutes les substances terrestres par nature, quand elles sont mdicinales ( ), relchent le ventre (d. et trad. de P. Louis, Les Belles Lettres, 1991). 60 C. Singer, The Herbal in Antiquity and its Transmission to Later Ages, dans Journal of the Hellenic Studies, 47 (1927), p. 50. 61 G. H. M. Lawrence, History of Botany. Herbals: Their History and Significance, Los Angeles, Clark Memorial Library, 1965, p. 3. 62 J. Scarborough, Theophrastus on Herbals and Herbal Remedies, dans Journal of the History of Biology, 11 (1978), p. 353-385, spc. p. 360. 63 O. Temkin et C. L. Temkin, Ancient Medicine. Selected Papers of Ludwig Edelstein, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1967, p. 234.

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    recherche, de lapproche nouvelle de Thophraste dans son observation du monde vivant. De fait, lauteur des RP se fonde sur lexprience car, selon lui, cest la perception qui fournit la matire lhomme pensant. Il est donc le premier pratiquer une vritable science64 qui reste toutefois humaine. Plus rcemment, dans son ouvrage consacr la mdecine ancienne, V. Nutton65 reconnat aussi lapport de Thophraste la connaissance des plantes mdicinales et, en outre, lauthenticit du livre IX des RP. Enfin, la qualification d ouvrage de phyto-pharmacologie66 plus que de botanique systmatique , que S. Amigues donne lopuscule (chapitres 8 20) intitul , synthtise tout fait son contenu, dont elle numre les nombreux sujets dintrt : description dtaille des plantes mdicinales, renseignements sur leur habitat, parfois mme sur lpoque de leur rcolte et sur leur transformation en produit commercialis, enfin expos de leurs indications thrapeutiques, y compris la posologie et le mode dadministration . 3.3 Les sources du livre IX

    Les sources du livre IX sont de deux types, celles qui sont mentionnes par lauteur lui-

    mme et celles que les modernes ont pu ou cru dceler. Comme lindique Thophraste en RP, IX, 8, 5 (p. 22, 3-5), les informations que contient le livre IX et qui ont t recueillies, en majorit, auprs des , coupeurs de racine , et des , vendeurs de drogues , ne sont pas toujours fiables. De fait, bien que lauteur des RP identifie ces personnages 67 , il reste toutefois prudent vis--vis de ce quils racontent. Selon J. Scarborough 68 , qui suit en cela lopinion de M. Wellmann 69 , la principale source de Thophraste est Diocls de Caryste (384-322 avant notre re). En outre, le philologue amricain70 signale galement, sans relle certitude, des indices au sein des RP qui montrent les contacts ou les influences possibles suite aux dcouvertes effectues lors de lexpdition dAlexandre le Grand jusqu lIndus.

    Un passage du trait De lapidibus, o Thophraste mentionne un certain Diocls , a suscit de nombreux commentaires concernant lidentification de ce personnage avec le mdecin du IVe sicle avant notre re, Diocls de Caryste. De fait, on lit, dans le De lapidibus, 28, 4, propos de la pierre smaragdos :

    64 S. Amigues, La science aimable de Thophraste, dans Comptes rendus de lAcadmie des Inscriptions et Belles Lettres, 4 (2001), p. 1653-1664, spc. p. 1662-1664, utilise lexpression de science aimable et dfinit le livre IX de trait dethnobotanique, cest--dire avec une connaissance des plantes empirique et populaire, mle de croyances diverses, voire de superstition . 65 V. Nutton, Ancient Medicine, Londres, Routledge, 2004 [rimpr. 2005], p. 141. 66 S.Amigues, Regards dun botaniste sur le monde de la mdecine, dans V. Boudon-Millot, A. Guardasole et C. Magdelaine (dir.), La science mdicale antique. Nouveaux regards. tudes runies en lhonneur de Jacques Jouanna, Paris, Beauchesne, 2007, p. 19-33, spc. p. 21. 67 En RP, IX, 16, 8 (p. 47, 15), on lit : ; et, au mme chapitre (p. 48, 1) : ; en IX, 17, 2 (p. 49, 10) : . Mais, en RP, IX, 8, 5 (p. 22, 3-5), Thophraste met la rserve suivante : , . Ajoutons que les droguistes et les arracheurs de racines donnent des informations en partie probablement correctes, en partie aussi dramatises . 68 J. Scarborough, Theophrastus (1978), p. 354-355, souligne que Thophraste a assimil beaucoup dinformations tires des crits de Diocls de Caryste (384-322 av. J.-C.), un mdecin qui vivait Athnes , et que la consultation de cet auteur lui a fait faire des dcouvertes en mdecine grecque et en anatomie . 69 M. Wellmann, Das lteste Kruterbuch der Griechen, dans Festgabe fr Franz Susemihl, Leipzig, Teubner, 1898, p. 1-31, spc. p. 22-31. 70 J. Scarborough, ibid., p. 378.

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    , , , . Celle-ci a un pouvoir extraordinaire, ainsi que le lyngurium71; et, de fait, c'est dans cette matire que l'on grave de petits cachets, et elle est trs dure, comme la pierre. Elle attire, comme lambre, dit-on, non seulement des brindilles et des feuilles, mais aussi du cuivre et du fer, s'ils sont en limaille, comme le disait galement Diocls (d. de D. E. Eichholz, 1965 ; trad. personelle).

    Dans le commentaire son dition du trait, D. E. Eichholz72 estime que, dans ce passage, Thophraste fait rfrence Diocls de Caryste et que, en le mentionnant uniquement par , il montre quil a en tte une personne bien connue. Ensuite, toujours selon lditeur anglais, les discussions minralogiques sur le lyngurium, auraient un lien direct avec le contexte mdical, car on sait quelles figuraient sans doute dans ltude minutieuse sur les reins et lappareil urinaire, que le mdecin carysten avait mene. Ce passage du De lapidibus de Thophraste est class comme dubium dans la collection, en deux volumes, des fragments de Diocls de Caryste, que P. J. van der Eijk73 a dits, traduits et comments en 2000. Selon lui, comme lavait suggr D. E. Eichholz, Thophraste fait rfrence quelquun de bien connu et lidentification avec Diocls de Caryste lui semble tout fait plausible en raison du lien explicite avec la mdecine dune part, que lditeur du De lapidibus a not galement, et dautre part, parce que le mdecin grec semble avoir bnfici dune haute estime Athnes et tait probablement considr comme une autorit en mdecine. P. J. van der Eijk fournit un autre argument clairant, savoir que Diocls est le seul penseur mentionn par son nom dans le De lapidibus. De fait, il observe qu maintes reprises, Thophraste signale les opinions dautres personnes, qui, toutefois, demeurent anonymes, au moyen dexpressions comme , o , etc., la fois lorsque lrsien accepte ou critique un avis. Pour P. J. van der Eijk, la mention du nom de par Thophraste pourrait donc tre un indice, non seulement de la renomme considrable dont jouissait ce mdecin au IVe sicle avant notre re, Athnes, mais galement du lien entre ces deux contemporains au sein du Lyce. 3.4 Importance du livre IX Le livre IX des RP constitue un prcieux tmoignage pour trois raisons principales. Dabord, du point de vue chronologique, en tant quopuscule traitant des plantes mdicinales, il se prsente comme un jalon important entre le contenu pharmaceutique du Corpus hippocratique (Ve-IVe sicles) dune part, et la Matire mdicale de Dioscoride et plusieurs livres de lHistoire naturelle de Pline lAncien, qui datent du Ier sicle de notre re, dautre part, puisque la quasi-totalit de la littrature mdicale hellnistique est perdue. Ensuite, parce que le livre IX, vritable trait dethnobotanique74, tmoigne dune approche nouvelle du vivant linitiative de son auteur, Thophraste. Enfin, ce dernier, en raison de son indpendance vis--vis des mdecins, jouit dune certaine libert dexpression, qui lui permet

    71 Le mot , , ou (), propr. urine de lynx , dsigne l'ambre fossile (dapr. Bailly, s. v. ). 72 D. E. Eichholz, Theophrastus, De lapidibus, Oxford, Clarendon Press, 1965, spc. Commentary, p. 387. 73 P. J. van der Eijk (d. et trad.), Diocles of Carystus. A Collection on the Fragments with Translation and Commentary. Vol. I-II, Leiden, Brill, 2000 (coll. Studies in Ancient Medicine, J. Scarborough, P. J. Van der Eijk, A. Hanson et N. Siraisi (d.), 22), spc. vol. I, fr. 239a, p. 387 ; vol. II, p. 416-419. 74 S. Amigues, La science aimable de Thophraste, dans Comptes rendus de lAcadmie des Inscriptions et Belles Lettres, 4 (2001), p. 1653-1664, spc. p. 1662-1664, voque sous cette expression : une connaissance des plantes empirique et populaire, mle de croyances diverses, voire de superstition .

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    quelquefois de mettre en doute les comptences de certains praticiens, comme dans le cas de la drogue tire de la jusquiame blanche75, o lauteur signale que les mdecins ne savent pas la composer ( ). Notre recherche consacre au lexique de ladministration des simples dans le livre IX des RP se rvle tre la premire du genre. De fait, on a vu que, dans les tudes relatives Thophraste et au trait des RP, le livre IX est voqu surtout selon trois aspects : son authenticit, son contenu botanique, et enfin, sa place dans lhistoire de la pharmacologie et de la toxicologie. On a dj not plus haut que le livre IX, et en particulier lopuscule , les vertus des simples , qui traite des plantes mdicinales, constituent un jalon important entre les uvres du Corpus hippocratique dune part, et celles du Ier sicle de notre re telles que la Matire mdicale de Dioscoride et les livres XII XXVII de lHistoire naturelle de Pline lAncien. Ltude du lexique de ladministration des simples, dans ce livre IX, se rvle intressante parce quelle fournit un aspect du vocabulaire utilis la charnire entre les IV-Ve sicles avant notre re et lpoque hellnistique. Ce lexique laisse-t-il transparatre la finalit poursuivie par Thophraste en crivant cet opuscule ? Cest ce que lon va tenter de prciser. II. Catalogue raisonn des simples rpertoris dans les chapitres 8 20 du livre IX

    des Recherches sur les plantes de Thophraste Notre tude a consist reprer, dans les chapitres 8 20 du livre IX, tous les passages voquant ladministration dun simple ou dune partie de celui-ci. Une fois slectionnes, les quarante-neuf espces dsignes en grec dans notre catalogue, sont classes par ordre alphabtique et reoivent un numro (ex : 1. , 2. , 3. , etc). Chaque notice se prsente de la manire suivante : dabord figure le nom grec de la plante tudie, puis sa traduction ou translittration 76 en franais, et sa dnomination scientifique usuelle, par exemple, 6. (), le dictame, Origanum dictamnus L. Le nom et lidentification de la plante sont suivis du passage du trait o apparat le vocabulaire relatif ladministration du simple, avec une brve introduction qui rappelle dans quel contexte Thophraste le mentionne. On fournit ensuite les passages relatifs leur rcolte lorsque les modalits de celle-ci sont prcises par notre auteur, par exemple, pour la thapsie, le chvrefeuille entrelac et la mandragore. Enfin, on tente dlucider comment est administr chacun des simples et quelles sont ses proprits mdicinales et/ou toxiques. Ainsi, on parle d indication thrapeutique lorsque la substance s'avre un remde, et d effet toxique pour un poison. Les simples sont destins en majorit aux humains, mais parfois aux animaux. 1. (), la jusquiame blanche77, Hyoscyamus albus L.

    Plante hautement toxique, elle entre dans la composition dun poison puissant, comme on peut le lire en RP, IX, 16, 5 (p. 44, 24-26 45, 1-23) :

    75 Voir plus loin n1 (), la jusquiame blanche, p. 18. 76 Comme l (), quon traduit par l herbe la mule . 77 De par la similitude de leurs caractres morphologiques, de leur localisation gographique et des symptmes provoqus en cas dintoxication, on identifierait lakoniton mentionne par Thophraste, la jusquiame blanche (dapr. S. Amigues, Une famille dassassins : les akoniton, dans Nomina rerum : hommage Jacqueline Manessy-Guiton, textes runis par Ch. Kircher-Durand, composs et mis en page par D. Pastor Lloret, Nice, 1994 (Centre de recherches comparatives sur les langues de la Mditerrane ancienne, 13), p. 11-33.

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    . . , , . , . , , . [ .] , . Pour que la drogue soit efficace, on la compose, parat-il, dune certaine manire et ce nest pas la porte de tout le monde ; aussi les mdecins qui ne savent pas la composer sen servent-ils comme agent septique, entre autres usages. Quand on la boit, elle ne produit aucune sensation, ni dans du vin, ni dans de leau mielle. Elle est compose de manire donner la mort dans des dlais dtermins, par exemple, deux, trois ou six mois, une anne, parfois mme deux ans. La fin la plus misrable est celle qui se fait le plus attendre, car lorganisme dprit ; la plus confortable est la mort immdiate. Nous navons pas dcouvert, comme nous lavions entendu dire, lexistence dune autre plante capable de neutraliser le poison. [Mais il y a des moyens de porter secours ceux qui en ont pris.]78 Les gens du pays sauvent quelques personnes avec du miel, du vin et certains produits de ce genre mais cela rarement et laborieusement .

    Mode dadministration La drogue entre dans la composition dun mdicament septique. Ce dernier pouvait se composer de diffrents produits, comme le signale Aristote79, qui se penche, dans lHistoire des animaux, sur linfluence des lieux sur la vie de ceux-ci et, en particulier, sur celle des serpents, laspis (cobra africain) se trouve en Lybie : cest le serpent dont on fait le produit septique, et dont la morsure est dailleurs sans remde . Ce mlange devait tre appliqu. Notre hypothse est confirme grce un passage du trait hippocratique Maladies des femmes, I, 94, 1 (VIII, p. 222, 17 L.), dans lequel est dcrite une composition de ce mdicament :

    , , , , , , .

    Le mdicament septique se compose ainsi : ellbore noir, sandaraque, caille de cuivre, de chaque partie gale, piler part ; quand cest bien broy, mler de la chaux, le double dune partie, mouiller avec de lhuile de cdros, et oindre (trad. Littr, 1853 lgrement modifie).

    78 Le texte du livre IX provient dun manuscrit P, qui rsulte de la contamination de U M et de U*. S. Amigues, dans son dition du livre IX, du chapitre 16, 4 (p. 44, 1) au 7 inclus (p. 47), dispose alternativement en deux colonnes les emprunts de U M (colonne de gauche) et ceux de U* (colonne de droite). Pour notre part, afin de signaler cette htrognit du texte de P, nous avons entour de crochets [ ] le texte grec emprunt U M ainsi que sa traduction tandis que celui provenant de U* a t transcrit tel quel. 79 Arist., H. A., 607a 22-23 : , , .

  • 19

    Il sagit bien dune application en onction (). Dans notre passage, Thophraste nous informe que la drogue, utilise comme poison, est administre en potion (). Effet toxique : poison ltal sans antidote. Contrairement Thophraste qui note surtout sa toxicit, Dioscoride 80 relve les proprits ophtalmologiques, odontologiques et gyncologiques de la jusquiame blanche et aussi, lusage de sa graine comme analgsique. Aujourdhui, les proprits la fois toxiques et thrapeutiques de la plante sont connus, au Maroc81 notamment. De fait, l-bas, ajoute la composition dun poison, elle en augmente lefficacit grce ses proprits anti-mtiques. En outre, comme thrapeutique, on lutilise pour ses proprits sdatives, antispasmodiques, contre les douleurs de vessie. Ses graines ont des proprits hypnotiques.

    Dans ce passage, Thophraste note que la prparation de la drogue est du ressort non des mdecins, mais dexperts en la matire. Lauteur ne les dnomme pas et ne fournit pas de prcision, ni sur la nature de leurs comptences, ni sur leurs rles par rapport celui des mdecins. La littrature antique fournit les mentions des divers artisans qui participent la laboration de la drogue. Dabord, interviennent les qui, comme leur nom lindique, sont chargs de couper les racines. . Samama82 signale que Thophraste83, ainsi que Dioscoride les mentionnent comme des herboristes chargs de la seule cueillette, selon des habitudes qui relvent trs souvent de la superstistion ou de la magie, et qu'ils cdent les herbes au mdecin ou pharmacopole, alors chargs de la composition des remdes et de la vente . Au Ve sicle avant notre re, une foule de petits marchands dnomms selon la nature de leur marchandise, se pressent sur lagora. On rencontre ainsi les , vendeurs daromates ou les , vendeurs dhuiles parfumes et donguents, ou encore les , vendeurs dencens. Parmi-eux, les 84 , vendeurs de drogues ou droguistes, sont galement des prparateurs. De fait, Thophraste85 lui-mme, au livre VI des RP, atteste cette activit puisquil note, propos du marrube aux proprits expectorantes, dsinfectantes et sdatives, que cest celui que les droguistes utilisent pour certains remdes . On peut donc trouver chez ces pharmakoplai, la fois vendeurs et prparateurs de drogues, une grande varit de substances et de produits. Cet aspect nous est montr par Aristophane86, dans les Nues, o, au vers 766, Strepsiade qui lui demande comment se dbarrasser de ses cranciers, Socrate recommande dacheter du cristal, pour mettre le feu la plainte engage contre lui. Il trouvera cette pierre chez les pharmakoplai.

    2. (), la guimauve officinale, Althaea officinalis L.

    80 Diosc., Mat. md., IV, 68. 81 J. Bellakhdar, La pharmacope marocaine traditionnelle. Mdecine arabe ancienne et savoirs populaires, p. 496-497, s. v. Hyoscyamus albus L. 82 . Samama , dans F. Collard et Ead. (dir.), Pharmacopoles et apothicaires, Paris, LHarmattan, 2006, p. 9-10. 83 RP, IX, 1, 7 (p. 5, 16) et XI, 8, 1 (p. 20, 10). 84 Le terme vient de , vendre profit , D.E.L.G., p. 960, s. v. . 85 RP, VI, 2, 5 : . 86 Aristophane, Nues, v. 766 : . ; / . / , , , / /, Socrate : lequel ? . Strepsiade : tu as dj vu chez les droguistes cette pierre, la belle, la diaphane, avec laquelle on allume le feu ? (d. de V. Coulon et trad. de H. Van Daele, Les Belles Lettres, 1923).

  • 20

    Cette plante, dcrite87 ds le chapitre 18, possde des vertus thrapeutiques (RP, IX, 18, 1 [p. 51, 2-4]) :

    () .

    On lutilise (la racine) pour les lsions et les toux dans du vin doux et sur les ulcres dans de lhuile .

    Modes dadministration Ce passage est trs elliptique. Les modes dadministration ne sont pas expliqus clairement. On suppose donc, que pour les lsions et les toux, on ladministre en potion dans du vin doux ( ). On sait que le vin doux est un expectorant plus actif que le vin blanc fort88. Pline89, la suite de sa notice sur la mauve et ses usages thrapeutiques, se penche sur le cas de lalthaea en signalant demble que la racine de la guimauve est plus efficace dans tous les emplois indiqus ci-dessus, surtout pour les dchirures et les ruptures . Pour calmer la toux, il ne note pas tout fait le mme mode dadministration que Thophraste, puisquil prescrit les feuilles sches et bouillies dans du lait. Dioscoride90 confirme lusage en potion de la dcoction de racine pour soigner diffrentes pathologies et, parmi elles, les lsions. Ces deux auteurs, contrairement Thophraste, signalent un trs grand nombre dusages de la guimauve en thrapeutique. Selon eux, elle est efficace contre les oreillons, les inflammations, les abcs, la dysenterie, les taches sur la peau, les blessures et aussi pour remdier la constipation. Pline91 rapporte galement les traitements qui sont mentionns dans la Collection hippocratique. Sur les plaies, selon Thophraste, on applique la racine en onction dans de lhuile ( ). De nos jours, P. Schauenberg92 souligne quelle est indique contre les irritations et les inflammations, catarrhes des voies respiratoires et de la gorge (). On prpare des sirops et des tisanes de guimauve ; on lutilise galement en cataplasmes . Indications thrapeutiques : bchique ; traite les lsions de tissu et les ulcres. Parfois, dans le texte du livre IX, il est difficile d'identifier la nature des pathologies que dsigne Thophraste et il est galement dlicat de les traduire en franais au moyen du

    87 RP, IX, 18, 1 (p. 50, 17-19 et p. 51, 1-4) : La guimauve a une feuille semblable celle de la mauve, quoique plus grande et plus velue, des tiges souples, une fleur de cognassier et le fruit dune mauve, une racine fibreuse, blanche et comparable pour le got la tige de la mauve . 88 Hipp., Rgime dans les maladies aigus, 14 (II, p. 334, 2 L.). 89 Pline, H. N., XX, 29: althaeae in omnibus supra dictis efficacior radix, praecipue conuulsis ruptisque. () et panos in uino folia decocta et inlita tollunt ; eadem arida in lacte decocta quamlibet perniciosae tussi citissime medentur. Les feuilles, bouillies dans le vin et en lotion, dissipent les abcs cutans. Sches et bouillies dans du lait, elles gurissent trs rapidement une toux trs pernicieuse (trad. J. Andr, 1965). 90 Diosc., III, 146 : , , [] , , , (). La dcoction de racine en potion avec du vin gurit les rtentions durine, la goutte, la sciatique, la dysenterie, les tremblements, les lsions . 91 Id., ibid.: Hippocrates uulneratis sitientibusque defectu sanguinis radicis decoctae sucum bibendum dedit et ipsam uulneribus cum melle et resina, item contusis, luxatis, tumentibus ; et musculis, neruis, articulis imposuit ut supra ; spaticis, dysentericis in uino bibendam dedit. Hippocrate faisait boire la dcoction de la racine aux blesss altrs par la perte de sang et appliquait la guimauve elle-mme sur les blessures, avec du miel et de la rsine, de mme sur les contusions, les luxations et les enflures ; il lappliquait, comme ci-dessus, sur les muscles, les tendons et les articulations ; il la faisait boire dans du vin pour le spasme et la dysenterie . 92 P. Schauenberg et F. Paris, Guide des plantes mdicinales, 3e d., Neuchtel Paris, Delachaux & Niestl, 1977, p. 303, s. v. Althaea officinalis L.

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    vocabulaire mdical. Cest le cas notamment, dans notre passage, pour les termes et . Pour ma part, la traduction franaise dAmigues de ruptures pour , demeure plutt vague et suscite certaines interrogations : de quelles ruptures sagit-il et quel endroit peuvent-elles survenir ? Dans le premier livre du trait hippocratique Des maladies qui date des annes 380, au chapitre 20, 21 (Potter, Loeb V, 1983 publi en 1988 = VI, p. 176, 20 L.), les sont dfinies comme suit :

    , , , . Chez quelques-uns, quand les convulsions dans les chairs ou dans les veines sont faibles, il ny a pas suppuration, mais il surgit des douleurs de longue dure quon appelle aussi ruptures (trad. Littr, 1849).

    P. Potter traduit par tear en anglais cest--dire une dchirure qui intervient dans les tissus ou dans un muscle. On trouve une autre occurrence de au livre III du trait hippocratique Des maladies, qui est dorigine cnidienne (milieu du Ve sicle ?). Au chapitre 16, 4 (Potter, Loeb VI, 1983 publi en 1988 = VII, p. 142, 11 L.), les accidents de la pleursie sont dcrits ainsi :

    o , , . Lexpectoration est de couleur subbilieuse, comme celle de la grenade, moins quil ny ait des ruptures ; sil y en a, le malade expectore aussi du sang, que les ruptures fournissent (trad. Littr, 1851).

    Dans ce passage, lexpectoration de sang par le malade survient la suite de lsions dans les tissus (). On trouve encore des dans le contexte de maladies affectant les voies respiratoires, notamment dans la description de lhmoptysie et de ses accidents. Ainsi, au chapitre 1 (Potter, Loeb VI, 1983 publi en 1988 = VII, p. 172, 2 L.) du trait hippocratique Des affections internes (annes 400-390), on trouve des remdes contre la maladie et ses effets (toux sche et crachats de sang) :

    , . n lui donnera encore les racines de centaure qui sont bonnes pour ces ruptures et dont on mettra les rclures dans du vin ; ou bien, dans du vin, des rclures de dracontion ; ou bien, cause de la toux, des rclures de dracontion, prendre en clegme dans du miel (trad. de Littr, 1851).

    Nous constatons que les pouvaient survenir dans des tissus de nature diffrente (muscles, os ou veine) avec panchement ou non de sang. En conclusion, en considrant le terme dans son sens large, vu les diffrentes pathologies quil peut recouvrir, la traduction du mot par lsion de tissu nous semble plus adapte. Quant au terme , quAmigues traduit en franais par ulcre , que dsigne t-il ? Galien93 (X, 232) le dfinit comme une solution de continuit dans la chair dun tissu . Lulcre94, dans le vocabulaire mdical daujourdhui, est une perte de substance dun revtement pithlial cutan ou muqueux sans tendance la cicatrisation spontane . Il peut

    93 Galien, X, 232: . 94 S. v. ulcre, dans le Dictionnaire de mdecine, 7me dition sous la direction de S. Kernbaum, prface de J. P. Grnfeld, Paris, Flammarion Mdecine-Sciences, 2001, p. 890.

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    survenir dans diffrents organes ou tissus (ulcre de lestomac, de la corne, du poumon, etc). F. Skoda95, dans sa notice consacre aux ulcres, alors quelle signale que le terme grec (), un driv de , bte sauvage , est, occasionellement, le nom mtaphorique dun ulcre, note qu' en gnral, il est nomm , driv d dans les traits mdicaux. Le simple signifie aussi ulcre . 3. (), la vigne sauvage ou bryone, Bryonia cretica L.

    Cette plante, dont les racines ont un effet chauffant, est dcrite par Thophraste dans le chapitre 20, o elle entre dans la prparation de cosmtiques (RP. IX, 20, 3 [p. 58, 10-12]) :

    . Comme drogue chauffante et cre, il y a encore la racine de la vigne sauvage , utilise par consquent comme dpilatoire et pour liminer les taches de rousseur ; le fruit sert dpiler les peaux .

    Mode dadministration Utilise en application sur la peau, la bryone a une action dtergente confirme par Dioscoride96. Indication thrapeutique : chauffant. Indications cosmtiques : dpilatoire ; limine les taches de rousseur. Selon F. Skoda97, les dsignent des taches sur la peau et souvent les taches de rousseur .

    95 F. Skoda, Mdecine ancienne et mtaphore. Le vocabulaire de lanatomie et de la pathologie en grec ancien, p. 273. 96 Diosc., IV, 182 : , les fruits effacent taches de rousseur et toute autre tache . 97 F. Skoda, Mdecine ancienne et mtaphore, p. 225.

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    4. (), laristoloche, Aristolochia rotunda L. Laristoloche98 est dcrite dans RP, IX, 13, 3 (p. 36, 4-12), ainsi que les nombreux usages de sa racine :

    , , . , , . a de nombreux usages : excellente pour la tte, elle est bonne galement pour les autres lsions, contre les serpents, comme somnifre et pour la matrice. On recommande donc de lemployer dans le premier cas en application aprs lavoir dtrempe leau, et dans les autres, en rognures incorpores du miel et de lhuile ; pour les morsures de serpent, en potion dans du vin piqu et en empltre sur lendroit mordu ; comme somnifre, finement rpe dans du vin rouge sec ; sil y a prolapsus de la matrice, en injection avec de leau .

    Modes dadministration Contrairement dautres passages des RP, la description de lutilisation de la racine, particulirement prcise et claire, enrichit notre lexique relatif au vocabulaire de ladministration des simples. Sur les plaies de tte, on applique en cataplasme la racine dtrempe leau ( ). Sur tout autre type de plaie, on applique des raclures de racine incorpores du miel et de lhuile ( ). On sait que le miel99, pour sa douceur dans les potions et pour sa texture comme liant dans les cataplasmes, ainsi que lhuile100, servent dexcipient dans la prparation des mdicaments. Pour les morsures de serpents, la racine de laristoloche est administre sous deux formes : en potion base de vin piqu ( ) et en empltre () sur la zone mordue. Comme somnifre, elle est donne en potion base de racine rpe et de vin rouge sec ( ). Comme le note J. Jouanna101, les Grecs anciens dnommaient , le vin rouge. Dans lantiquit, les varits de vin ainsi que leurs proprits taient multiples : blanc ou noir, parfois jaune, doux, lger ou fort, odorant ou sans odeur, astringent, supportant ou non dtre mlang leau.

    98 On lit en RP, IX, 13, 3 (p. 35, 24 et p. 36, 1-4) : laristoloche est agrable lodorat, mais dun got extrmement amer et de couleur noire. La meilleure pousse dans les montagnes. Sa feuille fait penser celle du chou de chien, en plus rond . 99 C. Balandier, Production et usages du miel dans lantiquit grco-romaine dans Marie-Claire Amouretti et G. Comet (d.), Des hommes et des plantes. Plantes mditerrannennes, vocabulaire et usages anciens. Table Ronde Aix-en-Provence (mai 1992), Aix-en-Provence, Universit de Provence, 1993, p. 109 (Cahier dhistoire des techniques, 2) ; il sagit dun article extrait dun mmoire de matrise effectu sous la direction de Mme M.-Cl. Amouretti et soutenu en juin 1990 lUniversit dAix-Marseille I. 100 J.-P. Brun, Le vin et lhuile dans la Mditerrane antique. Viticulture, oliculture et procds de transformation, Paris, Errance, 2003, p. 177. 101 J. Jouanna, Hippocrate, Paris, 1992, p. 237. Id., Vin et mdecine en Grce ancienne, dans R.E.G., 109 (1996), p. 428.

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    Utiliser le vin mlang permet surtout au mdecin de moduler ses effets. De fait, outre le vin pur, il peut prescrire dinfinies varits de mlanges qui dpendront de la saison de lanne, de lge du patient et de son tat de sant gnral. Enfin, pour remdier un prolapsus de la matrice, on effectue une injection base de racine daristoloche et deau ( ). Le sens premier du verbe 102 est baigner, verser de leau pour nettoyer, rincer . Le prverbe - marque lloignement extrme, laction va jusquau bout avec le sens de verser de leau jusquau bout . Les drivs nominaux dsignent des noms daction comme , clystre , ainsi que des noms dagent ou dinstrument comme , clystre, seringue . Dans le vocabulaire gyncologique, ce terme, avec ou sans prfixe, dsigne une injection dans les organes gnitaux, que D. Gourevitch103 signale comme un mode dadministration trs frquemment utilis par les Anciens, qui prescrivaient des injections dans les divers orifices corporels : on utilisait pour ce faire une vessie ou une peau danimal pourvue dun tube injection : . Ce dernier terme est galement mentionn par K.-H. Leven104, dans son lexique de mdecine antique. Ainsi, il note quil dsigne aussi bien le processus qui consiste injecter des liquides dans des organes creux, cest--dire le lavement lui-mme, que linstrument ncessaire pour cela. Le verbe est dj attest dans le trait hippocratique Maladies des femmes, I, 82 (VIII, p. 204, 2-5 L.), qui daterait du milieu du Ve sicle av. J.-C., o il est question de formules dinjections mondificatives :

    , , , , , , , , . , , . Si la femme a besoin de mondification, faire cuire des poireaux, ou baies de sureau, ou anis, encens, myrrhe, vin, broyer le tout ensemble, et injecter cette dcoction. Autre : faire cuire du chou dans de leau, puis dans cette dcoction, faire cuire de la mercuriale, en dcanter un peu, et injecter (trad. Littr, 1853).

    On trouve ce mme mode dadministration plus tard, notamment dans les traits gyncologiques de Soranos dphse105, mdecin du 2me tiers du 1er sicle, qui pratiquait le clystre anal ou vaginal, leau, lhuile dolive pure ou mle leau. Pour vacuer lembryon, il prescrit la femme dvacuer son intestin et de le laver avec des clystres assez irritants . Indications thrapeutiques : vulnraire ; antidote ; hypnotique ; traite le prolapsus de la matrice.

    102 P. Chantraine, D.E.L.G., s. v., p. 545. 103 D. Gourevitch, La cuisine du corps fminin : leau dans le livre III du trait gyncologique de Soranos dphse, dans R. Ginouvs, A.-M. Guimier-Sorbets, J. Jouanna et L. Villard (d.), Leau, la sant et la maladie dans le monde grec. Actes du colloque organis Paris (CNRS et Fondation Singer-Polignac) du 25 au 27 novembre 1992 par le Centre de recherche Archologie et systmes dinformation et par lURA 1255 Mdecine grecque , Bulletin de Correspondance Hellnique, suppl. 28 (1994), Paris, De Boccard, 1994, p. 96. 104 K.-H. Leven, Antike Medizin. Ein Lexikon, Munich, C. H. Beck, 2005, s. v. Klistier, p. 503. 105 Soranos dphse, Mal. des femmes, I, 62, 106: () ().

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    5. () (), la racine douce ou rglisse, Glycyrrhiza glabra L., G. echinata L., vel sim.

    La racine douce ou rglisse possde des vertus thrapeutiques assez diverses qui sont dcrites en RP, IX, 13, 2 (p. 35,17-24) :

    , . . . , . Douce est aussi la racine de Scythie , que certains, du reste, appellent tout bonnement racine douce (rglisse). Elle est indigne dans la rgion du Marais Motide. On lutilise la fois contre les spasmes et contre la toux sche et les maladies de poitrine en gnral ; en outre, dans du miel, pour le traitement des ulcres. Elle a aussi le pouvoir de faire cesser la soif, si on la garde dans la bouche ; cest pourquoi, dit-on, les Scythes vivent onze ou douze jours de rglisse associe au fromage de jument .

    Modes dadministration Thophraste ne prcise pas comment la racine est administre. Toutefois, si on sait quelle soulage les affections des voies respiratoires (spasmes, toux sche, maladies de poitrine), on en dduit quelle doit tre consomme par voie orale, telle quelle ou en potion. Lauteur nest pas plus prcis dans sa prescription suivante. De fait, pour traiter les ulcres, il recommande la racine de rglisse dans du miel ( ). On suppose que Thophraste fait allusion aux ulcres qui pouvaient survenir dans la bouche la suite daffections diverses. Dans le livre VII du trait hippocratique des pidmies, VII, 47 (V, p. 416, 12 L.), qui date du Ve sicle av. J.-C., des mdicaments sont prescrits contre le scorbut et ses consquences sur le corps du malade, parmi elles notamment, des ulcrations dans la bouche:

    , . pour les ulcrations dans la bouche, le potage de lentilles fut utile (d. et trad. J. Jouanna, Les Belles Lettres, 2000, p. 81).

    Dans notre passage, on en dduit quenrobe de miel, la racine de rglisse suce gurit ce type dulcres. Dans lantiquit, lusage du miel en mdecine est frquent. Comme thrapeutique, il est utilis seul ou il entre dans la composition de mdicaments. De fait, comme le souligne C. Balandier106, qui sappuie sur les conclusions de trois mdecins, le miel possde des substances antibiotiques, lui donnant des qualits antiseptiques et astringentes. Il provoque ainsi un afflux de sang et de lymphe vers la zone infecte. La lymphe limine les bactries que les phagocytes du sang digrent . Thophraste signale encore que la rglisse mche dans la bouche ( ) est recommande pour tancher la soif. Aujourdhui, comme le souligne S. Amigues107, elle conserve le mme usage en btons (morceaux de racine bruts ou pels) et en jus dessch, commercialise sous diverses formes .

    106 C. Balandier, Production et usages du miel, p. 110. Ouvrage dj cit en n4 , p. 23. 107 RP, IX, p. 172, n. 6.

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    Indications thrapeutiques : traite les affections des voies respiratoires ; les ulcres. 6. (), le dictame, Origanum dictamnus L. Cette plante, qui pousse en Crte, est reconnue pour ses usages gyncologiques dcrits en RP, IX, 16, 1 (p. 42, 10-19) :

    , , . , , . , , , , . Le dictame est propre la Crte ; dou de vertus tonnantes, il est utilis dans bien des cas, mais surtout pour les femmes en couches. Sa feuille ressemble assez celle du pouliot et sen rapproche aussi quelque peu pour le jus, mais ses brins sont plus grles. On en utilise les feuilles, non les rameaux ni le fruit ; ct de bien dautres usages, il sert surtout, comme il a t dit, dans les accouchements difficiles, soit quil les rende aiss (on le prtend), soit quil calme au moins les douleurs (cest reconnu de tous) : on le donne en potion dans de leau .

    Mode dadministration Les feuilles de la plante sont administres en potion avec de leau ( ). Indications thrapeutiques : analgsique en cas daccouchement difficile ; ocytocique. Dans ce passage, Thophraste signale la valeur diffrente quil accorde aux informations transmises. De fait, sil ne reprend pas son compte ce qui est crit, il lintroduit au moyen du verbe , on prtend . Dans le cas contraire, ladverbe , unanimement , nous indique quil sinclut dans la position quil dfend. Il reconnat donc lusage de la plante comme analgsique en cas daccouchement difficile mais met cependant une rserve quant sa vertu ocytocique (). Ce nest pas le cas de lauteur du trait hippocratique Maladies des femmes I, 77 (VIII, p. 170, 11 L.), qui recommande comme remde ocytocique, de boire dans de leau chaude du dictame pil raison de deux oboles 108 . Plus loin, dans ce mme trait 109 , on conseille, comme moyen expulsif (), usage que ne mentionne pas Thophraste, dadministrer en breuvage le dictame de Crte raison dun obole, pil dans de leau . 108 Hipp., Mal. fem., I, 77 (VIII, p. 170, 11 L.) : . 109 Hipp., Mal. fem., I, 78 (VIII, p. 180, 15 L.): .

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    7. (), la serpentaire, Dracunculus vulgaris Schott. Tirant son nom des taches sur sa tige, qui la fait ressembler un serpent110, la plante est mentionne au livre IX uniquement, dans un bref passage (IX, 20, 3, p. 58,14-15) :

    . La racine de la serpentaire, administre dans du miel, sert calmer la toux .

    Mode dadministration On administre la racine sous forme dlectuaire ( ). De fait, Dioscoride111 signale ce mme usage parmi dautres, mais il rapporte, avec plus de prcision que la racine doit tre sche et rduite en poudre. Celle-ci peut tre galement consomme telle quelle, cuite et crue avec du miel. Indication thrapeutique : bchique. 8. (), lbnier, Dalbergia melanoxylon Guill. & Perrott.; Diospyros ebenum Knig. Cette espce de bois particulirement lourd et compact, semploie galement comme thrapeutique daprs RP, IX, 20, 4 (p. 59, 1-3) :

    , . Le bois de lbne est premire vue semblable au buis, mais corc il devient noir ; on lutilise, broy dans un mortier, pour les ophtalmies112 .

    Mode dadministration Thophraste ne prcise pas comment est administr le bois dbne aprs avoir t broy dans un mortier 113 ( ). Toutefois, on trouve peu prs la mme expression dans le trait hippocratique114 Du rgime dans les maladies aigus. Appendice, 33 (II, p. 520, 9 L.), o le simple entre dans la composition dune lotion ophtalmique :

    110 RP, IX, 20, 3 (p. 58, 15) : la plante a une tige tachete comme un serpent . 111 Diosc., II, 166 : , , , , , , , La racine chauffante est utile en cas dasthme, de ruptures, de spasmes, de toux et de rhume, elle permet lvacuation de lhumidit dans la poitrine ; cuite et crue avec du miel, on la consomme telle quelle. Sche et en poudre, on lavale sous forme dlectuaire avec du miel . 112 Voir J. Hirschberg, Wrterbuch der Augenheilkunde, Leipzig, 1887, p. 70, s. v. Ophthalmia. 113 Le terme () dsigne une pierre aiguiser (dapr. P. Chantraine, D.E.L.G., s. v. -, p. 43). Cet instrument consiste en un pilon et un mortier. 114 Hipp., Du rgime dans les maladies aigus (Appendice), 33 (II, p. 520, 9 L.) : , , , , , , .

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    Yeux humides. Broyez fin dans un mortier une drachme de bois dbne, neuf oboles de cuivre brl et trois oboles de safran ; versez-y une cotyle attique de vin doux, couvrez et exposez au soleil. Servez-vous-en quand ce sera cuit (trad. R. Joly, Belles Lettres, 1972).

    lpoque romaine, Dioscoride115 confirme cet usage et prcise mme que si, aprs avoir tir du simple un remde pour les yeux, on lutilise en collyre, il agira mieux. On lobtient pour les affections des yeux comme suit: des copeaux ou des raclures mouills dans du vin de Chios durant un jour et une nuit, ensuite broys avec soin et faonns en collyre . En Grce, le vin de lle de Chios tait trs rput. De fait, J.-P. Brun116, dans un paragraphe consacr aux crus et aux vins communs, note que chaque cit produisait ses vins, mais certains taient recherchs dans tout le monde hellnique. Au premier rang venait le vin de lle de Chio, puis ceux de Thasos, de Lesbos, de Marone en Thrace, et de Mend en Chalcidique . Indication thrapeutique : traite les ophtalmies. 9. (), limmortelle, Helicrysum orientale (L.) Gaertner, H. stoechas (L.) Moench. ct de proprits magiques, Thophraste rapporte lutilisation thrapeutique de cette plante dans RP, IX, 19, 3 (p. 56, 16-18 57, 1-2) :

    . () .

    On acquerrait du renom galement si lon se couronne avec la fleur de limmortelle en saspergeant de parfum pris dune fiole en or non pass par le feu (). On utilise cette plante pour les morsures danimaux, dans du vin, et pour les brlures, rduite en cendres que lon mlange avec du miel .

    Modes dadministration Pour soigner les morsures danimaux, le simple est pris en potion dans du vin ( ). Dioscoride117 ainsi que Pline118, mentionnent galement ce mode dadministration et cette

    115 Diosc., I, 98 : , . K , . 116 J.-P. Brun, Le vin et lhuile dans la Mditerrane antique, Paris, 2003, p. 87. 117 Diosc., IV, 57 : , , Les feuilles en potion avec du vin gurissent les rtentions durine, les morsures de serpents, la sciatique, les ruptures ; en potion avec du vin ou un mlange de vin et de miel, elles font venir les rgles et dissolvent les caillots de sang prsents dans la vessie ou le ventre . 118 Pline, XXI, 169 note galement ces mmes proprits : ciet urinas e vino pota et menses. Duritias et inflammationes discutit, ambustis cum melle imponitur. Contra serpentium ictus et lumborum uitia bibitur. Sanguinem concretum uentris aut uesicae absumit cum mulso, Bu dans du vin, il est diurtique et emmnagogue. Il dissipe les indurations et les inflammations ; on lapplique avec du miel sur les brlures. On le prend en potion contre les morsures des serpents et les affections lombaires. Avec du vin miell, il dtruit les caillots sanguins dans le ventre ou la vessie (trad. J. Andr, Belles Lettres, 1969).

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    proprit parmi dautres (emmnagogue, diurtique, contre la sciatique, etc). Sur les brlures, selon Thophraste, on applique la plante brle () et rduite en cendres dans du miel ( ). En fait, S. Amigues119 voit dans ce procd lillustration dune des lois de la magie savoir le principe de similarit120 puisquil est question, en loccurrence, de l'utilisation de la plante brle () sur des brlures (). Toujours selon elle, la phrase elle-mme par son rythme et par le jeu des rptitions ( ) nest pas sans voquer les formules incantatoires . Thophraste semblerait donc dnoncer avec ironie les charlatans qui sadonnent aux pratiques magiques. Limmortelle, en raison de son aspect, comme le note Amigues, se prtait une association dides naturelle avec lor, symbole de richesse, de prestige et dimmortalit . Dioscoride121 prcise que la plante est tresse en couronne pour les statues de cultes. Pline122 note le mme usage pour les dieux et caractrise les fleurs de limmortelle comme brillantes comme de lor et ne se fltrissant jamais . Indications thrapeutiques : antivenimeux; traite les brlures. 10. (-)123 , lhellbore blanc, le vratre, Veratrum album L.

    La confusion des anciens propos des deux plantes dnommes et , tait trs frquente comme lexpliquent les quelques tudes124 sur le sujet. En RP, IX, 10, 1-4 (p. 26, 20-22 27 28, 1-12), Thophraste, qui parle delles comme si il nen avait jamais vues lui-mme125, considre lhellbore blanc et le noir comme des homonymes126 et rapporte les avis divergents relatifs leur aspect. Plus loin, amen parler de la mort aux femelles en IX, 18, 2 (p. 51, 8-11), il signale un usage un peu

    119 RP, IX, p. 236-237, n. 9 et p. 235, n. 8. 120 Selon G. Ducourthial, Flore magique et astrologique de lAntiquit, prf. de D. Gourevitch, Paris, Belin, 2003, p. 182 : la plupart des applications de cette loi dans le domaine de la botanique magique sont fondes sur la ressemblance entre la couleur ou la morphologie de certains lments dune plante et certaines caractristiques dune partie du corps humain ou de la maladie soigner, ou encore, des divers buts atteindre . 121 Id., ibid. 122 Pline, XXI, 168. 123 Chez J. Andr, Les noms de plantes dans la Rome antique, Paris, Les Belles Lettres, 1985, s. v. elleborus, p. 94, le terme elleborus, m., ou elleborum, n., emprunt au grec (-), dsigne lHellbore noir (genre Helleborus L.) ou le Vratre (Veratrum album L.). 124 Voir Stadler, s. v. Helleboros, dans R. E. VIII 1 (1912), coll. 163-170 ; C. Deroux, Note sur lellbore et le faux ellbore, dans Latomus, 35 (1976), p. 875-878 ; M.- C. Girard, Connaissance et mconnaissance de lhellbore dans lAntiquit, Qubec, Universit Laval, Laboratoire de recherches hippocratiques, 1986 ; Ead., Lhellbore : panace ou placbo ?, dans P. Potter, G. Maloney et J. Desautels (d.), Actes du VIe colloque international hippocratique (Qubec, du 28 septembre au 3 octobre 1987), Qubec, Sphinx, 1990, p. 393-405 ; S. Amigues, Note sur l ellbore blanc de Dioscoride, IV, 148, dans Revue de Philologie, 73, 1 (1999), p. 7-13. 125 Voir Thophraste, qui crit en RP, IX, 10, 1 (p. 26, 22 27, 1 : selon certainsselon dautres et plus loin, (p. 27, 4), (p. 27, 23), on dit que . Selon M.-C. Girard, Lhellbore, p. 398, Dioscoride et Pline lAncien rapportent ces descriptions de la mme manire. 126 RP, IX, 10, 1 (p. 26, 20-21) : , , Lhellbore noir et le blanc font en quelque sorte figure dhomonymes, mais il y dsaccord sur leur aspect .

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    extraordinaire127 de lhellbore blanc. Thophraste ne prcise donc pas, dans leur ensemble, les utilisations thrapeutiques de lhellbore blanc, mais parfois, il en note certaines, comme on lit en RP, IX, 8, 4 (p. 21, 22 22, 1-2) et plus loin, en 10, 2 (p. 27, 11-12) :

    . () . On dit en effet que la grosse racine superficielle tubrise ne sert rien et quon la donne aux chiennes quand on veut les purger. () le blanc est au contraire brout par le petit btail, ce qui permit den remarquer pour la premire fois, les effets, les animaux tant purgs .

    Modes dadministration

    Comme purgatif, Thophraste ne prcise pas comment la racine est administre () mais on dduit que, pour les chiennes, elle est ajoute de la nourriture et donc, ingre. Lhellbore blanc est galement un purgatif pour le petit btail qui le broute ().

    Indication thrapeutique : purgatif pour les animaux. M.-C. Girard 128 , qui sintresse aux proprits de lhellbore dans le Corpus hippocratique, conclut quon escomptait de lhellbore les effets suivants : par lingurgitation, ctait, semble-t-il, lvacuation par le haut, lexpectoration et plus rarement, lvacuation par le bas ; par lapplication externe, ctait la cautrisation, lvacuation, la sternutation et, dans certains traitements gyncologiques, lexpulsion . Elle note galement que la crainte de lhellbore serait apparue une poque postrieure au Ve sicle av. J.-C et que, dans les passages du Corpus hippocratique o lhellbore se rvle nocive pour le patient trait, le mdecin ntait pas toujours conscient que ces effets taient directement relis lusage de lhellbore, les attribuant le plus souvent la maladie .

    Rcolte

    En RP, IX, 8, 6 (p. 22, 15-17), Thophraste nous informe des prcautions prises par les arracheurs lors de la cueillette :

    . Il est bien vrai que lhellbore donne vite des maux de tte et que ne peuvent pas creuser longtemps ; cest pourquoi ils mangent au pralable de lail et boivent par-dessus du vin pur .

    127 De fait, on lit en IX, 18, 2 (p. 51, 8-11) : , , La mort aux femelles tue le scorpion sur lequel on la racle ; mais quon le saupoudre dhellbore blanc, il revient, dit-on, la vie . 128 M. C. Girard, Lhellbore : panace ou placbo ?, dans P. Potter, G. Maloney et J. Desautels (d.), Actes du VIe colloque international hippocratique (Qubec, du 28 septembre au 3 octobre 1987), Qubec, Sphinx, 1990, p. 402-403.

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    Pline129 fait la mme recommandation. Dans ce passage, lail et le vin pur ne sont pas consomms au hasard. De fait, comme le note P. Schauenberg 130 , le premier est un antiseptique intestinal. Quant au second131, il est fortifiant.

    11. (-) , l hellbore noir132 , lhellbore, Helleborus

    cyclophyllus Boiss. En plusieurs endroits133, Thophraste indique les usages du fruit de cette plante comme en RP, IX, 9, 2 (p. 24, 15-17) et, au chapitre 14, 4 (p. 39, 4-5). Plus loin134, au chapitre 17, 3 (p. 49, 13-18), il raconte lhistoire dun pharmacopole qui est parvenu neutraliser les effets de lhellbore au moyen de laccoutumance. Au chapitre 10, lorsquil dcrit la plante et les endroits o elle pousse, il note ses utilisations thrapeutiques, quon peut plutt qualifier de toxiques comme on lit en RP, IX, 10, 2 (p. 27, 9-10) et 3 (p. 27, 23 28, 1-3) :

    , (). . Dautre part, dit-on, lhellbore noir fait prir les chevaux, les bovins et les porcs ; aussi aucun de ces animaux ne le mange (). On dit que celui dlaia pousse dans les vignes et rend le vin si diurtique que les consommateurs sont compltement macis .

    Mode dadministration

    Si elle est broute () par les animaux, cette plante constitue un poison mortel. En outre, lhellbore poussant dans les vignes rend le vin lui-mme diurtique, qui amaigrit

    129 Pline, H. N. XXV, 50 : nec album facile colligitur, caput adgrauans maxime, nisi praesumatur alium et subinde uinum sorbeatur celeriterque fodiatur. Il nest pas non plus facile de cueillir lellbore blanc, qui porte vivement la tte, moins de manger auparavant de lail, de boire de temps en temps du vin et de creuser promptement (d. et trad. de J. Andr, Les Belles Lettres, 1974). 130 P. Schauenberg, Guide des plantes mdicinales, p.79-80, s. v. Allium Sativum L. 131 Concernant les usages mdicaux du vin, voir J. Jouanna, Vin et mdecine en Grce ancienne, dans Revue des tudes Grecques, 109 (1996), p. 414-434. 132 C. Deroux, Note sur lellbore, p. 876, n. 5, note que en Grce, ne dsignait pas Helleborus niger L., qui nexistait pas dans cette rgion, mais vraisemblablement Helleborus cyclophyllus R. Br. 133 On lit en RP, IX, 9, 2 (p. 24, 15-17) : , , . Dans lhellbore, la racine et le fruit ont les mmes usages (si tant est que les praticiens d'Anticyre purgent, comme on le dit, avec le fruit), et ce dernier ressemble du ssame ; RP, IX, 14, 4 (p. 39, 4-5) : . Mais cela ne parat pas tout fait exact, puisque justement les praticiens dAnticyre donnent de lhellbore ssamode parce que le fruit ressemble du ssame . 134 On lit en RP, IX, 17, 3 (p. 49, 13-18) : . . Eunome de Chios buvait lhellbore sans tre purg. Il disait quune fois il