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36 T roisième fils du dernier grand- duc Léopold II de Toscane et de l’archiduchesse Marie- Antoinette de Bourbon prin- cesse des Deux-Siciles, cousin de l’impératrice « Sissi », l’ar- chiduc d’Autriche Louis-Salvador de Habs- bourg, prince héritier de la branche toscane de la maison Habsbourg-Lorraine, naît le 4 août 1847 à Florence. L’enfant bénéficie d’une éducation plus affranchie que ne l’exigerait son rang. Sa mère, une Sicilienne aux goûts simples, prie les pré- cepteurs de laisser libre cours à l’expression de la personnalité du jeune prince et de fermer les yeux sur ce qui pourrait les sur- prendre, comme son goût pour la vie au grand air en dehors des salons du palais. Plus tard, l’étudiant fréquente plusieurs universités – Munich, Vienne, Prague où la famille s’est établie en 1859 après la révolu- tion garibaldienne – en s’adonnant à l’étude des arts, des sciences, de la nature et des lan- gues – il en parle couramment quatorze. Se détournant de la carrière militaire comme des affaires de l’État, il choisit d’arpenter le monde. Il voyage en Autriche, en Suisse, en l’Italie, en s’efforçant d’apprendre les us et coutumes des régions visitées. Il a tout juste vingt ans quand sa vie est bouleversée par un drame : la mort acciden- telle de l’archiduchesse Mathilde dont il était amoureux. Sa famille l’éloigne de la cour et il débarque à Ibiza accompagné de son tuteur, en vue d’une étude entomologique. Il poursuit son voyage à Majorque, découvre cette île avec curiosité, interroge les habi- tants, dessine, prend des notes, satisfaisant ainsi son goût des sciences et de la nature. Sa vocation d’explorateur du monde méditerranéen s’affirme. Il a vingt-deux ans lorsqu’il lance, avec ses propres deniers et l’accord du grand-duché, la construction de son premier navire. Qui pourrait s’en étonner à l’heure ou toutes les têtes cou- ronnées se sont entichées de yachting ? Pour le jeune prince, la navigation n’est pourtant ni caprice ni loisir, mais le moyen de déplacement idéal pour mener à bien ses projets scientifiques. N omade Un prince EN MÉDITERRANÉE Ci-dessus : portrait de l’archiduc Louis-Salvador de Habsbourg, réalisé par Gaston Vuillier en 1892. Page suivante : un llaüt échoué à l’abri de Cala Morell, sur la côte Nord de Minorque. Lithographie de l’archiduc extraite de Die Insel Menorca. Plutôt que de jouir des fastes de la cour, Louis-Salvador de Habsbourg (1847-1915) préfère sillonner la Méditerranée à bord de sa grande goélette mixte. Autant de croisières mises à profit par cet humaniste et ethnologue pour composer une œuvre encyclopédique saluée par Jules Verne comme « un travail incomparable ». par Martine Garry 34-41-Habsbourg-cm256.indd 36 02/01/14 14:14

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Troisième fils du dernier grand-duc Léopold II de Toscane et de l’archiduchesse Marie-Antoinette de Bourbon prin-cesse des Deux-Siciles, cousin de l’impératrice « Sissi », l’ar-

chiduc d’Autriche Louis-Salvador de Habs-bourg, prince héritier de la branche toscane de la maison Habsbourg-Lorraine, naît le 4 août 1847 à Florence. L’enfant bénéficie d’une éducation plus affranchie que ne l’exi gerait son rang. Sa mère, une Sicilienne aux goûts simples, prie les pré-cepteurs de laisser libre cours à l’expression de la personnalité du jeune prince et de fermer les yeux sur ce qui pourrait les sur-prendre, comme son goût pour la vie au grand air en dehors des salons du palais.

Plus tard, l’étudiant fréquente plusieurs universités – Munich, Vienne, Prague où la famille s’est établie en 1859 après la révolu-tion garibaldienne – en s’adonnant à l’étude des arts, des sciences, de la nature et des lan-gues – il en parle couramment quatorze. Se détournant de la carrière militaire comme

des affaires de l’État, il choisit d’arpenter le monde. Il voyage en Autriche, en Suisse, en l’Italie, en s’efforçant d’apprendre les us et coutumes des régions visitées.

Il a tout juste vingt ans quand sa vie est bouleversée par un drame : la mort acciden-telle de l’archiduchesse Mathilde dont il était amoureux. Sa famille l’éloigne de la cour et il débarque à Ibiza accompagné de son tuteur, en vue d’une étude entomologique. Il poursuit son voyage à Majorque, découvre cette île avec curiosité, interroge les habi-tants, dessine, prend des notes, satisfaisant ainsi son goût des sciences et de la nature.

Sa vocation d’explorateur du monde méditerranéen s’affirme. Il a vingt-deux ans lorsqu’il lance, avec ses propres deniers et l’accord du grand-duché, la construction de son premier navire. Qui pourrait s’en étonner à l’heure ou toutes les têtes cou-ronnées se sont entichées de yachting ? Pour le jeune prince, la navigation n’est pourtant ni caprice ni loisir, mais le moyen de déplacement idéal pour mener à bien ses projets scientifiques.

Nomade Un princeEN MÉDITERRANÉE

Ci-dessus : portrait de l’archiduc Louis-Salvador de Habsbourg, réalisé

par Gaston Vuillier en 1892.Page suivante : un llaüt échoué à l’abri

de Cala Morell, sur la côte Nord de Minorque. Lithographie de l’archiduc extraite

de Die Insel Menorca.

Plutôt que de jouir des fastes de la cour, Louis-Salvador de Habsbourg (1847-1915) préfère sillonner la Méditerranée à bord de sa grande goélette mixte. Autant de

croisières mises à profit par cet humaniste et ethnologue pour composer une œuvre encyclopédique saluée par Jules Verne comme « un travail incomparable ».

par Martine Garry

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Nixe – la nymphe des eaux, dans la my-thologie germanique – est mise en chantier en 1870 près de Fiume (Rijeka, en Croatie) sur la cale du chantier Stabilimento Tec-nico. C’est un confortable yacht à voiles et à vapeur de 135 tonneaux des siné par l’ar-chitecte hambourgeois Otto Schlick. Long de 51,90 mètres pour 6,10 mètres de large et 4,26 mètres de tirant d’eau, il est gréé en goélette à trois mâts et propulsé par une machine à trois cylindres de 400 chevaux. Sa vitesse peut atteindre 11 nœuds et il consomme 7,5 tonnes de charbon par vingt-quatre heures.

Nixe est lancée le 22 août 1872. Après cinq mois d’essais, elle prend la mer sous le commandement d’Aloïs Adalbert Ran-dich, de Rijeka. À son bord, Louis-Salvador visite tour à tour la Vénétie, les îles Lipari, Constan tinople, l’Égypte, la Terre Sainte, Chypre, la côte africaine, la Syrie, la Grèce, les îles Baléares… Bientôt titulaire du bre-vet de capitaine au long cours, l’archiduc assu rera un temps lui-même cette fonc-tion, avant d’engager pour ce poste le Majorquin Rafael Vich.

« Si leS peupleS Se connaiSSaient mieux,

ilS ne Se combattraient pluS »

L’exploration est devenue son métier : « La passion des voyages est innée, déclare-t-il. Seulement, notre civilisation, les nombreuses contraintes que l’homme s’impose, ont induit la sédentarité et il n’est pas possible de suivre cet instinct naturel, sauf avec un yacht. On peut avoir à bord sa propre activité, soit litté-raire, soit artistique, soit scientifique, et s’y consacrer le plus activement possible avec tous les moyens nécessaires pour cela. »

Nixe est une véritable arche de Noé. À bord, on compte vingt personnes de diffé-rentes nationalités, ainsi que des chiens, des chats, des oiseaux, un singe… Son arri-vée dans un port suscite toujours une grande curiosité.

Rares sont les îles du bassin méditerra-néen qui ne seront pas accostées par Nixe pour être étudiées et racontées par l’archi-duc à travers une infinité d’ouvrages écrits en allemand, français, tchèque, espagnol, italien, ou majorquin. Travailleur infati-gable, il s’emploie à recueillir les derniers témoignages de traditions culturelles et savoir-faire populaires qu’il craint de voir disparaître sous la pression de la révolution industrielle. Et pour couvrir au mieux tous les champs de la connais sance, il s’entoure de nombreux collaborateurs.

aux communautés rurales et maritimes, croque sur le vif la flore, la faune, avec l’aide d’aquarellistes et de dessinateurs. Il entretient par ailleurs des relations inter-nationales avec des scientifiques, des écri-vains, des bibliothécaires et archivistes.

Le grand voyageur est aussi un huma-niste. « Combien de préjugés, combien d’idées toutes faites seront réduites à néant par la connaissance d’un autre peuple et de la vie dans son pays. J’affirme que si les différents peuples se connaissaient mieux, ils ne se combattraient plus. »

Dès 1872, l’archiduc fait l’acquisition de Miramar, sa première propriété majorquine – « Sissi », l’impératrice, donnera ce nom à son yacht en souvenir des visites qu’elle y fit en 1892. Très attaché à cette île, Louis-Salvador s’efforce de s’y intégrer au mieux, allant jusqu’à parler et écrire le majorquin. Il se plaît à converser avec les gens simples – « desquels on peut apprendre souvent

En haut : premier grand yacht de l’archiduc, Nixe sera son lieu de vie et de travail préféré.

Ci-dessus : sur le pont de Nixe, lors d’une escale à Venise en 1885.

Pour son étude intitulée Îles et côtes peu visitées, il conçoit un questionnaire d’une centaine de pages qu’il distribue à des autochtones en les priant de rassembler le maximum d’informations pertinentes concernant leur métier ou leur domaine de compétence. Sur le terrain il applique une méthode de travail personnelle inspirée des manuels élaborés par les sociétés d’eth-nologie de l’époque. Il décrit lui-même dans le détail les paysages qu’il découvre en compagnie de guides locaux, s’intéresse

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plus que de la plupart des savants » –, vit de manière spartiate, s’habille de telle sorte que nul ne pourrait deviner sa condition ; par discrétion, il navigue même sous un nom d’emprunt, « Louis de Neudorf ». Pour recevoir famille et amis, il acquiert plu-sieurs autres propriétés, dont l’une – S’Es-taca – sera bientôt offerte à la fille d’un menuisier, Catalina Homar, qui en devien-dra l’intendante et prendra une place par-ticulière dans la vie sentimentale de l’archiduc.

Non content d’accueillir ses proches à Majorque, l’archiduc fait aussi aménager une maison d’hôte, l’hospederia ca madó pilla, dans laquelle tout voyageur peut être logé trois jours à titre gracieux. Gaston Vuillier, dessinateur et ethnologue, qui tra-vaille pour les grandes revues illustrées de l’époque, raconte dans Les Îles oubliées (1893) son séjour dans cet établissement et sa rencontre avec l’archiduc.

naufrage de Nixe

devant alger

Toutefois la résidence préférée de Louis-Sal-vador reste son yacht. À bord de Nixe, il passe le plus clair de son temps. À terre, dit-il, il se sent « comme un bernard-l’hermite qui aurait perdu la coquille qui lui servait de demeure ». En somme, ses escales ne sont que des paren-thèses entre deux croisières. « J’ai toujours été nomade, sans résidence fixe, confie-t-il à Gas-ton Vuillier ; je cours les océans, poussé en cela par mes penchants naturels. Des circons-tances particulières ont développé en moi cette humeur vagabonde qui me fait vivre. »

Une fortune de mer vient pourtant trou-bler le sillage du savant pérégrin. En 1893, suite à une collision à l’entrée du port d’Alger, son vapeur fait naufrage, heureu-sement sans perte de vies humaines, tout l’équipage ayant pu gagner la côte à bord des embarcations du yacht. L’archiduc est si affecté par la perte de Nixe qu’elle lui inspire un roman – Schiffbruch. Ein Som-mernachtstraum (« Naufrage, un rêve d’une nuit d’été ») – publié dès l’année suivante.

Pas question cependant de rester sans bateau. « La mer m’est indispensable, a déclaré l’archiduc au journaliste du Figaro relatant le naufrage. Ma première pensée a été de chercher un nouveau bateau pour me plonger à nouveau dans l’espace et m’évader vers l’inconnu. » Il jette ainsi son dévolu sur le vapeur Herta dont le prince du Liechtenstein veut se défaire. Également dessiné par Otto Schlick, ce yacht de 164 tonneaux, construit à Kiel en 1877,

Nixe ii à Portopi, île de Majorque, en 1915. L’archiduc achète ce navire d’occasion suite

au naufrage de son précédent yacht à l’entrée du port d’Alger.

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mesure 52 mètres de long pour 6,72 mètres de large et 4 mètres de tirant d’eau. Gréé en goélette à trois-mâts, il est doté d’une machine à deux cylindres de 500 chevaux. Sa vitesse peut atteindre 11 nœuds et sa consommation est de 10 tonnes de char-bon par vingt-quatre heures.

Rebaptisé Nixe ii, ce bâtiment arrive aux Baléares en 1894, sous le commandement du Majorquin Juan Singala. Avec ce nou-veau yacht, l’archiduc entreprend un tour du monde : Le Cap, Melbourne, Sydney, Los Angeles…

une encyclopédie de Six mille pageS

Sur leS baléareS

Non content d’accumuler une documen-tation considérable au cours de ses voyages, le prince nomade sait l’art de synthétiser ses connaissances et de les partager par le moyen de l’édition. Il publie son premier livre dès l’âge de vingt et un an et à sa mort, son œuvre ne compte pas moins de soixante-huit volumes (traductions com-

prises). Ces ouvrages décrivent aussi bien les îles Lipari en Sicile, que les coléoptères des Baléares, la vie nord-africaine, Bizerte, les paysages de Syrte, l’île de Zante en Grèce, le golfe de Corinthe, les îles Columbretes en Espagne… Dans cet ensemble monumental, une part importante concerne les Baléares, archipel à l’étude duquel l’archiduc aura consacré plus de vingt ans.

La publication, en allemand, de Die Balea-ren in Wort und Bild Geschildert (« Les Baléares en mots et en images ») s’échelonne de 1869 à 1891. L’ensemble est constitué de six mille pages réparties en seize volumes dont sept in-folios de grand format. La qua-lité de l’édition est telle qu’en 1878 elle sera couronnée par une médaille d’or à l’Expo-sition universelle de Paris.

Les chapitres consacrés à la pêche, par exemple, sont illustrés des propres dessins de l’auteur, qui décrit les différentes tech-niques de pêche, mais aussi les conditions de navigation et la construction des bateaux à Ibiza, Majorque et Minorque. « À Ibiza, note ainsi Louis-Salvador, on compte cent vingt-neuf embarcations [armées par] trois cent dix-huit personnes. »

On trouve aussi dans cet ouvrage des descriptions précises des bateaux : « Les faluchos d’Ibiza sont gréés d’un mât avec une voile latine relativement grande, pon-tés à l’avant et à l’arrière, équipés de passa-vants ménageant au milieu une ouverture rectangulaire qui peut être couverte de panneaux, et ils sont lestés à l’aide de grosses pierres. Par vent favorable un petit foc est ajouté entre le mât et l’éperon ou l’étrave. Deux paires de rames très longues sont toujours à bord pour pallier le calme, fréquent en Méditerranée. […] L’équipage se compose de deux ou trois hommes et d’un ou deux enfants qui embarquent dès l’âge de quatre ou cinq ans. »

Au fond d’un bras de mer, au Sud de Minorque, Cala Alcufar offre aux barques

un abri. Lithographie de l’archiduc extraite de Die Insel Menorca.

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Un système pour pêcher les calmars et les seiches consiste à utiliser la fitora, sorte de harpon volant (foëne

ou trident). En utilisant la fitora, le pêcheur retient son extrémité attachée à un filin afin d’éviter la perte du fer dans le cas où le manche viendrait à casser en remontant la pêche. Quand il navigue, le pêcheur répand des gouttes d’huile en surface afin d’aperce-voir les poulpes et de les ferrer avec la pointe de la fitora, ce qui demande une grande adresse. On dit « pêcher à la volée » quand les gros poissons sont harponnés au moment où ils passent près du bateau. Cette pêche se pratique de nuit, à la lueur d’un éclairage, d’où vient le nom de « pêche à la lumière ».

Une autre forme de pêche, plus fréquente, se pratique à l’aide de nasses en osier ; elles possèdent deux ouvertures, l’une située sur la partie supérieure comportant une fermeture qui sert à mettre l’appât et à sortir les pois-sons ; l’autre, en forme d’entonnoir, est située dans la partie inférieure. Cette nasse mesure 90 cm de hauteur et son diamètre est de 40 cm. La goulotte est plus grande que celle des casiers d’Ibiza, ce qui permet de pêcher des murènes. Ces nasses sont posées au fond, entre les roches. L’une d’elles, en forme de cloche, mesure 2 m de haut pour un diamètre d’un mètre le plus souvent. Elles sont utilisées pour capturer les langoustes.

Il existe d’autres systèmes de pêche à l’aide de nasses posées en filières, comme celui qui consiste à les mettre à l’eau en sus-pension. Avec ce système on pêche des maquereaux et des daurades.

En haut : quelques engins de pêche en usage à Majorque. I et II, lignes de fond ; III, IV, V et VI,

foënes ; VII, VIII et IX, nasses ; X et XI chalut pour la pêche en bœufs ; XII, senne.

Ci-dessus : pêcheur halant à terre une senne à l’aide d’une bricole.

Ces deux illustrations sont extraites de Die Balearen in Wort und Bild Geschildert.

Les engins de pêche utilisés à Majorque

Le nom de gambins désigne de grosses nasses en jonc, de forme galbée, de 1,50 m de hauteur, qui sont lestées, et que l’on couvre d’herbes marines avant de les plon-ger dans l’eau. L’appât est fait de sardines avariées. Pour les sortir, le pêcheur utilise une perche terminée par un croc.

Ensuite il faut décrire la pêche à l’aide de filets et mentionner le bolitx (senne tournante). Le cercle, qui apparaît en surface, formé par les flotteurs en liège, sert à indiquer l’emplacement du filet. Ce cercle possède une envergure de 16 à 25 m et l’ensemble du filet peut atteindre 160 m. Ce filet est mis à l’eau à partir du bateau à une distance de deux tiers de kilomètre du rivage de manière à former un angle. Il est halé à terre au moyen des bras fixés aux extrémités. Pour cette manœuvre, le pêcheur passe sur la poitrine une forte bricole en écharpe.

La pêche en bœufs utilise un filet repré-senté sur les figures X et XI. Ce type de pêche, pratiqué sur tout le bassin méditerranéen, est effectué par deux bateaux formant une paire de laudes de bou (« bateaux-boeufs »). Loin de terre, le chalut est mis à l’eau à partir des deux bateaux qui le remorquent en naviguant en parallèle. Lorsque l’on veut remonter le filet, les voiles sont amenées et les deux bateaux l’embarquent simultanément. n(Texte et planches extraits de Las Baleares, la pesca, de Louis-Salvador de Habsbourg, 1880.)

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Ci-dessus, un llaüt de pêche. Dessin extrait de Die Insel Menorca.En haut à droite : un bolitx à Minorque.

Dessin extrait de Die Balearen in Wort und Bild Geschildert. Ci-contre : gusi de Minorque, pour la pêche aux crustacés.

Dessin extrait de Die Insel Menorca.Ci-dessous : dans l’anse de Renella (Salina), bateaux de pêche des îles Lipari.

Dessin de l’archiduc illustrant Die Liparischen Inseln.

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Quant aux llaüts de Majorque, « ce sont des bateaux élégants, pas très larges, mais très sûrs en mer. Ceux de la côte Nord possèdent trois quilles de manière à les tirer à terre plus facilement. Ceux de la baie de Palma n’en ont qu’une. Le grée-ment comporte trois voiles triangulaires : polacre, mestre et mitjana, bien qu’ils n’uti-lisent couramment que la mestre [grand-voile] et la mitjana [méjane ou tapecul]. »

L’Archiduc embarque volontiers avec les pêcheurs et la description qu’il fait de leur vie à bord témoigne d’un remarquable sens de l’observation : « Dans l’embarcation, les ustensiles de cuisine se réduisent à une souche de bois dur, légèrement évidée, qui sert de foyer dans lequel ils mettent, entre des pierres, des morceaux de charbon, des pommes de pin et des brindilles de pin bien sèches. Lorsque ces combustibles commencent à brûler, on place au-dessus du feu une marmite contenant de l’eau, dans laquelle on met de petits morceaux de pain, du poisson et un peu d’huile, de manière à préparer une soupe très savou-reuse, que l’on appelle caltera de peix (“chaudron de poisson”). On peut aussi y mettre du riz, du poisson et de l’huile, le tout assaisonné de poivre, de safran et autres condiments. Et, tandis que l’un des pêcheurs assis à côté de la barre veille à la navigation, l’autre s’installe à côté du foyer, fumant sa pipe en terre et attisant le feu avec son chapeau.

« Une fois le repas prêt, le patron, qui est aussi le propriétaire du bateau, donne à chacun des membres de l’équipage une portion de pain, souvent dur et légèrement brun. Assis en rond autour de la marmite qui sert d’écuelle commune, et qui est aussi à portée de l’homme de barre, chacun en extrait des bouchées de riz ou de soupe, à l’aide d’une cuillère en bois ou avec un bout de pain légèrement recourbé.

« Parfois ce frugal repas est complété avec quelques poissons frits provenant de la pêche du jour, et tandis qu’ils font taire leur faim, les hommes apaisent également leur soif en faisant tourner de l’un à l’autre la cruche d’eau, qu’ils remplissent à partir d’un autre récipient en terre, de même forme, mais de plus grande capacité. Entre deux gorgées ils alternent une gorgée de vin qu’ils boivent en retournant le flacon de verre, recouvert de brins d’osier ou de sparte et qui, toujours, fait partie des quelques provisions du bord.

« Ces pêcheurs passent rarement la nuit en mer, et rentrent habituellement au port

à la nuit tombante. Aussitôt après avoir mouillé l’ancre et amarré le bateau au quai de la marina, ils se retirent dans leurs humbles demeures, où ils restent en famille jusqu’à ce que les premières lueurs du jour les appellent au travail. »

une œuvre peu diffuSée

maiS trèS appréciée

L’archiduc fait imprimer ses volumineux manuscrits sous la forme de livres luxueux tirés seulement à une centaine d’exemplaires pour être offerts aux parents, aux amis et aux personnalités du monde des lettres, des sciences et des arts. Jules Verne s’en inspirera

pour décrire, dans son roman-vaudeville Clo-vis Dardentor (1896), les îles Baléares qu’il n’avait jamais visitées lui-même. Conscient de sa dette, l’écrivain ne manque d’ailleurs pas, au chapitre VI, de louer le travail de son ami : « Oui ! si ce qui a été fait pour ces oasis de la mer méditerranéenne l’était pour n’im-porte quel autre pays des deux continents, il serait inutile de se déranger, de quitter sa maison, de se mettre en route, inutile d’aller de visu admirer les merveilles naturelles recommandées aux voyageurs. Il suffirait de s’enfermer dans une bibliothèque, à la condi-

tion que cette bibliothèque possédât l’ou-vrage de son altesse l’archiduc Louis-Salvator d’Autriche sur les Baléares, d’en lire le texte si complet et si précis, d’en regarder les gra-vures en couleurs, les vues, les dessins, les croquis, les plans, les cartes, qui font de cette publication une œuvre sans rivale. C’est, en effet, un travail incomparable pour la beauté de l’exécution, pour sa valeur géographique, ethnique, statistique, artistique… Malheu-reusement, ce chef-d’œuvre de librairie n’est pas dans le commerce. »

En dépit de leur diffusion limitée, les œuvres de l’archiduc connaissent une renommée internationale. Le prestige du prince nomade est à son apogée quand la guerre vient brutalement mettre un terme à sa carrière hors du commun.

En 1913, alors que des menaces pèsent sur l’Empire austro-hongrois l’empereur François-Joseph rappelle en Autriche tous ses ressortissants. Louis-Salvador doit quit-ter Majorque. Il embarque pour Barcelone à bord du Rei Jaume ii et ne reviendra jamais sur cette île qu’il a tant aimée. Fin juin 1914, il reçoit dans sa villa de Trieste la visite du prince héritier, l’archiduc Fran-çois-Ferdinand accompagné de son épouse Sophie. Sur le chemin du retour, quatre jours plus tard, le 28 juin, le couple est assassiné à Sarajevo, attentat qui déclenche la Première Guerre mondiale. Le pacifiste Louis-Salvador ne s’en remettra pas. Seul et très malade, il meurt quelques mois plus tard, à soixante-huit ans, dans son château de Brandeis, près de Prague. On découvrira ensuite, à bord de Nixe ii, le testament qu’il avait rédigé quelques années auparavant, par lequel il léguait la totalité de ses biens à son fidèle secrétaire particulier, Antonio Vives.

Peu connu en France, l’archiduc reste une figure légendaire à Majorque, tandis qu’à Vienne, l’universitaire Wolfgang Löh-nert anime aujourd’hui la Ludwig Salvador Society* qui perpétue le souvenir de ce grand personnage notamment en diffu-sant ses œuvres. n

* <http://www.ludwigsalvator.com>

Bibliographie : Louis-Salvador de Habsbourg, Las Baleares, la Pesca, fac-similé, 1880 ; Barcos y barcas, 1872 et 1874. The Ludwig Salvator Society, Forscher und Chronist des Mittelmeeres, Vienne. Gaspar Sabater, Mallorca en la vida del archiduque, 1985. Bartolomé Ferrá, El archiduque errante, 1948. Horst Joseph Kleinmann, Luis Salvador, rey de Mal-lorca sin corona, 1992. Remerciements : à Wolfgang Löhnert, Rosa Olmedo, Juan Francisco Sánchez Nistal et José María Sevilla Marcos.

L’archiduc Louis-Salvador de Habsbourg photographié en 1898,

le jour de ses cinquante ans.

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