eliade le chamanisme pp.66 7

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64 MALADIE S ET RtVE S INITIATIQ UES ciens, p. 79) et il est payé pour leur instruction (id., The H eatken Pr iests, p. 454 ; Weyer, p. 433 -434) (1). Chez les Esquima ux 19lulik, les choses semblent êtr e différent es. Quand un jeune homme ou une jeune femme désirent devenir cha man s, ils se prése nt ent av ec un cadeau deva nt le maîtr e qu ' il s ont choisi et d éclare nt : « Je viens chez toi parce que je désire voir .• Le so ir même, le chaman interroge ses esprits «afin d' écarter tou s les obsta- cl es ». Le ca ndidat et sa famille procèdent ensuite à la confession d es péchés (infractions aux tabous, etc.) et, ce faisant , se purifient devant les esprits. La période d'instru ction n'e st pas longue, surtout lors- qu'il s'a git des hommes. EUe peut même ne pas dépasser cinq jours. Mais il est entendu que le candidat poursuivra sa pr éparation dan s la solitude. L'instru ction a li eu le matin , à midi, le soir et pen da nt la nuit. Dura nt ce tt e périod e, le candidat mange très peu et sa famille ne pa rti cipe pas à la cha sse (2). L'initiation proprement dit e débute par une opération sur laquelle nous sommes assez mal rense ignés. Des yeux, du ce rv eau et d es en- trailles du discipl e, le vieil angakok extrait son « âme l), afin que les esprits connaisse nt ce qu'il y a de meille ur dans le futur chaman (Ras mu ssen, op. cit ., p. 112). A la suite de cette. extraction del'âme. , le candidat devient capa ble de re tirer lui-même l'es prit de so n corps et d'e ntre pre ndre les grands voya ges mystiques à trav ers l'e sp ace et l es profondeurs de la mer (ibid. , p. 113 ). Il se pe ut que ce tte my s- t érieuse opér at ion ressemble en qu elque sorte aux t ec hniques des cha- mans australiens que nous avons étudi ées plus ha ut . En tout cas, « l'ex tract ion de l mdes entrailles camo ufl e mal un « renouve ll e- men d es organ es intern es. En suite, le maUre lui procure l'angako q, appelé auss i qaumaneq, c'est-à-dire so éc lair J) ou son « illumination 1), car l'angakoq consiste .. en une lumière mystérieuse qu e le cha man se nt so udainement dans son co rp s, à l'int érieur de sa tête , au coe ur même du ce rve au , un inex- plicable ph are, un feu lumineux, qui le rend capable de voir dan s le noir, au propre auss i bien qu 'au fi guré, car maint enant il réussit , même les yeux clos, à voir à travers les ténèbr es et à aperce voir des choses et des événement s futur s cachés aux autres humains ; il peut de la so rt e connaître au ss i bien l'avenir que les secrets des autres * (Rasmussen, op. cit. , p. 11 2) . Le candidat obtie nt ce tt e lumière mystique a pr ès de longues heures (1 ) Sur l'instruction des aspirants, voir aussi STE FA NSSON , T M M aclcerui e E slc imo (<< Anth ropologi cal papers or the American Museum or Na tural History li , XIV Pt. l, 1914 ), p. 367 ; F. BO A S, The Central Esleimo (<< Si xt h allnual report of Bureau or Ame rican Et hno log.v li, 1884.·85, Washington, 1888, p. 399· 675 ), p. 591 sq. ; J. W. B IL BY, Among Un le nown Eslcimos (Londres, 1923 ), p. 196 sq. (Il es BatTi n). Knud A crou (New Yo rk et Lon dres, 1927 ), p. 82 S'I" 1 his tOire d.u chaman IngJuga rJ uk qUi , in itiatique dans a so hlu de, se s en taIt . un pe u mo rt li . Pa r la s Ulte, tl mItla lUI -même sa belle·soeur en déchargeant s ur ell e une balle (dont il avait remplacé le pl omb par une pierre). Un troisiè me cas fait ment ion cinq jours passés dans J 'cau glacée, sans que les vêtements du candidat russent mO UIll és. (2 ) Kn ud RA SMUSSBN , l ntelkctual Culture of the 19luli lc Eslcimos (Re po rt on the Fi Ct h Thule Ex pedition 1921.1924, vo l. VII, no l, Co penhagu e, 1929 ), p. 111 sq. MALAD I ES ET R ÊVES IN ITI ATI QUES 65 pa ssées, assis sur un banc dans sa cabane, à invoqu er les esprits. Quand il en fait pour la pr emière fois l 'ex ri ence , c'est (c co mme s i la maiso n dans laquell e il se trouve s'élevait tout à co up ; il voit bien loin deva nt lui, à travers les mont agnes, exactement co mme si la te rre était une grande plain e, et ses yeux touchent aux confins de la te rre. Ri en n 'est plus caché devant lui. No n seulement il es t à même de voir très loin, mais il peut également découvrir les âmes volées, qu 'e ll es soie nt gardées, cachées dan s d'é tranges régions loint aines, ou qu 'e ll es aie nt été emportées en ha ut ou en bas dans le pays des morts J) (ib id. , p. 11 3). Nous renco ntrerons ici auss i ce tte exp érien ce d'élévation et d'ascen- si on, et même de lévita tion, qui caractérise le chamanisme sibérien mais qu 'on r et rouve a ill eurs et qui peut êt re considérée comme un trait spécifique des techniques cha maniqu es en généra l. Nous a urons l'occasion de revenir plus d'une fois sur ces techniques ascensionnelles et sur leur s implications religieuses. Pour l'inst ant, notons qu e l'expé- rience de la lumière intérieure qui décide de la carrière du chaman iglulik est familière à nombre de Pour. no.u s born er à quelques exemples, la « lumière mt érleur e ») (antar Jyottlt) définit, dans les Upanisbads, l'essence même de l'âtman (1) . l es techniques yogiques, spécialeme nt ce ll es de t ell es écoles bouddhIques, la lumière différemment co lorée indique la réussite de cer ta in es médi- tations (2 ). De même, le Livre des morts tibétain accorde une grande impor tan ce à la lumière dans la qu ell e, se mble-t-il , baigne l'âme du moura nt penda nt l'agonie et immédiateme nt a près la mort : de laJe r- meté av ec laquell e on choisit la lumière immac ul ée dépend la d estmée pos t-morte m des huma in s (délivrance ou réincarn at io n) (3) . Enfini n'oublions pas le rôle immense joué par la lumière intérieure dans la mystiqu e et la théo logie c hrétiennes (4). Tout ceci nous inv ite à juger avec plus de co mpréhension les expériences des chamans esquimaux ; on a des raiso ns de croire que de telles expériences mystiqu es o nt été en quelque so rt e accessibles à l'huma nit é archaïque dès l'époque la plus recul ée . LA CON T EM PLATIO N D E SON PROP RE SQUELETTE Qaumaneq est une facul my st ique qu e le maître procure parfois au disciple de l' Es prit de la lune. Elle peut au ss i être obte nue direc- tement par le disciple avec l'aid e des esprits des morts, de la Mère d es Ca ribous ou des ours (Rasmussen, op . cit., p. 11 3). Mais il s'agit tou- jours d'une ex ri ence per so nnell e; ces êt res myt hiques ne so nt qu e les so ur ces dont le néo ph yte sait qu'il est en droit d 'at tendre la révé- l at ion moyennant préparat ion. l 11 Cf. M. EI_IADB , phistophélès et 1?62), p. 27 sq . . 2 Voir M. EL IADE Le Yoga. l mmorlaltti et überLe (PariS, 1954. ), p. 198 sq. 3 W. Y. EV A NS.\VE N TZ (éd. ), Th e Tibetan Boole of the Dead (Londres , 3 e édition, 1957 ), p. 102 sq. (4) Ct. M. ELIA DE, M éphistophélès et l' androgyne, p. 73 sq. Le Chama ni sme 5

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2 pages capitales sur le shamanisme

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  • 64 MALADIE S ET RtVES INITIATIQ UES

    ciens, p. 79) et il est pay pour leur instruction (id., The Heatken Priests, p. 454 ; Weyer, p. 433-434) (1).

    Chez les Esquimaux 19lulik, les choses semblent tre diffrentes. Quand un jeune homme ou une jeune femme dsirent devenir chamans, ils se prsentent avec un cadeau devant le matre qu 'ils ont choisi et dclarent : J e viens chez toi parce que je dsire voir . Le soir mme, le chaman interroge ses esprits afin d'carter tous les obsta-cles . Le candidat et sa famille procdent ensuite la confession des pchs (infractions aux t abous, et c.) et , ce faisant, se purifient devant les esprits. La priode d'instruction n'est pas longue, surtout lors-qu'il s'agit des hommes. EUe peut mme ne pas dpasser cinq jours. Mais il est entendu que le candidat poursuivra sa prparation dans la solitude. L'instruction a lieu le matin, midi, le soir et pendant la nuit. Durant cette priode, le candidat mange trs peu et sa famille ne participe pas la chasse (2).

    L'initiation proprement dite dbute par une opration sur laquelle nous sommes assez mal renseigns. Des yeux, du cerveau et des en-trailles du disciple, le vieil angakok extrait son me l), afin que les esprits connaissent ce qu'il y a de meilleur dans le futur chaman (Rasmussen, op. cit., p. 112). A la suite de cette . extraction de l'me., le candidat devient capable de retirer lui-mme l'esprit de son corps et d'entreprendre les grands voyages mystiques travers l'espace et les profondeurs de la mer (ibid. , p. 113). Il se peut que cette mys-t rieuse opration ressemble en quelque sorte aux t echniques des cha-mans australiens que nous avons tudies plus haut. En tout cas, l'extraction de l'me des entrailles camoufle mal un renouvelle-ment des organes internes.

    Ensuite, le maUre lui procure l'angakoq, appel aussi qaumaneq, c'est--dire son clair J) ou son illumination 1), car l'angakoq consiste .. en une lumire mystrieuse que le chaman sent soudainement dans son corps, l'intrieur de sa t te, au cur mme du cerveau, un inex-plicable phare, un feu lumineux, qui le rend capable de voir dans le noir, a u propre aussi bien qu'au figur, car maintenant il russit, mme les yeux clos, voir travers les t nbres et apercevoir des choses et des vnements futurs cachs aux autres humains ; il peut de la sorte connat re aussi bien l'avenir que les secrets des autres * (Rasmussen , op. cit. , p. 112) .

    Le candidat obtient cette lumire mystique aprs de longues heures

    (1 ) Sur l'instruction des asp iran ts, voir aussi STE FA NSSON , T M M aclceruie E slcimo (

  • 66 MALADIES ET RtVES I NIT IATI QUES

    Avant mme d'entreprendre l'acquisition d'un ou plusieurs esprits auxiliaires, qui sont comme les nouveaux organes mystiques de n'importe quel chaman, le nophyte esquimau doit subir avec succs une grande preuve initiatique. Cette exprience exige un long e!Tort d'ascse physique et de contemplation mentale ayant pour but l'obten-tion de la capaciM de se "oir soi-mime comme un squelette. Sur cet exercice spirit.uel, les chamans questionns par Rasmussen ont donn des renseignements bien vagues, que l'illustre explorateur rsume comme suit: t Bien qu'aucun chaman ne puisse expliquer comment et pourquoi, il peut nanmoins, par la puissance que sa pense reoit du surnaturel, dpouiller son corps de chair et de sang, de telle manire qu'il n'y reste que les os. Il doit alors nommer toutes les parties de son corps, mentionner chaque 08 par son Dom; pour cela , il ne doit pas utiliser le langage humain ordinaire, mais uniquement le langage spcial et sacr des chamans qu'il a appris de son instructeur. En se regardant ainsi, nu et compltement dlivr de la chair et du sang prissables et phmres, il se consacre lui-mme, toujours dans la langue sacre des chamans, sa grande tcbe, travers cette partie de son corps qui est destine rsister le plus longtemps l'action du soleil, du vent et du temps. (Rasmussen, op. cit. , p. 114).

    Cet important exercice mditatif, qui quivaut aussi une initia-tion (car l'octroi des esprits auxiliaires est rigoureusement li sa russite), rappelle trangement les rves des chamans sibriens, avec cette di !Trence que la rduction l'tat de squelette y est une opration remplie par les anctreschamaos ou par d'autres tres mythiques, tandis que chez les Esquimaux il s'agit d' une opration mentale obtenue par une ascse et des e!Torts personnels de concen-tration. Ici comme l, les lments essentiels de cette vision mystique sont le dpouillement de la chair et le dnombrement et la dnomi-nation des os. Le chaman esquimau obtient cette vision la suite d'une longue et dure prparation. Les chamans sibriens sont dans la plupart des cas choisis. et assistent passivement leur propre dpcement par des tres mythiques. Mais dans tous ces cas, la rd uc-t ion au squelette marque un dpassement de la condition humaine profane et, partant, une dlivrance de celle-ci.

    Il reste ajouter que ce dpassement ne conduit pas toujours aux mmes consquences mystiques. Comme nous aurons l'occasion de le

    voir en tudiant le symbolisme du costume chamanique (voir p. 128 sq.), dans l'horizon spirituel des chasseurs et des pasteurs, l'os reprsente la source mme de la vie, aussi bien de la vie humaine que de la Grande Vie animale. Se rduire soi-mme l'tat de sque-lette quivaut une rintgration dans la matrice de cette Grande Vie, c'estdire un renouvellement total, une renaissance mys tique. Par contre, dans certains types de mditation de l'Asie cen-trale, d'origine ou tout au moins de structure bouddhiste et tantrique, la rduction l'tat de squelette a une valeur plutt asctique et mtapbysique : anticiper l'uvre du temps, rduire, par la pense,

    MALADIES ET RtVES INITIATIQUES 67

    la Vie ce qu'elle eot en vrit : une illusion phmre en perptuelle transformation (voir plus bas, p. 339 sq.) .

    Remarquons que de telles contemplations sont restes vivantes au sein mme de la mystique chrtienne, ce qui prouve encore une fois que les situations-limites obtenues par les premires prises de conscience de l'homme archaque restent inchangeables. Certes, une diffrence de contenu spare ces expriences religieuses, ainsi que nous le verrons propos de la rduction l'tat de squelette en usage chez les moines bouddhistes de l'Asie Centrale. Mais, sous un certain angle, toutes ces expriences contemplatives s'quivalent : partout nous retrouvons la volont de dpasser la condition profane, individuelle, et d'atteindre une perspective trans-temporelle; qu'il s'agisse d'une r-immersion dans la vie originaire afin d'obtenir un renouvellement spirituel de tout son tre ou (comme dans la mystique bouddhiste et le chamanisme esquimau) d'une dlivrance de l'illusion charnelle, le rsultat est le mme: retrouver en quelque sorte la source mme de la vie spirituelle, qui est tout la fois vrit, et vie .

    INITIATIONS TRIBALES ET SOCITfs SECRTES

    Nous avons remarqu plusieurs reprises l'essence initiatique de la t mort)) du candidat suivie de sa t: rsurrection t, sous quelque forme qu'elle se prsente : rve extatique, maladie, vnements insolites ou rituel proprement dit. En e!Tet, les crmonies qu 'impliquent le passage d'une classe - d'ge une autre ou l'admission dans une socit secrte, quelconque prsupposent toujours une srie de rites qui peuvent se rsumer dans la formule commode : mort et r-surrection du candidat. Rappelons les plus usuels (1) :

    a) Priode de rclusion dans la brousse (symbole de l'au-del) et existence larvaire, la manire des morts: interdictions imposes aux candidats, drivant du fait qu'ils sont assimils aux dfunts (un mort ne peut manger de certains mets ou ne peut se servir de ses doigts, eto.).

    b) Figure et corps passs la cendre ou certaines substances cal-caires pour obtenir l'clat blafard des spectres; masques fun raires.

    c) Inhumation symbolique dans le temple ou la maison des ftiches. d) Descente symbolique aux enfers. e) Sommeil hypnotique ; boisson qui rend les candidats inconscients . () preuves difficiles : bastonnade, les pieds approchs du feu

    pour les faire rtir, suspension en l'air, amputation de doigts et autres cruauts diverses.

    , . ft ) cr. H. SCRURTZ, Alt.erskl(Usen und Miinnt:rbunl (Berlin 1902) H . WUSTIIR Primitive Secret Societies: a IItud.y in early polilie. and ,.el igi~n (Ne~ York 1908 2' .6~ . ,1932) ; A. Van G~N~ EP. 48 ris de.passpge (Paris, 1909) '; R. M. Lou: Tr ibal lnlfumons a11l Secret SOCletU!1I (UIllV. of Cahfomla Publications IR Am erican Arehaeo. logy and Ethnology, vol. 25, 3, p. 249-288, Berkeley, 1929) . M. EL IADE Nai;sanu. my~,iqun (Paris, 1.9.59). Nous reviendrons sur ce problme d~n8 un volu';le en prpa. ratIOn, Mort et lnulahon.