ehrenberg, alain - les guerres du sujet

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Novembre 2004 74 LES GUERRES DU SUJET Introduction «NOUS ne pouvons plus réfléchir l’âme que dans cet espace où Freud l’a entraînée », pensait Cornelius Castoriadis en 1968 1 . À l’âge des médicaments psychotropes et du dopage, du développement personnel et des neurosciences, pouvons-nous encore soutenir l’affirmation de Cas- toriadis ? Ne faut-il pas, au contraire, penser que la psychanalyse n’est plus qu’un modèle de la vie psychique parmi d’autres ? Les neuro- sciences, par exemple, ne proposent-elles pas un modèle de l’esprit expliquant non seulement l’esprit malade, mais encore les sentiments moraux ? Ne serions-nous pas dotés d’un cerveau social plutôt que d’un inconscient sexuel ? Si Freud est sans doute le principal contributeur à la pensée psychiatrique du XX e siècle, ne devient-il plus dans la quête généralisée de la santé mentale qu’une référence mineure ? Sommes- nous en train de sortir, comme certains le redoutent et d’autres y aspi- rent, de l’espace où Freud nous a entraînés ? Encore faudrait-il préci- ser où il nous a entraînés. Le souci généralisé pour l’intériorité des individus sur laquelle se penchent une multitude de disciplines et de professions aux conceptions les plus hétérogènes a pour conséquence une étonnante série de « guerres du sujet ». Une atmosphère de bruits et de fureurs imprègne les relations entre les pratiques visant la transformation du psychisme humain. Ces querelles ont la particularité d’aller bien au-delà des controverses thérapeutiques, cliniques ou étiologiques que l’on trouve dans les autres domaines pathologiques. Les acteurs convoquent aisé- ment la métaphysique, mobilisent à leurs côtés l’éthique, s’affrontent passionnément, comme des défenseurs de la vraie foi. 1. Cornelius Castoriadis, « Épilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science » (1968), les Carrefours du labyrinthe, 1, Paris, Le Seuil, 1978, p. 33.

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Guerres du Sujet

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  • Novembre 2004 74

    LES GUERRES DU SUJET

    Introduction

    NOUS ne pouvons plus rflchir lme que dans cet espace o Freudla entrane , pensait Cornelius Castoriadis en 19681. lge desmdicaments psychotropes et du dopage, du dveloppement personnel etdes neurosciences, pouvons-nous encore soutenir laffirmation de Cas-toriadis ? Ne faut-il pas, au contraire, penser que la psychanalyse nestplus quun modle de la vie psychique parmi dautres ? Les neuro-sciences, par exemple, ne proposent-elles pas un modle de lespritexpliquant non seulement lesprit malade, mais encore les sentimentsmoraux ? Ne serions-nous pas dots dun cerveau social plutt que duninconscient sexuel ? Si Freud est sans doute le principal contributeur la pense psychiatrique du XXe sicle, ne devient-il plus dans la qutegnralise de la sant mentale quune rfrence mineure ? Sommes-nous en train de sortir, comme certains le redoutent et dautres y aspi-rent, de lespace o Freud nous a entrans ? Encore faudrait-il prci-ser o il nous a entrans.

    Le souci gnralis pour lintriorit des individus sur laquelle sepenchent une multitude de disciplines et de professions aux conceptionsles plus htrognes a pour consquence une tonnante srie de guerres du sujet . Une atmosphre de bruits et de fureurs imprgneles relations entre les pratiques visant la transformation du psychismehumain. Ces querelles ont la particularit daller bien au-del descontroverses thrapeutiques, cliniques ou tiologiques que lon trouvedans les autres domaines pathologiques. Les acteurs convoquent ais-ment la mtaphysique, mobilisent leurs cts lthique, saffrontentpassionnment, comme des dfenseurs de la vraie foi.

    1. Cornelius Castoriadis, pilgomnes une thorie de lme que lon a pu prsentercomme science (1968), les Carrefours du labyrinthe, 1, Paris, Le Seuil, 1978, p. 33.

  • La question des rapports corps/esprit est sortie des rubriques savan-tes, et lopinion est dsormais prise tmoin des querelles profession-nelles sur les problmes de la souffrance psychique et de la sant men-tale2. Il est sans doute difficile daborder sans passion les mystres delesprit humain quand la souffrance psychique est devenue une exp-rience si commune. Mais il est, coup sr, possible de tenter de distin-guer dbats ncessaires et faux dbats qui ne font quaccrotre notreconfusion propos de ce quil advient du sujet humain dans notremonde, qui est dsormais celui de lautonomie gnralise. Commentsortir de ces draisonnables guerres de religions ? Comment distinguerdbats utiles et polmiques inutiles ?

    Pour donner quelque consistance la discussion, nous prsentons lesquestions qui nous semblent devoir tre poses partir de trois anglesdattaque interdpendants : un conflit qui divise les psychanalystes eux-mmes et porte sur les

    relations entre les transformations de la psychopathologie et celles dela vie sociale ;

    les conflits dinterprtation de la psychanalyse et leurs lots defictions ;

    les relations orageuses de la psychanalyse avec les sciences, quilsagisse des neurosciences ou de lvaluation scientifique des traite-ments psychothrapeutiques3.

    Vie sociale et pathologie mentaleou les alas de la crise du sujet

    Les guerres du sujet se droulent dabord dans la psychanalyse elle-mme. La psychanalyse connat en effet des dbats internes rcurrents quisont le support dun discours sur la vie sociale contemporaine et sur ledestin du sujet . Saffirme lide que, individuelle ou collective, lapsychopathologie a chang4 . Ainsi, aux maladies du pre (nvroseobsessionnelle, hystrie, paranoa) ont largement succd les maladiesde la mre (tats-limites, schizophrnies, dpression5) . Ces nouvellespathologies sont des pathologies de lidal, dont la dpression est la foisle prototype et le syndrome majeur, et des pathologies du lien, comme lad-

    Les guerres du sujet

    2. Ce dossier complte les deux articles parus dans Esprit en mai 2004 : P.-H. Castel, Psy-chanalyse et psychothrapies : que sait-on des professions sur lesquelles on veut lgifrer ? etA. Ehrenberg, Les changements de la relation normal-pathologique. propos de la souffrancepsychique et de la sant mentale .

    3. La prsentation qui suit est personnelle et nengage pas lopinion des auteurs participant ce dossier.

    4. M. Schneider, Big Mother. Psychopathologie de la vie politique, Paris, Odile Jacob, 2002,p. 112.

    5. Ibid., p. 112. Cette maternalisation conduit parfois lauteur un vritable dni de la ra-lit : Ltat punit peu et prfre, dans le domaine strictement pnal, la prvention (maternelle) la rpression (paternelle) , p. 139. Lauteur na manifestement pas pris connaissance des sta-tistiques pnales.

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  • diction et les agirs , impulsions violentes ou suicidaires o le passage lacte remplace le symptme. Regroupes sous les tiquettes pathologiesnarcissiques et tats-limites , elles ne correspondraient plus auxtableaux nvrotiques caractrisant traditionnellement la clientle de lapsychanalyse.

    Lindividu est-il sans limite ? se demandent de nombreux psychana-lystes pour lesquels ces pathologies ne mettraient plus en jeu le conflit,la culpabilit et le dsir, mais lidentit, le clivage et la honte. Ellesrelveraient dune nouvelle conomie psychique caractrise par lex-hibition de la jouissance sexuelle :

    Nous avons affaire une mutation qui nous fait passer dune conomieorganise par le refoulement une conomie organise par lexhibitionde la jouissance. Il nest plus possible aujourdhui douvrir un maga-zine, dadmirer des personnages ou des hros de notre socit sansquils soient marqus par ltat spcifique dune exhibition de la jouis-sance6.

    Cette conomie marquerait lapparition dun nouvel tre humain :Voil encore un trait de la nouvelle conomie psychique : il ny a plusde division subjective, le sujet nest plus divis. Cest un sujet brut []un sujet entier, compact, non divis7.

    Rien ne prouve cependant lexistence de cette nouvelle conomie psy-chique, car on ne voit pas en quoi le fait que les symptmes voluent enfonction des attentes sociales serait la preuve que le sujet nest plusdivis et quun nouvel tre humain aurait vu le jour la fatigue hyst-rique est sans doute plus rpandue dans la socit de performance quedans celle de Charcot o les hystriques connaissaient des manifesta-tions symptomatiques diffrentes. Navons-nous pas affaire la reprisepsychanalytique des croyances les plus communes sur lindividualismecontemporain, celles qui relvent du mythe de laffaiblissement de largle sociale ? On insiste sur la perte des repres, leffritement du liensocial, la dsinstitutionnalisation qui participent dun processus dedsymbolisation ou daffaiblissement des identifications symboliquesavec le Pre. La consquence est que les organisations psychiques saf-faiblissent dans des pathologies

    o se mlent lments psychotiques, nvrotiques et pervers dont lind-termination structurale tend vers le niveau zro dune dpression gn-ralise dont on nous dit que lobscure clart caractriserait dsormais50 % de la population et dont seul lobjet mdicament peut ds lorsapaiser la souffrance vague et effacer les symptmes cibles, assurant letriomphe de son traitement pharmacologique8.

    Les guerres du sujet

    6. C. Melman, lHomme sans gravit. Jouir tout prix, entretiens avec J.-P. Lebrun, Paris,Denol, 2002, p. 18. Pour une rponse la fois philosophique et psychanalytique, voir P.-H.Castel, Propos sobres sur une suppose nouvelle conomie du psychisme et de lasexualit , version prliminaire http://pierrehenri.castel.free.fr, paratre dans Comprendre.

    7. Ibid. p. 32.8. C. Barthlmy, lHomme et la folie, rapport pour les tats gnraux de la psychiatrie,

    Montpellier, 2003, p. 42.

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  • Cette position, qui connat un fort cho mdiatique, nest pas, loin del, partage par lensemble de la profession. En premier lieu parce queles psychanalystes divergent sur le sens donner la notion mmedtat-limite. Tous ne la considrent pas comme une nouvelle conomie,mme sils peuvent penser, comme Andr Green, que ces cas sont aujour-dhui majoritaires dans la clientle des psychanalystes. Selon Green etde nombreux autres, ils font partie de la catgorie des cas difficilescaractriss par la rsistance thrapeutique (le patient ne gurit pasmalgr la leve du refoulement), le narcissisme et une compulsion derptition quon ne trouve pas habituellement chez les nvross. La curetype marcherait mal sur ces cas, qui ncessiteraient un amnagementdu cadre de la thrapie.

    Par consquent, la pense sur les cas limites est [] une introduction une complexification de notre conception de lappareil psychique et dela vie psychique9.

    Le deuxime dsaccord ne porte pas sur la signification de ces cas, maissur lexistence mme de la notion dtat-limite qui est nie par de nom-breux psychanalystes. Ainsi Laurence Kahn voque

    linflation impressionnante du concept dtat-limite. [] Nous aurionsaffaire aujourdhui des cas o prdomineraient la dsorganisation delappareil psychique, voire labsence de toute psychisation. [] Mal-heureusement, rien nest moins sr. Je pense qu peu prs 80 % des casde Freud, vus la lumire daujourdhui, seraient considrs commedes tats-limites10.

    On peut dailleurs regretter que cette absence de consensus ne dbouchepas sur une vritable controverse permettant de mieux comprendre lesarguments des uns et des autres.

    Le discours de la nouvelle conomie psychique a lintrt de souleverla dlicate question de la valeur de la psychanalyse pour comprendre lavie sociale. Elle pose deux problmes, conceptuel et sociologique, quirestent largement explorer. Sociologiquement, il faudrait se deman-der si les changements dans la psychopathologie ne rsultent pas, aumoins en partie, dun double phnomne : laugmentation et la diversi-fication des populations accdant des soins psychiques (y comprisdans la clientle librale des psychanalystes) mais aussi au vastemonde du dveloppement personnel ; la diffusion de la psychanalysedans les institutions de soin et de prise en charge, notamment chez lespopulations o problmes sociaux et problmes psychopathologiques setrouvent intriqus. On aurait ainsi moins affaire un changement dusujet humain qu lextension considrable du soin psychique accompa-gnant la demande de sant mentale explication, hlas, plus pro-saque.

    Les guerres du sujet

    9. A. Green, dans P. Frot (sous la dir. de), Cent ans aprs, Paris, Gallimard, 1998, p. 146.10. L. Kahn, Fictions et vrits freudiennes, entretiens avec Michel Enaudeau, Paris, Bal-

    land, 2004, p. 275-276.

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  • Sur un plan conceptuel, la difficult est que les pathologies mentalessont souvent des pathologies des ides ou des sentiments moraux(culpabilit excessive, honte dlirante, obsessions, etc.). Il y a sans nuldoute du social dans la souffrance (nvrotique du moins, car les psy-choses doivent tre mises lcart, de ce point de vue), mais o setrouve la psychanalyse dans la comprhension des rapports entre viepsychique et vie sociale ? Castoriadis a propos une solution cohrente :

    La psychanalyse ne peut pas rendre compte de linterdit de linceste,elle doit le prsupposer comme institu socialement. Elle peut dcrirelinstauration chez lindividu dun principe de ralit, mais cette ralit[] elle ne peut pas et na pas en rendre compte11.

    Dans une telle perspective, la psychanalyse a affaire la vie sociale,mais nest pas arme pour lanalyser ni la juger. Et quand elle le fait,elle assimile lobjet psychique et lobjet social de faon tout faitinconsidre. Aux psychanalystes posant lidentit de lexcrment et delargent hors du champ du fantasme, Castoriadis rpond que

    le fait essentiel est que lexcrment ne peut tre quobjet de lincons-cient, tandis que largent, ou loutil, est aussi un objet social12.

    dfaut de se confronter ce problme, les partisans de la nouvelleconomie psychique laissent penser que les valeurs sociales pntrentdans la psych des gens comme leau mouille lponge : est-ce l unoutillage suffisamment labor pour comprendre la relation individu-socit ? Consquence politique : ils confondent la croyance typique-ment individualiste laffaiblissement de la rgle sociale, qui postuleque lindividu est un tre asocial, avec la ralit de notre socit qui,comme toutes les autres, est faite de liens dinterdpendances avec sessystmes de dettes et de crances13.

    Le discours de la nouvelle conomie psychique nexiste pas dans despays comme la Grande-Bretagne ou les tats-Unis. La liaison de lapsychanalyse avec les sciences humaines et la philosophie qui singula-rise la situation franaise, comme le montre ici John Forrester, ne favo-rise-t-elle pas le succs dun style de psychanalystes jouant au prophte,au rebelle ou au cur, comme on peut le constater dans les questions defiliation par exemple. Si ces postures, qui prtendent trouver des solu-tions aux dsordres de la socit, ne nous disent au fond rien de ce quefait la psychanalyse et de ce quelle apporte ou de ce quelle ne peut

    Les guerres du sujet

    11. C. Castoriadis, les Carrefours du labyrinthe, op. cit., p. 75. Pour Jean-Claude Lavie, la psychanalyse fonctionne dans le champ de lindividu, mme quand elle fait appel ce qui,dans lindividu, peut tre leffet de la socit. Ce que la psychanalyse ne peut pas apprhender,parce que ce nest pas son objet et quelle na aucun moyen de le faire, cest la dimensionsociale du registre relationnel quelle met en vidence , dans P. Frot (sous la dir. de), Cent ansaprs, op. cit., p. 46.

    12. C. Castoriadis, les Carrefours du labyrinthe, op. cit., p. 79.13. Sur ces questions dcisives qui mriteraient damples dveloppements, je me contente

    de renvoyer V. Descombes, le Complment de sujet. Enqute sur le fait dagir de soi-mme,Paris, Gallimard, 2004. Esprit prsentera prochainement cet ouvrage et lintrt quil prsentenotamment pour la sociologie.

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  • apporter, elles semblent tre une marque nationale, une de ces culturespsychanalytiques quanalyse Forrester.

    Pourquoi faut-il renouveler lhistoire de la psychanalyse ?

    La psychanalyse est entre depuis plus de vingt ans, aux tats-Unis,et en Grande-Bretagne, dans ce que John Forrester appelle les FreudWars, les guerres freudiennes au cours desquelles arguments histo-riques srieux et critiques philosophiques abstraites se mlent auxmanifestations de mauvaise humeur, aux changes au vitriol et auxinsultes14 . lhistoire hagiographique traditionnelle crite par lespsychanalystes (dont Ernest Jones a fourni le modle avec sa biogra-phie de Freud en trois volumes publie en 1953) rpond une histoireiconoclaste dite rvisionniste (Freud serait un escroc, qui auraittrafiqu ses cas et menti sur lefficacit de la technique, ou naurait for-mul que des lieux communs).

    Si la France ne manque pas dhagiographes et si Freud fait rguli-rement la couverture de nos magazines, gnralement avec un portraitlogieux15, elle est trs marginalement atteinte par ces approches rvi-sionnistes. On peut nanmoins trouver chez nos compatriotes des argu-ments semblables. Ainsi, Tobie Nathan affirme dans un numro duMagazine littraire de 2004 :

    La psychanalyse ne tient pas ses promesses. Malgr tous les espoirs quela rflexion thorique avait fait natre en chacun, la pratique de la psy-chanalyse ne produit pas de rvolution intrieure et encore moins dervolution sociale.

    Sil est vrai que certains pensaient autour de 68 que la psychanalyse(mais aussi la sexologie, le cri primal, le haschich, etc.) allait contri-buer changer la vie, il est plus difficile de voir o Freud a parl dervolution sociale. Quant la rvolution intrieure, notion au demeu-rant fort vague, elle ne correspond certainement pas la conception dela gurison de Freud.

    On sait maintenant [] que les affirmations de Freud sur les effetsthrapeutiques de son dispositif sont non seulement fausses, mais pro-bablement aussi mensongres16.

    Pourquoi parler, sans arguments, sans dmonstration, de menson-ges , pourquoi un ton si premptoire, si hautain, si catgorique ?

    Les guerres du sujet

    14. J. Forrester, Dispatches from the Freud Wars. Psychoanalysis and its Passions, Cam-bridge, Londres, Harvard Universty Press, 1997, p. 1.

    15. Qui tait vraiment Freud ? Enqute sur le pre de la psychanalyse , titre LExpress du23-27 aot 2004. Un DVD est offert avec lachat du magazine.

    16. Magazine littraire, La psychanalyse, nouveaux enjeux, nouvelles pratiques . Lescitations sont p. 39 et 40. Sur la faon dont les critiques rvisionnistes auraient dmont le mensonge freudien , on lira avec profit linvraisemblable manipulation du cas de lhommeaux loups par Stanley Fish analyse par J. Forrester, Dispatches from the Freud Wars, op. cit.Comme le rappelle Forrester, lhomme aux loups est lincarnation du patient psychana-lytique , p. 209.

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  • Ne nous attardons pas, symtriquement, sur la conception hroquetrop connue et toujours bien installe en France bien rsume par li-sabeth Roudinesco dans un article sur la nouvelle traduction de lInter-prtation des rves :

    Freud met en scne ce grand thtre du destin europen qui a permislexistence mme de sa doctrine : lagonie des empires centraux, ledclin des patriarches autoritaires, la scheresse des mres abusives, larbellion des fils, la discrimination des Juifs, ou encore la beautconvulsive des jeunes filles hystriques perdues dans leurs souffrances etleurs humiliations17.

    Sommes-nous condamns ce jeu de miroirs ? Ne peut-on faire lhis-toire de la psychanalyse sans tre oblig de choisir entre le camphagiographique et le camp rvisionniste ?

    Lhrosme de Freud (affirm ou dmenti, peu importe) tient aux pro-blmes tout fait particuliers poss par lhistoriographie de la psycha-nalyse, cest--dire lidentification de cette discipline son fondateur.Certes, les psychanalystes nous rappellent que des Winnicott, des Mela-nie Klein, des Lacan et quelques autres ont apport des concepts ououvert des champs nouveaux, mais lexception psychanalytique demeu-re : la psychanalyse, cest Freud. Son histoire comme thorie et pratiquecliniques nest-elle alors quune srie de notes de bas de page ajoute la pense de son fondateur18 ? Lhistoire sociale de sa diffusion sersume-t-elle la transformation de lor freudien en plomb dunevague culture psychologique ? Le ton personnel fait partie de cettehistoire, contrairement celle de la physique, par exemple. Elle nestpas un parasite encombrant quil faudrait liminer.

    Lhistorien, crit Forrester, est plac dans la position davoir traiterles concepts psychanalytiques la fois comme des documents stricte-ment personnels et comme gouverns par larchitectonie dun systmethorique.

    John Forrester et Andreas Mayer, tous deux historiens des sciences,montrent ici quil est parfaitement possible dentreprendre lhistoire dela psychanalyse sans passion partisane. Le premier, qui plaide pour une histoire des cultures psychanalytiques , nous propose un pano-rama des historiographies freudiennes, mais aussi une dmarche : ondevrait moins aborder lhistoire de la psychanalyse comme celle dunediscipline scientifique que comme un climat, une ambiance, lamanire de llectricit qui imprgne la civilisation moderne, de lam-poule lectrique lcran de tlvision. Forrester souligne que le tonpersonnel , la vendetta personnelle commence avec Freud lui-mme : batailles de personnes et batailles de concepts sont intimement

    Les guerres du sujet

    17. Le Monde, 7 fvrier 2003.18. Darian Leader, Freuds Footnotes (trad. fr. sous le titre bizarre de la Question du genre,

    Paris, Payot, 2001, chapitre du livre qui concerne le problme de la rsolution du complexeddipe chez la fille et le garon).

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  • lies. Il ny en a pas de plus bel exemple que lhistoire des huit ditionsde lInterprtation des rves.

    Andreas Mayer procde une sociologie historique du livre cano-nique de la psychanalyse et en prsente ici quelques aspects19, ajoutdun commentaire sur la nouvelle traduction20. Il nous permet undcentrement par rapport lhistoire conceptuelle, dont Forrester pensequelle est un trait franais, en dcrivant les contextes dlaboration desdiffrentes ditions du livre. En effet, faute dune dition critique et his-torique (en allemand, en anglais comme en franais), le lecteur ne peutpas comprendre limportance des ditions successives pour les transfor-mations conceptuelles de la psychanalyse. Il a, en outre, le sentimentdtre face un corpus cohrent qui a progress, par ajouts et retran-chements, jusqu sa dernire dition. Or, chaque dition, il y amoins progrs que rsolutions de conflits et de problmes, par Freudbien sr. Autrement dit, le livre nest pas une unit close, mais unchamp ouvert qui sest construit entre les lecteurs et lauteur.

    Ces lecteurs participrent lcriture du texte, et plusieurs dentre euxmergrent visiblement comme coauteurs21,

    ce qui en fait une uvre collective remplissant diffrentes fonctions sui-vant les ditions (manuel technique, lexique de symboles, documenthistorique, etc.). Lhistoire des diffrentes ditions est celle des contro-verses internes au milieu psychanalytique et des conflits sur le modedemploi du livre.

    Neurosciences et valuation mdicale :une opposition frontale ?

    Un autre front sest ouvert avec les neurosciences. Selon CatherineClment, la pousse dcisive des neurosciences [avec] les mdica-ments et la neurochirurgie la dpassent . Elles reprsenteraient un desdeux dangers majeurs auxquels la psychanalyse est confronte (lautretant une vulgarisation sans rivage22 ). On stonne dune telle pro-clamation ne serait-ce que parce que les mdicaments de lesprit,dcouverts dans les annes 1950, en diminuant lintensit des symp-tmes, ont favoris lcoute du patient et la monte de la psychanalyseau sein de la psychiatrie, du moins en France. Il ny a donc pas doppo-

    Les guerres du sujet

    19. Andreas Mayer est, avec Lydia Marinelli, lauteur du premier travail, appuy sur denombreuses sources, en partie indites, de lhistoire du livre princeps de Freud, Dreaming bythe Book. Freuds the Interpretation of Dreams and the History of Psychoanalytic Movement, NewYork, Other Press (trad. de lallemand), 2003. Il est galement lauteur de Mikroskopie desPsyche. Die Anfange des Psychoanalyse im Hypnose-Labor, Gttingen, Wallstein qui place sousun jour trs neuf la naissance du dispositif psychanalytique.

    20. Pour plus de dtails, voir L. Marinelli et A. Mayer, Dreaming by the Book, op. cit.,p. 127-137.

    21. L. Marinelli et A. Mayer, Dreaming by the Book, op. cit., p. 140.22. C. Clment, Perte et rcration du sens humain , Magazine littraire, op. cit., p. 22.

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  • sition de nature entre le progrs des sciences mdicales et biologiques etla psychanalyse. Freud a dailleurs bien pos un critre de diffrencia-tion pour une discussion sense entre psychanalyse et biologie : entre lesdeux seules choses qui soient connues du psychisme, le cerveau et laconscience, crit-il,

    tout ce qui se trouve entre ces deux points extrmes nous demeureinconnu, et, sil y avait entre eux quelque connexion, elle ne fourniraitdans le meilleur des cas quune localisation prcise des processusconscients sans nous permettre de les comprendre23.

    Cette localisation est lobjet de nombreuses recherches en neurosciencesqui ne prtendent pas toutes identifier un mcanisme crbral et unesignification personnelle. Qui nierait, par exemple, lutilit de dmon-trer par limagerie crbrale lexistence de lsions du cerveau chez lesftus de mres abusant de lalcool ?

    Pourtant, les dcouvertes rcentes des neuroscientifiques et certainsde leurs objectifs proclams alimentent ce quon appellera la guerredes deux sujets , guerre qui nest pas nouvelle en psychiatrie ni en psy-chopathologie. Deux camps apparemment bien dlimits saffrontent :les dfenseurs du Sujet parlant sinquitent du raz-de-mare desneurosciences qui risqueraient de mettre fin la subjectivit humaine,tandis que ceux du Sujet crbral considrent que, grce elles, ilva enfin pouvoir tre possible de ne plus aborder les pathologies men-tales comme des pathologies particulires, car cela culpabilise lespatients et/ou leurs parents et contribue leur stigmatisation ledomaine en plein bouleversement de lautisme est sans doute aujour-dhui le principal champ de bataille en psychiatrie. Plus encore,nombre de chercheurs en neurosciences pensent quils arriveront terme expliquer les comportements sociaux et les sentiments moraux. Cestle programme fort des neurosciences quanalyse Alain Ehrenberg.Si lopinion du XXe sicle a baign dans un climat freudien24, commelexplique ici John Forrester, celle du XXIe sicle sera-t-elle plongedans celui des neurosciences ?

    Climat freudien, parce que la psychanalyse nest pas seulement unemanire de penser le psychisme humain qui a largement contribu laformation contemporaine de la psychiatrie (notamment en acclrantla sparation avec la neurologie25) et de la psychopathologie, elle estaussi un trait marquant de la culture occidentale, nombre de ses

    Les guerres du sujet

    23. S. Freud, Abrg de psychanalyse, 1939, Paris, PUF, 1949, p. 3.24. Melitta Schmideberg, la fille de Melanie Klein, pouvait encore crire en 1971 dans le

    British Journal of Psychiatry cette phrase inimaginable de nos jours : Aujourdhui, celarequiert du courage que de critiquer la psychanalyse aux tats-Unis , A Contribution to theHistory of the Psycho-Analytic Movement in Britain, no 118, p. 62. Il sagit dailleurs dunecontribution fort polmique.

    25. Marvin Stein la trs concrtement dmontr sur une tude de cas, The Establishmentof the Department of Psychiatry in the Mount Sina Hospital: a Conflict between Neurology andPsychiatry, Journal of the History of Behavioral Sciences, vol. 40, 3, t 2004. Cet hpital fut leprincipal lieu daccueil de la plupart des psychanalystes europens fuyant le nazisme.

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  • concepts et des mots quelle emploie se sont vulgariss, sont utilissdans la vie quotidienne pour expliquer nos conduites, clarifier nos rai-sons dagir. Le phnomne est ancien puisque, ds les annes 1920, enGrande-Bretagne et aux tats-Unis, elle fait lobjet dun intrt massifdans la presse et ldition. Lcrivain H. G. Wells pensait que la psycha-nalyse tait le dpositaire de grands espoirs et quelle allait causer aucours du XXe sicle une tendance croissante psychologiser les condi-tions lgales, politiques, financires et conomiques26 . lpoque,lhostilit lgard de Freud concernait essentiellement ltiologiesexuelle, tandis quAdler et Jung ou Stekel taient prsents de manirebeaucoup plus favorable. Une multitude de livres clectiques, retenantessentiellement de la psychanalyse les notions dinconscient dynamiqueet de conflits psychiques, furent trs favorablement accueillis par lapresse. Ils reprsentrent

    la plus importante contribution la dissmination et lassimilationde la psychanalyse au sein du grand public duqu27.

    Les neurosciences, elles aussi, commencent se diffuser auprs dunlarge public. Les livres sur le cerveau connaissent une activit ditorialecroissante et la presse sest massivement empare du sujet depuis lesannes 1990. Les plus grands biologistes affirment parfois des prten-tions quaucun psychanalyste na jamais eues :

    Nous sommes au dbut de la rvolution des neurosciences. Lorsquellesera acheve, nous saurons comment fonctionne lesprit, nous compren-drons ce qui rgit notre nature, et aussi comment nous faisons pourconnatre le monde. En fait, ce qui se passe actuellement en neuro-sciences peut tre considr comme le prlude la plus grande des rvo-lutions scientifiques, une rvolution aux rpercussions sociales invi-tables et fondamentales28.

    Les neurosciences imprgneront-elles la pratique clinique quotidienne(et pas seulement la recherche universitaire et la clinique des CHU) ?Cela se concrtisera-t-il par de nouvelles psychothrapies cognitives, denouveaux mdicaments ou de nouvelles techniques biologiques agissantslectivement sur telle ou telle aire crbrale ? Plus encore, explique-ront-elles les comportements sociaux29 ? Le cerveau deviendra-t-il unerfrence sociale, un point didentification des individus qui se recon-natraient dans leur cerveau sain ou malade ? La question reste certes

    Les guerres du sujet

    26. Cit par D. Rapp, The Reception of Freud by British Press: General Interest and Litte-rary Magazines, 1920-1925, Journal of the History of the Behavioral Sciences, vol. 24, avril1988, p. 192.

    27. D. Rapp, The Reception of Freud by British Press, art. cit, p. 198.28. G. Edelman, Biologie de la conscience, Paris, Odile Jacob, 1992-2000, p. 11.29. C. Castoriadis crivait que dans sa thorisation, la psychanalyse rencontre des pro-

    blmes en un sens ternel [ceux de lme] quelle renouvelle radicalement, mais quelle nersout pas. Ce qui interdit toute confusion avec la thorisation de la science nest pas quelle neles rsolve pas, mais quelle ninstaure pas des procdures objectives pour ce faire, et que dureste on ne voit pas en quoi de telles procdures pourraient consister (les Carrefours du laby-rinthe, op. cit., p. 71). Or de telles procdures existent aujourdhui avec des techniques issuesde la biologie molculaire et de limagerie crbrale.

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  • ouverte, mais surtout elle nappelle pas une rponse gnrale en termesbinaires (voir larticle dAlain Ehrenberg). En tout cas, les neuro-sciences mritent une analyse moins sommaire que leur rduction unesimple entreprise comportementaliste qui finalement ne vaut pas mieuxque laffirmation de la part de neuroscientifiques quelles mettront finaux mystres de lesprit humain affirmation qui, dailleurs, est loinde faire consensus parmi les neuroscientifiques eux-mmes.

    Un deuxime front mdical sest rcemment ouvert en France, celuide lvaluation des psychothrapies. Lattention gnrale la souf-france psychique et la sant mentale a rcemment mis sur la selletteles marchs des psychothrapies et du dveloppement personnel. Cestechniques concurrencent la psychanalyse depuis les annes 1970, maiselles ont aujourdhui une diffusion sociale et une prsence dans lesmdias incomparables. Lamendement Accoyer30, visant rglementerces psychothrapies, et lexpertise Inserm sur leur valuation31, ont sus-cit des ractions passionnes dans les milieux psychanalytiques. Dansles deux cas, la profession a ragi en adoptant principalement une atti-tude morale. Lors du quatrime Forum Psy organis en janvier 2004par Jacques-Alain Miller, lisabeth Roudinesco a appel

    la France freudienne [] tre lavant-garde dun nouveau combat desLumires contre lobscurantisme des expertises et des dpisteurs din-conscient32.

    La crainte est que ltat soit amen contrler la seule discipline quisoccupe du sujet et non du management des symptmes, mais ce enquoi consiste un sujet reste dans la plus grande obscurit. Le psy-chanalyste Roland Gori a exprim son dgot :

    On assiste une mdicalisation scandaleuse de la souffrance psy-chique qui vise faire croire aux patients [] quon va les gurir par ledressage33.

    Dans le cas de lvaluation par la commission dexperts nomms parlInserm, les thrapies cognitivo-comportementalistes (TCC) lont em-port sur les thrapies psychodynamiques, dans lesquelles la psychana-lyse a t incluse. Mais elles ne lont pas emport sur tous les syndromespsychiatriques.

    Bref, au lieu de ragir avec des arguments techniques, pratiques etcliniques34, on a assist une polmique mtaphysique sur le Sujet et

    Les guerres du sujet

    30. Voir P.-H. Castel, Psychanalyse et psychothrapies : que sait-on des professions surlesquelles on veut lgifrer ? , art. cit, et C. Fssinger, La polmique autour des psychoth-rapies et de leur rglementation : regards europens sur quelques spcificits franaises , paratre.

    31. Psychothrapie, trois approches values, Paris, d. de lInserm, fvrier 2004.32. Cit par J. Birnbaum, Le Monde, 13 janvier 2004.33. Le Monde, 26 fvrier 2004.34. Des psychanalystes travaillent dans cette perspective, mais ils ne font pas lobjet dun

    intrt mdiatique. Signalons par exemple V. Kapsembelis, Lapport de la psychiatrie la for-mation des jeunes psychiatres , CarnetsPSY, mars 2004.

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  • une rhtorique de la rsistance lobjectivisme mdical. Quant lapresse, elle sest contente de reprendre les conclusions du rapport : lin-formation du public consiste-t-elle seulement reproduire les rsultatsou se prononcer pour ou contre ? Ne doit-on pas aussi offrir au lecteurdes moyens de se faire un jugement ?

    Les psychanalystes ont plus darguments fournir que ces fragilespostures morales. Il ny a aucune raison de refuser a priori lvaluation,parce que cest de lvaluation, ou de la quantification, au nom ducaractre ineffable des motions et des sentiments. Cest pourquoi, ilnous a sembl ncessaire de soumettre lvaluation de lInserm unediscussion serre avec Pierre-Henri Castel, pistmologue et psychana-lyste, Jean-Michel Thurin, psychiatre et psychanalyste, membre delexpertise collective35, et Bernard Perret, qui travaille depuis long-temps sur les mthodes dvaluation des politiques publiques.

    Alain Ehrenberg

    Les guerres du sujet

    35. J.-M. Thurin a mont un site de discussions et de documentation indispensable pour unabord inform et raisonn de la question dlicate de lvaluation :techniques-psychotherapiques.org

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