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À propos de l’auteur

Kathryn Taylor a commencé à écrire enfant – elle a publié sa première histoire à onzeans seulement. Dès lors, elle a su qu’elle gagnerait un jour sa vie comme écrivain. Aprèsquelques détours professionnels et un happy end privé, son rêve s’est réalisé avec l’immensesuccès de la série LES COULEURS DU PLAISIR.

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Pour S. et C.Que serais-je si vous n’existiez pas ?

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1Je planais littéralement. Il était urgent de mettre un terme à cet état, mais j’en étais incapable.

Pour commencer, il fallait que mon cœur, qui battait à un rythme alarmant, retrouve son

calme. Parce que, quelques secondes plus tôt, j’avais manqué me rompre le cou en tombant

dans l’escalier.

Il aurait également été bon d’inspirer et d’expirer profondément. Mais ce n’était pas

possible. Je ne savais même plus comment remplir mes poumons d’oxygène. En fait, je ne

pouvais plus faire qu’une chose : fixer l’homme qui me considérait, sourcils froncés.

Le soleil couchant, entrant par la fenêtre, donnait à sa chevelure blond foncé des re ets

dorés, en parfait accord avec ses yeux d’une teinte peu commune, ambrée et chaude. Quant

à son visage… il était comme sculpté : pommettes hautes, nez droit, lèvres parfaitement

ourlées. À l’image de ces statues d’homme en marbre si nombreuses ici, à Rome. Bon,

d’accord, ses cheveux, qui lui retombaient sur le front, étaient peut-être un peu trop longs.

Mais quand même… Dans la réalité, personne n’avait l’air aussi diablement séduisant.

L’espace d’un instant, j’eus même peur d’être dans le coma après avoir bel et bien chuté.

— Tutto a posto ? demanda l’homme d’une voix profonde, très réelle.

Il me détailla de haut en bas, sans doute pour s’assurer que je n’avais rien, et je remarquai

alors une cicatrice à la base de son cou. Claire, d’apparence irrégulière, elle débutait assez

bas, un peu au-dessus de la clavicule. Comme elle disparaissait sous sa chemise blanche,

impossible de savoir jusqu’où elle courait sur son torse, mais la blessure avait dû être

impressionnante. Pour autant, cette cicatrice ne l’enlaidissait pas. Elle le rendait juste plus…

réel.

Il est réel, Sophie, me rappela une petite voix.

Soudain, je sentis nettement dans mon dos ses mains qui me tenaient. Par ré exe, j’avais

agrippé la manche et le revers de sa veste de costume.

À ce moment seulement, avec plusieurs secondes de décalage, je compris. J’avais

vraiment été inconsciente de me dresser sur la pointe des pieds sans me tenir à la balustrade.

Je voulais voir de plus près la toile accrochée au mur, mais en faisant un pas en avant, j’avais

marché sur l’ourlet de ma longue robe, je m’étais tordu la cheville et j’étais tombée. Voilà

comment je me retrouvais dans les bras de cet homme, qui montait les marches derrière moi

et m’avait heureusement rattrapée avant que le pire ne se produise. J’étais plaquée contre un

inconnu qui avait une vue plongeante sur mon décolleté. Troublante proximité.

Enfin, je repris mon souffle.

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— Oui, tout va bien, murmurai-je.

Les joues en feu, je tentai de me relever. Il m’aida, mais lorsque je me retrouvai debout, il

continua à me serrer les bras, comme s’il ne me faisait pas con ance pour garder l’équilibre.

Il n’avait pas tort : je tremblais. D’autres invités gravissaient l’escalier pour rejoindre l’étage

où la réception devait battre son plein ; au passage, ils nous jetaient des regards curieux.

Super, Sophie, pensai-je, frustrée que cette importante soirée commence par un faux pas

aussi gênant.

Je n’aurais pu dire ce qui me déboussolait le plus – la chute en elle-même ou le ridicule

d’être tombée. Ce genre de chose ne m’arrivait jamais, d’habitude. Je n’étais pas empotée et

ne faisais pas partie de ces femmes sans défense qui aiment atterrir dans les bras des

hommes. Tout ça, c’était à cause de la robe.

Un rêve de robe – longue et rouge, en gaze légère, avec des bretelles spaghetti. Le matin,

en la découvrant dans une boutique, pas loin de la via Nazionale, je n’avais pas pu résister.

Chez moi, à Londres, je n’aurais probablement pas acheté ce type de modèle. Pour les

rendez-vous professionnels, je portais plutôt un fourreau ou un tailleur d’une coupe sobre et

élégante. J’en avais emportés dans ma valise, mais une fois à Rome, ces vêtements m’avaient

paru barbants. En outre, il y avait une remise qui rendait cette robe vraiment abordable, et le

rouge allait très bien avec mes cheveux sombres, alors… Je ne pouvais pas me douter que sa

longueur inhabituelle allait la rendre aussi piégeuse.

L’homme me considérait toujours avec intérêt.

— Vous pouvez me lâcher, maintenant, lui indiquai-je.

Ma voix ayant pris un ton un peu agressif, j’ajoutai vivement un « Merci » plus amical.

Après tout, il n’y pouvait rien si ma maladresse m’irritait. Sans oublier que je lui devais une

fière chandelle. J’aurais pu me faire sacrément mal en dégringolant les marches.

Alors seulement, je me rendis compte que j’avais parlé en anglais. Il n’avait peut-être rien

compris. Même s’il n’avait pas l’apparence de l’Italien type, mon intuition me disait qu’il en

était un : son accent semblait authentique. Mais au moment où je m’apprêtais à répéter ma

phrase dans la langue de son pays – par acquit de conscience –, il sourit, creusant une

délicieuse fossette dans sa joue droite.

— À vos risques et périls, répondit-il dans un anglais impeccable.

Puis il me lâcha, se pencha et ramassa ma pochette. Comme il me la tendait, je sentis son

après-rasage, un parfum épicé, très agréable, qui me monta légèrement à la tête.

— Faites attention à vous, glissa-t-il.

Son sourire déjà charmant s’accentua.

— L’art est quelque chose de magni que, mais vous ne devriez pas risquer votre vie pour

lui.

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Il irtait avec moi, c’était assez évident, et j’y étais plus sensible qu’habituellement, sans

doute parce que je subissais le contrecoup du choc. Je fus donc soulagée qu’il s’écarte un

peu et lève les yeux vers la toile que je contemplais avec intensité quelques instants plus tôt.

Il se demandait sans doute ce qui m’avait fait trébucher. Je suivis son regard, et l’excitation

s’empara de nouveau de moi.

Ce tableau était une des nombreuses œuvres – peintures, dessins et sculptures – qui

ornaient le hall d’entrée. Mon cœur battait plus vite devant chacune mais celle-ci, en hauteur,

me séduisait tout particulièrement. Si mes soupçons s’avéraient justes, avoir fait le

déplacement depuis Londres valait déjà le coup.

— J’imagine que c’est dur à comprendre, mais l’art est toute ma vie, expliquai-je

posément, sans quitter la toile des yeux. Et un Joseph Severn mérite qu’on prenne des

risques.

Je n’étais pas sûre de moi à cent pour cent, il aurait fallu pour ça que j’examine le tableau

de plus près. Mais il semblait avoir été réalisé par le peintre anglais dont on se souvient

surtout parce qu’il était un dèle ami de John Keats, l’auteur emblématique du romantisme

anglais – mon poète préféré. Je ne me serais jamais attendue à trouver une toile de Severn

dans cette villa romaine et cette découverte attisait mon impatience de parcourir les autres

pièces.

Pourvu que ça marche, songeai-je.

J’adressai une courte prière au ciel, dans l’espoir que notre hôtel des ventes décroche le

marché et qu’on puisse vendre aux enchères les trésors de cette maison : on sortait d’une

mauvaise passe nancière et un mandat de cette envergure ne nous ferait pas de mal. Le

marché de l’art étant de plus en plus tendu, il fallait attirer les enchérisseurs par des offres

alléchantes. Sans compter qu’une telle vente nous permettrait de consolider notre réseau en

Italie – une opportunité que j’attendais depuis longtemps. Il était impératif qu’on se montre

plus incisifs à l’international, pour que la concurrence ne nous dame pas le pion à long

terme. Seulement… Comment faire quand Dad et moi ne pouvions jamais nous absenter plus

de quelques jours de la maison ?

Je me mordis la lèvre inférieure et contraignis mes pensées à prendre un autre chemin :

c’était injuste de raisonner ainsi, et je détestais m’apitoyer sur mon sort. Les choses étaient ce

qu’elles étaient, ça ne servait à rien de se lamenter.

Je poussai un léger soupir et me tournai vers l’homme. Il n’avait pas encore réagi à ma

remarque, me dévisageait toujours. Cependant, l’expression de ses yeux avait changé. Son

intérêt, jusqu’alors plutôt vague malgré son sourire rayonnant, était devenu réel, je le sentais.

Nos regards se croisèrent et mon cœur se mit à battre un peu plus vite. Ça m’aurait aidée de

ne pas le trouver aussi séduisant. Heureusement, j’avais des années d’entraînement quand il

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s’agissait de ne pas laisser paraître les sentiments qui m’agitaient : il ne remarquait

probablement pas mon trouble.

— Vous vous y connaissez en art ?

C’était une affirmation, plus qu’une question.

— Oui, une condition sine qua non pour mon métier, lui confirmai-je.

Ça en étonnait beaucoup, au départ. Il fallait croire qu’on ne pensait pas nécessairement

une jeune femme de vingt-cinq ans susceptible d’avoir de grandes connaissances dans ce

domaine. Mais quand on avait grandi comme moi au milieu des tableaux et des sculptures, et

que les nances familiales dépendaient de notre capacité à évaluer leur valeur, on apprenait

vite. Alors que d’autres enfants étaient penchés sur leurs albums de coloriages, mon père

m’expliquait la touche de Van Gogh, et je pouvais énumérer les différences entre

impressionnisme et expressionnisme avant de savoir lire. L’art guidait mon existence depuis

toujours, et je n’avais aucune envie que ça change.

Quittant mes pensées, je remarquai que l’homme n’avait pas du tout l’air surpris. Plutôt

furibond : son sourire avait disparu et un pli dur marquait l’espace entre ses sourcils.

— Que faites-vous dans la vie ? s’enquit-il.

À cet instant précis, je notai qu’il était très grand. Il me dépassait largement tout en se

tenant sur la marche inférieure, et sous son élégant costume clair et sa chemise blanche

ouverte, il possédait de larges épaules et une silhouette qui paraissait musclée. Voilà qui

expliquait sans doute qu’il ait pu me rattraper aussi facilement. J’en avais la gorge sèche.

Impressionnant, vraiment. Si seulement ses fascinants yeux d’ambre ne me xaient pas avec

une telle intensité…

Ressaisis-toi, Sophie, me rappelai-je à l’ordre. Depuis quand laisses-tu un homme te

décontenancer comme ça ?

Je toussotai avant de répondre enfin à sa question et de me présenter.

— Je dirige avec mon père un hôtel des ventes à Londres. Je suis…

— Sophie Conroy, acheva-t-il à ma place, au moment même où je tendais la main.

C’était un constat, une fois de plus. Mais dans sa bouche, on aurait dit un reproche.

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2Déconcertée, je laissai ma main retomber.

— On se connaît ?

Mon cerveau se mit à explorer frénétiquement le moindre recoin de ma mémoire.

Pouvais-je avoir rencontré cet homme quelque part… et ne plus m’en souvenir ? Impossible.

Je ne l’aurais pas oublié.

Il secoua la tête, ce qui me rassura. Je ne souffrais pas de démence précoce. Mais aussitôt,

le désarroi revint à la charge. S’il ne m’avait jamais croisée, pourquoi semblait-il regretter de

m’avoir sauvée d’une chute dans l’escalier ?

Je voulais lui demander qui il était, seulement, on nous interrompit.

— Matteo ?

La voix venait d’en haut. Je levai les yeux : une femme brune se tenait sur le palier. D’une

grande beauté, elle portait une robe de soirée émeraude et de somptueux bijoux.

— Te voilà enfin ! lança-t-elle à l’homme en italien.

Je comprenais cette langue mieux que je ne la parlais.

La femme eut pour moi un sourire d’excuse et ajouta :

— Tu viens ?

Ce Matteo parut soudain très pressé.

— Excusez-moi.

Il avait presque grogné ces deux mots et m’adressa un long regard que je ne pus

interpréter, puis il monta les marches avec élan pour rejoindre la femme. Il la salua en la

serrant contre lui, pas en l’embrassant sur les deux joues comme c’était l’habitude ici. Elle

tourna vers lui un visage radieux.

Elle était plus âgée – il avait la petite trentaine et elle approchait visiblement de la

quarantaine. Étaient-ils en couple ? Sûrement… En tout cas, ils semblaient très proches.

La femme jeta un coup d’œil curieux dans ma direction et dit quelque chose,

vraisemblablement pour demander qui j’étais. Mais l’homme eut un geste évasif de la main,

sans même me regarder, comme si j’étais quantité négligeable. Puis il prit son bras et

l’entraîna plus loin, tournant le dos à l’escalier. Me tournant le dos.

La vache, pensai-je.

Ce type avait à peine ouvert la bouche après avoir deviné mon identité. Le message était

clair : il ne voulait rien avoir à faire avec moi. Tout ça sans un mot d’explication, sans se

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présenter, rien. Une attitude plus qu’impolie. J’en étais secouée. Que diable avais-je bien pu

lui faire ?

D’autres invités me dépassèrent pour accéder au premier étage, et je réalisai que je me

trouvais toujours dans l’escalier, que je regardais encore dans la direction où l’homme et la

femme avaient disparu. Agacée par ma réaction, je retroussai le bas de ma robe et me remis

à gravir les marches – plus prudemment et sans m’arrêter en chemin.

Cette soirée était capitale. Elle avait beau commencer par un léger impair, je ne comptais

pas laisser cet inconnu me déstabiliser. J’ignorais quel était son problème et ça ne

m’intéressait pas de le savoir. Je s donc exactement ce que j’aurais fait si je n’avais pas

trébuché : j’examinai les autres toiles accrochées dans la cage d’escalier en me demandant à

quelle époque elles remontaient. Mais l’euphorie que j’avais ressentie plus tôt ne revenait

pas. Mes pensées me ramenaient sans cesse au mystérieux Matteo et à son hostilité subite.

Je n’y comprenais rien. À l’hôtel des ventes, on n’avait plus eu d’ennuis avec quiconque

depuis très longtemps. Au contraire. Notre réputation était excellente, un atout de taille dans

notre secteur, si bien que l’attitude de ce Matteo ne pouvait avoir de rapport avec notre

activité. Donc, ça ne tenait qu’à moi. Mais que pouvais-je lui avoir fait si on ne se connaissait

pas, comme il l’avait confirmé lui-même ? D’accord, je n’étais pas exubérante, plutôt réservée,

mais personne ne me quali erait de désagréable. Alors, qu’est-ce qui pouvait l’avoir remonté

à ce point contre moi ?

À moins que je ne me fasse des idées. Peut-être qu’il me trouvait juste sans attraits et

ennuyeuse, et qu’il avait profité de la première occasion pour prendre la fuite ?

Je repoussai énergiquement l’amertume que cette idée laissait en moi et la convertis en

colère. Après tout, je n’avais pas à me sentir coupable si ce type était mal élevé. Et comme je

ne supportais pas les gens versatiles, même très séduisants, il valait mieux que je…

Je m’arrêtai sur le palier, surprise, et oubliai un instant ma chute et ses conséquences. Les

pièces qui s’ouvraient devant moi – deux vastes salons communicants, meublés avec goût et

ornés de nombreuses œuvres d’art – étaient bondées. Je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait

autant d’invités. Ça ne devait être qu’une petite réception et je pensais avoir l’opportunité de

parler tranquillement à notre hôte. Giacomo Di Chessa aurait-il du temps à me consacrer s’il

devait s’occuper d’autant de monde ?

D’un autre côté, il était intéressant que les membres du milieu de l’art aient répondu aussi

nombreux à son invitation. En tant qu’ancien doyen de l’Institut d’histoire de l’art de

l’université La Sapienza de Rome, Giacomo Di Chessa devait connaître quantité d’experts et

d’acheteurs potentiels – si j’avais de la chance, je pourrais nouer beaucoup de contacts.

Mais pas sans aide, me dis-je en jetant des coups d’œil à droite et à gauche pour repérer

Andrew.

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Il était le seul que je connaisse ici et il avait promis de me présenter les personnes

importantes – à commencer par notre hôte.

Où était-il passé ? Je ne le voyais nulle part. Par contre, je retrouvai mon sauveur revêche

au fond de la première pièce. Debout avec sa compagne, devant une fenêtre, il s’entretenait

avec d’autres gens.

Est-ce que je notais sa présence uniquement parce que je venais de le rencontrer ? Non.

Je l’aurais sûrement remarqué de toute façon : il se détachait de la foule par sa taille et sa

chevelure blond foncé. Il ne passait pas inaperçu et le savait parfaitement, je l’aurais parié. Il

souriait avec décontraction, nonchalance… Un sourire auquel je n’avais plus eu droit dès

qu’il avait compris qui j’étais.

— Sophie !

À cette voix réjouie, je s volte-face. Un homme, la soixantaine, cheveux poivre et sel

arrivant aux épaules, se dirigeait vers moi. Avec son discret costume gris, il portait comme

toujours un foulard très voyant – en soie rouge foncé, cette fois. Ses yeux bleu clair brillaient

d’une lueur amicale.

— Andrew !

Enchantée de le retrouver, je lui rendis son large sourire, qui t s’envoler toutes mes

pensées maussades. Il avait souvent cet effet sur moi, comme sur les autres : outre son

indiscutable sens artistique, Andrew Abbott était connu pour son humour et sa personnalité

avenante. Pas étonnant qu’il jouisse d’un cercle d’amis considérable, dont mon père faisait

partie depuis que les deux hommes avaient étudié l’histoire de l’art à Oxford, voilà plus de

trente ans.

Andrew me réserva un accueil plutôt exubérant pour un Britannique, en m’embrassant

avec ardeur sur les deux joues. Il vivait depuis si longtemps en Italie qu’il avait

manifestement adopté les manières chaleureuses de ses habitants.

— Tu es ravissante, commenta-t-il en me détaillant de haut en bas, l’air admiratif.

Splendide, ta robe.

— Merci.

Son compliment me rendait un peu d’assurance. Pourtant, je ne cherchais pas à être

admirée. Même si je savais que j’avais l’air tout à fait correcte avec ma silhouette menue, mes

yeux bleu gris et mes longs cheveux noirs, exceptionnellement dénoués ce soir-là, les

remarques sur mon apparence avaient tendance à me gêner. Peut-être parce qu’il y avait,

dans ma vie, beaucoup de choses plus importantes que ma petite personne et l’effet qu’elle

produisait. Mais là, les louanges d’Andrew me réjouirent énormément, et sans que je le

veuille, mon regard s’échappa vers l’endroit où se tenait l’homme aux cheveux blond foncé,

responsable de mon trouble.

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Seulement, il ne s’y trouvait plus et je ne l’aperçus nulle part ailleurs, ce qui me déçut un

peu : j’aurais bien demandé qui il était.

Andrew, qui l’aurait sûrement su, me prit le bras.

— Bon, c’est parti pour les présentations. Chose promise, chose due.

Tandis qu’on avançait au milieu de la foule, je me répétais ses propos : il faisait partie des

rares personnes vivant selon ce principe. Andrew Abbott tenait ses promesses, et j’appréciais

grandement cette fiabilité.

Quand il habitait encore en Angleterre, il venait souvent chez nous. À l’époque, j’étais

petite et j’aimais ses visites parce qu’il m’apportait toujours ce que je lui avais demandé la

fois précédente. C’étaient des babioles – un bracelet, une barrette ou du chocolat –, mais il

avait promis d’y penser et tenait parole.

Ceci expliquait que je ne l’aie pas oublié, même longtemps après son installation en Italie,

alors qu’on ne le voyait plus que de loin en loin. Il avait gardé le contact avec Dad et s’était

immédiatement déclaré disposé à nous aider quand nous avons voulu élargir notre activité à

l’Italie. Depuis, dès que je me trouvais dans une impasse, il faisait jouer ses relations, et

apparemment, on était sur le point de réaliser une véritable percée – une avancée qui me

rendait encore plus reconnaissante.

— Alors, que penses-tu de l’hôtel ? s’enquit-il, alors qu’on se frayait lentement un chemin

entre les groupes de gens qui discutaient, un verre de vin ou une coupe de champagne à la

main. Est-ce aussi confortable chez les Bini que dans mon souvenir ?

— Oh que oui, con rmai-je. La signora Bini est une perle, elle devine mes désirs avant

que je ne les exprime, et son mari cuisine si bien que je ne pourrai sans doute plus en ler

cette robe demain. J’aurais juste aimé que tu me donnes ce conseil plus tôt.

— Tu ne me l’as pas demandé, fit-il avec un sourire gentiment ironique.

Je dus m’avouer qu’il avait raison. Pour mes séjours précédents, il m’avait paru

raisonnable et pratique de loger dans de grands hôtels un peu excentrés. Pourtant,

curieusement, le Fortuna, un petit établissement familial qu’Andrew m’avait recommandé, au

cœur de la vieille ville historique, dans le quartier en plein essor de Monti, n’était pas plus

cher. En revanche, le décalage entre les usines à touristes plutôt anonymes et le Fortuna,

aménagé avec amour et caractère, était criant. C’était si agréable de vivre au beau milieu de

la ville que j’avais décidé de pro ter pleinement de la douceur de mon séjour. Un plaisir qui

pouvait être de très courte durée : si Giacomo Di Chessa décidait de ne pas con er au

Conroy’s la vente aux enchères de sa collection, je rentrerais dès le lendemain pour Londres.

À cette idée, je poussai un profond soupir.

— Giacomo va t’apprécier, pas d’inquiétude, m’assura Andrew.

Il semblait deviner le tour que prenaient mes pensées et continuait à me pousser avec

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détermination à travers la foule.

— Je ne sais pas, hésitai-je avec un haussement d’épaules sceptique. Qu’est-ce qui te rend

si sûr de toi ?

— Je le connais. Et il me fait con ance, glissa-t-il en clignant de l’œil. Sois simplement toi-

même, Sophie, et rien ne pourra aller de travers, crois-moi.

Je n’étais toujours pas convaincue et sa remarque sibylline ne m’avançait pas.

— Moi-même ? Et… comment suis-je ?

Il s’arrêta net, visiblement surpris par ma question. Remarquant que j’étais sérieuse, il

pencha la tête sur le côté et réfléchit.

— Tu es la plus gentille lle que je connaisse. Toujours aimable et incroyablement

travailleuse. Intelligente et honnête, aussi – des qualités qu’un négociant en art doit

impérativement posséder.

— Aha.

Je fronçai les sourcils, pensive. C’était un compliment, mais j’aurais préféré des adjectifs

plus enthousiasmants que « gentille » et « travailleuse ».

— Et quels sont mes défauts ?

Ils seraient peut-être un peu plus excitants, au moins.

— Tu n’en as aucun. Ou plutôt, si : tu es parfois un peu trop sérieuse, concéda-t-il

nalement en me caressant le bras. Mais quand on pense aux responsabilités que tu as dû

assumer si tôt, ce n’est pas étonnant.

S’imposa alors à moi le visage pâle de ma mère, le regard tantôt vide, comme tourné vers

l’intérieur, tantôt brillant d’un éclat évreux. Je réprimai vivement la tristesse impuissante qui

me gagnait.

Il a raison. Je suis sans doute plus sérieuse que la plupart des gens. Sérieuse et gentille.

Super…

Tandis que je me demandais pourquoi son avis me dérangeait autant, Andrew reprenait :

— En tout cas, tu aimes l’art avec la même passion que Giacomo. Il le sentira, c’est

certain, et il saura l’apprécier. C’est un avantage, parce que ce mandat ne devrait pas être

des plus facile.

Il avait prononcé cette dernière phrase comme une remarque accessoire et prit deux

coupes de champagne sur le plateau d’un serveur qui passait. Il m’en tendit une.

— Pourquoi « pas des plus facile » ? m’étonnai-je.

En guise de réponse, Andrew but une gorgée et se remit à marcher. Je le retins par la

manche pour le forcer à s’arrêter.

— Andrew ?

Il sourit et passa son bras autour de moi, mais juste pour me pousser doucement dans le

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dos.

— Commencez par faire connaissance, Sophie. Le reste s’arrangera ensuite.

Je n’eus pas le temps de ré échir à ses paroles énigmatiques. Andrew m’entraînait avec

une grande détermination vers un charmant canapé Chippendale placé contre un mur,

offrant assez de place pour deux. Sur le coussin de droite était assise une femme âgée

portant une superbe robe en soie, dont le motif bariolé me parut familier.

Visiblement surpris qu’elle se trouve seule, Andrew fronça les sourcils.

— Il était là il y a quelques instants, m’expliqua-t-il avec un air d’excuse.

Il regarda autour de lui, puis s’adressa à l’inconnue.

— Valentina, cara mia, dov’è Giacomo ?

La femme – on voyait, malgré ses nombreuses rides, qu’elle avait été très belle – sourit.

— Il revient tout de suite, informa-t-elle Andrew en italien.

Puis elle me considéra avec curiosité.

Andrew accéda aussitôt à sa requête muette, en anglais cette fois.

— Valentina, je vous présente Sophie Conroy, qui nous vient d’Angleterre. Sophie, voici

Valentina Bertani, une bonne amie de Giacomo.

— Enchantée.

La vieille dame était également passée à l’anglais, qu’elle maîtrisait couramment de toute

évidence, malgré son accent prononcé. Elle me tendit la main et je la serrai, mais ma réponse

arriva avec un temps de retard, parce que mon cerveau tournait à plein régime. Je

connaissais ce nom. Et cette étoffe imprimée…

— Bertani ? Avez-vous un lien avec les Bertani qui…

— … qui font des sacs et des chaussures ? compléta la femme, qui s’attendait

manifestement à ma question.

Elle éclata d’un rire réjoui.

— Oh que oui ! L’entreprise appartient à notre famille et ce sont aujourd’hui deux de mes

petits-fils qui la dirigent. Vous connaissez nos produits ?

— Bien sûr ! Ils sont magni ques, lui assurai-je, indignée contre moi-même de ne pas

avoir fait tout de suite le rapprochement.

Qui ne connaissait pas le groupe italien de luxe dont le logo était une mouette stylisée et

qui fabriquait bien plus que des sacs et des chaussures ? Le nom de Bertani était aussi

synonyme de meubles haut de gamme et de tissus imprimés qui constituaient depuis un

certain temps les pièces maîtresses d’une collection de vêtements. Le motif sur la robe de la

vieille dame était typique de la marque, ce qui expliquait qu’elle me soit parue familière – en

plus de l’art, j’avais un faible pour le design et la mode. Dans ce domaine, Bertani faisait

dé nitivement partie des plus grands, si bien que rencontrer quelqu’un de cette société me

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fascinait.

Mais la signora Bertani semblait s’intéresser davantage à ma personne qu’à une discussion

autour de son entreprise.

— Et que faites-vous à Rome, ma chère ?

Ce n’était pas une formule de politesse, elle voulait vraiment le savoir : ses yeux verts

avaient pris une expression attentive. Elle paraissait étonnamment en forme pour son âge,

probablement quatre-vingts ans.

— Je suis négociante en art.

Je m’apprêtais à préciser où, mais Valentina poussa un petit cri.

— Mais oui, naturellement. Sophie Conroy ! Vous travaillez dans cet hôtel des ventes

anglais et vous allez aider Giacomo à réduire la taille de sa collection, n’est-ce pas ? Il l’a

évoqué. Simplement, j’avais oublié. Pardonnez-moi, je deviens vieille.

Elle secoua la tête, eut un sourire d’excuse et m’indiqua la place vide près d’elle.

— Installez-vous un moment à côté de moi, s’il vous plaît.

Je me tournai vers Andrew, hésitante, mais il était engagé dans une discussion animée

avec un autre homme. J’acceptai donc l’invitation et m’assis sur le canapé.

— Je me réjouis de faire votre connaissance, me con a Valentina Bertani en me tapotant

la main. Après tout ce qu’Andrew nous a raconté à votre propos, j’étais très curieuse de vous

rencontrer.

Un peu gênée, je faisais tourner le champagne dans ma coupe.

— J’espère qu’il n’a parlé de moi qu’en bien.

Valentina opina vivement du chef.

— Absolument. Il ne tarit pas d’éloges, et il ne se répand en louanges que s’il est très

positivement convaincu. Voilà pourquoi je suis persuadée que vous allez faire des miracles

avec les tableaux de Giacomo.

— Nous n’avons pas encore obtenu le mandat, objectai-je.

Elle eut un signe évasif de la main, comme si ce n’était qu’une formalité. Ensuite, elle se

pencha vers moi et chuchota.

— Savez-vous pourquoi Giacomo veut vendre ses toiles ?

Je hochai la tête. C’était la première chose qu’Andrew m’avait con ée au sujet de notre

client potentiel : la femme de Giacomo Di Chessa était morte il y a plus d’un an. Désormais à

la retraite, il voulait quitter Rome et emménager près de sa lle, qui habitait en Angleterre

avec sa famille.

Valentina s’appuya au dossier avec un soupir.

— Il a besoin de ce nouveau départ, voyez-vous. La mort de Francesca l’a beaucoup

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affecté. Ce sera plus facile pour lui de vivre auprès d’Anna et de ses petits-enfants qu’ici, au

milieu de tous ces souvenirs. Je suis heureuse qu’il se soit décidé à vendre cette maison et

son contenu. Même s’il lui en coûte encore. Sans compter que… Ah, rien. Quoi qu’il en soit,

il serait bon que vous le souteniez dans sa démarche.

— Je le ferai volontiers, lui garantis-je en levant les yeux vers les magni ques tableaux qui

ornaient les murs. Je peux comprendre que le signor Di Chessa ait du mal à se séparer de ses

œuvres. Sa collection semble vraiment sortir de l’ordinaire.

La signora Bertani suivit mon regard en souriant.

— C’est le cas. Vous avez sûrement déjà découvert les plus belles pièces, je me trompe ?

Je secouai la tête et m’irritai, une fois de plus, d’avoir passé autant de temps à penser au

mystérieux Matteo, après l’incident dans l’escalier. J’aurais mieux fait de me concentrer sur

autre chose.

— Malheureusement, je n’ai pas encore eu l’occasion de tout regarder dans le détail,

avouai-je, contrite. J’ai tout de même remarqué une peinture très intéressante dans la cage

d’escalier. Je crois qu’elle est de Joseph Severn…

— Effectivement, intervint un homme aux cheveux blancs comme neige, que je n’avais

pas vu approcher.

Petit et plutôt maigre, il avait le visage très ridé et les joues creuses. Ses yeux étaient

empreints d’une lueur amicale mais paraissaient fatigués : dans son regard ottait une

tristesse que son sourire ne parvenait pas à dissimuler.

Une seconde avant que Valentina s’exclame « Giacomo ! », j’avais compris que notre hôte

était de retour. Je bondis du siège pour lui rendre sa place.

— Merci beaucoup, fit-il.

Il se laissa tomber sur la banquette, manifestement soulagé de ne plus avoir à rester

debout. Je savais qu’il avait la petite soixantaine, mais il en paraissait soixante-quinze. J’en

étais émue.

— Excusez-moi, con a-t-il, l’air contrarié, je ne tiens plus trop sur mes jambes en ce

moment. J’espère que les choses vont bientôt s’améliorer.

Andrew, remarquant le retour de Giacomo Di Chessa, prit rapidement congé de son

interlocuteur et se tourna vers nous.

— Giacomo, je vous présente Sophie Conroy, dont je vous ai beaucoup parlé, annonça-t-

il en me désignant.

Ma gorge se noua à la pensée que les minutes à venir seraient décisives et que je devais

impérativement faire bonne impression.

— C’est un plaisir, signor Di Chessa, déclarai-je en m’avançant pour le saluer, souriante.

— Ah, la jeune dame de Londres.

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Il avait une poignée de main étonnamment ferme pour quelqu’un d’apparence si fragile et

son regard s’était soudain aiguisé, entièrement concentré sur ma personne. Il me détailla

longuement.

Je commençais à me sentir nerveuse, lorsqu’un large sourire apparut sur son visage.

— Vous vous y entendez en art si vous avez déjà remarqué le Severn. Il faut le coup d’œil

pour l’attribuer aussi vite à ce peintre.

Je m’apprêtais à répondre, mais il me devança.

— Je dois toutefois vous décevoir : cette toile ne fait plus partie des œuvres que je

souhaite vendre aux enchères.

Je le fixai, déconcertée.

— Pourquoi pas ?

— Parce que je viens de l’acquérir, annonça une voix profonde qui me fit faire volte-face.

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3L’homme aux cheveux blond foncé se tenait devant moi, et ses beaux yeux d’ambre me

dévisageaient. Mon cœur manqua un battement.

— Oh… fis-je, stupéfaite.

Puis je me ressaisis.

— Quel dommage !

Les pensées se bousculaient dans ma tête et j’étais incapable d’en retenir une.

Il est drôlement séduisant !

Oublie ça tout de suite, Sophie !

Pourquoi m’adresser la parole, tout à coup ?

Je pensais que j’étais persona non grata…

Qui est-ce au juste ?

Pourquoi a-t-il justement acheté le tableau dont on a parlé dans l’escalier ? Est-ce un

hasard ?

Pourquoi tout le monde lui sourit-il alors qu’il arrive comme un cheveu sur la soupe ?

Suis-je la seule à ne pas le connaître ?

— Matteo ! s’écria Valentina Bertani.

Elle jetait de petits coups d’œil nerveux entre lui et moi.

— C’est Sophie Conroy. Andrew l’a recommandée à Giacomo pour la vente aux enchères,

tu te souviens ?

O. K. Voilà qui explique pourquoi « Yeux d’ambre » connaissait mon nom. S’il a déjà été

question de moi devant lui, il a simplement fait le lien quand je lui ai dit que je travaillais

pour un hôtel des ventes à Londres.

— Sophie, voici mon petit- ls, Matteo Bertani, poursuivit la vieille dame, visiblement

fière.

C’est un Bertani, pensai-je avec étonnement.

Puis je fronçai les sourcils : quelque part dans mon subconscient, toutes les alarmes

retentissaient. Mais impossible de retrouver le souvenir associé à son nom.

— Nous nous connaissons déjà, nonna, indiqua Matteo Bertani, m’arrachant à mes

pensées.

Je levai les yeux vers lui et son sourire se t un peu plus arrogant. Je me revis alors dans

ses bras, alors qu’il venait de m’éviter une mauvaise chute, et mon estomac se noua. Une

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seconde, nos regards se croisèrent : je détournai rapidement la tête.

Ce type m’avait peut-être rendu l’équilibre dans l’escalier, mais depuis, il faisait vaciller

ma tranquillité d’esprit. Un phénomène qui m’arrivait assez rarement, et dont je n’avais

vraiment pas besoin en ce moment précis.

— Tu connais le signor Bertani ? intervint Andrew. Et tu ne m’en as rien dit !

Manifestement, il me le reprochait.

— Nous nous sommes juste croisés brièvement, tout à l’heure. Mais il était pressé et il ne

restait plus de temps pour de véritables présentations.

J’adressai un coup d’œil furieux à Mr Perfect. D’après lui, « nous nous connaissons déjà » ?

Pff ! Il n’avait même pas jugé utile de m’indiquer son nom avant de s’en aller.

Pour autant, il ne paraissait pas avoir mauvaise conscience. Au contraire, son sourire

d’une insolente séduction s’élargissait encore.

— Nous allons rattraper ça, trancha-t-il en me tendant la main, si bien qu’il ne me resta

plus d’autre choix que de la saisir. Bienvenue à Rome, miss Conroy.

Son contact et qu’il se montre soudain si charmant me perturbèrent ; lorsqu’il se pencha

et me donna les baisers sur les joues de rigueur en Italie, les choses empirèrent. Son

aprèsrasage avait toujours le même effet déroutant sur moi. Aussi, quand il libéra ma main et

fit un pas en arrière, je poussai intérieurement un soupir de soulagement.

— Merci, lâchai-je d’un ton froid.

Que s’imaginait-il ? Que j’allais devenir sa fan, simplement parce qu’il me souriait

gentiment ? Ça marchait peut-être avec les autres femmes, mais sûrement pas avec moi : je

détestais la versatilité.

Discrètement, je jetai un regard aux autres. Valentina Bertani semblait détendue, apaisée

que son petit- ls se comporte aussi aimablement avec moi, et les autres aussi paraissaient

satisfaits… surtout Andrew, que j’imaginais en train de faire mentalement une petite croix sur

sa liste des personnes nécessaires à la réussite de mon affaire.

C’était évident ! Matteo Bertani faisait partie de ceux qu’il voulait me présenter – en tant

que membre du clan Bertani, c’était un acheteur potentiel, donc un contact capital.

Apparemment, on attendait de moi que je discute avec lui, là, maintenant : Andrew venait

d’entamer une conversation en italien avec Valentina et Giacomo. Ils ne prêtaient plus du

tout attention à Matteo Bertani et moi.

Super… me dis-je, au bord du désespoir.

C’est ça, laissez-moi seule avec le signor « Je-ne-parle-pas-avec-les-femmes-qui-s’y-

connaissent-en-art ».

Son ré exe de fuite avait dû s’envoler : il n’avait pas bougé d’un pouce et me rendait

nerveuse avec ses yeux d’ambre qui me fixaient, perçants.

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Fais-lui un brin de causette, Sophie, me sermonnai-je. Demande-lui quelque chose. Tu ne

trouves pas ça difficile, d’habitude.

Seulement, d’habitude, mes interlocuteurs étaient plus prévisibles.

Je me raclai la gorge.

— À ce que j’ai entendu dire, vous dirigez le groupe familial. Ce doit être une tâche

passionnante.

Même à mes oreilles, cette seconde phrase sonnait comme un commentaire forcé. Je

continuai quand même à sourire, vaillamment. Que faire d’autre ?

— Certainement, répondit Matteo Bertani. Mais j’ai peur que vous soyez mal informée.

Mes deux frères aînés sont à la tête de l’entreprise, pas moi.

Il remarqua ma surprise et une des commissures de sa bouche se souleva, creusant dans

sa joue cette fossette sexy que je tentai d’ignorer.

— Et vous ? insistai-je.

Je détestais qu’il ait toujours une longueur d’avance, qu’il me laisse mariner, évoluer dans

le noir. Mais une chose était sûre : ça l’amusait.

— Je m’occupe très intensivement de ce qui me tient à cœur depuis toujours : l’art et son

évolution au fil de l’histoire.

Une fois de plus, quelque chose chercha à émerger à la surface de ma mémoire.

Histoire de l’art. Matteo Bertani.

Réfléchis, Sophie.

Alors – bien trop tard –, le déclic se t en n dans mon cerveau embrumé, et je me

rappelai quelques articles sur le milieu de l’art romain que j’avais lus pour préparer mon

voyage. Je me rappelai aussi le discours exalté de mon amie Sarah, qui avait étudié à Rome

deux bonnes années plus tôt.

Oh mon Dieu !

— C’est vous ?

Matteo Bertani… mais bien sûr ! Il était cité à plusieurs reprises dans ces articles – en tant

qu’expert international en arts italien et anglais. Le jeune professore dont les thèses sur la

peinture sortaient des sentiers battus, l’enfant terrible de l’Institut d’histoire de l’art de La

Sapienza que Sarah avait trouvé si génial. Membre d’une des familles les plus aisées d’Italie,

comme je venais de l’apprendre.

Et merde.

Un contact important ? Plutôt le jackpot, oui.

Il m’adressa un sourire si satisfait que j’aurais bien boxé ses abdos qui devaient être en

béton.

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— On se connaît, finalement ? demanda-t-il en arquant les sourcils, l’air railleur.

— Non, mais je… euh… J’ai entendu parler de vous, bredouillai-je.

Encore un truc qui ne m’arrivait jamais, d’habitude.

Je toussotai.

— Vous travaillez à La Sapienza, c’est bien ça ?

Une question posée tout à fait normalement – tu vois que tu y arrives, Sophie.

— J’y suis chargé de cours, oui, confirma-t-il.

Une af rmation en-deçà de la réalité. D’après Sarah, c’était une star à l’université, et

quantité d’étudiants, surtout des lles, suivaient ses cours d’histoire de l’art uniquement pour

lui. Pourtant, il n’était sûrement pas obligé de travailler, c’était un Bertani, donc il était riche.

Si riche qu’il pouvait acquérir sans hésiter un tableau très onéreux. Ce constat me ramena à

la question que j’avais oublié de poser, troublée par le fait qu’il soit brusquement disposé à

me parler.

— Pourquoi avez-vous acheté le Severn, au juste ?

J’étais déçue de ne pas avoir l’opportunité de l’étudier de plus près, sans compter que son

acte me semblait un peu curieux. Après tout, c’était la toile sous laquelle on s’était

« rencontrés », et je ne parvenais pas à me défaire de l’impression qu’il y avait un lien. Son

attitude con rma mes soupçons : au lieu de répondre immédiatement, il porta sa coupe de

champagne à sa bouche et but une gorgée. Lorsqu’il abaissa sa main, son sourire était

nettement moins radieux et son expression réservée, presque froide.

— Il vaut mieux que je ne vous le dise pas.

Son regard se posa sur sa grand-mère, comme s’il voulait s’assurer qu’elle n’écoutait pas :

elle parlait toujours avec Giacomo et Andrew.

À mon tour, je haussai les sourcils.

— Ah, et pourquoi pas ?

— Parce que la réponse ne va pas vous plaire, expliqua-t-il avec une lueur de dé dans

ses yeux d’ambre.

— J’en prends le risque.

Sérieusement, il ne croyait pas que j’allais en rester là ? Quel était son problème ? Parce

que, même s’il faisait assaut de son charme, de toute évidence, il en avait un avec moi.

— C’est parce que je l’examinais dans le hall d’entrée, non ? poursuivis-je.

Il se tut un long moment avant de répondre.

— Disons les choses ainsi : votre regard intéressé m’a rappelé que tout ici sera bientôt

bradé. Et comme je tiens beaucoup au Severn, j’ai préféré le mettre en sécurité avant que

vous ne commenciez à démanteler la collection de Giacomo.

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La colère faisait vibrer sa voix. J’en étais effrayée et serrai ma coupe dans ma main.

— Ne le prenez pas personnellement, miss Conroy. Ce n’est pas contre vous. Simplement,

je ne fais pas partie de ceux qui jugent bon que Giacomo quitte Rome. Aussi, je voudrais

vous mettre en garde : ne comptez pas sur mon aide pour cette vente aux enchères. Si je

devais trouver le moyen d’empêcher toute cette histoire, je m’en emparerais sans hésiter.

Un feu brûlait dans ses yeux d’ambre, mais celui qui naissait dans les miens pouvait

facilement rivaliser avec lui. Qu’est-ce qu’il s’imaginait, ce type ?

— Je prends ça personnellement, signor Bertani. Parce que je fais partie de ceux qui ne

supportent pas les gens impolis, déclarai-je avec un sourire qui cachait certainement mal

mon indignation. Pour autant que je sache, c’est le vœu exprès du signor Di Chessa de

limiter la taille de sa collection, et puisque les œuvres lui appartiennent et que l’Italie est un

pays libre, il peut en faire ce qu’il veut. Il n’a pas besoin de votre accord. Quant à notre hôtel

des ventes : le Conroy’s jouit d’une excellente réputation. Il n’est pas nécessaire de mettre

quoi que ce soit « en sécurité », et quand nous vendons quelque chose, c’est dans les règles

de l’art. Nous travaillons toujours dans l’intérêt de nos clients et obtenons le meilleur prix

pour les objets qui nous sont confiés.

Là, je dus reprendre brièvement mon souffle.

— Et, pour en venir à mon regard, il était intéressé au bon sens du terme, car il se trouve

que j’apprécie aussi beaucoup Joseph Severn, ajoutai-je, furieuse.

Matteo Bertani eut un sourire en coin qui avait quelque chose de condescendant et

accentua encore ma colère.

— Je vous avais prévenue que la réponse ne vous plairait pas, me rappela-t-il. Et…

Giacomo a obtenu sans vous un bon prix pour le tableau, vous pouvez me croire.

— Tant mieux pour le signor Di Chessa. Maintenant, si vous comptez acheter la moindre

œuvre qui va encore attirer mon attention, la soirée risque de vous coûter cher parce que j’ai

l’intention de m’intéresser à tout dans le détail. Et une mise en garde pour que votre ego ne

soit pas blessé : faites ce que vous avez à faire, mais si le Conroy’s obtient ce mandat, nous

nous en sortirons sans votre aide.

Je me rendis compte que je serrais le poing. Je m’obligeai à le rouvrir, tout en soutenant le

regard de Matteo Bertani. Un certain étonnement s’y lisait. Puis il sourit brusquement et,

pour la première fois, sincèrement, me sembla-t-il.

— Touché, miss Conroy. Mais comme je le disais…

— Matteo ! intervint soudain Valentina. Tu ne te querelles pas avec miss Conroy, quand

même ?

Je m’écartai avec un sentiment de gêne. Sans m’en apercevoir, je m’étais plantée juste

devant lui et seulement quelques centimètres nous séparaient.

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Je lançai des coups d’œil autour de moi. La conversation près de nous s’était interrompue

et nos trois voisins nous observaient : Valentina et Giacomo Di Chessa, l’air préoccupé,

Andrew avec intérêt et curiosité.

— Non, on bavarde, c’est tout, nonna, assura Matteo Bertani sans sourciller.

Il eut de nouveau ce sourire extrêmement charmant. Valentina avait pâli et il ne voulait

clairement pas l’inquiéter.

Pourquoi avait-elle posé la question sur ce ton ? me demandai-je. Cela donnait

l’impression qu’elle s’attendait à une dispute entre nous, et le regard qu’elle nous avait

adressé était teinté d’inquiétude. Manifestement, elle s’était demandé comment on allait

s’entendre, son petit- ls et moi. Elle devait connaître le point de vue de Matteo et craindre

des tensions.

Alors seulement, je remarquai que tous les regards étaient braqués sur moi. Tous

attendaient de voir si j’allais con rmer les dires de mon interlocuteur. Je n’eus pas à ré échir

longtemps. Cette soirée ne s’était pas du tout déroulée comme je l’avais imaginé, et je ne

devais surtout pas me chamailler en public avec un membre in uent de la scène artistique

romaine.

— Nous avons parlé du Severn, af rmai-je nalement. Et… des avantages d’une vente

aux enchères.

N’ayant pu me retenir de porter ce coup de griffe, je jetai un coup d’œil à Matteo Bertani.

Ça n’échappa pas à Giacomo Di Chessa, qui arbora aussitôt un large sourire.

— Écoutez-moi ça ! Eh bien, si vous parvenez à persuader Matteo qu’une vente aux

enchères s’impose, il devient urgent que nous fassions affaire, miss Conroy.

Cette remarque ne fut visiblement pas du goût de Matteo Bertani, dont le sourire perdit

de son éclat.

— Je n’ai pas dit que…, commença-t-il.

Il fut interrompu par Valentina Bertani qui se redressait.

— J’aimerais manger, annonça-t-elle résolument, bien qu’un peu vacillante. Veux-tu

m’accompagner au buffet, Matteo ?

Son petit- ls laissa retomber la main qu’il avait levée pour souligner des mots qu’il ne

prononcerait finalement pas.

— Mais bien entendu.

En deux enjambées, il rejoignit sa grand-mère à qui il tendit le bras.

— Nous nous reverrons, déclara la vieille dame en s’éloignant.

Cela valait-il pour Matteo Bertani et moi ? me demandai-je. Devais-je souhaiter le revoir ?

Sans doute pas : dès qu’il apparaissait, il me mettait dans tous mes états. Dès lors, il valait

peutêtre mieux que je ne le suive pas du regard comme je le faisais en ce moment. Si jamais

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il jetait un coup d’œil par-dessus son épaule… Je détournai vivement la tête, et mes yeux se

posèrent sur le visage de Giacomo Di Chessa, toujours souriant.

— Installez-vous à côté de moi, miss Conroy, me pria-t-il en tapotant la place libérée par

Valentina Bertani. Nous avons à discuter d’une foule de choses et l’occasion me paraît

adéquate.

Andrew prit congé et s’éloigna également en direction du buffet, non sans m’avoir adressé

un léger clin d’œil, si bien que je me retrouvai seule avec Giacomo Di Chessa.

Un peu intimidée, je considérai le vieil homme qui avait présidé pendant tant d’années

aux destinées de l’Institut d’histoire de l’art de La Sapienza. Comment amorcer l’échange qui

déciderait du succès ou de l’échec de mon déplacement à Rome ? J’étais encore préoccupée

par ce qui venait de se passer, mais il semblait en aller de même pour mon client potentiel.

— Vous vous querelliez avec Matteo, n’est-ce pas ?

À son regard, il le savait, de toute façon. Je haussai les épaules.

— Il est…

Incapable de trouver le mot juste, je poussai un soupir.

— Impossible ? proposa Giacomo Di Chessa.

Je hochai frénétiquement la tête, parce qu’il avait fait mouche. Mais à son sourire

indulgent, il ne paraissait pas trouver la chose aussi grave que moi.

— Il ne veut pas que vous quittiez Rome ?

J’avais formulé la question avec une certaine hésitation, ne connaissant pas encore les

tenants et les aboutissants.

— Non, en effet, répondit Giacomo Di Chessa. Il est contre tout ce qui a un rapport avec

mon déménagement. Il s’oppose surtout à ce que je me sépare d’une grande partie de ma

collection.

— Mais c’est votre décision, pas la sienne ! m’indignai-je.

— Certes. Mais ce n’est pas si facile, miss Conroy. Cela me pèse de partir, je dois l’avouer.

Notamment parce que cela peine beaucoup Matteo.

Je le xais, interdite. Aveuglée par ma colère face à la prétention et à l’impertinence de

Matteo Bertani, je n’avais pas ré échi à ses motivations, aux raisons pour lesquelles il nous

rejetait en bloc, mon boulot et moi.

— Vous êtes proches, tous les deux ? m’enquis-je.

Le sourire de Giacomo Di Chessa se teinta de nostalgie.

— On peut le dire ainsi. Je connais les Bertani depuis une éternité, nous sommes voisins

depuis longtemps – la villa d’à côté appartient à la famille. Et nous avons énormément en

commun, Matteo et moi, malgré la grande différence d’âge. Je suis particulièrement er

d’avoir pu l’intéresser, enfant, à l’histoire de l’art. Les années passant, je suis resté son

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protecteur, et je peux me féliciter d’avoir découvert un talent d’exception. Mais notre relation

dépasse largement le cadre professionnel. Matteo est comme un ls pour moi. Si cela ne

tenait qu’à lui, rien ne devrait changer, ni cette maison, ni le fait que j’y vive.

Je fronçai les sourcils en achevant de mettre en place les pièces du puzzle.

— C’est pour cette raison qu’il réagit aussi violemment face à ceux qui vous aident à faire

avancer votre déménagement ?

— Je le crains, oui, soupira-t-il.

Ça n’excusait pas le comportement de Matteo Bertani, mais ça l’expliquait grandement.

Dans ce cas, il n’avait pas menti : son attitude à mon égard n’avait rien de personnel. Et il

n’avait probablement rien contre les ventes aux enchères en général (ce qui aurait été

surprenant pour un historien d’art). Seule cette vente lui était insupportable, et j’avais été

victime d’une frustration longtemps contenue. Mais cela ne me consolait que modérément : la

colère était encore le sentiment qui prédominait en moi, et Giacomo Di Chessa en était

conscient, visiblement.

— Je vous en informe pour que vous le compreniez mieux, m’expliqua-t-il. Matteo peut

être très impulsif, il n’aime pas respecter les règles. Cela ne le dérange pas de choquer, ce

qui ne rend pas toujours faciles les rapports avec lui. Mais c’est vraiment un bon ami. Le

meilleur qu’on puisse souhaiter. Naturellement, ceci ne l’excuse pas, au cas où il se serait

montré impoli envers vous…

— Non, non, ne vous inquiétez pas, lui assurai-je précipitamment, désireuse de ne pas

l’énerver puisque je connaissais désormais les liens étroits qui l’unissaient à Matteo Bertani.

Ce n’était pas grave à ce point-là, vraiment.

Ce qui était grave, c’était que je l’ai laissé me provoquer et me faire perdre mon sang-

froid. Ce n’était pas dans mes habitudes et ça ne devait en aucun cas se reproduire.

— Et puis… je sais me défendre, ajoutai-je en souriant, l’air plus convaincue que je l’étais

en réalité.

Giacomo Di Chessa me scruta un long moment.

— Je vous crois sur parole, conclut-il.

Mais dans ses yeux surgit une lueur que je ne pus interpréter. Il s’adossa au dossier du

canapé.

— Bien. Parlons maintenant du marché que nous allons peut-être conclure ensemble,

miss Conroy.

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4Andrew avait raison, pensai-je une heure plus tard.

Debout devant le buffet dressé dans le second salon, une assiette à la main, je cherchais

avec quels délices la garnir.

La discussion avec Giacomo Di Chessa avait effectivement été très agréable, si bien que

j’espérais plus que jamais obtenir ce mandat.

Je pouvais très bien imaginer travailler avec lui, peut-être parce qu’il me rappelait mon

père. Certes, les deux hommes ne se ressemblaient pas du tout : Dad était un homme de

grande taille aux épais cheveux noirs ; il n’avait, si on s’en tenait à l’apparence physique, rien

de comparable avec l’Italien chétif à l’allure maladive. Mais leur regard à tous deux trahissait

une grande tristesse – même si la raison en était différente chez mon père – qui me rendait

Giacomo Di Chessa très sympathique. On s’entendrait certainement bien. Pourquoi donc

Andrew pensaitil que ce mandat présenterait des difficultés ?

Je n’avais pas encore eu l’occasion de lui faire éclaircir ces propos mystérieux. Si Andrew

s’était donné beaucoup de mal pour me présenter le plus de gens possible, on ne cessait de

le retenir pour discuter avec lui, ici et là. C’était le prix à payer quand on connaissait autant

de monde, une rançon qui expliquait que je me retrouve seule devant le buffet.

Je ne pouvais pas l’attendre plus longtemps. La dernière fois que j’avais avalé un

morceau, c’était à midi, un sandwich sur le pouce dans une de ces brasseries pour touristes,

alors que je faisais du lèche-vitrines.

J’avais une faim de loup et heureusement, le choix était vaste : bruschettas garnies de

tomates, eurs de courgette farcies, brochettes de crevettes, involtini d’aubergine et de

jambon de Parme, boulettes de viande hachée, toasts ronds tartinés de pesto. Ma petite

assiette s’alourdissait à vue d’œil, et j’étais incapable de m’arrêter. Par chance, je faisais partie

de ces personnes qui pouvaient manger beaucoup sans grossir immédiatement, une

bénédiction dont j’avais l’habitude de profiter.

Une voix masculine, à côté de moi, me fit sursauter.

— Il faut absolument que vous goûtiez aussi les croquettes de riz à la romaine, une

spécialité de la cuisinière. Excusez-moi, je ne voulais pas vous effrayer.

— Mais non ! assurai-je vivement. J’étais juste perdue dans mes pensées.

Je considérai l’inconnu avec curiosité. Il était de taille moyenne pour un homme – tout au

plus un mètre quatre-vingts – et avait des cheveux brun foncé légèrement bouclés. Il avait

l’air très soigné dans son costume sombre à la coupe impeccable. La quarantaine, il était

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plutôt séduisant. Rien à voir avec Matteo Bertani, mais une telle comparaison était sans

doute injuste.

— Merci beaucoup pour le conseil, ajoutai-je en prenant une croquette.

Il me détaillait discrètement.

— Vous êtes Sophie Conroy, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

M’adresser la parole à propos du buffet n’avait donc été qu’un prétexte pour faire ma

connaissance.

— Exact. Je suppose qu’Andrew Abbott vous a parlé de moi ?

Si seulement Andrew avait pu me faire un topo détaillé des gens que j’étais susceptible de

rencontrer à cette réception ! Cela m’aurait épargné quelques situations délicates.

— En effet, confirma l’homme. Il s’est montré très élogieux.

Il m’adressa un sourire un peu trop empressé. Mais comme celui-ci, au moins, ne me

rendait pas nerveuse, je le lui rendis volontiers.

— Pardonnez-moi, je ne me suis pas encore présenté. Je m’appelle Lorenzo Santarelli et

je suis marchand d’art. Je ne possède pas un hôtel des ventes comme vous, mais une grande

galerie ici, à Rome.

Un galeriste, me dis-je, intéressée.

Je le questionnai sur l’emplacement de sa galerie – dans le quartier de Tiburtino, tout près

de l’université, ainsi qu’il me l’expliqua èrement – et sur ce qu’il y exposait. Il s’agissait d’un

mélange d’œuvres hétéroclite qui faisait la part belle aux jeunes artistes encore inconnus,

venant pour la plupart de Rome et des environs, mais également d’autres régions italiennes

et d’Europe.

— Je préfère me voir comme un mécène plutôt que comme un commerçant soucieux de

faire de la marge, ajouta-t-il.

Alors que je m’apprêtais à le trouver imbu de sa personne, il précisa :

— Désolé, je dois vous paraître affreusement arrogant. Simplement, j’ai le bonheur de ne

pas devoir vivre de mes bénéfices, si bien que c’est facile à dire.

Il eut un sourire légèrement repentant, mais je ne parvenais pas à me défaire du

sentiment qu’il cherchait à m’impressionner : il avait besoin de me dire qu’il était fortuné.

Cela le t grandement baisser dans mon estime. D’un autre côté, il se servait de son argent

pour promouvoir de jeunes talents, ce qui était une très bonne chose.

Il n’y a pas matière à le critiquer, Sophie, me persuadai-je pour apaiser la drôle de

sensation qui avait surgi en moi. Tu te fais un lm parce que tu as déjà vécu une rencontre

désagréable ce soir.

— C’est agréable de pouvoir se le permettre, répondis-je donc sur un ton plutôt neutre.

C’était aussi un bon investissement, assurément. Sur le marché des ventes aux enchères,

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la tendance était clairement à l’art moderne. Ce qui faisait de Lorenzo Santarelli un autre

contact intéressant.

— Sans compter que ça doit être passionnant d’assister à l’émergence de nouveaux

courants, ajoutai-je.

— C’est le cas, assura-t-il en sortant de la poche de sa chemise une carte de visite qu’il me

tendit. Si votre séjour à Rome le permet, passez à la galerie. Je vous ferai faire le tour du

propriétaire avec plaisir.

Il se racla la gorge.

— Miss Conroy ?

— Oh, oui, bien entendu… Merci beaucoup ! m’exclamai-je, confuse, en prenant la carte.

J’avais été brièvement distraite : Matteo Bertani entrait dans le second salon. Cet homme

ne passait décidément pas inaperçu.

— N’hésitez pas à me contacter si vous avez le temps, insista Lorenzo Santarelli.

Puis il regarda autour de lui, remarquant sans doute que je ne lui consacrais pas toute

mon attention.

— Sans faute, conclus-je.

Je posai sur la table du buffet mon assiette encore bien garnie et ouvris ma pochette pour

y glisser la carte de visite. Ce faisant, mes doigts touchèrent mon smartphone : ça faisait une

petite éternité que je ne l’avais pas consulté. Je devais avoir reçu d’innombrables textos de

mon père. Quand il se retrouvait seul avec Mum, il y avait souvent des problèmes, au début.

Prise de remords, et bien que ce soit impoli, je sortis mon portable. J’avais un nouveau

message. Les battements de mon cœur s’accélérèrent, puis s’apaisèrent : c’était Nigel qui me

l’avait envoyé, pas Dad. Je me doutais du contenu de son texto : il voulait savoir si j’étais

bien arrivée, parce que je n’avais pas encore réagi à son SMS du matin. Comme je n’avais pas

le temps de taper une réponse, je replaçai mon téléphone dans mon sac, puis relevai les

yeux avec un sourire d’excuse. Un sourire qui mourut sur mes lèvres, car Matteo Bertani

s’approchait de Lorenzo Santarelli.

— Signor Bertani, fit mon voisin de buffet.

Les deux hommes s’adressèrent un bref signe de tête. Fin des salutations. Manifestement,

ils ne s’appréciaient pas.

— Miss Conroy, pourrais-je vous parler brièvement en privé ? s’enquit Matteo Bertani.

Fixant son beau visage, je tentai d’y lire ses intentions. Je ne voulais plus me retrouver

seule avec lui, il me rendait trop nerveuse et ça m’était désagréable. Pour autant, il avait mis

les formes en posant sa question, et en tant que Britannique bien élevée, je n’avais droit qu’à

une réponse.

— Naturellement. Vous voulez bien nous excuser un moment ? demandai-je à Lorenzo

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Santarelli.

Il eut un sourire un peu forcé.

— Prenez tout votre temps, je ne vais pas m’attarder au buffet, de toute façon. J’ai été

enchanté de faire votre connaissance, miss Conroy.

— Moi de même.

Il se détourna et s’éloigna. Je le suivis un instant du regard, puis je pris une profonde

inspiration et levai les yeux vers Matteo Bertani.

Il considérait l’assiette que j’avais reprise. Brusquement gênée qu’elle soit aussi chargée,

j’indiquai d’un geste vif les tables à proximité du buffet. L’une d’elles était libre et je voulais

en profiter pour ne pas avoir à tenir mon repas en équilibre – j’étais assez agitée comme ça.

— On va par là-bas ? proposai-je, fière de mon ton très posé.

Je me dirigeai vers la table sans attendre sa réponse. Il me suivit puis se posta à côté de

moi, en fixant mon assiette avec un sourire amusé.

— Je n’ai pas mangé grand-chose à midi, lui expliquai-je.

Intérieurement, je poussai un soupir agacé. Après tout, je n’avais pas de comptes à lui

rendre.

— Oh, servez-vous, je vous en prie. Je trouve très rafraîchissant de rencontrer une femme

dotée d’un solide appétit.

Une phrase qui avait l’air très positive, mais mon cerveau chercha immédiatement la

pointe de moquerie. Entendait-il par là que j’étais un goinfre ? Sûrement. Je décidai donc de

ne pas toucher à la nourriture. Je n’aurais qu’à manger une fois que cette discussion serait

derrière moi.

Je me redressai – sans doute un ré exe pour m’opposer à l’effet qu’il avait sur moi – et

plantai mes yeux dans les siens, sereine en apparence.

— Vous vouliez me parler ?

— Je le voulais, oui, assura-t-il de sa voix profonde. Mais je devrais peut-être vous mettre

en garde, avant tout.

Je le jaugeai, méfiante.

— En garde contre quoi ? Vous cherchez toujours à m’empêcher de toucher aux œuvres

du signor Di Chessa ?

La remarque m’avait échappé, parce que je ruminais encore notre passe d’armes. Le

sourire de Matteo Bertani se t un peu contrit. C’est l’impression que j’eus, en tout cas, mais

je pouvais me tromper. Avec cet homme, on ne savait sur quel pied danser.

— Non, contre Lorenzo Santarelli, répondit-il. Vous ne pouvez pas le savoir, mais il est

très controversé dans le milieu de l’art, à Rome. Certains l’apprécient, mais il y en a tout

autant qui ne font aucun cas de lui.

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Pas dif cile de deviner à quel groupe Matteo Bertani appartenait..., pensai-je. J’étais

quand même étonnée, non seulement par l’information elle-même, mais aussi par le fait qu’il

se croie obligé de m’avertir. De toute façon, il avait éveillé ma curiosité.

— Qu’a-t-il fait ?

L’expression de Matteo Bertani devint méprisante.

— Rien. Rien qu’on puisse lui reprocher of ciellement, disons. C’est un imposteur, voilà

tout. Un homme fortuné qui s’ennuie et qui s’est acheté une galerie où il joue les Mère

Teresa de l’art.

— Un jugement assassin, commentai-je.

Que les deux hommes entretiennent une relation aussi glaciale n’avait rien de surprenant.

— Je suppose que le signor Santarelli sait ce que vous pensez de lui ?

Matteo Bertani haussa les épaules.

— Je ne fais pas partie des gens qui dissimulent leur avis par pure politesse. Et, dans ce

cas, une mise en garde s’impose : après tout, vous avez une réputation à perdre, miss

Conroy.

Cette dernière remarque fit resurgir ma colère.

— J’ignorais que vous vous souciiez de ma réputation. Je croyais plutôt que vous ne

vouliez plus entendre parler de moi à cause de mon métier qui me fait brader l’art ?

— Tout le monde mérite une seconde chance, déclara-t-il.

Il eut de nouveau ce sourire radieux, irrésistible. S’il en usait aussi à l’université, je

pouvais très bien comprendre que les étudiantes fassent la queue pour assister à ses cours.

Mais je ne comptais pas succomber à son charme, d’autant plus que son commentaire

était sans vergogne : au nal, je n’avais rien fait qui nécessite qu’on me donne une seconde

chance. Lui en avait besoin, mais je préférai ne pas la lui accorder. Alors, j’esquissai un

sourire condescendant.

— Comme c’est aimable de votre part. Mais, puisque nous parlons de seconde chance…

ce que vous reprochez au signor Santarelli est-il vraiment si terrible ? Pour autant que je

sache, vous faites la même chose en investissant votre fortune dans l’art. Je me trompe ?

Visiblement, ce point de vue ne lui plaisait pas du tout : il se rembrunit et ses yeux se

mirent à lancer des éclairs. Bon. Ça valait mieux que ce sourire renversant auquel aucune

femme au monde ne devait pouvoir résister.

— C’est dif cilement comparable, répliqua-t-il. J’aurais étudié l’histoire de l’art, même si

ma famille n’avait pas possédé un centime. Et je sais reconnaître un chef-d’œuvre quand j’en

vois un, lui pas. C’est pour cette raison qu’il n’expose que de complets novices qui attendent

de percer. Généralement en vain, et pour cause.

C’était peut-être vrai. Je ressentis malgré tout le besoin de défendre Lorenzo Santarelli. À

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moins que ce ne soit une sorte d’automatisme contre lequel je ne pouvais rien – il fallait que

je contredise Matteo Bertani. Une mesure d’autodéfense face au puissant effet corporel qu’il

exerçait sur moi : je n’allais pas, en plus, adapter ma pensée à la sienne.

— Quel mal y a-t-il à donner une chance à de jeunes artistes ? En outre, certains ne sont

pas attirés par les vieux maîtres et privilégient l’art moderne. Il n’y a rien à redire à ça.

L’expression dans les yeux de Matteo Bertani changea encore, d’irritée à amusée. J’étais

désarçonnée : cet homme faisait penser au grand huit.

— Au premier regard, on ne vous croirait pas aussi combative, miss Conroy

S’agissait-il d’un compliment ou d’une insulte cachée ? J’étais incapable de trancher.

Du reste, c’était faux ; normalement, j’étais la personne la plus conciliante qui soit, et il

fallait du temps pour me faire quitter ma réserve. Que cet homme y soit parvenu si

rapidement me perturbait.

J’avançai le menton.

— Je ne me bats pas avec vous. Simplement, je vois les choses un peu… différemment.

Ma remarque ne changea rien à son sourire. Ce constat m’excéda, et je le détestai d’être

capable, une fois de plus, de me faire sortir de mes gonds.

— Pourquoi vouliez-vous me parler ? repris-je, pour écourter notre rencontre.

Il s’accouda à la table et se pencha en avant, si bien que son visage se retrouva au même

niveau que le mien.

— Vous n’avez pas une petite idée ?

Non, pensai-je, tandis que mon regard plongeait dans ses yeux d’ambre. Aucune idée.

D’habitude, j’étais plutôt douée pour jauger les gens – avec Matteo Bertani, ça ne

fonctionnait malheureusement pas.

— Je vous écoute.

— Eh bien, nous sommes partis du mauvais pied et j’aimerais réparer ça. Apparemment,

nous allons avoir affaire l’un à l’autre à l’avenir, et je me suis dit qu’il serait bon de faire plus

ample connaissance. Au cours d’un repas en ville, par exemple ?

Son sourire était extrêmement séducteur, mais je résistai.

— Nous allons avoir affaire l’un à l’autre ? répétai-je. Notre hôtel des ventes n’a pas

encore obtenu le mandat du signor Di Chessa !

Il n’admit pas mon argument.

— Nous savons tous les deux que vous l’aurez.

Je fronçai les sourcils. Que répondre ?

D’un côté, après tout ce que j’avais appris sur ses liens étroits entre Giacomo Di Chessa et

Matteo Bertani, ce serait peut-être une bonne idée d’améliorer mes rapports avec celui-ci.

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D’un autre côté, ce qu’il me proposait suf sait-il à l’excuser ? Et pouvais-je me permettre

de faire plus ample connaissance avec cet homme ? Il était déjà assez délicat de gérer le

chaos de sentiments qu’il provoquait en moi.

Pour gagner du temps, je pris un involtini sur mon assiette et le glissai dans ma bouche.

Grosse erreur ! D’accord, la couche de viande était mince, mais elle était enroulée sur elle-

même et prenait plus de place que je ne l’avais imaginé. Je devais donc mâcher comme une

malade, ce qui ne me donnait sûrement pas un air très élégant. Gênée, je mis la main devant

ma bouche et, au bord du désespoir, me détournai pour considérer l’œuvre la plus proche,

accrochée au mur – une peinture représentant la Sainte Famille.

Aussitôt, mon cerveau ne put s’empêcher de l’analyser. Italie, probablement le XVIe. À en

juger par le thème et le mode de représentation, elle pourrait être de Raphaël. Si oui, ce

serait…

— Beau tableau, non ? commenta Matteo Bertani.

Je me dépêchai de finir la dernière bouchée.

— Celui-là aussi vous appartient ? demandai-je avec ironie.

Il éclata de rire.

— Non. Et j’ai vraiment acheté le Severn pour raisons sentimentales, pas pour vous le

souffler.

Son aveu me décontenança.

— Pour raisons sentimentales ?

— Je suis un grand admirateur de John Keats, avoua-t-il.

Si j’avais encore eu la bouche pleine, j’aurais probablement avalé de travers.

— Vraiment ? Moi aussi !

J’avais parlé sans réfléchir et le regrettai aussitôt, parce que son sourire s’élargit.

— Dans ce cas, on dirait que nous sommes du même avis, pour une fois.

Pourquoi passait-il brusquement en mode irt ? Son comportement mettait à mal tous mes

mécanismes de protection. Je tentai donc d’ignorer le trouble qui m’envahissait et indiquai la

toile.

— C’est un Raphaël ?

— Non. C’est de son école, mais pas de lui, lâcha-t-il en haussant un sourcil. Vous ne le

voyez pas ?

Je scrutai une nouvelle fois la peinture, puis compris : il cherchait juste à se moquer de

moi.

— Ce n’est pas quelque chose qu’on peut déterminer au premier coup d’œil, rétorquai-je

froidement.

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Il y avait dans ses yeux une expression étrange, un mélange de satisfaction et…

d’admiration ?

— On croirait m’entendre. Souvent, les choses sont différentes au second coup d’œil.

Je lui adressai un regard méfiant. Pourquoi parlait-il tout le temps de seconde chance ?

Ça devait avoir un rapport avec la vente aux enchères qu’il aimerait tant empêcher. Voilà

pourquoi, il voulait manger avec moi. Il se disait probablement qu’il me contrôlerait mieux si

on irtait. Il ne pouvait s’intéresser tout à coup à ma petite personne. J’étais vraiment trop…

normale. Quelqu’un comme Matte o Bertani pouvait séduire qui il voulait, et il y avait dans

cette demeure des femmes beaucoup plus séduisantes que moi. Par conséquent, il devait

avoir des arrière-pensées.

Pour autant, je n’avais pas envie de découvrir lesquelles, et j’en avais vraiment par-dessus

la tête de son comportement changeant, si difficile à interpréter.

— C’est possible, répondis-je en mettant le plus de dédain possible dans mon regard.

Mais voyez-vous, signor Bertani : je pense être en mesure de décider seule comment sont les

choses, et comment elles ne sont pas. Je n’irai pas manger avec vous.

Mon refus ne lui t pas perdre son calme. Au contraire, son sourire était toujours si plein

d’assurance que j’aurais pu crier de frustration.

— Oh que si, vous irez manger avec moi, assura-t-il.

Une affirmation si arrogante que je décidai de l’ignorer.

— Excusez-moi, il faut que j’aille retrouver Andrew.

Je pris mon assiette – j’y avais pensé, heureusement, sinon j’aurais dû revenir sur mes pas,

ce qui aurait complètement gâché ma sortie dramatique. Puis je lui adressai un bref signe de

tête et le plantai là. J’espérais avoir l’air à peu près digne, mais en n de compte, ça n’était

rien de plus qu’une fuite.

Les joues me cuisaient et, l’espace d’un moment où je retins mon souf e, je crus qu’il me

suivait. Pourtant, arrivée sur le seuil du premier salon, je me retournai – impossible de faire

autrement, mais j’étais ère d’avoir tenu aussi longtemps. Il discutait avec deux femmes plus

jeunes. L’une riait à ses remarques, tête renversée en arrière, pendant que l’autre le dévorait

des yeux.

Je s taire la petite voix qui s’élevait en moi, déçue qu’il m’ait « remplacée » aussi vite.

Pourtant, j’aurais dû m’en féliciter, parce que nos trois conversations n’avaient pas été loin de

tourner à la catastrophe.

Cet homme me dépassait, à tous les points de vue. Et puis, il était déjà pris. Je n’avais

plus aperçu la femme en robe émeraude, mais elle n’avait pas pu s’évaporer. Et même si

Matteo Bertani était libre, je resterais tout au plus quelques jours à Rome si on décrochait le

mandat. Donc, aucune raison de me creuser la tête au sujet d’un mec que je n’allais pas

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revoir…

— Sophie !

Je fis volte-face : c’était Andrew.

— Drôlement tentant, tout ça, t-il. Je n’ai pas encore trouvé le temps de manger. Je

peux ?

Je lui tendis mon assiette et il choisit une eur de courgette farcie. Je me mis aussi à

piquer une bouchée ici ou là. Chassée par le stress, la faim revenait.

— Au fait, vous avez le mandat ! m’annonça Andrew, rayonnant.

— Vraiment ? Le signor Di Chessa s’est décidé aussi vite ?

J’avais du mal à le concevoir.

Andrew prit une boulette de viande hachée.

— Je t’avais dit que vous vous entendriez bien. Il faut que tu reviennes demain matin

pour discuter des détails avec lui, ensuite, vous pourrez commencer directement.

— C’est fantastique ! m’exclamai-je, enchantée.

Puis quelque chose me revint à l’esprit.

— Dis donc… qu’est-ce que tu voulais dire tout à l’heure ? Pourquoi ce mandat pourrait

être difficile ?

Andrew haussa les épaules.

— Peut-être pas dif cile. Simplement, il faudra que tu fasses preuve de beaucoup de

patience.

Je le regardai avec étonnement.

— Dans quelle mesure ?

— Giacomo veut cette vente aux enchères, mais il n’a pas encore décidé de quelles

pièces il va se séparer. Il faudra le convaincre. Sans oublier…

Il hésita.

— Le problème avec Matteo Bertani ? avançai-je.

À l’expression de son visage, j’avais vu juste.

— Exactement, soupira Andrew. Il essaie de persuader Giacomo de tout annuler. Je ne

pense pas qu’il y parviendra, mais son attitude ne favorise pas vraiment la détermination de

Giacomo. Ce qui, au final, signifie…

Il s’interrompit encore.

— Quoi ? m’impatientai-je. Qu’est-ce que ça signifie ?

— Que tu ne vas pas pouvoir rentrer tout de suite à Londres. Il faut que tu te prépares à

rester plus longtemps à Rome, Sophie. Voilà ce que ça signifie…

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5— Ne t’inquiète pas, Sophie. Tu peux rester, pas de souci.

La voix de mon père paraissait sincèrement convaincue. Seulement, je connaissais assez

bien la situation à la maison pour m’inquiéter, justement.

— Je peux encore refuser le mandat, il n’est pas trop tard, lui assurai-je une fois de plus.

Je ne peux pas rester absente aussi longtemps. Ce n’est pas possible.

— Mais ça fait des mois que tu travailles pour qu’on puisse prendre pied en Italie ! C’est

une étape importante pour nous, on était d’accord. En plus, si la collection est aussi

exceptionnelle que tu le dis, ce sera payant. Il faut que tu restes. Simplement… Tu peux

peut-être accélérer un peu le processus ?

Sa question était teintée d’espoir.

Le portable collé à l’oreille, je sortis sur le petit balcon de ma chambre. Le ciel romain

était d’un bleu éclatant, sans nuage, comme ces derniers jours. Je fermai les yeux et

abandonnai mon visage au soleil, savourant sa chaleur sur ma peau. Mais comme ce bien-

être ne faisait qu’accentuer ma mauvaise conscience vis-à-vis de mon père qui devait se

charger de tout, seul à Londres, je rouvris les yeux et regardai la rue en contrebas.

— Non, je ne peux pas l’accélérer, Dad. Je l’espérais au début, mais Andrew avait raison.

Tout passer en revue va prendre du temps, beaucoup plus de temps qu’on ne le pensait.

Je me laissai tomber avec un soupir sur une chaise en fer forgé et pensai à mon client.

Giacomo – je pouvais désormais l’appeler par son prénom – tenait à assister au

catalogage pour décider de ce dont il se séparait. Mais comme il devait beaucoup se reposer

à cause de sa santé fragile – il souffrait d’anémie –, je ne pouvais passer que quelques

heures, généralement le matin, à examiner ses œuvres avec lui. Durant ce court laps de

temps, on n’avançait jamais beaucoup, parce qu’il m’expliquait où et comment il avait trouvé

chaque pièce, et quels souvenirs y étaient liés.

C’était fondamental – plus on connaissait l’histoire et le parcours d’une œuvre, moins il

était possible qu’il s’agisse d’un faux. Mais cela nous retardait et j’aurais dû prier Giacomo

d’écourter la chose. Je n’en avais pas le cœur, parce que je sentais qu’il devait me raconter

tous ces détails. C’était sa façon de dire adieu à ses précieuses acquisitions.

Sans compter que j’aimais beaucoup ces récits. Il était presque toujours question de sa

femme, avec qui il avait constitué cette collection. Sa tendresse, quand il parlait d’elle, me

touchait. Ils devaient avoir connu une union vraiment heureuse, si bien que je comprenais le

déchirement de Giacomo. Il voulait se rapprocher de sa lle et devait, pour cela, abandonner

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une partie de sa vie d’avant. La tristesse que ce départ provoquait en lui le poussait, dans un

premier temps, à vouloir conserver chaque œuvre ou presque.

— Je ne peux pas la vendre, me disait-il régulièrement, en me regardant de cet air

désespéré qui me fendait le cœur.

Ensuite, une fois qu’il avait ni de me relater comment telle ou telle toile était arrivée

entre ses mains, il se sentait mieux et me laissait la cataloguer et la préparer pour son

transport en Angleterre. Seulement, si on continuait à ce rythme, je n’étais pas sûre d’en voir

le bout. Il allait en falloir du temps, pour dégarnir tous les murs et vider toutes les vitrines de

la villa, d’autant plus qu’il venait de m’apprendre qu’il possédait une collection de quelque

deux cents dessins.

Cette prise de conscience nourrissait mes doutes. Au départ, je ne devais passer que

quelques jours à Rome. Ces derniers s’étaient écoulés, et j’ignorais totalement quand je

retournerais à Londres. Si rien ne changeait, ça ne serait pas avant des semaines, et c’était un

problème. Mais je ne pouvais pas non plus jeter l’éponge à ce stade… Un avis que partageait

apparemment mon père.

— Alors reste, Sophie. Ça ira.

— Comment veux-tu que ça aille ?

C’était déjà dif cile quand je m’absentais une semaine, mais jusqu’à présent, on s’en était

toujours sortis, d’une façon ou d’une autre. Là, une absence aussi longue n’était pas prévue

au programme.

Dad, lui, paraissait déterminé.

— Ça ira, répéta-t-il. Nigel m’a fait engager un intérimaire, un étudiant : Simon Boswell. Il

a commencé aujourd’hui et se débrouille très bien. Il va m’aider, avec Albert et Mrs Davis,

pour la vente d’art contemporain de ce week-end. Il ne pourra pas te remplacer,

naturellement, mais ça sert toujours d’avoir une paire de mains en plus. Si Simon fait ses

preuves, je lui demanderai s’il peut rester encore un peu, et si ça ne suf t pas, Nigel trouvera

sûrement quelqu’un d’autre pour venir à la rescousse.

Nigel ! pensai-je avec effroi. Il fallait que je l’appelle.

J’avais promis de me manifester et il attendait sûrement mon coup de l. Je comptais bien

le remercier de s’impliquer autant pour mon père et moi, une fois de plus.

— Et… comment va Mum ? demandai-je prudemment.

C’était là le problème véritable, pas le travail.

— Rien n’a changé, répondit Dad.

Il poussa un profond soupir, et une colère impuissante monta en moi contre cette

situation sur laquelle je n’avais aucune in uence mais qui déterminait toute ma vie. Je

réprimai ce sentiment inutile aussi vite qu’il avait surgi : Mum n’y pouvait rien si les choses

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étaient aussi complexes et je l’aimais, je ne pourrais jamais la laisser tomber. Ce n’était pas sa

faute si elle nous demandait autant d’énergie, mais c’était parfois dur à supporter.

— Elle prend ses médicaments, au moins ?

— Non, elle refuse toujours.

Sa voix trahissait son abattement.

— Tu sais comment c’est, en ce moment.

Oui, je le savais. Sauf que c’était comme ça pas seulement en ce moment, mais depuis

toujours.

Ma mère était malade. Troubles bipolaires, disaient les spécialistes.

Avant qu’un diagnostic ne soit posé, beaucoup la jugeaient simplement dif cile ou

lunatique et parfois, quand elle avait des phases (comme actuellement) où elle n’écoutait

personne et s’opposait à toute thérapie, c’était aussi mon impression. Pourtant, je savais que

c’étaient les symptômes d’un tableau clinique où les périodes maniaques, qui la voyaient

pleine d’énergie – et butée, hélas –, alternaient avec de profondes dépressions.

Il y avait eu des années où les choses allaient mieux, mais ces derniers temps, son état

avait empiré. Les épisodes dépressifs s’étaient étendus – un triste constat, même si elle était

alors plus facile à gérer.

En revanche, quand elle était maniaque comme en ce moment, il fallait toujours être sur

ses gardes et veiller à ce qu’elle ne fasse rien de fou ou d’inconsidéré. On pouvait

dif cilement la quitter des yeux, si bien qu’on s’occupait d’elle à tour de rôle avec notre

intendante Jane, comme pendant ses phases dépressives, où on ne pouvait pas non plus la

laisser seule.

— Mais la bonne nouvelle, c’est qu’elle a accepté de faire un essai avec ce Dr Jenkins

recommandé par Nigel, tu te souviens ? poursuivit Dad.

À son ton, il cherchait à s’encourager lui-même.

— Peut-être que lui pourra l’aider.

— Oui, peut-être.

J’en doutais : dernièrement, Mum n’avait pas tenu plus de deux séances avec un

thérapeute, et Dad le savait bien.

Il se racla la gorge, puis reprit :

— Quoi qu’il en soit, on va s’en sortir ici, ma chérie. Reste autant de temps qu’il le faudra.

Au fond, ça tombe bien, parce que tu vas pouvoir me rendre un service.

J’eus un sourire involontaire : ça devait en partie expliquer qu’il insiste pour que je

prolonge mon séjour à Rome.

— Lequel ? demandai-je, curieuse.

S’il prenait autant sur lui-même, ça devait être important.

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— Tu te rappelles Mr Ratcliff ?

Il fallut que je ré échisse un moment, puis je revis le petit homme trapu, à moitié chauve,

dont j’avais fait la connaissance à un vernissage dans l’East End où Nigel m’avait emmenée.

— Bien sûr. L’avocat des Lindenburgh.

— Tout à fait, on avait rendez-vous hier. C’était un entretien très réjouissant : Ratcliff m’a

proposé certaines pièces de la collection des Lindenburgh, entre autres un di Montagna.

— Waouh ! Magnifique.

C’était une nouvelle géniale. La famille Lindenburgh, des Américains excentriques de la

côte Est possédant une grande fortune et une passion encore plus grande pour les vieux

maîtres, avait réuni au l des ans un nombre considérable de tableaux. Quant aux œuvres

d’Enzo di Montagna, un peintre de la Renaissance, contemporain de Raphaël et de Léonard

de Vinci, elles avaient été adjugées dans le passé pour des montants plus que coquets. On

pourrait faire de cette toile le clou de la vente, la presse s’y intéresserait sûrement.

Mon père soupira.

— Oui, c’est magni que. Hélas, il manque une expertise attestant l’authenticité de cette

peinture. Naturellement, elle a été examinée il y a longtemps et il ne fait aucun doute qu’elle

date du XVIe siècle, mais on ne possède aucun document écrit prouvant qu’elle a

véritablement été réalisée par di Montagna, que ce n’est pas une copie contemporaine. Les

Lindenburgh sont des partenaires commerciaux dignes de con ance, mais compte tenu des

derniers scandales dans le monde de l’art, je préférerais avoir toutes les garanties avant de

proposer le tableau à la vente.

— Et… en quoi puis-je t’être utile ?

— Tu n’as pas une petite idée, Sophie ?

Mon père, trouvant visiblement que j’étais dure à la détente, poussa un petit bruit amusé.

— Non, après tout, tu as tellement à faire là-bas que tu ne peux pas être au courant de

tous les développements.

— Mais de quoi parles-tu, Dad ?

— Eh bien, l’expert absolu en la matière vit à Rome. Tu l’as même déjà croisé. En tout

cas, tu as mentionné que tu l’avais rencontré à la réception du signor Di Chessa.

Des papillons s’agitèrent dans mon ventre et je serrai un peu plus mon smartphone.

Exception faite d’Andrew et de Giacomo, je n’avais parlé à Dad que d’un autre invité…

— Matteo Bertani ?

— Exact. S’il expertise la peinture pour nous, on sera tirés d’affaire, Sophie. Son avis

concernant cet artiste fait autorité. De cette façon, on serait au-dessus de tout soupçon.

Demande-lui s’il accepte de venir examiner la toile à Londres, d’accord ? Il sera dédommagé,

bien entendu.

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— À Londres ? m’étonnai-je.

Normalement, le tableau était envoyé à l’expert, pas l’inverse – sauf si son transport était

impossible.

— Malheureusement, l’excentricité des Lindenburgh s’applique aussi à leurs polices

d’assurance, expliqua Dad. La peinture est en route pour l’Angleterre, mais ne pourra pas

quitter le pays avant sa vente. Il faut donc que Bertani vienne la voir ici. Tu peux au moins

lui poser la question, Sophie. Tu le connais, après tout.

À bout de nerfs, j’expirai l’air que j’avais retenu dans mes poumons.

— Je ne le connais pas, Dad. Je l’ai juste rencontré une fois, par hasard. Et je t’ai dit…

— Qu’il était impossible, oui. Mais ça n’a rien de personnel, ma chérie, c’est une requête

purement professionnelle. Comme la toile a été très longtemps la propriété de particuliers, il

n’existe quasiment pas de documents à son sujet. Il pourrait donc être intéressé par le fait de

l’étudier.

J’essayai encore de protester.

— Ce n’est pas possible. Pas Matteo Bertani !

Ma erté m’empêchait d’envisager cette éventualité. Depuis la réception, le séduisant

professeur d’art était une sorte d’adversaire. Je ne l’avais plus croisé, mais il rendait souvent

visite à Giacomo. De quoi pouvaient bien discuter les deux hommes ? Aucune idée, mais

j’aurais parié qu’ils évoquaient très souvent les projets de déménagement de Giacomo, ce qui

ne facilitait pas le processus. En plus, la dernière fois, je l’avais envoyé balader – et il fallait

que je retourne le voir pour un service ?

— On ne peut pas demander à quelqu’un d’autre ? Ce n’est quand même pas le seul

expert !

— Ce n’est pas le seul, non… mais c’est le meilleur. Et il se trouve que tu es à Rome, que

tu peux lui poser la question.

Comme je ne réagissais pas, Dad se fit plus pressant.

— Allez, Sophie. Je n’aime pas présenter un tableau dont l’origine n’est pas attestée à

cent pour cent.

J’hésitai. Longuement. Mais mon père savait parfaitement que la réputation de notre

maison était pour moi un argument massue. Il ne me restait plus qu’à avaler la pilule.

— Très bien, je vais lui demander.

— Fantastique, approuva Dad, clairement soulagé. Tu me rappelles quand tu en sais

plus, entendu ? Il faut que j’aille relayer Jane à la maison.

Après avoir raccroché, je me levai et m’accoudai à la balustrade pour contempler la via

delle Quattro Fontane à mes pieds. L’hôtel Fortuna n’était pas très éloigné de la via

Nazionale, un des principaux axes du centre. Cette après-midi-là, le tra c était dense, et les

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klaxons, le ron ement des moteurs résonnaient dans la rue étroite. Répercutés par les

façades des immeubles, ils montaient jusqu’à moi, au quatrième étage. D’un autre côté,

l’atmosphère était bruyante à n’importe quel moment de la journée, ou presque – plus qu’à

Londres. C’était mon impression, en tout cas. Même la nuit, la vie pulsait à Rome, mais ça ne

me dérangeait pas. Au contraire. C’était précisément ce que j’aimais tant dans cette ville : la

sensation de se trouver dans un tout autre cosmos, bien plus vivant.

Un cosmos dans lequel j’allais pouvoir m’attarder – une joie inattendue. Si seulement je

pouvais éviter de recroiser la route de Matteo Bertani !

Je pris une profonde inspiration. C’était un sale coup du sort qu’il soit le spécialiste ès

Enzo di Montagna et qu’on nous propose justement une toile de ce peintre à authenti er. Ça

n’aurait pas pu être l’aimable Lorenzo Santarelli ? Ou n’importe qui d’autre ?

Si je n’étais pas entrée en con it avec lui, les choses auraient peut-être été plus faciles.

Mais là, il fallait que j’aille à Canossa, et je gémis à la pensée de sa réaction.

La sonnerie du téléphone xe retentit et je retournai dans la chambre. Elle était aménagée

avec charme. Les meubles peints en blanc et le tapis clair ponctué de eurs lui donnaient

une personnalité, une fraîcheur qui faisaient oublier qu’elle n’était pas bien grande. Pour

autant, avec sa minuscule salle de bains, aussi ravissante, elle offrait tout ce dont j’avais

besoin pour mon séjour.

Je m’assis au bord du lit moelleux et décrochai le téléphone sur la table de chevet.

— Allô ?

Comme je m’y attendais, c’était mon hôtesse.

— Le signor Abbott est là pour vous, signorina Conroy, m’informa Daniela Bini dans son

anglais approximatif.

Je lui avais déjà dit plusieurs fois de ne pas hésiter à parler italien, mais visiblement, elle

trouvait ça impoli, parce qu’elle s’en tenait à ma langue maternelle.

Andrew était ponctuel. On avait rendez-vous à seize heures, et il était seize heures

précises. C’était décidément quelqu’un sur qui on pouvait compter.

— Merci, je descends tout de suite.

Je jetai un dernier coup d’œil dans le miroir de la salle de bains, lissai le bas de ma robe

d’été au motif bariolé et ajoutai un peu de gloss. Puis je pris le chemin du rez-de-chaussée.

À la réception, la signora Bini m’attendait avec un sourire rayonnant. Je lui donnais pas

loin de cinquante ans. Grande et mince, avec des cheveux noirs coupés court, toujours

habillée avec élégance, elle ne correspondait pas du tout au cliché de la mamma italienne. Il

n’empêche qu’elle en était bien une : elle s’occupait de tout. Avec son aura chaleureuse, elle

était la bonne âme du Fortuna, sans cesse prête à rendre service, et ses yeux sombres

avaient toujours une expression joyeuse derrière ses étroites lunettes en corne.

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— Signorina Conroy, suivez-moi, prego.

Elle quitta son bureau et me précéda, franchissant la porte d’à côté.

Pourtant, je n’avais pas besoin d’être guidée. Ça faisait maintenant une semaine que je

logeais là et j’étais capable de trouver seule mon chemin jusqu’à la cour intérieure, ornée en

son milieu d’une jolie fontaine blanche : il fallait que je la traverse matin et soir, la salle à

manger de l’hôtel se trouvant à l’autre bout.

En plus de la fontaine ronde en marbre – l’eau cascadait dans trois vasques, entre deux

hautes colonnes –, plusieurs arbres, dont un immense palmier, dispensaient de l’ombre et

assuraient la fraîcheur des lieux. Devant la salle à manger, dans un coin où eurissait un

jasmin luxuriant, des tables et des chaises étaient placées sous des parasols. On pouvait y

prendre une boisson en dehors des heures de repas, et Andrew m’y attendait – dans un

costume clair réchauffé par un foulard noisette.

— Ciao, bella ! lança-t-il, radieux.

Il se leva pour m’embrasser sur les deux joues, puis il indiqua le siège à côté du sien et

commanda deux tasses de thé à Daniela Bini, qui hocha aimablement la tête puis s’éloigna.

On dirait qu’il n’a pas perdu toutes ses habitudes britanniques, pensai-je, amusée.

Je m’installai à côté de lui.

— Merci de me consacrer de ton temps.

— Je serai toujours disponible pour toi, tu le sais bien ! s’exclama-t-il, son regard bleu clair

trahissant sa curiosité. Comment se passent les choses avec Giacomo ?

Il sourit largement et des rides profondes vinrent marquer son visage – incontestablement,

les traces d’un mode de vie débridé par le passé. Andrew avait beau être un ami digne de

con ance, il était inconstant dans ses relations amoureuses, et à en croire ses récits, il avait

connu deux décennies très agitées dans sa vie. Ainsi, ses trois mariages s’étaient soldés par

des échecs. Il af rmait régulièrement ne pas être fait pour la vie de couple, sans en paraître

mécontent. Selon moi, c’était plutôt quelqu’un qui s’était en n trouvé après une période

houleuse et jouissait pleinement de l’existence.

— Remarquablement bien, mais lentement, répondis-je. On avance à une allure

d’escargot, comme tu l’avais prédit.

Andrew grimaça, l’air coupable, alors qu’il n’y pouvait rien.

— Je suis vraiment désolé. Mais ça vaut le coup d’attendre, ou pas ?

— Oh que oui ! Cette vente va marquer les esprits, c’est certain. Il a un Van Eyck,

Andrew. Et un Turner, même s’il ignore encore s’il va s’en séparer. Sans oublier une peinture

de l’école de Raphaël.

Cette énumération me rendit brusquement songeuse.

— Comment pouvait-il s’offrir des toiles pareilles ?

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Une question indiscrète que je ne pouvais poser qu’à Andrew. Je trouvais très surprenant

qu’un ancien universitaire habite une demeure aussi luxueuse et possède des tableaux si

précieux.

— Sa femme était très fortunée et elle a toujours encouragé sa passion pour l’art. Ils

donnaient vraiment l’impression d’être destinés l’un à l’autre, me con a Andrew. L’année

dernière a été dif cile à traverser pour Giacomo. Mais il m’a raconté que tu te montrais très

patiente et que tu ne le pressais jamais. Il apprécie énormément, Sophie.

Le compliment me réjouit.

— Ce n’est pas difficile. Je l’aime bien, franchement.

Puis je lâchai un soupir.

— Si je ne savais pas à quel point Dad a besoin de moi à la maison, ça ne me dérangerait

pas que ça dure autant.

Daniela Bini revint nous servir nos boissons. Après son départ, Andrew remua son thé

tout en me considérant.

— Alors, pro tes-en ! Tu travailles tellement, d’habitude. C’est peut-être une bonne chose

que, pour une fois, tu doives mettre la pédale douce. Prends-le comme un signe du destin et

tires-en le meilleur.

Je lui adressai un regard surpris.

— Mais Dad…

— Joseph se débrouillera sans toi, j’en suis persuadé. Sans compter que Nigel lui prêtera

main forte, je me trompe ?

— Oui, c’est certain.

Nigel répondait toujours présent en cas de nécessité. Sans lui, on ne s’en sortirait pas.

— Et entre vous, comment ça va ? fit Andrew en me scrutant.

Sa question me gêna. Il pouvait être très direct – c’était le revers de son caractère franc.

Que répondre ? Je me creusai fébrilement la tête.

On n’était pas un couple, Nigel et moi. Pas encore, en tout cas. Il ne me pressait jamais,

et c’était ce que j’appréciais énormément chez lui : sa patience infinie et sa pondération.

Je n’aurais jamais pensé qu’il jouerait un rôle aussi important dans ma vie. On se

connaissait depuis longtemps : son père, Rupert Hamilton, était un bon ami du mien. Avant,

Nigel était souvent invité chez nous avec lui. Mais comme il avait dix ans de plus que moi,

nos contacts étaient plutôt fugaces – compte tenu de la différence d’âge, on n’avait pas

grand-chose à se dire. Après la mort de Rupert, on avait perdu Nigel de vue, puis je l’avais

retrouvé, un an plus tôt, à un dîner chez mon amie Sarah. Depuis, il avait su se rendre

indispensable auprès de Dad et de moi.

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À l’époque, on connaissait de grosses dif cultés. Dad avait investi pour transformer

entièrement les salles d’exposition de notre hôtel des ventes, et après ces lourds travaux,

pour une raison inexplicable, on ne nous avait plus con é aucun mandat pendant des

semaines. La banque menaçait de bloquer nos crédits. Découvrant notre situation nancière

lors de nos retrouvailles fortuites, Nigel avait aussitôt proposé de nous aider. Devenu un

brillant banquier, il nous avait permis de changer d’établissement pour le sien à des

conditions très avantageuses, nous offrant un nancement à plus long terme. Mieux encore :

il avait fait jouer tous ses contacts privés pour nous remettre le pied à l’étrier. Résultat, le

Conroy’s avait surmonté cette crise majeure. On était de nouveau sur la bonne voie, ce dont

je serais éternellement reconnaissante à Nigel.

Andrew me fixait toujours, attendant une réponse. Une réponse très facile, au fond.

— Je l’aime bien. Beaucoup, même, avouai-je. Je crois qu’un homme plus gentil que Nigel,

ça n’existe pas.

— Tu vas l’épouser ?

Je haussai les épaules.

— Il ne m’a pas encore fait sa demande, esquivai-je.

Mais il le ferait, un jour ou l’autre. Au début, il nous avait aidés au nom des liens qui nous

unissaient autrefois. Désormais, il ne voyait plus en moi une petite lle, et je sentais qu’il

agissait aussi pour moi. Il aurait aimé que notre relation, purement amicale, devienne plus

intime, mais il ne me mettait jamais la pression. Je trouvais ça logique, compte tenu de son

caractère. Je n’aurais pas pu souhaiter meilleur compagnon que lui, et Dad serait également

très heureux de l’avoir pour gendre. Au fond, ce n’était plus qu’une question de temps.

Andrew eut un sourire un peu pensif.

— S’il est intelligent, il se déclarera bientôt. Sinon, un autre te souf era à lui sans qu’il

s’en rende compte.

Comme cette discussion me dérangeait, je changeai de sujet. De toute façon, j’avais bien

plus urgent à clarifier.

— Dis-moi, Dad t’a parlé du di Montagna ?

Andrew et mon père échangeaient régulièrement, mais là, Andrew n’était pas encore au

courant, parce qu’il secoua la tête. Je l’informai donc.

— Une expertise ? Pour un di Montagna ? répéta-t-il en se frottant le menton. Dans ce cas,

seul Matteo Bertani peut la faire, n’est-ce pas ?

La seule évocation de ce nom me rendait nerveuse et je remuais mon thé, dans l’espoir

qu’Andrew ne le remarque pas.

— Oui, Dad est aussi de cet avis. Il faut que je lui demande s’il accepte de s’en charger. Il

fallait que ça tombe sur lui !

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Je poussai un profond soupir.

Andrew m’adressa un regard compatissant, mais prit le parti de mon père.

— Je comprends Joseph. Matteo est le meilleur en la matière. C’est juste une requête,

après tout, rien de plus.

— Je sais. Quand même, je trouve désagréable de devoir le solliciter alors qu’il fait tout

pour compliquer mon séjour et le départ de Giacomo.

— Il y a une chose que tu dois comprendre, Sophie. Giacomo est une sorte de gure

paternelle pour Matteo Bertani. Il a perdu son père tôt, il me semble qu’il n’avait que quinze

ans, et Giacomo a été très présent pour lui dès cette époque. Cela explique qu’il tienne

autant à lui.

Je fronçai les sourcils : l’argument n’était pas très convaincant.

— S’il a peur qu’il lui manque à ce point, il n’aura qu’à aller le voir en Angleterre aussi

souvent qu’il voudra.

— Certainement, concéda Andrew. Mais le bruit court qu’il ne quitte pas volontiers l’Italie.

Et tu sais comment c’est, on préfère avoir près de soi les gens qui comptent pour vous.

Je pouvais le comprendre, mais que Matteo Bertani déteste voyager m’inquiétait

beaucoup.

— Tu penses que ça sert à quelque chose de lui poser la question ?

Andrew écarta les bras, l’air impuissant.

— Je ne peux pas te répondre, je ne le connais pas assez. Mais ça l’intéressera sûrement.

Alors cela vaut le coup d’essayer, n’est-ce pas ? Fais jouer ton charme.

Comme je grimaçai, il me sourit.

— À moins que tu ne sois toi aussi sous son charme, Sophie ?

Je lui adressai un regard effrayé, puis fit un geste de dénégation.

— Aucun risque. Je suis parfaitement immunisée contre les hommes comme lui.

C’était un mensonge, en tout cas concernant Matteo Bertani. J’aurais aimé être moins

sensible à sa personne – et les bonnes résolutions, ça comptait, non ?

— Je l’ai trouvé affreux, poursuivis-je.

Andrew me détaillait avec attention, l’air sceptique.

— Vraiment, lui assurai-je avec un peu trop de véhémence. Matteo Bertani est le dernier

homme sur terre avec qui je m’engagerais dans une relation.

— Oui, c’est bien ce que je crains, commenta-t-il d’un ton de regret.

Puis il s’adossa à sa chaise.

— Tu es trop raisonnable.

Je sursautai presque.

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— À t’entendre, c’est mal.

— Je pense juste que la vie est la vie, Sophie. On ne peut pas toujours la contrôler, même

si on aimerait bien.

— À qui le dis-tu ! répliquai-je.

Pincement au cœur. J’aimais ma mère, vraiment, mais la vie avec elle était un chaos.

Aussi, je n’avais pas besoin de perdre le contrôle – à tous points de vue.

— Excuse-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire, m’assura Andrew. Quant à Matteo

Bertani, tu as probablement raison. Ce n’est pas du tout un homme pour toi.

Sa remarque avait un côté vexant, mais je décidai de passer outre.

Il est animé de bonnes intentions, me rappelai-je.

— Où pourrai-je le joindre ? m’enquis-je.

Andrew réfléchit un moment.

— Tu le trouveras le plus souvent à l’université. Il enseigne à l’Institut d’histoire de l’art.

Mais attends, je peux aussi te donner son numéro.

Il sortit son portable, consulta son répertoire et j’enregistrai le numéro dans mon

smartphone.

— Tu peux essayer tout de suite si tu veux, proposa Andrew. J’attendrai.

— Non, je crois que je préfère lui parler de vive voix. J’irai voir tout à l’heure à l’université

quelles sont ses heures de cours.

— Comme tu voudras.

Andrew paraissait étonné par ma façon de procéder. Seulement, je ne voulais pas

téléphoner à Matteo Bertani, ce serait trop facile pour lui de m’envoyer balader. En plus, je

n’avais pas l’habitude de disposer d’autant de temps libre, et j’avais mauvaise conscience de

ne bosser que quelques heures par jour.

D’accord, il y avait dans cette ville assez de lieux que je voulais visiter – la veille, j’étais

allée me recueillir sur les tombes de John Keats et Joseph Severn, dans le cimetière

protestant de Testaccio, un site idyllique –, mais avoir un but concret en rapport avec le

travail, voilà qui m’était beaucoup plus familier.

Matteo Bertani ne serait sans doute pas sur place, mais au fond, ça ne me dérangeait pas.

Cela me permettrait de me conditionner pour le revoir.

Andrew but une gorgée de son thé.

— Au fait, est-il vrai que Giacomo possède également une grande quantité de dessins ? Je

n’en savais rien.

On discuta un moment de cette collection, mais je n’étais pas attentive parce que je

n’arrêtais pas de penser aux propos d’Andrew.

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Une demi-heure plus tard, lorsqu’il dut partir pour son rendez-vous suivant, je restai

assise dans la cour intérieure, à fixer le tronc du palmier.

Que voulait-il dire en af rmant que Matteo Bertani n’était pas du tout un homme pour

moi ? D’accord, j’avais prétendu qu’il ne m’intéressait pas, mais qu’Andrew exclue une

relation de façon si catégorique me perturbait… tout en éveillant ma curiosité.

Je me levai avec détermination et réintégrai ma chambre pour faire quelques recherches

sur Internet. Être bien informée ne pouvait pas faire de mal.

La question est de savoir si ça sert à quelque chose.

J’ouvris mon ordinateur portable et entrai son nom dans le moteur de recherche. La

première photo de Matteo Bertani apparut sur l’écran.

J’en détachai mes yeux avec un soupir et me mis à lire l’article correspondant. J’aurais

beau être parfaitement préparée, affronter de nouveau cet homme ne serait pas simple.

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6Une bonne heure plus tard, mon taxi s’arrêtait devant l’entrée de la Città Universitaria. On

était jeudi, un jour de la semaine comme les autres, mais comme il était déjà presque dix-huit

heures, je n’étais pas sûre d’y trouver encore quelqu’un.

Ce n’est qu’une tentative, un coup d’essai, me dis-je en réglant le chauffeur.

Puis je pénétrai dans les lieux. Je n’avais pas de plan mais supposais qu’il y aurait, à

l’intérieur, une vue d’ensemble des bâtiments et de leur affectation qui me permettrait de

m’orienter. Il ne serait pas trop difficile de trouver l’Institut d’histoire de l’art.

Mais je me retrouvai face à un vaste terrain, où se succédaient les complexes

monumentaux. Je poursuivis mon chemin en cherchant un panneau : on aurait dit une ville

dans la ville. Au fond, ça n’avait rien de surprenant parce que La Sapienza, dont dépendaient

plus de trois cents bibliothèques, musées, instituts, facultés et départements dans tout Rome,

passait pour la plus grande université d’Europe. Elle était aussi réputée être la plus ancienne

de Rome, même si la partie dans laquelle je me trouvais, la Città, ne remontait pas à aussi

loin. Mussolini l’avait fait construire dans les années 1930, probablement pour que ses

structures mastoc donnent aux étudiants un sentiment d’humilité face à la science. C’était

mon avis, mais d’un autre côté, je n’avais jamais apprécié l’architecture des années trente.

C’était déjà la n de l’après-midi mais la journée de travail ne devait pas encore être

terminée, parce que je remarquai des élèves. Ils étaient dispersés, sortaient des bâtiments ou

étaient assis au soleil, sur une pelouse, les marches d’un escalier… Un professeur avait

même choisi de donner cours dehors. Je continuai donc à avancer avec détermination,

comptant bien croiser le chemin d’un étudiant en histoire de l’art qui pourrait me dire où et

quand Matteo Bertani tenait ses séminaires.

Je soupirai. Devais-je souhaiter qu’il soit là ? Je n’y croyais pas – ce serait une sacrée

coïncidence –, mais si c’était le cas, autant en nir vite. Ça m’empêcherait peut-être de trop

réfléchir.

Oui, je pensais à lui presque sans arrêt depuis mes recherches sur Internet, dont le

résultat m’avait surprise.

J’avais cru qu’en tant qu’héritier du groupe Bertani, il avait grandi dans l’insouciance. Qu’il

n’avait connu que les bons côtés de la vie – ce dont témoignaient, selon moi, son sourire

charmant et son assurance. Mais je me trompais. Ainsi qu’Andrew l’avait évoqué, Matteo

avait quinze ans lorsque son père était mort brutalement d’une infection grippale mal

soignée. Sa mère, une Anglaise à qui il devait son anglais sans accent, avait quitté mari et

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enfants trois ans plus tôt et n’était pas revenue en Italie après le décès de son ex-époux.

Matteo, le seul des trois frères à ne pas être adulte, avait donc été con é à la garde de sa

grand-mère Valentina.

J’avais eu la gorge nouée de lire ça. Je savais parfaitement ce qu’on ressentait quand votre

mère vous laissait tomber. D’accord, Mum était toujours là, mais, aux prises avec sa maladie,

elle n’avait jamais vraiment pu prendre soin de moi. Au moins, j’avais Dad. Ce serait terrible

pour moi de le perdre comme Matteo Bertani avait perdu son père – à une période où il

avait encore autant besoin de lui.

Ça expliquait peut-être qu’il se soit marié aussi tôt, dès l’âge de vingt-deux ans, avec une

superbe blonde appelée Giulia, lle d’un comédien célèbre. Tous deux étaient les favoris des

journaux à potins italiens, le « couple doré » de Rome. D’innombrables photos les montraient

durant des fêtes, des soirées et des événements, souriant à l’objectif. L’intérêt des médias

avait ni par faiblir un peu, sans doute parce que Matteo Bertani se consacrait plus

intensivement à sa carrière universitaire et participait moins à la vie nocturne romaine, mais

sa femme avait continué à être très exposée. L’impensable s’était alors produit : Giulia, pilote

amateur possédant un petit avion de sport, s’était abîmée en mer avec son moniteur et ils y

avaient trouvé la mort.

L’accident avait eu lieu six ans plus tôt. Ensuite, Matteo Bertani avait dû se jeter dans le

travail à corps perdu : il était devenu, à trente-deux ans seulement, un des historiens d’art les

plus demandés d’Italie. Il semblait tout aussi apprécié en privé, car j’avais trouvé sur Internet

des photos plus récentes où on le voyait avec différentes conquêtes. Depuis la disparition de

sa femme, on ne lui avait plus connu de relation stable, ce qui lui valait la réputation de

play-boy et de tombeur – voilà sûrement pourquoi Andrew jugeait que ce n’était pas un

homme pour moi.

Tu n’en veux pas non plus, rappelle-toi…

Mon opinion n’avait pas évolué : il était affreux et arrogant, peu importait son passé. Et je

redoutais toujours de le rencontrer : je n’avais aucune idée de la manière dont il réagirait à

ma demande.

Après avoir dépassé plusieurs bâtiments, je débouchai sur une place, devant l’édi ce

principal, un somptueux monument blanc dont l’entrée était ornée de hautes colonnes. Si

j’avais bien interprété le plan légèrement pâli, xé à une des façades que j’avais longées, il

fallait que je me dirige vers la droite pour accéder aux sciences humaines, où je comptais

bien trouver l’Institut d’histoire de l’art. Effectivement, peu de temps après, je repérai la

bonne entrée et montai le large escalier extérieur donnant accès à cette partie de l’université.

À l’intérieur, juste derrière les portes vitrées, un ruban adhésif jaune était déroulé d’un

mur à l’autre, au niveau des genoux et à hauteur d’homme. D’autres bandes, verticales,

donnaient à l’ensemble l’allure d’un let. Au début, je crus à un barrage, mais il y avait un

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trou au milieu. Je compris alors : il s’agissait d’un mouvement de protestation des étudiants,

qui manifestaient pour de meilleures conditions de travail. Derrière le scotch, un groupe de

jeunes gens étaient assis autour d’une table, et lorsqu’un élève franchit l’obstacle, ils lui

donnèrent un tract coloré puis le laissèrent passer. Je l’imitai donc et passai la jambe au-

dessus de l’adhésif. Il fallut que je relève le bas de ma robe, ce qui me valut le sif ement

appréciateur d’un étudiant aux cheveux sombres. Il s’approcha et voulut aussi me remettre

un tract, mais je refusai en souriant parce que je venais de découvrir, à ma gauche, un

élément attirant mon attention.

Il y avait, xée au mur de l’entrée, une plaque indiquant Dipartimento di Storia dell’Arte

en lettres dorées. L’Institut d’histoire de l’art ! Il devait se trouver au rez-de-chaussée.

Je m’approchai d’un panneau d’af chage. Avec un peu de chance, il y aurait le détail des

cours ou, mieux encore, les horaires et les salles où Matteo Bertani enseignait.

— Dove vai ?

Le type qui m’avait sif ée, dégingandé, un peu plus de vingt ans, venait de surgir près de

moi. Son sourire me disait qu’en plus de m’aider à m’orienter, il ne serait pas contre un petit

irt. Je n’étais pas d’humeur mais il pouvait me faire gagner du temps et je répondis à son

sourire.

Il fallut que je ré échisse à la façon de formuler ma question en italien, puis je lui

demandai s’il savait où Matteo Bertani donnait cours.

En guise de réponse, il leva d’abord les yeux au ciel. Visiblement, ça ne lui plaisait pas

particulièrement que je cherche Matteo Bertani.

Finalement, il montra du doigt le large couloir qui partait de l’entrée et se divisait en

deux.

— Prends à droite. Ensuite, c’est la deuxième porte à gauche. Mais le séminaire qu’il

donne en ce moment est déjà bien rempli, je ne sais pas si tu pourras encore t’inscrire,

m’expliqua-t-il avec nettement moins d’enthousiasme.

Puis il rejoignit ses amis, le pas traînant.

— Grazie ! m’exclamai-je.

Je dus lutter pour avancer dans le couloir de droite, brusquement envahi par une foule de

gens qui allaient dans l’autre sens.

Je n’aurais jamais cru qu’il serait si facile de trouver Matteo Bertani… ce qui posait un

nouveau problème, parce que je ne m’étais pas vraiment demandé comment présenter ma

requête. Au moins, j’avais troqué ma robe d’été imprimée, très fantaisie, contre une robe

chemisier verte convenant mieux à une occasion professionnelle. Comme porter la mauvaise

tenue m’avait valu des déboires lors de notre rencontre précédente, j’avais préféré assurer.

Le cœur battant, je tournai au coin du couloir : la deuxième porte côté gauche était

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ouverte, et je compris soudain ce que signi ait la masse humaine se dirigeant vers la sortie :

un cours très suivi venait de s’achever. Probablement celui de Matteo Bertani, à en croire

l’étudiant. Alors qu’une minute plus tôt, je m’inquiétais encore de savoir ce que j’allais lui

dire, j’accélérai le pas – je ne comptais pas le rater.

Pourtant… La salle dans laquelle j’entrai était presque vide. Trois jeunes femmes

discutaient, debout devant la chaire. Deux autres étaient assises au premier rang, et au fond,

un jeune homme consultait son téléphone portable. Toutes les fenêtres étaient ouvertes pour

renouveler l’air, et la plupart des chaises étaient repoussées. Seulement, aucune trace de

Matteo Bertani. Est-ce que je me trouvais au bon endroit ?

Les lles qui attendaient debout, carton à dessins devant la poitrine, me remarquèrent et

interrompirent leur conversation. Brunes et très jolies, elles portaient des vêtements chic mais

plutôt moulants : mini-jupe et top, ou body pour l’une d’elles.

— Scusi, dov’è il professore Bertani ? m’enquis-je avec un sourire amical.

Elles se contentèrent de me xer sans réagir, exactement comme les deux autres qui

s’étaient tournées dans ma direction.

Bon, qu’est-ce que j’ai fait de travers ? Je sais que je ne parle pas l’italien sans accent, j’ai

encore des efforts à faire. Mais le mec dehors m’a bien comprise, alors pourquoi est-ce

qu’elles me regardent toutes comme s’il me manquait une case ?

Une des trois jeunes femmes qui patientaient devant la chaire eut un sourire un peu

compatissant. Puis, du doigt, elle pointa l’entrée de la salle.

— Direttamente dietro di te, fit-elle.

À cet instant, je sentis effectivement une présence dans mon dos. Je fis volte-face.

Matteo Bertani était appuyé contre l’encadrement de la porte, sans doute depuis un

moment. Il devait être arrivé alors que j’adressais la parole aux filles.

Je levai les yeux vers lui, le souf e coupé par sa beauté. Il portait une chemise cintrée de

couleur claire avec un pantalon de costume qui devait être sur mesure, tant il le attait. Sans

veste ni cravate, il avait remonté ses manches sur ses avant-bras, musclés et bronzés. Ses

cheveux n’étaient pas aussi soigneusement coiffés qu’à la réception. Visiblement, il avait

passé plusieurs fois la main dedans, mais ce petit côté négligé lui allait bien. Au fond, cela

soulignait sa façon de s’habiller, d’une élégance décontractée – exactement ce qu’on attendait

du rejeton d’une dynastie de designers italiens. Quant à la cicatrice à la base de son cou,

contrastant avec sa peau hâlée, c’était l’unique chose qui détonait dans ce tableau parfait.

Une fois de plus, je me demandai ce qui avait pu provoquer une telle blessure.

— Miss Conroy.

Sa voix profonde m’arracha à mes pensées. Un sourire très satisfait étirait ses lèvres.

— Je me demandais quand vous viendriez, poursuivit-il.

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Cette phrase ne faisait partie d’aucun des scénarios que j’avais pu imaginer. Il me fallut un

petit temps pour me ressaisir et réprimer la colère qui montait en moi. Se croyait-il si

irrésistible ?

Tout doux, Sophie. Tu veux quelque chose de lui, alors ne le laisse pas te désarçonner

aussi vite.

— Pourrais-je vous parler quelques instants ? lui demandai-je sur le ton le plus neutre

possible.

Je souris très brièvement, pour lui signi er que je ne faisais pas grand cas de ses façons

insolentes.

— Bien sûr. Un moment, répondit-il en quittant l’embrasure de la porte.

Toujours souriant, il passa à côté de moi, près à me frôler, et rejoignit la chaire où étaient

posés quelques dossiers. Il y avait également une boîte de diapos et un projecteur. Il avait dû

s’absenter après la n de son séminaire, pour une raison ou une autre, et devait reprendre

ses affaires.

Tout en le regardant, je ne pus m’empêcher de remarquer, là encore, combien il était

grand et athlétique. Je n’étais pas la seule à l’admirer : les étudiantes le dévoraient des yeux.

Elles étaient cinq à l’assaillir de questions : les deux lles du premier rang avaient rejoint les

trois autres. Le jeune homme, lui, continuait à xer son smartphone près de la fenêtre ; il

avait dû oublier où il était et ce qu’il y faisait.

Des cinq jeunes femmes, les trois court vêtues étaient les plus acharnées. Elles

concentraient toute leur attention sur lui qui, le geste routinier, replaçait le projecteur dans sa

boîte puis le mettait sous clé dans une armoire. Elles paraissaient ne pas vouloir le laisser

partir. Je ne comprenais que des bribes de leur discussion – il semblait être question d’un

cours qui venait de commencer et auquel elles voulaient absolument assister. Seulement,

elles refusaient l’idée qu’il n’y ait plus de places.

Matteo Bertani regardait de temps en temps dans ma direction. Finalement, il prétexta de

ma présence pour se libérer, expliquant aux jeunes têtues qu’on avait un rendez-vous et

qu’on devait partir sur-le-champ. Elles le laissèrent s’en aller à contrecœur, le visage déçu.

— Mes excuses, fit-il en me rejoignant, dossiers et boîte de diapos sous le bras.

Il jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule aux étudiantes qui le suivaient du

regard, puis me laissa le précéder dans le couloir.

— Il vaut mieux aller dans mon bureau. Ici, on ne sera pas tranquilles.

Il m’entraîna en direction de l’entrée, jusqu’à un escalier, sur notre droite, que j’avais

remarqué en venant. Tandis que je montais les marches avec lui, un nombre impressionnant

de paires d’yeux étaient braquées sur nous. Les étudiantes sorties de la salle nous

observaient, comme le groupe qui distribuait des tracts.

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Un étage plus haut, une porte vitrée donnait accès à un autre couloir. La quatrième pièce

à droite, petite, accueillait son bureau dont les étagères de livres et la table avaient

l’apparence usée de tous les meubles dans un bureau universitaire.

Il passa derrière cette table et se mit à trier documents et diapos. Tout en m’installant en

face de lui, je songeai qu’un environnement pareil jurait avec son identité de riche petit- ls

d’entrepreneur. Mais ça ne lui posait manifestement aucun problème et j’en fus

impressionnée, contre ma volonté.

Lorsqu’il s’assit à son tour, j’eus brutalement conscience de me retrouver seule avec lui.

Presque automatiquement, je me redressai sur ma chaise.

Il paraissait avoir décidé de me laisser parler la première : il attendait sans prononcer le

moindre mot.

Après un long silence, je toussotai.

— Je… j’aurais besoin de votre aide, signor Bertani.

— Aha.

Il s’adossa à son siège et croisa les bras sur son torse. Impossible d’interpréter l’expression

de ses yeux. Il ne souriait pas non plus, pour une fois, ce qui me perturba. Je me hâtai donc

de reprendre la parole pour lui exposer ma requête, histoire d’en finir au plus vite.

— Notre hôtel des ventes s’est vu soumettre un tableau attribué à Enzo di Montagna. Il a

été examiné et il ne fait aucun doute qu’il date de sa période créatrice, mais pour pouvoir le

vendre, il nous manque une expertise attestant qu’il est bien l’œuvre du peintre. Il faudrait

pour cela le regard d’un expert.

J’avais la gorge terriblement sèche. Je déglutis difficilement, puis j’en vins à LA question.

— Envisageriez-vous de vous en charger ?

J’attendis nerveusement sa réponse.

En n, les commissures de sa bouche se soulevèrent. Mais le large sourire qui apparut sur

son visage était clairement suffisant.

— Donc, vous n’êtes pas en mesure de décider seule comment sont les choses, et

comment elles ne sont pas, miss Conroy ?

C’étaient les mots précis avec lesquels je l’avais planté sur place, lors de la réception.

Aussitôt le rouge me monta aux joues.

— Non, concédai-je, mâchoires serrées.

J’étais énervée d’avoir lâché cette remarque présomptueuse quelques jours plus tôt :

j’aurais dû me douter qu’il s’en servirait contre moi.

— Vous auriez pu évoquer qu’il faut que j’aille à Londres pour l’examiner, déclara-t-il,

m’arrachant à mes pensées. Pour autant que je sache, la toile ne peut pas quitter l’Angleterre

avant sa vente, si ?

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Je le fixai, totalement perplexe.

— Comment savez-vous que… ?

Mais bien sûr !

Même sans son sourire triomphant, j’aurais ni par comprendre : il savait depuis le début.

Expert ès Enzo di Montagna, il faisait naturellement partie des premiers à être informés

quand une œuvre de ce peintre arrivait sur le marché. Il devait même savoir qu’on l’avait

proposée à notre hôtel des ventes – il avait forcément un bon réseau et des contacts qui le

tenaient au courant. Voilà pourquoi il n’avait pas été surpris de me voir. Il s’attendait

effectivement à ce que je vienne.

Très bien, pensai-je, combative.

Je répondis à son regard satisfait avec un air de dé : en n de compte, ça rendait la

situation plus facile.

— J’allais en venir aux détails. Oui, il faudrait que vous vous rendiez à Londres. Nous

vous rembourserons le coût du voyage en plus de vos honoraires, bien sûr. Mais, puisque

vous êtes déjà au courant de tout cela, vous avez certainement déjà décidé si vous vouliez

donner votre avis sur cette œuvre.

Il prit son temps, détournant la tête pour regarder par la fenêtre où le soleil se couchait.

Fascinée, je contemplai l’éclat doré qu’il donnait à ses cheveux blond foncé… et me rappelai

très vite à l’ordre.

A nouveau, il pivota vers moi.

— Non, je ne pense pas.

Mon visage se gea. Je m’étais préparée à beaucoup de choses, mais pas vraiment à un

refus brutal. Je pensais qu’il allait me provoquer, comme à la réception. Ou qu’il poserait des

conditions impossibles à satisfaire – par exemple, que je ne mène pas à son terme la vente

des toiles de Giacomo. Je n’avais pas envisagé qu’il refuse tout de go.

Incompréhensible ! Cet homme était expert en art, et je lui offrais d’examiner un tableau

peu documenté du peintre dont il était le spécialiste. Ça faisait partie de son travail de

réaliser des expertises, même pour des gens qu’il n’appréciait peut-être pas – comme moi !

C’était bien ce qui distinguait Matteo Bertani d’un chercheur lambda dans son petit

bureau universitaire à l’atmosphère con née. Il n’était pas obligé de travailler, il le faisait de

son plein gré. Uniquement par passion, non pour gagner sa vie. Il pouvait choisir ses

boulots. Et il ne voulait pas me rendre ce service.

— Oh, fis-je, déçue, sans pouvoir retenir un soupir. Bon… On en reste là, alors.

Je me levai, pressée de mettre un terme à cette entrevue. Je me consolai en me disant

qu’il devait y avoir une autre solution et tentai de chasser la déception qui montait en moi.

On venait de m’envoyer balader méchamment. J’aurais dû le prévoir. Avec un homme

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comme Matteo Bertani, il fallait s’attendre à tout…

— Vous abandonnez aussi vite ? me lança-t-il, une lueur provocante dans les yeux.

Je m’immobilisai.

— Je vous aurais crue plus tenace.

— Vous venez de dire que vous ne le feriez pas, me justi ai-je en me rasseyant malgré

tout.

Qu’attendait-il de moi ? S’il voulait que je le supplie, il pouvait toujours attendre.

— Je ne le ferai pas, assura-t-il en haussant les sourcils. Sauf si…

— Sauf si quoi ?

Il jouait avec moi et cela m’agaçait de plus en plus.

Il se pencha en avant.

— Sauf si vous venez manger avec moi, Sophie Conroy.

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7Assise en face de lui, dans ce petit bureau, j’essayais de comprendre l’homme et son

comportement.

— C’est la condition, signor Bertani ?

Je secouai la tête, incrédule.

— Vous réaliserez l’expertise si j’accepte votre invitation ?

De nouveau, il s’adossa à sa chaise et croisa les bras devant son torse.

— J’y réfléchirai, en tout cas.

Il t’avait prédit que tu irais manger avec lui, songeai-je, interdite, en repensant à ses mots

d’adieu à la réception.

Savait-il alors déjà que les Lindenburgh nous proposeraient le di Montagna ? Ou était-il

doté d’un ego démesuré et partait-il du principe que je finirais par céder ?

Dans tous les cas, il tenait les commandes, et son sourire révélait qu’il en était conscient.

— Vous faites souvent ça ? m’enquis-je, incapable de dissimuler une pointe d’agressivité.

— Quoi ? Forcer les femmes à sortir avec moi ?

Il éclata de rire.

— Non, pas vraiment.

— Pourquoi avec moi, alors ?

— Sans doute parce que je sais que vous refuserez.

En plein dans le mille.

— J’ai peut-être mes raisons, rétorquai-je d’un ton piquant.

— Il y a de bonnes raisons de ne pas aller manger avec moi ?

Manifestement, il avait du mal à le croire.

— Parfaitement. Votre petite amie pourrait s’y opposer, par exemple.

— Ma petite amie ?

Il fronça les sourcils, mais j’étais disposée à lui rafraîchir la mémoire.

— La femme qui vous accompagnait à la réception de Giacomo. Elle portait une robe

verte et vous attendait en haut de l’escalier.

— Paola ! s’exclama-t-il aussitôt, sans prendre un air coupable. Elle est mariée à mon

frère. Luca est à Milan en ce moment, et comme Paola attendait ma venue, elle me cherchait.

Il eut un large sourire.

— Désolé, miss Conroy, mais vous ne pourrez pas compter sur une petite amie jalouse.

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Je pressai les lèvres, gênée.

Cette femme était sa belle-sœur ! Maintenant qu’il le disait, ça paraissait évident. Ils ne se

comportaient pas comme un couple, je m’étais imaginé des choses. Il y avait entre eux de la

familiarité, mais pas d’intimité. Étais-je… soulagée ? Je repoussai vivement la sensation qui

avait surgi en premier. Non, j’étais irritée, voilà. Parce que, s’il n’avait pas de petite amie, je

ne voyais aucun motif de ne pas accéder à son exigence.

Mon premier réflexe fut quand même de refuser.

Alors que je m’apprêtais à lui annoncer que je ne partagerais en aucun cas un repas avec

lui, je réentendis la voix pressante de mon père. Il voulait absolument Matteo Bertani et je ne

pouvais pas laisser passer cette chance de le gagner à la cause du Conroy’s.

— Nous avons besoin de cette expertise le plus tôt possible, précisai-je sans éviter son

regard.

Moi aussi, je pouvais poser des conditions.

Il se contenta de hausser les épaules.

— Dans ce cas, allons dîner dès ce soir. Je connais un restaurant très agréable. Il vous

plaira.

Je le considérai, songeuse. Longtemps. Si longtemps qu’il nit par se passer la main dans

les cheveux et soupira bruyamment.

— C’est un repas innocent, miss Conroy, assura-t-il d’une voix où perçaient l’amusement

et un peu d’incrédulité. De quoi avez-vous peur ?

Oui, de quoi ? Il a raison, ce n’est pas une proposition immorale, c’est même une

condition très facile à remplir.

Simplement, j’ignorais ce qu’il en attendait et ça me rendait mé ante. J’étais peut-être

aussi inquiète, tout au fond de moi, parce que ça faisait une éternité que je n’étais plus sortie

avec quelqu’un d’autre que Nigel.

Je n’étais pas inexpérimentée. Il y avait eu quelques hommes dans ma vie, même si ces

relations (pouvait-on vraiment parler de relations ?) n’avaient pas duré longtemps. Peut-être

aussi n’avaient-elles servi qu’à satisfaire ma curiosité concernant le sexe. J’avais toujours été

fixée très vite, et après des tentatives répétées, je trouvais l’acte assez décevant.

De mon point de vue, on surestimait clairement le sexe.

De toute façon, rien à voir avec cette histoire. Matteo Bertani ne me proposait sûrement

pas de dîner pour me séduire. Il devait avoir d’autres motivations. Il me suf sait de repenser

aux beautés que j’avais vues à ses côtés, sur Internet : je ne pouvais pas être son type.

Mais lui est le tien, physiquement en tout cas, m’avertit une petite voix que je chassai

aussitôt.

Il était sans aucun doute séduisant, mais je cherchais autre chose chez un homme.

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Fiabilité. Mesure. Tout ce qui m’avait toujours manqué si cruellement dans ma vie. De ce

côté-là, l’imprévisible Matteo Bertani était loin d’être qualifié.

Je pris une profonde inspiration.

— O.K., admis-je. Si c’est absolument nécessaire, je sortirai avec vous ce soir.

Je serais sur mes gardes. Il avait des arrière-pensées, j’en étais persuadée, et je ne le

laisserais pas me manipuler. Au contraire. J’allais peut-être inverser la tendance et en

apprendre plus sur lui. Ça ne pouvait pas faire de mal ; après tout, il était en train de

torpiller mon travail.

— C’est nécessaire, répondit-il.

L’espace d’un instant, il y eut du désarroi sur son visage : on devait rarement accepter à

reculons une de ses propositions. Mais lorsqu’il se leva, il s’était remis à sourire.

— Eh bien, il vaudrait mieux se mettre en route, alors. La soirée ne va pas nous attendre.

Il ôta sa veste du dossier où il avait dû la poser avant son cours, prit derrière son bureau

un élégant sac en cuir, manifestement un produit de l’entreprise familiale, et y fourra

quelques papiers. Je le regardais faire. Absorbée par ce spectacle, je sursautai lorsqu’il

braqua ses yeux d’ambre sur moi.

— Vous êtes venue en taxi ?

Je hochai la tête et quittai mon siège, parce qu’il traversait déjà la pièce.

— Pourquoi ?

— Je vous raccompagne à votre hôtel, annonça-t-il en me tenant la porte et en la

refermant derrière moi.

Ce n’était pas une question, plutôt une sorte d’injonction qui réveilla aussitôt mon sens de

la contradiction.

— Vous ne savez même pas où je loge !

Il sourit et sa fossette se creusa.

— Où logez-vous ?

— Dans le quartier de Monti, indiquai-je tandis qu’on longeait le couloir.

Il s’arrêta devant la porte vitrée donnant accès à la cage d’escalier et l’ouvrit avec vigueur.

— Vous voyez, c’est là que j’habite, commenta-t-il avec satisfaction, tout en me laissant

passer. Ça ne me fait même pas un détour.

Surprise, je lui jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. J’avais imaginé qu’il vivait sur

l’Aventin ou dans une zone résidentielle aisée, pas dans une partie de la ville qui avait

longtemps accueilli les ouvriers.

Il faut peut-être que je perde l’habitude de tenir quoi que ce soit pour acquis avec cet

homme, pensai-je en descendant l’escalier.

— Ce n’est pas la peine de me reconduire pour autant, insistai-je. Je ne voudrais pas vous

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déranger.

Son sourire se fit légèrement résigné.

— Vous ne me dérangez pas. Si vous êtes avec moi, je partirai peut-être plus vite, alors

vous me rendez même service.

Qu’est-ce qu’il entend encore par là ?

Je n’eus pas l’occasion de lui poser la question, parce qu’on venait d’atteindre le rez-de-

chaussée ; je m’attendais à ce qu’on soit observés, comme à mon arrivée, mais le couloir était

vide. Dans l’entrée, la toile de ruban adhésif était toujours là mais les étudiants qui

protestaient avaient disparu et abandonné la table contre le mur.

Matteo Bertani remarqua mon étonnement.

— Mon cours était le dernier aujourd’hui. Ensuite, les lieux se dépeuplent vitesse grand V.

Il franchit l’obstacle en scotch et me tendit la main pour m’aider.

Ce n’est qu’un geste poli, rien de plus…

Je tentais de m’apaiser, mais à la seconde où je glissai ma main dans la sienne, après une

courte hésitation, je sus que c’était une erreur. Son pouce caressa doucement mes doigts

tandis que j’enjambais l’adhésif, et à ce contact, une décharge me traversa, se propagea

jusqu’à mon bas-ventre, me coupant brièvement le souffle.

Mais enfin, Sophie, reprends-toi !

Je lâchai sa main dès que je me retrouvai de l’autre côté, comme si je m’étais brûlée. Les

battements de mon cœur peinaient à se calmer.

Jamais je n’avais réagi aussi violemment aux ef eurements d’un homme, et je décidai d’y

voir un avertissement, de garder mes distances… ce qui allait être dif cile si on devait se

retrouver côte à côte dans la même voiture.

Pendant un moment, je songeai sérieusement à refuser de dîner avec lui, au final. Mais ma

erté m’interdisait de revenir sur ma parole, si bien que je le suivis, franchissant les portes

vitrées qu’il tenait pour moi, et descendis avec lui, silencieuse, le large escalier extérieur.

— Je suis garé là-bas, précisa-t-il en montrant une voiture de sport, une Alfa Romeo noire.

C’était un cabriolet ancien, élégant et visiblement bien entretenu. Pas une voiture de

frimeur, mais une automobile de bon goût. J’en fus impressionnée.

En approchant, je remarquai que le véhicule était encerclé par des gens qui regardaient

dans notre direction. Parmi eux, je reconnus les trois jeunes femmes aux vêtements moulants

qui attendaient déjà dans la salle de cours.

— Ils veulent vous parler ? demandai-je, perplexe.

— Sans doute. Mais comme je dois vous raccompagner, je n’ai pas de temps à perdre en

longues discussions.

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Il m’adressa un clin d’œil : voilà pourquoi il avait insisté pour me reconduire. J’allais lui

servir de prétexte pour écarter ses nombreuses admiratrices.

J’étais sur le point de m’en agacer, lorsque je notai qu’il y avait également pas mal

d’hommes dans le lot ; tous le xaient, une lueur d’espoir dans les yeux. Un espoir que

Matteo Bertani anéantit rapidement, en levant les deux mains et en secouant la tête.

— Je regrette. Mais comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, le cours est plein et je ne

prendrai plus personne. Vous le savez tous. Bon, je suis pressé aujourd’hui, alors, si vous

voulez bien nous excuser… ajouta-t-il d’une voix déterminée, en me désignant du menton.

Une remarque qui t mouche : la plupart s’en allèrent avec une tête d’enterrement, sans

avoir ouvert la bouche. Seules les trois étudiantes entêtées ne bougèrent pas d’un pouce.

— S’il vous plaît, vous ne pourriez pas faire une exception, cette fois, professore ? Vous

venez de commencer, on aurait juste manqué une heure.

La lle au body battait des cils et le xait d’un air de vamp déçue que beaucoup

d’hommes devaient trouver assez irrésistible – surtout s’ils jetaient un coup d’œil dans son

généreux décolleté. Mais le professore ne fit pas d’exception, même pour elle.

— Je suis désolé, Beatrice. Ce n’est vraiment pas possible, lui exposa-t-il amicalement,

mais fermement.

Il m’ouvrit la portière côté passager pour que je puisse monter.

— Je pourrais poser, proposa-t-elle, visiblement désespérée. Ça irait ?

Il secoua la tête.

— Non. Et maintenant, excusez-nous, s’il vous plaît.

Il claqua la portière derrière moi. Quelques instants plus tard, il s’installait au volant et

faisait demi-tour, avant même que les jeunes femmes puissent ajouter quoi que ce soit.

Au moment d’emprunter la longue rue qui nous ferait quitter la Città, je me retournai : les

trois lles nous suivaient du regard. Quant aux étudiants partis les premiers, ils nous xèrent

avec intérêt quand on les dépassa.

— Eh bien ! lâchai-je, assez impressionnée. On aurait dit que ces jeunes tenaient un siège.

— C’en était un.

Matteo Bertani tendit le bras vers moi et je retins mon souf e. Mais il ouvrit seulement la

boîte à gants et en sortit des lunettes de soleil – un modèle aviateur vraiment cool – qu’il mit

sur son nez.

— En général, ça se calme dès que les premières heures ont eu lieu, mais en attendant, il

faut que je reste in exible. Si le bruit se répandait que je fais une exception pour un

étudiant, ça serait sûrement la folie.

— Quel genre de cours est-ce ? m’enquis-je, curieuse. Et pourquoi l’université n’en

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propose-t-elle qu’un, s’il est si couru ?

On avait atteint le portail d’entrée de la Città et il aborda le virage à vive allure, puis

s’inséra sans problème dans la circulation.

— Ce n’est pas un cours universitaire, je le donne en privé. Les participants sont triés sur

le volet. Dix, pour être précis. Ni plus, ni moins. Nous sommes au complet, mais certains

refusent de l’accepter.

— Vous donnez un cours privé d’histoire de l’art ? Dans cette enceinte ? m’étonnai-je.

C’est autorisé ?

Il sourit sans quitter la rue des yeux, et cette charmante fossette apparut sur sa joue.

— Sans doute pas. C’est pour cette raison qu’il a lieu chez moi, le vendredi après-midi,

pour ne pas tomber en même temps qu’un cours universitaire. Il ne s’agit pas non plus

d’histoire de l’art, mais de techniques artistiques. Styles picturaux, couleurs, modes

d’expression créatifs, etc.

Il m’en imposait de plus en plus. Voilà qui donnait l’impression d’être exclusif et

extrêmement intéressant – pas étonnant que les étudiants fassent la queue pour y participer.

— Alors… vous peignez aussi ? le questionnai-je.

Je me cramponnai en même temps à la portière, parce qu’on venait encore de prendre un

virage à grande vitesse. Son style de conduite était définitivement italien !

Il ne répondit pas immédiatement, mais regarda par-dessus son épaule pour changer de

voie. Puis il se tourna brièvement vers moi. À cause de ses verres teintés, je fus incapable de

lire l’expression de ses yeux.

— Disons que j’aime faire des expériences. Et comme la peinture est ma spécialité,

j’apprécie particulièrement d’expérimenter dans ce domaine.

Il ne précisa pas avec quoi d’autre il aimait faire des expériences, et je me demandai si cet

appétit de découverte s’étendait à d’autres domaines, très privés. Qu’est-ce qui m’y faisait

penser ? Aucune idée, ça tenait peut-être à la façon dont il venait de parler, et je fus gênée

d’en prendre conscience.

— Que voulait dire cette Beatrice en proposant de poser ? demandai-je pour rompre le

silence qui s’était installé.

Il haussa les épaules.

— Il me faut parfois des modèles, quand on peint des nus. Mais je n’engage pas

d’étudiante pour ça et elle le sait très bien.

Il me détailla avec un sourire.

— Vous pourriez le faire, vous avez des proportions parfaites, vous savez ? Vous seriez

idéale pour le boulot.

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Un compliment inattendu. Il devait m’avoir observée très attentivement pour pouvoir en

juger, et à l’idée que son regard s’était promené sur mon corps sans que je le sache, mes

joues s’enflammèrent. Il le remarqua, car son sourire s’élargit.

— Vous ne m’avez pas encore donné l’adresse de votre hôtel.

Je m’exécutai précipitamment.

Irritée qu’il ait encore réussi à me faire perdre contenance, je le punis en le dédaignant et

regardai droit devant moi pendant le reste du trajet… qui ne fut plus très long jusqu’à ce

qu’on atteigne la via delle Quattro Fontane : quelques minutes seulement.

Le taxi que j’avais pris à l’aller avait mis plus de temps mais ce n’était pas surprenant,

compte tenu de l’allure à laquelle Matteo Bertani lait à travers la ville, dont il connaissait

apparemment la moindre petite rue latérale.

Si jamais l’histoire de l’art ne fait plus recette, il pourra toujours gagner sa vie comme

tassista romain, me dis-je, à bout de nerfs. Y a-t-il une matière que cet homme ne maîtrise

pas ?

Il n’y avait pas de place de parking libre devant le Fortuna et il s’arrêta au milieu de la

rue étroite. J’étais si nerveuse, si tendue que je sortis de la voiture en toute hâte, avant qu’il

ne puisse encore me surprendre.

Mais il se contenta d’enclencher la première.

— Je passe vous prendre à vingt heures, annonça-t-il, me rappelant que toute une soirée

avec lui m’attendait.

Puis il s’éloigna, et comme souvent depuis que je le connaissais, je le suivis du regard

malgré moi. Dès que je m’en aperçus, je tournai les talons et entrai dans l’hôtel.

Ce n’est qu’un repas innocent, Sophie. Une soirée, quelques heures, rien de plus. Ensuite,

il se chargera de cette fichue expertise et tu n’auras plus à le revoir.

Pourtant, tandis que je me tenais devant l’ascenseur, attendant que la cabine descende –

l’appareil était vieux et il mettait toujours un temps fou –, mon cœur battait bien plus vite

qu’il ne fallait.

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8Plus que ponctuel, il attendait à la réception lorsque je m’y présentai, un peu avant vingt

heures. Il portait un costume gris clair avec gilet et une chemise blanche, mais pas de

cravate. Avec sa veste négligemment jetée sur son épaule, il était si séduisant que Daniela

Bini m’adressa un signe de tête appréciateur.

— Buon divertimento ! me souhaita-t-elle, avant de disparaître dans la pièce attenante.

Elle ne voulait sans doute pas déranger. J’aurais préféré qu’elle reste : me retrouver seule

avec Matteo Bertani me rendait toujours aussi nerveuse, surtout qu’il venait de m’embrasser

sur les deux joues. Savait-il seulement dans quel état il me mettait en favorisant une telle

intimité ?

— Vous êtes en avance, lui reprochai-je pour dissimuler mon émoi.

J’étais énervée qu’il réussisse toujours à avoir une longueur d’avance sur moi.

— Et vous avez l’air fantastique, répliqua-t-il.

— Merci.

Son compliment me fit plaisir, mais je me donnai du mal pour ne rien en laisser paraître.

Heureusement, il ignorait que je m’étais décidée au tout dernier moment. Après de

longues tergiversations, j’avais arrêté mon choix sur le plus léger de mes fourreaux, un

modèle en soie bleu gris qui m’arrivait aux genoux, légèrement plissé à la taille. Une tenue

pas trop solennelle, mais assez chic pour l’occasion et qui, par chance, était assortie à ce

qu’il portait.

Calme-toi, ce n’est pas un rendez-vous amoureux. Tu vas dîner avec Matteo Bertani pour

des raisons strictement professionnelles.

Précisément ce que j’avais assuré à Nigel pendant notre échange téléphonique, un peu

plus tôt. D’abord étonné, il avait ni par se tranquilliser en avançant que les experts en art –

tout comme les artistes – pouvaient se montrer très excentriques.

C’était aussi l’avis de mon père, que j’avais informé des derniers développements. Pour

lui, seule comptait l’expertise, et la perspective d’en disposer bientôt l’avait enthousiasmé. En

plus, il m’avait rappelé que Matteo Bertani pouvait s’avérer être un contact précieux à

l’avenir, et comme il avait raison, je m’étais tue et j’avais essayé d’ignorer mes doutes.

Seulement, tandis que je quittais l’hôtel aux côtés de ce dernier, je n’avais pas l’impression

de me rendre à une entrevue professionnelle : mon cœur battait à tout rompre. Par

comparaison, mes rendez-vous à la maison avec Nigel se déroulaient sur un mode très

détendu, serein. Sans doute parce que je me sentais en sécurité avec Nigel. Il ne faisait jamais

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rien d’inattendu, ce que j’appréciais beaucoup.

Matteo Bertani était à l’opposé. D’ailleurs, lorsqu’on se retrouva dehors, une première

surprise m’attendait. J’eus beau regarder à droite et gauche : aucune trace de son cabriolet

noir.

— Où est votre voiture ?

— À la maison, répondit-il, souriant de mon air déconcerté. Le restaurant n’est pas loin et

j’ai pensé qu’on pouvait marcher. Ça vous convient ? Sinon, je peux nous appeler un taxi.

— Non, non, on peut y aller à pied, me hâtai-je de lui assurer.

Une promenade à l’air frais contribuerait peut-être à me rendre moins nerveuse… Il me fit

remonter la rue et passer devant diverses boutiques de souvenirs, nombreuses dans le

centre-ville. En atteignant la large via Nazionale, je compris soudain : s’il avait pu venir à

pied…

— Vous habitez tout près, c’est ça ?

— À quelques rues d’ici. Nous allons passer pas loin. Plutôt pratique, ajouta-t-il avec un

sourire.

— Pourquoi pratique ? relevai-je en lui adressant un regard perçant.

Que voulait-il dire ? Mon cerveau tournait à plein régime. Trouvait-il ça pratique parce

qu’il s’imaginait qu’il aurait plus d’in uence sur moi grâce à la proximité géographique ?

Pensait-il « m’emballer » plus facilement si quelques rues seulement nous séparaient ?

Cherchait-il à me…

— C’est pratique parce que j’aime beaucoup boire un verre de vin en mangeant et que

nous n’aurons pas besoin de taxi pour rentrer, m’exposa-t-il. Détendez-vous, miss Conroy.

Vous allez blesser mon amour-propre si vous continuez à donner l’impression que quelque

chose de grave vous pend au nez, juste parce que vous allez dîner avec moi.

Les commissures de ses lèvres s’étaient soulevées, mais l’expression de ses yeux d’ambre

détonnait avec son sourire : manifestement, il était un peu surpris. Les femmes qui sortaient

d’habitude avec lui devaient se montrer nettement plus enthousiastes… Ce constat souleva

de nouveau une question essentielle : pourquoi tenait-il tellement à me revoir ?

— Je serais peut-être plus détendue si je savais ce que vous attendez exactement de cette

soirée, signor Bertani.

Près d’un feu rouge, on attendait de pouvoir traverser, et comme il y avait foule, je me

retrouvai collée à lui. Une fois de plus, je pris conscience de sa taille. Pourtant, j’avais mis des

sandales à talons, les plus hauts que j’aie emportés. Faire quelques centimètres en plus ne

pouvait pas nuire. Malgré tout, il me dépassait toujours d’une tête.

— Je pensais que c’était évident, répliqua-t-il, les yeux étincelants. Ne l’ai-je pas dit à la

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réception de Giacomo ? J’aimerais faire plus ample connaissance avec vous.

Mon instinct me mettait en garde : cet homme jouait à un jeu obscur.

— Dans quel but ?

Il haussa les sourcils.

— Est-ce si aberrant ?

— Oui !

Le mot m’avait échappé. Comme j’en avais déjà trop dit, je décidai d’exprimer clairement

ma méfiance.

— C’est aberrant parce que je pense que vous ne me supportez pas. Vous l’avez dit vous-

même à cette soirée : vous ne voulez pas de moi ici. Vous avez promis de faire tout votre

possible pour entraver mon travail. Donc, j’ai du mal à croire à votre intérêt subit.

Il ne s’attendait pas à cette réponse : un muscle se mit à tressauter sur sa joue.

— Vous êtes drôlement rancunière.

Je dus me dominer pour ne pas pousser un reni ement méprisant, une attitude pas très

féminine.

— Et vous êtes drôlement inconséquent, rétorquai-je.

Le feu passa au vert au moment opportun, et je traversai la voie pour mettre de la

distance entre nous deux et tenter de me calmer.

Super… On n’est pas encore arrivés, et il a déjà réussi à me rendre furieuse. Ça promet

d’être une charmante soirée !

— Attendez !

J’arrivais à peine de l’autre côté que sa main se refermait autour de mon bras. Il me força

à m’arrêter et à me retourner vers lui.

Il ne souriait plus, l’expression de ses yeux avait changé.

— Ce n’est pas du tout aberrant. Oui, c’est vrai, je pensais ne pas vous apprécier. Mais je

ne savais rien de vous, à part que vous étiez une belle femme dans une robe un peu trop

longue.

Ses paroles atteignirent mon cerveau, et mon cœur battit plus vite. Venait-il d’avouer qu’il

me trouvait belle ?

— À ce moment-là, je ne pouvais pas encore me douter que vous étiez susceptible de

m’intéresser, poursuivit-il. J’étais sérieux à la réception, Sophie : j’aimerais faire plus ample

connaissance avec vous. Et vous ne comptiez pas m’en donner l’occasion de votre plein gré,

vous l’avez admis vous-même.

Je n’en croyais pas un mot, sinon, je me serais sentie très attée – et je me serais

retrouvée sans défense ou presque. Et puis, il m’avait appelée par mon prénom alors que je

ne lui en avais pas donné l’autorisation.

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— Plus ample connaissance ? m’exclamai-je en secouant la tête. Vous ne me connaissez

pas du tout.

Il eut un large sourire.

— Je ne dirais pas ça… Vous avez vingt-cinq ans, n’avez ni frère, ni sœur, et vous vivez à

Londres dans un petit appartement, à South Kensington, tout près de votre lieu de travail.

Vous avez étudié l’histoire de l’art à la University of London et obtenu votre diplôme avec

mention il y a deux ans. Depuis l’âge de seize ans, vous travaillez of ciellement pour l’hôtel

des ventes de votre père, spécialisé dans l’art européen. Mais avant ça, vous lui avez souvent

donné un coup de…

— Minute, l’interrompis-je en m’arrêtant net de marcher. D’où tirez-vous tout ça ?

Au moment où je posais la question, je compris.

— Giacomo ! Vous l’avez interrogé à mon propos ?

— Pas la peine. Il parle beaucoup de vous, Sophie… Je peux vous appeler Sophie, non ?

Appelez-moi Matteo, s’il vous plaît. Je ne suis pas très fan des formalités.

Son sourire irrésistible était revenu, mais je parvins quand même à rester en colère.

— Dans ce cas, pourquoi ce repas, Matteo ? demandai-je en accentuant son prénom.

Vous savez déjà tout !

Il rit.

— Je suis loin d’en savoir assez. Il faut qu’on passe par là, déclara-t-il en m’entraînant

dans une ruelle, la via del Boschetto.

On se trouvait dans le centre du quartier de Monti. Les maisons y étaient anciennes, pas

forcément rénovées, ce qui faisait le charme de cette zone, avec les pavés souvent usés. Il y

avait une foule de boutiques vendant tout un bric-à-brac et des objets d’art. Les bistrots

débordaient sur le trottoir étroit pour accueillir les nombreux locaux et touristes de passage.

On n’alla pas beaucoup plus loin : Matteo se dirigea avec détermination vers un bar à vin

baptisé La Barrique. Devant, sous de grands parasols, se trouvaient trois tables seulement

séparées de la chaussée par quelques bacs à eurs tout en longueur. Sur une table pour

deux, un carton indiquait Riservato, ce qui ne perturba pas Matteo : ne doutant pas que

l’emplacement nous était destiné, il tira une des chaises pour moi.

Un instant plus tard, il s’asseyait en face et la serveuse – une femme gracile aux cheveux

sombres coupés court – nous apportait les cartes, rayonnante.

Matteo commanda du vin – il devait souvent venir, parce qu’il savait parfaitement de

quels cru et millésime il avait envie. Pendant ce temps, je faisais mine d’étudier le menu. En

réalité, notre discussion résonnait encore tellement en moi que les mots que je xais

n’avaient aucun sens.

Je ne pigeais rien à cet homme. Son intérêt était sincère, j’avais cessé d’en douter. Il

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voulait en apprendre plus à mon propos. La question était de savoir ce qui le motivait, au

juste. Que voulait-il de moi ?

Après le départ de la serveuse, je relevai la tête et croisai son regard. Il se pencha

légèrement en avant, s’accouda à la table. Un sourire flottait sur ses lèvres, mais là aussi, j’eus

du mal à lire dans ses yeux dorés.

Quand on s’en tenait à leur surface, ils étaient magni ques. On pouvait assez vite s’y

perdre lorsqu’ils avaient cette expression radieuse.

C’était précisément l’objectif que Matteo Bertani paraissait viser. On aurait dit qu’il

cherchait à éviter ainsi tout regard plus profond, toute tentative pour l’approcher davantage.

Je repensai à ce que j’avais lu dans ces articles sur Internet, à tout ce qui lui était arrivé.

Que trouverais-je dans ses yeux s’il me laissait regarder derrière cette façade ? J’étais presque

sûre que son sourire en était une – peut-être parce que j’étais moi-même très douée pour ne

pas montrer aux autres ce que je ressentais.

Pour autant, je ne devrais sans doute pas plonger trop profond dans ces yeux.

J’eus un soupir qui le fit rire.

— C’est vraiment si terrible de passer la soirée avec moi ?

— J’y réfléchis encore, affirmai-je, moins en colère que plus tôt.

Je souris, mais juste un peu.

— Bon, alors je croise les doigts, fit-il.

Sa fossette se creusa, et il appela la serveuse.

*

— Encore un peu de vin ?

Matteo prit la bouteille dans son rafraîchisseur et m’adressa un regard interrogateur.

C’était la seconde bouteille de ce délicieux vin blanc bio qu’il avait commandé, et je

sentais mes joues rougies par l’alcool. Je tendis quand même mon verre.

— Encore un peu.

En fait, j’avais assez bu, mais s’il me resservait, il faudrait qu’on reste. Et même si c’était

probablement une erreur, je n’avais pas envie que cette soirée touche déjà à sa fin.

— Merci.

Je bus une gorgée, tandis que la serveuse nous débarrassait de nos assiettes vides.

Le repas avait été succulent. Boulettes de morue avec crème à la menthe et au poivron

en entrée, suivies par des fettuccine aux asperges et au saumon frais, et un let de dorade

aux agrumes et aux petits pois – recommandations de Matteo, tous ces plats étaient

excellents, comme le vin.

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Le reste était à l’unisson. L’air doux embaumait le jasmin couvrant le mur près de l’entrée

de La Barrique, les clients assis aux autres tables riaient, l’air détendu, et les réverbères,

allumés depuis longtemps, enveloppaient tout d’une lueur jaune. J’étais juste gênée que les

autos passent aussi près des bacs à eurs nous séparant de la rue étroite. Mais à part ça,

c’était… parfait.

Je m’adossai à ma chaise avec un soupir de bien-être et considérai l’homme qui, assis en

face de moi depuis plus de deux heures, m’avait beaucoup surprise, à bien des points de

vue.

Contrairement à ce que je pensais, il ne s’était pas servi du repas pour irter avec moi, en

tout cas pas d’une manière lourde, évidente, que j’aurais pu gérer ou repousser.

En revanche, j’avais eu droit à son attention inconditionnelle. La serveuse et certaines

clientes avaient beau lui jeter des regards admiratifs, il n’avait d’yeux que pour moi, et plus le

temps passait, plus j’avais du mal à m’enjoindre de rester méfiante.

C’était d’autant plus dif cile qu’il ne faisait rien que je puisse lui reprocher. Il ne m’avait

même pas posé de questions intimes auxquelles j’aurais pu refuser de répondre. Il avait

toujours été question de moi – notre hôtel des ventes, mes études, mon avis sur tel ou tel

peintre – mais il n’avait jamais abordé aucun thème que je doive taire. Ça m’avait plu de

discuter avec lui du sujet qui nous tenait à cœur, à tous les deux : l’art. Parfois, j’étais si

absorbée par nos échanges que j’en oubliais les raisons véritables de notre présence ici.

Ces raisons me revenaient chaque fois que je m’aventurais au fond des yeux de Matteo.

C’était une sorte de mécanisme de protection qui m’obligeait à ne pas perdre le contrôle. Un

mécanisme qui se remit en marche alors que nos regards se croisaient par-dessus nos verres

de vin. Aussitôt, j’en revins à l’artiste qui était à l’origine de notre repas.

— Pourquoi di Montagna, au juste ? m’enquis-je avant de boire une nouvelle gorgée.

Je me posais vraiment la question : le peintre dont il était le spécialiste avait prêté à

controverse. Il avait vécu un peu plus tard que Raphaël et peignait des madones

magni ques, mais il était régulièrement entré en con it avec les autorités et avait ni par

mourir avant l’âge de trente ans dans les bras d’une riche maîtresse, malade et sans le sou.

— Qu’est-ce qui vous fascine chez lui ? Le fait qu’il…

« Était aussi un tombeur », voilà ce que je m’apprêtais à dire. Heureusement, je pus me

retenir à temps. Ce devait être une petite pique, mais si je nissais ma phrase, il saurait que

je m’étais penchée sur sa personne et sa vie – et il valait mieux qu’il ne l’apprenne pas.

Il paraissait s’en douter, parce qu’il haussa les sourcils avec amusement.

— Qu’il quoi ?

— Qu’il était un rebelle ? achevai-je en tentant de donner l’impression que je n’avais pas

voulu demander autre chose.

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Matteo s’adossa à sa chaise.

— J’apprécie avant tout ses œuvres, mais également son refus du compromis, oui. J’aime

les anticonformistes.

Comme lui, pensai-je involontairement.

Il n’avait pas suivi la tradition familiale, contrairement à ses frères, mais choisi sa propre

voie. Et il ne faisait jamais ce qu’on attendait de lui, pas même à l’université. D’après mes

recherches sur Internet, ces dernières années, ses thèses avaient contredit plusieurs fois les

sommités de la scène artistique et il avait généralement eu le dernier mot. Ce qui avait

renforcé sa réputation… et accru le nombre de ses détracteurs. Une situation qui ne semblait

pas le déranger. Donc, il n’aimait vraiment pas respecter les règles, exactement comme

Giacomo me l’avait con é à notre première rencontre. C’était un charmant rebelle qui se

jouait des obstacles.

Et de moi, s’il le faut, me dis-je avec anxiété. Parce qu’il te voit comme conformiste.

— Alors, je suis ennuyeuse parce que je prends mon boulot au sérieux et que je ne romps

pas avec le cours de ma vie ? l’interrogeai-je, sans me donner la peine de cacher mon air

offensé.

Il éclata de rire.

— Non. Ça fait longtemps que je n’ai pas rencontré quelqu’un d’aussi peu ennuyeux.

Je ne m’attendais pas à ce compliment et cherchai sur son visage un indice pouvant me

révéler s’il était sincère. Conséquence : son regard accrocha le mien et le contact se

prolongea. Instinctivement, je réagis en me mettant à respirer de façon plus rapide, plus

super cielle. Alors, je baissai précipitamment les yeux – et ces derniers se posèrent sur la

cicatrice à la base de son cou, dépassant du col de sa chemise.

— Qu’est-ce que…, commençai-je, avant de me racler la gorge pour que ma voix

m’obéisse. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

La question m’avait déjà traversé la tête plusieurs fois, mais je n’aurais pas dû la poser, je

m’en aperçus aussitôt : son visage s’était instantanément fermé.

— Rien, répondit-il.

Il haussa les épaules, se doutant sans doute que je n’allais pas le croire, pas avec une

cicatrice de cette taille.

— Un accident, ajouta-t-il à contrecœur.

L’espace d’un instant, une lueur vacilla dans son regard – de la colère ?

Il descendit une grande gorgée de vin.

Lorsqu’il me xa de nouveau, cette expression avait quitté ses yeux. Il s’était remis à

sourire, un sourire charmant… pas aussi réussi que d’habitude.

— Combien de temps vous faudra-t-il encore pour examiner la collection de Giacomo

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dans son intégralité ? demanda-til en baissant la tête, avant de faire tourner le contenu de

son verre.

Un changement de sujet manifeste qui devait, en théorie, me faire réintégrer la réalité des

faits. Il n’aurait pas pu me rappeler plus ef cacement qu’on ne se retrouvait pas vraiment ici

pour faire connaissance, mais parce qu’il cherchait probablement un moyen d’empêcher la

vente aux enchères et le déménagement de Giacomo.

Pourtant, ce qui m’interpellait là, c’était plutôt la manière dont il esquivait. Il ne voulait

pas parler de cet accident, c’était un point sensible qui attisait ma curiosité. Comme il était

évident que je ne tirerais plus rien de lui à ce propos, je répondis à sa question.

— Giacomo ne vous a rien dit ? Je pensais que vous vous parliez très souvent.

Il releva la tête et me regarda en silence.

— Il pense qu’il faudra encore quelques semaines, répondis-je. Mais les choses pourraient

se précipiter.

C’était faux : je cherchais seulement à le provoquer, à le faire sortir un peu de sa réserve.

Parce que, si je ne me trompais pas, c’était bien son cauchemar : qu’on en nisse rapidement

et qu’on puisse fixer la date de la vente.

J’avais vu juste : il eut un reniflement outré.

— Je ne l’espère pas, lâcha-t-il.

Sa voix avait subitement pris des accents furibonds, et à son air, tout cela le touchait

profondément. Il ne voulait surtout pas que son ami quitte Rome.

— Pourquoi vous opposer bec et ongles au départ de Giacomo ?

Je n’avais pas pu retenir cette question, tout comme je ne pouvais pas réprimer l’irritation

que son obstination faisait monter en moi.

— Vous ne trouvez pas ça très égoïste ? poursuivis-je.

Ses yeux se rétrécirent.

— Dans quelle mesure ?

— Ce sera une bonne chose pour Giacomo de prendre un nouveau départ en Angleterre,

près de sa famille. En tant qu’ami, vous devriez être bien placé pour le savoir.

Il me xait ; son sourire apparemment amusé ne parvenait pas à masquer l’expression

dure de son regard.

— Et vous pouvez en juger alors que vous ne le connaissez que depuis quelques jours ?

me défia-t-il.

— C’est ce que me dit mon bon sens, répliquai-je avec passion. Sa famille va le distraire

de ses soucis, lui apporter un second souf e. C’est une chance. Sans ça, il ne surmontera

peut-être jamais sa tristesse.

— Eh bien, moi, je vois les choses un peu différemment.

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Encore une fois, il me citait. Voilà une autre phrase que j’avais prononcée à la réception –

manifestement, il avait très bonne mémoire.

— C’est beaucoup trop précipité, reprit-il. Il va très bien ici, et je trouve qu’il a tort

d’abandonner tout ce à quoi il tient. Une fois parti, il ne pourra plus faire marche arrière

parce qu’il est en train de couper tous les ponts derrière lui. C’est ce qui m’inquiète.

— Mais…

Il leva la main pour m’interrompre. Son regard ardent semblait vouloir me transpercer. Il

ne souriait plus du tout.

— Giacomo se trompe, d’accord ? Et vous aussi, Sophie. Ça ne lui apportera rien d’aller

en Angleterre.

— Qu’est-ce qui vous rend aussi sûr de vous ? rétorquai-je, perturbée par sa véhémence.

Il avala encore une grande gorgée de vin et vida presque son verre, qu’il reposa

brutalement sur la table.

— On ne peut pas fuir les souvenirs, déclara-t-il avec amertume. Voilà pourquoi.

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9Je le xais en retenant mon souf e. Il était tellement bouleversé que, pour la première

fois de la soirée, il me laissa accéder aux profondeurs de ses yeux d’ambre. L’intensité des

sentiments qui s’y agitaient m’effraya.

Il était évident qu’il ne venait pas de parler de Giacomo, mais de lui-même. Parce qu’il

avait traversé la même chose que son ami, sa gure paternelle – alors seulement, je s le

parallèle, catastrophée. Il n’avait été marié que trois ans, pas quarante comme Giacomo,

mais il avait aussi perdu sa femme, dans des circonstances tragiques. Et moi, comme une

abrutie, je lui expliquais comment faire son deuil !

Pourtant, la douleur dans son regard était différente. Il n’y avait chez Giacomo que de la

tristesse, les yeux de Matteo trahissaient autre chose – de la colère. Contre quoi se dirigeait-

elle ? Aucune idée, mais elle se tenait là, pas très loin de la surface, et elle lui arracha un

profond soupir, proche du gémissement.

Le moment était déjà passé : ses yeux reprirent cette expression dans laquelle j’avais

l’impression de me refléter et que j’étais incapable d’interpréter.

— Excusez-moi, t-il en grimaçant un sourire presque coupable. Ce sujet me fait voir

rouge.

Peut-être, pensai-je, mais pas uniquement parce que tu t’inquiètes pour Giacomo.

Je ne comptais pas exprimer ce point de vue à voix haute, il se faisait du souci pour le

vieil homme, c’était évident. Pour autant, il y avait plus qu’il ne l’avouait derrière le souhait

de le retenir. Ça le concernait, ça concernait cette facette de sa personnalité dont je

soupçonnais l’existence et qu’il venait de me montrer pour la première fois. Une facette qui

me touchait étrangement.

— Vous n’avez pas à vous excuser, répondis-je en posant ma main sur la sienne, mue par

une impulsion.

Je voulais juste le consoler, mais aussitôt, je ne sentis plus rien d’autre que sa peau

chaude. Sa main était bien plus grande que la mienne, et sa chaleur se répandit dans tout

mon corps, depuis mon bras. Brusquement, j’avais du mal à respirer.

C’était une mauvaise idée, Sophie.

Je voulus retirer ma main mais il referma ses doigts autour des miens. Pendant un

moment, le temps s’arrêta tandis qu’on se regardait.

— Je crois que je sais maintenant ce que Giacomo apprécie tant chez vous, Sophie, dit-il

doucement en caressant ma paume.

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Je n’aurais pas cru qu’un contact aussi léger puisse éveiller en moi des sentiments aussi

puissants, déclencher un tel feu d’arti ce de sensations. Tétanisée, je le xais, impuissante,

les lèvres entrouvertes…

Une voiture passa de l’autre côté des bacs à eurs, m’arrachant à mon état de transe.

Aussitôt, je dégageai ma main et la posai sur mes genoux, tremblante. Malgré tout, j’avais

toujours la sensation de ses doigts autour des miens, comme si leur contour s’était gravé dans

ma peau, et mon cœur battait la chamade.

Oh mon Dieu. Pas bon. Pas bon du tout.

— Je… je crois que je devrais y aller, maintenant. Il est déjà tard.

J’aurais aimé me téléporter au Fortuna, dans ma petite chambre. Là, maintenant. Je ne me

faisais plus du tout con ance. Si le simple contact de nos mains pouvait me secouer à ce

point, que se passerait-il si…

Mon cœur peinait à se calmer.

Je relevai prudemment la tête : Matteo s’était adossé à sa chaise. L’expression de ses yeux

était toujours indéchiffrable.

— Il n’est même pas vingt-deux heures trente, protesta-t-il. La soirée ne fait que

commencer pour nous autres, Romains.

Me trompais-je, ou avait-il aussi l’air un peu dérouté ? Non, sûrement pas. Pour lui, ça

devait être la routine de faire tourner la tête à une femme. La seule à avoir un problème,

c’était moi.

— Il faut que je quitte l’hôtel tôt, demain matin, lui rappelaije, toujours un peu essoufflée.

L’information lui fit froncer les sourcils.

— Vraiment ? Giacomo m’a dit que vous arriviez vers neuf heures et demie.

Et merde. J’avais oublié que ces deux-là se parlaient souvent.

— J’ai… quelque chose à faire avant, mentis-je.

Heureusement, il me crut et t signe à la serveuse, dont le sourire rayonnant s’effaça

lorsqu’il réclama l’addition.

— Vous voulez déjà nous quitter ? Sans un café ? demanda-t-elle en italien, et en le

regardant avec un mélange de déception et d’admiration.

— Mon invitée est fatiguée, expliqua-t-il en haussant les épaules d’un air d’excuse.

Elle me gratifia d’un coup d’œil incrédule.

Visiblement, elle jugeait aberrant qu’on puisse trouver fatigante la présence de Matteo

Bertani. Elle eut ensuite un sourire légèrement envieux : elle devait avoir conclu que c’était

un prétexte et qu’on avait prévu de faire tout autre chose que dormir. Immédiatement

surgirent dans ma tête des images importunes que je repoussai avec précipitation.

Elle nous regarda partir.

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Toujours troublée par ce qui venait de se passer, il me fallut quelques pas pour

remarquer que Matteo prenait un autre chemin qu’à l’aller et continuait à descendre la rue.

— Il ne faut pas prendre par là ? m’étonnai-je en indiquant la direction par laquelle on

était venus.

— Ça ne fera pas un gros détour.

Je ne protestai pas. Après tout, il connaissait le quartier mieux que moi.

Tandis qu’on empruntait côte à côte la via del Boschetto, encore plus animée que plus tôt

– il avait dit vrai, la soirée ne faisait que commencer à Rome –, il m’expliqua qu’on n’était

pas loin du Colisée.

Je le savais pour avoir consulté la carte que Daniela Bini avait posée dans ma chambre.

Toujours tendue, je fus heureuse qu’il ne propose pas d’aller l’admirer et tourne à gauche,

dans une autre ruelle. L’immeuble au coin était envahi par une plante grimpante à grandes

feuilles. Toute la façade et même le lampadaire devant en étaient couverts, si bien qu’on

aurait dit un rideau tiré devant le petit bar qu’abritait la construction.

Les gens qui buvaient sur le trottoir discutaient et riaient, et j’aurais bien aimé continuer à

profiter de la soirée comme eux.

Ce n’était pas possible : l’atmosphère détendue qui régnait à La Barrique s’était

irrémédiablement envolée. Il y avait entre Matteo et moi une tension palpable qui

s’accroissait chaque fois qu’on se touchait accidentellement, dès qu’on croisait une auto ou

des gens et qu’on devait se rapprocher l’un de l’autre sur l’étroit trottoir.

Ça ne peut pas continuer comme ça…

Là, on ne parlait plus, on se contentait d’avancer en silence. Je me mis à ré échir

fébrilement à la question que je pourrais lui poser, histoire de ne plus me demander ce que

j’éprouverais s’il me prenait vraiment dans ses bras.

— Vous n’avez pas l’apparence de l’Italien type. Tout le monde est blond dans votre

famille ?

C’était la première chose qui m’était venue à l’esprit.

La couleur de ses cheveux et de ses yeux était vraiment inhabituelle, et il ne pouvait pas

l’avoir héritée de sa mère anglaise : grâce aux photos trouvées sur Internet, je savais que

c’était une brune aux yeux verts. Mais je préférai ne pas lui révéler que j’étais au courant.

— Non, je suis le seul. Nonna, je veux dire Valentina, aime répéter que je ressemble

beaucoup à mon arrière-grand-père. Il était originaire d’Italie du Nord.

Son arrière-grand-père devait être incroyablement séduisant.

Il avait en lé sa veste et glissé nonchalamment ses mains dans les poches de son

pantalon. Je l’observais toujours, incapable de détacher mon regard.

— Vos frères ont l’air différent, alors ?

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— Ils ont l’air différent et le sont aussi, précisa-t-il avec un haussement d’épaules et un

sourire un peu gêné. Je suis comme le mouton noir de la famille… ou le blond, si vous

préférez.

— Vous vous entendez bien ?

Il fronça les sourcils, sans se départir de son sourire.

— Vous inversez les rôles ? Je pensais que c’était moi qui posais les questions.

On tourna encore à gauche, cette fois dans une rue un peu plus large, non pavée mais

plantée de magnifiques platanes.

— Vous savez tout de moi, rappelai-je. Il est temps que j’en apprenne un peu plus sur

vous.

J’espérais que mon sourire ne trahirait pas l’émoi qui m’agitait toujours. Cette soirée tiède

et étoilée, le dais du feuillage au-dessus de nous et cet homme bien trop beau à mes côtés –

tout ça ne m’aidait pas. Aussi, je me mis à regarder mes pieds.

Soudain, il referma sa main autour de mon bras pour que je m’arrête, et je tressaillis.

— Dans ce cas, je vous apprendrais bien qu’on se trouve juste devant chez moi.

Il indiqua du menton une villa entourée d’un haut mur en briques. Vaste, elle possédait

de grandes fenêtres, mais l’obscurité qui l’enveloppait m’empêchait de distinguer sa couleur

et son architecture précise.

— Elle est belle, répondis-je, et mon souffle s’accéléra un peu.

— Aimeriez-vous la voir ?

Sa main était toujours posée sur mon bras, j’avais beaucoup de mal à ré échir. Mais je

savais au moins une chose : ce n’était vraiment pas une bonne idée !

— Non.

Ma voix n’était qu’un murmure, et même à mes oreilles, on aurait plutôt dit un « oui ».

Matteo se pencha en avant, tellement que son visage se retrouva dans l’ombre,

m’empêchant de lire son expression. Ses cheveux, eux, avaient pris des re ets dorés sous la

lumière du réverbère.

— Pourquoi pas ? demanda-t-il doucement. Aurais-tu peur, Sophie ?

Je ne parvins pas à secouer la tête. Je n’arrivais même pas à respirer. Pourtant, mes lèvres

étaient entrouvertes. En fait, tous mes sens étaient tendus vers lui.

— De quoi as-tu peur ? s’enquit-il d’une voix rauque. Que je fasse ça ?

Il posa ses mains sur mes hanches et m’attira lentement contre lui, si lentement qu’en

théorie, j’aurais pu l’en empêcher. Mais je le laissai faire, jusqu’à ce que son visage se

retrouve tout près du mien et que nos souffles se mêlent.

— Ou ça, murmura-t-il en glissant une main dans mes cheveux.

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Il rapprocha ma tête de la sienne… et m’embrassa.

J’avais beau savoir ce qui allait se passer, ce contact me surprit. Ses lèvres étaient douces,

et je ne résistai pas plus lorsqu’il approfondit son baiser et que sa langue se mit à explorer

ma bouche.

Je restai immobile, bouleversée par son corps puissant contre le mien. Puis il me sembla

que quelque chose s’emparait de moi, balayait toute retenue. Mue par une force inconnue, je

passai mes bras autour de son cou et me collai à lui pour lui rendre son baiser, avec une

fougue qui m’était absolument étrangère.

Cette fougue m’emportait, me faisait oublier les raisons de ma présence à ses côtés,

submergeait mes sens. Je n’avais encore jamais éprouvé un tel désir. Avide de le toucher

mais aussi de le goûter, je tremblais sous ses mains qu’il promenait sur mon corps. Lorsqu’il

les posa sur mes fesses et me pressa contre lui, me faisant nettement sentir son érection à

travers le tissu de son pantalon, je poussai un halètement. C’était un geste clairement

érotique – si possessif qu’il m’excita, me chavira. Notre baiser se t de plus en plus

passionné, puis les lèvres de Matteo nirent par quitter les miennes. Il s’écarta légèrement

avec un gémissement.

— Je te veux, Sophie, chuchota-t-il à mon oreille.

Il se mit à déposer toute une série de petits baisers dans mon cou, faisant descendre

d’agréables frissons le long de mon dos et m’ôtant mes dernières résistances.

Oh mon Dieu, je le veux aussi…

Je ne l’arrêtai pas quand il retroussa le bas de ma robe et referma l’autre main autour d’un

sein, agaçant mon mamelon dressé et durci à travers la mince étoffe. Au contraire – je

plaquai mon corps contre le sien, brûlante de la tête aux pieds. Il se remit à m’embrasser

avec ardeur, balayant mes derniers doutes, et je m’abandonnai totalement à lui.

Soudain, j’entendis des voix au ton irrité et un bruit de pas.

Il me fallut un moment pour comprendre que quelqu’un approchait. Matteo réagit plus

vite, interrompit notre baiser et m’entraîna à l’ombre du portail de sa maison.

Je me geai. Derrière moi, le métal froid. Devant moi, son corps chaud qui faisait barrage.

Les gens – un homme et une femme qui paraissaient se disputer – ne nous prêtèrent aucune

attention. Après leur départ, Matteo, qui avait la respiration aussi lourde que la mienne,

voulut de nouveau me plaquer contre lui. Mais cette courte interruption avait suf pour me

ramener à la raison et je m’arc-boutai contre son torse.

— Non, pas ça.

Ma voix me semblait être celle d’une autre. Enrouée. Tremblante.

— Je… je ne veux pas t’embrasser.

Il haussa un sourcil.

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— Vraiment ? Tu caches bien ton jeu.

— Plus… Je ne veux plus t’embrasser. C’est… impossible.

Gênée, les joues cuisantes, je fis un pas de côté.

Bordel, Sophie, qu’est-ce qui t’a pris ? Et tes bonnes résolutions, tes propos selon lesquels

Matteo Bertani était le dernier homme sur terre avec qui tu t’engagerais dans une relation ?

Je cherchai aussitôt à me convaincre qu’on n’avait pas la moindre relation.

On est allés manger au restaurant et les choses ont un peu… échappé à notre contrôle.

Je n’y croyais même pas. Ce baiser m’avait trop secouée pour ça.

Je levai le regard vers Matteo, mais il af chait un air impénétrable, excepté ses yeux qui

s’étaient assombris.

— Pourquoi impossible ? insista-t-il. Tu as un petit ami qui n’apprécierait pas que tu le

trompes ?

Sa voix avait pris des accents méprisants, et il serrait les poings. Visiblement, il s’attendait

à ce que je réponde par l’affirmative, ce qui me perturba un peu plus. Pensait-il vraiment que

je lui rendrais ses baisers si j’étais prise ?

— Non, je n’en ai pas.

Après tout, Nigel et moi, on n’était pas ensemble – pas encore, en tout cas.

Malgré tout, je n’aurais pas dû embrasser Matteo Bertani.

Bouleversée, je croisai les bras sur ma poitrine, comme pour me protéger face aux

émotions qu’il éveillait en moi quand il me fixait comme ça.

— J’aimerais retourner à l’hôtel, ajoutai-je.

Il prit une profonde inspiration, puis poussa un soupir dont la violence m’étonna.

— Comme tu veux.

Il me fit signe de continuer à remonter la rue et m’emboîta le pas.

Le trajet jusqu’à la via Nazionale n’était pas très long. De là, il n’y avait plus beaucoup de

chemin à parcourir pour regagner l’hôtel. Ce furent quand même les minutes les plus

interminables de ma vie.

Matteo marchait à côté de moi sans un mot. Il n’avait plus l’air aussi remué, plutôt cool et

détaché. Comme je ne pouvais en dire autant, j’évitais de me tourner vers lui. Il fallait que je

comprenne ce qui venait de se passer entre nous avant d’oser de nouveau le regarder.

Au seul souvenir de l’impudeur avec laquelle j’avais répondu à ses baisers, j’avais envie

de disparaître sous terre. J’étais tout à la fois excitée, fatiguée, déroutée. En colère, aussi.

Contre lui, mais surtout contre moi. Aurais-je eu envie qu’il m’embrasse et l’aurait-il senti ?

Pourquoi ne l’avais-je pas repoussé ?

Après ce qui me parut une éternité, on atteignit l’entrée du Fortuna, un passage menant à

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une porte vitrée coulissante. Derrière, à la réception, Daniela Bini devait être fidèle au poste.

Je m’arrêtai et levai en n les yeux vers Matteo. Songeant qu’il allait s’en aller, j’étais

tiraillée entre soulagement et déception. Mais avant ça, j’avais quelque chose à éclaircir. Je

me raclai la gorge.

— Et… le di Montagna ? Tu vas l’examiner ?

— Je n’ai pas encore décidé.

— Quand vas-tu le faire ? demandai-je.

J’accueillis avec reconnaissance la rage qui s’imposait à moi, plus forte que n’importe

quelle autre sensation. Tout valait mieux que ce chaos de sentiments.

— J’ai rendez-vous demain avec Giacomo, autour de midi, reprit-il. Quand tu auras ni

avec lui, je t’emmènerai et on passera l’après-midi ensemble. Ensuite, on verra.

Je poussai un gémissement indigné.

— Ce n’est pas possible !

— Si, c’est possible, t-il avec une grande détermination. Tu veux quelque chose de moi,

Sophie. Et je veux encore passer du temps avec toi. C’est la condition.

Avant que je puisse l’en empêcher, il s’était penché et m’embrassait. Sa bouche ef eura la

mienne, un contact bref, mais je frémis quand même. Si ce baiser avait duré plus longtemps,

j’aurais été incapable de lui opposer quoi que ce soit – et le sourire de Matteo me révélait

qu’il en était conscient.

— À demain.

Il se retourna et s’en alla, sans jeter un seul coup d’œil en arrière.

Plantée là, je sentais toujours ses lèvres sur les miennes et j’essayais d’ignorer qu’il se

mêlait, à l’agacement devant son incroyable culot, une certaine joie à l’idée de le revoir.

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10— Attention, Sophie ! s’exclama Giacomo.

Son avertissement intervint au dernier moment. J’allais déposer avec vivacité sur la table

de la salle à manger le tableau que je tenais – un paysage de Silvestro Lega. J’avais oublié

qu’il y avait une chaise juste devant ; pour un peu, la toile aurait heurté son dossier. Je pus

éviter le choc, mais le cadre atterrit quand même assez brutalement sur la table.

Heureusement, il y avait dessus une couverture, pour protéger le bois de cerisier.

— Je suis désolée, fis-je, navrée.

Giacomo haussa les sourcils, l’air interrogateur.

Ce n’était pas ma première maladresse ce jour-là. Jusqu’alors, ça n’avait pas été

dramatique, mais je m’étais déjà trompée plusieurs fois en entrant des œuvres dans

l’inventaire qu’on établissait ensemble. Par bonheur, Giacomo l’avait remarqué. Sans oublier

le verre d’eau qui m’avait échappé et s’était brisé sur le sol.

Les choses auraient été différentes si ce genre de truc m’arrivait tout le temps. Mais je

n’étais pas empotée d’habitude, si bien que je comprenais l’étonnement dans les yeux de

Giacomo.

— Ça n’arrivera plus, lui assurai-je.

Je m’en voulais terriblement.

— Faisons une pause, proposa-t-il avec indulgence. On n’en a plus pour longtemps, de

toute façon.

Il était assis au bout de la longue table, qui pouvait sûrement accueillir quinze convives.

C’était là que je pouvais lui présenter les peintures une à une – même si certaines, trop

fragiles, ne pouvaient être couchées. Il avait souvent l’air absent, un peu perdu au bout de

cet interminable plateau, mais là, il me détaillait, le regard étonnamment vif.

Il posa la main sur la chaise à côté de la sienne.

— Venez, asseyez-vous un moment près de moi, Sophie.

Je m’approchai, lissant nerveusement ma robe à l’imprimé fantaisie (je commençais à

avoir fait le tour de ma penderie et je la préférais à mes tenues professionnelles si sages).

Une partie de moi était soulagée de s’interrompre parce que j’avais vraiment du mal à me

concentrer, mais l’autre avait mauvaise conscience. À cause de mon agitation, je nous

retardais – justement le jour où l’on voulait mettre les bouchées doubles : Giacomo recevait

sa lle pour le week-end et l’on ne pourrait reprendre le travail que trois jours plus tard, le

lundi matin. D’accord, il ne nous restait plus que quelques tableaux à passer en revue, mais il

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était aussi beaucoup plus tard que d’habitude : treize heures trente.

Ma nervosité n’avait pas échappé à Giacomo – il aurait fallu être aveugle – et je redoutais

la question qu’il me posa, d’ailleurs, dès que je m’installai à ses côtés.

— Qu’est-ce qui vous arrive aujourd’hui ? Tout va bien ?

À cet instant, son intendante, Rosa, une femme uette qui devait avoir la cinquantaine,

entra dans la salle à manger pour nous servir une tasse de café. Pas très bavarde, elle

paraissait dotée d’un sixième sens qui l’avertissait quand on avait besoin de quelque chose.

Plus tôt, alors que je commençais à avoir faim, elle nous avait apporté de la soupe. Là, son

arrivée m’arrangeait parce que cette interruption me donnait le temps de souf er un peu,

l’occasion de réfléchir à la réponse que j’allais apporter à Giacomo.

Est-ce que tout va bien ?

Non.

Depuis la veille au soir, mes sentiments faisaient le grand huit. Je n’arrêtais pas de penser

à ces baisers. À l’homme qui m’avait embrassée et qui, contrairement à ce qu’il avait

annoncé, ne s’était pas montré chez Giacomo.

J’avais passé la moitié de la nuit à me tourner et me retourner dans mon lit, à me refaire

le lm de notre soirée minute après minute, repassant le moindre détail – les regards de

Matteo, les expressions de son visage, son sourire, ses paroles. J’avais revécu notre premier

baiser – ses lèvres sur les miennes, son goût dans ma bouche, ses mains qui exploraient mon

corps…

Je m’étais persuadée que je cherchais juste à découvrir ce qu’il voulait exactement de moi.

Ce qu’il y avait de faux dans ce baiser. Mais je l’avais trouvé sincère et ne savais plus quoi

penser. Si Matteo devait encore tenter de m’embrasser, là, j’aurais un problème.

Certes, j’avais af rmé ne plus vouloir de ses baisers, mais je n’étais plus sûre que ce fût

vrai. Et cette incertitude me mettait dans tous mes états.

Je n’avais jamais eu d’aventure avec un contact professionnel. Disons plutôt que je n’avais

plus rien eu avec personne depuis une éternité. Ça ne m’avait pas vraiment manqué, du

reste. Pour être honnête, je préférais me concentrer sur mon travail, plus excitant que les

courtes histoires assez ordinaires que j’avais vécues pendant mes études. Bien sûr, il arrivait

qu’un acheteur ou un client irte avec moi, mais je n’avais jamais été tentée d’y répondre

positivement. Même dans l’amitié qui me liait à Nigel, je n’avais jamais été frustrée par

l’absence de passion. Ce n’était pas mon genre – c’était ce que je pensais, en tout cas.

Et voilà que je tombais sur ce bel Italien. D’un baiser, il remettait en cause tout ce que je

pensais savoir sur l’attraction sexuelle. Avant lui, j’étais persuadée d’être au-dessus de ça, de

pouvoir contrôler mes émotions. Et il fallait que je perde ce contrôle à Rome, à plus de mille

kilomètres de chez moi, dans les bras d’un homme qui ne tenait visiblement pas à me revoir

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malgré son aveu – la seule pensée de son « Je te veux » prononcé d’une voix rauque

déclenchait toujours en moi un frisson voluptueux.

Depuis plus de deux heures, j’attendais fébrilement qu’il arrive – il avait précisé « autour

de midi », donc entre onze et treize heures, non ? Je tressaillais dès qu’on sonnait à la porte,

attendant de voir, le cœur battant à tout rompre, qui Rosa ferait entrer. La première fois, ce

fut le facteur ; la seconde, l’agent immobilier chargé de la vente de la villa. En revanche, pas

la moindre trace de Matteo, que Giacomo n’avait pas encore évoqué.

Tout ça n’est probablement qu’un jeu.

La déception se répandit en moi. Bien sûr que ce n’était qu’un jeu : il voulait juste tester si

j’allais lui céder. Il devait faire ça avec toutes. Pour autant, cette idée ne changea rien au

nœud que j’avais à l’estomac – ni au trouble dans lequel ce baiser m’avait précipitée.

Le fumier ! Je ne savais même pas si notre étrange deal était toujours d’actualité, ou si son

absence signifiait qu’il ne réaliserait pas l’expertise. Que dire à mon père ? Si au moins…

— Sophie ?

Giacomo me xait par-dessus le bord de sa tasse de café, et je constatai que je tenais la

mienne en l’air, sans avoir répondu à sa question. Le regard du vieil homme se t plus

insistant.

— Est-ce que tout va bien ? s’enquit-il de nouveau.

— Oui, parfaitement, mentis-je précipitamment. Je suis juste… fatiguée.

— Vous êtes sortie avec Matteo hier, n’est-ce pas ?

Je reposai ma tasse un peu trop brusquement sur sa soucoupe et décidai de reposer les

deux mains sur la table avant qu’il n’y ait encore de la casse. Giacomo était au courant ?

Mon expression déconcertée lui arracha un sourire pensif.

— Il a appelé tout à l’heure, m’expliqua-t-il.

— Il n’avait pas prévu de passer aujourd’hui ?

La question, qui me travaillait depuis le début, venait de m’échapper. Ma voix avait même

pris un ton pressant et j’en fus gênée.

— C’est… ce qu’il a dit hier, en tout cas, ajoutai-je vivement.

J’eus un sourire que j’espérais le plus détaché possible.

— C’était la raison de son coup de l. Il arrivera plus tard parce qu’il doit d’abord

conduire Valentina à Castel Gandolfo.

Je plissai le front, perplexe.

— Il emmène sa grand-mère voir le pape ?

Giacomo renversa la tête en arrière et éclata de rire.

— La résidence d’été du pape se trouve bien à Castel Gandolfo, mais Valentina veut

simplement rentrer chez elle. Elle habite là-bas, Sophie.

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— Je pensais que c’était votre voisine.

N’avait-il pas mentionné que la villa à côté de la sienne appartenait aux Bertani ?

— Les Bertani ont leur maison familiale sur l’Aventin, c’est juste, me con rma-t-il. Mais

seul Luca, le ls aîné, y habite encore avec sa femme et leurs enfants, les autres ont

déménagé. Michele vit avec sa famille à Milan, Matteo est dans le quartier de Monti et

Valentina s’est installée il y a des années dans leur maison de vacances au bord du lac

d’Albano, tout près de Castel Gandolfo.

Waouh, me dis-je, épatée par ce que j’apprenais.

Moi qui pensais avoir trouvé beaucoup de choses en cherchant sur Internet !

— Matteo vous demande de l’attendre ici, ajouta Giacomo. Il passera vous prendre dès

son retour.

Je regardai Giacomo avec stupéfaction. Le téléphone n’avait sonné qu’une fois depuis que

j’étais là – une bonne heure plus tôt. Giacomo était sorti pour parler avec son interlocuteur,

si bien que je n’avais rien pu entendre. Si c’était Matteo, son message remontait à un

moment, déjà.

— Pourquoi… ne pas l’avoir dit avant ?

Giacomo but une nouvelle gorgée de son café. Lorsqu’il releva les yeux, de l’inquiétude y

perçait.

— C’est à cause de lui que vous êtes si nerveuse aujourd’hui, non ?

Sa franchise me déstabilisa, mais son regard entendu me révéla qu’il n’attendait pas de

réponse. Il savait, et poussa un profond soupir.

— Voyez-vous, Sophie, certains pensent qu’on devient sage avec l’âge. Pour ma part, je

peux juste dire que je ne le suis pas. Je ne le serai sans doute jamais, mais il me semble

qu’avec les années, j’ai développé une intuition assez juste concernant mes proches. C’est ce

qui explique que je m’inquiète un peu.

Je le trouvais très énigmatique.

— Que voulez-vous dire par là ?

Giacomo s’adossa à sa chaise et répondit par une autre question.

— Que savez-vous de Matteo ?

Comme j’avais l’impression qu’il voulait me dire une chose importante, je décidai de me

montrer honnête.

—Juste ce qu’on peut trouver sur Internet. Que son père est mort tôt. Et… qu’il a perdu

sa femme dans un accident d’avion.

Il eut un hochement de tête distrait. Manifestement, ce n’était pas là qu’il voulait en venir.

— Vous avez sûrement lu aussi que c’était un play-boy, je me trompe ?

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Je croisai les mains et les posai sur mes genoux.

— C’est le cas ?

Giacomo se tut longuement. À son visage, le sujet le travaillait. Il voulait me parler mais

devait lutter contre lui-même, il n’arrivait pas à prononcer les mots nécessaires. Pourquoi ?

Il eut finalement un haussement d’épaules.

— Il ne faut pas croire tout ce que la presse raconte. La vérité est souvent bien plus…

complexe, t-il lentement, pesant visiblement ses mots. Un élément est vrai, toutefois : la

mort de Giulia a changé Matteo, et pas en mieux. Il n’envisage pas les sentiments avec

autant de légèreté que beaucoup l’af rment. Il ne l’a jamais fait. Au contraire. C’est bien pour

cette raison qu’on interprète souvent son attitude de manière erronée.

Je n’y comprenais rien et Giacomo eut un sourire d’excuse.

— Ça n’a aucun sens, n’est-ce pas ?

Non, en effet. Sur quel terrain cherchait-il à m’entraîner ?

— Vous voulez dire que je ne dois pas le voir ?

— Vous êtes adulte, vous faites ce que vous voulez. Mais je crois que Matteo ne…

À cet instant, le carillon de la porte retentit. Je sursautai et mon cœur se mit à battre plus

vite. Si c’était Matteo, il fallait que je connaisse la fin de la phrase.

— Vous croyez que Matteo ne… quoi ?

Le vieil homme secoua la tête, l’air malheureux.

— Il ne vaut rien pour vous, Sophie.

J’entendis des voix étouffées – Rosa devait avoir ouvert la porte en bas, dans le hall

d’entrée. Ensuite, des pas rapides dans l’escalier. Et un instant plus tard, Matteo apparut dans

la salle à manger.

Je me félicitais d’être assise : le revoir après n’avoir pensé qu’à lui ou presque toute la

matinée – et la moitié de la nuit – me coupait les jambes.

Il portait des affaires qui me semblaient déjà familières : un pantalon clair avec une

chemise d’une couleur intéressante, entre bleu clair et turquoise, qui soulignait son teint hâlé.

Si je ne m’étais pas retenue à temps, j’aurais soupiré – il avait toujours une sacrée allure.

Il m’aperçut, assise à côté de Giacomo, et ses yeux s’éclairèrent. Je crus y lire du

soulagement. Puis un large sourire de satisfaction vint étirer ses lèvres et mon cœur t un

bond, alors que j’essayais de rester raisonnable, de garder mes distances comme la situation

l’exigeait.

Après avoir marqué un temps d’arrêt, il se remit en marche et se dirigea vers nous.

— Ciao, Matteo ! lança Giacomo.

Il s’était levé et je l’imitai, saisie par un curieux mélange de joie et de ré exe de fuite, une

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réaction qui propulsait de l’adrénaline dans mes veines tandis que je n’avais d’yeux que pour

Matteo.

Il vint vers moi en premier, plaça ses mains sur mes épaules et m’embrassa sur les joues

avant que je puisse faire quoi que ce soit. Il sentait bon et je percevais la chaleur de son

corps sous ma paume, que j’avais posée sur son torse – peut-être un mouvement de défense.

Pour autant, je ne le repoussai pas, submergée par les sentiments contre lesquels je luttais

depuis la veille au soir.

— Ciao, Sophie.

Au timbre de sa voix, un frisson parcourut mon dos, et l’espace d’un instant, j’espérai qu’il

m’embrasse encore. Qu’il m’embrasse vraiment, comme sous les platanes. Cette pensée

m’effraya tellement que je me contentai de dire « Bonjour » à voix basse et de faire un pas en

arrière.

Matteo nota ma réaction, sourcils froncés, puis se tourna vers Giacomo qu’il salua d’une

accolade chaleureuse.

— Un aller-retour à Castel Gandolfo en une heure… Aurais-tu pris la voie des airs ?

demanda le vieil homme, l’air soupçonneux.

Ça devait faire un bail que Matteo ne l’avait pas conduit quelque part…

— Je me suis dépêché, concéda ce dernier en me regardant. Je ne voulais pas rater

Sophie.

Il y avait de la détermination dans ses yeux et ma bouche devint sèche.

Il est sérieux, me dis-je.

J’avais tout faux en supposant qu’il avait changé d’avis. Non, il voulait toujours passer

l’après-midi avec moi, et mon cœur se mit à battre la chamade à l’idée de ce qui pourrait se

passer quand on se retrouverait seuls…

— Alors ? s’enquit Matteo, manifestement surpris par notre silence. Vous avez ni pour

aujourd’hui ?

— Non, répondit aussitôt Giacomo avec une grande fermeté.

Puis il indiqua la porte de son bureau.

— Je peux te parler ?

Son ton étonna visiblement Matteo, qui se contenta néanmoins de hausser les épaules.

— Bien entendu, fit-il en suivant son ami.

Devant la porte, les deux hommes se retournèrent vers moi – Giacomo, l’air soucieux ;

Matteo, avec un léger sourire qui réveilla les papillons dans mon ventre.

— Ce ne sera pas très long, m’assura Giacomo.

Ils disparurent dans la pièce voisine et je me retrouvai seule.

À l’image d’un ballon de baudruche dont l’air s’échapperait, je m’affaissai sur ma chaise et

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me mis à fixer le battant fermé, heureuse de ne plus avoir à dissimuler mon trouble.

De quoi pouvaient-ils discuter ? Je n’arrivais pas à me défaire de l’impression qu’il

s’agissait de moi – de Matteo et moi, plus exactement. À moins que je m’imagine des choses

parce que Giacomo venait de me mettre expressément en garde contre lui ?

Peut-être étais-je juste choquée que le vieil homme se soit aperçu aussi facilement que

Matteo me chamboulait. Sans compter que ses remarques n’avaient pas amélioré mon état.

Qu’y avait-il entre Matteo et moi ? Étais-je vraiment sur le point d’entamer une histoire

avec lui, après avoir soutenu mordicus que je ne le ferais jamais, au grand jamais ? En tout

cas, ce n’était plus une contrainte de le revoir. Pour être honnête, ça ne l’était déjà plus la

veille au soir, alors qu’on discutait avec passion, à La Barrique. Et tout à l’heure, n’étais-je

pas déçue au plus haut point de penser qu’il ne voulait plus passer l’aprèsmidi avec moi ?

Mais où ça m’amènerait-il ?

« Matteo ne vaut rien pour vous », avait af rmé Giacomo. Et Andrew avait dit

sensiblement la même chose, même si c’était pour d’autres raisons. Andrew me jugeait trop

raisonnable pour m’approcher d’un homme comme lui, tandis que Giacomo paraissait penser

qu’une relation entre son ami et moi était sans avenir. Les deux avaient tout à fait raison, me

semblait-il. Ça ne pourrait jamais marcher entre Matteo et moi, et j’allais compliquer la

situation en le revoyant.

Hélas, j’étais apparemment incorrigible. Parce que j’avais envie de passer cette après-midi

avec lui. Une envie absurde : encore récemment, je le trouvais affreux. Mais c’était avant.

Avant que je jette un coup d’œil derrière sa façade souriante. Avant qu’il ne m’embrasse…

La porte du bureau se rouvrit et je bondis sur mes pieds. Giacomo sortit le premier, suivi

par Matteo. De toute évidence, ils s’étaient querellés : ils donnaient l’impression de ne plus

supporter de rester ensemble dans la même pièce. Leurs mines étaient sombres et ils avaient

l’air tendus, surtout le vieil homme. On aurait dit qu’il venait d’épuiser toute son énergie dans

cette discussion : il se dirigea vers moi, le pas lent, et se laissa tomber sur sa chaise.

— Sophie, auriez-vous la gentillesse de m’apporter un verre d’eau ?

— Bien sûr.

Soucieuse pour sa santé, je descendis en toute hâte à la cuisine, où Rosa posa une carafe

et un verre sur un plateau. Je montais l’escalier, lorsque j’entendis les voix énervées de

Giacomo et Matteo dans la salle à manger. Ils parlaient en italien et en approchant, je surpris

des bribes de leur échange.

— … ça me regarde.

C’était Matteo qui venait de parler.

— Mais tu sais comment ça va nir, protesta Giacomo avec ardeur. Et je ne veux pas

qu’elle…

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— Elle arrive, le prévint Matteo à voix basse.

Quand j’entrai, les deux hommes me regardèrent, graves. Je servis un verre d’eau à

Giacomo.

— Merci beaucoup, dit-il avant d’en boire une grande gorgée.

— Vous voulez continuer ? m’enquis-je. Il secoua la tête.

— Non. Ça suffit pour aujourd’hui.

Il poussa un profond soupir et jeta un coup d’œil à Matteo, qui nous tournait le dos et

regardait par la fenêtre.

— Je suis fatigué, il faut que je m’allonge.

— Je vous accompagne en haut ?

C’était d’habitude Rosa qui s’en chargeait, parce qu’il avait besoin de quelqu’un qui le

soutienne dans l’escalier. Mais je ne demandais qu’à lui rendre service.

— Si ça ne vous dérange pas ? t Giacomo, manifestement heureux de ne pas avoir à

attendre son employée.

Il se releva et je lui donnai le bras. Il eut un signe de tête pour prendre congé de Matteo,

qui s’était retourné brièvement et nous adressa un simple coup d’œil par-dessus son épaule.

Son attitude peinait visiblement Giacomo, qui soupira de nouveau tandis qu’on gravissait

lentement l’escalier menant à l’étage supérieur, où se trouvaient les chambres.

Il s’arrêta devant la première porte.

— C’est ici, déclara-t-il en lâchant mon bras et en posant la main sur la poignée.

— Vous êtes sûr que vous n’avez besoin de rien ? Je peux aller vous le chercher.

— Ce n’est pas nécessaire. Mille grazie. Je vous revois lundi ?

— Avec plaisir.

J’eus un sourire un peu incertain – après tout, j’étais sans doute la raison pour laquelle il

s’était disputé avec Matteo, ce qui expliquait qu’il se sente si mal. J’aurais voulu lui demander

quel était le motif de leur querelle, savoir ce qu’il avait dit à Matteo, mais il avait vraiment

l’air épuisé.

— Sophie ? lâcha Giacomo.

Je m’apprêtais à descendre l’escalier. Il se tenait dans l’embrasure, la main toujours sur la

poignée.

— À propos de Matteo, j’aimerais que vous…

Tendue, j’attendis qu’il nisse sa phrase. Mais il secoua simplement la tête, une fois de

plus, résigné.

— Ah, rien.

Un sourire triste aux lèvres, il m’adressa un dernier signe de la main et referma la porte

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derrière lui.

Seule dans le couloir, je xai un moment le battant fermé en me demandant ce qu’il avait

voulu dire. Qu’aimerait-il ? Que je comprenne mieux Matteo ? Que je ne le trouve pas aussi

intéressant ? Que je l’oublie ?

Difficile, tout ça.

Je regagnai l’étage inférieur. Matteo était toujours posté devant la fenêtre de la salle à

manger. En m’entendant arriver, il se retourna et mon cœur manqua un battement.

Les hommes ne devraient pas avoir le droit d’être aussi séduisants.

Je m’arrêtai à quelques pas.

— Comment va-t-il ?

La voix de Matteo avait des accents tendus. La querelle avait dû le bouleverser, lui aussi,

même s’il le laissait moins transparaître que Giacomo.

— Je ne sais pas… Il est épuisé. Ça ira sûrement mieux quand il se sera reposé.

J’avais ajouté cette dernière phrase pour éviter de trop inquiéter Matteo.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

En fin de compte, ma curiosité l’avait emporté.

Matteo poussa un soupir et secoua la tête ; apparemment, il luttait pour savoir s’il devait

me le raconter. Une expression furieuse passa sur son visage.

— Rien, lâcha-t-il, sur un ton définitif qui m’empêcha d’insister.

Visiblement, même si j’étais persuadée qu’il avait été question de moi, il préférait ne pas

me révéler les détails de leur dispute.

Une chose est sûre, ce n’était pas rien !

Il semblait très différent, brusquement. Plus tôt, il s’était montré déterminé, vibrant

d’énergie. Là, les muscles de sa mâchoire travaillaient et il paraissait perturbé, comme s’il

n’était plus certain que passer l’après-midi avec moi soit une bonne idée. Manifestement, les

propos de Giacomo avaient modi é son point de vue. Allait-il annuler notre sortie ? Et serais-

je heureuse ou malheureuse qu’il le fasse ?

Je devrais en être satisfaite, mais tout en regardant Matteo, je ne pouvais penser qu’à sa

beauté incroyable. Au fait que, malgré toutes les mises en garde, il m’attirait comme aucun

homme avant lui.

— Notre rendez-vous tient toujours ? demandai-je pour combler le silence.

Il hocha la tête et j’expirai l’air que j’avais gardé dans mes poumons. On aurait dit un

soupir.

Matteo l’avait entendu et ses yeux se mirent à briller, un éclat qui chassa son air indécis. Il

sourit et sa fossette si sexy réapparut sur sa joue.

— Tu en as envie ?

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— C’est toi qui en as envie, lui rappelai-je, de nouveau sur mes gardes. C’était la

condition, non ? Si je t’accompagne, tu te charges de l’expertise.

— Et tu ne m’accompagnes que pour cette raison ?

Ses yeux d’ambre me xaient et je cherchai en vain, sur son visage, l’expression suf sante

avec laquelle il m’avait souvent provoquée.

— Pour quelle autre raison ? répondis-je finalement, sur le ton le plus froid possible.

Il haussa les épaules, pas démonté par mon indifférence affichée.

— C’est parti, alors ?

J’hésitai un millième de seconde, parce que ma raison continuait à me souf er que je

prenais un risque en m’en remettant à lui. Mais, exceptionnellement, je décidai d’écouter

mon ventre qui me disait que je raterais quelque chose de très excitant si je me défilais.

Je pris donc mon sac et suivis Matteo qui s’éloignait à grandes enjambées. Une fois en

bas, devant la porte d’entrée, il me céda le passage.

— Où va-t-on ? lui demandai-je.

Ses yeux se remirent à briller.

— Laisse-toi surprendre.

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11Comme Matteo roulait à la même allure que la fois précédente, il ne nous fallut pas

longtemps pour quitter le paisible Aventin et rejoindre le centre-ville, bruyant et animé. Le

tra c était dense mais Matteo connaissait Rome sur le bout des doigts et ne ralentissait que

rarement. Dès que les autos s’arrêtaient devant nous, il s’engageait dans l’une ou l’autre

ruelle.

Je me sentais de nouveau nerveuse, mais cette fois, ma tension se teintait d’une délicieuse

attente. Matteo, de son côté, paraissait toujours préoccupé par sa discussion avec Giacomo :

je le trouvais inhabituellement silencieux. D’accord, il répondait à mes questions, mais il ne

m’en posait aucune, gardait le regard braqué devant lui la majeure partie du temps,

concentré. Quand il se mettait soudain à me jeter un coup d’œil, j’avais du mal à respirer

normalement, même si je ne voyais pas bien ses yeux derrière ses lunettes de soleil.

En atteignant le cœur de la ville, il nit par se dérider, m’indiquant au passage ce qui était

digne d’intérêt – une galerie qu’il appréciait, un petit musée abritant une collection à part, un

minuscule bar où l’on préparait le meilleur cappuccino de tout Rome.

— C’est une question de goût, le taquinai-je, heureuse qu’il redevienne plus bavard.

— J’ai très bon goût.

Il me xa d’une façon destinée à me faire comprendre qu’il ne parlait pas que du café. Je

rougis aussitôt ; il s’en aperçut et parut s’en amuser, parce que son sourire s’accentua.

— Ce n’est pas trop difficile de se garer ici ? l’interrogeai-je pour faire diversion.

Je ne voyais aucune place de parking libre.

Au lieu de répondre, Matteo tourna dans une impasse particulièrement étroite, juste assez

large pour la voiture. Alors que je me demandais comment on allait sortir de là, il s’engagea

dans une petite cour et coupa le contact.

— Pas quand on connaît les bonnes personnes et qu’elles vous laissent stationner chez

elles, déclara-t-il avec un clin d’œil, avant de descendre.

— Qui habite ici ?

Les volets de la jolie maison ancienne étaient tous baissés, sans doute pour conserver un

peu de fraîcheur à l’intérieur. À part l’Alfa, il y avait dans la cour une Fiat blanche, un

modèle récent.

Matteo fit le tour du véhicule et m’ouvrit la portière.

— Une amie.

Pourquoi avoir posé la question ? J’aurais préféré ne pas savoir qu’on se trouvait chez une

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femme, une femme avec laquelle il avait peut-être un passé et qui, en souvenir, lui

permettait d’utiliser sa cour quand il en avait envie.

— Où va-t-on maintenant ? demandai-je pour ne pas approfondir le sujet.

— Par là, lâcha-t-il, toujours énigmatique.

Il indiquait un passage entre deux maisons, au bout de la ruelle. Il débouchait dans une

rue interdite à la circulation. Rapidement, on arriva sur une place que je reconnus aussitôt.

Je m’arrêtai, perplexe.

— C’est ça que tu voulais me montrer ?

On se trouvait piazza di Spagna, juste devant la fameuse Scalinata. Orné de jardinières de

eurs, envahi par les touristes, cet escalier monumental montait jusqu’à la chiesa di Trinità

dei Monti, une église dont les deux tours s’élevaient dans le ciel bleu.

Matteo eut un léger sourire.

— Tu es toujours si impatiente ? Attends un peu.

Il me prit la main et m’entraîna à sa suite, se frayant avec détermination un chemin à

travers la foule amassée en bas des marches – des grappes de gens qui étudiaient des plans

ou prenaient des photos. Des policiers patrouillaient, probablement pour tenir les

pickpockets en respect.

Tout en laissant Matteo me guider, déconcertée, je serrai instinctivement mon sac.

Sérieusement, il ne veut quand même pas suivre le programme du touriste lambda ?

Mais au lieu de me faire monter l’escalier, il s’arrêta à sa droite, devant une charmante

maison peinte en ocre jaune, et lâcha ma main.

Il m’a drôlement baladée, me dis-je en considérant le bâtiment.

— La Keats-Shelley House ?

J’étais incapable de cacher ma surprise et ma joie.

— J’ai pensé que ça te ferait plaisir de la visiter.

Waouh !

Je m’attendais à tout, mais pas à ce qu’il choisisse justement, dans la ville aux mille

œuvres d’art, le musée voué à célébrer les deux poètes anglais, ainsi que l’ensemble du

mouvement romantique. Celui-ci faisait naturellement partie de la liste des lieux que je

voulais voir avant de quitter Rome. J’aimais les poèmes de Keats, j’en connaissais beaucoup

par cœur, et Matteo s’en souvenait. Je trouvais ça incroyablement attentionné.

— Merci, fis-je, rayonnante.

Il me tint la porte, me laissa le précéder dans l’étroit couloir aux murs blanchis à la chaux.

— Tu es déjà venue ? s’enquit-il tandis qu’on gravissait l’escalier raide permettant

d’accéder à la caisse.

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Je secouai la tête, pas loin de me sentir coupable. C’était une honte de ne pas m’y être

encore rendue, alors que j’avais déjà fait plusieurs séjours à Rome. Mais lors de mes visites

précédentes, je n’en avais jamais eu l’occasion. J’avais toujours prévu un emploi du temps

très serré, pour rentrer le plus rapidement possible à la maison et décharger Dad. J’aurais

peut-être pu prendre le temps, mais ça m’avait paru égoïste.

J’étais maintenant sur place, et l’occasion ne se représenterait sûrement pas de sitôt. Je

décidai donc de savourer cette visite.

À ma grande surprise, la jeune femme qui était en train de vendre des tickets à deux

messieurs âgés nous sourit et nous t discrètement signe de continuer à monter jusqu’à

l’espace d’exposition.

— Encore une amie à toi ?

Aussitôt, je m’agaçai d’avoir été incapable de dissimuler le sarcasme dans ma voix.

— Ou alors, ils ne font payer qu’une personne sur deux ? repris-je.

Matteo rit.

— Ni l’un ni l’autre. Je suis membre bienfaiteur de la Keats-Shelley Memorial Association

qui gère le musée, et l’un des avantages, c’est que je peux venir quand je veux et avec qui je

veux.

Je le regardai, impressionnée. S’il soutenait nancièrement cette association anglaise, il

devait être vraiment un grand admirateur de John Keats, comme il l’avait af rmé lors de la

réception.

Une fois en haut, on parcourut lentement les quatre pièces.

Dans la première était accrochée une des œuvres maîtresses de la collection, un tableau

de Joseph Severn, peut-être le plus connu. Il représentait Shelley écrivant en pleine nature,

devant un décor de ruines.

Tandis qu’on le contemplait, Matteo se tenait juste derrière moi et je sentais la chaleur de

son corps à travers la mince étoffe de ma robe. Je fus alors comme coupée en deux : on

aurait dit que mon esprit et mon corps réagissaient à des stimuli différents mais tout aussi

puissants et se perturbaient mutuellement. Ma raison absorbait les informations que le musée

m’offrait, pendant que tous mes sens étaient tendus vers Matteo. Il se rapprocha encore un

peu plus et son souffle courut sur mon oreille.

— C’est beau, non ? fit-il doucement.

Ses lèvres ef eurèrent mon lobe et un délicieux frisson parcourut mon dos. Haletante, je

me demandais si j’allais pouvoir formuler une phrase cohérente. J’eus donc recours à la

question qui me trottait dans la tête depuis que je savais que Joseph Severn comptait aussi

parmi ses peintres préférés. Je la posai d’une voix enrouée, sans bouger, subjuguée par la

proximité de son corps.

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— Qu’est-ce qui te plaît chez Severn ? Humainement, je veux dire.

La vie de l’artiste anglais n’avait rien en commun avec celle d’Enzo di Montagna. Severn

avait atteint l’âge de quatrevingt-cinq ans, ce qui n’était pas évident au XIXe siècle, et il faisait

partie de l’establishment : il avait notamment travaillé comme consul britannique à Rome, ce

qui expliquait qu’il y soit enterré.

— Ce n’était pas vraiment un rebelle…, poursuivis-je.

D’une main, Matteo repoussa mes cheveux sur le côté, et le contact du bout de ses doigts

sur mon cou nu me donna la chair de poule.

— Non, mais c’était un ami fidèle, répondit-il.

Je me retournai brièvement, puis me remis à considérer la toile.

C’est important pour lui. L’amitié. Exactement comme Giacomo l’a…

Ses lèvres se posèrent juste derrière mon oreille, effaçant toute pensée de mon cerveau.

Une sensation si excitante que je s un pas de côté, effrayée. Je le regrettai immédiatement,

parce que Matteo eut un sourire en coin. L’espace d’une seconde, je détestai qu’il me trouble

autant. Je le laissai quand même reprendre ma main.

— Tu veux voir l’espace consacré à Keats, maintenant ? proposa-t-il en indiquant le

couloir menant à la pièce suivante.

Je hochai la tête, la gorge sèche. J’avais du mal à penser à autre chose qu’à sa main

chaude tenant la mienne, tandis qu’on parcourait l’autre partie du musée, dédiée à John

Keats. Je la lâchai donc et tentai de me concentrer sur l’exposition que je voulais voir depuis

si longtemps.

Le nom de Joseph Severn apparaissait très souvent, là aussi : en 1820, il avait

accompagné à Rome son ami gravement malade, dans l’espoir que le climat l’aiderait à

retrouver la santé. Il y avait également des lettres, généralement présentées dans des vitrines,

témoignant de façon saisissante des souffrances de Keats.

J’étudiai chaque document, chaque tableau, et Matteo respecta mon intérêt en me suivant

en silence, sans plus me distraire. Il n’empêche que je sentais en permanence ses yeux posés

sur moi – je devais l’intéresser davantage que l’exposition, qu’il connaissait sans doute par

cœur. Et ça me rendait plus nerveuse que je ne voulais bien me l’avouer.

On se retrouva nalement dans la plus petite pièce, tout au fond – la chambre où Keats

était mort. On pouvait y voir le lit où il avait passé les dernières semaines de sa vie, ainsi que

son masque mortuaire.

— C’est tellement dommage, murmurai-je, affectée, perdue dans la contemplation du

masque en cire.

— Quoi ? demanda Matteo qui regardait comme moi le contenu de la vitrine.

— Qu’il soit mort si tôt, soupirai-je. Et qu’il ait dû quitter sa bien-aimée à cause de sa

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maladie, lui qui écrivait de si belles choses sur l’amour.

Il me revint à l’esprit une lettre que Keats avait adressée à sa Fanny, qu’il n’avait pu

fréquenter que deux ans et qui était restée en Angleterre lorsqu’il était parti à Rome,

gravement atteint par la tuberculose.

— Tracez les mots les plus doux et baisez-les, que je puisse du moins poser mes lèvres là

où les vôtres ont été, citai-je de mémoire. Je trouve ça très beau.

N’obtenant aucune réponse, je me retournai. Matteo fronçait les sourcils.

— Tu oublies ce passage, dans un autre courrier : Il paraît tellement impossible d’être

heureux avec vous ! Il y faudrait une étoile plus chanceuse que la mienne ! Cela ne sera

jamais. Ça n’a rien de beau pour moi.

Je le xai, admirative. Il pouvait le citer par cœur ? Donc, il avait étudié ces textes avec

autant de soin que moi. Simplement, son interprétation était résolument différente –

terriblement sombre pour quelqu’un qui souriait aussi souvent et de façon aussi charmante.

— Il ne partait pas du principe que ça arriverait, il savait que Fanny l’aimait aussi,

contestai-je. Ça ne fait que témoigner de la profondeur des sentiments qu’ils avaient l’un

pour l’autre.

Matteo n’avait pas l’air convaincu et secoua la tête.

— Qui sait si elle serait vraiment restée avec lui… Après tout, le premier amour de Keats

a toujours été l’écriture. Elle aurait sûrement fini par se lasser de ne pas être au centre de son

attention. Sans compter qu’il était pauvre et qu’il ne connaissait pas le succès – elle aurait

probablement vite entrevu ce que serait sa vie à ses côtés. Il est juste mort avant qu’elle

doive prendre cette décision. Sinon, on aurait sans doute constaté que toutes ces belles

paroles ne comptaient pas pour elle.

Ce fut mon tour de secouer la tête.

— Comment peut-on avoir un point de vue aussi peu romantique quand on af rme

admirer John Keats ?

Je voulais juste le taquiner, mais au lieu de sourire, il eut une grimace assez méprisante.

— Eh bien, je préfère la partie de son œuvre où il est question de l’art et de la beauté.

Mais pas toi, Sophie, hein ? Tu crois au romantisme et au grand amour ?

Son regard devint brusquement lointain, très pensif, et face à ce qui ressemblait à un

reproche, le rouge me monta aux joues.

— Non, c’est faux, assurai-je, énervée d’avoir mis le sujet sur le tapis.

S’il me connaissait, il saurait que je ne parlais pas de moi. J’appréciais peut-être les grands

sentiments dans la littérature, mais certainement pas dans ma vie – les hauts et les bas

émotionnels de Mum y avaient durablement veillé.

— Ce n’était qu’une citation, repris-je. Et quand je disais que tu n’étais pas très

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romantique, ça ne se rapportait pas à moi, mais au lieu dans lequel on se trouve.

Matteo retroussa les lèvres, toujours sérieux.

— Il n’empêche que tu as raison. Je ne suis dé nitivement pas romantique. Même pas un

tout petit peu.

Impossible d’ignorer la mise en garde dans sa voix : il n’était pas non plus familier des

grands sentiments. C’était ce qu’il voulait me dire, non ?

Pour autant, son avertissement était inutile. Après tout, sa réputation le précédait.

— Comme c’est rassurant, déclarai-je avec un sourire ironique. Je ne pourrais surtout pas

m’engager avec un homme romantique !

Matteo retrouva le sourire. Ses yeux étincelaient.

— Non ? Et… avec quel genre d’homme pourrais-tu t’engager, alors ?

À cet instant seulement, je pris conscience de ce que je venais de dire. Effrayée, incapable

de détacher mon regard du sien, je me creusais la tête à la recherche d’une réplique

intelligente qui lui montre que je contrôlais toujours la situation. Que je ne me laisserais pas

aller s’il me reprenait dans ses bras. Que je pourrais résister au désir qui montait en moi

chaque fois qu’il me fixait comme ça…

Heureusement, son portable vint à ma rescousse en sonnant. Visiblement énervé d’être

dérangé, il le sortit de sa poche. L’appel devait être important, parce qu’en découvrant

l’identité de son interlocuteur, il m’informa :

— Excuse-moi, il faut que je réponde. Ça ne sera pas long.

Il se détournait déjà, et s’éloigna en portant son téléphone à son oreille.

— Si ?

Il quitta la pièce d’un pas rapide tandis que je le suivais des yeux, le cœur battant.

Ce n’est vraiment pas mon type, c’est vrai, tentai-je de me rassurer.

Je m’intéressais aux hommes d’un tempérament tranquille, sur lesquels on pouvait se

reposer – c’est ce que je pensais jusqu’alors, en tout cas. Pourtant, il y avait bien quelque

chose entre nous, quelque chose de terriblement contradictoire qui existait depuis notre

première rencontre. Ça me mettait dans tous mes états. Comme si on était deux pôles, deux

aimants qui se repoussaient violemment d’un côté, tout en s’attirant avec une force

inimaginable de l’autre.

Je me rappelai la violence de ma réaction à sa caresse, et un nouveau frisson descendit le

long de mon dos. Il suf sait que ses lèvres m’ef eurent pour que je m’en amme, incapable

de penser à quoi que ce soit. Moi qui avais toujours af rmé que le sexe n’était pas important,

que je pouvais facilement y renoncer ! Je n’en étais plus si sûre désormais. Que se passerait-il

si je cédais aux sensations que Matteo éveillait en moi ?

La Sophie qui se chargeait de tout à la maison ne se laisserait pas aller. Elle aurait su que

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le charme et les manières provocantes de cet homme auraient mis à mal la vie tranquille,

raisonnable, bien structurée, pour laquelle elle s’était durement battue. Du coup, elle l’aurait

évité comme la peste.

Seulement, la Sophie qui se trouvait à Rome achetait des robes rouges bien trop longues

et se sentait curieusement attirée par lui. Elle était tentée de courir le risque – un constat qui

me choquait, pour être honnête.

L’estomac noué, je partis à la recherche de Matteo qui tardait à revenir. Supposant qu’il

était sorti pour téléphoner en toute tranquillité, je descendis l’escalier. Il était effectivement

devant l’entrée. Son portable collé à l’oreille, il parlait en italien et gesticulait. Je compris plus

ou moins qu’il exigeait quelque chose de son interlocuteur. Visiblement, il n’obtenait pas ce

qu’il voulait, parce qu’il finit par raccrocher en poussant un juron.

— Des ennuis ? m’enquis-je prudemment, un peu soucieuse.

— Avec mon cours, oui, con rma-t-il en se passant la main dans les cheveux. Ann, le

modèle pour nu que j’avais engagé, s’est décommandée au dernier moment. Il faut qu’elle

aille à Paris aujourd’hui : une affaire de famille urgente, impossible de repousser son départ.

Et l’agence vient de m’annoncer qu’ils ne peuvent pas me proposer une remplaçante au

débotté.

Il regarda sa montre et secoua la tête, l’air furieux.

— Je suis désolé, Sophie, mais j’ai peur de devoir changer mes plans. J’avais encore du

temps avant que le cours commence, mais maintenant, il faut que je m’occupe de trouver

quelqu’un d’autre, ou une alternative.

— Oh…

La déception m’envahit. J’avais pensé qu’on passerait le reste de la journée ensemble, et

la perspective de me retrouver seule était démoralisante. Je me rappelais que ce fameux

cours se tenait le vendredi après-midi. Il ne pouvait pas l’annuler, j’avais vu moi-même le

nombre d’étudiants qui faisaient la queue pour y assister. C’était quand même dommage…

Matteo paraissait songeur, comme s’il voulait me dire quelque chose. Au revoir,

probablement. Mais je ne voulais pas qu’il s’en aille. Soudain, une idée surgit dans mon

crâne.

— Sophie, je…

— Pourquoi ne pas me demander ? l’interrompis-je.

L’idée était osée. À Londres, il serait totalement exclu que je songe seulement à faire ce

genre de truc. Je n’avais pas le temps, et surtout, ça ne collerait pas avec les attentes qu’on

avait me concernant. Après tout, je représentais notre hôtel des ventes, qui avait une

réputation à perdre.

Mais à Rome, tout était différent. Quelque part, à l’intérieur de moi, émergea l’envie de

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faire une chose un peu folle. Pourquoi pas ? Personne ne me connaissait dans cette ville. Et

je n’avais rien de prévu.

Matteo n’avait plus l’air aussi lugubre qu’au moment où il avait appris la mauvaise

nouvelle. Mais il ne semblait pas non plus se réjouir de la solution que je lui offrais. Plutôt

surpris. Très surpris.

— Tu as dit toi-même que j’avais les mensurations idéales, me justi ai-je, troublée par son

expression. Et… ça t’aiderait, non ?

— Tu l’as déjà fait ?

Son ton sceptique renforça ma détermination.

— Non, mais je peux le faire.

— Tu en es sûre ? insista-t-il. On va dessiner un nu, Sophie. Il faudrait que tu…

— Que je sois nue, je sais, répliquai-je en avançant le menton.

Il croyait vraiment m’apprendre ce qu’était un nu ?

Il eut un large sourire.

— Il faudrait que tu restes immobile. Voilà ce que je voulais dire. Il faudrait que tu restes

immobile très longtemps. La plupart des gens ont du mal.

— Moi pas, affirmai-je précipitamment.

J’eus un sourire un peu contraint, gênée par le malentendu. C’était vrai, je pensais être

capable de rester immobile : sûrement pétri ée de peur que des paires d’yeux étrangers

soient posées sur mon corps.

Matteo se tut un long moment et j’essayai, en vain, d’interpréter son regard d’ambre. Puis

il leva la main, la posa contre ma joue et caressa ma lèvre inférieure avec son pouce.

— Ça m’aiderait beaucoup que tu prennes le relais…

La peau sensible de ma bouche se mit à picoter sous sa caresse. Lorsque sa main

retomba, j’eus du mal à réprimer un soupir langoureux.

— … mais je ne peux pas exiger ça de toi.

Tremblant intérieurement, parce que je sentais toujours sa main contre ma joue, je lui

souris.

— Considérons qu’on fait un marché, proposai-je, étonnée que ma voix paraisse aussi

calme. Je te rends service, en échange, tu te charges de l’expertise pour le di Montagna.

Comme ça, on sera quittes.

Cette optique me plaisait bien et me rendait mon assurance : ainsi, je pouvais

raisonnablement justi er ce que je m’apprêtais à faire, et je n’avais pas à m’avouer que je

jouais avec le feu.

Malgré tout, Matteo ne réagit pas comme je m’y attendais. Il détourna la tête et xa

l’escalier. L’espace d’un instant, je crus distinguer sur son visage une expression coupable.

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Mais j’avais dû me tromper, parce que, lorsque ses yeux se reposèrent sur moi, ils semblaient

plutôt pensifs.

— Matteo ? fis-je.

Il eut un hochement de tête, l’air absent. Avant que je puisse lui demander si ça signi ait

qu’il acceptait le deal, il attrapa ma main et m’entraîna à sa suite.

— Alors, viens. Il ne nous reste plus beaucoup de temps.

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12La villa de Matteo n’était pas très loin de la piazza di Spagna. Une fois devant, il sortit

une petite télécommande de la boîte à gants, pressa un bouton, et les battants du portail en

fer forgé s’ouvrirent pour laisser passer la voiture. Ils se refermèrent automatiquement

derrière nous, comme s’ils scellaient quelque chose.

Plus de retour en arrière possible, pensai-je.

Je pris une profonde inspiration, tant ce que j’étais sur le point de faire sortait des bornes

entre lesquelles ma vie évoluait habituellement. J’avais du mal à maîtriser ma nervosité.

Matteo ne me rendait pas la tâche facile. J’aurais pensé qu’il serait satisfait que son cours

soit sauvé mais il avait de nouveau l’air de ruminer, les traits tendus, comme pendant le trajet

depuis chez Giacomo. Son attitude m’ébranlait davantage. Cet homme ne pouvait-il pas,

pour une fois, faire ce qu’on attendait de lui ?

Dans la cour, la voiture emprunta un court chemin pavé et s’arrêta devant deux boxes.

Les portes étaient fermées et il se gara simplement devant, puis descendit. De mon côté, je

découvrais la propriété, fascinée. C’était un paradis de verdure, un jardin luxuriant qui

accueillait des palmiers élancés, protégé des regards par le haut mur qui l’entourait.

La maison aussi m’impressionna. Haute de trois étages, elle était ornée de grandes

fenêtres à croisillons, au-dessus desquelles des briques claires formaient des arcs ouvragés.

Des colonnes portaient un avant-corps surmontant l’imposante porte d’entrée, ce qui donnait

au bâtiment une apparence majestueuse, mais pas tape-à-1’œil.

Matteo m’ouvrit la portière côté passager.

— Tu vis seul ? demandai-je, surprise.

La maison avait l’air bien trop vaste pour un célibataire.

— Pas la plupart du temps.

Sa réponse m’étonna tant que j’hésitai brièvement avant de le suivre.

— Qui habite ici avec toi ? m’enquis-je prudemment.

— Aucune petite amie jalouse, au cas où tu le craindrais encore.

Il retrouvait en n le sourire. Un sourire plutôt impertinent : il devait toujours être amusé

que j’aie pris sa belle-sœur pour sa petite amie.

— Mon intendante vient se charger de tout pendant la journée, expliqua-t-il.

J’en fus honteusement soulagée, puis me ressaisit : je ne devais être ni la première, ni la

dernière femme qu’il emmenait chez lui.

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— D’autre part, je n’occupe pas personnellement le rez-de-chaussée, poursuivit-il. Il

abrite les bureaux de la fondation et un petit appartement que nonna utilise souvent quand

elle est en ville et que les enfants de Luca et Paola sont trop turbulents.

— La fondation ?

Curieuse, je regardai à travers la fenêtre tout en bas et distinguai, à gauche, des étagères

et des bureaux. Puis mes yeux se posèrent sur une plaque en laiton près de la porte

d’entrée. L’inscription LA SPERANZA DI PITTURA – Fondazione per i giovani talenti dell’arte

y était gravée. Je me figeai et me tournai lentement vers Matteo.

— C’est toi qui es derrière ça ?

J’avais déjà entendu parler de cette fondation. Bien connue dans le monde de l’art, elle

attribuait des bourses à des étudiants particulièrement doués et nançait de jeunes peintres

dans toute l’Europe.

Matteo sourit de nouveau.

— Ça m’a paru être une façon sensée de faire fructi er mon argent. Lorenzo Santarelli

n’est pas le seul à vouloir encourager la nouvelle génération, t-il, me rappelant ma

discussion avec le galeriste, à la réception de Giacomo.

— Pourquoi ne jamais l’avoir évoqué ?

Consternée, je repensai à l’admiration que j’avais manifestée en apprenant que Santarelli

exposait essentiellement de jeunes artistes : les aides nancières accordées par la fondation

de Matteo étaient d’une autre dimension, et certainement plus durables.

— Parce que j’agis par conviction, pas pour le crier sur tous les toits. Je laisse ça à

d’autres, répliqua-t-il.

Puis il ouvrit la porte et me laissa le précéder dans le hall.

Au sol, de superbes carreaux avec un motif terracotta raf né noir et blanc, dégageaient

une impression de noblesse et d’élégance plutôt discrète, comme l’escalier en pierre naturelle

et le lustre en fer noir accroché au-dessus de nos têtes. À droite et à gauche, deux grandes

portes en bois laquées de blanc, fermées, devaient permettre d’accéder aux ailes de la

maison.

Matteo se dirigea vers l’escalier et je le suivis. J’aperçus naturellement des tableaux en

montant, mais contrairement à mon habitude, je ne leur accordai pas d’attention particulière

– j’étais plus intéressée par la façon dont il vivait.

Le premier étage accueillait manifestement l’espace à vivre : au passage, je remarquai un

salon à l’aménagement moderne. Mais les combles, au dernier étage, étaient notre

destination nale. Après avoir franchi une porte, je me retrouvai dans une pièce couvrant

probablement toute la largeur de la maison – un atelier avec des vasistas et de hautes

fenêtres.

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La lumière est parfaite pour peindre, pensai-je, impressionnée.

Côté façade, je remarquai un vieux canapé en cuir brun, très large. Malgré son assise un

peu affaissée, il avait l’air confortable. Sinon, il y avait peu de meubles, exception faite d’une

table avec des pieds chromés et un plateau en matière plastique blanche. Rectangulaire, elle

présentait des dimensions inhabituelles : un peu plus large et plus haute que les tables de

salle à manger classiques, elle était placée au centre d’un large demi-cercle formé par des

chevalets et des tabourets. Au fond, sous les fenêtres, je notai également des étagères où

étaient rangés ustensiles et pots de peinture, pour autant que je puisse en juger à cette

distance. À côté, une porte devait mener à l’autre partie de l’étage.

— C’est ici que le cours va se tenir, précisa Matteo.

Je m’en serais doutée… Mais je m’inquiétai en ne voyant aucun paravent.

— Et… je me déshabille où ?

Il ne s’attendait quand même pas à ce que je le fasse devant tout le monde ?

Matteo sourit devant mon air interloqué, et la fossette que je trouvais si sexy réapparut

sur sa joue ; je dus me dominer pour ne pas la toucher.

— En bas. Je voulais te montrer avant l’endroit où les choses vont se passer, expliqua-t-il.

Il me ramena au premier étage et me t entrer dans le salon que j’avais remarqué en

montant.

Il s’agissait d’une pièce qui dénotait beaucoup de goût, avec un parquet brillant en point

de Hongrie et un élégant mélange de meubles anciens et design. Sous la table basse placée

devant le canapé gris, un grand tapis blanc donnait une atmosphère douillette, et sur le sofa,

un plaid et plusieurs coussins de la maison Bertani apportaient des touches de couleur

supplémentaires.

Il a le sens du style…

J’admirai aussi le téléviseur écran plat xé au mur, entouré – bien sûr – de quelques

toiles. Choisies avec beaucoup de soin, elles constituaient un intéressant mélange d’œuvres

plus ou moins modernes, disparate mais harmonieux. L’une d’elles s’imposa à moi. Il

s’agissait d’un grand format, une madone à l’enfant d’Enzo di Montagna, comme la signature

me le confirma.

— De quand est-ce ? demandai-je en m’approchant.

— Il a été réalisé en 1510, ici, à Rome. Ce tableau a fait naître mon intérêt pour l’artiste.

— Je comprends parfaitement. C’est une œuvre fascinante. Les couleurs et l’agencement

de la composition n’ont rien de conventionnel. Sans oublier la façon dont la mère et l’enfant

se regardent. C’est à ça qu’on reconnaît qu’il comptait vraiment parmi les grands de son

temps.

Comme Matteo ne disait rien, je me retournai vers lui. Il secouait la tête et je haussai les

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sourcils, l’air interrogateur.

— Quoi ?

— Tu es la première à le remarquer. Il a toujours fallu que j’explique aux autres ce qui

me plaisait chez lui.

— C’est toi l’expert, tu t’attendais à quoi ? répondis-je en souriant.

Je décidai de ne pas trop me demander si, avec «les autres», il voulait surtout parler de

femmes qui s’étaient retrouvées chez lui. Il se planta juste devant moi, le regard brûlant.

— Je ne sais pas à quoi je m’attendais, fit-il à voix basse. Pas à ça, en tout cas…

Il ne parlait plus de la toile. La tension entre nous était si palpable que je retins mon

souf e. Il referma ses bras autour de moi et m’attira contre lui. Tout mon corps était

parcouru de picotements. Ses lèvres effleurèrent ma tempe, puis ma joue.

— Je ne m’attendais vraiment pas à ça, chuchota-t-il, tout près de ma bouche.

Je fermai les yeux, frémissante.

J’allais mourir sur place s’il ne m’embrassait pas, là, tout de suite. Et j’allais aussi mourir

sur place s’il le faisait : l’attraction que j’éprouvais pour lui était si puissante que je me

brûlerais les ailes comme un moucheron attiré par la lumière d’une lampe. Pour autant, j’étais

incapable de l’en empêcher, il fallait que…

Quelqu’un se racla la gorge et je rouvris brusquement les yeux, effrayée. Une femme se

tenait dans l’embrasure de la porte.

Elle portait un tailleur sombre et ses cheveux bruns étaient rassemblés en chignon sur sa

nuque, ce qui lui donnait une apparence si stricte que j’eus du mal à déterminer son âge. La

cinquantaine ? Un peu moins ?

D’où sortait-elle, tout à coup ? Aucune idée, mais qu’elle m’ait surprise dans les bras de

Matteo me gênait. Je cherchai à me dégager et il me libéra à contrecœur. La présence de la

femme ne paraissait ni le surprendre, ni le déranger.

— Qu’y a-t-il, Elisa ? demanda-t-il en italien.

Je venais visiblement de faire la connaissance de son intendante.

— L’agence a appelé, l’informa-t-elle. Le modèle qui devait…

— Je sais, l’interrompit-il.

Puis il me désigna.

— Le problème est résolu.

Il me présenta la femme, qui m’adressa un signe de la tête sans sourire, puis lui demanda

de nous préparer de quoi manger sur le pouce et d’ouvrir aux étudiants qui n’allaient pas

tarder.

— Ensuite, je n’aurai plus besoin de vous. Vous pourrez partir une fois qu’ils seront tous

là.

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Elle hocha de nouveau la tête et disparut discrètement, sans faire un bruit. Comme elle

était venue. Alors seulement, je me rendis compte qu’elle ne s’était pas du tout intéressée à

moi. En tout cas, elle ne m’avait pas considérée avec curiosité. Soit c’était sa manière d’être

(après tout, son métier lui imposait la discrétion), soit elle était tellement habituée à voir des

femmes dans les bras de Matteo qu’elle n’y prêtait plus attention. Cette option me plaisait

nettement moins et je m’obligeai à ne plus y penser pour me concentrer sur la suite : le cours

de Matteo allait bientôt commencer.

— Il vaut peut-être mieux… que je me prépare ?

Encore remuée par le baiser qu’on avait failli échanger, je me frottai le bras, mal à l’aise.

Si cette Elisa était arrivée quelques minutes plus tard…

Les pensées de Matteo semblaient suivre le même cours : son sourire était contrarié, mais

ses yeux étincelaient.

— Oui, peut-être, lâcha-t-il. Viens, je vais te montrer où tu peux te changer.

Je le suivis dans un couloir desservant visiblement plusieurs pièces. Matteo ouvrit une des

portes.

Je découvris une chambre. Pas la sienne, je l’aurais parié : elle n’avait rien de masculin, ni

dans son aménagement, ni dans sa décoration. Tout était plutôt neutre, avec des meubles

blancs et des touches de vert tilleul. En revanche, il n’y avait pas d’effets personnels, rien ne

traînait – pas de livre sur le chevet, pas d’habits sur le valet devant l’armoire. Je penchai

donc pour une chambre d’amis.

Tandis que je parcourais la pièce des yeux, Matteo sortit de l’armoire une longue pièce de

soie bleu nuit. En regardant mieux, il s’agissait d’un kimono. Il me le tendit.

— Tu peux utiliser la salle de bains si tu veux te rafraîchir, m’informa-t-il. Il y a tout ce

dont tu as besoin.

— Combien… Combien de temps reste-t-il ?

J’avais la bouche très sèche.

Matteo consulta sa montre.

— Encore vingt minutes, déclara-t-il.

Puis il me fixa longuement.

— Tu es vraiment sûre de vouloir le faire ?

Je retrouvais cet air sceptique sur son visage. Apparemment, la pensée que je pose pour

son cours continuait à ne pas lui plaire tout à fait.

— Tu n’es pas obligée, ajouta-t-il.

La colère montait en moi. Il ne pouvait y avoir qu’une raison à son hésitation : il ne m’en

croyait pas capable. De même qu’Andrew ne me pensait pas capable de faire quelque chose

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d’imprévu. Ça me dérangeait. Comme si j’étais ennuyeuse au possible, comme si je n’étais

pas en mesure, moi aussi, de dépasser mes limites.

— Je veux le faire, affirmai-je, avec plus de véhémence que je n’en avais l’intention.

Je regardai Matteo en essayant d’interpréter l’expression de ses yeux. Il y avait dedans

cette lueur qui exerçait sur moi une attraction quasi magique.

— Je veux le faire, répétai-je, plus doucement.

Le rythme de mon cœur s’accéléra.

Matteo hocha la tête et sourit, mais avec une réserve que je ne lui connaissais pas.

— Alors, prépare-toi, trancha-t-il avant de s’en aller sans se retourner.

Le kimono à la main, je me laissai tomber sur le lit. Je xai l’étoffe bleu foncé, luisante,

comme si elle pouvait me dire si ce que je m’apprêtais à faire était juste. Matteo avait peut-

être raison, peut-être que je présumais de mes capacités – à tous points de vue ?

Finalement, je chassai énergiquement ce sentiment d’incertitude et me levai. Je m’étais

engagée, pas question de faire machine arrière.

L’estomac noué, j’ôtai mes ballerines, passai ma robe pardessus ma tête et quittai mon

soutien-gorge bleu pâle bordé de dentelle, puis la culotte coordonnée (j’étais raisonnable

quand j’achetais des vêtements, mais je me laissais toujours tenter par de beaux dessous).

Ensuite, sans jeter un coup d’œil dans le grand miroir accroché près de l’armoire, j’entrai

dans la salle de bains, tout aussi raf née que le reste de cette demeure. Je me douchai

rapidement, les mains tremblantes d’excitation, et utilisai les luxueux produits de toilette

pour femme que je trouvai – Matteo n’avait pas menti, il y avait tout ce dont j’avais besoin.

Puis, rafraîchie, prête à affronter mon reflet dans la glace, je retournai dans la chambre.

J’arrangeai ma chevelure en détaillant mon corps d’un œil critique, si nerveuse que j’avais

la respiration courte et que mon buste se soulevait et s’abaissait rapidement.

Ça devait faire une éternité que je ne m’étais pas postée nue devant un miroir. Je n’avais

jamais prêté trop attention à mon apparence, ça ne comptait pas.

Mais là, ça allait compter. Aussi, tentai-je de me juger le plus objectivement possible.

J’étais mince, mais avec des rondeurs, notamment des hanches qui donnaient du relief à

ma silhouette. Ma peau très claire, presque blanche, formait un contraste intéressant avec

mes longs cheveux noirs, qui retombaient joliment sur mes épaules.

Mes seins aussi étaient O.K. Ni trop gros, ni trop petits. Normaux, quoi. Je les entourai de

mes mains et les soupesai, juste par ré exe. Brusquement, j’imaginai que Matteo se tenait

derrière moi et que c’étaient ses mains qui me caressaient. À cette idée, des images surgirent

dans ma tête, l’excitation me gagna et une agréable chaleur se répandit en moi. Comme plus

tôt, je sentais ses lèvres dans mon cou, son torse contre mon dos, et mes mamelons

durcirent…

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On frappa à la porte et je quittai brutalement mon rêve éveillé. J’inspirai profondément

pour me calmer et attrapai le kimono pour l’en ler. Très large, il cachait sans problème ma

nudité, une nudité extrême dont je pris alors la pleine mesure. Je m’enveloppai dedans et

serrai étroitement la ceinture.

— Sophie ?

La voix de Matteo trahissait un soupçon d’inquiétude. Il fallut de nouveau que je prenne

une grande inspiration avant de pouvoir répondre.

— Entre.

Un instant plus tard, il apparaissait dans la pièce avec une assiette.

Il s’était changé, lui aussi, et portait pour la première fois des habits très décontractés : un

jean qui posait parfaitement sur son bassin étroit et un tunisien bleu foncé à manches

courtes, sous lequel se dessinait son torse musclé. Quand on ajoutait à ça ses cheveux clairs

qui lui retombaient sur le front, on comprenait sans peine qu’on ne se lasse pas de le

regarder. Tout en cet homme m’attirait et je poussai un soupir intérieur.

— Les étudiants sont là ? demandai-je en hésitant.

J’avais déjà entendu un agréable gong résonner plusieurs fois à travers la maison.

— Les premiers, oui, me confirma-t-il. Mais tu as encore le temps de manger un morceau.

Il me tendit l’assiette sur laquelle était posé un panini à la tomate et à la roquette qui

paraissait délicieux. J’avais une faim de loup.

Matteo resta un moment devant moi, laissant ses yeux monter et descendre le long de

mon corps, comme s’il n’était toujours pas sûr de ce que j’allais donner comme modèle. Puis

il s’en alla et je mangeai, luttant contre ma nervosité grandissante.

Quelques minutes plus tard seulement, il revint me chercher. Silencieux, il me t traverser

le salon, rejoindre l’escalier et monter jusqu’aux combles.

Il s’arrêta devant la porte de l’atelier. J’entendais des voix, derrière. Les gens qui

attendaient de l’autre côté discutaient et riaient, et mon estomac se contracta.

C’est maintenant que ça devient sérieux, me dis-je.

J’essayai de lire en moi-même : est-ce que je souhaitais vraiment poser nue ? Dif cile à

dire, mais la seule chose qui me perturbait vraiment, c’était la présence de cet homme, à côté

de moi, qui s’était remis à me déshabiller du regard en esquissant un sourire.

— Prête ?

Il avait la main sur la poignée. Je hochai la tête sans savoir au juste si j’étais prête. De

toute façon, il était trop tard pour reculer : il ouvrait déjà la porte.

Cette fois, il me précéda dans le grenier. Je lui en fus reconnaissante parce que je me

sentais trop intimidée pour entrer la première. Le silence s’était fait dans la pièce et les yeux

se braquèrent sur nous. Ma gorge se serra.

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Matteo se dirigea côté façade et me t signe de m’installer dans le canapé. Puis il se

tourna vers ses étudiants, tous attentifs.

Je constatai avec étonnement qu’ils étaient onze, pas dix: cinq hommes et six femmes

devant leur chevalet, sur un tabouret. Le cœur battant, je m’assis dans le sofa. Je notais des

détails – la barbe d’un étudiant qui semblait plus âgé que les autres, le short ultra-court d’une

étudiante –, mais au fond, ils représentaient pour moi une masse anonyme, et la perspective

de me retrouver très bientôt nue devant ces inconnus était aussi inquiétante que grisante.

Matteo eut quelques mots pour introduire cette deuxième séance et me présenta.

Lorsqu’il précisa que je remplaçais au pied levé le modèle initialement prévu, ils

m’applaudirent, souriants pour la plupart. Seule une femme, une brune qui avait l’air plus

jeune que tous les autres, me détailla de la tête aux pieds, l’air presque critique. Je trouvais

un peu désagréable la façon dont elle me considérait, et je me réjouis qu’elle se remette à

xer Matteo, qui expliquait ce qu’il attendait d’eux. Ils devaient réaliser un dessin en veillant

non seulement à respecter les justes proportions, mais aussi à restituer le sentiment véhiculé

par la représentation.

— Pensez à ce dont on a parlé la dernière fois, leur rappela-t-il. C’est pour ça que vous

êtes ici : pour en apprendre davantage sur la fascination que l’art exerce sur nous. Vous

devez expérimenter vous-mêmes cette magie. Rien n’est pire qu’un tableau parfait qui gure

tout, mais ne suscite rien en nous. Alors, montrez-moi ce que vous voyez.

Il leva le bras et le tendit dans ma direction, m’invitant à le rejoindre. Je m’exécutai, le

cœur battant. C’était manifestement aussi le signe que les étudiants devaient se préparer :

des murmures s’élevèrent tandis que chacun déplaçait son tabouret, positionnait son bloc et

sortait ses crayons. Il régnait dans la pièce une tension qui me gagna, et ma main tremblait

lorsque je la glissai dans celle de Matteo.

Puis nos regards se croisèrent, et j’oubliai l’espace d’un moment qu’on avait un public.

Seules comptaient la chaleur émanant de sa paume, et cette sensation qui débutait dans mon

bas-ventre et se propageait à une vitesse étonnante dans tous les recoins de mon corps,

tandis qu’il m’accompagnait jusqu’à la table.

Il l’avait un peu déplacée vers le canapé mais les chevalets l’entouraient toujours, devant

et sur les côtés. Elle était maintenant recouverte d’un large coussin rembourré et attaché aux

pieds. C’était là que je devais m’installer, pour que tous puissent bien me voir.

Je me remémorai un jour, pendant mes études, où j’avais jeté un coup d’œil dans un cours

de dessin. Le modèle était assis au milieu des étudiants et certains le peignaient de face,

d’autres de dos. Ce n’était pas ce que Matteo avait en tête : personne n’était installé derrière

moi. Quant aux deux élèves qui se tenaient aux extrémités du demi-cercle, ils n’allaient me

voir que de profil.

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Peu m’importaient au fond les étudiants. Désormais, je n’avais plus d’yeux que pour

Matteo, Matteo et ses mains qui dénouaient ma ceinture.

Je retins mon souf e et il ouvrit le kimono, ef eura la peau de mes épaules du bout des

doigts et repoussa l’étoffe luisante qui atterrit doucement à mes pieds.

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13Je frissonnai malgré moi mais restai immobile, tandis que le regard de Matteo se posait un

peu partout sur mon corps nu. Son visage était impassible, mais lorsqu’il releva les yeux, du

désir semblait y briller.

Manifestement, je lui plaisais et j’en fus soulagée. J’osai même un sourire, mais Matteo ne

me le rendit pas. Au lieu de ça, il posa ses mains fermes et chaudes sur mes hanches.

— Installe-toi sur la table.

Il m’aida à grimper dessus. En quelques gestes sûrs, il me positionna à son idée, et

j’essayai de ne pas montrer à quel point j’appréciais le contact de sa peau contre la mienne.

Était-ce vraiment un hasard s’il frôlait mes seins en plaçant mon bras ? Pourquoi sa main

s’attardait-elle autour de ma cheville pendant qu’il déplaçait ma jambe ? Que cela puisse être

intentionnel fit monter mon excitation et je rougis.

En n de compte, je me retrouvai assise, le buste droit, les jambes croisées, le bras gauche

appuyé près du corps, tandis que le droit reposait sur mes genoux.

— Ça va comme ça ? s’enquit-il.

Je hochai la tête. La position était à la fois très sensuelle et assez confortable. J’ignorais

combien de temps j’allais devoir la garder, mais je pensais tenir le coup.

Un des étudiants toussota. Je jetai un œil par-dessus l’épaule de Matteo: la plupart

attendaient de pouvoir se lancer. Leurs regards, auxquels je n’avais pas encore été réellement

exposée parce que Matteo se tenait juste devant moi, étaient tous concentrés. Les élèves

guettaient impatiemment le signal de départ du professore.

Pour autant, Matteo prenait tout son temps. Il recti a une dernière fois le port de ma tête.

Il plaça pour ça ses mains de part et d’autre de mon visage et ses pouces caressèrent mes

joues, une sensation si agréable que j’ouvris presque automatiquement les lèvres.

Ses yeux s’assombrirent d’une certaine hésitation, puis il lâcha quelque chose qui

ressemblait à un juron contenu. Il ôta brusquement ses mains de mon visage, t un pas en

arrière.

— Vous pouvez commencer, indiqua-t-il aux participants, tout en continuant à me xer.

Je suis impatient de voir le résultat.

*

Un silence presque absolu régnait dans l’atelier. On n’entendait qu’un raclement de gorge

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ici ou là, le frottement d’un tabouret qu’on déplaçait, des bruits de froissement – et, bien sûr,

le grattement des fusains et des crayons à papier.

Ce silence et l’air agréablement tiède étaient propices à la méditation, mais je ne

parvenais pas à me détendre tout à fait.

Les étudiants, dont je sentais régulièrement les regards sur moi, n’étaient pas le problème.

D’accord, je trouvais toujours spécial de me retrouver nue devant des inconnus, mais je m’y

étais vite habituée, sans doute parce que leur intérêt était purement créatif. Même la jeune

femme brune qui m’avait xée bizarrement au début était absorbée par son dessin. Quant

aux autres, s’ils me considéraient attentivement chaque fois qu’ils levaient les yeux vers moi,

ils ne donnaient pas l’impression de me mater, si bien que je ne trouvais pas désagréable

d’être autant exposée. Au contraire, je savourais le sentiment de ne rien pouvoir cacher… en

dissimulant tout de moi.

En tant que Sophie Conroy, je ne me montrerais jamais ainsi – mais à Rome, je n’étais que

Sophie, un objet d’étude qui avait pris la place d’un autre objet d’étude. Il ne s’agissait pas de

ma personne, je n’étais pas jugée pour ça, ce qui avait quelque chose de libérateur.

Simplement, je n’étais pas anonyme pour tout le monde. Matteo me connaissait, donc ses

coups d’œil n’avaient pas du tout la même nature. Ils touchaient ce que j’avais de plus

intime, me rendaient sans défense et m’empêchaient de me décontracter.

Soit il se tenait au fond, près d’une fenêtre, soit il évoluait entre les élèves pour examiner

leurs créations. Dans tous les cas, il était incroyablement sexy. Je le dévorais du regard : ses

jambes puissantes et ses hanches étroites, moulées dans son jean, ses avant-bras bronzés et

musclés, croisés devant son large torse, son visage aux yeux dorés, ses cheveux clairs en

désordre… Cet homme était trop beau pour être vrai. Je m’étais déjà fait la ré exion en

atterrissant dans ses bras, à la villa de Giacomo, et mon avis n’avait pas changé. Sauf que je

savais désormais qu’il embrassait divinement bien et que ses caresses étaient capables de me

transformer en une petite chose tremblante de désir.

J’avais envie qu’il recommence – et j’en avais peur en même temps. À cette perspective,

ma raison se manifesta de nouveau.

À trop jouer avec le feu, on peut se brûler les doigts.

Pourrais-je réellement retrouver mon ancienne vie si je me livrais encore plus à cet

homme ?

À cet instant précis, Matteo planta ses yeux dans les miens, comme s’il avait entendu mes

pensées. J’en oubliai de respirer quelques secondes. Tout mon corps me picotait chaque fois

qu’il le faisait, mais ça ne durait jamais longtemps parce qu’il détournait rapidement le regard

pour accorder toute son attention aux étudiants et à leur travail.

Matteo disparut de mon champ de vision – je n’avais pas le droit de tourner la tête –,

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mais je l’entendis s’entretenir avec l’élève à ma droite. Puis le silence revint. Je commençais à

me demander combien de temps j’allais encore devoir rester assise sur cette table…

Avec un soupir, je soulevai mon bras gauche et le posai sur mes genoux, à côté du droit.

Je bougeai aussi les jambes. Il ne fallait pas, mais j’étais si tendue que je ne pouvais pas faire

autrement. J’avais déjà remué légèrement avant ça, en me penchant plus en avant ou en

déplaçant un peu mes jambes. J’y étais obligée, pour que mes membres ne s’ankylosent pas

complètement dans cette position peu courante. Personne n’avait rien dit jusqu’alors et ce fut

le cas cette fois encore, même si j’avais bougé davantage. De toute façon, certains avaient

ni et ne considéraient plus que leur œuvre. Quant à ceux qui dessinaient encore, ils ne

protestèrent pas.

— Tu tiens le coup ?

Matteo venait de poser la question à voix basse, tout près de mon oreille. Je sursautai et

tournai la tête dans sa direction, si bien que mon visage ne se retrouva plus qu’à quelques

centimètres du sien. Il plissait le front, l’air soucieux.

La bouche sèche, j’humectai mes lèvres.

— Il reste… combien de temps ?

— Un quart d’heure. Tu crois que ça va aller ?

J’opinai du chef, mais un frisson me parcourut. Matteo fronça les sourcils et posa la main

sur mon dos, le frotta très doucement.

— Tu as froid ?

Cette fois, j’af chai un sourire un peu contraint : on était au beau milieu du cours et je

pouvais dif cilement lui avouer que j’avais plutôt chaud quand il me touchait. Mais il baissa

ses yeux d’ambre sur mes seins et vit très bien ce que son contact me faisait : mes mamelons

étaient durcis et dressés, c’en était presque douloureux.

Pas très professionnel pour un modèle, pensai-je avec un gémissement intérieur.

Nos regards se croisèrent et j’eus l’impression de tomber sans n dans le sien, de me

consumer dans la chaleur qui s’y re était. Cette sensation effaça immédiatement toute

pensée claire de mon cerveau. Mais, avant que je ne comprenne ce qui se passait entre nous,

le moment était passé. Matteo se détourna et rejoignit, en quelques pas, le canapé. Il y prit le

kimono, revint et me le tendit.

— Mets ça.

D’abord perplexe – ne venait-il pas de dire qu’il restait un quart d’heure ? –, j’obéis et

abandonnai la pose.

Quand je descendis de la table, les étudiants, tout aussi étonnés, se mirent à protester.

— Je n’ai pas fini ! s’exclama une blonde, l’air plutôt paniqué.

Les autres se mirent à murmurer des commentaires surpris. Matteo les ignora. Il m’aida à

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en ler la tunique et me retint par le bras lorsque mes jambes ankylosées anchèrent. Au

bout d’un court moment, le sang se remit à circuler et je retrouvai des sensations : d’intenses

picotements. Je grimaçai, soulagée qu’il me soutienne toujours.

— Est-ce qu’elle ne pourrait pas…, commença l’élève qui n’avait pas achevé son dessin.

Matteo l’interrompit.

— Non, elle ne peut pas. Sophie n’a pas l’habitude, elle s’est proposée pour nous rendre

service. Ça suffit pour aujourd’hui.

Puis, afin d’écarter tout malentendu, il précisa :

— Le cours est terminé. Vous pouvez ranger vos affaires. On se verra la semaine

prochaine.

Des chuchotements s’élevèrent de nouveau tandis que Matteo m’accompagnait jusqu’au

sofa dans lequel je m’assis, enveloppée de mon kimono. Il se tourna vers ses étudiants et

leva les mains.

— Nous discuterons de vos travaux la prochaine fois. Je vais étudier vos œuvres à tête

reposée et vous aurez mon retour dans une semaine.

— Mais…

Le visage de la blonde trahissait, non pas de l’irritation, mais une véritable détresse.

Manifestement, elle avait peur que sa création ne donne pas satisfaction en l’état.

— Est-ce qu’on ne pourrait pas…

— J’ai déjà pu me rendre compte que votre dessin comptait parmi les plus réussis,

Raffaella, la coupa Matteo.

Ce compliment-surprise la fit rougir, et se taire.

— Les autres non plus n’ont pas à s’inquiéter, ajouta-t-il. Je ne vous ai pas choisis par

hasard pour ce cours : chacun de vous a beaucoup de talent.

Tous les élèves, rayonnants, se mirent à faire leurs sacs sans plus protester. Seule la jeune

femme brune, qui m’avait regardé bizarrement au début, revint à la charge.

— Et mon approche ? demanda-t-elle.

Il me sembla déceler dans sa voix un ton de dé . Son regard était à l’unisson : elle toisait

Matteo avec une certaine impertinence, loin du respect que ses camarades témoignaient au

professore.

Matteo se contenta d’afficher un large sourire.

— Pas commune. On aura l’occasion d’en parler, Adriana.

Cette dernière phrase résonnait comme un avertissement, mais il l’avait prononcée avec

indulgence et je n’arrivais pas à me défaire de l’impression que ces deux-là étaient plus

proches que les autres.

Je me rappelai alors que Matteo était resté longtemps planté devant son chevalet, l’air

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déconcerté. Là, il secouait la tête, miamusé, mi-irrité. Un spectacle qui réjouit visiblement

Adriana : elle eut un sourire très satisfait et se mit à remballer ses affaires à son tour. Elle ne

paraissait pas avoir peur de s’attirer la colère du professore.

— Je peux emporter mon dessin pour travailler encore un peu dessus ? s’enquit la blonde

Raffaella.

Elle regardait Matteo d’un air implorant – ce devait être une vraie perfectionniste qui ne

supportait pas l’idée de rendre un travail inachevé.

Mais Matteo refusa d’un signe de la tête.

— Améliorer sa création à la maison ne va pas dans le sens de ce que nous faisons ici.

N’oubliez pas que nous voulons apprendre quelque chose ensemble, pas faire assaut de

concurrence, souligna-t-il en lui prenant la feuille des mains et en la reposant sur le chevalet.

J’étais sérieux tout à l’heure, Raffaella. Si je vous assure que votre dessin fait partie des

meilleurs, vous pouvez me croire.

Elle eut un hochement de tête gêné et ramassa ses crayons, les joues rouges.

Matteo se tourna vers moi.

— Je reviens tout de suite. Reste ici.

Une instruction qui ne tolérait pas la contradiction, mais de toute façon, je n’avais pas

l’intention de protester. Nerveuse, je regardai les étudiants quitter la pièce l’un après l’autre.

La brune, bonne dernière, discuta un moment à voix basse avec Matteo, qui rit à propos

d’une de ses remarques et lui frotta le dos d’une main – un geste qui accrut encore mes

soupçons.

Ensuite, la porte se referma derrière eux deux et je me retrouvai seule dans l’atelier, à

écouter le bruit des voix et des pas décliner dans l’escalier. Lorsque le silence se t, je

m’approchai d’une fenêtre et regardai dehors.

Les pensées se bousculaient dans mon crâne. Matteo ne se comportait pas ainsi avec les

autres étudiantes. Il ne les touchait pas, pas aussi naturellement, aussi familièrement qu’il

touchait cette Adriana en tout cas. La connaissait-il mieux ?

À l’idée qu’il y ait eu – qu’il y ait ? – quelque chose entre eux, une douleur aiguë me

traversa la poitrine et ma gorge se noua. Était-ce possible ? Il se montrait amical avec ses

élèves, mais donnait l’impression de vouloir garder ses étudiantes à distance. Il devait avoir

conscience des sentiments que certaines nourrissaient pour lui, et il me semblait qu’il veillait

à ne pas éveiller de faux espoirs. Lui arrivait-il de faire des exceptions ?

Je savais vraiment peu de chose à son propos… sinon qu’il était peut-être disposé à

entamer une aventure, mais pas une véritable relation. Je m’en rendais bien compte. Je m’en

rendais compte depuis le début mais là, vêtue d’un simple kimono en soie, à l’attendre dans

son atelier, sur le point de devenir une de ces aventures, je n’arrivais plus à faire preuve de

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décontraction. Un frisson me parcourut de nouveau. Pouvais-je vraiment tenir mes

sentiments à l’écart ? Ou étais-je sur le point de courir audevant de grosses difficultés ?

Je n’eus pas le temps d’y songer davantage, parce que Matteo revenait. Il referma la porte

derrière lui et s’y adossa, me regarda. Puis il s’écarta et se dirigea vers moi avec une

expression très, très déterminée.

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14Je me mis à trembler sous ce regard et croisai les bras devant ma poitrine, comme pour

me protéger de la violence de l’attraction que je ressentais pour lui.

Mon corps me trahirait s’il me touchait, j’en étais sûre. J’allai donc me planter devant un

chevalet pour l’éviter.

— Tu trouves vraiment que c’est un des meilleurs dessins ? demandai-je d’une voix

songeuse, comme si l’œuvre était la seule chose qui importait.

Les sourcils froncés, je xais la création de Raffaella. En réalité, je ne la voyais pas : je

n’avais d’attention que pour Matteo qui avait ralenti le pas. Sans doute dérouté par mon

comportement, il s’approcha et regarda par-dessus mon épaule.

— Je trouve qu’à la différence des autres, Raffaella a particulièrement bien représenté la

ligne qui relie ton cou à tes épaules, expliqua-t-il d’une voix rauque.

Il posa ses mains justement sur mes épaules et ses doigts se mirent à monter et descendre

le long de mon cou. Ces caresses, bien que délicates, submergèrent mes sens et obscurcirent

mon esprit, m’empêchant de réfléchir.

— Elle arrive mieux à rendre les proportions que la plupart. Elle a très joliment souligné

la courbe de tes hanches, par exemple.

Ses mains ef eurèrent encore mes épaules, puis mes bras, et descendirent le long de mes

ancs avant de se poser à l’endroit dont il venait de parler. Mais avant qu’il puisse me serrer

contre lui ou m’obliger à me retourner, je me dégageai et me dirigeai vers le chevalet suivant.

— Et… celui-ci ? m’enquis-je pour gagner du temps.

Je désignais le dessin, le cœur battant la chamade. Plutôt esquissé à grands traits,

contrairement à celui de Raffaella, il me représentait sous un autre angle, de face.

Matteo me suivit et je sentis de nouveau son souf e sur ma nuque. Lorsqu’il me répondit,

j’entendis qu’il souriait.

— Une réalisation de Nico. Il a fait de son mieux, mais ses points forts sont ailleurs. Il

n’empêche, il y a une chose qu’il a superbement rendue : tes seins parfaits.

Le souf e coupé, je le laissai passer ses mains sous mes bras et m’attirer contre lui, même

si ma raison protestait toujours.

— Matteo, je…

— Ronds et fermes, de la couleur de l’albâtre, avec des tétons qui aspirent à ce que je les

caresse.

Il frotta mes pointes dressées à travers l’étoffe fraîche et lisse du kimono, et je haletai, à la

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fois choquée et excitée par ses mots crus, en sentant une délicieuse décharge traverser mon

bas-ventre. Cette fois, je ne résistai pas lorsqu’il me t me tourner vers lui et glissa une main

sous mon menton, qu’il releva pour me forcer à lever la tête vers lui.

— Je ne demande que ça, Sophie, déclara-t-il à voix basse, et sa bouche ef eura la

mienne. Ça, et plus encore…

Il m’embrassa, sa langue vint écarter mes lèvres et je m’en ammai aussitôt, me

cramponnai à lui et lui rendis fébrilement son baiser.

Lorsque sa main écarta les pans de ma tunique et disparut dessous pour se refermer

autour d’un de mes seins, je poussai un gémissement.

Oh mon Dieu, je le veux, je le veux vraiment…

Pour autant, j’avais toujours peur. Ce sentiment était plus puissant que ce que j’avais

jamais éprouvé pour un homme ! Pouvais-je m’abandonner à lui si je devais l’oublier

rapidement ? Si ça devait n’être qu’une aventure ?

Vite, avant de perdre totalement le contrôle, je le repoussai un peu, refermai le kimono et

gardai la main posée sur l’étroite ceinture, mon unique protection contre ce désir aussi

étourdissant qu’interdit.

Il n’est pas pour toi, résonna une petite voix en moi. Ne t’engage pas là-dedans.

Mais on se regardait, les yeux dans les yeux, la respiration lourde.

— Ce n’est… pas possible, déclarai-je, enrouée. Je ne veux pas. Si je fais ça, alors…

alors…

Alors, je ne pourrais peut-être plus faire marche arrière. Alors, cette part de moi qu’il

avait éveillée en m’embrassant, cette part inconnue, ne me quitterait plus. C’était trop

dangereux. Mais comment le lui expliquer ?

Je haussai les épaules, frustrée de ne pouvoir trouver les mots. Je voulus me détourner,

mais il me retint fermement.

— Alors quoi ? demanda-t-il en m’attirant de nouveau contre lui.

De ses deux mains, il me caressa le dos.

— Qu’est-ce qui s’y oppose ? insista-t-il.

Parcourue d’innombrables petits frissons, je cherchai une raison de ne pas me laisser aller.

En vain.

— Je voulais juste t’aider, lâchai-je finalement d’une voix faible.

Il eut un de ces sourires irrésistibles.

— Pourtant, tu ne m’as pas aidé, Sophie.

Il embrassa les commissures de ma bouche.

— Tu m’as torturé plutôt. Tu imagines le tourment que ça représente de donner cours

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quand on a devant soi la femme qu’on désire, nue, superbe, qu’elle vous xe de ses grands

yeux et qu’on n’a pas le droit de la toucher ? Pas le droit de l’embrasser, alors qu’on en a eu

envie toute une chue journée ? Je ne pouvais pas trop te regarder, sinon je serais devenu

fou… ou j’aurais fait quelque chose de stupide.

Au moins aussi séduite par ses mots que par sa façon de me toucher, je sentais ma

résistance fondre comme neige au soleil.

C’est bien ce qu’il est, me dis-je en me perdant dans ses yeux dorés. Un séducteur…

— Tu veux quelque chose de moi, non ? répliquai-je en m’agrippant à un dernier fétu de

volonté. Tu veux m’empêcher de faire mon travail auprès de Giacomo. C’est pour ça… que

tu agis ainsi.

Matteo parut trouver l’idée amusante et se mit à rire.

— Ça serait aussi simple ?

Il redevint aussitôt sérieux.

— Tu le penses vraiment, Sophie ?

— Non. Oui. Je… je ne sais pas.

Je lui adressai un regard désespéré, tout en cherchant une explication à l’attraction

totalement illogique qui nous liait.

— On ne devrait pas faire ça, conclus-je.

Il me caressait toujours.

Incapable de détacher mes yeux de lui, j’avais le souf e court. Mon corps me trahissait,

démentant mes paroles : je tremblais de désir.

Matteo se contrôlait mieux que moi, mais je voyais quand même son torse se soulever et

s’abaisser à un rythme rapide. Ses prunelles, de l’or en fusion, me dévoraient.

— J’aime bien faire des choses que je ne devrais pas faire, déclara-t-il d’une voix rauque.

Puis il posa sa main contre ma joue et, de son pouce, ef eura mes lèvres. Pourquoi lutter

à ce point ? songeai-je.

Il se pencha en avant et m’embrassa. Sa langue douce autant qu’impérieuse caressa mes

lèvres. Je les ouvris volontiers, le goûtai dans ma bouche. Mais ça ne dura qu’un instant.

Brusquement, il s’interrompit et sa main retomba. Une attitude qui m’arracha un halètement

de protestation.

— Je n’ai pas l’intention de te forcer, Sophie. Si tu ne veux vraiment pas, alors…

Il n’alla pas plus loin : je venais de passer les bras autour de son cou et de me coller à lui.

— Je veux, lâchai-je dans un gémissement. S’il te plaît…

Il eut un sourire triomphant, et quand ses bras se refermèrent autour de moi, me serrant

fermement, le soulagement me submergea. Pourquoi avais-je autant hésité ? Ça ne servait à

rien de lutter contre cette puissante attirance. Au fond, je le savais déjà lorsque le portail de

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la villa s’était refermé derrière nous…

Je voulais cet homme, corps et âme, et peu importait ce qui m’attendait le lendemain. Ou

ce qui s’était produit la veille. Je le voulais, là, maintenant. Je pressai mon corps contre le

sien et lui rendis son baiser avec ardeur, parce que le désir que j’avais cherché à contenir

dévastait tout sur son passage.

Matteo s’écarta sans interrompre notre baiser, dénoua ma ceinture et t glisser le kimono

de mes épaules, puis me plaqua contre lui. Ses mains se mirent à explorer mon corps nu,

impatientes et pressantes.

Ça ne me suf sait pas, alors je remontai son tee-shirt pour sentir sa peau contre la

mienne. Il m’aida à l’enlever et le jeta par terre. Mes doigts parcoururent son large torse.

Admirative, je caressai ses muscles durcis, parfaitement modelés, exactement comme je me

l’étais imaginé.

Il est presque parfait, pensai-je en considérant la cicatrice blanche, d’apparence

irrégulière, qui courait de la base de son cou jusqu’en bas de ses côtes, et traversait la moitié

gauche de son torse.

Elle passait juste au-dessus de son cœur. Instinctivement, je posai mes lèvres à l’endroit

où elle était le plus large.

— Sophie, gémit-il.

Il glissa une main dans mes cheveux et m’obligea à renverser la tête en arrière.

En taquinant ma bouche avec ses lèvres et la pointe de sa langue, il me donna le vertige

puis approfondit son baiser.

Je n’avais jamais vécu ça avec les hommes que j’avais connus avant lui. La plupart du

temps, c’était agréable, mais certainement pas comparable à ce que Matteo me faisait

éprouver. J’avais la sensation de perdre pied, de tomber sans fin.

Il finit par abandonner mes lèvres et je restai dans ses bras, vacillante.

Je lisais dans ses yeux du désir à l’état pur, irrépressible. Les doigts tremblants

d’excitation, j’essayai d’ouvrir sa ceinture pour supprimer cette dernière barrière. Mais je n’y

arrivais pas, mes gestes étaient trop maladroits, et en n de compte, il me retint et me serra

contre lui.

— S’il te plaît, protestai-je dans un souffle, avide d’aller plus loin.

Mon tremblement était devenu incontrôlable.

— Pcht, tout doux, chuchota-t-il. On a tout notre temps.

Il me souleva et me porta jusqu’au large canapé en cuir, s’installa dessus avec moi sur ses

genoux.

Il se mit à me caresser et m’embrasser doucement, tandis que je m’apaisais peu à peu.

Lorsque je me calmai enfin, ses caresses se firent de nouveau plus décidées, plus précises.

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— Tu n’as aucune idée de ta beauté incroyable, n’est-ce pas, Sophie ? murmura-t-il à mon

oreille. Tu es la muse idéale pour n’importe quel artiste. Rien en toi n’est disproportionné, et

tes couleurs sont celles de la séduction : ta chevelure noire et brillante dans laquelle on a

envie d’enfouir les doigts, tes yeux bleu gris qui peuvent vous xer froidement ou déborder

d’émotion, comme l’écume en pleine tempête. Et puis, ces lèvres pleines, qui embrassent

avec passion.

Son index suivit les contours de ma bouche, puis la ligne de mon cou.

— De quoi vous rendre dingue, quand vous n’arrivez pas à vous sortir ça du crâne.

Il se remit à m’embrasser, longuement, tandis que son index s’aventurait jusque dans la

vallée entre mes seins. Sans crier gare, il prit un de mes mamelons durcis entre ses doigts et

le tordit légèrement. Mon bas-ventre se contracta délicieusement et je poussai un halètement

bref.

— Ça te plaît ? demanda-t-il avec un sourire nonchalant.

Il recommença à stimuler la pointe dressée tout en me xant. Un frisson de volupté

traversa tout mon corps, puis un autre. Je fermai les yeux pour goûter cette sensation et les

rouvris aussitôt, sentant que son bras, dans mon dos, me laissait basculer en arrière. Une

seconde plus tard, ses lèvres chaudes se refermaient autour de mon mamelon et sa langue se

mettait à en faire le tour, à l’aspirer, à le sucer.

Je n’étais plus vraiment moi ; je gémissais, je haletais, les mains crispées autour de sa tête

pour l’empêcher de s’arrêter. Pourtant, il s’interrompit.

— Matteo…

Je me tordais sur ses genoux, mais il se contenta de sourire.

— Tellement réceptive, commenta-t-il avec satisfaction.

Il se mit à caresser ma poitrine avec une lenteur obsédante, sans plus toucher mes

mamelons – alors que je mourais d’envie qu’il recommence –, puis il descendit sur mon

ventre, et entre mes jambes. Je suivais sa main des yeux, bouleversée par les effets que ses

gestes provoquaient en moi et fascinée par le spectacle excitant de sa main d’homme mate

sur ma peau blanche.

Ensuite, je ne fus plus capable de ré échir du tout, parce que son majeur écarta mes

lèvres et glissa le long de ma fente humide. Il pénétra profondément en moi puis introduisit

aussi son index.

— Tellement réceptive, et prête à m’accueillir…, reprit-il.

Je poussai un long soupir. Fiévreuse de désir, je passai les bras autour de son cou. Je

voulais remuer le bassin, goûter ces sensations qui m’enivraient, mais il m’en empêcha en se

retirant et je gémis de déception.

Il m’opposa un large sourire.

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— Pas si vite. J’ai eu presque une heure pour imaginer tout ce que j’allais faire avec toi,

Sophie, alors je veux savourer l’instant. Sans compter que tu mérites d’être punie pour avoir

failli ruiner ma réputation.

— Je… ne comprends… pas, fis-je d’une voix hachée.

Il venait de réintroduire son majeur en moi et frottait tout doucement ma perle en ée, si

sensible. Je plongeai dans ses yeux aux reflets de miel.

— Je n’avais jamais interrompu une de mes séances avant l’heure. Mais, encore un peu, et

je t’aurais prise sur cette foutue table devant tout le monde.

Il eut un soupir frustré.

— Il s’en est fallu de peu, ajouta-t-il.

Je souris. Je n’avais pas mauvaise conscience : le ton de sa voix me donnait l’impression

que j’étais particulière pour lui. Mais un dernier reste de raison, une part minuscule que mon

désir n’avait pas encore réduite au silence, me mit immédiatement en garde.

Ce n’est que du sexe. Et c’est une exception. Pour toi, pas pour lui. Il agit toujours comme

ça. Donc, il n’y aura que cette soirée, que cette nuit – ensuite, tu repartiras et ce sera ni.

Une brève aventure, rien de plus, juste…

Il se leva en me tenant toujours dans ses bras. Puis il se retourna et m’allongea sur le

canapé. Le contact du cuir frais contre ma peau était agréable et j’étendis les bras au-dessus

de ma tête avec un sentiment de bien-être, repoussant loin, très loin, toute pensée

concernant l’avenir. Seul comptait le moment présent. Qu’avait-il en tête ? Aucune idée, mais

tout me convenait – tant qu’il ne s’arrêtait pas.

Pourtant, lorsqu’il s’agenouilla au bout du sofa et écarta mes jambes, je secouai la tête.

— Non ! lâchai-je en me redressant, appuyée sur mes coudes.

Mais impossible de m’esquiver : Matteo maintenait fermement mes jambes ouvertes.

Il se mit à embrasser l’intérieur de mes genoux, puis remonta le long de mes cuisses avec

une lenteur très sensuelle. C’était une vision incroyablement érotique de le regarder

progresser peu à peu, se diriger vers ma perle qui palpitait de désir, et je me mordis la lèvre

inférieure. J’avais de plus en plus chaud et lorsque son pouce vint nalement séparer mes

lèvres, tout mon corps se tendit.

— Non…

J’avais brusquement peur, mais il sourit, sans cesser de me fixer de ses yeux dorés.

— Si, Sophie. Laisse-toi aller. Savoure, déclara-t-il avant de se pencher en avant.

Une seconde plus tard, le bout de sa langue touchait le centre de mon plaisir.

Oh mon Dieu !

Je poussai un gémissement rauque et me laissai retomber en arrière. Le corps en feu, je

me cambrai et enfonçai les ongles dans le cuir du canapé. Je ne pouvais rien faire de plus :

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sans me laisser une chance d’échapper à ses tendres tortures, Matteo se mit à stimuler ma

petite perle, doucement d’abord puis de façon plus appuyée, plus régulière. Mon bas-ventre

se contractait au même rythme et des vagues déferlaient sur moi, précédant l’orgasme. Il

s’annonçait bien plus violent que ce que j’avais connu jusqu’alors, tout à fait différent des

sensations tièdes que mes partenaires précédents avaient suscitées en moi – on aurait dit un

chef-d’œuvre, comparé aux ébauches maladroites d’un enfant à la maternelle. Tremblante de

la tête aux pieds, j’étais sur le point d’éclater en un millier de particules. Je le voulais, je

guettais cet instant, mais Matteo s’interrompit soudain. Il attendit que je me sois apaisée, puis

recommença à m’exciter, faisant surgir d’autres vagues de plaisir, plus hautes et plus

impétueuses encore.

Mon corps avait pris les commandes de mon esprit. J’avais abandonné toute gêne, toute

retenue, mon cerveau n’était plus capable de penser qu’à une chose : la jouissance ultime. Le

plaisir montait, encore et encore, Matteo se montrait sans pitié, continuait à me lécher, à

faire aller et venir ses doigts en moi, m’entraînant vers l’orgasme… sans me laisser l’atteindre.

— Matteo, le suppliai-je nalement dans un sanglot, après des heures ou des minutes, en

rejetant la tête à gauche et à droite.

Mon corps était tendu comme la corde d’un arc, parcouru de frissons.

— Laisse-moi jouir, l’implorai-je. S’il te plaît !

Mais il se redressa. L’espace d’une seconde terri ante, je crus que tout n’avait été qu’un

jeu horrible. Qu’il allait me laisser seule avec mon désir inassouvi. Puis nos regards se

croisèrent, et je lus dans le sien qu’il n’était pas aussi maître de lui-même que ses caresses me

l’avaient laissé supposer : il était aussi excité que moi.

— Je veux être en toi quand tu jouiras, expliqua-t-il d’une voix caverneuse.

Il détacha sa ceinture, les mains tremblantes, ôta ses chaussures, descendit son pantalon

et son boxer. Puis il me tendit la main, m’aida à me relever, et je me retrouvai debout devant

lui.

Le cœur battant, je parcourus des yeux son corps superbe. On aurait cru une de ces

statues en marbre. Sauf que la partie qui pointait vers le bas ou était chastement couverte de

feuilles chez la plupart des hommes en pierre romains se dressait èrement. Sa peau brillait

d’un éclat doré dans la lumière du soleil couchant, tout comme ses cheveux et ses prunelles,

et je caressai avidement son ventre ferme dont les muscles frémirent sous ma main.

— Prends-moi, demanda-t-il.

Il poussa un halètement lorsque mes doigts se refermèrent autour de son sexe gon é,

d’une taille impressionnante. La douceur de sa peau chaude, semblable à du velours,

contrastait avec la dureté de son membre. Ça me plaisait de le toucher, je n’éprouvais

aucune appréhension, même si je ne savais pas exactement ce que je faisais. C’était nouveau

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pour moi mais je ne devais pas être trop mauvaise, parce que Matteo gémit.

Soudain, la Sophie déraisonnable et courageuse, la Sophie qui voulait tout savourer

pleinement prit le dessus. Il n’y aurait peut-être pas d’autre fois. Cette Sophie m’était toujours

inconnue, mais elle faisait manifestement partie de moi, si bien que je m’accroupis et levai les

yeux vers lui, sans le lâcher.

Son regard s’assombrit mais il ne me retint pas lorsque j’ouvris les lèvres, les s glisser

autour de son sexe et le pris dans ma bouche. Timidement, j’enroulai ma langue autour et

souris quand il eut une inspiration saccadée.

Je n’avais jamais fait de fellation – la seule pensée de m’y livrer m’aurait sans doute

effrayée, la veille. Mais là, je voulais prendre ma revanche pour la douce torture de sa

langue, sa langue qui avait bien failli me rendre folle. Alors, je l’accueillis plus profondément

dans ma bouche et me mis à le sucer.

— Sophie…

Il enfouit les mains dans mes cheveux et vint à ma rencontre en donnant des petits coups

de bassin. J’appréciais d’accroître son plaisir. Ça ne me faisait rien qu’il se serve de moi pour

se satisfaire, au contraire. Les yeux braqués sur lui, je contemplais son corps raidi, livré à mes

caresses. J’éprouvais un sentiment grisant de puissance à l’idée de pouvoir faire ancher de

plaisir cet homme si séduisant. Aussi excitée que lui, je mouillais davantage, tandis que ses

mouvements devenaient de plus en plus brusques et incontrôlés.

Il grossissait dans ma bouche, sa respiration se faisait très irrégulière. Je voulais continuer,

goûter plus que ces quelques gouttes salées qui avaient glissé sur ma langue, mais Matteo

lâcha brusquement ma tête. Il me repoussa, me t me relever et étouffa mes protestations

avec un baiser fougueux.

— Sophie… gémit-il tout contre ma bouche, voilà longtemps que je n’ai pas désiré une

femme autant que toi.

Il me souleva avec aisance et j’enroulai instinctivement mes jambes autour de sa taille.

Apparemment, il ne lui en coûtait pas beaucoup de me porter.

— Alors, prends-moi, chuchotai-je, surprise de ma propre audace. Je veux te sentir en

moi.

Son regard se mit à étinceler, mais une ombre passa sur son visage. On aurait dit qu’il

hésitait.

— Il faut d’abord qu’on…

— Je t’en prie, soufflai-je.

Je vis le désir chasser ses doutes et sentis que ses bras relâchaient leur prise. Lentement, il

me laissa glisser, jusqu’à ce que son gland sépare mes lèvres. Je poussai un halètement

lorsque son large membre me pénétra, vint élargir mon passage.

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Pendant un moment, on se contenta de se regarder dans les yeux, sans bouger, savourant

la sensation d’être unis. Puis Matteo t plusieurs pas, se pencha en avant et m’allongea sur la

table, celle sur laquelle j’avais tenu la pose pendant toute la durée du cours.

Il se retira presque entièrement avant de se mettre à aller et venir en moi, lentement,

dents serrées. Visiblement, ça lui demandait beaucoup d’efforts de se dominer – ce que je ne

voulais pas. Alors, je refermai mes cuisses autour de ses hanches et commençai à venir à sa

rencontre, à lui montrer que j’en voulais plus. Mais il secoua la tête.

— Il ne faut pas, Sophie, déclara-t-il avec une expression tourmentée.

Il se contredit aussitôt en me pénétrant de nouveau profondément.

— Je dois d’abord aller chercher un préservatif en bas.

Le pli sur son front me révéla qu’il s’en voulait de ne pas avoir pensé à en monter un.

Je lui souris, soulagée que ce ne soit que ça.

— Non, pas la peine, lui expliquai-je. Il ne peut rien arriver. Est-ce que… autre chose s’y

oppose ?

Je le regardai, l’air interrogateur. Il assimilait l’information que je prenais la pilule et ne

pouvais pas tomber enceinte. C’était pour des raisons médicales (sans, j’avais un cycle

complètement irrégulier) et jamais je n’avais été aussi heureuse de la prendre. Je retins mon

souffle en voyant ses prunelles s’embraser de nouveau.

— Non, rien ne s’y oppose. Sophie… Je meurs d’envie de venir en toi.

Je passai les bras autour de son cou et l’embrassai avec fougue, me laissant emporter par

une passion que je ne voulais plus réfréner.

Il se mit à donner de puissants coups de reins. Comme grisée, je renversai la tête en

arrière et m’en remis entièrement à la violence avec laquelle il me propulsait vers l’orgasme,

un orgasme que j’avais attendu bien trop longtemps. Mon sexe se contracta une dernière fois

autour de son membre chaud, alors qu’il s’enfonçait au fond de moi, et je criai au moment où

j’explosais, les vagues de la jouissance envahissant le moindre recoin de mon corps,

emportant tout sur leur passage.

Un instant plus tard, Matteo se gea et gémit mon nom, avant de venir lui aussi. Je le

sentis se répandre et chaque mouvement convulsif de son sexe t écho en moi, déclenchant

de nouveaux frissons de plaisir, si intenses que je me mis à trembler et que des larmes

coulèrent sur mes joues.

Il nous fallut longtemps pour retrouver nos esprits. Finalement, Matteo releva la tête, le

regard voilé, et l’expression de son visage m’apprit que la violence de notre étreinte l’avait

autant secoué que moi.

— Sophie…, murmura-t-il en se déplaçant légèrement pour ne plus peser de tout son

poids sur moi.

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Épuisée, je lui adressai un faible sourire. Il se retira et je le laissai faire avec une pointe de

regret. Ensuite, il m’aida à me redresser et m’attira contre lui, en s’appuyant d’une main à la

table – ses jambes devaient être aussi chancelantes que les miennes.

— Ça n’était pas censé se passer comme ça, avoua-t-il d’une voix enrouée.

Il embrassa mes cheveux. Sa respiration était toujours lourde et j’entendais son cœur

battre vite, je sentais sa peau chaude contre la mienne.

Je n’avais aucune envie de ré échir, mais la réalité repoussait inexorablement le

sentiment de bien-être qui m’emplissait quelques instants plus tôt encore.

Non, ça n’était pas censé se passer comme ça. C’était… vraiment trop bon. Trop intense.

Enivrant. Presque plus que je ne pouvais le supporter. Que j’aie envie de le refaire, là,

maintenant, n’était sûrement pas bon signe.

— J’ai perdu le contrôle, reprit Matteo.

Ça ne devait pas lui arriver souvent, parce que sa voix avait pris un ton surpris. Il

m’écarta un peu, me considéra et, alors seulement, remarqua les traces de larmes sur mes

joues.

— Est-ce que… je t’ai fait mal ? demanda-t-il en passant doucement le pouce dessus.

Je secouai simplement la tête, muette. Je n’étais pas encore prête à exprimer avec des

mots ce que j’éprouvais. Aussi, je me contentai de m’agripper à son cou tandis qu’il me

soulevait avec détermination, quittait l’atelier et descendait l’escalier avec moi.

Physiquement, j’allais bien. Pourtant, j’avais l’impression qu’il m’avait fait quelque chose,

quelque chose qui me changerait pour toujours, sans compter qu’il y avait cette douleur dans

ma poitrine et que je ne savais pas si je devais rire ou pleurer. Tout en me retenant à lui, je

glissai mon visage contre son cou, yeux fermés, et respirai son odeur.

— Où m’emmènes-tu ?

Au fond, ça m’était égal, je voulais juste qu’il ne me lâche pas, savourer encore un peu

l’instant, avant que la bulle de savon chatoyante dans laquelle je flottais n’éclate.

Il ne répondit pas, mais je sentis soudain que je basculais en arrière et m’enfonçais dans

un matelas confortable. J’ouvris les yeux et regardai autour de moi.

J’étais allongée sur un grand lit, dans une pièce plus spacieuse que celle où je m’étais

changée. Il y avait des meubles en bois foncé, et sur le valet devant l’armoire, les vêtements

que Matteo portait plus tôt, quand il m’avait emmenée au musée. Ce devait être sa chambre.

Il se pencha au-dessus de moi et s’appuya sur ses coudes, les bras de part et d’autre de

mes épaules. Il me xait, le regard étincelant. La cicatrice irrégulière sur son torse parfait lui

donnait une allure sauvage et je ne me lassais pas de le contempler, je me perdais dans ses

yeux qui reposaient sur moi avec un mélange de profonde satisfaction et de désir ranimé.

— Là où je voulais aller avant que tu me rendes fou et que je décide de te prendre tout

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de suite, répondit-il tardivement.

D’un mouvement uide, il se laissa tomber à côté de moi et m’attira dans ses bras en

roulant sur le dos, si bien que je me retrouvai étendue sur lui.

— Un endroit bien plus confortable qu’on ne quittera que quand j’en aurai ni avec toi et

que j’aurai pu me livrer à tout ce que j’ai imaginé, précisa-t-il.

Un frisson me parcourut à l’idée de ce que cette soirée et cette nuit me réservaient

encore.

Il me t basculer pour reprendre le dessus et je m’enfonçai dans le matelas, sous son

poids. Lorsqu’il se mit à m’embrasser, j’accueillis avec soulagement la brume de désir qui

m’aidait à oublier que ce n’était qu’un moment, un instant de faiblesse. Ça ne pouvait pas

être davantage. Le soleil se couchait, et dès qu’il se lèverait, le lendemain matin, il faudrait

que je sois raisonnable. Il faudrait que…

Le baiser de Matteo se t plus profond, je passai les bras autour de lui, et j’arrêtai

définitivement de penser.

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15— Tu as passé la nuit dernière avec Matteo Bertani ?

Sarah avait écarquillé les yeux. Son air stupéfait m’arracha un rire bref, même si je n’étais

pas d’humeur. Après tout, l’affaire était sérieuse.

Mais Sarah ne devait pas partager mon avis, parce qu’après s’être ressaisie, elle eut un

large sourire.

— C’est dingue !

— Oui, j’ai peur que ce ne soit le terme, con rmai-je avec une grimace. Mais ne crie pas

comme ça, ta belle-sœur va t’entendre.

Sarah eut un geste insouciant.

— Pas de risque. Rappelle-toi, Grace a dit qu’elle allait réveiller Jonathan, donc elle est

dans leur chambre à coucher. La cuisine se trouve deux étages plus bas, alors je te garantis

qu’on est hors de portée de voix. Une aussi grande villa que celle de mon frère a ses

avantages, question intimité.

Je sentis s’alléger le poids qui pesait sur ma poitrine. Ça me faisait tellement de bien de

retrouver Sarah que je n’arrivais pas à détacher mon regard de l’écran de mon ordinateur

portable, posé sur la table devant moi. L’inventeur de Skype devrait être anobli – c’était

tellement agréable d’entendre la voix d’une personne familière et de la voir, surtout quand

on se trouvait loin de chez soi, dans un état émotionnel hors du commun, et qu’on avait

besoin d’une amie. Mais que Sarah soit en visite chez son frère et sa belle-sœur compliquait

un peu les choses.

— On change de sujet dès qu’elle revient, O.K. ? l’implorai-je.

J’avais peur qu’elle n’ait pas beaucoup de temps à me consacrer, juste au moment où

j’avais un besoin urgent de son avis. Après tout, elle connaissait Matteo pour avoir étudié à

Rome et elle était, de toute façon, la seule auprès de qui je puisse m’épancher.

— Grace ne reviendra pas de sitôt, me tranquillisa-t-elle. Elle va sûrement nous donner

l’occasion de parler un peu, maintenant qu’elle sait que tu acceptes la mission.

C’était, à la base, la raison pour laquelle Sarah m’avait proposé d’utiliser Skype : sa belle-

sœur avait une requête à me soumettre et voulait me parler en personne. Plus qu’un souhait,

c’était une commande of cielle : elle cherchait un cadeau d’anniversaire pour son mari

Jonathan. Comme il aimait l’art moderne, elle voulait que je l’aide à trouver une œuvre

appropriée. J’avais accepté avec plaisir. J’aimais bien Grace que je trouvais très gentille,

même si on ne s’était vues que quelques fois… et je l’aimerais encore plus si elle me laissait

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passer suffisamment de temps seule avec mon amie.

Je poussai un soupir. Sarah sourit en m’entendant et glissa une mèche de ses cheveux

sombres derrière son oreille – un geste qu’elle faisait souvent depuis qu’ils lui arrivaient de

nouveau aux épaules. Ses yeux d’un bleu profond prirent une expression amusée.

— T’inquiète, ça se voit comme le nez au milieu de la gure que tu as besoin de parler.

En plus, Grace comprendrait sûrement. Elle s’y connaît en matière d’hommes dif ciles :

n’oublie pas qu’elle est mariée à mon frère.

Je connaissais leur histoire à travers le récit de Sarah, mais je trouvais qu’on pouvait

difficilement établir un parallèle.

— C’est complètement différent, protestai-je. Grace et ton frère, c’était le grand amour,

mais entre Matteo et moi, c’est…

« Juste une aventure », voilà ce que j’allais ajouter, mais je ne réussis pas à prononcer ces

mots. Parce que je ne savais même pas si on pouvait déjà parler d’aventure. Après tout, je

n’avais passé qu’une nuit avec lui. Et je devrais sans doute en rester là.

— … pas si simple, conclus-je en haussant les épaules.

— Ça n’a pas été simple non plus entre ces deux-là, pas aussi simple que dans le résumé

que je t’en ai fait, crois-moi, gloussa Sarah. Maintenant, je veux savoir ce qui t’arrive. Et

n’oublie rien, d’accord ?

Je lui rapportai rapidement ce qu’elle ne savait pas encore. Je lui avais déjà parlé de ma

première rencontre avec Matteo, à la réception de Giacomo, et du fait qu’il devait réaliser

cette expertise pour nous – sans me douter de tout ce qui se passerait ensuite.

Naturellement, je tus les détails croustillants. Les minutes nous étaient comptées, et puis,

cette nouvelle Sophie, cette Sophie sans entraves que Matteo avait réveillée en moi, m’était

encore si étrangère que je ne pouvais pas en parler. Même pas avec Sarah, mon amie la plus

proche.

Ce n’était pas la plus ancienne, on ne se connaissait que depuis deux ans tout juste, mais

elle était devenue très importante pour moi. Lorsqu’on s’était rencontrées, elle allait se marier

avec Alexander et cherchait chez nous un cadeau pour lui. Je l’avais aussitôt trouvée

sympathique, et réciproquement, mais nous n’avions pu devenir amies que parce qu’elle

avait accepté ma situation sans poser de questions. Je n’avais jamais dû lui expliquer

pourquoi j’avais si rarement du temps pour moi, et elle ne m’en voulait pas quand j’annulais

un rendez-vous au dernier moment, parce que j’avais un empêchement professionnel ou que

je devais m’occuper de Mum. D’autres avaient ni par renoncer. Ainsi beaucoup de mes

amitiés s’étaient étiolées ou n’avaient jamais décollé. Sarah, elle, faisait preuve d’une

persévérance adorable : quand on ne pouvait pas se voir, elle me rappelait et attendait

patiemment qu’on puisse xer une nouvelle date. Je lui en étais fort reconnaissante. Sans

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elle, je me serais sentie très seule (surtout ces derniers temps, qui avaient été éprouvants). En

fait, à part elle, je n’avais personne à qui me con er – surtout quand mes problèmes étaient

d’une nature aussi particulière que ceux que je connaissais avec Matteo. Je ne pouvais en

discuter qu’avec elle, et j’étais curieuse d’entendre ses conseils avisés.

En tout cas, elle savait écouter. Elle était pendue à mes lèvres, en particulier lorsque

j’abordai les moments où je m’étais retrouvée seule avec Matteo dans son atelier, après le

départ des étudiants.

— Ensuite ? s’enquit-elle.

Je soupirai.

— Ensuite, il m’a portée jusqu’à sa chambre et on l’a encore fait.

C’était la version très abrégée : Matteo avait tenu sa promesse et m’avait fait connaître des

vertiges érotiques dont je ne m’étais pas encore remise. Mes lèvres en ées et mon corps

délicieusement douloureux me rappelaient que ce n’était pas un rêve… même si ç’avait été

bon à en paraître irréel.

— Bon, t Sarah, m’arrachant à mes souvenirs. Dans ce cas, tu veux bien me dire

pourquoi tu te retrouves seule dans ta chambre d’hôtel, au lieu de sommeiller tranquillement

dans son lit ? Quand même pas pour honorer ton rendez-vous avec Grace et moi ?

Brusquement, je lisais de l’inquiétude sur son visage. Je secouai la tête.

— Il fallait que je m’en aille ce matin, c’est tout.

On avait ni par glisser dans le sommeil, épuisés, mais je m’étais réveillée tôt – sans

doute parce que je n’avais pas l’habitude de dormir dans les bras d’un homme. En voyant

Matteo si près de moi, ses cheveux blond foncé en bataille et ses beaux traits détendus,

j’avais su qu’il ne fallait surtout pas que je reste.

Sarah haussa les sourcils, l’air incrédule.

— Aha. Et qu’est-ce qu’il a dit ?

— Rien du tout. Il dormait encore.

— Tu as mis les voiles comme ça ? s’indigna-t-elle.

Devant son commentaire assez juste, j’eus une grimace coupable. Sauf que je n’avais pas

réussi à partir « juste comme ça », il avait été drôlement dur d’abandonner sa chaleur, ce

contact peau contre peau. De m’écarter prudemment, sans qu’il se réveille. Et quand je

m’étais tenue debout à côté du lit, le contemplant une dernière fois, j’avais failli me

recoucher près de lui. Mais nalement, j’avais réussi à tourner les talons et à me rendre

silencieusement dans la chambre d’amis, où je m’étais vite rhabillée.

Lorsque j’avais voulu quitter la propriété, le portail était fermé et, pendant un temps,

j’avais cru qu’il faudrait quand même que je réveille Matteo. Heureusement, une employée de

la fondation était passée chercher un dossier oublié la veille sur son bureau, et j’avais pu

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sortir. Un peu plus tard, je réintégrais l’hôtel Fortuna où – exception faite d’une brève

discussion téléphonique avec mon père – j’avais passé tout mon temps allongée sur le lit, à

xer le plafond. Soudain, je m’étais rappelé qu’il était prévu que je retrouve Sarah et Grace

sur Skype, ce matinlà. Un rendez-vous qui tombait bien !

Sarah me regardait toujours comme s’il me manquait une case et je levai les bras, en un

geste d’impuissance.

— Ne prends pas cet air-là, il fallait vraiment que je m’en aille. Sinon, j’aurais sûrement

cédé et encore couché avec lui. Ça ne sert à rien. Je dois bientôt rentrer à Londres.

Et l’oublier, ajoutai-je mentalement, angoissée. Si c’est possible…

Sarah n’avait pas l’air de voir où était le problème.

— Et alors ? Autant profiter du temps que tu peux passer avec lui.

Devant mon expression désespérée, elle soupira bruyamment.

— En n, Sophie, tu fais la connaissance d’un des hommes les plus torrides de tout Rome,

tu nis au lit avec lui – je te signale que beaucoup de mes camarades d’études auraient tué

pour ça – et tu te dé les avant de découvrir ce que ça pourrait donner ? Tu ne vas quand

même pas me dire que c’est à cause de l’ennuyeux Nigel, avec qui il ne s’est encore rien

passé ?

— Tu trouves Nigel ennuyeux ? demandai-je, surprise.

— Ennuyeux à mourir. Je regrette parfois que tu sois tombée sur lui à notre dîner, à

l’époque. Je ne savais pas que vous vous connaissiez, et si je m’étais doutée que tu

n’arriverais plus à t’en débarrasser, j’aurais persuadé Alex de ne pas l’inviter.

Là, j’étais effarée.

— Pourquoi ne jamais m’avoir dit que tu ne l’aimais pas ?

Sarah haussa les épaules.

— Tu refuses qu’on touche à lui. Je peux l’admettre, il vous a aidés quand vous aviez des

dif cultés, c’était clairement un coup de chance. Mais ce n’est pas vrai que je ne l’aime pas. Il

est très gentil, mais c’est un homme beaucoup trop mollasson pour toi, Sophie. Vous vous

fréquentez depuis un an, si on exclut votre amitié née dans le bac à sable, et après tout ce

temps, il n’a toujours pas réussi à en venir là où il n’a fallu que quelques jours à Matteo

Bertani ?

Elle poussa un soupir songeur.

— Remarque, je te comprends. Tu as mis le grappin sur un mec de rêve. Il me ferait aussi

chavirer si je n’étais pas mariée et heureuse en ménage.

— Je ne lui ai pas mis le grappin dessus, c’est arrivé… comme ça, protestai-je.

— Ce genre de chose n’arrive pas « comme ça ». Pas à toi, en tout cas, insista Sarah. De

toute façon, il faut que tu le revoies. Il doit faire cette expertise pour vous, non ?

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Je soufflai à mon tour.

— C’est réglé. Dad m’a appelée tout à l’heure : le di Montagna est déjà vendu.

La nouvelle m’avait stupé ée : il n’était jamais arrivé qu’on retire un tableau avant une

vente aux enchères. En temps normal, ce n’était ni dans l’intérêt de notre donneur d’ordre, ni

dans le nôtre. Seulement, lord Ashbury, un de nos plus dèles clients, avait été si

enthousiasmé par la toile qu’il avait offert spontanément une somme très substantielle – sans

oublier notre commission – si l’œuvre lui était vendue en amont. Dad s’était contenté de

transmettre sa requête, persuadé que les Lindenburgh ne lui donneraient pas une suite

favorable. Mais ils avaient immédiatement accepté le deal. Désormais, le tableau n’était plus

sur le marché et on n’avait plus besoin de l’expertise de Matteo, au grand regret de mon père

qui aurait préféré que le dossier soit complet. De fait, Matteo ne devait plus se rendre à

Londres, et je n’avais plus de raison de le revoir. Je pouvais le rayer de ma vie – même si

Dad ne comprendrait pas que je renonce à ce précieux contact. Simplement, il fallait que je

coupe les ponts avec lui et, point positif, c’était encore possible. En n, j’essayais de m’en

convaincre et d’ignorer le poids qui pesait sur mon cœur.

Sarah ne paraissait pas trouver cette information positive. Mais alors qu’elle s’apprêtait à

parler, elle se figea et regarda autour d’elle, tendant l’oreille.

— Je crois que Grace et Jonathan arrivent, annonça-t-elle en se penchant en avant, le

regard perçant. Il faut quand même que tu ailles le retrouver, tu m’entends ? Tire au clair ce

qu’il y a entre vous.

Je secouai la tête avec véhémence.

— Il n’y a rien, Sarah. C’était juste du sexe. Ça ne signifie rien.

— N’importe quoi ! Bien sûr que ça signi e quelque chose quand mon amie raisonnable

est prête, tout à coup, à passer une nuit totalement déraisonnable avec un des célibataires

les plus convoités de Rome, voire d’Italie. Un homme qui, malgré sa réputation, passe pour

être plutôt exigeant, et que tu as très vite séduit. En plus, s’il n’y avait rien, tu n’aurais pas le

moral dans les chaussettes, si ?

Elle m’adressa un clin d’œil entendu.

— Mais Matteo…, commençai-je

— … ne s’engage plus dans aucune relation depuis la mort de sa femme, je sais. Pas une

relation sérieuse, en tout cas : je connais les rumeurs. Mais qui dit qu’il ne fera pas exception

pour toi ? Après tout, j’ai toujours entendu dire qu’il n’aimait pas quitter Rome. Il ne le fait

presque jamais, soi-disant, mais il était prêt à aller à Londres pour toi. Ça veut dire quelque

chose, crois-moi.

Seulement, je ne voulais pas y croire.

— Tu ne comprends pas, Sarah. Ça ne pourrait rien donner. Matteo habite ici et je ne

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tournerai jamais le dos à Londres, je ne peux pas faire ça à Mum. Sans compter qu’on ne va

pas du tout ensemble, on est… Hé ! Qu’est-ce que tu fabriques ?

L’image de la webcam vacillait parce que Sarah venait de soulever sa tablette numérique,

mais j’entendais toujours sa voix.

— Je vais te montrer un truc, Sophie.

Elle tourna l’appareil en direction de la salle à manger, où je découvris Grace et Jonathan.

Ils formaient vraiment un beau couple, elle menue, les cheveux blond vénitien, lui grand et

brun. Manifestement très amoureux, ils s’embrassaient en bas de l’escalier, sur la dernière

marche. Lorsqu’ils s’interrompirent en n, ils se mirent à discuter et Jonathan posa la main sur

le ventre de Grace, qui s’arrondissait nettement. Plus tôt, elle m’avait annoncé èrement

qu’elle était au cinquième mois.

— Tu vois ? intervint Sarah. C’est tout le temps comme ça : ils se bécotent comme s’ils

venaient de se rencontrer. Pourtant, ils sont mariés depuis presque aussi longtemps qu’Alex

et moi.

— Vous vous bécotez aussi, protestai-je.

Elle se mit à rire.

— C’est vrai. Mais jamais à ce point-là. On a parfois l’impression qu’ils ne peuvent pas

vivre l’un sans l’autre. Et maintenant, ils vont même avoir un bébé alors que Jonathan n’a

jamais voulu d’enfants. Il est devenu surprotecteur, ça nous rend tous fous. C’est dingue

comme il a évolué. Pendant des années, il n’a laissé personne l’approcher, et les choses ont

brutalement changé avec l’arrivée de Grace. Pour autant, personne n’aurait parié un centime

sur leur union. Ils étaient trop différents pour ça.

Elle t pivoter la tablette vers elle, la reposa et se pencha en avant. Puis elle se remit à

parler à voix basse, pour que les deux tourtereaux ne l’entendent pas depuis la pièce d’à

côté.

— Pour résumer : donne une chance à ce qu’il y a entre Matteo et toi. Qu’est-ce que tu as

à perdre, à part ce raseur de Nigel ?

Elle sourit. J’allais défendre Nigel mais Grace et Jonathan entrèrent dans la cuisine,

interrompant mon tête-à-tête avec Sarah. Elle mit rapidement un terme à notre conversation.

— Il faut que j’y aille, on doit rendre visite à mon père à Lockwood, Alex et moi. On se

rappelle très bientôt, d’accord ? Et n’oublie pas ce que je t’ai dit !

Elle me t un nouveau clin d’œil et agita la main. Je hochai la tête et me forçai à sourire,

puis elle coupa la communication. L’écran vira au noir et je me retrouvai seule.

Je restai quand même un moment devant l’écran, désagréablement consciente du silence

qui régnait dans ma chambre.

J’étais tellement sûre que Sarah me comprendrait ! Qu’elle me conforterait dans mon

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intention de ne surtout pas revoir Matteo. Parce que je ne me reconnaissais plus depuis que

je l’avais rencontré. Parce que tout ce qui comptait jusqu’alors dans ma vie menaçait de

devenir insignifiant. Qu’elle voie la situation d’un autre œil me laissait encore plus perturbée.

Une part de moi – celle qui aurait préféré rester chez Matteo – avait envie de l’écouter.

Très envie, même. Pourquoi ne pas faire preuve d’insouciance et laisser venir les choses,

quoi qu’il advienne à la fin, quand je devrais retourner à Londres ?

Je pris une profonde inspiration et sentis de nouveau ce gros poids sur ma poitrine.

Pourquoi ne pas laisser venir les choses ?

Parce que le risque était trop grand, voilà pourquoi. Andrew avait probablement raison,

j’étais trop sérieuse pour cette aventure. Matteo était peut-être capable de tenir ses

sentiments à l’écart, mais moi, je n’étais pas sûre de le pouvoir. Sarah avait raison :

d’habitude, je n’agissais pas de façon irré échie. Je ne pouvais pas me le permettre, de toute

façon. Comment rentrer à Londres, comment retrouver mon ancienne vie si je perdais mon

cœur à Rome ? Il fallait que je rentre, il n’y avait pas d’alternative. Mes parents avaient

besoin de moi. Alors autant ne pas m’engager dans une liaison sans avenir.

Je fermai les yeux, dans l’espoir de ne plus penser à rien, mais le visage de Matteo

s’imposa aussitôt à moi. J’avais l’impression de sentir encore ses mains sur ma peau, ses

lèvres contre ma bouche, son corps tout près du mien, comme si j’étais toujours allongée à

ses côtés.

Peau touchée se souvient, songeai-je en soupirant.

La citation, attribuée à John Keats, m’avait toujours beaucoup plu. Mais il avait fallu que

je sois « touchée » de façon si bouleversante pour la comprendre. Être avec Matteo était si

sensuel, si particulier, que le simple fait d’y repenser faisait courir des frissons sur tout mon

corps. Ses caresses s’étaient gravées dans ma mémoire. Pourrais-je un jour les oublier ?

Oublier Matteo ?

C’était pour cette raison que je m’étais enfuie, le matin même. Il me restait peut-être une

chance de m’en sortir si je gardais dorénavant mes distances. Alors, je réussirais peut-être à

ne pas m’impliquer amoureusement. Peut-être…

Je me levai et me rendis, le pas traînant, dans la petite salle de bains où je me déshabillai

et me douchai. Mais même en me retrouvant ensuite, changée, les cheveux humides, dans la

salle du petit déjeuner, je pouvais encore sentir Matteo sur moi. Il m’accompagna durant les

heures qui suivirent, tandis que je cherchais nerveusement une activité qui me distraie. Mais

quoi que j’entreprenne – faire du shopping, bavarder avec Daniela Bini, prendre une tasse

de thé en compagnie d’Andrew qui avait heureusement le temps de faire un saut à l’hôtel,

discuter encore avec Dad et contrôler à tête reposée l’inventaire établi avec Giacomo –, je ne

parvenais pas à me sortir Matteo de la tête. Dès que je fermais les yeux, je le voyais

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apparaître, et il m’arrivait souvent de repenser malgré moi à des phrases qu’il avait dites, à

son sourire. Finalement, en début de soirée, je constatai que je tournais toujours en rond.

Sarah avait raison, il fallait que je retourne le voir. Je ne pouvais pas laisser les choses en

suspens, il fallait au moins que je lui dise que la question de l’expertise était réglée. Je devais

le faire en personne, pas au téléphone. Il était important que je lui annonce la nouvelle en le

regardant dans les yeux, même si j’avais peur de n’y lire que de l’indifférence.

Ce serait sans doute le cas, parce que des heures et des heures s’étaient écoulées depuis

mon départ. Si je lui avais manqué, il se serait manifesté, non ?

Bon, au moins, je serais xée si j’allais lui parler… C’était mieux que d’être tourmentée

par l’incertitude.

Après avoir pris ma décision, je ne tins pas en place. Une demi-heure plus tard, vêtue de

la robe d’été bleu clair, sans bretelles, que je m’étais offerte lors de ma virée shopping pour

me changer les idées, je me tenais devant la villa de Matteo, le cœur battant d’excitation. Le

mur entourant la propriété me parut bien plus haut que la veille, et l’espace d’un moment, je

voulus faire demi-tour. Simplement, la perspective de continuer à me triturer la cervelle toute

la soirée et toute la nuit me poussa à m’approcher de la porte en fer que l’employée de la

fondation m’avait montrée le matin-même. Située près du portail, très massive, elle avait une

apparence rébarbative qui me t hésiter à presser la sonnette installée juste à côté. Lorsque

j’appuyai finalement dessus, le visiophone s’éclaira.

Placée face à l’objectif rond de la caméra, hésitante, je me demandais si Matteo était chez

lui. Après tout, il se pourrait très bien qu’il ne passe pas le week-end en ville. Il s’était peut-

être rendu sur la côte, comme beaucoup de Romains, à moins qu’il ne soit allé rendre visite à

Valentina, à Castel Gandolfo. Ou encore, il était là mais il avait décidé de ne pas ouvrir en

voyant que c’était moi qui voulais lui par…

Un bourdonnement retentit et je tressaillis. Mon cœur s’emballa, mais je poussai quand

même la lourde porte qui venait de s’entrebâiller. La main droite serrant fermement mon sac,

j’empruntai le chemin de gravier qui menait à la demeure. L’inquiétude pesait sur mon

estomac comme une grosse pierre.

Ce doit être l’intendante qui m’a ouvert. Ou un employé de la fondation, comme ce matin.

Voilà ce que je pensais pour ne pas perdre totalement les pédales.

Mais c’était Matteo qui m’attendait à la porte d’entrée. Pieds nus, il portait un jean et un

simple tee-shirt blanc, comme s’il s’était contenté d’en ler les premiers vêtements venus. Ses

cheveux blond foncé lui retombaient comme toujours sur le front et il ne s’était visiblement

pas rasé, mais même avec cette allure un peu « négligée », il restait diablement séduisant.

La décontraction avec laquelle il se tenait devant moi – le bras droit appuyé au

chambranle, la main gauche sur la poignée – ne me permettait pas de deviner ce qu’il

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pensait de ma présence chez lui. Quant à son visage sérieux, où ne ottait même pas

l’esquisse d’un sourire, il était indéchiffrable. Je distinguai seulement, dans ses yeux, une

lueur familière qui me révéla qu’il n’était pas indifférent.

Quand je le rejoignis, il t un pas en arrière, toujours silencieux, et écarta le battant pour

me laisser pénétrer dans le hall. Juste assez pour que je doive le frôler. Ce faisant, je sentis

son odeur qui me resterait à jamais familière après la nuit passée, et mes genoux menacèrent

de ne plus me porter.

Il repoussa la porte et s’y adossa. Tournée vers lui, j’essayais de me rappeler pourquoi

j’étais venue.

— Matteo, je…

Qu’avais-je prévu de lui dire ? Mon cerveau était vidé de toute pensée, ou presque – je

pouvais juste songer à quel point il m’avait manqué, alors qu’on n’avait même pas été

séparés une journée.

— Je voulais…

Je vis surgir dans son regard une étincelle qui me gagna instantanément, m’embrasa et me

laissa sans défense, tandis que ses mains se refermaient autour de mes épaules, m’attiraient

presque brutalement contre lui.

Puis ses lèvres se posèrent sur les miennes et il m’embrassa comme jamais encore, de ma

vie, on ne m’avait embrassée.

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16Son baiser n’avait rien de tentateur, de séducteur, comme la veille au soir, il était

empreint d’une passion pure qui s’empara de moi et me souleva, au propre comme au

guré : l’espace d’un instant, mes pieds quittèrent le sol, puis je sentis, dans mon dos, le mur

froid contre lequel il me plaquait sans abandonner ma bouche.

J’éprouvai soudain un désir si urgent que j’ignorais comment j’avais pu tenir si longtemps

sans lui. Je glissai mes mains tremblantes sous son tee-shirt, les s remonter vers son torse, et

il s’écarta le temps de l’ôter et de le jeter par terre. Je caressai avec avidité sa peau nue,

suivis du bout des doigts la cicatrice qui le rendait unique. L’idée que je n’aurais peut-être

plus jamais pu faire ça, si je n’étais pas venue, me poussa à l’embrasser avec une ardeur

proche du désespoir. Il interrompit alors notre baiser et je poussai un gémissement frustré.

Le souf e court, mon visage tout près du sien, j’étais, comme lui, captive de la tension qui

alourdissait l’air et ne pouvait se décharger que d’une façon.

Les yeux de Matteo s’étaient assombris, et le désir sans entraves que j’y lisais me t

frissonner. Impuissante, je le laissai enserrer mes poignets et remonter mes bras, de part et

d’autre de ma tête.

Je percevais la chaleur de son corps pressé contre le mien, mais trop de tissu nous

séparait encore. Matteo semblait gêné lui aussi par cette barrière : ses mains descendirent le

long de mon corps jusqu’au bustier moulant de ma robe, que je portais à même la peau.

Trop impatient pour l’abaisser, il agrippa l’étoffe et la déchira d’une secousse qui me t

pousser un halètement. Sentant un courant d’air sur mes seins nus, je fus parcourue à la fois

par une onde de choc et une vague d’excitation, mais l’excitation l’emporta et je voulus

refermer mes bras autour de lui.

Il m’en empêcha et les retint fermement en l’air, contre le mur, tout en se penchant en

avant. Devinant ce qu’il avait l’intention de faire, je mordis ma lèvre inférieure, dans l’attente

de la sensation chaude de sa bouche sur ma poitrine. Lorsque, un instant plus tard, elle vint

entourer un de mes tétons durcis, le lécher et le sucer, je renversai la tête en arrière et

savourai le sentiment que j’étais totalement à sa merci. Abandonnant toute pudeur, je me

cambrai pour venir à la rencontre de ses lèvres qui ne connaissaient pas la pitié. À chacune

de ses caresses, une décharge délicieuse traversait mon bas-ventre ; il accroissait mon désir

devenu presque douloureux, rendait insupportables les palpitations de mon sexe. J’en

voulais plus, il fallait qu’il comble le vide entre mes jambes. Je poussai un gémissement

anxieux quand il s’arrêta, un gémissement qui se fit voluptueux lorsque ses lèvres enserrèrent

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mon autre mamelon et se remirent à me torturer avec art, me précipitant au bord de la

jouissance.

— Matteo…

Ma voix n’était plus qu’un souf e, une supplication. Il m’écouta en n et libéra mes bras,

que j’enroulai autour de lui. Sans entraves, je m’abandonnai à son baiser qui avait tout d’un

ordre. Impatient. Sans aucune indulgence.

Il glissa sous le bas de ma robe ses mains qui tremblaient comme les miennes, et le

remonta. Il passa ses doigts dans ma culotte et tira brusquement dessus, la déchira. Après

l’avoir jetée par terre, il ouvrit son jean et libéra son membre dont la vue me rendit à moitié

folle d’excitation.

On était incapables d’attendre, l’un comme l’autre. Quand il me souleva et me pénétra

d’une seule poussée, je frissonnai violemment sous les premières vagues de l’orgasme. Il

poussa un grognement en sentant les pulsations de mon sexe autour du sien, il se mit à me

prendre avec sauvagerie, à me pilonner sans égard en m’embrassant avec une certaine

brutalité, comme s’il était en colère ou qu’il m’en voulait. Il atteignit le point culminant du

plaisir peu de temps après moi, ses lèvres quittèrent les miennes, sa tête bascula en arrière et

il jouit profondément en moi. Les yeux fermés, je me cramponnais à lui. La bouche pressée

contre son épaule, je goûtais sa sueur tandis qu’il se répandait en moi, déclenchant dans mon

basventre de nouvelles contractions délicieuses qui comblaient mes sens.

Elles s’évanouirent très lentement. En me calmant en n, au lieu de relâcher mon étreinte,

de desserrer mes doigts autour du cou de Matteo, je me blottis étroitement contre lui. Yeux

toujours clos, je sentais les battements de son cœur contre ma poitrine et son souf e rauque

caressait ma nuque. Je voulais qu’il reste en moi, je voulais m’attarder dans cet état de

profonde satisfaction, un état dans lequel je n’avais pas à me demander si me livrer ainsi à

lui n’était pas insensé.

Dès notre première rencontre, je m’étais probablement douté que les choses se

passeraient de cette façon, si bien que j’avais eu peur, instinctivement, de m’abandonner à

lui. Il m’attirait avec une telle force que je me perdais dans les remous de cette attraction, qui

faisaient vaciller tout ce qui comptait pour moi auparavant – et c’était un problème, un gros

problème même.

C’était peut-être un état normal, pour un homme comme Matteo ; quelques jours de sexe

débridé ne remettaient rien en cause pour lui. Simplement, de mon côté, ma vie se retrouvait

sens dessus dessous. Pour moi, plus rien n’était normal, désormais.

Remarquant qu’il relevait la tête, je croisai son regard. Le sourire alangui et satisfait, il

m’embrassa, plus tendrement et sans hâte, mais avec passion, comme pour me signi er que

je lui appartenais. N’ayant rien à lui opposer, je lui rendis volontiers son baiser. Lorsqu’il y

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mit un terme, ses yeux s’étaient éclaircis et avaient pris une expression de surprise.

— Tu m’as encore fait perdre la tête, Sophie, déclara-t-il en allant et venant doucement

en moi. Avec la plupart des femmes, j’arrive à aller jusqu’au lit.

Un frisson me parcourut à ces mots, qui me donnaient l’impression que je n’étais pas une

parmi tant d’autres – un aveu que j’entendis avec plaisir, malgré mes doutes. Heureuse,

j’abandonnai ma tête contre son épaule et soupirai de bien-être.

Matteo, se méprenant complètement, se retira et me reposa par terre avant de rajuster

son pantalon et ma robe, du mieux qu’il pouvait. Puis il scruta mon visage.

— Tout va bien ?

J’eus un faible sourire.

— Moi, oui… répondis-je.

Yeux baissés sur mon corsage déchiré, je feignis le reproche.

Peu m’importait que cette robe soit neuve – l’expérience avait été bien trop intense et

trop belle pour ça –, mais sa perte me posait un réel problème.

— Que vont dire les gens en me voyant comme ça dans la rue ?

— Qui a dit que tu allais sortir dans cet état ? répliqua Matteo avec un large sourire.

L’air déterminé, il me prit dans ses bras et monta l’escalier avec moi, comme s’il voulait à

tout prix éviter que je reparte. En haut, il entra dans sa chambre, se rendit directement dans

la salle de bains attenante et me déposa par terre.

— Tu veux sûrement te rafraîchir un peu.

J’aperçus mon re et dans la glace et compris ce qu’il voulait dire – j’avais un air presque

tragique avec ma tenue abîmée. Ce qui n’empêcha pas Matteo de m’embrasser encore.

— En attendant, je vais continuer à m’occuper des pâtes que je voulais me préparer avant

que tu arrives, précisa-t-il.

Je haussai les sourcils et ma question muette le fit sourire.

— Elisa n’est ici qu’en semaine. Le week-end, je suis livré à moi-même.

Je rougis à l’idée qu’on aurait pu nous surprendre, plus tôt, dans le hall d’entrée.

— Tu as faim, non ? s’enquit-il.

Je hochai la tête. Une fois de plus, il me surprenait en ne correspondant pas à l’image que

je m’étais faite de lui. Il savait vraiment cuisiner ?

Comme il sortait, je me débarrassai de ma robe. Un geste qui me donna la sensation de

retirer le dernier morceau de cuirasse protégeant mon cœur de Matteo Bertani. Ça me faisait

peur, parce que je ne savais toujours pas combien de temps je pourrais rester à Rome. Ni

même s’il le voulait. Après tout, il n’avait rien dit à ce propos.

De toute façon, il était trop tard. Il ne me restait plus qu’à suivre le conseil de Sarah, à

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voir où ça me mènerait.

En quittant la salle de bains, je me demandai ce que j’allais mettre. J’aurais pu aller dans

la chambre d’amis et chercher le kimono qui devait bien être quelque part, mais je me

décidai spontanément pour la chemise accrochée à l’armoire, sur un cintre. Tant pis si elle

était prévue pour une occasion spéciale ! Après tout, je voulais porter ma robe plus d’une

fois. Matteo me devait bien ça. En plus, le tissu était imprégné de son odeur.

Le vêtement, bien trop grand, tombait jusqu’à mi-cuisses. Il fallut que je retrousse les

manches, et lorsque je baissai les yeux, j’eus du mal à réaliser que moi, la Sophie tranquille et

raisonnable, je portais la chemise d’un homme – un homme qui m’avait purement et

simplement arraché ma robe.

Waouh… Qui l’aurait pensé !

J’eus un sourire rêveur. Ce n’était pas tout… Comme ma culotte n’avait pas survécu non

plus à cet intermède chaudbouillant, je n’avais rien dessous. Mais, puisque Matteo m’avait

déjà vue complètement nue, ça ne me posait pas de problème -ç’avait même un petit côté

aguicheur qui plaisait beaucoup à la Sophie audacieuse. Alors, j’arrangeai mes cheveux et

partis à sa recherche.

Je n’eus aucun mal à le trouver, il me suf t de suivre les délicieux arômes qui ottaient

dans l’air et me menèrent directement à la cuisine. Elle était grande et moderne, avec un îlot

central en béton poli, un frigo énorme et des armoires peintes dans un gris-vert brillant. Son

design minimaliste, qui contrastait avec le reste de la maison, me plut. Fonctionnelle, elle

devait servir très régulièrement, on le voyait aux objets placés partout, à portée de main –

couteaux et autres ustensiles, pots garnis d’herbes aromatiques fraîches, coupes remplies de

tomates et d’oignons.

Debout près de l’îlot, Matteo était en train de parsemer d’herbes hachées le contenu de la

casserole d’où s’échappaient les parfums alléchants qui m’avaient guidée. Il mélangea la

préparation avec une spatule et prit une cuillère pour remuer ce qui cuisait dans une plus

grande casserole, des pâtes manifestement. Très concentré, il ne me remarqua pas, si bien

que je pus m’absorber dans sa contemplation. Il était toujours pieds nus, et le polo vert foncé

qu’il portait lui allait encore mieux que le simple tee-shirt blanc qui devait traîner quelque

part dans le hall d’entrée. On aurait dit qu’avoir une tâche à réaliser l’aidait à canaliser son

énergie. Visiblement, il savait ce qu’il faisait : ses mouvements traduisaient une grande

habitude. Il était à sa place dans une cuisine, et le voir s’affairer m’impressionnait – une fois

de plus.

Ni mon père ni Nigel ne savaient cuisiner ; en tout cas, ils ne préparaient jamais à

manger. De fait, je trouvais captivant le spectacle de cet homme s’activant avec assurance

aux fourneaux. Sans compter que Matteo aurait facilement pu engager des employés de

maison, disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais en n de compte, ça collait

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avec l’image que je commençais à me faire de lui : après tout, il travaillait sans y être obligé.

Peut-être parce qu’il appréciait d’être indépendant ? Cette idée me plaisait.

De toute façon, tout en lui me plaisait…

Je poussai un léger soupir et sentis que je continuais à glisser, inexorablement, vers ce

sentiment que je ne pouvais pas m’autoriser et qui t voler des papillons dans mon ventre

lorsque Matteo releva la tête et m’aperçut. Il sourit, cette fossette qui me donnait le vertige

creusa sa joue et je glissai encore un peu plus. Puis il baissa les yeux et une lueur y apparut

quand il se rendit compte que je portais sa chemise.

— Je n’ai pas l’air aussi sexy dedans, nota-t-il.

J’écartai les bras et tournai sur moi-même avec un sourire en coin.

— Ça ne résout toujours pas mon problème : je ne peux pas sortir comme ça.

— Rien ne t’y oblige pour l’instant, m’assura-t-il. Le moment venu, je te donnerai des

affaires d’Adriana. Elle en a laissé quelques-unes, dernièrement, et vous avez à peu près le

même gabarit.

Il souleva la grande casserole du feu et s’approcha de l’évier pour égoutter les pâtes.

Pendant ce temps, je fixais son dos.

— Quoi ?

Stupéfaite, j’en avais la voix éraillée. En quelques pas, je gagnai l’îlot central pour m’y

appuyer, affronter l’accès de jalousie qui m’assaillait sans crier gare. Adriana, la jeune

étudiante brune qui avait dé é Matteo du regard, à la n de son cours, pouvait laisser des

affaires chez lui ? Et ça lui paraissait tellement naturel qu’il l’évoquait en passant ?

— Tu étais… Tu es… avec Adriana ?

Il se retourna vers moi et fronça les sourcils. Puis, remarquant mon expression effarée

(impossible de faire bonne gure), il comprit ce qui me posait problème. Pas gêné pour un

sou, il eut un sourire insouciant.

— On n’est pas ensemble tout le temps, si c’est ce que tu entends par là, mais à

intervalles très réguliers.

Encore plus décontenancée, je vis le sourire de Matteo s’élargir.

— On se côtoie depuis sa naissance : c’est ma nièce, Sophie. J’aurais dû le mentionner,

désolé.

Je le fixais, incrédule.

— Ta nièce ? Mais… elle n’est pas trop âgée pour ça ?

— Je suis le benjamin. Mon frère Luca a quatre ans de plus que moi et il avait dix-neuf

ans quand Adriana est née. Ça arrive, ajouta-t-il en revenant près de l’îlot avec la passoire

pleine de pâtes.

Je me livrai à un rapide calcul mental.

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— Ce n’est pas une étudiante, alors ?

— Elle va encore au lycée, elle le quittera l’année prochaine. Mais elle est très douée en

dessin, un talent que je veux encourager, ce qui explique qu’elle puisse assister à mon cours

quand elle veut.

Il me quitta des yeux pour ajouter les pâtes à la sauce. Heureusement, parce que je

rougissais.

J’étais terriblement gênée d’avoir encore pensé qu’il voyait une femme qui était en réalité

de sa famille. Comme je ne pouvais retirer mes propos, j’eus un haussement d’épaules et

tentai de me justifier.

— Tu te montrais très familier avec elle, alors j’ai pensé…

— Que je sortais avec des étudiantes, aussi jeunes qu’Adriana en plus de ça ? demanda-t-

il d’une voix irritée.

Il mélangeait le contenu de la casserole sans me regarder. Puis il me jeta un coup d’œil.

—Je ne sors pas forcément avec toutes les femmes avec qui je me montre familier,

Sophie. Il se trouve que je suis devenu très difficile en la matière.

Un frisson courut le long de mon dos. Que signi ait sa remarque, au juste ? Était-ce un

compliment… ou cherchait-il à me mettre en garde ?

— Je peux t’aider ? m’enquis-je pour changer de sujet.

Il me donna deux serviettes, des couverts et une bouteille de vin débouchée.

— Tiens, le reste est déjà dehors.

Désarçonnée, je me retournai et remarquai une porte vitrée au fond de la pièce. Ouverte,

elle menait à un balcon aux dimensions surprenantes. Situé à l’arrière de la villa, il courait

presque sur toute sa largeur ; une table et des chaises, installées sous une pergola où

grimpaient des plantes, ainsi que quantité de pots en terre cuite y trouvaient facilement

place. À l’autre bout, dans la pénombre naissante (il devait être plus de vingt heures), je

distinguai un banc garni de coussins. Sur la table décorée d’un très joli chemin en tissu, sans

conteste de marque Bertani, des bougies dispensaient suf samment de lumière. Il ne

manquait plus que les couverts, que je disposai de part et d’autre des assiettes.

Waoub, me dis-je, très impressionnée une fois encore. Matteo s’est vraiment donné du

mal. C’est un homme de rêve, exactement comme Sarah l’a dit. Il a juste un petit défaut : à

en croire les rumeurs, il ne gâte les femmes que pendant un temps limité.

Il sortit sur le balcon avec la casserole et je fis volte-face.

Il déposa alors le récipient sur la table, prit la bouteille de vin et m’indiqua une des

chaises.

— Assieds-toi.

Quelques instants plus tard, il plaçait devant moi un verre de vin rouge et une assiette de

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pâtes fumantes – des « penne alla Matteo » préparées avec ce qu’il avait sous la main.

— Si j’avais su que je ne mangeais pas seul, il y aurait plus que des pâtes. En n, je

pourrai au moins te proposer un café et du chocolat, ensuite.

Je trouvais qu’il n’y avait absolument pas motif à s’excuser : la sauce à base de roquette,

de tomates, de pignons de pin et de parmesan avait un goût si divin que je nis mon assiette

avec grand appétit, sous l’œil amusé et visiblement satisfait de Matteo. L’air détendu, il me

raconta que Valentina lui avait appris à cuisiner assez tôt.

— Elle est très peu conventionnelle, à bien des points de vue, et elle a toujours envisagé

les choses sous l’angle de l’émancipation. Mon père a dû apprendre à faire la cuisine alors

qu’il n’était qu’un petit garçon, et ensuite, ça a été mon tour, parce que j’ai habité un moment

chez elle. Ça n’a pas été facile de pousser un adolescent récalcitrant à se livrer à cette

activité, mais quand nonna s’est mis quelque chose en tête, elle n’en démord plus.

Il ne précisa pas que sa grand-mère lui avait enseigné la cuisine parce que sa mère n’était

pas là pour s’en charger, mais je complétai mentalement ces informations. Soudain, je pris la

pleine mesure des liens étroits qui unissaient Matteo et Valentina. Elle avait été présente

quand il avait eu besoin d’elle, et elle l’avait recueilli. Ça comptait beaucoup pour lui, je le

notai à son sourire.

— Elle a bien fait, commentai-je. Ce sont les meilleures pâtes que j’aie mangées depuis

longtemps.

Matteo s’adossa à sa chaise, son verre de vin à la main, et son expression changea, se t

songeuse.

— Je prépare aussi un délicieux petit déjeuner, déclara-t-il.

Sa voix trahissait son étonnement. Il y ottait aussi une interrogation à laquelle je n’avais

pas vraiment envie de réagir. Je voulus éviter son regard, mais ses yeux s’étaient plantés

dans les miens et il formula la question en suspens depuis le début :

— Pourquoi être partie, Sophie ?

Pour gagner du temps, je pris mon verre et bus une gorgée. Le vin rouge coula dans ma

gorge et je me sentis un peu revigorée.

— Tu voulais que je reste ?

Visiblement perturbé que je réponde par une autre question, il fronça les sourcils et une

ombre passa sur son visage.

— En tout cas, je ne m’attendais pas à me retrouver seul sans savoir où tu étais passée.

Mais j’aurais dû m’en douter. Après tout, ce n’est pas la première fois que tu me surprends.

Remarquant le léger reproche dans son ton, j’eus envie de rire. Moi, je le surprenais ?

Bienvenue au club ! Histoire de lui rappeler la façon dont il m’avait surprise, je désignai la

chemise que je portais, d’un air lourd de sens.

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— Idem, lâchai-je.

Il eut un sourire fugace, puis redevint sérieux.

— Tu es une énigme pour moi, Sophie. Normalement, je sais à quoi m’en tenir avec les

femmes. Mais pas avec toi. Je n’arrive pas du tout à te jauger, et ça me rend… assez fou, je

dois dire.

Il poussa un soupir frustré et je réalisai que c’était probablement une expérience toute

nouvelle pour lui, quand on pensait au nombre de femmes qui le dévoraient du regard – des

étudiantes jusqu’à la serveuse de La Barrique. Pas dif cile de deviner ce qui leur passait par

la tête… Mais c’était bien le problème, non ? Il avait le plus grand des choix, mais ne voulait

prendre aucune décision. Et je ne faisais pas exception à cet égard – ou bien si ?

J’essayai de poser la question suivante avec le plus de détachement possible.

— Si tu voulais connaître la raison de mon départ, pourquoi ne pas t’être manifesté ? Tu

savais où me trouver.

Ses yeux se rétrécirent.

— Je ne cours pas après les femmes.

Ses mots étaient si durs qu’une vive douleur transperça ma poitrine. Mais, alors que je

m’attristais déjà de constater que j’avais raison – il n’était pas possible de vivre avec lui plus

qu’une très courte aventure –, il secoua la tête et je lus sur son visage non pas du rejet, mais

un certain trouble.

— Ce n’est pas nécessaire non plus, d’habitude. Au contraire. Après une nuit comme celle

d’hier, j’ai plutôt le problème inverse : c’est le début des discussions, parce que les femmes

ont toujours besoin d’une perspective et veulent savoir où les choses vont nous mener.

Il plongea son regard dans le mien, un regard pressant et scrutateur. Mon cœur se mit à

battre plus vite.

— Mais avec toi, je n’ai pas eu à discuter, tu t’étais envolée, reprit-il. J’ai donc été forcé

d’imaginer moi-même toutes sortes d’hypothèses, pour une fois… Une drôle de sensation.

Un sourire empreint d’autodérision étirait ses lèvres, mais je restai sérieuse.

— Et… à quelle conclusion es-tu parvenu ?

— À aucune. Je ne fais pas de projets sur le long terme. Plus maintenant, en tout cas.

Sa réponse amère étouffa la petite flamme d’espoir qui avait surgi en moi.

— Mais moi, j’en ai, des projets, déclarai-je doucement. Et l’un d’eux prévoit que je rentre

très bientôt à Londres.

Je soupirai et sentis un nouvel élancement dans ma poitrine.

Ses sourcils s’arquèrent.

— C’est pour ça que tu n’as pas besoin de perspective ?

Oh que si, j’en ai besoin…

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Si je le pouvais, je trouverais merveilleux d’avoir une perspective, une possibilité de rester

plus longtemps avec Matteo, malgré tout. Mais j’étais réaliste. Sans compter que je n’étais pas

seule à décider dans l’histoire.

— Il n’y a aucune perspective, si ? répondis-je en me donnant beaucoup de mal pour ne

pas laisser transparaître ma tristesse. C’est pour ça que je me suis éclipsée. Et… je ferais sans

doute mieux de partir, maintenant aussi.

Mais au lieu de m’exécuter, je restai assise à le xer, tendue, attendant, non, craignant

qu’il me donne raison.

Cependant, il se tut. Longuement. Puis il ferma les yeux et secoua la tête, comme pour

chasser une idée qui ne lui plaisait pas. Quand il se remit à me regarder, son sourire avait

quelque chose de déterminé – une expression que j’avais appris à bien connaître.

— O.K. Mais si tu veux t’en aller, il faut que tu me rendes ma chemise.

Le souf e coupé, je contemplais ses prunelles d’ambre, où brûlait de nouveau ce feu.

Instinctivement, mon corps réagit. Ma bouche était très sèche et mes mamelons durcirent, se

dressant à travers le tissu, désirant ardemment qu’il m’ôte ce vêtement dérangeant.

— Matteo…

— Viens ici.

Un tremblement me parcourut. Je savais que je ne devais pas obéir. Que j’allais tout

aggraver. Mais comme je ne pouvais pas faire autrement, je me levai et me dirigeai vers lui,

le cœur battant.

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17Il quitta sa chaise et attendit que je me tienne juste devant lui. Ensuite, il posa ses doigts

sur le bouton du haut et l’ouvrit lentement, en soutenant mon regard.

— Tu veux vraiment t’en aller ? demanda-t-il d’une voix rauque de désir.

Non, pensai-je.

L’espace d’un moment, je m’en remis à l’espoir que ce n’était peut-être pas vain. Qu’il me

restait peut-être bien plus que quelques heures dans ses bras.

Mon cœur manqua un battement quand Matteo atteignit le bouton du bas et l’ouvrit aussi,

puis écarta les pans de la chemise, dénudant le haut de mon corps. Ses mains vinrent

enserrer mes seins, tandis qu’il se penchait vers moi pour m’embrasser avec cette sensualité

tentatrice qui me faisait fondre chaque fois.

— Tu me rends accro, Sophie, murmura-t-il à mon oreille.

Il mordilla mon lobe sans cesser de m’ef eurer la poitrine, des caresses qui en ammèrent

tant mes sens que je poussai un gémissement.

— Je suis incapable de te résister, poursuivit-il en laissant ses mains s’aventurer plus bas,

sur mes hanches, puis remonter dans mon dos et me serrer contre lui. Reste, bella mia.

Ce n’était pas une déclaration : il pouvait dire ces mots à n’importe quelle autre femme. Il

l’avait peut-être même déjà fait. Mais je refusais de croire cela. Sa voix n’était-elle pas teintée

d’une chaleur qui se re était dans ses yeux, quelque chose de plus profond que le désir pur

qui nous unissait ? Il y avait davantage que ça entre nous. Non ?

Je m’appuyai contre lui, m’abandonnai à ses lèvres et ses mains, lui rendant son baiser

avec tout l’espoir qui m’emplissait soudain. Le lendemain, on trouverait peut-être une

solution, une perspective – le principal, c’était que je puisse être près de lui, là, maintenant.

Pourtant, lorsqu’il voulut faire glisser la chemise de mes épaules, je pris peur et le retins.

— Non !

La soirée était tiède, je n’avais pas froid, mais j’étais brusquement gênée à l’idée de me

retrouver aussi exposée, dehors.

Ma réaction dut l’amuser, parce qu’il eut un large sourire.

— Personne ne peut t’apercevoir, la villa est si haute qu’aucun voisin n’a vue sur le

balcon. Sans oublier qu’hier encore, tu étais nue devant ma classe…

— Je sais. Mais…

Il me t taire d’un baiser et me souleva, me porta jusqu’au banc, de l’autre côté. Plus on

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s’éloignait de la table avec les bougies, plus l’obscurité nous enveloppait.

— C’est mieux comme ça ? s’enquit-il en s’installant avec moi sur le siège garni de

coussins moelleux.

Je hochai la tête, et il repoussa la chemise pour dégager mes épaules. Le tissu se tendit

sur mes bras quand il m’attira contre lui et se mit à m’embrasser, le long de ma clavicule

jusqu’à ma gorge, ce qui m’excita tellement que je mouillais.

Soudain, je me demandai pourquoi je l’avais empêché de me déshabiller et j’enlevai

spontanément la chemise. Avant de rencontrer Matteo, je n’avais plus fait l’amour depuis

longtemps. De toute façon, ça ne m’était pas arrivé très souvent, et certainement pas dans

des endroits inhabituels. Ça n’avait jamais été aussi débridé, assez enivrant pour me faire

oublier où je me trouvais. Aussi, le faire à la belle étoile – en n, presque, parce qu’un petit

baldaquin s’étendait au-dessus du banc – revêtait brusquement un aspect très excitant. Ça

me donnait de l’audace, un aplomb d’un nouveau genre.

Matteo me voulait, et je le voulais. Mais jusqu’alors, je l’avais laissé prendre les

commandes, à la merci de la tempête qu’il savait déclencher en moi. Comme s’il emportait

tout sur son passage, m’ôtait toute volonté propre. Pour autant, ce n’était pas le cas – je

ressentais les mêmes choses que lui et je voulais m’exprimer. Je voulais qu’il me soit

entièrement livré, comme je lui étais livrée. Je le repoussai donc et pris son visage entre mes

mains, l’embrassai comme il m’avait embrassée, un baiser profond et tentateur. Mes mains

descendirent dans son dos, agrippèrent le bas de son polo et le tirèrent vers le haut. Je le lui

ôtai et ouvris sa ceinture, juste après, sans marquer de pause. Remarquant son regard

étonné, je haussai les épaules.

— S’il faut que je sois nue, ça vaut aussi pour toi.

Il m’aida à le libérer de son pantalon et du reste de ses affaires. Une fois de plus, je me

rendis compte que le simple spectacle de sa beauté m’enivrait. Comme il s’apprêtait à

m’attirer contre lui, je posai ma main sur son large torse.

Il se gea, l’air presque irrité que je prenne l’initiative. Je me contentai de sourire en guise

de réponse et me plaçai derrière lui, passai mes bras sous les siens. Alors, je pressai mes

seins si sensibles contre son dos et caressai son torse musclé, puis embrassai sa nuque.

Aussitôt, il prit une inspiration saccadée.

Encouragée par sa réaction, je frottai doucement mes tétons durcis contre son dos, tandis

que mes doigts s’aventuraient ailleurs sur son corps, l’exploraient. Ma main gauche effleura la

peau rêche de la cicatrice qui courait entre ses pectoraux, tandis que la droite se dirigeait

lentement vers le bas, puis se refermait sans hésiter autour de son sexe dur, dont je ne

pouvais plus me passer.

Il se dressa encore sous mes doigts. Yeux fermés, je continuai à embrasser sa nuque et ses

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épaules, laissant ma langue dessiner des arabesques sur sa peau.

Sa respiration était devenue précipitée, plus rauque. J’éprouvais un incroyable sentiment

de puissance à tenir cet homme si excitant sous ma coupe. Je glissai ma main encore plus

bas, pressai légèrement ses bourses et fus récompensée par un profond gémissement qui

s’échappa de sa gorge.

Comme c’était précisément ce que je voulais – qu’il frissonne sous mes caresses, comme

moi sous les siennes –, je revins enserrer son membre et s aller et venir mes doigts autour

de son gland, savourant la dureté de son érection sous la douceur de sa peau.

Il plaça sa main autour de la mienne, la guida jusqu’à ce que j’aie saisi comment lui

donner encore plus de plaisir. Puis il la lâcha et renversa la tête en arrière, tandis que

j’accélérais le rythme et qu’il grossissait encore.

Au bout d’un moment, n’y tenant sans doute plus, il se retourna brusquement et m’attira

contre lui, sans me laisser le temps de réagir.

Je savais ce qu’il voulait, parce que son sexe durci se pressait contre ma fente : il voulait

me prendre et satisfaire ce désir débordant qui nous faisait trembler tous les deux. De mon

côté, je voulais encore savourer ces instants, lui montrer ce que ça signi ait, qu’il ait éveillé

en moi des sensations que je ne croyais pas possibles. Donc, je l’évitai en souriant, m’écartai

pour me retrouver à genoux sur le banc, assez loin pour qu’il ne puisse pas me pénétrer,

mais assez près pour que je puisse embrasser son visage, son front, ses joues puis ses lèvres,

fugacement, en l’empêchant d’approfondir le baiser. Ensuite, je me remis à progresser depuis

son cou jusqu’à la large cicatrice barrant son torse.

Lorsque ma bouche aborda la peau blanche, ne et irrégulière, il se raidit. Ses mains

vinrent serrer mes bras et il me repoussa.

— Non, fit-il, la voix rauque.

Il me regardait, l’air presque effrayé. Comme si cette marque n’avait pas le droit de se

retrouver au centre de l’attention. Comme si c’était un sujet trop sensible pour qu’il supporte

d’être caressé là.

Je lui adressai un sourire.

— Si, répliquai-je.

C’était exactement ce qu’il m’avait dit la veille quand j’avais voulu l’arrêter. J’abaissai de

nouveau ma bouche sur sa cicatrice, l’embrassai tendrement, parce que c’était une partie de

lui que je voulais explorer et apprendre à connaître, comme le reste.

Il me laissa faire, mais ses muscles travaillaient, et quand je me redressai nalement, la

main juste au-dessus de son cœur, je réalisai qu’il était bouleversé. Une tempête faisait rage

dans ses yeux mais il n’y avait pas là que du désir, il y avait aussi une émotion plus profonde

qui le désemparait terriblement. Plongeant mon regard dans le sien, je sentis qu’on tombait

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tous les deux.

Soudain, il m’attrapa et me t rouler sous lui, m’enfonçant de tout son poids dans les

coussins.

— Qu’est-ce que tu me fais ? gronda-t-il en tenant fermement mes poignets.

Il m’embrassa, un baiser qui donnait l’impression qu’il voulait me punir. Lorsqu’il releva la

tête, je lus dans ses yeux une douleur à l’état brut qui se frayait un chemin jusqu’à la surface,

malgré lui.

Il est blessé, me dis-je avec effroi. Et c’est en lien avec cette cicatrice. C’est la marque

extérieure d’une chose qu’il a en lui – quelque chose qui le tourmente et l’empêche de

s’abandonner totalement à ce sentiment qui vient de nous réunir.

Son regard s’était assombri, presque menaçant. Je frissonnai puis le soutins, le cœur

battant à tout rompre, persuadée que j’avais affaire au vrai Matteo, celui qu’il dissimulait aux

autres et auquel je me sentais liée. Parce que je savais ce que ça faisait de ne pas montrer ce

qu’on ressentait réellement à l’intérieur. Parce que je savais combien les émotions étaient

dangereuses, combien il pouvait être destructeur de leur céder.

Je nourrissais cette même peur, et c’est peut-être pour cette raison que je ne pouvais plus

cacher ce que j’éprouvais. Sans défense, je ne réprimai plus rien et me perdis dans la teinte

dorée de ses prunelles.

— Sophie…

Sa voix s’était cassée. Brusquement, il lâcha mes poignets et la colère quitta son visage,

cédant la place à la sensualité. Il s’allongea avec un soupir et m’attira au-dessus de lui,

s’enfouit profondément en moi, d’une seule poussée. Puis il se mit à m’embrasser et à me

prendre avec une forme de désespoir tandis que ses bras me serraient comme un étau, me

coupant le souffle.

Je m’abandonnai volontiers, comprenant qu’il en avait besoin. De même que j’avais

besoin de lui. Au bout d’un moment, il relâcha sa prise et je me redressai, commençai à

m’adapter à ses mouvements. Ses mains vinrent entourer mes cuisses et je posai les miennes

dessus. Tout en le regardant dans les yeux, je venais à sa rencontre en ondulant du bassin. Je

trouvai le rythme et mon plaisir s’accrut, encore et encore.

Quelque chose était différent. Matteo était différent, il s’en remettait davantage à moi, ce

qui rendait notre étreinte plus intime que tout ce qu’on avait partagé jusqu’alors. Mon cœur

jubilait, empli comme mon corps de cette émotion qui effaçait toutes les autres, leur ôtant

toute importance. Soudain, je sentis les vagues annonciatrices de l’orgasme se précipiter et

m’emporter, et j’explosai – une explosion qui me secoua tant qu’un sanglot étranglé

m’échappa.

Matteo me suivit quelques secondes plus tard seulement, enfonça ses doigts dans mes

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cuisses en gémissant. Je perçus l’instant où il venait lui aussi ; je lus la jouissance sur son

visage tandis qu’il se répandait en moi à chaque nouveau coup de boutoir, et que je palpitais

autour de lui, accueillant avec avidité ce qu’il m’offrait.

Ces sensations, incroyablement intenses, s’évanouirent très lentement. En n de compte,

épuisée et profondément comblée, je me couchai sur lui.

Tout ira bien, me dis-je, faisant de cet espoir un bouclier pour repousser la peur, cette

main froide qui cherchait à se refermer autour de mon cœur.

On trouvera une solution, un moyen de rester ensemble.

Je ne voulais penser à rien d’autre.

*

Quelque chose me heurta et me réveilla. Le soleil entrait dans la pièce, à travers les

interstices des volets fermés, et je reconnus aussitôt les meubles en bois foncé – le large lit et

le valet devant l’armoire. J’étais dans la chambre de Matteo et il était allongé près de moi, je

sentais sa chaleur.

Un truc clochait : il était agité, gémissait dans son sommeil.

Soucieuse, je le poussai doucement.

— Matteo ?

Aussitôt, il se retourna et se retrouva au-dessus de moi, m’écrasant de tout son poids, si

vivement que la frayeur me coupa le souf e. Ses doigts s’enfonçaient dans mes bras et son

visage était déformé. Par le désespoir ?

— Non ! lâcha-t-il avec violence.

Il répéta ce mot, mais tandis qu’il le prononçait pour la seconde fois, son regard s’éclaira

et il me reconnut, comprit qu’il venait de rêver. Il gémit encore, se laissa retomber de son

côté du lit et mit son avant-bras sur son front. Ensuite, il poussa un profond soupir,

manifestement soulagé d’être délivré des images qui l’avaient tourmenté.

Encore secouée par son accès de brutalité, je me redressai, hésitante. Alors seulement, il

parut réaliser vraiment ce qui venait de se passer.

— Excuse-moi, dit-il, toujours bouleversé, visiblement. Ça fait… une éternité que je n’en ai

pas rêvé.

Je frottai instinctivement mes bras douloureux.

— Rêvé de quoi ? demandai-je, imaginant que ce devait être un cauchemar terrible.

Il se contenta de me xer puis sortit du lit, s’approcha de la fenêtre et ouvrit les volets en

grand, comme pour repousser dé nitivement les ombres du rêve et inonder la pièce de

lumière.

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Il resta ainsi un moment, beau dans sa nudité, la mine affreusement sombre.

Je ne m’attendais plus à ce qu’il me réponde, mais il passa soudain sa main sur sa nuque

et grimaça, comme s’il était incapable de chasser quelque chose de douloureux.

— De l’accident, fit-il alors d’une voix blanche. Ma femme. Elle est…

Mon cœur se serra.

— Je sais, l’interrompis-je pour qu’il n’ait pas à le dire. Je… l’ai lu.

Il hocha seulement la tête, sans doute habitué à ce que des gens connaissent des détails

de sa vie sans qu’il les ait évoqués devant eux. En tout cas, il ne m’avait parlé ni de

l’accident, ni de son mariage. Pas étonnant, quand on voyait à quel point ces souvenirs le

remuaient.

Mais pourquoi rêvait-il de cet accident ? L’article que j’avais découvert sur Internet

mentionnait que l’appareil occupé par Giulia Bertani et son moniteur s’était abîmé en mer.

Matteo n’était pas là. Alors…

—Je ne voulais pas qu’elle vole, précisa-t-il, comme s’il avait lu dans mes pensées. Je

voulais l’empêcher, mais ils avaient déjà décollé quand je suis arrivé.

Là, j’étais perdue. Que voulait-il dire ? Personne ne pouvait prévoir l’accident !

— Tu… tu ne savais pas qu’il allait leur arriver malheur.

On aurait dit que Matteo ne m’écoutait pas.

— J’aurais dû l’empêcher. J’aurais dû…

Il s’arrêta net et serra les poings, ferma les yeux. Il resta gé ainsi un moment, semblant

lutter contre lui-même, et lorsqu’il les rouvrit et me regarda, tout ce qu’il y avait dedans plus

tôt -le désespoir, la colère – avait disparu. Comme s’il venait de tirer un rideau devant ce

qu’il avait de plus intime. Il souriait, mais de ce sourire froid sur lequel tout glissait. Qui

m’excluait.

— Comment ça ? m’enquis-je quand même, toujours sous le coup de la frayeur. Qu’est-ce

que tu aurais pu faire ?

Matteo secoua la tête.

— Lascia perdere. Ce n’est pas important.

Il se détourna, se rendit à grands pas dans la salle de bains et ferma la porte derrière lui.

Peu de temps après, j’entendis le bruit de la douche.

Perturbée, je me laissai retomber dans les oreillers. Je me demandais ce que signi aient

ses dernières phrases. Que devais-je oublier ? L’article indiquait que Giulia Bertani était un

pilote amateur passionné d’aviation. Le désarroi avait été d’autant plus grand qu’aucune

cause technique n’expliquait la chute – je me rappelais parfaitement avoir lu que les débris

avaient été soigneusement examinés pour exclure tout doute. Elle devait donc avoir commis

une erreur, une erreur que Matteo n’aurait certainement pas pu anticiper.

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À moins que le choc de sa mort n’ait été si grand qu’il se persuadait qu’il aurait pu

l’éviter ? En souffrait-il encore tellement que ça l’aidait de se sentir coupable ?

Mes pensées tournaient en rond, mais un élément paraissait évident, et j’avais peine à me

l’avouer : il y avait plus de choses à éclaircir entre Matteo et moi que la simple perspective

de mon retour prochain à Londres.

Il sortit de la salle de bains sans avoir enroulé de serviette autour de ses hanches, prit des

affaires dans l’armoire – un pantalon clair et une chemise gris foncé – et s’habilla avec des

mouvements routiniers. Le voir si silencieux me fendait le cœur. La veille au soir, en

m’endormant dans ses bras, je ne m’étais pas imaginé ainsi le lendemain matin avec lui.

— Je vais m’occuper du petit déjeuner, annonça-t-il brièvement avant de s’en aller.

Je restai seule. Terriblement seule face à son attitude rebutante. Je pris donc mon temps,

prolongeant le moment de la douche. Je cherchais à me persuader que la situation n’était

peut-être pas aussi grave que je me l’imaginais. Le cauchemar l’avait chamboulé, mais il allait

sûrement retrouver sa sérénité et je voulais lui en donner l’occasion avant de le retrouver.

Lorsque je quittai nalement la salle de bains, je vis que Matteo avait posé des vêtements

pour moi sur le lit – un jean et un tee-shirt rose avec une inscription pailletée. Très girly, pas

du tout mon genre, ils devaient appartenir à sa nièce. Ils m’allaient effectivement, même si le

pantalon était un petit peu trop court. Une fois habillée, je me sentis mieux, plus assurée.

Je me dirigeai donc vers la cuisine, où Matteo était en train de se servir de sa machine à

café design. Il avait dû préparer le reste du petit déjeuner, parce qu’il eut un bref sourire en

m’apercevant et indiqua la porte du balcon.

— Installe-toi.

En sortant, je fus accueillie par ce qui s’annonçait comme une belle journée de mai. Le

soleil chauffait déjà, alors qu’il n’était pas encore neuf heures – depuis que j’étais à Rome, je

n’avais connu que le ciel bleu.

Par contre, mon bulletin météo personnel prévoit plutôt des nuages, me dis-je, attristée :

mon sac à main m’attendait sur la chaise qui était la mienne, la veille.

Je n’y avais plus pensé depuis que je l’avais laissé tomber dans le hall d’entrée, en bas,

lorsque Matteo m’avait embrassée. Je le retrouvais là, à côté de ma robe posée sur le dossier,

comme une injonction muette : maintenant que j’avais tout ce qu’il me fallait, je pouvais

repartir.

Pourquoi cette idée me traversait-elle la tête ? Au fond, tout était aussi parfait que la veille

– il y avait sur la table deux assiettes remplies d’œufs brouillés fumants et de lard grillé, de la

ciabatta et du beurre, manifestement un petit déjeuner anglais façon Matteo. Je l’aurais

trouvé très alléchant si j’avais eu de l’appétit, mais l’angoisse nouait mon estomac.

Matteo s’approcha avec deux tasses de cappuccino, en posa une devant moi et s’assit.

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Il ne paraissait pas non plus avoir faim, il touchait aussi peu que moi au contenu de son

assiette. Il se contentait de boire son café en m’observant, l’air renfermé. Je ne lisais plus

d’hostilité dans son regard, mais je ne distinguais pas non plus ce que j’avais cru y découvrir

la veille encore.

Je ré échissais fébrilement. Comment lui faire comprendre ce qu’être avec lui signi ait

pour moi ? Comment lui suggérer que je reprendrais bien les choses là où on les avait

laissées, dans la nuit ? Alors que je m’apprêtais à ouvrir la bouche (même pour lui demander

de me passer le pain, ç’aurait été un début), un bip s’éleva de mon sac à main et je tressaillis.

Je venais de recevoir un texto. Aussitôt, j’ouvris mon sac et fouillai dedans. Impossible

d’ignorer un message : il pouvait concerner ma mère ou nos affaires, je n’avais pas le droit de

louper une information. Mon cœur se mit à battre nerveusement lorsque je constatai que

c’était juste un nouveau SMS de Nigel, qui me demandait comment j’allais et abordait encore

le sujet de la vente du di Montagna.

Je relevai la tête avec un sentiment de culpabilité ; il me revenait à l’esprit que c’était le

motif de ma venue, la veille au soir. Mon regard croisa celui de Matteo, qui haussa les

sourcils.

— Des nouvelles importantes ? De qui ?

Était-ce une impression ou sa voix avait-elle pris un ton méfiant ?

— De Nigel, laissai-je échapper.

Je me frappai mentalement le front du plat de la main. Comme si ce prénom pouvait lui

évoquer quelque chose !

— C’est… un ami, précisai-je.

Soudain, je trouvai assez gênant de parler de Nigel à Matteo. Après tout, c’était à cause

de ce dernier que je ne pourrais sans doute plus renouer avec cette relation qui n’en avait

jamais vraiment été une. Je repris donc rapidement :

— Il me rappelle la raison de ma visite d’hier. Le di Montagna est vendu.

— Vendu ?

C’était clairement nouveau pour Matteo : cette fois, ses contacts ne l’avaient pas averti

assez vite.

— Ça m’a beaucoup surprise moi aussi, avouai-je. Un de nos clients dèles était si

intéressé par le tableau qu’il a fait une offre très conséquente pour l’acquérir, et les

propriétaires ont accepté le marché.

Je haussai les épaules, un geste d’excuse.

— Du coup…

— … tu n’as plus besoin de moi, conclut-il à ma place.

C’était affreux, dit de cette manière. Comme si je voulais me passer de lui, l’écarter parce

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qu’il ne m’était plus nécessaire. Alors que ce n’était pas le cas. Bien au contraire.

— La société n’a plus besoin de ton expertise, le corrigeaije. Mais moi…

Je me tus, effrayée : Matteo venait de se lever brusquement en repoussant son siège avec

fracas. Il se dirigea vers la balustrade et, les bras croisés devant le torse, se mit à xer le

jardin en contrebas, sur lequel on avait une vue superbe depuis le balcon. Pour autant, je

doutais qu’il ait véritablement conscience de ce qu’il regardait parce qu’il donnait

l’impression d’être replié sur lui-même, en proie à des pensées qui l’agitaient.

Lorsqu’il se retourna nalement vers moi, il souriait – un sourire qui me donna des

frissons dans le dos.

— Je ne l’aurais pas faite, Sophie.

Ses yeux brillaient d’un éclat froid.

— Comment… comment ça ? demandai-je, espérant avoir mal entendu.

— L’expertise. Je n’ai jamais eu l’intention de m’en charger.

Ses mots se frayèrent lentement un chemin dans mon cerveau.

— Alors… Tout ça n’était qu’un jeu ?

— Appelle ça comme tu veux, fit-il avec un geste désinvolte de la main.

L’indifférence totale qu’exprimait ce mouvement me fendit le cœur. Comme si ça

n’importait pas qu’il m’ait menti.

Mais, à bien y ré échir… Il ne m’avait pas menti. Il n’avait jamais dit qu’il le ferait, même

pas quand je lui avais proposé de poser nue pour son cours. Soudain, je me rappelai son air

coupable lorsque je lui avais soumis ce marché.

Réalisant qu’il disait la vérité, je sentis un élancement traverser ma poitrine : il n’avait

jamais envisagé de le faire, depuis le début.

Complètement décontenancée, je ne savais pas quoi ajouter. Pourtant, il fallait que ça

sorte – il fallait que je lui demande pourquoi il avait agi ainsi, pourquoi il m’avait joué la

comédie. Alors que j’ouvrais la bouche, ses sourcils s’arquèrent et une expression railleuse

apparut sur son visage.

— Alors comme ça, il va quand même y avoir discussion ?

Son sourire était arrogant. Blessant, intentionnellement. Il voulait me faire mal, me tenir à

distance. C’était sa façon de me signi er que tout ce qui avait existé entre nous n’avait pas

réellement eu d’importance. Que le l de soie auquel avait été suspendue la matinée s’était

définitivement déchiré.

Ma gorge se noua et je me dominai pour réprimer mes larmes, tenir le coup devant son

sourire insupportable.

Je l’avais refoulé. J’avais refoulé qu’il devait y avoir des raisons au refus de Matteo de

s’engager dans une nouvelle relation après la mort de sa femme. Et j’avais été

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incroyablement naïve de croire qu’il surmonterait ces raisons pour moi.

Qu’avait dit Sarah ? Que c’était bon signe qu’il soit disposé à quitter l’Italie pour moi, alors

qu’il ne le faisait pas d’habitude ?

S’il n’en a jamais eu l’intention, c’est qu’il n’y a jamais eu d’espoir, pensai-je, et ce poids

revint se poser sur ma poitrine.

— Non, ne t’inquiète pas, déclarai-je en me levant.

J’attrapai mon sac et ma robe.

— Il n’y a plus rien dont on doive discuter.

Le ton de ma voix était posé ; je longeai le balcon, tranquille en apparence. Avant

d’entrer dans la cuisine, je me retournai et désignai les vêtements que je portais.

— Les affaires…

— Garde-les. Je veillerai à ce qu’Adriana en ait d’autres.

Son indifférence affichée me coupa le souffle.

Je réussis à hocher la tête. Je réussis aussi à quitter sa villa, à emprunter le chemin de

gravier jusqu’à la lourde porte en fer qu’on pouvait ouvrir de l’intérieur. Seulement une fois

de l’autre côté, je m’adossai au battant froid, désespérée, et croisai les bras autour de mon

buste, comme pour étouffer la douleur intenable.

Tu savais que ça ne marcherait pas, me sermonnai-je, lorsque la souffrance s’atténua

en n et céda la place à un sentiment de vide. Mais ça va aller mieux. Sûrement. Ce n’étaient

que trois jours et deux nuits, alors tu vas surmonter ça.

Mais tandis que je prenais la direction de l’hôtel, la démarche lasse, je ne parvins plus à

retenir mes larmes.

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18— Où va-t-on, signorina ? s’enquit le chauffeur de taxi.

Je lui indiquai l’adresse à Sallustiano, puis montai et me laissai tomber sur la banquette

arrière avec un soupir de soulagement.

Il était déjà vingt et une heures quinze, et je m’étais demandé si je devais vraiment sortir.

Ma journée avait été longue, et j’étais trop fatiguée pour faire preuve de l’esprit de répartie

qu’on attendait sans doute de moi. Simplement, Lorenzo Santarelli m’avait téléphoné dans

l’après-midi pour me rappeler que j’étais invitée à sa soirée. Comme il avait l’air de tenir à

ma présence et que j’avais promis de passer, j’avais décidé de me secouer.

Sois honnête, Sophie. Tu veux aussi éviter une soirée de plus à traîner dans ta chambre

d’hôtel, où tu rumines et où le souvenir de Matteo te poursuit.

Je fermai les yeux avec un gémissement : le simple fait de penser à lui convoquait son

image dans ma tête. Malgré mes efforts, je n’arrivais pas à lui échapper, et ça me tourmentait

tellement que je souhaitais souvent voir arriver la fin de mon séjour à Rome.

Seulement, je travaillais toujours avec Giacomo ; on continuait à passer ses toiles en revue

tous les matins et j’avais parfois l’impression qu’il ralentissait l’allure. Que ses histoires au

sujet de Francesca, à propos de leur union heureuse, se faisaient encore plus détaillées. Sans

compter qu’il reportait certaines choses au lendemain, alors qu’il paraissait aller mieux.

C’était en tout cas ce que Rosa m’avait raconté, elle qui ne parlait quasiment jamais. Je devais

sûrement cet honneur à sa joie devant le dernier avis médical : l’anémie de Giacomo avait

reculé. Le vieil homme, lui, disait être constamment fatigué, et quand je lui avais demandé si

on ne pourrait pas recenser les œuvres également l’après-midi – je détestais désormais avoir

du temps libre et jouer les touristes –, il avait refusé tout net. J’en comprenais la raison, bien

sûr (il craignait une rechute), mais je ne parvenais pas à me défaire de la sensation qu’il

faisait traîner les choses exprès.

Ces derniers temps, il parlait très souvent de Matteo, beaucoup plus souvent qu’au début,

et j’avais l’impression que, ce faisant, il observait ma réaction. La veille, alors que je lui avais

fait comprendre, en passant mais très clairement, que je ne reverrais pas Matteo – je n’avais

pas peur qu’il surgisse chez Giacomo, j’étais sûre qu’il éviterait sa villa tant que je serais là –,

le vieil homme n’avait pas eu l’air satisfait, au contraire, il avait paru le regretter. Pourtant,

c’était lui qui avait affirmé que Matteo n’était pas pour moi.

J’aurais dû l’écouter, pensai-je en soupirant.

Je sentis de nouveau, dans la région du cœur, l’élancement qui m’était devenu familier.

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On était vendredi, donc j’avais quitté la maison de Matteo cinq jours plus tôt, mais les choses

n’allaient pas mieux. Pas du tout.

Je rêvais de lui chaque nuit, et en journée, il s’invitait en permanence dans mes pensées.

Et même quand je ne songeais pas à lui, il y avait ce poids sur ma poitrine. Je n’aurais pas

pensé que ça ferait si mal, et je priais pour trouver un moyen d’apaiser cette douleur.

Le seul qui me soit nalement venu à l’esprit – me jeter dans le travail à corps perdu,

comme je le faisais à la maison pour ne pas avoir à affronter quelque chose de désagréable –

avait au moins rendu mes journées à peu près supportables. Après avoir erré dans Rome

toute une après-midi, j’avais compris que ça ne pouvait pas continuer ainsi. J’avais donc

décidé de consacrer du temps à la commande de Grace et de chercher à Rome une œuvre

contemporaine qu’elle puisse offrir à son mari.

Je n’avais pas pensé à Lorenzo Santarelli : je l’avais même complètement oublié. Mais la

veille, après avoir écumé en vain toutes les galeries suggérées par Andrew, j’avais retrouvé

par hasard, au fond de mon sac, la carte de visite qu’il m’avait donnée à la réception. Il

m’avait semblé que ça valait la peine d’essayer.

J’avais peut-être aussi pris cette décision parce que Matteo m’avait expressément mise en

garde contre lui. Par dé . Après tout, il n’était plus dans ma vie et ne pouvait plus me dicter

ce que je devais faire, ou pas.

Lorenzo Santarelli, manifestement heureux que je me manifeste, s’était montré

attentionné, courtois et très amical, comme à la réception de Giacomo. Malheureusement, ma

visite n’avait donné aucun résultat. La surface d’exposition s’étendait sur deux étages aux

dimensions impressionnantes, d’accord, mais rien n’avait retenu mon attention. J’avais même

secrètement rendu raison à Matteo, car les œuvres présentées n’étaient pas d’une grande

qualité.

Pour autant, je n’avais pas regretté le déplacement, parce que Santarelli avait eu

l’obligeance de m’indiquer d’autres adresses de galeries dans la périphérie de Rome. En plus,

il m’avait invitée à sa fête.

Si seulement je n’étais pas aussi fatiguée…

Une sonnerie m’arracha à mes pensées, et je sortis mon portable. C’était Nigel qui

m’appelait. Nigel, mon rocher dans la tourmente – l’homme qui avait joué un rôle si

important dans ma vie avant que je vienne à Rome, l’homme auquel je devais tant.

Comme chaque fois que je lisais son nom sur l’af chage, un sentiment de culpabilité

m’envahit. Si je ne m’étais pas engagée dans cette liaison avec Matteo, nous aurions peut-être

ni par avoir un avenir commun, Nigel et moi. Mais désormais, je ne pouvais plus du tout me

l’imaginer, et même si je n’avais pas de comptes à lui rendre, je savais qu’il en serait déçu.

— Sophie ?

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Sa voix chaude avait toujours exercé sur moi un effet apaisant. J’aurais aimé retrouver les

anciens sentiments, cette sérénité qu’il m’avait toujours apportée. Mais il n’y avait plus rien.

— Où es-tu ? demanda-t-il.

— Dans le taxi, en route pour la soirée de Santarelli.

Comme je l’avais déjà eu au téléphone plus tôt dans la journée – il se manifestait plus

souvent que d’habitude, comme s’il sentait que quelque chose clochait, ce qui aggravait mon

sentiment de culpabilité –, il était au courant de l’invitation.

— Je pensais que tu ne voulais pas y aller, t-il avec étonnement. Tu as eu énormément

de rendez-vous aujourd’hui, il vaudrait mieux que tu te reposes. Tu dois être morte de

fatigue.

Je réprimai un certain agacement. Effectivement, le matin même, je voulais annuler. Mais

c’était avant que Lorenzo (qui m’avait demandé de l’appeler par son prénom) me recontacte,

juste pour s’assurer que j’allais venir. Au fond, Nigel avait raison : j’avais passé toute l’après-

midi dans des galeries et j’étais sur les rotules. Pour autant, je trouvais désagréable qu’il

emploie ce ton paternaliste, même si ça partait d’une bonne intention. Avait-il déjà eu ces

intonations sans que je le remarque ?

— Je crois qu’il est important que j’y aille. C’est une opportunité de nouer des contacts, je

ne veux pas la laisser échapper. Comment va Mum ? ajoutai-je vivement.

Le sujet m’intéressait bien plus, et je voulais l’empêcher de s’appesantir sur la fête à

laquelle je me rendais.

— Ça n’a pas changé. Tu lui manques, fit-il avant d’hésiter. Comme à nous tous, Sophie.

Je fermai un instant les yeux, sentant une fois encore ce poids insupportable sur ma

poitrine.

— Je reviens bientôt.

Ma gorge se serra à la pensée de devoir reprendre le train-train quotidien à Londres.

Comme si rien ne s’était passé…

Mon portable émit soudain un bip sonore. Je consultai l’écran où clignotait le symbole de

la batterie, puis jetai un coup d’œil par la vitre à la villa quatre faces, vivement éclairée, que

le taxi était en train de longer.

— Nigel, il faut que je te laisse, ma batterie est bientôt vide. En plus, je suis arrivée,

annonçai-je, un peu soulagée d’avoir une bonne raison de mettre un terme à notre

conversation.

S’il était irrité que je l’abrège, il n’en laissa rien paraître ; au lieu de ça, il me souhaita un

bon amusement, juste avant que ça coupe.

Le chauffeur – un jeune homme plus ou moins de mon âge, avec un visage très sérieux –

se tournait déjà vers moi pour m’indiquer le prix de la course. Je le réglai puis il t le tour de

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la voiture, m’ouvrit la portière et me tendit la main pour m’aider à sortir (j’avais mis mes

escarpins à talons hauts). Impressionnée par la maison de Lorenzo Santarelli, je ne notai qu’il

m’avait dit au revoir que lorsqu’il démarra et s’éloigna.

Waouh, pensai-je en me dirigeant vers l’imposante porte d’entrée.

J’étais sûre que le galeriste ne vivrait pas dans un quelconque pavillon, mais ce que j’avais

sous les yeux dépassait mes prévisions.

Plus tôt, alors que j’avais demandé à Daniela Bini de m’appeler un taxi et lui avais

indiqué l’adresse, elle m’avait raconté qu’il s’agissait d’un quartier résidentiel très chic. Elle

n’avait pas tort, parce qu’on ne voyait même pas les villas voisines. Les propriétés devaient

être immenses.

La demeure était également impressionnante… mais tape-à-l’œil. Elle ne correspondait

pas à mes goûts : je la trouvais froide et rébarbative avec ses volumes cubistes

surdimensionnés, plaqués l’un contre l’autre sans donner une impression d’unité, et les

immenses baies vitrées au premier étage n’arrangeaient rien.

Après avoir monté les marches, je pressai la sonnette en songeant que je ne pourrais

jamais habiter dans un endroit pareil.

De la musique et un important brouhaha s’échappaient de l’intérieur – le bruit était si fort

que j’eus peur que personne ne m’entende.

Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit sur Lorenzo. La veille, à la galerie, il portait un

costume très strict avec cravate, comme lors de la réception. Là, il était habillé de façon

nettement plus décontractée, presque trop même, car le haut de la chemise associée à son

chino était déboutonné, dévoilant une grande partie de son torse poilu. Bon, il pouvait se le

permettre, avec sa silhouette, mais je trouvais ça… très voyant. En plus, il ne s’était pas rasé,

et cette barbe naissante donnait l’impression qu’il voulait absolument paraître cool. Ça ne lui

allait pas – en tout cas, ça ne correspondait pas à l’image que je m’étais faite de lui.

Malgré tout, je ne montrai pas le malaise que son allure m’inspirait ; je répondis à son

sourire rayonnant, le laissai me serrer dans ses bras et m’embrasser sur les joues.

— Sophie, quel bonheur que vous soyez venue !

Sa joie de me voir était authentique. J’aurais aimé être aussi euphorique, mais tandis que

je lui emboîtais le pas à l’intérieur, la fatigue me tomba dessus. Brusquement, je n’avais plus

qu’une envie : retrouver mon lit au Fortuna.

Tu aurais mieux fait d’y penser avant, pestai-je intérieurement, réprimant un bâillement.

— Venez par ici, fit-il en me guidant à travers l’immense hall d’entrée.

J’avais la sensation de me trouver dans un musée d’art moderne : les murs blancs étaient

ponctués de toiles, des très grands formats. Elles collaient avec le reste, tant le décor était

prétentieux pour une habitation. Pourtant, les tableaux étaient beaux. Ce n’étaient pas des

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chefs-d’œuvre, mais ils étaient de meilleure qualité que ce que j’avais pu voir à la galerie.

L’espace séjour était séparé du hall par une large porte vitrée. Lorsque Lorenzo tira son

battant, je fus agressée par le volume assourdissant de la musique. La pièce était

gigantesque, encore plus que le hall. Mon regard se posa ici et là, et soudain, je me

demandai avec angoisse si une information importante ne m’avait pas échappé.

Quand j’étais passée voir Andrew sur le chemin de l’hôtel, après avoir quitté la dernière

galerie, il n’avait pas été enthousiasmé d’apprendre que Santarelli m’avait invitée. Même s’il

n’avait jamais participé à une de ses fameuses « soirées artistiques », il avait entendu dire qu’il

y avait toujours « beaucoup d’ambiance ». Ça ne m’avait pas dissuadée de m’y rendre. Après

tout, j’avais souvent affaire à des artistes et j’étais habituée aux excentriques, aux tenues

farfelues ou tapageuses.

Mais là, c’était différent. On aurait presque dit… une orgie.

Je fermai les yeux et les rouvris, pour le cas où mon épuisement me jouerait des tours.

Mais l’impression que certains invités étaient drôlement peu vêtus persista au second coup

d’œil, tant je voyais de peau nue. La lumière très tamisée ne me permettait pas de distinguer

les détails, je pouvais juste constater que la vaste pièce accueillait beaucoup de gens

rassemblés en petits groupes, assis ou debout, tout près les uns des autres, sans doute pour

se comprendre malgré la musique incroyablement forte. Ce vacarme ne paraissait déranger

personne : l’atmosphère semblait détendue. Extrêmement détendue, même. De nombreux

couples étaient dans les bras l’un de l’autre, et dans certains sofas, on avait du mal à

déterminer où commençaient et où finissaient les corps.

Perturbée, je me demandais si je ne préférais pas quitter cette « soirée artistique ». Mais

Lorenzo continuait à me pousser en avant, et je jugeai qu’il serait très impoli de tourner les

talons alors que je venais d’arriver.

Il me conduisit jusqu’à un canapé d’angle, dont une extrémité était occupée par un

couple. L’air tout à fait normal, même si le décolleté de la femme était très profond, ils

tenaient à la main un verre à martini. Lorenzo m’enjoignit à m’asseoir et je m’installai à l’autre

bout.

— Bonjour, lança la femme, assez fort pour couvrir le bruit.

Elle leva son verre dans ma direction, souriante, et je pus bientôt faire de même : Lorenzo

venait de m’apporter une coupe remplie d’un liquide à l’étrange couleur bleue. J’en bus

aussitôt une gorgée, histoire de faire descendre la pression.

Maintenant que je m’étais habituée au faible éclairage, je notai que mon premier

sentiment était à la fois juste et faux. Je ne me trouvais pas au beau milieu d’une orgie,

simplement, il régnait une ambiance assez débridée. Certains dansaient sans retenue, des

couples s’embrassaient – celui qui était assis près de moi venait de s’y mettre et j’en voyais

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d’autres, au fond, appuyés contre un mur – et j’avais l’impression que ça pourrait aller plus

loin si l’atmosphère se réchauffait encore.

Ne me sentant vraiment pas dans mon élément, je pris une autre gorgée de mon cocktail

dont le goût sucré n’arrivait pas à masquer l’importante quantité d’alcool. Dans mon fourreau

fermé jusqu’en haut, au milieu de toutes ces tenues échancrées, décolletées, je me sentais

complètement guindée. Guindée, pas cool du tout, presque prude tant j’étais dépassée par

les événements.

Je m’attendais à tout autre chose. Je pouvais dé nitivement oublier l’idée de nouer des

contacts – la musique était trop forte pour espérer avoir une conversation digne de ce nom.

En outre, je n’avais aucune envie de faire plus ample connaissance avec qui que ce fût. En

fait, j’avais juste envie de partir. Fébrilement, je cherchai une excuse qui me permette de

rentrer au plus vite au Fortuna.

— Vous n’avez pas l’air heureuse, Sophie, fit soudain Lorenzo à mon oreille.

Je tressaillis. Il se tenait derrière le canapé, les avant-bras posés sur le dossier, penché

vers moi. Je trouvais déplaisant que son visage soit aussi près du mien, mais sans ça, je ne

l’aurais pas compris.

— Vous n’avez pas eu de chance dans vos recherches ? reprit-il.

Il me fallut un moment pour saisir qu’il parlait des galeries qu’il m’avait recommandées et

que j’avais visitées dans la journée.

— Non, malheureusement pas, hurlai-je.

Il y avait quelques œuvres intéressantes dans le lot (plus que chez Lorenzo) et j’avais

envoyé des photos sur le portable de Grace, mais je n’étais pas totalement satisfaite.

J’aurais voulu entrer dans les détails – ne serait-ce que parce que je ne savais pas de quoi

parler avec lui, sinon –, mais il y avait vraiment trop de bruit et je haussai simplement les

épaules.

— Je finirai bien par trouver, criai-je. Merci quand même pour les conseils !

Je levai mon verre à sa santé et bus une nouvelle gorgée de mon cocktail, mais l’alcool ne

t qu’accroître ma fatigue. À cet instant précis, les haut-parleurs se mirent à mugir ; je

sursautai et faillis renverser ma boisson sur ma robe. Juste après, je sentis les doigts de

Lorenzo se poser sur mon épaule.

— On sort un peu ? demanda-t-il à mon oreille.

Soulagée, je pris la main qu’il me tendait pour m’aider à me relever. Je n’avais qu’une

hâte : quitter cette pièce peuplée de parfaits inconnus.

Dans le hall d’entrée, une fois la porte refermée, je trouvai l’atmosphère nettement plus

supportable.

— Mes fêtes sont toujours très bruyantes et très animées, me con a Lorenzo. Je n’y peux

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rien, le bruit s’est répandu qu’on s’amusait énormément et ça attire sans cesse de nouvelles

personnes.

Il eut un sourire satisfait que je lui rendis à grand-peine. Visiblement, il était er que ses

soirées soient synonymes d’excès, et il s’étonnait que j’aie du mal à m’amuser comme ses

autres invités.

— Je suis désolée, j’ai eu une longue journée et je suis très fatiguée, pas vraiment

d’humeur à faire la fête. Il vaudrait peutêtre mieux que je m’en aille, me justi ai-je, espérant

qu’il me trouve rabat-joie et m’appelle un taxi.

Au lieu de ça, il me regarda, l’air soucieux.

— Il faut vous détendre un peu, Sophie. Ce serait dommage de repartir alors que vous

venez d’arriver. Venez, je vais vous faire visiter la maison. Il y a des tableaux qui devraient

vous intéresser et vous pourrez vous remettre du bruit.

— Oui, ce serait sympa, déclarai-je avec une politesse toute britannique.

J’aurais préféré m’esquiver, mais tout valait mieux qu’affronter encore ces basses

infernales.

La demeure était encore plus vaste que je le pensais. Tandis qu’on visitait le reste du rez-

de-chaussée, je n’arrivais pas à me défaire de la sensation que Lorenzo me la montrait

principalement pour se faire mousser. Je songeai à Matteo, pour qui le galeriste était un

frimeur. Peut-être n’avait-il pas tout à fait tort…

En tout cas, mon impression que les œuvres exposées chez lui étaient meilleures que

celles de sa galerie se con rma. Ainsi, il possédait un relief en bronze de Joseph Beuys dont

il était très er – à juste titre. Dans la cuisine, plus grande que mon appartement de

Kensington, était accroché un très beau grand format d’Enrico Della Torre. Les employés du

traiteur, occupés à disposer des créations culinaires élaborées dans des verrines, ne prêtaient

pas la moindre attention à ce maître incontesté de l’abstraction italienne. Personnellement,

j’aurais accroché cette toile dans un autre endroit. Pour autant, je me tus : je n’avais pas

l’énergie de me lancer dans une discussion sur l’art de présenter les tableaux sous leur

meilleur jour. Au moins, je réussis à abandonner dans un coin, sans me faire remarquer, le

cocktail à l’effet bien trop puissant pour moi, plus dégoûtant et visqueux à chaque gorgée.

Une autre œuvre de Della Torre (Lorenzo me con a qu’il était un grand admirateur de

l’artiste) était accrochée au mur qu’on avait devant soi quand, depuis le hall d’entrée, on

montait l’escalier menant au premier étage. En haut, on débouchait sur un long couloir dont

la paroi de gauche était en verre -c’était une des baies vitrées que j’avais vues dehors. À

droite, ce couloir desservait plusieurs portes, puis il faisait un coude et donnait visiblement

dans une autre partie de la demeure. Au sol, à la place des dalles qu’il y avait au rez-de-

chaussée, une épaisse moquette sombre absorbait le bruit de nos pas. Même les échos de la

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musique, en bas, nous parvenaient étouffés.

Soudain, j’entendis un bruit étrange que je ne parvins pas à identifier. Je regardai Lorenzo,

étonnée, mais il continuait à avancer comme s’il n’avait rien remarqué. J’en conclus que mon

imagination me jouait des tours.

— Admirez cette magni que toile de Salvatore Amiotti que j’ai acquise il y a peu, déclara-

t-il en s’arrêtant devant un tableau étroit mais très haut, xé entre les deux premières portes.

C’est un jeune artiste de Palerme en qui je place de grands espoirs. Nous allons lui consacrer

prochainement une exposition d’envergure.

J’eus du mal à garder un visage impassible, tandis que je m’astreignais à considérer

l’œuvre. Il s’agissait d’un nu dépourvu de la moindre inspiration et beaucoup trop

ostentatoire, avec des couleurs criardes qui n’arrangeaient pas l’ensemble. Rien à voir avec

les deux Della Torre.

Quant à Lorenzo, il le contemplait, l’air presque amoureux. Je repensai encore une fois

aux paroles de Matteo, et encore une fois, je dus lui donner raison : Lorenzo était

dé nitivement un frimeur, même dans ses goûts artistiques. Pas étonnant qu’il expose des

toiles qui ne méritaient pas d’être accrochées dans une galerie.

— Ça vous plaît ?

La voix de Lorenzo venait de retentir incroyablement près de mon oreille. En me tournant

vers lui, je constatai qu’il se tenait juste à côté de moi. Une proximité envahissante, loin

d’être aussi agréable que celle de Matteo.

Il eut un sourire amical, comme toujours. Mais je lus autre chose dans son regard, une

lueur de triomphe qui m’effraya. Croyait-il que je le trouvais séduisant ? Brusquement, je me

rendis compte qu’il pouvait avoir interprété de travers mon intérêt pour sa galerie et le fait

que je sois venue à sa soirée, à sa demande pressante. Alors, je fis un grand pas de côté pour

clarifier les choses.

— Je… Eh bien… commençai-je.

Seulement, comme ça, au débotté, rien de positif ne me venait. Je fus donc soulagée que

son portable se mette à sonner, me sauvant la mise.

Il s’excusa et t quelques pas en direction de l’escalier pour prendre l’appel. Plantée

devant ce nu affreux, je bâillai, fermai les paupières… et vis aussitôt apparaître l’image de

Matteo.

Je ne pus m’empêcher de les comparer, Lorenzo et lui, et en arrivai à une conclusion peu

flatteuse pour mon hôte.

Ce sera probablement le cas à partir de maintenant, me disje dans un accès de désespoir.

Comment trouver un homme qui arrive à la cheville de Mat…

Soudain, j’écarquillai les yeux.

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Mon imagination ne me jouait pas des tours. Quelqu’un venait de gémir, sans erreur

possible.

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19Le gémissement provenait de la pièce du fond, la dernière avant que le couloir fasse un

coude. La seule dont la porte était entrouverte.

Sans ré échir, je me dirigeai vers elle. Impossible de faire autrement, c’était un ré exe,

une curiosité instinctive que je devais satisfaire.

En approchant, j’entendis une respiration précipitée et un froissement, puis un nouveau

gémissement, une voix masculine. Je me doutais maintenant de ce que j’allais découvrir, mais

je fis quand même le dernier pas me séparant de la porte et regardai par l’ouverture.

Le seul meuble que je voyais dans l’entrebâillement était un large lit. Personne n’était

couché dessus, mais derrière, près du mur du fond, un homme était assis par terre. Non, il y

avait deux hommes. Le premier, dans les vingt-cinq ans, cheveux blond clair, était encore

habillé (pour autant que je puisse en juger, parce que l’épais matelas et le sommier cachaient

la moitié inférieure de son corps). Adossé au mur, il avait fermé les yeux. À cet instant, il

poussa un râle plaintif en se cambrant. Le second, un brun agenouillé un peu plus loin, au

pied du lit, devait avoir dans les quarante-cinq ans. Son torse était nu, comme le reste de son

corps car les mouvements de son bassin ne permettaient pas le doute : l’air tendu, il allait et

venait à un rythme soutenu, et c’était lui qui haletait.

Mon cerveau peinait à analyser ce spectacle : il lui manquait un élément. Alors seulement,

avec un temps de retard, j’aperçus une tête aux boucles rousses et des fesses rondes qui

surgissaient brièvement au-dessus du bord du lit, à intervalles réguliers : il y avait aussi une

femme dans la pièce. Elle devait être entre les deux hommes et faisait une fellation au blond,

pendant que le brun la prenait par derrière. Le blond gémissait de plus en plus fort, au bord

de l’orgasme. Aussitôt après, son corps s’arqua et son visage se tordit, puis une expression

de jouissance l’envahit et il s’affaissa contre le mur.

Les mouvements du brun se firent de plus en plus violents, et j’entendis les râles de plaisir

de la femme couvrir le bruit de sa respiration précipitée. Elle l’encourageait en lui demandant

de la prendre plus fort.

Incapable de détourner le regard, j’étais comme en état de choc, entre effroi, honte et

excitation. Ce que ces trois-là faisaient ensemble ne me concernait pas, mais impossible de

bouger – jusqu’à ce que je remarque l’attitude du jeune homme blond. Toujours adossé au

mur, il avait rouvert les yeux et me xait, sans avoir l’air surpris ou gêné. Au contraire, il me

souriait. Un sourire d’invite.

Son expression me fit enfin sortir de ma transe.

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Ma main se posa sur la poignée et je fermai vivement la porte tandis que retentissaient, à

l’intérieur, un dernier cri et un gémissement rauque révélant sans doute que la femme et le

brun venaient eux aussi de jouir.

J’étais terriblement mal à l’aise que le blond m’ait aperçue. Pourquoi m’étais-je approchée

en entendant ces bruits ? Ce qui se passait là-bas était évident !

Je tournai les talons et remarquai Lorenzo, qui avait dû mettre un terme à sa conversation

téléphonique et remontait le couloir dans ma direction.

Je me demandais comment réagir. Devais-je lui parler de la scène à laquelle j’avais

assisté ? Faire comme si de rien n’était ? Je n’eus pas à trancher, parce qu’il passa tout

bonnement le bras autour de mes hanches et m’entraîna plus loin. Alors qu’on arrivait au

niveau du coude, un nouveau gémissement s’éleva, assez fort – les jeux érotiques devaient

avoir repris –, et je m’arrêtai net, certaine que Lorenzo l’avait entendu. Il m’adressa un regard

interrogateur.

— Quoi ? demanda-t-il d’une voix amusée.

— Rien.

Je le laissai me guider jusqu’à une porte, à l’autre bout du couloir.

— J’aimerais vous montrer encore quelque chose, quelque chose de spécial, annonça-t-il.

Je trouvai bizarre son ton chargé de mystère, mais ce n’était peut-être qu’une impression.

Après tout, j’étais toujours sous le coup de l’émotion.

— C’est bien plus beau qu’il n’y paraît au premier coup d’œil. J’espère que vous

l’apprécierez à sa juste valeur, parce que j’aimerais beaucoup le partager avec vous, précisa-

t-il.

Bon, qu’est-ce qui m’attend maintenant ? pensai-je en soupirant intérieurement. Un autre

tableau du très talentueux Salvatore Amiotti ?

J’attendis que Lorenzo ouvre le battant, mais il t un pas en arrière en l’indiquant de la

main.

— Je vous en prie. Entrez et regardez. Laissez la magie opérer, Sophie.

Étonnée qu’il ne m’accompagne pas, je m’exécutai malgré tout : j’abaissai la poignée et

entrai dans la pièce, où la lumière était aussi chiche qu’en bas, dans le salon.

Une toile, sur le mur en face de moi, attira aussitôt mon regard ; elle l’aurait sans doute

fait même si je n’avais pas été habituée, de par mon métier, à repérer telle ou telle œuvre où

que j’aille. Elle était si immense qu’on ne pouvait pas l’ignorer et son thème collait si bien

avec ce que j’avais vu une minute plus tôt, dans la chambre, que je la xai en me demandant

une fois de plus si mon imagination ne s’emballait pas.

Ce n’était pas de l’art abstrait, comme la plupart des œuvres que j’avais vues dans cette

maison, mais la représentation très réaliste d’un acte sexuel. Au premier plan, une femme

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nue était agenouillée par terre, sa peau claire contrastant avec le fond sombre. Ses yeux

étaient bandés, ses bras levés au-dessus de sa tête. Ses poignets, prisonniers de bracelets

métalliques reliés par une chaîne xée au plafond. Derrière elle se dressait un homme, l’air

menaçant me semblait-il. Le haut de son corps était nu et il portait un pantalon noir. Il tirait

d’une main sur la chaîne qui maintenait en l’air les bras de la femme, et tenait de l’autre un

objet ressemblant à un fouet. Si on distinguait très mal ses traits, plongés dans la pénombre,

on voyait très nettement le visage de la femme, empreint de volupté.

Ce tableau retint tellement mon attention qu’il me fallut un certain temps avant de

remarquer qu’il y avait autre chose dans la pièce. Aux murs étaient accrochés des

instruments en cuir noir dont certains me parurent inquiétants. Je notai également, juste sous

la toile, un meuble très inconfortable en apparence, mélange étrange de chaise et de banc.

Quantité de chaînes, auxquelles étaient attachés des liens garnis de rivets, y étaient fixées.

Ces derniers devaient manifestement se refermer autour des chevilles, des poignets et du cou

de celui ou celle qui prenait place sur cet… appareil.

Je n’avais jamais vu un endroit de ce genre, mais je savais ce que c’était : un donjon SM.

On y pratiquait des jeux sadomasochistes, comme celui représenté sur le tableau.

Mon cœur battait si vite que j’avais l’impression qu’il allait bondir hors de ma poitrine.

Qu’avait dit Lorenzo – qu’il aimerait beaucoup partager ça avec moi ?

Je s volte-face, paniquée, passai en trombe devant mon hôte ahuri, empruntai le long

couloir et descendis l’escalier menant au hall d’entrée. J’y croisai le couple qui était assis sur

le même canapé que moi, bras dessus, bras dessous. Souriants, ils me dépassèrent et

entreprirent de monter l’escalier. Alors, tandis que je me précipitais vers le salon – j’avais

besoin, d’urgence, de me retrouver au milieu de gens –, mon cerveau fatigué ordonna en n

les pièces du puzzle.

Le couple allait probablement à l’étage pour faire la même chose que les trois que j’avais

surpris. Peut-être même avec eux. Au l de la soirée, d’autres suivraient sans doute, et

certains se rendraient dans cette pièce terri ante, utiliseraient ces chaînes et ces instruments.

Lorenzo le savait très bien. Non seulement il le savait, mais il y participerait très

vraisemblablement. Et il voudrait que je sois de la partie.

Bordel, pensai-je en attrapant mon portable au fond de mon sac, les doigts tremblants.

J’eus beau appuyer sur tous les boutons, il ne s’allumait pas, l’écran restait désespérément

noir. J’avais oublié que la batterie était vide.

Merde, merde et merde.

Le souf e court, je poussai la porte du salon où la musique était toujours aussi

assourdissante. Il fallait que je réserve un taxi pour partir de là, et quelqu’un pourrait

sûrement me prêter son téléphone.

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Je parcourus donc la foule des yeux, à l’affût, soulagée que ceux que je voyais soient juste

en train de parler ou de rire. Assez vite, je repérai une femme qui tapait un message sur son

smartphone. Mais à l’instant où je m’apprêtais à lui adresser la parole, on me retint par le

bras.

Lorenzo.

— Je ne voulais pas t’effrayer, fit-il à mon oreille.

Je scrutai son visage et y remarquai une expression de regret, voire de remords. Pour

autant, je n’avais pas l’intention de rester.

— Vous voulez bien m’appeler un taxi ? criai-je après m’être écartée.

Je priais pour qu’il s’exécute. Dans ce cas, je pourrais lui pardonner ce moment

désagréable. Si le sadomasochisme était sa façon de prendre son pied, pourquoi pas. Mais

sans moi.

Seulement, Lorenzo se contenta de sourire et tendit la main, prit une mèche de mes

cheveux entre ses doigts et se mit à jouer avec. Puis il se pencha en avant.

— Sais-tu à quel point tu es ravissante, Sophie ? glissa-t-il à mon oreille. D’une beauté

tentatrice. Tu stimules l’imagination masculine… et tu devrais donner des ailes à la tienne.

Ici, tu en as la possibilité. Il peut être très agréable de s’en remettre à la domination d’un

autre et de se soumettre à lui, crois-moi.

Constatant que je ne répondais pas à son sourire, il lâcha mes cheveux, et je vis la

résignation envahir ses traits lorsqu’il comprit en n que je n’étais pas du tout intéressée par

son offre d’élargir mon horizon sexuel avec lui.

— Je voudrais m’en aller, répétai-je.

Il soupira.

— Très bien. Mais prends encore un verre, au moins, lança-t-il assez fort pour couvrir le

bruit, espérant peut-être que l’alcool m’aiderait à changer d’avis. Je vais aller te chercher un

autre cocktail, attends.

Il s’éloigna et mon espoir de rentrer bientôt à l’hôtel s’amenuisa. J’aurais donné beaucoup

pour être ailleurs. J’aurais dû écouter Andrew quand il m’avait mise en garde contre les

« soirées artistiques » de Lorenzo Santarelli. J’aurais aussi dû écouter…

Matteo.

Mon cœur manqua un battement lorsque mon regard tomba sur l’homme qui se frayait un

passage à travers la foule. Était-ce mon désespoir qui me faisait miroiter cette illusion, ou

Matteo se dirigeait-il droit vers moi ?

C’était bien lui et une vague de soulagement me submergea, aussitôt suivie par un frisson

de volupté. Je me retins de courir pour me jeter dans ses bras, tant il avait l’air furieux.

Sans compter que je ne comprenais pas ce qu’il venait faire là. Je croyais qu’il méprisait

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Santarelli…

Il me rejoignit et, sans me donner l’occasion de dire quoi que ce soit, posa ses mains sur

mes hanches et m’attira contre lui.

— Tout va bien ? cria-t-il en me détaillant avec attention.

Non, ça n’allait pas bien du tout. J’étais fatiguée, entourée d’inconnus, et rarement dans

ma vie je m’étais sentie aussi mal à l’aise et dépassée par les événements. Je secouai donc la

tête et sa mine se rembrunit encore.

Il me lâcha et, l’espace d’un instant, je craignis qu’il reparte et me laisse seule. Mais il

passa le bras autour de mes épaules – un geste protecteur qu’il avait déjà eu dans une ruelle,

alors qu’on croisait des hommes saouls – et m’entraîna dehors, devant la maison, où son

cabriolet était garé. Sans un mot, il me t monter côté passager et je m’installai avec bonheur

sur le siège en cuir, avant de le regarder faire le tour de la voiture et démarrer. Dans le

rétroviseur, je vis la villa devenir de plus en plus petite, puis disparaître.

Au bout de quelques minutes, quand on se retrouva dans un quartier plus animé, je me

mis à trembler, sous le choc. C’était trop d’un coup pour moi. D’abord la soirée débridée

avec ses excès qui m’avaient effrayée, ensuite, l’irruption de Matteo. D’ailleurs, c’était peut-

être ça qui me bouleversait le plus.

Je pensais ne plus jamais le revoir. Après tout, il m’avait fait partir… et souffrir. Et voilà

qu’il surgissait au bon moment, comme un parfait chevalier servant, et me tirait d’une

situation très désagréable – dans laquelle je ne me serais pas retrouvée si je l’avais écouté.

Je m’apaisai peu à peu et me mis à observer Matteo. Il avait toujours une expression

assez sinistre mais je me sentais en sécurité à ses côtés, dans cette voiture qu’il conduisait

avec assurance. Comment lui en vouloir ? Comment lui reprocher son attitude passée quand

c’était grâce à lui que je me sentais brusquement mieux, beaucoup mieux ?

— Pourquoi étais-tu là ? demandai-je, rompant le silence. Je pensais que tu trouvais

Lorenzo Santarelli affreux.

— C’est le cas, confirma Matteo avec un reniflement méprisant.

Il se tourna brièvement vers moi, ses yeux lançaient des éclairs. Qui, du galeriste ou de

moi, motivait cette colère ? me demandai-je.

— Mais tu vas quand même à ses fêtes ?

J’avais du mal à comprendre.

— Non. Je ne suis venu que parce que tu y étais.

Son explication me décontenança encore plus.

— Comment savais-tu que j’y serais ?

— Par Andrew. On s’est croisés par hasard chez Giacomo, et quand j’ai entendu dire que

tu avais prévu d’aller à la soirée de Santarelli, j’ai pensé qu’il valait mieux m’assurer que…

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que tout se passait bien pour toi.

Une sensation de chaleur se répandit en moi : il se faisait du souci à mon propos ?

— Non, ça ne se passait pas vraiment bien, avouai-je.

J’ajoutai à voix basse un « Merci » qui ne suf sait pas à exprimer mon soulagement de ne

plus me trouver dans cette villa immense, mais avec lui, dans son auto.

Matteo hocha la tête, mais une expression inhabituellement sérieuse ne quittait pas son

visage.

— Santarelli ne t’a pas touchée, si ?

Cette idée paraissait l’émouvoir.

— Non. Mais…

J’avais du mal à exprimer avec des mots ce qui s’était passé.

— Tu avais raison, repris-je. Sur toute la ligne. C’est un frimeur, un m’as-tu-vu. Et quand

j’ai voulu partir et que mon portable ne fonctionnait plus, il n’a pas bougé le petit doigt pour

m’appeler un taxi. Il voulait encore me faire boire. Alors qui sait combien de temps j’aurais

dû rester si tu n’étais pas arrivé ?

Je poussai un profond soupir et lui souris, mais il ne me rendit pas ce sourire.

— Pourquoi être allée là-bas, Sophie ? Je pensais t’avoir expressément conseillé de rester

à l’écart de ce type ?

Je fermai un instant les paupières, lasse.

— Je ne savais pas quel genre de fête c’était. Mais… toi si, hein ?

Je fis pivoter ma tête dans sa direction mais il regardait de nouveau devant lui.

— J’ai assisté un jour à une de ces soirées, oui. Après, on a une assez bonne idée de ce

que Santarelli appelle s’amuser.

Il freina et s’arrêta, puis enclencha la marche arrière et se gara entre deux voitures, en

quelques mouvements souples et élégants. Je regardai par la vitre, surprise, et découvris

l’entrée du Fortuna, de l’autre côté de la rue. Un élancement me traversa la poitrine : je ne

voulais pas être déjà arrivée, je préférais continuer à fendre la nuit à ses côtés.

Matteo contourna le cabriolet, vint ouvrir ma portière et me tendit la main pour m’aider à

sortir. Quand on se retrouva tous les deux sur le trottoir, très près l’un de l’autre, je fus

envahie par les sentiments que je m’interdisais depuis une semaine, des sentiments qui

faisaient ancher mes genoux et palpiter mon cœur. C’était tellement bon qu’il soit de

nouveau là !

Tu te berces d’illusions, me rappelai-je. Ce n’est pas possible. Vous ne pouvez pas être

ensemble. Alors, ressaisis-toi, Sophie !

Je me forçai à lâcher sa main. Il ne fallait pas que je me laisse emporter, que je me fasse

un lm. Il m’avait ramenée à l’hôtel, c’était très gentil, mais ça ne signi ait pas qu’il était

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disposé à reprendre les choses là où on les avait laissées. Sans compter que ça ne nous

mènerait nulle part, on en avait fait l’expérience.

Alors que je faisais un pas en arrière, mon talon glissa sur la bordure du trottoir et je

perdis l’équilibre. Une seconde plus tard, je me retrouvai dans les bras de Matteo qui s’était

penché en avant, vif comme l’éclair, et m’avait cueillie au vol.

Peut-être, me dis-je, songeuse et sans doute trop fatiguée pour me montrer raisonnable,

peut-être n’est-il pas si mauvais d’être un peu maladroite, nalement. Mais je n’ai envie de

tomber dans les bras que d’un seul homme. Celui qui me tient si fermement, en cet instant

précis.

Mes pensées se lisaient-elles sur mon visage ? Matteo avait-il aussi une impression de

déjà-vu ? En tout cas, il sourit, ce qui chassa enfin, enfin, ce pli dur entre ses sourcils.

— Il vaut mieux que je t’accompagne à l’intérieur, décida-t-il.

Il m’aida à me redresser, puis me t traverser la rue et passer la porte vitrée de l’hôtel en

me serrant de près, comme s’il avait peur que je tombe de nouveau. Il n’y avait personne à la

réception, et même si j’appréciais beaucoup la signora Bini, je fus heureuse d’attendre seule

avec Matteo l’arrivée de l’ascenseur.

Lorsqu’on fut en n dans la cabine de taille réduite, séparés par quelques centimètres

seulement, je m’obligeai à respirer profondément et serrai les poings pour ne pas être tentée

de le toucher. J’en avais envie et, remarquant ses yeux qui s’étaient assombris, je sus qu’il y

pensait également. Un constat qui me fit flancher encore un peu plus.

Ça serait si facile… Il suf rait qu’on se rapproche encore un petit peu, un tout petit peu,

et l’électricité entre nous ferait de nouveau des étincelles. Les choses se termineraient là où

mon corps voudrait qu’elles se terminent.

Seulement, mon cœur avait appris la prudence.

Matteo ne s’opposerait sans doute pas à ce qu’on refasse l’amour… tant que je ne

chercherais pas à discuter avec lui, après. Mais cela me suf rait-il ? Pourrais-je supporter qu’il

reparte ensuite ?

— Comment savais-tu que je ne me sentirais pas bien à la soirée de Santarelli ? m’enquis-

je doucement.

— Je n’en savais rien. Je voulais m’en assurer, répondit-il en levant la main pour glisser

une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Je pressentais que ce n’était pas pour toi.

Apparemment, je l’intéressais assez pour qu’il saute dans sa voiture et vienne véri er que

j’allais bien. Ça impliquait que je ne lui étais pas égale, ce qui ne m’aidait pas à rester ferme

avec moi-même.

L’ascenseur s’arrêta avec une secousse, les portes s’ouvrirent et je quittai avec lui cet

espace si intime. Quelques pas suffisaient pour rejoindre ma chambre. On se retrouva devant

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la porte, et pendant que je cherchais la clé dans mon sac, mon cœur menaçait d’exploser

dans ma poitrine, tant j’avais du mal à supporter l’idée que Matteo reparte. Si je ne le

retenais pas…

Mes doigts tremblaient tant qu’il me prit la clé et l’inséra dans la serrure. Une fois le

battant ouvert, il t un pas en arrière pour me céder le passage, mais je ne bougeai pas d’un

pouce. Il restait une chose que je voulais savoir à tout prix.

— Est-ce que… tu as participé à la fête ? Quand tu y étais la première fois, je veux dire.

Les commissures de Matteo se soulevèrent.

— J’ai regardé.

Aussitôt, je revis les deux hommes et la femme rousse, et je dus m’avouer que ce

spectacle ne m’avait pas seulement perturbée. Y repenser t se contracter délicieusement

mon bas-ventre, une sensation désormais familière. Pourtant, je ne voulais pas le faire – pas

avec des inconnus, en tout cas. Simplement, l’idée que Matteo me prenne par derrière

comme le brun, l’idée de lui donner du plaisir avec ma bouche, comme la rousse avec le

blond, était… très excitante.

En revanche, les jeux spéciaux qui plaisaient à Lorenzo m’effrayaient, et je n’imaginais pas

éprouver du plaisir à laisser quelqu’un m’humilier et me faire mal sciemment.

— Et… cette pièce, tout au fond du couloir ?

J’ignorais comment formuler ce qui me préoccupait, mais Matteo comprit immédiatement.

— Un coup d’œil m’a suf . Pour moi, le sexe et la violence ne vont pas de pair. On peut

se permettre tout ce qui plaît à l’un comme à l’autre, mais j’aime que la relation se passe

d’égal à égal. Je n’ai pas besoin de ce sentiment de domination, et ma partenaire n’a pas non

plus à se soumettre pour que je prenne mon pied. Au contraire, je trouverais ça ennuyeux.

Soulagée qu’on voie les choses de la même façon, je lui adressai un sourire rayonnant. Il

se tenait toujours devant moi, tout près – il aurait suf que je tende la main pour la poser sur

son torse –, et lorsque nos regards se croisèrent, ce tiraillement dans mon ventre se t si

intense que je dus m’adosser au chambranle pour m’empêcher de le toucher.

Soudain, je sus que ça ne fonctionnait pas comme ça. Je ne pouvais pas le laisser repartir

– pas quand il pouvait rester avec moi, cette nuit au moins.

L’ancienne Sophie, celle qui ignorait qu’être avec un homme pouvait la combler autant, se

montrerait raisonnable. Elle aurait peur de s’en remettre encore à ce sentiment puissant, de

perdre le contrôle, dé nitivement peut-être. Mais l’autre, la nouvelle Sophie qui ne semblait

exister que depuis mon arrivée à Rome, s’en souciait tout à coup très peu. Elle ne voulait pas

songer au lendemain, elle ne voulait penser qu’au fait que Matteo était là, avec elle. Qu’il

s’était rendu chez Santarelli rien que pour elle, alors qu’il ne pouvait pas le supporter. Et

qu’il n’était visiblement pas pressé de s’en aller, parce qu’il continuait à la regarder sans

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bouger.

Mon sourire s’élargit encore et je glissai les bras derrière mon dos, faisant pigeonner ma

poitrine – ça n’échappa pas à Matteo, dont les yeux se mirent à briller. Je m’en félicitai et

laissai retomber la tête en arrière, contre l’encadrement, l’air un peu provocante.

— Pourtant, tu aimes bien l’être, non ?

— Quoi ? demanda-t-il, interloqué.

— Dominant, précisai-je en soutenant son regard. Avec moi, en tout cas.

Il ne s’était pas montré « dominant » à la manière de Santarelli, naturellement, mais le sexe

avec lui avait été chaque fois débridé et passionné, à couper le souf e au sens propre du

terme. Et quand j’avais voulu prendre l’initiative, il m’en avait privée.

Ça ne m’avait pas dérangée, non. Au contraire. À la seule pensée qu’il agisse de nouveau

comme en territoire conquis, je mouillais. J’avais prononcé cette dernière phrase juste pour le

provoquer. Une tactique qui t mouche, parce que les prunelles de Matteo s’assombrirent. Il

s’appuya d’un bras au chambranle de la porte et se pencha en avant, son visage tout près du

mien.

— Tu m’as subjugué, Sophie Conroy. Et j’avoue que je n’ai pas encore réussi à me

réfréner, concéda-t-il avec, dans les yeux, le feu que j’espérais. Ce qui ne signi e pas que je

ne peux pas aussi te conquérir très lentement et très tendrement. Au contraire. Ce serait

même un grand plaisir pour moi d’explorer le moindre centimètre de ton corps, jusqu’à ce

que tu ne puisses plus te réfréner, et si tu veux, tu n’as qu’à te montrer dominante et à me

dire ce que je dois faire, bellezza.

Son souf e se mêlait au mien, et ses mots m’excitaient tant qu’un premier frisson de désir

me traversa.

— Peut-être…

Ma gorge se noua : j’étais perdue, je le savais, mais c’était tellement bon…

— Peut-être que tu devrais m’en apporter la preuve pour que je puisse le croire, repris-je.

Je jubilai intérieurement lorsque ses mains se posèrent sur mes hanches et me poussèrent

avec détermination dans ma chambre.

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20Je me tenais devant lui, frémissante, prête à accepter tout ce qu’il aurait en tête. Je ne

voulais plus réfléchir, juste ressentir et savourer encore une fois sa présence à mes côtés.

Mais on aurait dit qu’il prenait mon dé très au sérieux : au lieu de me prendre dans ses

bras et de m’embrasser, il m’attira contre lui, si bien que je perçus la douce chaleur qui

émanait de son corps. Ses mains étaient toujours posées sur mes hanches et mon cœur

battait la chamade ; c’était incroyablement excitant d’avoir la tête appuyée contre son torse

sans faire quoi que ce soit, attendant de voir ce qui allait se passer, le souffle coupé.

C’était apparemment à moi d’en décider : au bout d’un moment, lorsque je relevai les

yeux, Matteo sourit et caressa mon visage du bout des doigts.

— Et maintenant, Sophie ? À toi de me dire.

Je le désirais tellement qu’un nouveau frisson me parcourut. Allais-je éprouver un jour la

même chose pour un autre que lui ? Aucune idée, mais qu’il me donne carte blanche accrut

considérablement mon excitation.

— Déshabille-moi, commandai-je.

Matteo passa derrière moi et ouvrit la fermeture éclair de ma robe. Ensuite, je sentis ses

mains sur mon dos, dont j’ignorais qu’il puisse être aussi sensible.

Matteo t glisser le tissu le long de mon corps, jusqu’à ce qu’il tombe par terre, et se mit à

embrasser mes épaules, ma nuque, tout en dégrafant mon soutien-gorge qu’il m’ôta. Puis il

s’accroupit devant moi et me débarrassa de ma culotte.

Son sourire insolent trahissait une assurance qui me t fondre. Lorsque son regard se

planta dans le mien, je constatai que, visiblement, ça ne le dérangeait pas d’exécuter mes

ordres. Malgré tout, il ne pouvait pas rester passif : ses mains remontèrent le long de mes

jambes, caressant mes mollets et l’arrière de mes genoux, puis l’intérieur de mes cuisses avec

une lenteur suggestive. Son air se t interrogateur et je souris pour lui signi er de continuer.

Il devint alors plus entreprenant, suivit de sa bouche la ligne séparant ma cuisse de mon

ventre. Je sentis son souf e chaud sur ma peau et la pointe de sa langue qui s’aventurait le

long du pli sensible, un contact si enivrant que j’enfouis les mains dans ses cheveux soyeux.

Juste avant qu’il n’atteigne mon bas-ventre, je m’écartai.

— Allonge-moi sur le lit, lui intimai-je.

Il m’y déposa avec un sourire qui me révéla que ce jeu lui plaisait autant qu’à moi.

Excitée par ses caresses, je fis courir mes mains sur mon corps.

— Et maintenant, déshabille-toi, lui ordonnai-je.

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Il obéit aussitôt, déboutonna sa chemise et l’enleva. Fascinée par sa beauté, je contemplai

son torse qui paraissait sculpté. Sa cicatrice blanche, qui tranchait sur sa peau mate, réveilla

en moi l’envie de la toucher. C’était la clé de sa personnalité, j’en étais persuadée. Sans elle,

il serait différent ; sans elle, il n’y aurait pas cette dureté qu’il cachait derrière son sourire et

que j’avais déjà pu percevoir. C’était comme une carapace protégeant ce qu’il avait de plus

intime, et je me demandais si je pourrais un jour découvrir ce qui se trouvait dessous. S’il

m’en donnerait la chance.

Matteo se sépara du reste de ses affaires. Quand il se tint nu devant moi, je dévorai des

yeux son ventre plat aux abdos si sexy, son sexe gon é qui se dressait èrement en l’air et

me laissait pantelante de désir.

— Viens par ici, chuchotai-je, parce que ma voix ne m’obéissait plus.

Je tendis les bras vers lui, savourai la sensation de sa peau contre la mienne lorsqu’il se

coucha près de moi. Je le voulais, même s’il ne me donnait que ce qu’on était en train de

partager, ce court moment de plaisir. Même si demain devait être identique à hier, aux jours

précédents.

Alors, il me restera au moins cette nuit, me dis-je en ef eurant son torse, ses muscles

fermes.

Ensuite, plus moyen de penser : comme il l’avait annoncé à la porte de ma chambre,

Matteo explora avec délectation, des mains et des lèvres, le moindre centimètre de mon

corps… à l’exception de mes seins et de mon sexe. Il les épargna mais caressa et embrassa

tout le reste – mes pieds, mes genoux, mon ventre, mes épaules, mes bras, mes mains – en

me parlant en italien, à voix basse. Pendant qu’il tissait autour de moi un doux cocon de

plaisir, il me dit à quel point j’étais belle et excitante. Savourant le fait qu’il sache aussi

parfaitement ce qui pouvait me faire du bien, je laissai mes sensations me porter de plus en

plus haut, jusqu’à ne plus pouvoir ignorer les palpitations croissantes entre mes jambes. Je

me cambrai. J’avais l’impression d’être tendue telle une corde qui se romprait dès qu’il me

toucherait là. Comme s’il l’avait compris, il me t brusquement me redresser en position

assise et m’attira sur ses genoux.

— Et maintenant, padrona ? s’enquit-il avec un sourire très satisfait.

Le ton de sa voix était pressant : ce jeu sensuel avait manifestement joué avec ses nerfs à

lui aussi.

Je me soulevai pour abaisser mon sexe mouillé, brûlant de désir, au-dessus de son

membre durci. J’étais tellement prête à l’accueillir qu’il vint à ma rencontre et put s’enfouir

profondément en moi, d’une seule poussée puissante. J’émis un gémissement voluptueux en

le sentant me remplir, m’élargir.

— Referme tes jambes autour de moi, demanda-t-il à mon oreille, la voix rauque.

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J’enroulai mes jambes autour de lui. Pour ça, il fallut que je les écarte davantage, et mon

clitoris se tendit.

— Oh…, lâchai-je.

Un frisson parcourut mon corps alors que Matteo n’avait même pas bougé.

Puis, comme s’il me berçait, il se mit à faire de légers mouvements des hanches qui

augmentèrent en douceur la pression sur ma perle en ée. Je pris une inspiration saccadée

quand il commença à m’embrasser avec délicatesse, à stimuler légèrement des doigts la

pointe de mes seins.

Un agréable picotement vint m’envahir. Incapable de rester immobile, j’agrippai ses

épaules et me mis à remuer le bassin, m’abandonnant à cette sensation qui naissait au plus

profond de moi et montait lentement mais inexorablement, comme la lave d’un cratère, avant

de jaillir et de déborder. Ça n’avait rien de violent mais c’était incroyablement intense et ça

n’en nissait pas, des vagues chaudes déferlaient sur moi et je me laissais emporter par ces

ots, impuissante, avec les épaules de Matteo pour seul point d’attache. Finalement,

j’atteignis les sommets de la jouissance et m’affaissai contre lui, stupéfaite une fois de plus

qu’il soit capable de me faire éprouver un plaisir aussi inouï.

Au bout d’un long moment, je retrouvai mes esprits. En me redressant, je constatai que

son sexe, toujours en moi, restait dur.

— Tu n’as pas joui, m’étonnai-je, avant de découvrir les gouttelettes de sueur qui

couvraient son front.

— Se dominer n’est pas toujours évident, avoua-t-il, l’air tendu.

Visiblement, il avait pris très au sérieux ma remarque, plus tôt.

Ça ne marche pas comme ça, pensai-je. C’était terriblement bon mais j’ai aussi besoin de

l’autre Matteo. J’ai besoin de tout ce que tu pourras me donner.

Je m’écartai donc avec une détermination nouvelle. Son membre glissa hors de moi et il

fronça les sourcils.

— Tu fais toujours ce que je te dis ? demandai-je.

Il s’accouda en arrière et sourit.

— Tes désirs sont des ordres.

— Bon.

Le cœur battant, je me mis à quatre pattes et tournai la tête vers lui.

— Dans ce cas, je veux que tu me baises par derrière, déclarai-je, moi-même étonnée

d’avoir prononcé des mots si crus.

Pour autant, c’était précisément ce dont j’avais envie : je voulais qu’il me prenne comme

le brun avait pris la rousse.

Une lueur avide apparut dans les yeux de Matteo. Sans attendre une autre invite, il

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s’agenouilla derrière moi et plaça son large gland à l’entrée de mon sexe.

Je le veux, je le veux tellement fort…

Il écarta mes lèvres et me pénétra, coulissa dans ma fente avec un halètement de

satisfaction. Je gémis aussitôt, parce que je le sentais encore plus intensément, plus

profondément que d’habitude. On l’avait déjà fait par derrière, pendant notre première nuit,

mais on était couchés l’un contre l’autre. Là, c’était différent. Plus animal. Le contraste avec

ce qu’il m’avait fait vivre plus tôt était si géant que je sentis le plaisir monter de nouveau.

— Oh mon Dieu, Sophie, murmura Matteo en commençant à bouger en moi. Tu vas me

tuer.

Ses premières allées et venues, lentes, me coupèrent quand même le souf e. Tout en moi

se tendait autour de lui, et quand il augmenta le rythme, je me mis à gémir chaque fois qu’il

se plantait entre mes jambes. Je n’avais plus le contrôle de mon sexe qui se contractait et

m’entraînait vers un nouvel orgasme. Mes bras, sans force, ne me portaient plus. Je basculai

vers l’avant et il s’enfonça encore plus loin. Ses mouvements étaient devenus si violents et

irréguliers que j’eus peur qu’il jouisse avant que je puisse le suivre. Mais soudain, son pouce

vint trouver mon clitoris qu’il se mit à frotter en dessinant de petits cercles, tandis que l’autre

pouce pressait mon anus avant de s’y introduire.

— Matteo !

La pression inattendue dénoua toutes mes tensions ; l’orgasme me submergea et me

secoua sans crier gare, si puissant que je geignis. Très vite, il eut une dernière secousse et

vint en moi avec un long gémissement.

Le moment de jouissance passé, on bascula sur le côté, toujours unis, le souffle lourd.

Lentement, je repris pied dans la réalité. Je me tournai vers lui et me blottis dans ses bras,

déchirée entre bonheur et désespoir.

Si quelqu’un m’avait dit, avant mon voyage à Rome, que j’y rencontrerais un homme

capable d’éveiller en moi des sensations d’une telle violence, je ne l’aurais jamais cru. Ce

genre de chose n’était pas prévu dans ma vie, et ça me faisait toujours peur que plus rien ne

puisse être comme avant. Pour autant, si j’avais toujours cette décision à prendre, je

choisirais de passer la nuit avec lui. Sur cette idée, je fermai les paupières, cédant au

sommeil qui me gagnait, heureuse de ne plus avoir à me demander, pour l’instant, ce que ça

impliquait pour moi.

*

Le lendemain matin, lorsque je rouvris les yeux, la lumière du soleil entrait à flots dans ma

petite chambre d’hôtel, entre les rideaux qu’on n’avait pas tirés. Presque aussitôt, je repensai

à ce qui s’était passé la veille au soir et me retournai, craignant que Matteo ne soit parti. Mais

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il était là, à côté de moi. Toujours endormi, il tendit le bras, le passa autour de mes hanches

et m’attira tout contre lui.

Mon cœur se contracta douloureusement tandis que je le contemplais. Je ne pus

m’empêcher de repousser avec douceur les cheveux qui retombaient sur son front. J’avais du

mal à croire qu’il se trouvait toujours dans cette pièce, avec moi. Alors, le sentiment qui

m’avait terrifiée, le premier matin où je m’étais réveillée dans ses bras, m’envahit de nouveau.

Cette fois, je le laissai s’emparer de moi.

Ça ne sert plus à rien de le nier, pensai-je, une boule dans la gorge. Je suis amoureuse.

Mais ce que j’éprouvais était d’une effrayante intensité. J’avais toujours pensé que l’amour

devait être une base sûre et stable sur laquelle ma vie puisse reposer. Je ne m’attendais pas à

ce cyclone, à ce chaos total. Je n’en voulais pas, j’avais en exemple (un mauvais exemple) les

perpétuels hauts et bas émotionnels que connaissaient mes parents. Mais j’aurais beau

m’enfuir à l’autre bout du monde, ce sentiment demeurerait et il fallait que j’accepte le fait

que j’évoluais en terrain miné. Parce que, même si Matteo avait clairement autant de mal que

moi à résister à notre attirance physique, il y avait peu de chances qu’il ait changé

fondamentalement d’avis et soit prêt à se lancer dans une vraie relation. En plus, ma vie était

à Londres et je ne pouvais pas écarter, sur un coup de tête, tout ce qui me retenait là-bas.

Notre histoire était donc quasiment vouée à l’échec.

Matteo nit par ouvrir les yeux. Il les planta dans les miens pendant un long moment et je

vis, fascinée, le ton doré de ses iris se réchauffer. Puis les commissures de ses lèvres se

soulevèrent.

— Alors ? s’enquit-il.

Remarquant que je fronçais les sourcils, perplexe, il sourit plus largement et je vis

apparaître la fossette que j’aimais tant.

— Satisfaite de mon absence de domination ? précisa-t-il.

J’eus un hochement de tête enthousiaste.

— Tu m’as convaincue.

Je préférai ne pas lui révéler à quel point j’étais « convaincue ». Il me tenait déjà sous sa

coupe, de toute façon.

Lorsqu’il plaqua un bref baiser sur ma bouche, se leva et se mit à regarder autour de lui,

je m’inquiétai.

— Qu’est-ce que tu fais ? demandai-je en espérant que ma voix ne trahisse pas mon

anxiété soudaine.

Le souf e coupé, incapable d’interpréter l’expression de son visage, je redoutai qu’il

décide de partir. Puis il eut un nouveau sourire, le sourire impertinent de la veille au soir, se

rallongea près de moi et appuya sa tête sur son coude.

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— Tu pourrais en décider, toi qui aimes tellement ça. Il se trouve que tes ordres sont

terriblement… excitants. Comme il doit être trop tard pour prendre le petit déjeuner ici, on

pourrait aller chez moi pour que je te prépare des œufs brouillés au lard. Ou alors, on reste

encore un peu au lit et on remet le repas à plus tard.

Mon cœur s’emballa en l’entendant employer ce « on », dans les deux cas. J’étais

incroyablement soulagée.

On n’est peut-être pas toujours obligé de tout planifier, pensai-je, radieuse.

— On remet le repas à plus tard, tranchai-je.

Je passai les bras autour de son cou et il se mit à m’embrasser, visiblement très satisfait de

mon choix.

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21— Zio, tu es là ?

La voix féminine qui avait retenti dans le salon me t sursauter, mais il était trop tard :

mon doigt appuyait déjà sur le bouton de la machine à café. Cette dernière se mit à moudre

bruyamment les grains et je grimaçai : la personne qui venait d’arriver savait maintenant qu’il

y avait quelqu’un dans la cuisine. Je me doutais de son identité (zio signi ait « oncle », peu de

gens pouvaient appeler Matteo ainsi) et je n’avais que modérément envie qu’Adriana me

surprenne là, tôt le matin, en peignoir. Mais bon, plus moyen de m’éclipser. Effectivement,

un instant plus tard, la jeune lle brune entrait dans la pièce. Je tentai d’af cher un air

décontracté.

— Oh ! s’exclama-t-elle, sans doute surprise de ne pas avoir affaire à Matteo.

Elle se reprit aussitôt et eut un large sourire. Puis elle s’approcha et m’embrassa

chaleureusement sur les deux joues.

— Buongiorno, Sophie. Les gens du bureau m’ont ouvert, et comme la porte du haut

n’était pas fermée, je suis entrée. J’espère que je n’ai pas eu tort ?

J’avais longuement posé devant elle et ses camarades du cours de dessin. Elle avait eu

tout le temps de me détailler. Pour autant, je ne me serais pas attendue à ce qu’elle me traite

comme une vieille connaissance et ignore le fait que je portais un peignoir bien trop grand,

appartenant de toute évidence à son oncle.

Maintenant que je la voyais de plus près, la première impression que j’avais eue dans

l’atelier se con rmait : elle était vraiment jolie. Je notai aussi une certaine ressemblance avec

Matteo – d’accord, elle avait des cheveux sombres et des yeux noisette, mais au second coup

d’œil, son sourire insouciant rappelait beaucoup celui de son oncle.

— Je peux aussi en avoir un ? demanda-t-elle gaiement en indiquant mon cappuccino.

Je le lui tendis en souriant, allai prendre une autre tasse dans un placard et pressai le

bouton. Depuis que Matteo m’avait montré comment fonctionnait cet appareil magique,

j’étais accro au délicieux café qui en sortait.

Nonchalamment appuyée au plan de travail, Adriana remuait son cappuccino. Elle

paraissait étonnée que j’aie à me servir moi-même.

— Elisa n’est pas là ?

— Non, elle a congé cette semaine.

Personnellement, ça me convenait tout à fait : mes allées et venues en avaient été

facilitées. Ça m’aurait dérangée d’être observée en permanence par cette intendante à l’allure

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si stricte.

— Et où est Matteo ? s’enquit Adriana.

— Dans la salle de bains, répondis-je en tâchant de ne pas rougir.

En n, Sophie, tu as vingt-cinq ans ! me rappelai-je, énervée. Pas besoin d’être gênée

qu’on te « chope » le matin chez un homme.

Adriana parut quand même remarquer mon trouble, parce que son sourire s’élargit.

— Donc, c’est vrai, fit-elle avant de boire une gorgée de café.

Je fronçai les sourcils, interloquée.

— Qu’est-ce qui est vrai ?

— Ben, que tu es souvent ici.

Là, je sentis que mes joues se coloraient. Je ne trouvais pas très agréable que le temps

que je passais avec Matteo puisse être un sujet de discussion à l’extérieur.

— Qui dit ça ?

Adriana se mit à rire.

— Quand mon oncle est aperçu plus d’une fois avec la même femme, main dans la main

en plus, le bruit se répand comme une traînée de poudre, crois-moi.

Par bonheur, mon cappuccino était prêt et je pus prendre la tasse pour me donner une

contenance.

— On sort ? proposai-je à Adriana en désignant le balcon avec une décontraction forcée.

Je préférais ne pas approfondir le sujet, tout était bien trop frais pour moi – et trop

fragile.

Elle disait vrai : depuis la nuit qui avait succédé à l’affreuse soirée chez Santarelli, je

passais beaucoup, beaucoup de temps dans cette villa, et avec son oncle.

Mes matinées étaient toujours consacrées à Giacomo, bien entendu, mais dès que j’avais

ni de travailler, je retrouvais Matteo. Quand on arrivait à quitter sa chambre à coucher – le

sexe avec lui était toujours aussi incroyable et on ne se lassait pas l’un de l’autre –, il me

montrait Rome. Les jours s’étaient écoulés ainsi, semblables à un beau rêve. Mais j’allais

bientôt devoir me réveiller, et je le savais.

De fait, le commentaire d’Adriana me mettait mal à l’aise : il me rappelait qu’on serait,

prochainement, confrontés à la réalité – le fait que notre liaison serait limitée dans le temps

si l’un de nous ne faisait pas un pas décisif, si on ne ré échissait pas à une solution.

Jusqu’alors, on avait éludé la question de la suite à donner aux événements. Depuis le matin

où on s’était réveillés dans ma chambre d’hôtel, Matteo évitait résolument le sujet. Je ne lui

posais pas non plus de questions à ce propos, me doutant que c’était la seule façon de faire

durer notre histoire.

Pourtant, j’avais l’impression que quelque chose avait changé. Matteo me semblait

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différent, plus ouvert, d’un abord plus facile. Effectivement, il prenait souvent ma main

quand on se promenait dans la ville, ou il passait son bras autour de mes épaules avec un

grand naturel – comme si on était un couple normal, amoureux. Ça me fendait chaque fois le

cœur parce que je sentais grandir mes sentiments pour lui, et avec eux, le souhait que rien

ne change. Mais ce n’était pas possible, il faudrait que je le quitte, je ne pouvais pas

abandonner tout ce que j’avais laissé à Londres. J’avais beau tourner et retourner le problème

dans tous les sens, je ne voyais pas comment il pourrait faire partie de ma vie là-bas.

En plus, je ne sais même pas s’il envisage seulement un avenir avec moi, pensai-je dans

un accès de désespoir, tout en m’installant dehors avec Adriana, à la table sous la pergola.

Ignorant tout de mes sombres pensées, elle me considérait, radieuse.

— Ah, avant que j’oublie : il faut que je te remercie.

— Pourquoi ?

— Pour les affaires que tu m’as empruntées. En échange, Matteo m’a offert une virée

shopping avec Aurora Biasini.

Comme je la regardais, perplexe, elle leva les yeux au ciel, visiblement consternée par

mon ignorance.

— C’est LA styliste personnelle de Rome. Les stars font la queue pour qu’elle les

conseille… et j’ai pu passer deux heures avec elle dans une boutique chic de la ville, et

refaire toute ma garde-robe ! s’extasia-t-elle.

Puis elle me tendit fièrement son bras.

— Regarde le bracelet qu’elle m’a dégoté, il n’est pas cool ? Sans oublier mes boucles

d’oreille, et des fringues démentes. Matteo a payé tout ça, juste parce que j’avais dû te ler

un vieux tee-shirt et un jean. Bon, papa lui en veut toujours, il trouve qu’il me gâte trop, mais

moi j’ai trouvé ça génial.

Je la trouvais mignonne de s’enthousiasmer à ce point. Ça ressemblait bien à Matteo de

faire un geste aussi excessif pour Adriana – elle occupait clairement une place particulière

dans son cœur, même s’il appréciait sûrement beaucoup ses autres neveux et nièces. Il

m’avait raconté que son frère Luca avait deux autres lles, de neuf et sept ans seulement,

ainsi qu’un ls de cinq ans. Quant à son autre frère, Michele, il était également père, d’une

lle et de deux ls ayant de trois à huit ans. Pour autant, Adriana, la plus âgée de ses nièces,

jouait un rôle spécial dans la vie de Matteo. On s’en rendait compte quand il l’évoquait. Peut-

être parce qu’elle partageait son amour de la peinture. Ou parce qu’elle était née l’année de

la mort de son père.

Quelle vie avait-il connue ensuite, chez sa grand-mère ? Je ne pouvais qu’émettre des

hypothèses. Il lui arrivait d’en parler, mais toujours brièvement, et souvent en rapport avec

Adriana. En revanche, il ne parlait jamais de sa femme, de son avion qui s’était abîmé en mer

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ou de l’accident qui lui avait valu cette terrible cicatrice. Il refusait tout net la discussion dès

qu’on effleurait le sujet, alors que j’aurais aimé en apprendre plus sur lui.

D’un autre côté – je me l’avouais avec culpabilité –, je n’évoquais jamais véritablement ma

vie à Londres. Il ignorait que je connaissais Sarah, je n’avais plus prononcé le nom de Nigel,

qui continuait à m’appeler tous les jours, et il ne savait pas non plus que Mum était si malade

que je ne pourrais jamais la quitter. Pourquoi ? Parce que je n’aimais pas penser qu’il ne

pouvait pas faire partie de mon avenir. Or, il faudrait que j’y ré échisse si je lui dépeignais

mon quotidien – un quotidien dans lequel j’étais incapable de l’envisager.

— Tu peux récupérer tes affaires, au fait, assurai-je à Adriana.

Je les avais complètement oubliées, sinon je les aurais rapportées à Matteo depuis

longtemps.

— Non, non, garde-les ! Je n’en ai plus besoin, vraiment, protesta Adriana, qui ne voulait

vraisemblablement pas courir le risque de devoir rendre des vêtements si fantastiques.

— Adriana !

Matteo venait de sortir sur le balcon. Il avait pris une douche et ses cheveux, encore

humides, paraissaient plus sombres que d’habitude. Contrairement à moi, il était habillé, et il

avait l’air si séduisant, avec son pantalon parfaitement taillé et sa chemise claire, que mon

cœur manqua un battement – comme toujours.

Il serra sa nièce contre lui. Il avait l’air surpris de sa visite et son regard ne cessait de se

poser sur moi, comme si ça le perturbait que je sois en compagnie d’Adriana.

— Qu’est-ce que tu fais là si tôt ? s’étonna-t-il. Il n’y a pas école aujourd’hui ?

Alors seulement, je réalisai qu’Adriana aurait dû être au lycée, puisqu’on était vendredi.

Mais elle avait une explication qu’elle nous fournit, souriante.

— Je n’ai pas cours les deux premières heures, donc j’ai pensé que j’allais en profiter pour

te rappeler le cadeau.

Un pli apparut entre les sourcils de Matteo. Il m’adressa de nouveau un bref coup d’œil

qui confirma mes soupçons : la présence d’Adriana à mes côtés le dérangeait.

— On en a déjà parlé. Je m’en occupe, lâcha-t-il, ne désirant visiblement pas creuser le

sujet. Tu veux un autre café ?

— Non, merci, fit Adriana.

Elle secoua la tête, toujours aussi enjouée. Elle ne semblait pas du tout avoir noté le

brusque changement d’humeur de Matteo. Puis elle me regarda et je remarquai une lueur

malicieuse dans ses yeux, comme à la n du cours de dessin, l’autre fois. Non, elle en était

parfaitement consciente, au contraire : elle l’ignorait sciemment.

— Au fait, tu en as parlé à Sophie ? reprit-elle.

— Je n’en ai pas encore eu l’occasion, répliqua-t-il sur un ton sans appel.

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J’en avais assez entendu.

— De quoi est-il question ?

— De l’anniversaire de nonna, m’expliqua Adriana. Elle le fête demain, et quand elle a

entendu que vous… eh bien, que vous vous étiez rapprochés, elle a tenu à t’inviter.

— Aha.

Mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine et une sensation de malaise envahit mon

estomac. Je dévisageai Matteo, mais il évitait mon regard. Il était prévu que je rencontre sa

famille et il avait omis de me le dire ?

Négligeant la tension qui régnait dans l’air, Adriana se remit à parler.

— Ça va être très chouette, ne t’inquiète pas, assura-t-elle comme pour m’ôter des doutes

que je n’avais pas exprimés.

Puis elle se tourna vers Matteo.

— Il faut que vous veniez, elle me l’a répété hier. De toute façon, c’est vous qui avez le

cadeau.

Elle insistait comme si elle croyait sérieusement que Matteo pouvait oublier l’anniversaire

de Valentina. Impensable ! Puis je compris qu’elle agissait ainsi pour souligner le « vous ». Elle

savait qu’il venait, mais elle avait peur qu’il « oublie » de m’emmener.

Brusquement pressée, elle se hâta de finir son cappuccino.

— Bon, il faut que j’y aille, à demain. Je me fais une joie ! lança-t-elle avant de s’éclipser,

refusant que Matteo l’accompagne jusqu’à la sortie.

Après son départ, le silence régna un moment.

— Tu ne veux pas que j’aille voir ta famille avec toi ? demandai-je finalement.

Matteo me fixait d’un œil perçant, sans aucun lien avec le sourire qu’il affichait.

— Nonna le souhaite. Je ne peux pas le lui refuser, sinon elle s’énervera et ce n’est pas

bon pour son cœur.

Ça aussi, c’était nouveau pour moi.

— Elle est malade ?

— Le médecin dit qu’elle doit faire attention, mais elle ne veut rien savoir. J’aurais ni par

t’en parler, Sophie.

Il avait prononcé cette dernière phrase comme si, maintenant que la raison pour laquelle

je devais l’accompagner lui revenait, il voulait absolument que je sois du voyage.

De mon côté, j’étais encore occupée à digérer l’information sur la santé de Valentina. Je

repensai à la soirée chez Giacomo, aux regards soucieux que Matteo posait régulièrement

sur sa grand-mère tandis qu’on « discutait ».

— Tu avais dû le lui promettre, c’est ça ? Tu lui avais promis que tu ne te disputerais pas

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avec moi à la réception ? lui demandai-je pour clarifier la situation.

Voilà qui expliquerait pourquoi il avait nié le fait que notre discussion était tout sauf

amicale.

Il hocha la tête et eut un sourire amusé. Visiblement, il se remémorait cet épisode, lui

aussi.

— Oui, mais ça n’a pas marché. Je ne pouvais pas me douter que tu étais aussi

combative.

J’aurais aimé lui rendre son sourire, j’aurais aimé rebondir sur sa remarque taquine, me

raccrocher à ce qu’on avait partagé les jours passés, mais je ne pouvais pas.

Non, ça n’a pas marché. Et ça ne marchera sans doute pas entre nous, sur la durée. Parce

que je ne peux pas y veiller et qu’il ne veut pas y veiller.

Je pris ma tasse, vide depuis longtemps, me levai et retournai dans la cuisine me préparer

un autre cappuccino. Tandis que la machine se mettait en marche, je xai les placards sans

les voir. Brusquement, j’avais l’impression de me trouver devant un mur infranchissable.

Ça ne peut pas continuer comme ça, pensai-je, et je tressaillis violemment lorsque Matteo

posa une main sur mon épaule.

Je me retournai et sa main retomba. Son visage trahissait une grande incertitude.

— Tu viendras avec moi ?

On aurait dit qu’il n’arrivait pas à décider s’il voulait entendre un « Oui » ou un « Non ».

Valentina comptait énormément pour lui, si bien qu’il m’aurait probablement parlé de son

invitation, en effet. Il voulait exaucer son souhait, mais ça le mettait mal à l’aise de

m’emmener voir sa famille. Par conséquent, je me demandais si c’était une bonne idée de

l’accompagner.

D’un autre côté, ne devrais-je pas saisir cette chance de le connaître un peu mieux – quoi

qu’il se passe ensuite ?

Je me perdis un long moment dans ses prunelles ambrées que j’aurais aimé sonder, même

si ce que je pourrais y trouver alors m’effrayait.

— Il faut, non ? Je ne veux pas que Valentina aille mal par ma faute, tranchai-je

finalement avec un haussement d’épaules.

Je posai une main sur son torse.

— Au fait, tu dois partir quand ?

Je savais qu’il avait rendez-vous à l’université, dans la matinée. Scrutant son visage, je

constatai, soulagée, que le pli entre ses sourcils avait disparu et que la lueur familière était

revenue dans ses yeux.

— On a encore un peu de temps…

Il ouvrit mon peignoir, glissa ses mains dessous et je renversai la tête en arrière. Je soutins

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son regard brûlant en essayant d’oublier que le temps qu’il nous restait était bien le

problème.

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22On avait déjà une heure de retard, alors qu’on quittait la pittoresque commune de Castel

Gandolfo, ses ruelles tortueuses et ses hauts bâtiments anciens, pour commencer à longer le

lac d’Albano. On aurait dû être chez Valentina à midi et ma montre indiquait un peu plus de

treize heures, ce qui accroissait encore ma nervosité.

— Elle ne va pas être fâchée qu’on ne soit pas ponctuels ? m’inquiétai-je auprès de

Matteo.

Il se contenta de hausser un sourcil.

— Elle n’est pas stricte de ce point de vue-là, ne t’en fais pas. Et puis, on y est bientôt.

J’aurais quand même préféré ne pas arriver la dernière, histoire d’éviter que tout le

monde me détaille des pieds à la tête. En plus, je n’arrivais pas à me débarrasser de la

sensation que Matteo prenait tout son temps exprès. Pour commencer, il était passé me

prendre à l’hôtel plus tard que prévu, et il avait encore fallu qu’on aille chercher le cadeau

de Valentina dans une boutique minuscule. Là-bas, il avait parlé une éternité avec l’homme à

qui il avait passé commande, comme s’il n’était vraiment pas pressé d’arriver à la fête.

Comme s’il lui était désagréable de s’y montrer avec moi – une impression qui me faisait

presque redouter les heures à venir.

Je détournai la tête en soupirant et contemplai le lac par la vitre. Avec les hauts versants

montagneux couverts de forêts qui l’entouraient, il était magni que, mais il n’exerçait pas sur

moi l’effet apaisant dont j’avais besoin.

Je me sentais déchirée. D’un côté, je me réjouissais de revoir Valentina, que j’avais

immédiatement trouvée très sympathique à la réception, et j’étais curieuse de faire la

connaissance des frères de Matteo et de leurs épouses. De l’autre, je trouvais qu’il était bien

trop tôt pour ce genre de visite : il y avait encore tant de choses à éclaircir entre nous.

Mais quand, si pas maintenant ? me dis-je alors.

Mon séjour à Rome tirait inexorablement à sa n. Et rencontrer sa famille ne serait peut-

être pas une mauvaise façon de découvrir où j’en étais avec Matteo.

Sans compter qu’il était trop tard pour changer d’avis. Matteo freina, puis tourna aussitôt

à droite. Après avoir monté une courte pente assez raide, la voiture franchit un portail

donnant accès à une cour pavée où étaient garées plusieurs autos. Derrière, une très jolie

villa de deux étages peinte dans un jaune soleil, nichée dans un jardin verdoyant et entourée

de cyprès qui donnaient à l’ensemble un caractère typiquement méridional. Tout comme les

maisons voisines, à distance respectable, elle s’intégrait harmonieusement au paysage. Sans

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être tape-à-l’œil, elle témoignait du fait que posséder une propriété dans cet environnement

de rêve n’était pas donné à tout le monde.

Notre arrivée n’était pas passée inaperçue : alors que Matteo descendait et faisait le tour

de son cabriolet pour m’ouvrir la portière (son sourire n’était pas l’unique trait charmant de

sa personnalité), des cris de joie retentirent et une horde d’enfants sortirent en trombe de la

villa.

— Zio ! Te voilà ! s’exclama le petit garçon bain qui atteignit Matteo en premier.

Celui-ci le souleva et le fit tournoyer en l’air, lui arrachant des hurlements enthousiastes.

— Tu nous as apporté quelque chose ?

— À ton avis ? répliqua Matteo en le reposant par terre pour dire bonjour aux autres.

Je comptai deux garçons et trois lles. Il ne manquait qu’Adriana et, apparemment, le

benjamin de Michele, parce que je ne voyais nulle part d’enfant de trois ans. Le plus jeune,

que Matteo portait dans ses bras, avait dans les cinq ans, à mon avis.

— Oui ! lança le petit garçon brun avec conviction.

Souriant, Matteo prit un grand sac posé sur la banquette arrière. Je l’avais remarqué en

montant, mais j’ignorais que c’étaient des cadeaux pour les enfants.

— Tu y as vraiment pensé, zio ? s’enquit la lle qui avait de longs cheveux châtains, et

pas noirs comme tous les autres.

Il sortit un premier paquet du sac et le lui donna.

— Oh, merci !

Elle devait parfaitement savoir ce que c’était parce qu’elle le serra contre son cœur, l’air

heureuse. Les autres aussi reçurent leur présent de Matteo l’un après l’autre, rayonnants. Ce

spectacle me t sourire, me rappelant qu’Andrew avait toujours quelque chose pour moi

quand j’étais petite. Je me réjouissais de ses visites : il me donnait le sentiment d’être une

personne particulière, et pas un élément perturbateur – à la différence d’autres amis de mes

parents.

J’étais touchée que Matteo soit aussi attentionné, aussi naturel dans ses rapports avec les

enfants.

Peut-être avait-il noué des liens très étroits avec Adriana parce qu’elle était l’aînée, mais

maintenant que je le voyais avec ses autres neveux et nièces, je réalisais qu’il tenait

beaucoup à tous.

Il est très famille, pensai-je, surprise. Sauf qu’il ne semble pas avoir lui-même de projet

dans ce domaine…

— Tu ne devrais pas les gâter à ce point, Matteo, protesta soudain une femme brune qui

venait de sortir de la villa.

— Et les décevoir ? Jamais ! lança Matteo avec un large sourire.

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Pas réellement fâchée, elle le serra chaleureusement contre elle.

Je l’avais reconnue d’emblée – c’était Paola, que j’avais vue à la réception. Elle se tourna

vers moi, le visage radieux.

— Sophie, quelle joie que vous soyez venue ! Giacomo n’arrête pas de parler de vous.

Elle m’embrassa sur les deux joues et suivit du regard les enfants qui se ruaient à

l’intérieur de la maison. Puis elle s’adressa à son beau-frère.

— Tu as le cadeau ?

Au lieu de répondre, Matteo se pencha une fois encore audessus de la voiture et prit le

paquet encombrant qui attendait sur la banquette arrière.

— Vous savez que vous êtes pénibles ? t-il en levant les yeux au ciel. D’abord Adriana,

maintenant toi. Comme si je pouvais oublier ça !

— Tu aurais pu avoir autre chose en tête, rétorqua Paola, qui me fit un clin d’œil.

Je lui rendis son sourire avec hésitation, constatant que Matteo se rembrunissait à ce

commentaire. Sa belle-sœur ne s’en rendit pas compte et me poussa résolument vers la porte

d’entrée. Sur le seuil, elle laissa Matteo nous précéder avec le cadeau.

Dedans aussi, la villa était un rêve absolu. Baignée de lumière, elle était meublée de

façon analogue à celle de Matteo, avec un intéressant mélange de belles antiquités et de

créations design, la plupart étant sûrement produites par la maison Bertani. Là aussi, de

magni ques tableaux ornaient les murs ; ils attirèrent mon attention et me rappelèrent que

j’étais invitée dans une des familles d’entrepreneurs les plus prospères d’Italie. Les admirer

au passage tempéra ma nervosité, qui grandissait depuis notre arrivée.

Lorsqu’on atteignit la salle à manger où étaient rassemblés les autres invités, je me geai,

surprise.

Je craignais que tout le monde soit déjà installé et me détaille avec curiosité. Il y avait

effectivement une longue table où le couvert était mis, devant une baie vitrée offrant une très

belle vue sur le lac, mais l’atmosphère était tout sauf guindée : plutôt bruyante et animée.

Assise au bout, Valentina parlait avec un homme brun à la barbe très stylée, installé à sa

gauche – à côté des deux garçons de tout à l’heure, qui déballaient avec excitation les

cadeaux offerts par Matteo. De l’autre côté, je découvris Adriana qui admirait un tee-shirt

que lui tendait une des lles. Les deux autres couraient l’une après l’autre autour de la table,

le long de laquelle un autre homme brun allait et venait. Il avait dans les bras un jeune

enfant en pleurs qu’il consolait, tandis qu’une femme aux longs cheveux châtains en aidait

une autre, plus âgée, un peu corpulente (sans doute une employée), à essuyer par terre ce

qui ressemblait à du jus de fruits renversé.

C’était le chaos à l’état pur, comparé au paisible tea time avec mes parents ou aux dîners

bien comme il faut organisés chez nous à l’occasion des anniversaires, mais j’aimai aussitôt

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cette ambiance : c’était ainsi que je m’étais toujours imaginé les fêtes de famille. Peut-être

aspirait-on à obtenir le contraire de ce qu’on avait ? En tout cas, ayant grandi sans frère ni

sœur, avec, pour unique proche parent, un oncle – le frère de mon père – qui vivait aux

États-Unis et dont les visites étaient rares, ce que j’avais sous les yeux ressemblait fort à

l’image idéale que je m’étais forgée, enfant.

Environ trois secondes après notre entrée dans la salle à manger, on fut accueillis avec

effusion, un accueil qui m’engloba sans distinction, comme si c’était la chose la plus évidente

au monde que je prenne part à la fête.

La femme aux cheveux châtains se présenta comme étant Vera, la femme de Michele.

Celui-ci me salua, son enfant toujours dans les bras. Il était aussi grand que Matteo, tandis

que Luca, assis près de Valentina, était un peu plus petit et nerveux physiquement. Les deux

hommes avaient beau posséder une chevelure d’un noir profond qui les distinguait de

Matteo, ils dégageaient eux aussi cette assurance et ce charme qui devaient attirer les

femmes.

— Sophie, c’est un tel plaisir de vous revoir ! s’exclama amicalement Valentina qui

m’accueillit la dernière. Venez, asseyezvous à côté de moi !

Elle tapa dans ses mains.

— Allez, installez-vous tous. Maintenant que tout le monde est là, on va pouvoir

commencer.

Le chaos se dissipa presque instantanément. Chacun retourna à sa place, et même le plus

petit – Marco, le benjamin de Michele et Vera – se calma. Depuis les genoux de son père, il

regarda les employés de maison (la femme bien en chair et deux autres, plus jeunes)

apporter l’entrée du repas d’anniversaire, de délicieuses bruschettas sur lesquelles les enfants

se jetèrent avec appétit.

En plus de la vue fantastique et des meubles en bois précieux, le fait qu’aucun membre

de la famille ne doive se charger du service attestait du fait que l’argent n’était pas un

problème dans cette demeure. Sinon, tous se comportaient avec une agréable décontraction

et je me sentais incroyablement bien en leur compagnie, sans prise de tête. Je ne pouvais pas

participer beaucoup à la conversation, qui se déroulait surtout en italien, mais je les écoutais

avec plaisir, je riais avec eux et je répondais aux questions qu’ils me posaient – en anglais –

pour m’associer aux discussions. Heureusement, elles ne concernaient que moi, pas ma

relation avec Matteo.

Ils me rendent la tâche facile, pensai-je en laissant mon regard passer d’un visage à un

autre. Parce qu’ils sont chaleureux et ouverts.

Seul Matteo, assis près de moi, était différent. D’accord, il souriait et commentait, souvent

du tac au tac, les remarques de ses frères et belles-sœurs, mais quand il ne participait pas à

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l’échange, ses yeux étaient posés sur moi. Il m’observait, mais sans la moindre trace de

l’expression tendre qu’il avait parfois quand on était seuls. Il me xait plutôt comme si j’étais

brusquement devenue une étrangère dont la présence l’irritait. Quand nos regards se

croisaient, il avait un sourire peu engageant et se détournait rapidement, ce qui provoquait

chaque fois en moi un pincement douloureux.

Finalement, après trois plats succulents, on servit le gâteau d’anniversaire, puis le café…

et une des phrases que je redoutais depuis le début fut quand même prononcée.

— Il était grand temps que tu viennes accompagné à une de nos réunions de famille,

Matteo.

Luca venait de faire ce commentaire. Il paraissait bel et bien soulagé et ne cherchait pas à

provoquer son frère, on le lisait dans ses yeux. Aussitôt, j’adressai un coup d’œil anxieux à

Matteo, qui s’était adossé à sa chaise.

— À la demande expresse de nonna, à qui je ne peux rien refuser, précisa-t-il avec un

sourire froid.

C’était de toute évidence un message à mon intention et à celle de tous les autres. Le sens

était clair : il ne fallait pas interpréter abusivement ma présence parmi eux. Je n’étais là que

parce que Valentina le voulait, pas parce qu’il ressentait le besoin de me présenter à sa

famille. Sa réflexion me fit plus mal que je l’aurais pensé, comme s’il venait de me repousser.

— Maintenant, j’aimerais savoir ce qui se cache dans le mystérieux paquet là-bas,

intervint Valentina.

Manifestement déterminée à ne pas approfondir le sujet, elle fusillait du regard son petit-

ls. Celui-ci l’ignorait ostensiblement, imaginant sans doute ce qu’elle pensait de son

comportement.

Les enfants bondirent et allèrent chercher le cadeau. D’un air solennel, ils le posèrent

devant Valentina, sur la table dont j’avais rapidement débarrassé un coin avec Paola. Cette

dernière se rassit en face de moi et je la vis se pencher discrètement vers son mari et lui

glisser quelques mots à l’oreille, tout en me regardant. Luca me considérait aussi, l’air

coupable. Paola devait lui avoir reproché sa petite phrase. Il eut un sourire d’excuse que je

lui rendis, même si j’aurais préféré qu’il ne dise rien.

Ensuite, tous les yeux se braquèrent sur Valentina, qui déballait son paquet. Visiblement

enchantée, elle battit des mains en découvrant une vitrine rectangulaire, où étaient très

joliment présentés plusieurs embauchoirs anciens.

— Vous y avez pensé ! s’écria-t-elle.

Elle en avait les larmes aux yeux. Manifestement, ses petitsenfants avaient tapé dans le

mille.

Je connaissais l’histoire associée à ce présent, que Matteo m’avait racontée en route : son

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arrière-grand-père Eduardo Bertani, le fondateur de l’entreprise, était cordonnier et ces

embauchoirs lui avaient appartenu. Valentina les avait conservés toutes ces années et,

quelque temps plus tôt, avait exprimé le souhait que ses petits-enfants les mettent en valeur,

car ils constituaient la première pierre de la réussite familiale. Luca, Michele et Matteo

l’avaient écoutée.

— Celle-ci est pour toi, expliqua Luca. Mais on a passé commande d’une seconde vitrine

pour les embauchoirs restants, plus grande. Elle sera exposée à l’accueil de la société, pour

rappeler nos racines.

— Vous êtes les meilleurs !

Rayonnante de joie, Valentina serra contre elle ses petits-enfants l’un après l’autre, puis

elle revint à sa place contempler le contenu de la vitrine, toucher les embauchoirs,

visiblement submergée par l’émotion.

Les enfants, à qui la signi cation sentimentale de ce cadeau échappait, recommençaient à

s’agiter.

Un des garçons vint tirer Matteo par la manche.

— Tu viens dans le jardin avec nous, zio ? On veut te montrer quelque chose.

Matteo se leva sans protester, pour la plus grande joie des enfants qui l’entraînèrent

dehors. Je le suivis des yeux, espérant qu’il se retourne vers moi, mais il ne le t pas. Je

sentis alors une main se poser sur la mienne. C’était Valentina, qui me regardait amicalement.

— Moi aussi, j’aimerais vous montrer quelque chose, Sophie, déclara-t-elle en se

redressant.

Elle passa son bras sous le mien et m’emmena dans le salon adjacent, dont la baie vitrée

offrait également une vue époustou ante sur le lac. La pièce, bien que très vaste, était

accueillante. Sa cheminée en constituait clairement le cœur. Une peinture à l’huile trônait au-

dessus. C’était le portrait d’un homme qui ressemblait à Matteo de façon sidérante – je crus

d’abord qu’il le représentait, mais le tableau avait l’air ancien.

Valentina sourit en remarquant mon regard. Elle se dirigea vers le sofa au milieu de la

pièce, s’assit et tapota la place près d’elle pour que je m’installe.

— Mon père, précisa-t-elle en indiquant la toile. La ressemblance avec Matteo est

incroyable, n’est-ce pas ?

Je ne pus que le con rmer et xai la vieille dame avec étonnement. Pour je ne sais quelle

raison, j’étais partie du principe qu’elle était entrée dans la famille Bertani par alliance. Je

n’avais pas soupçonné qu’elle était la lle du fondateur de l’entreprise. Et si elle s’appelait

encore Bertani, ça voulait dire que…

Constatant apparemment mon trouble, elle eut un nouveau sourire.

— Je n’ai jamais été mariée. Il n’y a eu qu’un grand amour dans ma vie : Angelo, con a-t-

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elle.

Une expression rêveuse apparut sur son visage à l’évocation de ce prénom.

— Malheureusement, il était déjà pris. Nous avons constamment dû craindre le scandale

si notre relation venait à être connue, et ensuite, il ne nous est resté que quelques années de

bonheur. Mais mon père ne me l’a jamais reproché. Jamais. C’était un homme qui agissait

avec une grande détermination, quoi qu’il entreprenne, et il mettait toujours sa famille au

premier plan. Quand je suis tombée enceinte et que Tommaso est né, il l’a aimé dès le

premier instant, et personne n’aurait osé dire du mal de moi ou de lui en sa présence ! Je lui

en ai été très reconnaissante… Matteo me fait beaucoup penser à lui, de ce point de vue.

Tandis qu’on considérait le tableau en silence, je me demandais ce qu’elle voulait me dire

par là, au juste. Comme si elle avait deviné le cours de ma réflexion, elle reprit :

— Nous sommes très proches, Matteo et moi, vous savez. Ce fut terrible pour moi de

perdre mon ls unique, mais je crois que les choses ont été pires encore pour Matteo. J’étais

heureuse de pouvoir m’occuper de lui, au moins. Ainsi, j’avais une tâche à accomplir qui me

changeait les idées, dans mon deuil, et j’ai fait tout mon possible pour lui rendre la situation

plus supportable. Mais… parfois, je me demande si j’y suis vraiment parvenue. Il était si

jeune à l’époque, et il devait déjà surmonter son abandon par sa mère. C’est tout un univers

qui s’est écroulé pour lui, à la mort de Tommaso. Et puis, alors qu’il avait enfin réussi à…

Elle n’acheva pas sa phrase ; ce n’était pas la peine, je savais qu’elle parlait de l’accident

d’avion. Des larmes brillaient de nouveau dans ses yeux.

— Je ne souhaite plus grand-chose dans la vie, mais j’aimerais qu’il redevienne heureux.

Serein, poursuivit-elle en prenant ma main.

Son regard se fit insistant.

— C’est pour ça que je me réjouis qu’il vous ait rencontrée, Sophie. Nous avions déjà

abandonné l’espoir qu’une autre femme réussisse à… le toucher.

Légèrement angoissée, je n’étais pas sûre que cet espoir soit justifié.

— Ce n’est pas ce que vous croyez. Matteo et moi, on n’est pas un couple. Pas comme ça,

en tout cas, ajoutai-je.

J’avais rougi, me demandant comment faire entendre subtilement à la vieille dame que, si

le sexe avec lui était passionné, je ne savais absolument pas ce qu’il éprouvait pour moi. Elle

parut comprendre entre les lignes et sourit tristement.

— Ce n’est plus facile de l’atteindre, j’en suis consciente, assura-t-elle en pressant ma

main. Mais il ne laisse pas la plupart des autres lles tenter de le faire, Sophie. Vous êtes

spéciale pour lui, je l’ai vu dès le début, à la réception de Giacomo. Avec vous, il est

différent, bien plus vivant.

J’aurais tant aimé la croire !

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— Ce n’est pas vrai, il y a tellement de choses que j’ignore ! Par exemple, il refuse de me

dire ce qui a provoqué cette affreuse cicatrice. Comme si c’était un sujet que je n’avais pas le

droit d’aborder.

Valentina avait blêmi, elle ne devait pas aimer se remémorer ce qui était arrivé à Matteo.

L’espace d’un moment, je crus lire la même résistance dans ses yeux que dans ceux de son

petit- ls, à croire que c’était effectivement un thème tabou. Ou qu’elle n’avait pas le droit

d’évoquer.

Elle baissa la tête, cherchant visiblement à se dominer, puis elle finit par me fixer.

— Il a traversé une porte vitrée. Les médecins ont lutté pour lui sauver la vie : un débris

avait entaillé si profondément sa poitrine qu’il aurait pu se vider de tout son sang. Il en a

réchappé de justesse, précisa-t-elle en fermant les yeux, clairement bouleversée. Nous avons

pensé le perdre.

Donc, j’avais raison, c’était grave, pensai-je avec effroi. Et certainement pas «rien» comme

il l’a prétendu.

— Quand était-ce ? demandai-je.

— Quelques semaines avant la mort de Giulia.

— Et comment ? insistai-je. Comment l’accident est-il arrivé ?

Tout ça n’avait aucun sens. Parce que, si ce n’était qu’un accident, pourquoi n’en parlait-il

jamais ?

Valentina secoua la tête d’un air de regret.

— J’ai dû lui promettre de ne le dire à personne. Je ne peux pas…

Elle sursauta, comme moi, lorsque la porte s’ouvrit et que Matteo entra. Ou plutôt, se rua

à l’intérieur.

— Matteo !

Valentina souriait, mais sa voix était tendue. Rien qu’à la regarder, je voyais qu’elle avait

mauvaise conscience d’avoir abordé avec moi ce sujet sensible. Évidemment, son embarras

n’échappa pas à Matteo dont les yeux se rétrécirent.

— J’étais en train de montrer à Sophie le portrait de ton arrière-grand-père, prétexta

Valentina.

Ça ne changea rien à l’expression de Matteo. La vieille dame se releva péniblement et je

la soutins, par ré exe. Le regard de Matteo m’incommodait. Il avait l’air furieux. Vraiment

furieux.

— Et maintenant, on va s’installer dans le jardin, le temps est si beau, poursuivit

Valentina, manifestement décidée à ignorer l’atmosphère glaciale qui avait envahi la pièce.

— C’est malheureusement impossible, annonça Matteo avec un sourire qui ne gagna pas

ses yeux. On doit rentrer à Rome, Sophie et moi. Tout de suite.

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23— Déjà ? lâcha Valentina, visiblement déçue et outrée. Pas question !

Elle avait l’air très résolue et je compris pourquoi Matteo, adolescent récalcitrant, avait

nalement accepté d’apprendre la cuisine avec elle. Mais là, sa réaction n’eut pas d’effet : on

aurait dit qu’il ne supportait plus de me voir dans son cercle familial. Et comme je n’avais

plus aucune envie d’endurer ses coups d’œil impossibles à interpréter, j’adhérai à son

mensonge.

— C’est vrai, s-je avec un haussement d’épaules, m’attirant les regards surpris de la

vieille dame et de Matteo. C’est à cause de moi. J’ai… rendez-vous très bientôt. Avec… un

galeriste. Il faut que je parte.

— Avec un galeriste ? répéta Valentina en penchant la tête sur le côté.

Elle me considérait en se demandant apparemment si elle devait me croire. Inventer ce

prétexte me donnait des états d’âme, mais elle accepterait peut-être plus facilement que je

sois la raison de notre brusque départ, moi et pas son petit- ls. En plus, il fallait réellement

qu’on s’en aille : on devait discuter de toute urgence.

— Je suis navrée, con ai-je avec sincérité à Valentina. C’était un vrai plaisir de pouvoir

être là.

C’était même plus qu’un plaisir – je n’oublierais jamais ces moments. Seulement, la

sympathique famille qui m’avait accueillie à bras ouverts n’était pas la mienne, mais celle de

Matteo. Et à en juger par son air sombre, plus le temps s’écoulait, minute après minute, plus

il apparaissait invraisemblable que j’en fasse un jour partie.

La vieille dame s’avoua vaincue.

— Quel dommage, soupira-t-elle. Mais j’imagine qu’il n’y a rien à faire…

Non, me dis-je avec une sensation de malaise dans l’estomac, tandis que je traversais avec

elle le vaste salon, sentant le regard de Matteo dans mon dos. Il n’y a rien à faire.

Le reste de la famille regretta aussi qu’on veuille reprendre la route, surtout les enfants

qui laissèrent partir Matteo à regret. Je lus du souci sur le visage des adultes, en particulier

sur celui de Paola. Elle paraissait deviner que quelque chose clochait et me serra longuement

contre elle.

— J’espère qu’on se reverra bientôt, dit-elle.

Je me forçai à sourire : je n’y croyais pas et ma gorge était nouée.

Matteo souriait tout en prenant congé de tous, et il souriait toujours quand on quitta la

cour dans son cabriolet. Mais dès qu’on se retrouva le long du lac, son expression devint

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sérieuse et il ne chercha plus à cacher la colère qui bouillonnait en lui, sous la surface.

— Tu as rendez-vous avec un galeriste ? Qui, Santarelli ? demanda-t-il, agressif. Quand il

faut, tu dégaines drôlement vite le parfait mensonge !

Sa voix avait un ton de reproche qui m’énerva.

— Qu’est-ce que tu allais lui faire croire ? rétorquai-je en secouant la tête. Je ne savais pas

qu’il était aussi urgent qu’on rentre à Rome. Quel est ton problème, Matteo ?

— Qu’est-ce qu’elle t’a raconté ?

Il avait prononcé ces mots entre ses dents et serrait le volant si fort que ses jointures

avaient blanchi.

— Elle a évoqué ton arrière-grand-père, le type d’homme que c’était.

Mais il semblait vouloir savoir tout autre chose.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit à propos de moi ? me brusqua-t-il.

Je tressaillis, effrayée : il était vraiment hors de lui.

— Elle m’a parlé de la chute qui t’a valu ta cicatrice, répondis-je.

Il donna un brusque coup de volant.

— Elle n’avait pas le droit !

Il accéléra encore. Pour la première fois, l’allure à laquelle on roulait me t peur. J’étais

impuissante, à sa merci. À plus d’un titre.

— Juste que tu étais passé à travers une porte vitrée et que tu avais failli perdre tout ton

sang, précisai-je sans me donner la peine de cacher ma frustration. Rien d’autre.

Il m’adressa un regard perçant. Il était si bouleversé qu’il ne réussissait pas à ériger sa

façade charmante, souriante.

Il est soulagé, songeai-je. Et toujours furieux. Hostile.

Un constat qui fit soudain monter les mêmes sentiments en moi.

— Pourtant, j’aurais vraiment aimé en apprendre plus, repris-je sur un ton accusateur.

J’aurais aimé savoir ce qui te met dans un tel état que tu refuses catégoriquement d’aborder

le sujet. Pourquoi ne pas me permettre de mieux te connaître, Matteo ?

— Il y a des choses que je ne veux pas partager, d’accord ? répliqua-t-il, cinglant. Qui me

regardent, moi et personne d’autre. E basta, adesso.

Je secouai la tête, tellement en rogne qu’il cherche à me faire taire que je ne me

préoccupais plus de la vitesse inquiétante à laquelle il conduisait.

— C’est parce que tu as peur, lançai-je.

C’est seulement en formulant ma phrase que je compris, surprise, que c’était bien LE

problème.

— Tu as peur qu’on t’approche de trop près. C’est pour ça que tu me repousses quand

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j’essaie. Parce que tu ne peux autoriser aucune intimité.

Il éclata d’un rire sans joie.

— N’importe quoi ! Il y a une foule de gens qui me sont proches. Tu viens de rencontrer

les principaux.

Je me rendis compte qu’il disait vrai. Sa famille était proche de lui. En plus, il était un ami

dèle pour Giacomo, et il y avait probablement d’autres personnes auxquelles il était lié. Il

pouvait s’ouvrir, il était capable d’éprouver des sentiments profonds. Simplement, il semblait

exclure toute relation amoureuse. Comme si, dans ce cas précis, il ne pouvait pas instaurer la

con ance dont il faisait preuve à l’égard de sa famille et ses amis. Il devait y avoir un lien

avec la mort de sa femme, même si je ne connaissais pas tous les tenants et les aboutissants.

— Et puisqu’on parle d’intimité… poursuivit-il, toujours rageur. Jusqu’à présent, je n’ai

pas eu l’impression que tu brûlais d’envie de tout me con er. Je ne sais de toi que ce que

Giacomo m’a raconté au début. Tu te gardes bien de parler du reste. Je me trompe, ou tu

gardes ton portable au fond de ton sac à main pour consulter tes textos ? Je me trompe, ou

tu quittes la pièce quand tu reçois un appel, pour que je n’écoute pas ta conversation ?

Je lui adressai un regard coupable, parce que j’avais bien essayé de lui cacher les

messages et les coups de l de Nigel. Je saisis soudain pourquoi : chaque contact avec Nigel

me rappelait que mon histoire avec Matteo était vouée à l’échec. Et, depuis le départ, je ne

voulais pas l’admettre. Je cherchais un moyen pour que ça fonctionne, n’importe lequel. De

fait, j’avais essayé d’occulter tout ce qui m’aurait révélé que cet espoir n’était qu’illusion.

— Bon, fis-je après un long silence. Que veux-tu savoir ? Je réponds à toutes tes questions

si tu me dis ce qui te prend.

Je soupirai.

— Il n’y a que de cette façon que ça peut marcher entre nous, Matteo.

— Qui dit que j’en ai envie ? lâcha-t-il d’une voix dure, méprisante. Je suis comme je suis,

Sophie, je n’ai pas l’intention de changer. Et crois-moi, il y a assez de femmes qui peuvent

vivre avec ça.

Direct dans l’estomac. Bien envoyé ! C’était si douloureux que je me détournai pour

regarder par la vitre et chasser les larmes qui me montaient aux yeux.

Fin de la discussion, pensai-je, me demandant quoi répondre.

Il avait encore raison. Il n’aurait jamais de mal à trouver des femmes disposées à partager

son lit. Il était trop séduisant pour ça, son sourire était trop engageant, trop irrésistible. Mais

chaque fois que l’une d’elles remarquait que ce n’était qu’une façade – que le vrai Matteo

cachait derrière tout ce qu’il pensait et ressentait réellement –, il s’éloignait. Et quand on

essayait de le retenir, il devenait odieux.

Brusquement, je me sentis sans force, épuisée. Comme quand Mum se fermait. Que je

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n’avais pas accès à elle parce qu’elle vivait dans son monde, en plein épisode maniaque ou

dépressif. Que je ne pouvais pas m’expliquer son comportement.

Comment avais-je pu imaginer être heureuse avec un homme aussi versatile, que je

pouvais tout aussi peu jauger ? Ce n’était pas possible… et Matteo paraissait être parvenu à

la même conclusion. Je m’en rendis compte lorsqu’il tourna pour s’engager dans sa propriété,

dans le quartier de Monti. J’étais tellement plongée dans mes pensées que je n’avais pas

prêté attention à ce qui nous entourait ; j’avais juste noté qu’on était rentré à Rome.

— Je croyais que tu me ramenais à l’hôtel, fis-je avec étonnement.

La mine toujours furibonde, il contourna la voiture pour venir m’ouvrir.

— Tu as des affaires chez moi. Tu veux sûrement les récupérer.

Il claqua la portière et se dirigea vers la maison sans m’attendre.

Et voilà, me dis-je, tandis qu’une main glacée se refermait autour de mon cœur. On en est

revenus au point où on se trouvait déjà après notre deuxième nuit. Au point où il se

barricade, ne me laisse plus l’approcher. Un stade sur lequel on butera sans doute toujours.

J’aurais dû m’en aller quand les choses n’étaient pas encore critiques, au lieu de me

précipiter tête baissée dans une situation que je ne pouvais plus contrôler. Désormais, à moi

de limiter les dégâts.

Le pas lourd, je pris le même chemin que Matteo qui avait laissé la porte d’entrée

ouverte, montai l’escalier et me rendis directement dans sa chambre. Ces derniers jours,

j’avais bien laissé quelques affaires. Un jour, je m’étais changée là avant d’aller dîner en sa

compagnie. Un autre, sachant que je passerais la nuit chez lui, j’avais prévu des habits pour

le lendemain, et les autres étaient restés dans la pièce. La dernière fois que je les avais vus,

ils étaient posés sur le valet. Ne les y trouvant pas, j’ouvris l’armoire… et constatai avec

surprise que mes deux robes étaient accrochées sur des cintres, à côté de ses costumes.

Quand à mes sous-vêtements, je les repêchai dans le panier à linge, dans la salle de bains, au

milieu des siens. Étant donné qu’Elisa avait congé, Matteo avait dû les y placer lui-même.

C’était une sensation affreuse de trier nos affaires.

Pourquoi a-t-ilfait ça ? pensai-je, furieuse. Pourquoi pendre mes robes à côté de ses

costumes, pourquoi mélanger aussi naturellement mon linge avec le sien s’il était persuadé

qu’il ne voulait pas m’avoir dans sa vie ?

Je fourrai mes affaires dans mon sac. Il était complètement déformé et je n’arrivais plus à

le fermer, mais ça m’était égal. Ensuite, je partis chercher Matteo.

Il était dans la cuisine, debout devant la machine fumante qui préparait ces boissons

fantastiques. Il n’avait pas remarqué ma présence. Tandis que je me tenais là, contemplant

son dos musclé, malheureuse, je réalisai que je ne pourrais sans doute plus boire de café

sans penser à cette cuisine et à son propriétaire. Et comme on ne consommait pas que du

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thé en Angleterre, ça signifiait probablement que je ne l’oublierais jamais.

Et merde.

Cette pointe d’humour noir ne m’aida pas vraiment, elle servit juste à endormir la

souffrance quelques instants. Lasse, j’attendis qu’il se retourne. Lorsqu’il me découvrit dans

l’embrasure de la porte, son regard accrocha le mien un long moment. Submergée par les

sentiments que j’avais pour lui, je ne parvenais plus à respirer. C’était tellement moche que je

ne puisse pas m’en préserver ! Je sentis monter en moi la colère, cette colère que je préférais

nettement au désespoir impuissant qui m’accompagnait depuis qu’il m’avait signi é de

prendre mes affaires.

— Alors, c’est tout ? demandai-je sans pouvoir empêcher ma voix de trembler. Je m’en

vais et ça ne te fait rien ?

Il eut ce sourire charmant qui m’indiqua qu’il avait remis son masque en place. Que je

n’avais aucune chance de l’atteindre.

— Je ne suis jamais parti du principe que tu resterais, asséna-t-il.

Je fermai brièvement les yeux, pour qu’il ne voie pas l’état épouvantable dans lequel ses

mots me mettaient.

J’étais incapable de lui dire au revoir, incapable de parler tant la tristesse nouait ma

gorge. Luttant contre les larmes, je s donc simplement demi-tour et m’en allai, comme

j’aurais dû m’y résoudre depuis longtemps.

Je s quelques pas, puis Matteo me tira en arrière avec une certaine brutalité et me

plaqua, le dos contre le chambranle de la porte.

— Je ne t’ai jamais rien promis, déclara-t-il d’une voix rauque.

Je vis son regard se poser sur mes lèvres, puis il se remit à me xer et je plongeai dans

ses prunelles, dont l’or s’était réchauffé et paraissait en fusion. Respirant son odeur,

consciente de la légère douleur que m’in igeait sa main pressant mon bras, je m’en ammai

immédiatement. Impossible de savoir s’il fut seul à agir, ou si je vins à sa rencontre lorsqu’il

m’attira contre lui et que nos bouches se rencontrèrent pour un baiser à me faire perdre la

tête. Agrippée fébrilement à lui, je le goûtais, je glissais mes doigts dans ses cheveux et

sentais son corps puissant contre le mien, ses mains sur moi, qui savaient déjà si bien ce qui

m’excitait.

Matteo, aussi troublé que moi, ne me laissait pas reprendre mon souf e une seconde. On

se cramponnait l’un à l’autre comme si notre vie en dépendait, et j’ouvris les cuisses avec

docilité lorsque sa main s’y aventura. Aussitôt, je le désirai ardemment, il fallait que je le

sente en moi, je ne pouvais plus penser à autre chose. Brusquement, il s’arrêta et je poussai

un gémissement frustré.

Ses lèvres ef euraient encore les miennes, nos souf es lourds se mêlaient. Encore un peu,

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et on n’aurait plus pu faire marche arrière.

— C’est tout ce que tu peux avoir, Sophie, lâcha Matteo.

L’espace d’un moment en évré, je voulus de nouveau m’en remettre à lui, me laisser

emporter par le désir qu’il éveillait en moi et oublier que ça ne pouvait pas marcher. Matteo

le voulait aussi – il y avait dans son regard un souhait, une offre, et son baiser, sa main qui

me caressait me tentaient. Me suggéraient de rester.

Seulement, je ne pouvais pas. Je ne pouvais plus. Parce que ce que je vivais dans ses bras

me faisait toucher du doigt mes limites. Parce que je n’étais tout simplement pas faite pour

cette douche écossaise de sentiments. Il était comme il était, et j’étais comme j’étais : j’avais

beau en être terriblement malheureuse, on ne trouvait pas de terrain d’entente.

— Ça ne me suffit pas, tranchai-je en le repoussant.

Je réussis à détacher mes mains de son torse et me retournai, traversai son salon en

courant pour rejoindre l’escalier, dans l’espoir de fuir cette douleur qui me déchirait la

poitrine.

Matteo ne me retint pas, ne me suivit pas lorsque je quittai sa propriété. Plus je

m’éloignais de lui, plus mes pas se faisaient hésitants et ma gorge se serrait, m’empêchant de

bien respirer. Par chance, l’hôtel n’était pas loin et je connaissais si bien le trajet que je le

parcourus en mode automatique, tout en repassant dans ma tête, encore et encore, les

minutes passées et ce baiser bouleversant qui me faisait encore trembler. Seul le bip de mon

portable, quelque part sous le tas de vêtements qui gon ait mon sac, m’arracha nalement à

ce cruel cercle vicieux. Le bruit était étouffé, mais je le connaissais si bien que je le perçus

malgré le bruit de la circulation. Je m’arrêtai donc et sortis mon téléphone.

C’était un texto de mon père me demandant de l’appeler. Aussitôt, j’af chai le menu de

mes contacts et sélectionnai le numéro de téléphone de l’hôtel des ventes, où je le joindrais

sûrement à cette heure-là. J’étais déjà via delle Quattro Fontane et j’avais atteint l’entrée du

Fortuna lorsqu’il décrocha.

— Dad, c’est moi. Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je avant d’adresser, à bout de forces,

un signe de tête à Daniela Bini qui me saluait depuis la réception, rayonnante.

Mon père se taisait et je m’arrêtai net sur le chemin de l’ascenseur, sentant la chair de

poule courir le long de ma nuque.

— Dad ?

Il se racla la gorge et la peur m’envahit totalement, la chair de poule gagna mon dos.

— Il est arrivé quelque chose à Mum ? Mais parle !

— Non, tout va bien avec elle, jusqu’ici en tout cas.

Je m’apprêtais à me détendre, quand il ajouta d’une voix tendue :

— On a un autre problème. Ou plutôt, une catastrophe qui vient de nous tomber dessus !

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24Le soleil d’après-midi éclairait l’édi ce principal de La Sapienza, lui conférant une

apparence saisissante et majestueuse, malgré son architecture massive qui me déplaisait

toujours autant. Je ne le notai qu’en passant, trop occupée à réprimer la sensation de froid

glacial qui gagnait en intensité, à mesure que je m’approchais de l’Institut d’histoire de l’art.

Quelques étudiants étaient assis sur l’escalier extérieur. Absorbés par leur discussion, ils

ne m’accordèrent aucune attention. En revanche, en pénétrant dans le bâtiment, je tombai

sur les trois jeunes femmes qui, à ma première visite, avaient tanné Matteo pour qu’il les

prenne dans son cours. Je les reconnus aussitôt. Apparemment, elles ne m’avaient pas

oubliée non plus : elles interrompirent leur conversation pour me xer, puis se mirent à

chuchoter tandis que je les dépassais. Je n’avais pas besoin de ça ; j’étais déjà assez nerveuse

de devoir soumettre une nouvelle requête à Matteo.

Seulement, cette fois, c’était pire – il importait vraiment que je le convainque,

énormément de choses en dépendaient. Et cette fois, j’avais encore moins d’espoir qu’il me

rende service.

Les dernières quarante-huit heures avaient été horribles.

J’avais le sentiment de perdre pied, comme si tout ce sur quoi reposait ma vie vacillait et

s’effondrait. Notre existence était en jeu, et avec elle le futur tel que je me l’étais imaginé.

Ironie du sort, pour éviter le pire, il fallait que j’aille voir précisément l’homme qui m’avait

mise sens dessus dessous, émotionnellement parlant. J’avais beau détester l’admettre, on

avait besoin de Matteo.

J’avais tout essayé, vraiment tout, pour ne pas me retrouver dans cette situation. J’avais

résisté de toutes mes forces quand mon père avait souligné qu’il était le seul qui puisse nous

aider, j’avais argumenté et retourné le problème dans tous les sens, passé des coups de

téléphone et pesé le pour et le contre, discuté et fait des recherches – pour, nalement,

m’avouer vaincue. Je m’étais mise en route dès que j’avais admis qu’il n’y avait plus d’autre

possibilité. Parce qu’il fallait que je tente le coup et que ça ne servait à rien de repousser

l’échéance.

Je traversai rapidement le couloir et montai l’escalier jusqu’au premier étage. On était

lundi, et comme je connaissais désormais l’emploi du temps de Matteo à l’université, je savais

qu’il donnait deux cours, ce jour-là. Le second débutait dans une demi-heure et il était

généralement sur place avant, pour tout préparer.

Je m’arrêtai devant sa porte et pris une profonde inspiration, puis je frappai avec

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détermination et fermai brièvement les yeux lorsqu’un «Avanti !» retentit de l’autre côté.

J’ouvris. Le sourire de Matteo disparut dès qu’il m’aperçut.

Je me dominai pour refermer la porte avec calme et m’asseoir sur la chaise devant son

bureau. Intérieurement, je tremblais comme une feuille.

Impossible de deviner ce que pouvait bien éprouver Matteo : il s’était repris et ses traits

étaient impassibles.

— Sophie ! Que me vaut l’honneur ? s’enquit-il d’un ton sarcastique.

Malgré tout, j’étais soulagée parce qu’en entrant, j’avais lu sur son visage sa surprise de

me revoir… alors que je craignais qu’il connaisse déjà, une fois de plus, le motif de ma

venue.

— Alors comme ça, tu n’es pas au courant ? demandai-je, heureuse que l’histoire n’ait pas

encore fait le tour du monde de l’art.

— Au courant de quoi ? s’étonna-t-il en haussant les sourcils.

— Quelqu’un prétend que le di Montagna que nous avons vendu à un de nos clients

dèles serait un faux, lui expliquai-je. Un ami de lord Ashbury, l’acquéreur, est expert en

œuvres d’art, et il af rme que le tableau n’est pas authentique. Et comme nous avons

accepté de le vendre en amont de la vente aux enchères – tu sais bien à quel point c’est

inhabituel –, lord Ashbury le croit. Il croit qu’on savait que ce n’était pas un original, et que

c’est pour cette raison qu’on a essayé de vendre la toile sous le manteau en quelque sorte,

pour éviter toute publicité.

Je poussai un soupir.

— Et maintenant, on est coincés. On ne peut pas reprendre le tableau, ce serait comme

un aveu de culpabilité, mais on ne peut pas non plus en rester là. Si ce bruit se met à courir

dans le milieu, notre réputation sera ruinée et on perdra la con ance de nos clients. Ce serait

pour nous…

Matteo se leva avant que j’aie ni de parler, et t deux ou trois pas dans la petite pièce. Il

devait se douter de ce que j’allais lui demander, parce qu’il se retourna et lâcha sur un ton

définitif :

— Je ne prendrai pas un avion pour Londres, Sophie.

— Mais il le faut, Matteo, je t’en prie. Lord Ashbury accepterait que tu réalises une

expertise à nos frais. Chez lui, pour qu’il puisse tout superviser. Il est disposé à attendre et à

ne pas rendre l’affaire publique, pour l’instant. Alors si tu pouvais balayer ses doutes, tout

rentrerait dans l’ordre.

— Seulement, je ne suis pas à votre disposition, déclara-t-il avec un geste dédaigneux de

la main. Il y a d’autres experts qui peuvent s’en charger. Adressez-vous à eux.

— Crois-moi, je ne te le demanderais pas s’il existait une autre possibilité, répondis-je

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vivement, sentant le désespoir monter en moi. Il se trouve que tu fais autorité concernant les

œuvres de di Montagna, et comme les thèses osées que tu arrives à imposer face à tes

confrères t’ont valu la réputation d’être incorruptible, lord Ashbury refuse tout autre avis que

le tien.

Matteo se réinstalla sur sa chaise. Alors seulement, je remarquai qu’il avait mauvaise mine.

Enfin, tout était relatif, mais il me paraissait plus pâle que d’habitude. Plus nerveux.

— Sophie, je crois qu’il y a malentendu depuis le début. Je ne suis pas un expert qu’on

peut acheter. Je n’ai pas besoin d’argent et je ne dois plus prouver à personne que je suis un

chercheur digne de ce nom. Par conséquent, je n’accepte d’expertiser une œuvre que si les

conditions sont réunies pour moi. Et elles ne le sont pas dans votre cas. Donc, si tu n’es

venue que pour ça, on peut gagner du temps : la réponse est non. Un non définitif.

Je ne voulais pas l’accepter.

— S’il te plaît, Matteo. Toute cette affaire est une vraie catastrophe pour nous.

Il eut de nouveau ce sourire sur lequel tout glissait.

— Peut-être, mais ce n’est pas ma catastrophe, asséna-t-il.

Ma déception ne connaissait pas de bornes. J’avais redouté son refus, d’accord, mais je

nourrissais encore l’espoir qu’après tout ce qu’on avait partagé, il éprouverait suf samment

de choses à mon égard pour accéder à cette requête primordiale. Au lieu de ça, il me parlait

de conditions que je ne remplissais pas en me regardant comme si j’avais exigé qu’il saute à

l’élastique dans un ravin, la tête la première.

— Je crois que je ne me suis jamais trompée autant sur une personne, dis-je avant de me

lever et de me diriger vers la porte.

En me retournant, je vis qu’il s’était levé, lui aussi. Il y avait sur son visage une expression

de regret que je trouvai encore pire que tout le reste.

— Je suis désolé, fit-il.

J’avais si mal que je me contentai d’abord de secouer la tête.

— Je pensais qu’on était au moins amis, répondis-je finalement en ouvrant la porte.

Je sortis et la refermai derrière moi.

*

— Nos après-midis vont beaucoup me manquer, me con a Giacomo lorsque le moment

vint de se séparer.

La soirée était déjà bien avancée mais il avait tenu à ce que je passe chez lui, sur le

chemin de l’aéroport.

— À moi aussi, avouai-je avec un sourire triste.

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Le temps passé avec lui avait été pour moi plus qu’une tâche à accomplir dans le cadre

de mon travail, j’avais aimé écouter ses récits. Seulement, je ne pouvais pas rester plus

longtemps à Rome, il fallait que j’aille soutenir mon père.

Au départ, je ne voulais pas parler à Giacomo de l’affaire du di Montagna : après tout,

c’était un client, et il valait mieux qu’un minimum de gens soient au courant avant qu’on

éclairasse les choses. Mais nalement, je n’avais pas eu envie de lui servir un mensonge

justifiant mon départ anticipé.

Giacomo avait eu une réaction géniale : il avait tout bonnement décidé de conserver les

œuvres qu’on n’avait pas encore examinées. Visiblement satisfait de cette solution, il avait

ajouté que c’était sans doute un signe du destin. Quant à celles dont il avait décidé de se

séparer, elles seraient vendues aux enchères à Londres – malgré, ou plutôt à cause des

rumeurs qui se mettraient bientôt à courir, sûrement, et auraient des conséquences sur nos

affaires. Dans le pire des cas, notre hôtel des ventes serait moins fréquenté, ou les

enchérisseurs seraient plus frileux (un scénario auquel je préférais ne pas penser). Giacomo

s’était sûrement fait la même ré exion, mais il ne voulait pas annuler son mandat pour

autant.

— Pour moi, le Conroy’s reste aussi digne de con ance qu’avant, il n’est pas question que

je me tourne vers une autre maison, m’avait-il assuré.

J’étais si reconnaissante que j’avais failli lui sauter au cou.

Je lui avais néanmoins caché un «détail» – il ne savait pas que le tableau à l’authenticité

contestée était un di Montagna. J’avais eu peur qu’il parle à Matteo en apprenant que celui-ci

nous refusait l’expertise qui pouvait nous sauver. Ça l’aurait certainement agité, et je ne

voulais pas l’impliquer dans cette histoire. Ça me regardait, et puis Matteo ne changerait pas

d’avis.

Comme s’il devinait à qui j’étais en train de penser, Giacomo pencha la tête sur le côté et

me considéra, songeur.

— Et… Matteo et vous ?

Il était au courant qu’il y avait eu «rapprochement» – dif cile de l’ignorer, Matteo était

passé me prendre à midi, presque tous les jours.

— Vous aviez raison, répondis-je en souriant, pour qu’il ne remarque pas à quel point ça

me rendait malheureuse. Ce n’est pas un homme pour moi.

Giacomo poussa un profond soupir.

— C’est très dommage. J’espérais vraiment me tromper. J’étais même sûr d’avoir fait

fausse route.

Je lui adressai un regard étonné.

— J’aurais cru le contraire, Giacomo, que vous ne voyiez pas d’un bon œil cette relation.

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Il eut un sourire un peu contrit.

— C’était vrai au début, concéda-t-il. Parce que j’avais remarqué la violence de votre

réaction à sa présence… et réciproquement. Une violence inhabituelle. C’était déjà

surprenant à la réception, et comme je n’avais pas encore pu vous jauger, je m’inquiétais de

ce que cela pourrait donner. Comprenezmoi, je ne voulais pas que vous vous fassiez du mal.

Il m’étudia attentivement et ajouta :

— Matteo peut se montrer très blessant quand il a l’impression de devoir se protéger, et

j’ai eu très tôt la sensation que vous pouviez le toucher profondément, Sophie.

J’étais incapable de sourire, incapable de parler sans risquer d’éclater en sanglots. Alors,

je tendis juste la main et Giacomo la serra. De toute façon, ça n’avait aucun sens de cacher

mes sentiments : il m’avait déjà percée à jour.

— L’amour n’est pas toujours facile, on le sait après quarante ans de mariage, croyez-moi,

fit-il. C’est parfois un dur combat.

L’amour… pensai-je, et je fermai les yeux un moment, acceptant le désespoir qui

menaçait de m’étouffer.

S’il y avait réellement de l’amour entre Matteo et moi, il était bien différent de ce que

j’attendais, de ce que j’espérais. Et j’ignorais si je voulais me battre pour quelque chose qui

était si douloureux.

Heureusement, je n’eus pas à commenter sa remarque : le carillon s’était mis à résonner

dans la demeure.

— Ça doit être mon taxi, déclarai-je en quittant le canapé sur lequel on était assis.

Giacomo m’accompagna en bas, jusqu’à la porte d’entrée où le chauffeur était occupé à

entasser mes bagages dans le coffre, sous la surveillance de Rosa.

— Un grand merci pour tout, Sophie, fit Giacomo.

Je le serrai contre moi. J’avais le cœur gros de partir et de laisser derrière moi tout ce qui

avait fait ma vie, ces dernières semaines.

L’aéroport se trouvait à bonne distance, mais par chance, le taxi n’était pas de ceux qui

aiment bavarder avec leur passager. Peut-être aussi sentait-il que je n’étais pas d’humeur.

En arrivant, j’exécutai mécaniquement tous les gestes nécessaires – je réglai la course, s

enregistrer mes bagages et passai les contrôles pour accéder à la salle d’embarquement. Mes

pensées tournaient en rond dans mon crâne, je cherchais désespérément une issue favorable

à cette situation qui menaçait notre existence. Mais j’avais beau tourner et retourner le

problème dans ma tête, il n’y en avait aucune. Seul Matteo aurait pu empêcher tout ça –

seulement, il n’était pas là. Il ne venait pas avec moi, et quand lord Ashbury serait au

courant, il ne tarderait pas à exprimer publiquement ses soupçons.

Je n’avais pas encore appris à Dad le refus catégorique de Matteo : j’avais peur de sa

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réaction. Dans son désespoir, il se raccrochait à l’idée qu’on pourrait éviter le scandale en

satisfaisant les attentes de lord Ashbury. Je n’avais donc pas eu le courage de l’informer au

téléphone que je rentrais à Londres seule. Sans Matteo.

Tout en ré échissant, j’allais et venais inlassablement. Finalement, je m’approchai de

l’immense paroi vitrée et contemplai, au dehors, l’obscurité que perçaient les lumières de

l’aéroport.

Sans Matteo…

Je préférais ne pas ré échir à ce que son absence impliquait personnellement pour moi.

Parce que, dès que j’y songeais, je sentais se rouvrir cette plaie dans mon cœur et je devais

lutter contre la douleur qui se répandait en moi, me paralysait.

Désespérée, je fermai un moment les paupières et souhaitai que ma vie et tout ce qui lui

donnait la peine d’être vécue ne dépende pas de cet homme affreusement dif cile. J’aurais

aimé ne pas être aussi désarmée devant les sentiments qui me liaient à lui, contre ma

volonté.

Des sentiments manifestement encore plus puissants que je ne le pensais : lorsque je

rouvris les yeux, je vis Matteo dans la vitre. Il s’y re était, mais j’étais persuadée que mon

imagination me jouait des tours. Il n’était pas venu jouer les chevaliers servants, comme à la

soirée de Santarelli. Il était trop tard pour ça…

— Sophie ?

Je fis volte-face : il se tenait bel et bien derrière moi.

Il était pâle. Blême, même. Et il avait l’air tendu.

— Tu ne peux pas prendre cet avion, poursuivit-il.

Je secouai la tête, stupéfaite.

— Comment ?

— Tu ne peux pas monter dans cet avion, répéta-t-il. Pas si tu veux que je t’accompagne,

en tout cas.

Je le fixais, incapable de respirer.

Il passa la main dans ses cheveux blonds, un geste trahissant que ce qu’il faisait là n’était

pas aisé pour lui.

— Je ne prends pas l’avion, Sophie. Jamais. Si je dois aller à Londres avec toi, on y va en

voiture. C’est la condition.

— O.K.

Ma voix n’était plus qu’un murmure. Comme en transe, je me dirigeai vers le banc le plus

proche et m’y assis, parce que mes genoux menaçaient de me lâcher. Je ne quittais pas

Matteo du regard : j’avais encore l’impression de rêver.

Il s’installa près de moi, une expression indéfinissable dans ses beaux yeux.

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— Ce que tu as dit dans mon bureau… Tu m’as donné du grain à moudre, avoua-t-il avec

un sourire empreint d’autocritique.

Un peu de couleur revint sur ses joues.

— Je ne laisse jamais tomber mes amis. Jamais. C’est ce que je te propose, un service

rendu à une amie. Rien de plus. J’examine ce tableau et je repars. Si c’est un faux, je ne

pourrai rien y changer.

Je hochai la tête en soutenant son regard, incroyablement soulagée qu’il soit nalement

décidé à nous aider. À m’aider.

Ce n’est pas un happy end, me dis-je avec insistance. Tu n’as pas la moindre idée de ce

qui va se passer à Londres.

Matteo était incorruptible, il pouvait nous sauver – ou nous ruiner. Et il ne resterait pas

longtemps. Les choses pouvaient toujours aller de travers pour notre société. Et avec Matteo.

Surtout avec Matteo.

Je souris malgré tout. Parce qu’il était là, qu’il venait avec moi et que mon imbécile de

cœur, mon cœur déraisonnable, trouvait que quelques jours de plus en sa compagnie, c’était

mieux que rien. Bien mieux.

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KATHRYN TAYLOR

les couleurs du plaisirlibérée

Grace est une jeune femme sans histoires. Elle ne s’est jusqu’à présent jamaisvraiment intéressée aux hommes. Sa rencontre avec le charismatique JonathanHuntington, pendant un stage à Londres, la sort de son sommeil de Belle au

bois dormant.

Jonathan est riche et incroyablement séduisant, sans oublier qu’il est vicomte.Il n’a cependant rien d’un prince de conte de fées… Plus il entraîne Grace

dans les profondeurs de son monde de sombres désirs, plus la jeune femme seperd dans un tourbillon de plaisirs.

Mais le jour où Jonathan exige d’elle une preuve d’amour quasimentimpossible à satisfaire, elle doit reconnaître à quel point ses sentiments pour

lui la mettent en danger.

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KATHRYN TAYLOR

les couleurs du plaisirdévoilée

Grace est tombée sous son emprise, corps et âme… Même si elle saitpertinemment à quel point ses sentiments pour Jonathan Huntington sont

dangereux, chaque jour passé en sa compagnie ne fait qu’accroître son amourpour lui.

Mais est-il vraiment aussi insensible qu’il en a l’air ? Ou Jonathan ne voit-il,en effet, rien d’autre en elle que ce jouet obéissant ? Et lorsque Grace veut

l’obliger à reconnaître ses sentiments, elle déclenche une catastrophe.

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SARA FAWKES

tout CE QU’IL VOUDRA

Le prémier volume de la série best-seller de Sara Fawkes.

Le poste d’intérimaire de Lucy dans une grande entreprise new-yorkaise n’estpas le job de ses rêves, mais il lui permet de payer ses factures.

Le point culminant de sa journée ? Prendre l’ascenseur le matin encompagnie d’un bel inconnu.

Sa vie bascule quand elle se laisse séduire par l’étranger, cédant sans aucunerésistance à un homme dont elle ne connaît même pas le nom. Lucy

découvrira très vite que cet homme n’est autre que Jeremiah Hamilton, lePDG milliardaire de la compagnie pour laquelle elle travaille, qui lui propose

alors un contrat très particulier : devenir son assistante personnelle et sesoumettre à tout ce qu’il voudra… Mais la vie du milliardaire est semée

d’embûches, et certains de ses secrets sont dangereux. Lucy va se trouver prisedans un piège qui pourrait se révéler mortel…

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SARA FAWKES

tout CE QU’IL VOUDRAnaufragée

La suite et fin de la sérieTout ce qu’il voudra

L’existence morose de Lucy Delacourt a basculé depuis qu’elle a rencontré lemilliardaire Jeremiah Hamilton. Durant les quelques semaines de sa liaison

sulfureuse avec cet homme énigmatique, la jeune femme a frôlé la mortplusieurs fois. Rejetée par Jeremiah, elle a rejoint Lucas, le frère de Jeremiah,un trafiquant d’armes qui a besoin de la jeune femme pour mener à bien sesprojets. C’est sans compter sur la détermination de Jeremiah, qui parvient à

retrouver Lucy. Très vite, le trio doit faire face à des menaces qui dépassent lesrivalités entre les frères Hamilton.

Déchirée entre les deux hommes qu’elle aime, Lucy est devenue elle aussi unecible, victime de la vengeance que les Hamilton subissent. Gomment pourra-t-elle, alors que tout contrôle sur sa vie lui échappe, faire le terrible choix qui

décidera de la vie ou de la mort de Lucas et de Jeremiah ?

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LAUREN JAMESON

prête à succomber

La série érotique en six épisodesde Lauren Jameson réunie

en un seul volume.

Après avoir découvert que son petit ami la trompait, Devon décide de seconsoler en partant quelques jours dans une petite ville de Californie. Elle yrencontre un homme, Zach, dont le seul regard lui donne le vertige. La sage

jeune femme laisse alors s’exprimer sa sensualité, surtout lorsque Zach lapersuade de renoncer à tout contrôle.

Lorsque Devon se présente à Phyrefly Aviation, où elle a décroché un poste,elle découvre que son PDG, Zacharie Saint-Brenton, n’est autre que son

mystérieux séducteur, dont le magnétisme l’empêche de rester strictementprofessionnelle…

Devon ne pourra résister aux délices que lui propose Zach. Elle le laisse menerla danse, jusqu’à découvrir des pulsions qu’elle ne se connaissait pas et un

univers de plaisirs qu’elle n’avait jamais imaginés.

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LAUREN JAMESON

BLUSH

Un roman torride parl’auteur de la série best-seller

Prête à succomber.

Maddy est une jeune femme au passé marqué de tragiques évènements quil’ont conduite à couper les ponts avec sa famille et ses amis. Alors qu’elle tentede se construire une nouvelle vie, elle fait la connaissance d’Alex, un brillant

homme d’affaires au caractère sombre et dominateur.

Malgré ses tentatives pour écarter Alex de ses pensées, la jeune femme nepourra résister à l’attirance qu’il exerce sur elle, et acceptera une offre qui lesplongera dans une liaison intense et tumultueuse. Mais derrière chacune des

rencontres torrides des deux amants se cachent de terribles secrets quipourraient les détruire.

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MELODY ANNE

capitulationvol. 1 de la série « Surrender »

Rafe prend ce qu’il veut sans aucun regret.Ari a mené une vie de rêve jusqu’à la tragédie

qui a frappé sa famille.Il recherche une maîtresse qui ne s’attachera pas.

Elle est en quête de rédemption.

Le puissant homme d’affaires Raffaello Palazzo a longtemps cru aux belleshistoires d’amour. Mais après avoir été abandonné par son épouse, il prendune ferme résolution : il ne se laissera plus jamais atteindre par une femme.

Depuis, il considère que les relations entre sexes opposés ne sont rien de plusqu’une transaction entre deux parties en tirant chacune des bénéfices.

Arianna, de son côté, est au fond du gouffre quand elle répond à une petiteannonce pour ce qui semble être le job de ses rêves, et se révèle être un posted’assistante très particulière… Mais elle a désespérément besoin d’argent : sa

mère est hospitalisée et doit recevoir des soins coûteux.

Rafe sera-t-il son sauveur ou causera-t-il sa perte ?

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MELODY ANNE

soumissionvol. 2 de la série « Surrender »

Ari doit choisir entre l’affection qu’elle porte à sa mère, dont le bonheurdépend de Rafe, ou le respect d’elle-même et des valeurs dans lesquelles elle aété éduquée. Va-t-elle accepter la proposition de Raffaelo Palazzo et devenir sa

maîtresse « sous contrat », sous son contrôle de jour comme de nuit ?

Une décision que vous découvrirez dans ce nouveau volume, et dont lesrépercussions seront bien inattendues.

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TARA SUE ME

la soumisevol. 1 de la série « La soumise »

Le premier volume de la trilogie cultequi a déjà captivé des millions de lecteurs.

À New York, Nathaniel est connu comme le jeune et brillant PDG de WestIndustries, mais Abby connaît son secret : c’est aussi un « dominant »séduisant et expérimenté à la recherche d’une nouvelle « soumise ».

Impatiente d’explorer un monde de plaisirs qui la sortira de sa routine, lajeune libraire, cédant à son fantasme, propose ses services à Nathaniel.

Alors qu’Abby apprend à connaître un monde fascinant fait de pouvoir et depassion, elle craint que le cœur de Nathaniel ne reste hors de sa portée, et que

le sien ne soit brisé…

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TARA SUE ME

le dominantvol. 2 de la série « La soumise »

Vous avez vibré avec Abby dans le premier volume de latrilogie culte de Tara Sue Me. Laissez maintenant Nathaniel

vous raconter l’histoire…

Nathaniel West ne perd jamais le contrôle. En tant que PDG de WestIndustries, il affirme son autorité tout au long de la journée, et, la nuit, il

exerce avec la même rigueur ses talents de dominant entre les quatre murs desa chambre.

Il n’est pas dans ses habitudes d’avoir pour partenaire de jeunes soumises« débutantes », mais avec Abigail King, il décide de déroger à la règle. Il

devient vite accro au mélange de naïveté et de volonté de la jeune femme, et estbien déterminé à s’attacher ses services exclusifs.

Mais quand le jeune milliardaire s’aperçoit que ses sentiments évoluent, ilréalise qu’il doit également faire preuve de confiance envers sa partenaire — et

peut-être lui révéler des secrets qui pourraient ébranler les fondements deleur relation.

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TARA SUE ME

l’apprentievol. 3 de la série « La soumise »

Un récit à deux voix pour la suite de la série cultede Tara Sue Me.

Nathaniel West, le jeune et brillant PDG de West Industries, est un espritrigoureux, à cheval sur ses principes et bien décidé à imposer sa loi – en

particulier aux femmes qu’il met dans son lit. Mais Abby, sa nouvelle soumise,entend bien modifier les règles du jeu.

Ce qui a commencé comme un simple week-end de plaisir devient vite unehistoire d’amour passionnée avec cet homme qui connaît chaque parcelle de

son corps et jusqu’au tréfonds de son âme.

Mais le comportement énigmatique de son amant trouble profondément lajeune femme, qui sait que le seul moyen de gagner la confiance de Nathaniel

est de se soumettre pleinement et dépasser ses propres inhibitions. Pourl’entraîner vers une relation plus intime, elle va d’abord devoir le laisser

pénétrer dans son jardin secret, où personne n’est jamais entré avant lui…