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Jean-Jacques Rousseau LES CONFESSIONS Texte du manuscrit de Genève. (1782) Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

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  • Jean-Jacques Rousseau

    LES CONFESSIONS

    Texte du manuscrit de Genve.

    (1782)

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  • Table des matires

    Premire partie......................................................................... 3

    Voici le seul................................................................................ 3

    Livre I ........................................................................................... 4

    Livre II ........................................................................................ 45

    Livre III ...................................................................................... 90

    Livre IV......................................................................................135

    Livre V ...................................................................................... 180

    Livre VI..................................................................................... 230

    Deuxime partie ................................................................... 279

    Livre VII ...................................................................................280

    Livre VIII .................................................................................. 353

    Livre IX..................................................................................... 405

    Livre X ...................................................................................... 496

    Livre XI..................................................................................... 553

    Livre XII ................................................................................... 597

    propos de cette dition lectronique ................................ 667

  • 3

    Premire partie

    Voici le seul

    Voici le seul portrait dhomme, peint exactement daprs na-

    ture et dans toute sa vrit, qui existe et qui probablement exis-tera jamais. Qui que vous soyez, que ma destine ou ma confiance ont fait larbitre du sort de ce cahier, je vous conjure par mes malheurs, par vos entrailles, et au nom de toute lespce humaine, de ne pas anantir un ouvrage unique et utile, lequel peut servir de premire pice de comparaison pour ltude des hommes, qui certainement est encore commencer, et de ne pas ter lhonneur de ma mmoire le seul monument sr de mon caractre qui nait pas t dfigur par mes ennemis. Enfin, fus-siez-vous, vous-mme, un de ces ennemis implacables, cessez de ltre envers ma cendre, et ne portez pas votre cruelle injustice jusquau temps o ni vous ni moi ne vivrons plus, afin que vous puissiez vous rendre au moins une fois le noble tmoignage davoir t gnreux et bon quand vous pouviez tre malfaisant et vindicatif : si tant est que le mal qui sadresse un homme qui nen a jamais fait ou voulu faire, puisse porter le nom de ven-geance.

    J.-J. Rousseau.

  • 4

    Livre I

    Intus et in cute. Je forme une entreprise qui neut jamais dexemple et dont

    lexcution naura point dimitateur. Je veux montrer mes sem-blables un homme dans toute la vrit de la nature ; et cet homme ce sera moi.

    Moi, seul. Je sens mon cur et je connais les hommes. Je ne

    suis fait comme aucun de ceux que jai vus ; jose croire ntre fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle ma jet, cest ce dont on ne peut juger quaprs mavoir lu.

    Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle vou-

    dra, je viendrai, ce livre la main, me prsenter devant le souve-rain juge. Je dirai hautement : Voil ce que jai fait, ce que jai pens, ce que je fus. Jai dit le bien et le mal avec la mme fran-chise. Je nai rien tu de mauvais, rien ajout de bon, et sil mest arriv demployer quelque ornement indiffrent, ce na jamais t que pour remplir un vide occasionn par mon dfaut de m-moire ; jai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu ltre, jamais ce que je savais tre faux. Je me suis montr tel que je fus ; m-prisable et vil quand je lai t, bon, gnreux, sublime, quand je lai t : jai dvoil mon intrieur tel que tu las vu toi-mme. tre ternel, rassemble autour de moi linnombrable foule de mes semblables ; quils coutent mes confessions, quils gmissent de mes indignits, quils rougissent de mes misres. Que chacun deux dcouvre son tour son cur aux pieds de ton trne avec la mme sincrit ; et puis quun seul te dise, sil lose : Je fus meil-leur que cet homme-l.

    Je suis n Genve en 1712, dIsaac Rousseau, citoyen, et de

    Suzanne Bernard, citoyenne. Un bien fort mdiocre partager

  • 5

    entre quinze enfants ayant rduit presque rien la portion de mon pre, il navait pour subsister que son mtier dhorloger, dans lequel il tait la vrit fort habile. Ma mre, fille du minis-tre Bernard tait plus riche ; elle avait de la sagesse et de la beau-t ; ce ntait pas sans peine que mon pre lavait obtenue. Leurs amours avaient commenc presque avec leur vie : ds lge de huit neuf ans ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la Treille ; dix ans ils ne pouvaient plus se quitter. La sympathie, laccord des mes affermit en eux le sentiment quavait produit lhabitude. Tous deux, ns tendres et sensibles, nattendaient que le moment de trouver dans un autre la mme disposition, ou plu-tt ce moment les attendait eux-mmes, et chacun deux jeta son cur dans le premier qui souvrit pour le recevoir. Le sort, qui semblait contrarier leur passion, ne fit que lanimer. Le jeune amant, ne pouvant obtenir sa matresse, se consumait de douleur. Elle lui conseilla de voyager pour loublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que jamais. Il retrouva celle quil aimait tendre et fidle. Aprs cette preuve, il ne restait qu saimer toute la vie, ils le jurrent, et le ciel bnit leur serment.

    Gabriel Bernard, frre de ma mre, devint amoureux dune

    des surs de mon pre ; mais elle ne consentit pouser le frre qu condition que son frre pouserait la sur. Lamour arran-gea tout, et les deux mariages se firent le mme jour. Ainsi mon oncle tait le mari de ma tante, et leurs enfants furent double-ment mes cousins germains. Il en naquit un de part et dautre au bout dune anne ; ensuite il fallut encore se sparer.

    Mon oncle Bernard tait ingnieur : il alla servir dans

    lEmpire et en Hongrie sous le prince Eugne. Il se distingua au sige et la bataille de Belgrade. Mon pre, aprs la naissance de mon frre unique, partit pour Constantinople, o il tait appel, et devint horloger du srail. Durant son absence, la beaut de ma mre, son esprit, ses talents, lui attirrent des hommages. M. de la Closure, rsident de France, fut des plus empresss lui en offrir. Il fallait que sa passion ft vive, puisquau bout de trente ans je lai vu sattendrir en me parlant delle. Ma mre avait plus que de la vertu pour sen dfendre, elle aimait tendrement son

  • 6

    mari ; elle le pressa de revenir : il quitta tout et revint. Je fus le triste fruit de ce retour. Dix mois aprs, je naquis infirme et ma-lade ; je cotai la vie ma mre, et ma naissance fut le premier de mes malheurs.

    Je nai pas su comment mon pre supporta cette perte, mais

    je sais quil ne sen consola jamais. Il croyait la revoir en moi, sans pouvoir oublier que je la lui avais te ; jamais il ne membrassa que je ne sentisse ses soupirs, ses convulsives treintes, quun regret amer se mlait ses caresses : elles nen taient que plus tendres. Quand il me disait : Jean-Jacques, parlons de ta mre , je lui disais : H bien ! mon pre, nous allons donc pleurer , et ce mot seul lui tirait dj des larmes. Ah ! disait-il en gmissant, rends-la-moi, console-moi delle, remplis le vide quelle a laiss dans mon me. Taimerais-je ainsi si tu ntais que mon fils ? Quarante ans aprs lavoir perdue, il est mort dans les bras dune seconde femme, mais le nom de la premire la bouche, et son image au fond du cur.

    Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le

    Ciel leur avait dpartis, un cur sensible est le seul quils me lais-srent ; mais il avait fait leur bonheur, et fit tous les malheurs de ma vie.

    Jtais n presque mourant ; on esprait peu de me conserver.

    Japportai le germe dune incommodit que les ans ont renforce, et qui maintenant ne me donne quelquefois des relches que pour me laisser souffrir plus cruellement dune autre faon. Une sur de mon pre, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi, quelle me sauva. Au moment o jcris ceci, elle est encore en vie, soignant, lge de quatre-vingts ans, un mari plus jeune quelle, mais us par la boisson. Chre tante, je vous pardonne de mavoir fait vivre, et je mafflige de ne pouvoir vous rendre la fin de vos jours les tendres soins que vous mavez prodigus au commence-ment des miens. Jai aussi ma mie Jacqueline encore vivante, saine et robuste. Les mains qui mouvrirent les yeux ma nais-sance pourront me les fermer ma mort.

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    Je sentis avant de penser : cest le sort commun de lhumanit. Je lprouvai plus quun autre. Jignore ce que je fis jusqu cinq ou six ans ; je ne sais comment jappris lire ; je ne me souviens que de mes premires lectures et de leur effet sur moi : cest le temps do je date sans interruption la conscience de moi-mme. Ma mre avait laiss des romans. Nous nous mmes les lire aprs souper, mon pre et moi. Il ntait question dabord que de mexercer la lecture par des livres amusants ; mais bien-tt lintrt devint si vif, que nous lisions tour tour sans relche, et passions les nuits cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu la fin du volume. Quelquefois mon pre, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : Allons nous cou-cher ; je suis plus enfant que toi.

    En peu de temps jacquis, par cette dangereuse mthode, non

    seulement une extrme facilit lire et mentendre, mais une intelligence unique mon ge sur les passions. Je navais aucune ide des choses, que tous les sentiments mtaient dj connus. Je navais rien conu, javais tout senti. Ces motions confuses, que jprouvais coup sur coup, naltraient point la raison que je navais pas encore ; mais elles men formrent une dune autre trempe, et me donnrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont lexprience et la rflexion nont jamais bien pu me gurir.

    Les romans finirent avec lt de 1719. Lhiver suivant, ce fut

    autre chose. La bibliothque de ma mre puise, on eut recours la portion de celle de son pre qui nous tait chue. Heureuse-ment, il sy trouva de bons livres ; et cela ne pouvait gure tre autrement, cette bibliothque ayant t forme par un ministre, la vrit, et savant mme, car ctait la mode alors, mais homme de got et desprit. LHistoire de lEglise et de lEmpire, par Le Sueur ; le Discours de Bossuet sur LHistoire universelle ; les Hommes illustres, de Plutarque ; lHistoire de Venise, par Nani ; les Mtamorphoses dOvide ; La Bruyre ; les Mondes, de Fonte-nelle ; ses Dialogues des Morts, et quelques tomes de Molire, furent transports dans le cabinet de mon pre, et je les lui lisais tous les jours, durant son travail. Jy pris un got rare et peut-tre

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    unique cet ge. Plutarque surtout devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenais le relire sans cesse me gurit un peu des romans ; et je prfrai bientt Agsilas, Brutus, Aristide, Oron-date, Artamne et Juba.

    De ces intressantes lectures, des entretiens quelles occa-

    sionnaient entre mon pre et moi, se forma cet esprit libre et r-publicain, ce caractre indomptable et fier, impatient de joug et de servitude, qui ma tourment tout le temps de ma vie dans les situations les moins propres lui donner lessor. Sans cesse oc-cup de Rome et dAthnes, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes, n moi-mme citoyen dune rpublique, et fils dun pre dont lamour de la patrie tait la plus forte passion, je men enflammais son exemple ; je me croyais Grec ou Romain ; je devenais le personnage dont je lisais la vie : le rcit des traits de constance et dintrpidit qui mavaient frapp me rendait les yeux tincelants et la voix forte. Un jour que je racontais table laventure de Scaevola, on fut effray de me voir avancer et tenir la main sur un rchaud pour reprsenter son action.

    Javais un frre plus g que moi de sept ans. Il apprenait la

    profession de mon pre. Lextrme affection quon avait pour moi le faisait un peu ngliger, et ce nest pas cela que japprouve. Son ducation se sentit de cette ngligence. Il prit le train du liberti-nage, mme avant lge dtre un vrai libertin. On le mit chez un autre matre, do il faisait des escapades comme il en avait fait de la maison paternelle. Je ne le voyais presque point, peine puis-je dire avoir fait connaissance avec lui ; mais je ne laissais pas de laimer tendrement, et il maimait autant quun polisson peut aimer quelque chose. Je me souviens quune fois que mon pre le chtiait rudement et avec colre, je me jetai imptueuse-ment entre eux deux, lembrassant troitement. Je le couvris ainsi de mon corps, recevant les coups qui lui taient ports, et je mobstinai si bien dans cette attitude, quil fallut enfin que mon pre lui ft grce, soit dsarm par mes cris et mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frre tourna si mal, quil senfuit et disparut tout fait. Quelque temps aprs, on sut quil tait en Allemagne. Il ncrivit pas une seule fois. On na

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    plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-l, et voil comment je suis demeur fils unique.

    Si ce pauvre garon fut lev ngligemment, il nen fut pas

    ainsi de son frre, et les enfants des rois ne sauraient tre soigns avec plus de zle que je le fus durant mes premiers ans, idoltr de tout ce qui menvironnait, et toujours, ce qui est bien plus rare, trait en enfant chri, jamais en enfant gt. Jamais une seule fois, jusqu ma sortie de la maison paternelle, on ne ma laiss courir seul dans la rue avec les autres enfants, jamais on neut rprimer en moi ni satisfaire aucune de ces fantasques humeurs quon impute la nature, et qui naissent toutes de la seule duca-tion. Javais les dfauts de mon ge ; jtais babillard, gourmand, quelquefois menteur. Jaurais vol des fruits, des bonbons, de la mangeaille ; mais jamais je nai pris plaisir faire du mal, du d-gt, charger les autres, tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant davoir une fois piss dans la marmite dune de nos voisines, appele Mme Clot, tandis quelle tait au prche. Javoue mme que ce souvenir me fait encore rire, parce que Mme Clot, bonne femme au demeurant, tait bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voil la courte et vridique his-toire de tous mes mfaits enfantins.

    Comment serais-je devenu mchant, quand je navais sous les

    yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les meil-leures gens du monde ? Mon pre, ma tante, ma mie, mes pa-rents, nos amis, nos voisins, tout ce qui menvironnait ne mobissait pas la vrit, mais maimait, et moi je les aimais de mme. Mes volonts taient si peu excites et si peu contraries, quil ne me venait pas dans lesprit den avoir. Je puis jurer que jusqu mon asservissement sous un matre, je nai pas su ce que ctait quune fantaisie. Hors le temps que je passais lire ou crire auprs de mon pre, et celui o ma mie me menait prome-ner, jtais toujours avec ma tante, la voir broder, lentendre chanter, assis ou debout ct delle, et jtais content. Son en-jouement, sa douceur, sa figure agrable mont laiss de si fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude : je me souviens de ses petits propos caressants ; je dirais comment

  • 10

    elle tait vtue et coiffe, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisaient sur ses tempes, selon la mode de ce temps-l.

    Je suis persuad que je lui dois le got ou plutt la passion

    pour la musique, qui ne sest bien dveloppe en moi que long-temps aprs. Elle savait une quantit prodigieuse dairs et de chansons avec un filet de voix fort douce. La srnit dme de cette excellente fille loignait delle et de tout ce qui lenvironnait la rverie et la tristesse. Lattrait que son chant avait pour moi fut tel que non seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restes dans la mmoire, mais quil men revient mme, au-jourdhui que je lai perdue, qui, totalement oublies depuis mon enfance, se retracent mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Dirait-on que moi, vieux radoteur, rong de soucis et de peines, je me surprends quelquefois pleurer comme un enfant en marmottant ces petits airs dune voix dj casse et tremblante ? Il y en a un surtout qui mest bien revenu tout entier quant lair ; mais la seconde moiti des paroles sest constam-ment refuse tous mes efforts pour me la rappeler, quoiquil men revienne confusment les rimes. Voici le commencement et ce que jai pu me rappeler du reste :

    Tircis, je nose

    couter ton chalumeau Sous lormeau ; Car on en cause

    Dj dans notre hameau

    un berger sengager

    sans danger

    Et toujours lpine est sous la rose.

  • 11

    Je cherche o est le charme attendrissant que mon cur trouve cette chanson : cest un caprice auquel je ne comprends rien ; mais il mest de toute impossibilit de la chanter jusqu la fin sans tre arrt par mes larmes. Jai cent fois projet dcrire Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quel-quun les connaisse encore. Mais je suis presque sr que le plaisir que je prends me rappeler cet air svanouirait en partie, si javais la preuve que dautres que ma pauvre tante Suson lont chant.

    Telles furent les premires affections de mon entre la vie :

    ainsi commenait se former ou se montrer en moi ce cur la fois si fier et si tendre, ce caractre effmin, mais pourtant in-domptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, ma jusquau bout mis en contradic-tion avec moi-mme, et a fait que labstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse, mont galement chapp.

    Ce train dducation fut interrompu par un accident dont les

    suites ont influ sur le reste de ma vie. Mon pre eut un dml avec un M. Gautier, capitaine en France et apparent dans le Conseil. Ce Gautier, homme insolent et lche, saigna du nez, et, pour se venger, accusa mon pre davoir mis lpe la main dans la ville. Mon pre, quon voulut envoyer en prison, sobstinait vouloir que, selon la loi, laccusateur y entrt aussi bien que lui : nayant pu lobtenir, il aima mieux sortir de Genve, et sexpatrier pour le reste de sa vie, que de cder sur un point o lhonneur et la libert lui paraissaient compromis.

    Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employ

    aux fortifications de Genve. Sa fille ane tait morte, mais il avait un fils de mme ge que moi. Nous fmes mis ensemble Bossey, en pension chez le ministre Lambercier, pour y apprendre avec le latin tout le menu fatras dont on laccompagne sous le nom dducation.

  • 12

    Deux ans passs au village adoucirent un peu mon pret ro-maine, et me ramenrent ltat denfant. Genve, o lon ne mimposait rien, jaimais lapplication, la lecture ; ctait presque mon seul amusement ; Bossey, le travail me fit aimer les jeux qui lui servaient de relche. La campagne tait pour moi si nou-velle, que je ne pouvais me lasser den jouir. Je pris pour elle un got si vif, quil na jamais pu steindre. Le souvenir des jours heureux que jy ai passs ma fait regretter son sjour et ses plai-sirs dans tous les ges, jusqu celui qui my a ramen. M. Lambercier tait un homme fort raisonnable, qui, sans ngli-ger notre instruction, ne nous chargeait point de devoirs extr-mes. La preuve quil sy prenait bien est que, malgr mon aversion pour la gne, je ne me suis jamais rappel avec dgot mes heures dtude, et que, si je nappris pas de lui beaucoup de choses, ce que jappris je lappris sans peine et nen ai rien oubli.

    La simplicit de cette vie champtre me fit un bien dun prix

    inestimable en ouvrant mon cur lamiti. Jusqualors je navais connu que des sentiments levs, mais imaginaires. Lhabitude de vivre ensemble dans un tat paisible munit ten-drement mon cousin Bernard. En peu de temps jeus pour lui des sentiments plus affectueux que ceux que javais eus pour mon frre, et qui ne se sont jamais effacs. Ctait un grand garon fort efflanqu, fort fluet, aussi doux desprit que faible de corps, et qui nabusait pas trop de la prdilection quon avait pour lui dans la maison comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusements, nos gots taient les mmes : nous tions seuls, nous tions de mme ge, chacun des deux avait besoin dun camarade ; nous sparer tait, en quelque sorte, nous anantir. Quoique nous eus-sions peu doccasions de faire preuve de notre attachement lun pour lautre, il tait extrme, et non seulement nous ne pouvions vivre un instant spars, mais nous nimaginions pas que nous puissions jamais ltre. Tous deux dun esprit facile cder aux caresses, complaisants quand on ne voulait pas nous contraindre, nous tions toujours daccord sur tout. Si, par la faveur de ceux qui nous gouvernaient, il avait sur moi quelque ascendant sous leurs yeux, quand nous tions seuls jen avais un sur lui qui rta-blissait lquilibre. Dans nos tudes, je lui soufflais sa leon quand

  • 13

    il hsitait ; quand mon thme tait fait, je lui aidais faire le sien, et, dans nos amusements, mon got plus actif lui servait toujours de guide. Enfin nos deux caractres saccordaient si bien, et lamiti qui nous unissait tait si vraie, que, dans plus de cinq ans que nous fmes presque insparables, tant Bossey qu Genve, nous nous battmes souvent, je lavoue, mais jamais on neut be-soin de nous sparer, jamais une de nos querelles ne dura plus dun quart dheure, et jamais une seule fois nous ne portmes lun contre lautre aucune accusation. Ces remarques sont, si lon veut, puriles, mais il en rsulte pourtant un exemple peut-tre unique depuis quil existe des enfants.

    La manire dont je vivais Bossey me convenait si bien, quil

    ne lui a manqu que de durer plus longtemps pour fixer absolu-ment mon caractre. Les sentiments tendres, affectueux, paisi-bles, en faisaient le fond. Je crois que jamais individu de notre espce neut naturellement moins de vanit que moi. Je mlevais par lans, des mouvements sublimes, mais je retombais aussitt dans ma langueur. tre aim de tout ce qui mapprochait tait le plus vif de mes dsirs. Jtais doux ; mon cousin ltait ; ceux qui nous gouvernaient ltaient eux-mmes. Pendant deux ans en-tiers, je ne fus ni tmoin ni victime dun sentiment violent. Tout nourrissait dans mon cur les dispositions quil reut de la na-ture. Je ne connaissais rien daussi charmant que de voir tout le monde content de moi et de toute chose. Je me souviendrai tou-jours quau temple, rpondant au catchisme, rien ne me trou-blait plus, quand il marrivait dhsiter, que de voir sur le visage de Mlle Lambercier des marques dinquitude et de peine. Cela seul maffligeait plus que la honte de manquer en public, qui maffectait pourtant extrmement ; car, quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup la honte, et je puis dire ici que lattente des rprimandes de Mlle Lambercier me donnait moins dalarmes que la crainte de la chagriner.

    Cependant elle ne manquait pas au besoin de svrit, non

    plus que son frre ; mais comme cette svrit, presque toujours juste, ntait jamais emporte, je men affligeais, et ne men muti-nais point. Jtais plus fch de dplaire que dtre puni, et le si-

  • 14

    gne du mcontentement mtait plus cruel que la peine afflictive. Il est embarrassant de sexpliquer mieux, mais cependant il le faut. Quon changerait de mthode avec la jeunesse, si lon voyait mieux les effets loigns de celle quon emploie toujours indis-tinctement, et souvent indiscrtement ! La grande leon quon peut tirer dun exemple aussi commun que funeste me fait rsou-dre le donner.

    Comme Mlle Lambercier avait pour nous laffection dune

    mre, elle en avait aussi lautorit, et la portait quelquefois jus-qu nous infliger la punition des enfants quand nous lavions m-rite. Assez longtemps elle sen tint la menace, et cette menace dun chtiment tout nouveau pour moi me semblait trs ef-frayante ; mais aprs lexcution, je la trouvai moins terrible lpreuve que lattente ne lavait t, et ce quil y a de plus bizarre est que ce chtiment maffectionna davantage encore celle qui me lavait impos. Il fallait mme toute la vrit de cette affection et toute ma douceur naturelle pour mempcher de chercher le retour du mme traitement en le mritant ; car javais trouv dans la douleur, dans la honte mme, un mlange de sensualit qui mavait laiss plus de dsir que de crainte de lprouver derechef par la mme main. Il est vrai que, comme il se mlait sans doute cela quelque instinct prcoce du sexe, le mme chtiment reu de son frre ne met point du tout paru plaisant. Mais, de lhumeur dont il tait, cette substitution ntait gure craindre, et si je mabstenais de mriter la correction, ctait uniquement de peur de fcher Mlle Lambercier ; car tel est en moi lempire de la bien-veillance, et mme de celle que les sens ont fait natre, quelle leur donna toujours la loi dans mon cur.

    Cette rcidive, que jloignais sans la craindre, arriva sans

    quil y et de ma faute, cest--dire de ma volont, et jen profitai, je puis dire, en sret de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernire, car Mlle Lambercier, stant sans doute aperue quelque signe que ce chtiment nallait pas son but, dclara quelle y renonait et quil la fatiguait trop. Nous avions jusque-l couch dans sa chambre, et mme en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours aprs on nous fit coucher dans une autre chambre,

  • 15

    et jeus dsormais lhonneur, dont je me serais bien pass, dtre trait par elle en grand garon.

    Qui croirait que ce chtiment denfant, reu huit ans par la

    main dune fille de trente, a dcid de mes gots, de mes dsirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela prcis-ment dans le sens contraire ce qui devait sensuivre naturelle-ment ? En mme temps que mes sens furent allums, mes dsirs prirent si bien le change, que, borns ce que javais prouv, ils ne savisrent point de chercher autre chose. Avec un sang br-lant de sensualit presque ds ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu lge o les tempraments les plus froids et les plus tardifs se dveloppent. Tourment longtemps sans savoir de quoi, je dvorais dun il ardent les belles person-nes ; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en uvre ma mode, et en faire autant de demoi-selles Lambercier.

    Mme aprs lge nubile, ce got bizarre, toujours persistant

    et port jusqu la dpravation, jusqu la folie, ma conserv les murs honntes quil semblerait avoir d mter. Si jamais du-cation fut modeste et chaste, cest assurment celle que jai reue. Mes trois tantes ntaient pas seulement des personnes dune sa-gesse exemplaire, mais dune rserve que depuis longtemps les femmes ne connaissent plus. Mon pre, homme de plaisir, mais galant la vieille mode, na jamais tenu, prs des femmes quil aimait le plus, des propos dont une vierge et pu rougir, et jamais on na pouss plus loin que dans ma famille et devant moi le res-pect quon doit aux enfants ; je ne trouvai pas moins dattention chez M. Lambercier sur le mme article, et une fort bonne ser-vante y fut mise la porte pour un mot un peu gaillard quelle avait prononc devant nous. Non seulement je neus jusqu mon adolescence aucune ide distincte de lunion des sexes, mais ja-mais cette ide confuse ne soffrit moi que sous une image odieuse et dgotante. Javais pour les filles publiques une hor-reur qui ne sest jamais efface : je ne pouvais voir un dbauch sans ddain, sans effroi mme, car mon aversion pour la dbau-che allait jusque-l, depuis quallant un jour au petit Sacconex par

  • 16

    un chemin creux, je vis des deux cts des cavits dans la terre, o lon me dit que ces gens-l faisaient leurs accouplements. Ce que javais vu de ceux des chiennes me revenait aussi toujours lesprit en pensant aux autres, et le cur me soulevait ce seul souvenir.

    Ces prjugs de lducation, propres par eux-mmes retar-

    der les premires explosions dun temprament combustible, fu-rent aids, comme jai dit, par la diversion que firent sur moi les premires pointes de la sensualit. Nimaginant que ce que javais senti, malgr des effervescences de sang trs incommodes, je ne savais porter mes dsirs que vers lespce de volupt qui mtait connue, sans aller jamais jusqu celle quon mavait rendue has-sable et qui tenait de si prs lautre sans que jen eusse le moin-dre soupon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes rotiques fu-reurs, dans les actes extravagants auxquels elles me portaient quelquefois, jempruntais imaginairement le secours de lautre sexe, sans penser jamais quil ft propre nul autre usage qu celui que je brlais den tirer.

    Non seulement donc cest ainsi quavec un temprament trs

    ardent, trs lascif, trs prcoce, je passai toutefois lge de pubert sans dsirer, sans connatre dautres plaisirs des sens que ceux dont Mlle Lambercier mavait trs innocemment donn lide ; mais quand enfin le progrs des ans meut fait homme, cest en-core ainsi que ce qui devait me perdre me conserva. Mon ancien got denfant, au lieu de svanouir, sassocia tellement lautre, que je ne pus jamais lcarter des dsirs allums par mes sens, et cette folie, jointe ma timidit naturelle, ma toujours rendu trs peu entreprenant prs des femmes, faute doser tout dire ou de pouvoir tout faire, lespce de jouissance dont lautre ntait pour moi que le dernier terme ne pouvant tre usurpe par celui qui la dsire, ni devine par celle qui peut laccorder. Jai ainsi pass ma vie convoiter et me taire auprs des personnes que jaimais le plus. Nosant jamais dclarer mon got, je lamusais du moins par des rapports qui men conservaient lide. tre aux genoux dune matresse imprieuse, obir ses ordres, avoir des pardons lui demander, taient pour moi de trs douces jouissances, et plus

  • 17

    ma vive imagination menflammait le sang, plus javais lair dun amant transi. On conoit que cette manire de faire lamour namne pas des progrs bien rapides, et nest pas fort dange-reuse la vertu de celles qui en sont lobjet. Jai donc fort peu possd, mais je nai pas laiss de jouir beaucoup ma manire, cest--dire par limagination. Voil comment mes sens, daccord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, mont conserv des sentiments purs et des murs honntes, par les mmes gots qui peut-tre, avec un peu plus deffronterie, mauraient plong dans les plus brutales volupts.

    Jai fait le premier pas et le plus pnible dans le labyrinthe

    obscur et fangeux de mes confessions. Ce nest pas ce qui est cri-minel qui cote le plus dire, cest ce qui est ridicule et honteux. Ds prsent je suis sr de moi : aprs ce que je viens doser dire, rien ne peut plus marrter. On peut juger de ce quont pu me coter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le cours de ma vie, emport quelquefois prs de celles que jaimais par les fu-reurs dune passion qui mtait la facult de voir, dentendre, hors de sens et saisi dun tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je nai pu prendre sur moi de leur dclarer ma folie, et dimplorer delles, dans la plus intime familiarit, la seule faveur qui manquait aux autres. Cela ne mest jamais arriv quune fois, dans lenfance, avec une enfant de mon ge ; encore fut-ce elle qui en fit la premire proposition.

    En remontant de cette sorte aux premires traces de mon tre

    sensible, je trouve des lments qui, semblant quelquefois in-compatibles, nont pas laiss de sunir pour produire avec force un effet uniforme et simple, et jen trouve dautres qui, les mmes en apparence, ont form, par le concours de certaines circonstan-ces, de si diffrentes combinaisons, quon nimaginerait jamais quils eussent entre eux aucun rapport. Qui croirait, par exemple, quun des ressorts les plus vigoureux de mon me ft tremp dans la mme source do la luxure et la mollesse ont coul dans mon sang ? Sans quitter le sujet dont je viens de parler, on en va voir sortir une impression bien diffrente.

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    Jtudiais un jour seul ma leon dans la chambre contigu la cuisine. La servante avait mis scher la plaque les peignes de Mlle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il sen trouva un dont tout un ct de dents tait bris. qui sen prendre de ce dgt ? personne autre que moi ntait entr dans la chambre. On minterroge : je nie davoir touch le peigne. M. et Mlle Lamber-cier se runissent, mexhortent, me pressent, me menacent ; je persiste avec opinitret ; mais la conviction tait trop forte, elle lemporta sur toutes mes protestations, quoique ce ft la premire fois quon met trouv tant daudace mentir. La chose fut prise au srieux ; elle mritait de ltre. La mchancet, le mensonge, lobstination parurent galement dignes de punition ; mais pour le coup ce ne fut pas par Mlle Lambercier quelle me fut inflige. On crivit mon oncle Bernard ; il vint. Mon pauvre cousin tait charg dun autre dlit, non moins grave : nous fmes envelopps dans la mme excution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remde dans le mal mme, on et voulu pour jamais amortir mes sens dpravs, on naurait pu mieux sy prendre. Aussi me laiss-rent-ils en repos pour longtemps.

    On ne put marracher laveu quon exigeait. Repris plusieurs

    fois et mis dans ltat le plus affreux, je fus inbranlable. Jaurais souffert la mort, et jy tais rsolu. Il fallut que la force mme c-dt au diabolique enttement dun enfant, car on nappela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle preuve en pices, mais triomphant.

    Il y a maintenant prs de cinquante ans de cette aventure, et

    je nai pas peur dtre aujourdhui puni derechef pour le mme fait ; eh bien, je dclare la face du Ciel que jen tais innocent, que je navais ni cass, ni touch le peigne, que je navais pas ap-proch de la plaque, et que je ny avais pas mme song. Quon ne me demande pas comment ce dgt se fit : je lignore et ne puis le comprendre ; ce que je sais trs certainement, cest que jen tais innocent.

    Quon se figure un caractre timide et docile dans la vie ordi-

    naire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions, un enfant

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    toujours gouvern par la voix de la raison, toujours trait avec douceur, quit, complaisance, qui navait pas mme lide de linjustice, et qui, pour la premire fois, en prouve une si terrible de la part prcisment des gens quil chrit et quil respecte le plus : quel renversement dides ! quel dsordre de sentiments ! quel bouleversement dans son cur, dans sa cervelle, dans tout son petit tre intelligent et moral ! Je dis quon simagine tout cela, sil est possible, car pour moi, je ne me sens pas capable de dmler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi.

    Je navais pas encore assez de raison pour sentir combien les

    apparences me condamnaient, et pour me mettre la place des autres. Je me tenais la mienne, et tout ce que je sentais, ctait la rigueur dun chtiment effroyable pour un crime que je navais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, mtait peu sen-sible ; je ne sentais que lindignation, la rage, le dsespoir. Mon cousin, dans un cas peu prs semblable, et quon avait puni dune faute involontaire comme dun acte prmdit, se mettait en fureur mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, mon unisson. Tous deux dans le mme lit nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous touffions, et quand nos jeunes curs un peu soulags pouvaient exhaler leur colre, nous nous levions sur notre sant, et nous nous mettions tous deux crier cent fois de toute notre force : Carnifex ! carnifex ! carnifex !

    Je sens en crivant ceci que mon pouls slve encore ; ces

    moments me seront toujours prsents quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de linjustice est rest si profondment grav dans mon me, que toutes les ides qui sy rapportent me rendent ma premire motion, et ce sentiment, relatif moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-mme, et sest tellement dtach de tout intrt personnel, que mon cur senflamme au spectacle ou au rcit de toute action injuste, quel quen soit lobjet et en quelque lieu quelle se com-mette, comme si leffet en retombait sur moi. Quand je lis les cruauts dun tyran froce, les subtiles noirceurs dun fourbe de prtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misra-

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    bles, duss-je cent fois y prir. Je me suis souvent mis en nage poursuivre la course ou coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que jen voyais tourmenter un autre, unique-ment parce quil se sentait le plus fort. Ce mouvement peut mtre naturel, et je crois quil lest ; mais le souvenir profond de la pre-mire injustice que jai soufferte y fut trop longtemps et trop for-tement li pour ne lavoir pas beaucoup renforc.

    L fut le terme de la srnit de ma vie enfantine. Ds ce

    moment je cessai de jouir dun bonheur pur, et je sens au-jourdhui mme que le souvenir des charmes de mon enfance sarrte l. Nous restmes encore Bossey quelques mois. Nous y fmes comme on nous reprsente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cess den jouir : ctait en appa-rence la mme situation, et en effet une tout autre manire dtre. Lattachement, le respect, lintimit, la confiance, ne liaient plus les lves leurs guides ; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisaient dans nos curs : nous tions moins honteux de mal faire et plus craintifs dtre accuss : nous commencions nous cacher, nous mutiner, mentir. Tous les vices de notre ge corrompaient notre innocence, et enlaidissaient nos jeux. La campagne mme perdit nos yeux cet attrait de douceur et de simplicit qui va au cur : elle nous semblait dserte et sombre ; elle stait comme couverte dun voile qui nous en cachait les beauts. Nous cessmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous nallions plus gratter lgrement la terre, et crier de joie en dcouvrant le germe du grain que nous avions sem. Nous nous dgotmes de cette vie ; on se dgota de nous ; mon oncle nous retira, et nous nous sparmes de M. et Mlle Lamber-cier, rassasis les uns des autres, et regrettant peu de nous quit-ter.

    Prs de trente ans se sont passs depuis ma sortie de Bossey

    sans que je men sois rappel le sjour dune manire agrable par des souvenirs un peu lis : mais depuis quayant pass lge mr je dcline vers la vieillesse, je sens que ces mmes souvenirs re-naissent, tandis que les autres seffacent, et se gravent dans ma mmoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de

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    jour en jour ; comme si, sentant dj la vie qui schappe, je cher-chais la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-l me plaisent, par cela seul quils sont de ce temps-l. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la cham-bre, une hirondelle entrant par la fentre, une mouche se poser sur ma main tandis que je rcitais ma leon : je vois tout larrangement de la chambre o nous tions ; le cabinet de M. Lambercier main droite, une estampe reprsentant tous les papes, un baromtre, un grand calendrier, des framboisiers qui, dun jardin fort lev dans lequel la maison senfonait sur le der-rire, venaient ombrager la fentre, et passaient quelquefois jus-quen dedans. Je sais bien que le lecteur na pas grand besoin de savoir tout cela, mais jai besoin, moi, de le lui dire. Que nos-je lui raconter de mme toutes les petites anecdotes de cet heureux ge, qui me font encore tressaillir daise quand je me les rappelle ! Cinq ou six surtout Composons. Je vous fais grce des cinq ; mais jen veux une, une seule, pourvu quon me la laisse conter le plus longuement quil me sera possible, pour prolonger mon plai-sir.

    Si je ne cherchais que le vtre, je pourrais choisir celle du der-

    rire de Mlle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pr, fut tal tout en plein devant le roi de Sardaigne son passage : mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute ; et javoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire un accident qui, bien que comique en lui-mme, malarmait pour une personne que jaimais comme une mre, et peut-tre plus.

    O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la

    terrasse, coutez-en lhorrible tragdie et vous abstenez de frmir si vous pouvez !

    Il y avait, hors la porte de la cour, une terrasse gauche en

    entrant, sur laquelle on allait souvent sasseoir laprs-midi, mais qui navait point dombre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit

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    planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennit : les deux pensionnaires en furent les parrains ; et, tandis quon comblait le creux, nous tenions larbre chacun dune main avec des chants de triomphe. On fit pour larroser une espce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardents spectateurs de cet arro-sement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans lide trs naturelle quil tait plus beau de planter un arbre sur la ter-rasse quun drapeau sur la brche, et nous rsolmes de nous procurer cette gloire sans la partager avec qui que ce ft.

    Pour cela nous allmes couper une bouture dun jeune saule,

    et nous la plantmes sur la terrasse, huit ou dix pieds de lauguste noyer. Nous noublimes pas de faire aussi un creux au-tour de notre arbre : la difficult tait davoir de quoi le remplir ; car leau venait dassez loin, et on ne nous laissait pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait absolument pour notre saule. Nous employmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours, et cela nous russit si bien, que nous le vmes bourgeonner et pousser de petites feuilles dont nous mesu-rions laccroissement dheure en heure, persuads, quoiquil ne ft pas un pied de terre, quil ne tarderait pas nous ombrager.

    Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait

    incapables de toute application, de toute tude, que nous tions comme en dlire, et que, ne sachant qui nous en avions, on nous tenait de plus court quauparavant, nous vmes linstant fatal o leau nous allait manquer, et nous nous dsolions dans lattente de voir notre arbre prir de scheresse. Enfin la ncessit, mre de lindustrie, nous suggra une invention pour garantir larbre et nous dune mort certaine : ce fut de faire par-dessous terre une rigole qui conduist secrtement au saule une partie de leau dont on arrosait le noyer. Cette entreprise, excute avec ardeur, ne russit pourtant pas dabord. Nous avions si mal pris la pente que leau ne coulait point ; la terre sboulait et bouchait la rigole ; lentre se remplissait dordures ; tout allait de travers. Rien ne nous rebuta : Omnia vincit labor improbus. Nous creusmes da-vantage et la terre et notre bassin, pour donner leau son cou-lement ; nous coupmes des fonds de botes en petites planches

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    troites, dont les unes mises de plat la file, et dautres poses en angle des deux cts sur celles-l, nous firent un canal triangu-laire pour notre conduit. Nous plantmes lentre de petits bouts de bois minces et clairevoie, qui, faisant une espce de grillage ou de crapaudine, retenaient le limon et les pierres sans boucher le passage leau. Nous recouvrmes soigneusement no-tre ouvrage de terre bien foule ; et le jour o tout fut fait, nous attendmes dans des transes desprance et de crainte lheure de larrosement. Aprs des sicles dattente, cette heure vint enfin ; M. Lambercier vint aussi son ordinaire assister lopration, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrire lui pour ca-cher notre arbre, auquel trs heureusement il tournait le dos.

    peine achevait-on de verser le premier seau deau que nous

    commenmes den voir couler dans notre bassin. cet aspect la prudence nous abandonna ; nous nous mmes pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier, et ce fut dommage, car il prenait grand plaisir voir comment la terre du noyer tait bonne et buvait avidement son eau. Frapp de la voir se partager entre deux bassins, il scrie son tour, regarde, aperoit la fri-ponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois clats de nos planches, et criant pleine tte : Un aqueduc ! un aqueduc ! il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos curs. En un moment, les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut dtruit, tout fut labour, sans quil y et, durant cette ex-pdition terrible, nul autre mot prononc, sinon lexclamation quil rptait sans cesse. Un aqueduc ! scriait-il en brisant tout, un aqueduc ! un aqueduc !

    On croira que laventure finit mal pour les petits architectes.

    On se trompera : tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage, et ne nous en parla plus ; nous lentendmes mme un peu aprs rire auprs de sa sur gorge dploye, car le rire de M. Lambercier sentendait de loin, et ce quil y eut de plus tonnant encore, cest que, pass le premier saisissement, nous ne fmes pas nous-mmes fort affligs. Nous plantmes ailleurs un autre arbre, et

  • 24

    nous nous rappelions souvent la catastrophe du premier, en rp-tant entre nous avec emphase : Un aqueduc ! un aqueduc ! Jus-que-l javais eu des accs dorgueil par intervalles quand jtais Aristide ou Brutus. Ce fut ici mon premier mouvement de vanit bien marque. Avoir pu construire un aqueduc de nos mains, avoir mis une bouture en concurrence avec un grand arbre, me paraissait le suprme degr de la gloire. dix ans jen jugeais mieux que Csar trente.

    Lide de ce noyer et la petite histoire qui sy rapporte mest si

    bien reste ou revenue, quun de mes plus agrables projets dans mon voyage de Genve, en 1754, tait daller Bossey y revoir les monuments des jeux de mon enfance, et surtout le cher noyer, qui devait alors avoir dj le tiers dun sicle. Je fus si continuelle-ment obsd, si peu matre de moi-mme, que je ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu dapparence que cette occa-sion renaisse jamais pour moi. Cependant je nen ai pas perdu le dsir avec lesprance, et je suis presque sr que si jamais, re-tournant dans ces lieux chris, jy retrouvais mon cher noyer en-core en tre, je larroserais de mes pleurs.

    De retour Genve, je passai deux ou trois ans chez mon on-

    cle en attendant quon rsolt ce que lon ferait de moi. Comme il destinait son fils au gnie, il lui fit apprendre un peu de dessin, et lui enseignait les lments dEuclide. Japprenais tout cela par compagnie, et jy pris got, surtout au dessin. Cependant on dli-brait si lon me ferait horloger, procureur ou ministre. Jaimais mieux tre ministre, car je trouvais bien beau de prcher. Mais le petit revenu du bien de ma mre partager entre mon frre et moi ne suffisait pas pour pousser mes tudes. Comme lge o jtais ne rendait pas ce choix bien pressant encore, je restais en attendant chez mon oncle, perdant peu prs mon temps, et ne laissant pas de payer, comme il tait juste, une assez forte pen-sion.

    Mon oncle, homme de plaisir ainsi que mon pre, ne savait

    pas comme lui se captiver par ses devoirs, et prenait assez peu de soin de nous. Ma tante tait une dvote un peu pitiste, qui aimait

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    mieux chanter les psaumes que veiller notre ducation. On nous laissait presque une libert entire dont nous nabusmes jamais. Toujours insparables, nous nous suffisions lun lautre, et ntant point tents de frquenter les polissons de notre ge, nous ne prmes aucune des habitudes libertines que loisivet nous pouvait inspirer. Jai mme tort de nous supposer oisifs, car de la vie nous ne le fmes moins, et ce quil y avait dheureux tait que tous les amusements dont nous nous passionnions successive-ment nous tenaient ensemble occups dans la maison sans que nous fussions mme tents de descendre la rue. Nous faisions des cages, des fltes, des volants, des tambours, des maisons, des quiffles, des arbaltes. Nous gtions les outils de mon bon vieux grand-pre pour faire des montres son imitation. Nous avions surtout un got de prfrence pour barbouiller du papier, dessi-ner, laver, enluminer, faire un dgt de couleurs. Il vint Genve un charlatan italien, appel Gamba-Corta ; nous allmes le voir une fois, et puis nous ny voulmes plus aller : mais il avait des marionnettes, et nous nous mmes faire des marionnettes ; ses marionnettes jouaient des manires de comdies, et nous fmes des comdies pour les ntres. Faute de pratique, nous contrefai-sions du gosier la voix de Polichinelle, pour jouer ces charmantes comdies que nos pauvres bons parents avaient la patience de voir et dentendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la famille un trs beau sermon de sa faon, nous quittmes les comdies, et nous nous mmes composer des sermons. Ces d-tails ne sont pas fort intressants, je lavoue ; mais ils montrent quel point il fallait que notre premire ducation et t bien di-rige, pour que, matres presque de notre temps et de nous dans un ge si tendre, nous fussions si peu tents den abuser. Nous avions si peu besoin de nous faire des camarades que nous en n-gligions mme loccasion. Quand nous allions nous promener, nous regardions en passant leurs jeux sans convoitise, sans son-ger mme y prendre part. Lamiti remplissait si bien nos curs, quil nous suffisait dtre ensemble pour que les plus sim-ples gots fissent nos dlices.

    force de nous voir insparables, on y prit garde dautant

    plus que, mon cousin tant trs grand et moi trs petit, cela faisait

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    un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure effile, son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa dmarche noncha-lante excitaient les enfants se moquer de lui. Dans le patois du pays on lui donna le surnom de Barn Bredanna, et sitt que nous sortions nous nentendions que Barn Bredanna tout au-tour de nous.

    Il endurait cela plus tranquillement que moi. Je me fchai, je

    voulus me battre, ctait ce que les petits coquins demandaient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenait de son mieux ; mais il tait faible, dun coup de poing on le renversait. Alors je devenais furieux. Cependant, quoique jattrapasse force horions, ce ntait pas moi quon en voulait, ctait Barn Bre-danna ; mais jaugmentai tellement le mal par ma mutine colre que nous nosions plus sortir quaux heures o lon tait en classe, de peur dtre hus et suivis par les coliers.

    Me voil dj redresseur des torts. Pour tre un paladin dans

    les formes, il ne me manquait que davoir une dame ; jen eus deux. Jallais de temps en temps voir mon pre Nyon, petite ville du pays de Vaud, o il stait tabli. Mon pre tait fort aim, et son fils se sentait de cette bienveillance. Pendant le peu de s-jour que je faisais prs de lui, ctait qui me fterait. Une Ma-dame de Vulson, surtout, me faisait mille caresses ; et pour y met-tre le comble, sa fille me prit pour son galant. On sent ce que cest quun galant de onze ans pour une fille de vingt-deux. Mais toutes ces friponnes sont si aises de mettre ainsi de petites poupes en avant pour cacher les grandes, ou pour les tenter par limage dun jeu quelles savent rendre attirant ! Pour moi, qui ne voyais point entre elle et moi de disconvenance, je pris la chose au srieux ; je me livrai de tout mon cur, ou plutt de toute ma tte, car je ntais gure amoureux que par l, quoique je le fusse la folie, et que mes transports, mes agitations, mes fureurs donnassent des scnes pmer de rire.

    Je connais deux sortes damours trs distincts, trs rels, et

    qui nont presque rien de commun, quoique trs vifs lun et lautre, et tous deux diffrents de la tendre amiti. Tout le cours

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    de ma vie sest partag entre ces deux amours de si diverses natu-res, et je les ai mme prouvs tous deux la fois ; car, par exem-ple, au moment dont je parle, tandis que je memparais de Mlle de Vulson si publiquement et si tyranniquement que je ne pou-vais souffrir quaucun homme approcht delle, javais avec une petite Mlle Goton des tte--tte assez courts, mais assez vifs, dans lesquels elle daignait faire la matresse dcole, et ctait tout ; mais ce tout, qui en effet tait tout pour moi, me paraissait le bonheur suprme, et, sentant dj le prix du mystre, quoique je nen susse user quen enfant, je rendais Mlle de Vulson, qui ne sen doutait gure, le soin quelle prenait de memployer ca-cher dautres amours. Mais mon grand regret mon secret fut dcouvert, ou moins bien gard de la part de ma petite matresse dcole que de la mienne, car on ne tarda pas nous sparer, et quelque temps aprs, de retour Genve, jentendis, en passant Coutance, de petites filles me crier demi-voix : Goton tic tac Rousseau.

    Ctait, en vrit, une singulire personne que cette petite

    Mlle Goton. Sans tre belle, elle avait une figure difficile oublier, et que je me rappelle encore, souvent beaucoup trop pour un vieux fou. Ses yeux surtout ntaient pas de son ge, ni sa taille, ni son maintien. Elle avait un petit air imposant et fier, trs propre son rle, et qui en avait occasionn la premire ide entre nous. Mais ce quelle avait de plus bizarre tait un mlange daudace et de rserve difficile concevoir. Elle se permettait avec moi les plus grandes privauts, sans jamais men permettre aucune avec elle ; elle me traitait exactement en enfant : ce qui me fait croire, ou quelle avait dj cess de ltre, ou quau contraire elle ltait encore assez elle-mme pour ne voir quun jeu dans le pril au-quel elle sexposait.

    Jtais tout entier, pour ainsi dire, chacune de ces deux per-

    sonnes, et si parfaitement, quavec aucune des deux il ne marrivait jamais de songer lautre. Mais, du reste, rien de sem-blable en ce quelles me faisaient prouver. Jaurais pass ma vie entire avec Mlle de Vulson sans songer la quitter ; mais en labordant ma joie tait tranquille et nallait pas lmotion. Je

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    laimais surtout en grande compagnie ; les plaisanteries, les aga-ceries, les jalousies, mme, mattachaient, mintressaient ; je triomphais avec orgueil de ses prfrences prs des grands rivaux quelle paraissait maltraiter. Jtais tourment, mais jaimais ce tourment. Les applaudissements, les encouragements, les ris mchauffaient, manimaient. Javais des emportements, des sail-lies, jtais transport damour dans un cercle ; tte tte jaurais t contraint, froid, peut-tre ennuy. Cependant je mintressais tendrement elle ; je souffrais quand elle tait malade, jaurais donn ma sant pour rtablir la sienne, et notez que je savais trs bien par exprience ce que ctait que maladie, et ce que ctait que sant. Absent delle, jy pensais, elle me manquait ; prsent, ses caresses mtaient douces au cur, non aux sens. Jtais im-punment familier avec elle ; mon imagination ne me demandait que ce quelle maccordait ; cependant je naurais pu supporter de lui en voir faire autant dautres. Je laimais en frre, mais jen tais jaloux en amant.

    Je leusse t de Mlle Goton en Turc, en furieux, en tigre, si

    javais seulement imagin quelle pt faire un autre le mme traitement quelle maccordait, car cela mme tait une grce quil fallait demander genoux. Jabordais Mlle de Vulson avec un plaisir trs vif, mais sans trouble ; au lieu quen voyant seulement Mlle Goton, je ne voyais plus rien ; tous mes sens taient boule-verss. Jtais familier avec la premire sans avoir de familiari-ts ; au contraire, jtais aussi tremblant quagit devant la se-conde, mme au fort des plus grandes familiarits. Je crois que si javais rest trop longtemps avec elle, je naurais pu vivre ; les palpitations mauraient touff. Je craignais galement de leur dplaire ; mais jtais plus complaisant pour lune, et plus obis-sant pour lautre. Pour rien au monde, je naurais voulu fcher Mlle de Vulson ; mais si Mlle Goton met ordonn de me jeter dans les flammes, je crois qu linstant jaurais obi.

    Mes amours ou plutt mes rendez-vous avec celle-ci durrent

    peu, trs heureusement pour elle et pour moi. Quoique mes liai-sons avec Mlle de Vulson neussent pas le mme danger, elles ne laissrent pas davoir aussi leur catastrophe, aprs avoir un peu

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    plus longtemps dur. Les fins de tout cela devaient toujours avoir lair un peu romanesque, et donner prise aux exclamations. Quoi-que mon commerce avec Mlle de Vulson ft moins vif, il tait plus attachant peut-tre. Nos sparations ne se faisaient jamais sans larmes, et il est singulier dans quel vide accablant je me sentais plong aprs lavoir quitte. Je ne pouvais parler que delle, ni penser qu elle : mes regrets taient vrais et vifs ; mais je crois quau fond ces hroques regrets ntaient pas tous pour elle, et que, sans que je men aperusse, les amusements dont elle tait le centre y avaient leur bonne part. Pour temprer les douleurs de labsence, nous nous crivions des lettres dun pathtique faire fendre les rochers. Enfin jeus la gloire quelle ny put plus tenir, et quelle vint me voir Genve. Pour le coup, la tte acheva de me tourner ; je fus ivre et fou les deux jours quelle y resta. Quand elle partit, je voulais me jeter dans leau aprs elle, et je fis long-temps retentir lair de mes cris. Huit jours aprs, elle menvoya des bonbons et des gants ; ce qui met paru fort galant, si je neusse appris en mme temps quelle tait marie, et que ce voyage, dont il lui avait plu de me faire honneur, tait pour ache-ter ses habits de noces. Je ne dcrirai pas ma fureur ; elle se conoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir la perfide, nimaginant pas pour elle de plus terrible punition. Elle nen mourut pas cependant ; car vingt ans aprs, tant all voir mon pre, et me promenant avec lui sur le lac, je demandai qui taient ces dames que je voyais dans un bateau peu loin du ntre Comment ! me dit mon pre en souriant, le cur ne te le dit-il pas ? ce sont tes anciennes amours ; Cest Mme Cristin, cest Mlle de Vulson. Je tressaillis ce nom presque oubli ; mais je dis aux bateliers de changer de route, ne jugeant pas, quoique jeusse assez beau jeu pour prendre ma revanche, que ce ft la peine dtre parjure, et de renouveler une querelle de vingt ans avec une femme de quarante.

    Ainsi se perdait en niaiseries le plus prcieux temps de mon

    enfance avant quon et dcid de ma destination. Aprs de lon-gues dlibrations pour suivre mes dispositions naturelles, on prit enfin le parti pour lequel jen avais le moins, et lon me mit chez M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous lui, comme

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    disait M. Bernard, lutile mtier de grapignan. Ce surnom me d-plaisait souverainement ; lespoir de gagner force cus par une voie ignoble flattait peu mon humeur hautaine ; loccupation me paraissait ennuyeuse, insupportable ; lassiduit, lassujettissement, achevrent de men rebuter, et je nentrais ja-mais au greffe quavec une horreur qui croissait de jour en jour. M. Masseron, de son ct, peu content de moi, me traitait avec mpris, me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma b-tise, me rptant tous les jours que mon oncle lavait assur que je savais, que je savais, tandis que dans le vrai je ne savais rien ; quil lui avait promis un joli garon, et quil ne lui avait donn quun ne. Enfin je fus renvoy du greffe ignominieusement pour mon ineptie, et il fut prononc par les clercs de M. Masseron que je ntais bon qu mener la lime.

    Ma vocation ainsi dtermine, je fus mis en apprentissage,

    non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les ddains du greffier mavaient extrmement humili et jobis sans mur-mure. Mon matre, appel M. Ducommun, tait un jeune homme rustre et violent, qui vint bout, en trs peu de temps, de ternir tout lclat de mon enfance, dabrutir mon caractre aimant et vif, et de me rduire, par lesprit ainsi que par la fortune, mon vri-table tat dapprenti. Mon latin, mes antiquits, mon histoire, tout fut pour longtemps oubli ; je ne me souvenais pas mme quil y eut des Romains au monde. Mon pre, quand je lallais voir, ne trouvait plus en moi son idole, je ntais plus pour les dames le galant Jean-Jacques, et je sentais si bien moi-mme que M. et Mlle Lambercier nauraient plus reconnu en moi leur lve, que jeus honte de me reprsenter eux, et ne les ai plus revus depuis lors. Les gots les plus vils, la plus basse polissonnerie succdrent mes aimables amusements, sans men laisser mme la moindre ide. Il faut que, malgr lducation la plus honnte, jeusse un grand penchant dgnrer ; car cela se fit trs rapi-dement, sans la moindre peine, et jamais Csar si prcoce ne de-vint si promptement Laridon.

    Le mtier ne me dplaisait pas en lui-mme : javais un got

    vif pour le dessin, le jeu du burin mamusait assez, et, comme le

  • 31

    talent du graveur pour lhorlogerie est trs born, javais lespoir den atteindre la perfection. Jy serais parvenu peut-tre si la bru-talit de mon matre et la gne excessive ne mavaient rebut du travail. Je lui drobais mon temps pour lemployer en occupa-tions du mme genre, mais qui avaient pour moi lattrait de la libert. Je gravais des espces de mdailles pour nous servir, moi et mes camarades, dordre de chevalerie. Mon matre me surprit ce travail de contrebande, et me roua de coups, disant que je mexerais faire de la fausse monnaie, parce que nos m-dailles avaient les armes de la Rpublique. Je puis bien jurer que je navais nulle ide de la fausse monnaie, et trs peu de la vrita-ble. Je savais mieux comment se faisaient les as romains que nos pices de trois sols.

    La tyrannie de mon matre finit par me rendre insupportable

    le travail que jaurais aim, et par me donner des vices que jaurais has, tels que le mensonge, la fainantise, le vol. Rien ne ma mieux appris la diffrence quil y a de la dpendance filiale a lesclavage servile, que le souvenir des changements que produisit en moi cette poque. Naturellement timide et honteux, je neus jamais plus dloignement pour aucun dfaut que pour leffronterie. Mais javais joui dune libert honnte, qui seule-ment stait restreinte jusque-l par degrs, et svanouit enfin tout fait. Jtais hardi chez mon pre, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle ; je devins craintif chez mon matre, et ds lors je fus un enfant perdu. Accoutum une galit parfaite avec mes suprieurs dans la manire de vivre, ne pas connatre un plaisir qui ne ft ma porte, ne pas voir un mets dont je neusse ma part, navoir pas un dsir que je ne tmoignasse, mettre enfin tous les mouvements de mon cur sur mes lvres : quon juge de ce que je dus devenir dans une maison o je nosais pas ouvrir la bouche, o il fallait sortir de table au tiers du repas, et de la chambre aussitt que je ny avais rien faire, o, sans cesse enchan mon travail, je ne voyais quobjets de jouissances pour dautres et de privations pour moi seul ; o limage de la li-bert du matre et des compagnons augmentait le poids de mon assujettissement ; o, dans les disputes sur ce que je savais le mieux, je nosais ouvrir la bouche ; o tout enfin ce que je voyais

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    devenait pour mon cur un objet de convoitise, uniquement parce que jtais priv de tout. Adieu laisance, la gaiet, les mots heureux qui jadis souvent dans mes fautes mavaient fait chap-per au chtiment. Je ne puis me rappeler sans rire quun soir, chez mon pre, tant condamn pour quelque espiglerie maller coucher sans souper, et passant par la cuisine avec mon triste morceau de pain, je vis et flairai le rti tournant la broche. On tait autour du feu ; il fallut en passant saluer tout le monde. Quand la ronde fut faite, lorgnant du coin de lil ce rti qui avait si bonne mine et qui sentait si bon, je ne pus mabstenir de lui faire aussi la rvrence, et de lui dire dun ton piteux : Adieu, rti. Cette saillie de navet parut si plaisante, quon me fit rester souper. Peut-tre et-elle eu le mme bonheur chez mon matre, mais il est sr quelle ne my serait pas venue, ou que je naurais os my livrer.

    Voil comment jappris convoiter en silence, me cacher,

    dissimuler, mentir, et drober enfin, fantaisie qui jusqualors ne mtait pas venue, et dont je nai pu depuis lors bien me gurir. La convoitise et limpuissance mnent toujours l. Voil pourquoi tous les laquais sont fripons, et pourquoi tous les apprentis doi-vent ltre ; mais dans un tat gal et tranquille, o tout ce quils voient est leur porte, ces derniers perdent en grandissant ce honteux penchant. Nayant pas eu le mme avantage, je nen ai pu tirer le mme profit.

    Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigs qui

    font faire aux enfants le premier pas vers le mal. Malgr les priva-tions et les tentations continuelles, javais demeur plus dun an chez mon matre sans pouvoir me rsoudre rien prendre, pas mme des choses manger. Mon premier vol fut une affaire de complaisance ; mais il ouvrit la porte dautres qui navaient pas une si louable fin.

    Il y avait chez mon matre un compagnon appel M. Verrat,

    dont la maison, dans le voisinage, avait un jardin assez loign qui produisait de trs belles asperges. Il prit envie M. Verrat, qui navait pas beaucoup dargent, de voler sa mre des asperges

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    dans leur primeur, et de les vendre pour faire quelques bons d-jeuners. Comme il ne voulait pas sexposer lui-mme et quil ntait pas fort ingambe, il me choisit pour cette expdition. Aprs quelques cajoleries prliminaires, qui me gagnrent dautant mieux que je nen voyais pas le but, il me la proposa comme une ide qui lui venait sur-le-champ. Je disputai beaucoup ; il insista. Je nai jamais pu rsister aux caresses ; je me rendis. Jallais tous les matins moissonner les plus belles asperges ; je les portais au Molard, o quelque bonne femme, qui voyait que je venais de les voler, me le disait pour les avoir meilleur compte. Dans ma frayeur je prenais ce quelle voulait bien me donner ; je le portais M. Verrat. Cela se changeait promptement en un djeuner dont jtais le pourvoyeur, et quil partageait avec un autre camarade ; car pour moi, trs content den avoir quelque bribe, je ne touchais pas mme leur vin.

    Ce petit mange dura plusieurs jours sans quil me vnt mme

    lesprit de voler le voleur, et de dmer sur M. Verrat le produit de ses asperges. Jexcutais ma friponnerie avec la plus grande fidlit ; mon seul motif tait de complaire celui qui me la faisait faire. Cependant, si jeusse t surpris, que de coups, que dinjures, quels traitements cruels neuss-je point essuys, tandis que le misrable, en me dmentant, et t cru sur sa parole, et moi doublement puni pour avoir os le charger, attendu quil tait compagnon et que je ntais quapprenti ! Voil comment en tout tat le fort coupable se sauve aux dpens du faible innocent.

    Jappris ainsi quil ntait pas si terrible de voler que je lavais

    cru, et tirai bientt si bon parti de ma science, que rien de ce que je convoitais ntait ma porte en sret. Je ntais pas absolu-ment mal nourri chez mon matre et la sobrit ne mtait pnible quen la lui voyant si mal garder. Lusage de faire sortir de table les jeunes gens quand on y sert ce qui les tente le plus, me parat trs bien entendu pour les rendre aussi friands que fripons. Je devins en peu de temps lun et lautre ; et je men trouvais fort bien pour lordinaire, quelquefois fort mal quand jtais surpris.

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    Un souvenir qui me fait frmir encore et rire tout la fois, est celui dune chasse aux pommes qui me cota cher. Ces pommes taient au fond dune dpense qui, par une jalousie leve, rece-vait du jour de la cuisine. Un jour que jtais seul dans la maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin des Hesprides ce prcieux fruit dont je ne pouvais approcher. Jallai chercher la broche pour voir si elle y pourrait atteindre : elle tait trop courte. Je lallongeai par une autre petite broche qui servait pour le menu gibier ; car mon matre aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succs ; enfin je sentis avec transport que jamenais une pomme. Je tirai trs doucement : dj la pomme touchait la ja-lousie : jtais prt la saisir. Qui dira ma douleur ? La pomme tait trop grosse, elle ne put passer par le trou. Que dinventions ne mis-je point en usage pour la tirer ! Il fallut trouver des sup-ports pour tenir la broche en tat, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. force dadresse et de temps je parvins la partager, esprant tirer ensuite les pices lune aprs lautre ; mais peine furent-elles spares, quelles tombrent toutes deux dans la dpense. Lecteur pitoyable, parta-gez mon affliction.

    Je ne perdis point courage ; mais javais perdu beaucoup de

    temps. Je craignais dtre surpris ; je renvoie au lendemain une tentative plus heureuse, et je me remets louvrage tout aussi tranquillement que si je navais rien fait, sans songer aux deux tmoins indiscrets qui dposaient contre moi dans la dpense.

    Le lendemain, retrouvant loccasion belle, je tente un nouvel

    essai. Je monte sur mes trteaux, jallonge la broche, je lajuste ; jtais prt piquer Malheureusement le dragon ne dormait pas ; tout coup la porte de la dpense souvre : mon matre en sort, croise les bras, me regarde et me dit. Courage ! La plume me tombe des mains.

    Bientt, force dessuyer de mauvais traitements, jy devins

    moins sensible ; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retour-ner les yeux en arrire et de regarder la punition, je les portais en

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    avant et je regardais la vengeance. Je jugeais que me battre comme fripon, ctait mautoriser ltre. Je trouvais que voler et tre battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un tat, et quen remplissant la partie de cet tat qui dpendait de moi, je pouvais laisser le soin de lautre mon matre. Sur cette ide je me mis voler plus tranquillement quauparavant. Je me disais : Quen arrivera-t-il enfin ? Je serai battu. Soit : je suis fait pour ltre.

    Jaime manger, sans tre avide : je suis sensuel, et non pas

    gourmand. Trop dautres gots me distraient de celui-l. Je ne me suis jamais occup de ma bouche que quand mon cur tait oi-sif ; et cela mest si rarement arriv dans ma vie, que je nai gure eu le temps de songer aux bons morceaux. Voil pourquoi je ne bornai pas longtemps ma friponnerie au comestible, je ltendis bientt tout ce qui me tentait ; et si je ne devins pas un voleur en forme, cest que je nai jamais t beaucoup tent dargent. Dans le cabinet commun, mon matre avait un autre cabinet part qui fermait clef ; je trouvai le moyen den ouvrir la porte et de la refermer sans quil y part. L je mettais contribution ses bons outils, ses meilleurs dessins, ses empreintes, tout ce qui me faisait envie et quil affectait dloigner de moi. Dans le fond, ces vols taient bien innocents, puisquils ntaient faits que pour tre employs son service : mais jtais transport de joie davoir ces bagatelles en mon pouvoir ; je croyais voler le talent avec ses pro-ductions. Du reste, il y avait dans des botes des recoupes dor et dargent, de petits bijoux, des pices de prix, de la monnaie. Quand javais quatre ou cinq sols dans ma poche, ctait beau-coup : cependant, loin de toucher rien de tout cela, je ne me souviens pas mme dy avoir jet de ma vie un regard de convoi-tise. Je le voyais avec plus deffroi que de plaisir. Je crois bien que cette horreur du vol de largent et de ce qui en produit me venait en grande partie de lducation. Il se mlait cela des ides secr-tes dinfamie, de prison, de chtiment, de potence qui mauraient fait frmir si javais t tent ; au lieu que mes tours ne me sem-blaient que des espigleries, et ntaient pas autre chose en effet. Tout cela ne pouvait valoir que dtre bien trill par mon matre, et davance je marrangeais l-dessus.

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    Mais, encore une fois, je ne convoitais pas mme assez pour

    avoir mabstenir ; je ne sentais rien combattre. Une seule feuille de beau papier dessiner me tentait plus que largent pour en payer une rame. Cette bizarrerie tient une des singularits de mon caractre ; elle a eu tant dinfluence sur ma conduite quil importe de lexpliquer.

    Jai des passions trs ardentes, et tandis quelles magitent,

    rien ngale mon imptuosit : je ne connais plus ni mnagement, ni respect, ni crainte, ni biensance ; je suis cynique, effront, violent, intrpide ; il ny a ni honte qui marrte, ni danger qui meffraye : hors le seul objet qui moccupe, lunivers nest plus rien pour moi. Mais tout cela ne dure quun moment, et le mo-ment qui suit me jette dans lanantissement.

    Prenez-moi dans le calme, je suis lindolence et la timidit

    mme : tout meffarouche, tout me rebute ; une mouche en volant me fait peur ; un mot dire, un geste faire pouvante ma pa-resse ; la crainte et la honte me subjuguent tel point que je vou-drais mclipser aux yeux de tous les mortels. Sil faut agir, je ne sais que faire ; sil faut parler, je ne sais que dire ; si lon me re-garde, je suis dcontenanc. Quand je me passionne, je sais trou-ver quelquefois ce que jai dire ; mais dans les entretiens ordi-naires, je ne trouve rien, rien du tout ; ils me sont insupportables par cela seul que je suis oblig de parler.

    Ajoutez quaucun de mes gots dominants ne consiste en

    choses qui sachtent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et largent les empoisonne tous. Jaime par exemple ceux de la ta-ble ; mais ne pouvant souffrir ni la gne de la bonne compagnie, ni la crapule du cabaret, je ne puis les goter quavec un ami car seul, cela ne mest pas possible ; mon imagination soccupe alors dautre chose, et je nai pas le plaisir de manger. Si mon sang al-lum me demande des femmes, mon cur mu me demande en-core plus de lamour. Des femmes prix dargent perdraient pour moi tous leurs charmes ; je doute mme sil serait moi den pro-fiter. Il en est ainsi de tous les plaisirs ma porte ; sils ne sont

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    gratuits, je les trouve insipides. Jaime les seuls biens qui ne sont personne quau premier qui sait les goter.

    Jamais largent ne me parut une chose aussi prcieuse quon

    la trouve. Bien plus, il ne ma mme jamais paru fort commode ; il nest bon rien par lui-mme, il faut le transformer pour en jouir ; il faut acheter, marchander, souvent tre dupe, bien payer, tre mal servi. Je voudrais une chose bonne dans sa qualit ; avec mon argent je suis sr de lavoir mauvaise. Jachte cher un uf frais, il est vieux, un beau fruit, il est vert ; une fille, elle est gte. Jaime le bon vin ? mais o en prendre ? Chez un marchand de vin ? Comme que je fasse, il mempoisonnera. Veux-je absolu-ment tre bien servi ? que de soins, que dembarras ! avoir des amis, des correspondants, donner des commissions, crire, aller, venir, attendre ; et souvent au bout tre encore tromp. Que de peine avec mon argent ! Je la crains plus que je naime le bon vin.

    Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis sorti

    dans le dessein dacheter quelque friandise. Japproche de la bou-tique dun ptissier, japerois des femmes au comptoir ; je crois dj les voir rire et se moquer entre elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitire, je lorgne du coin de lil de belles poi-res, leur parfum me tente ; deux ou trois jeunes gens tout prs de l me regardent ; un homme qui me connat est devant sa bouti-que ; je vois de loin venir une fille ; nest-ce point la servante de la maison ? Ma vue courte me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de connaissance ; partout je suis intimid, retenu par quelque obstacle ; mon dsir croit avec ma honte, et je rentre enfin comme un sot, dvor de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire, et nayant os rien acheter.

    Jentrerais dans les plus insipides dtails, si je suivais dans

    lemploi de mon argent, soit par moi, soit par dautres, lembarras, la honte, la rpugnance, les inconvnients, les dgots de toute espce que jai toujours prouvs. mesure quavanant dans ma vie le lecteur prendra connaissance de mon humeur, il sentira tout cela sans que je mappesantisse le lui dire.

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    Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prten-

    dues contradictions : celle dallier une avarice presque sordide avec le plus grand mpris pour largent. Cest un meuble pour moi si peu commode, que je ne mavise pas mme de dsirer celui que je nai pas ; et que quand jen ai je le garde longtemps sans le d-penser, faute de savoir lemployer ma fantaisie ; mais loccasion commode et agrable se prsente-t-elle, jen profite si bien que ma bourse se vide avant que je men sois aperu. Du reste, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dpenser pour lostentation ; tout au contraire, je dpense en secret et pour le plaisir : loin de me faire gloire de dpenser, je men cache. Je sens si bien que largent nest pas mon usage, que je suis presque honteux den avoir, encore plus de men servir. Si javais eu ja-mais un revenu suffisant pour vivre commodment, je naurais point t tent dtre avare, jen suis trs sr. Je dpenserais tout mon revenu sans chercher laugmenter : mais ma situation pr-caire me tient en crainte. Jadore la libert. Jabhorre la gne, la peine, lassujettissement. Tant que dure largent que jai dans ma bourse, il assure mon indpendance ; il me dispense de mintriguer pour en trouver dautre ; ncessit que jeus toujours en horreur : mais de peur de le voir finir, je le choie. Largent quon possde est linstrument de la libert ; celui quon pour-chasse est celui de la servitude. Voil pourquoi je serre bien et ne convoite rien.

    Mon dsintressement nest donc que paresse ; le plaisir

    davoir ne vaut pas la peine dacqurir : et ma dissipation nest encore que paresse ; quand loccasion de dpenser agrablement se prsente, on ne peut trop la mettre profit. Je suis moins tent de largent que des choses, parce quentre largent et la possession dsire il y a toujours un intermdiaire ; au lieu quentre la chose mme et sa jouissance il ny en a point. Je vois la chose, elle me tente ; si je ne vois que le moyen de lacqurir, il ne me tente pas. Jai donc t fripon et quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent et que jaime mieux prendre que demander : mais, petit ou grand, je ne me souviens pas davoir pris de ma vie un liard personne ; hors une seule fois, il ny a pas quinze ans, que

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    je volai sept livres dix sols. Laventure vaut la peine dtre conte, car il sy trouve un concours impayable deffronterie et de btise, que jaurais peine moi-mme croire sil regardait un autre que moi.

    Ctait Paris. Je me promenais avec M. de Francueil au Pa-

    lais-Royal, sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde, et me dit : Allons lOpra : je le veux bien ; nous allons. Il prend deux billets damphithtre, men donne un, et passe le premier avec lautre ; je le suis, il entre. En entrant aprs lui, je trouve la porte embarrasse. Je regarde, je vois tout le monde debout ; je juge que je pourrai bien me perdre dans cette foule, ou du moins laisser supposer M. de Francueil que jy suis perdu. Je sors, je reprends ma contremarque, puis mon argent, et je men vais sans songer qu peine avais-je atteint la porte que tout le monde tait assis, et qualors M. de Francueil voyait clairement que je ny tais plus.

    Comme jamais rien ne fut plus loign de mon humeur que ce

    trait-l, je le note, pour montrer quil y a des moments dune es-pce de dlire o il ne faut point juger des hommes par leurs ac-tions. Ce ntait pas prcisment voler cet argent ; ctait en voler lemploi : moins ctait un vol, plus ctait une infamie.

    Je ne finirais pas ces dtails si je voulais suivre toutes les rou-

    tes par lesquelles, durant mon apprentissage, je passai de la su-blimit de lhrosme la bassesse dun vaurien. Cependant, en prenant les vices de mon tat, il me fut impossible den prendre tout fait les gots. Je mennuyais des amusements de mes ca-marades ; et quand la trop grande gne meut aussi rebut du tra-vail, je mennuyai de tout. Cela me rendit le got de la lecture que javais perdu depuis longtemps. Ces lectures, prises sur mon tra-vail, devinrent un nouveau crime qui mattira de nouveaux ch-timents. Ce got irrit par la contrainte devint passion, bientt fureur. La Tribu, fameuse loueuse de livres, men fournissait de toute espce. Bons et mauvais, tout passait ; je ne choisissais point : je lisais tout avec une gale avidit. Je lisais ltabli, je lisais en allant faire mes messages, je lisais la garde-robe, et my

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    oubliais des heures entires ; la tte me tournait de la lecture, je ne faisais plus que lire. Mon matre mpiait, me surprenait, me battait, me prenait mes livres. Que de volumes furent dchirs, brls, jets par les fentres ! que douvrages restrent dpareills chez la Tribu ! Quand je navais plus de quoi la payer, je lui don-nais mes chemises, mes cravates, mes hardes ; mes trois sols dtrennes tous les dimanches lui taient rgulirement ports.

    Voil donc, me dira-t-on, largent devenu ncessaire. Il est

    vrai, mais ce fut quand la lecture meut t toute activit. Livr tout entier mon nouveau got, je ne faisais plus que lire, je ne volais plus. Cest encore ici une de mes diffrences caractristi-ques. Au fort dune certaine habitude dtre, un rien me distrait, me change, mattache, enfin me passionne ; et alors tout est ou-bli, je ne songe plus quau nouvel objet qui moccupe. Le cur me battait dimpatience de feuilleter le nouveau livre que javais dans la poche ; je le tirais aussitt que jtais seul, et ne songeais plus fouiller le cabinet de mon matre. Jai mme peine croire que jeusse vol quand mme jaurais eu des passions plus co-teuses. Born au moment prsent, il ntait pas dans mon tour desprit de marranger ainsi pour lavenir. La Tribu me faisait cr-dit : les avances taient petites ; et quand javais empoch mon livre, je ne songeais plus rien. Largent qui me venait naturelle-ment passait de mme cette femme, et quand elle devenait pres-sante, rien ntait plus tt sous ma main que mes propres effets. Voler par avance tait trop de prvoyance, et voler pour payer ntait pas mme une tentation.

    force de querelles, de coups, de lectures drobes et mal

    choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage ; ma tte com-menait saltrer, et je vivais en vrai loup-garou. Cependant si mon got ne me prserva pas des livres plats et fades, mon bon-heur me prserva des livres obscnes et licencieux : non que la Tribu, femme tous gards trs accommodante, se ft un scrupule de men prter. Mais, pour les faire valoir, elle me les nommait avec un air de mystre qui me forait prcisment les refuser, tant par dgot que par honte ; et le hasard seconda si bien mon humeur pudique, que javais plus de trente ans avant que jeusse

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    jet les yeux sur aucun de ces dangereux livres quune belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce quon ne peut, dit-elle, les lire que dune main.

    En moins dun an jpuisai la mince boutique de la Tribu, et

    alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement dsuvr. Guri de mes gots denfant et de polisson par celui de la lecture, et mme par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent mau-vaises, ramenaient pourtant mon cur des sentiments plus no-bles que ceux que mavait donns mon tat ; dgot de tout ce qui tait ma porte, et sentant trop loin de moi tout ce qui maurait tent, je ne voyais rien de possible qui pt flatter mon cur. Mes sens mus depuis longtemps me demandaient une jouissance dont je ne savais pas mme imaginer lobjet. Jtais aussi loin du vritable que si je navais point eu de sexe ; et dj pubre et sensible, je pensais quelquefois mes folies, mais je ne voyais rien au-del. Dans cette trange situation, mon inquite imagination prit un parti qui me sauva de moi-mme et calma ma naissante sensualit ; ce fut de se nourrir des situations qui mavaient intress dans mes lectures, de les rappeler, de les va-rier, de les combiner, de me les approprier tellement que je de-vinsse un des personnages que jimaginais, que je me visse tou-jours dans les positions les plus agrables selon mon got, enfin que ltat fictif o je venais bout de me mettre, me ft oublier mon tat rel dont jtais si mcontent. Cet amour des objets ima-ginaires et cette facilit de men occuper achevrent de me dgo-ter de tout ce qui mentourait, et dterminrent ce got pour la solitude qui mest toujours rest depuis ce temps-l. On verra plus dune fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet dun cur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute den trouver dexistants qui lui ressemblent, est forc de salimenter de fictions. Il me suffit, quant prsent, davoir mar-qu lorigine et la premire cause dun penchant qui a modifi toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mmes, ma toujours rendu paresseux faire, par trop dardeur dsirer.

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    Jatteignis ainsi ma seizime anne, inquiet, mcontent de tout et de moi, sans gots de mon tat, sans plaisir de mon ge, dvor de dsirs dont jignorais lobjet, pleurant sans sujets de larmes, soupirant sans savoir de quoi ; enfin caressant tendre-ment mes chimres, faute de rien voir autour de moi qui les valt. Les dimanches, mes camarades venaient me chercher aprs le prche pour mbattre avec eux. Je leur aurais volontiers chapp si javais pu ; mais une fois en train dans les jeux, jtais plus ar-dent et jallais plus loin quaucun autre ; difficile branler et retenir. Ce fut l de tout temps ma disposition constante. Dans nos promenades hors de la ville, jallais toujours en avant sans songer au retour, moins que dautres ny songeassent pour moi. Jy fus pris deux fois ; les portes furent fermes avant que je pusse arriver. Le lendemain je fus trait comme on simagine, et la se-conde fois il me fut promis un tel accueil pour la troisime, que je rsolus de ne my pas exposer. Cette troisime fois si redoute arriva pourtant. Ma vigilance fut mise en dfaut par un maudit capitaine appel M. Minutoli, qui fermait toujours la porte o il tait de garde une demi-heure avant les autres. Je revenais avec deux camarades. demi-lieue de la ville, jentends sonner la re-traite ; je double le pas ; jentends battre la caisse, je cours tou-tes jambes : jarrive essouffl, tout en nage ; le cur me bat ; je vois de loin les soldats leur poste, jaccours, je crie dune voix touffe. Il tait trop tard. vingt pas de lavance je vois lever le premier pont. Je frmis en voyant en lair ces cornes terribles, sinistre et fatal augure du sort invitable que ce moment com-menait pour moi.

    Dans le premier transport de douleur, je me jetai sur le glacis

    et mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur, prirent linstant leur parti. Je pris aussi le mien ; mais ce fut dune autre manire. Sur le lieu mme je jurai de ne retourner jamais chez mon matre ; et le lendemain, quand, lheure de la dcouverte, ils rentrrent en ville, je leur dis adieu pour jamais, les priant seu-lement davertir en secret mon cousin Bernard de la rsolution que javais prise, et du lieu o il pourrait me voir encore une fois.

  • 43

    mon entre en apprentissage, tant plus spar de lui, je le vis moins : toutefois, durant quelque temps nous nous rassem-blions les dimanches ; mais insensiblement chacun prit dautres habitudes, et nous nous vmes plus rarement ; je suis persuad que sa mre contribua beaucoup ce changement. Il tait, lui, un garon du haut ; moi, chtif apprenti, je ntais plus quun enfant de Saint-Gervais, il ny avait plus entre nous dgalit malgr la naissance ; ctait droger que de me frquenter. Cependant les liaisons ne cessrent point tout fait entre nous, et comme ctait un garon dun bon naturel, il suivait quelquefois son cur mal-gr les leons de sa mre. Instruit de ma rsolution, il accourut, non pour men dissuader ou la partager, mais pour jeter, par de petits prsents, quelque agrment dans ma fuite ; car mes propres ressources ne pouvaient me mener fort loin. Il me donna entre autres une petite pe, dont jtais fort pris, que jai porte jus-qu Turin, o le besoin men fit dfaire, et o je me la passai, comme on dit, au travers du corps. Plus jai rflchi depuis la manire dont il se conduisit avec moi dans ce moment critique, plus je me suis persuad quil suivit les instructions de sa mre, et peut-tre de son pre ; car il nest pas possible que de lui-mme il net fait quelque effort pour me retenir, ou quil net t tent de me suivre : mais point. Il mencouragea dans mon dessein plu-tt quil ne men dtourna ; puis, quand il me vit bien rsolu, il me quitta sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais crit ni revus. Cest dommage : il tait dun caractre essentielle-ment bon : nous tions faits pour nous aimer.

    Avant de mabandonner la fatalit de ma destine, quon me

    permette de tourner un moment les yeux sur celle qui mattendait naturellement si jtais tomb dans les mains dun meilleur ma-tre. Rien ntait plus convenable mon humeur, ni plus