Écrire une historie générale de la démocratie (rosanvallon)

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 « ÉCRIRE UNE HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA DÉMOCRATIE »  De Boeck Supérieur | Participations 2011/1 - N°1 pages 335 à 347  ISSN 2034-7650 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-participations-2011-1-page-335.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------  « « Écrire une histoire générale de la démocratie » », Participations , 2011/1 N°1, p. 335-347. DOI : 10.3917/parti.001.0335 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.  © De Boeck Supérie ur. Tous droits réservé s pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.    D   o   c   u   m   e   n    t    t    é    l    é   c    h   a   r   g    é    d   e   p   u    i   s   w   w   w  .   c   a    i   r   n  .    i   n    f   o          1    8    1  .    1    1    2  .    2    1    6  .    9    8      2    8    /    0    5    /    2    0    1    3    0    0    h    0    1  .    ©    D   e    B   o   e   c    k    S   u   p    é   r    i   e   u   r D m e é é g d s w c r n n o 1 1 2 9 2 0 2 0 © D B S e

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7/16/2019 Écrire une historie générale de la démocratie (Rosanvallon)

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« ÉCRIRE UNE HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA DÉMOCRATIE » 

De Boeck Supérieur | Participations 

2011/1 - N°1

pages 335 à 347

 

ISSN 2034-7650

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-participations-2011-1-page-335.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------««Écrire une histoire générale de la démocratie»»,

Participations , 2011/1 N°1, p. 335-347. DOI : 10.3917/parti.001.0335

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Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.

 © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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335« Écrire une histoire générale de la démocratie »

« Écrire une histoire générale

de la démocratie »Entretien avec Pierre Rosanvallon 1

La société des égaux : la démocratie comme orme

socialeParticipations : Votre dernier ouvrage, La société des égaux 2, conclut votre trilogieconsacrée aux mutations de la démocratie, entamée avec La contre-démocratie 3 etLa légitimité démocratique 4. Après avoir étudié les activités démocratiques qui vien-nent compléter et contester le onctionnement du système représentati-électoral, puisles nouvelles institutions démocratiques que sont les autorités indépendantes et lescours constitutionnelles, vous envisagez la démocratie en tant que « orme sociale ».De quoi s’agit-il ? 

Pierre Rosanvallon : L’idée démocratique, en son origine, ne concerne pas sim-plement la mise en place d’un régime C’est d’abord l’idée d’une certaine ormede société, dans laquelle les hommes et les emmes ne sont plus soumis à desormes de domination sociales et politiques considérées comme insupporta-bles – que ces ormes de domination prennent l’aspect de pouvoirs déréglés, del’aliénation économique ou des diverses fgures de l’esclavage C’est pourquoi jerappelle au début de La société des égaux la ormule célèbre de Roederer selonlaquelle c’est « l’impatience des inégalités » qui a été le principe générateur de la

[1] Pierre Rosanvallon est proesseur au Collège de France (chaire Histoire moderne et contempo-raine du politique) et directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales[2] Rosanvallon P, La société des égaux , Paris, Seuil, 2011[3] Rosanvallon P, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la déance, Paris, Seuil, 2006[4] Rosanvallon P, La légitimité démocratique. Impartialité, réfexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008

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Révolution rançaise Le terme « inégalités » résume en quelque sorte l’ensemblede ces ormes sociales contre lesquelles on entendait réagir

La question du rapport entre la démocratie comme régime et la démocratiecomme orme sociale est absolument essentielle, car on peut envisager desrégimes démocratiques liés à des types d’exclusion La Grèce a donné l’exempled’un régime démocratique limité à une caste de citoyens On peut aussi tout à aitimaginer une démocratie « de co-propriétaires » : une orme de démocratie à l’in-térieur d’un groupe extrêmement limité et ermé, dans laquelle les principes duvote, de l’élection, du contrôle, gouvernent seulement la politique de cette petitesociété La question du régime ne se sépare pas de celle des ormes de société

Si l’on veut écrire une histoire générale de la démocratie, il aut donc aire le lienentre la démocratie comme activité civique, la démocratie comme régime, et ladémocratie comme orme de société C’est ce lien qui va permettre de comparerla démocratie moderne à la démocratie ancienne, voire à des ormes primitivesde démocraties

Un programme global de réexion sur la démocratie implique de prendre encompte cet élément, de le considérer comme constituant de l’idée démocratique,et non seulement, comme c’est le cas aujourd’hui, comme élément annexe Jesouhaite replacer la démocratie comme orme sociale, la « société des égaux »,au centre de la réexion Cela change bien sûr la manière dont on conçoit lespolitiques économiques et sociales, ou les enjeux liés à la participation

Participations : Les trois ormes de la démocratie que vous identiez se sont, selonvous, articulées historiquement selon un ordre particulier. De même que les activi-tés civiques de surveillance, d’empêchement et de jugement se sont développées enréaction à l’inévitable déaillance des institutions représentatives nées des Révolu-tions modernes, l’apparition de ces institutions a elle-même résulté de l’émergenced’une nouvelle orme sociale, celle de la société des égaux. À vous lire, c’est touteois

moins un processus eecti d’égalisation des conditions que le développement d’undésir social d’égalité qui est la première cause des révolutions. Comment ce désir semanieste-t-il ? 

Le désir d’une société d’égaux s’exprime à travers une revendication de simi-larité, une revendication d’indépendance et une revendication de citoyenneté(c’est-à-dire de participation collective) Pendant la Révolution rançaise, l’idéede citoyenneté est d’ailleurs inséparable de l’idée de participation et de l’idée decommunauté Le terme de citoyen n’est pas équivalent alors à celui d’électeurLorsque l’on parle, pendant la Révolution, des « électeurs », ce sont les quarantemille électeurs « de second degré » que l’on désigne (soit 1 % des citoyens) Lesélecteurs du premier degré (une expression qui n’est bien sûr jamais employée)sont désignés en tant que « membres d’une assemblée primaire » Être citoyen,c’est d’abord être membre d’une telle assemblée De nombreux témoignagesmaniestent le sentiment d’être « un parmi d’autres », chacun étant participantAujourd’hui, par contraste, la citoyenneté se défnit par le ait d’être porteur de

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droits et par le ait de défler individuellement devant une urne, ce qui n’existaitd’ailleurs à l’époque ni dans la culture rançaise ni dans la culture américaineMême si le vote s’est individualisé aux États-Unis plus rapidement qu’en France,la démocratie américaine est née des « communautés d’habitants », des townsmeetings.

Il aut par ailleurs rappeler qu’avant 1800, aux États-Unis comme en France, onn’emploie le mot démocratie que de manière dépréciative La démocratie est,pour les Américains, le régime de l’anarchie et des passions immédiates Elleest, pour les Français, un régime archaïque C’est ce que dit l’article de l’Encyclo- pédie qui présente la démocratie comme un régime de l’Antiquité ne s’appliquant

plus qu’à quelques cantons suisses Ce qui est désiré alors, ce n’est pas lerégime mais la orme sociale, le type de rapport entre les individus : un rapportd’égalité

Participations : La reconstruction historique que vous proposez met l’accent sur lerôle joué par les représentations politiques, et s’oppose en conséquence aux lecturesqui leur dénient toute infuence historique, tout pouvoir causal. Vous positionnez-vouscontre les interprétations plus matérialistes qui voient dans des acteurs économi-ques et sociaux les causes premières du changement historique ? 

Non, pas du tout Ce débat me paraît dépassé Il y a eu un moment dans les années1980 où le retard rançais en matière de lectures des grands textes classiquesétait tel – et moi-même j’ai participé à cela – que la priorité était de combler ceretard Il était possible de aire des études politiques et de n’avoir jamais lu Hob-bes ou Tocqueville Certes, à l’époque, tout le monde avait au moins lu Marx, maisil ne parlait pas tellement de politique ou de démocratie

Aujourd’hui, l’opposition entre une histoire matérielle et une histoire concep-tuelle n’existe plus Si on prend, par exemple, le thème de la revendication de

similarité, les sources que l’on peut utiliser pour le traiter sont aussi des sourcesd’histoire sociale classique Je mets par exemple en exergue de mon livre sur lasimilarité un document ourni par Sieyès qui est un document d’histoire socialeclassique : un texte émanant du Tiers-État et la réponse qui y est aite par lanoblesse Les historiens qui ont reait récemment l’histoire de la Révolution amé-ricaine (Gordon S Wood ou Bernard Bailyn, par exemple) se sont autant appuyéssur les grands textes que sur la masse des petits pamphlets D’ailleurs, c’estcette masse qui a donné une couleur sensible à beaucoup d’études Quand on liten France les archives parlementaires, on voit qu’elles sont remplies d’adressesde communes, de sections, de sociétés populaires Même si certains ont pu res-ter dans une tradition exclusivement orientée vers l’histoire des idées, dans unemouvance presque straussienne, cette opposition me paraît dépassée

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De l’autogestion à la participation :

une même ambiguïté conceptuelle ?Participations : Votre parcours a été marqué par la question de l’autogestion. Vousétiez dans les années 1970 militant à la Conédération rançaise démocratique dutravail (CFDT) et au Parti socialiste unié (PSU). En 1976, vous publiez L’âge de l’auto-gestion5. Aujourd’hui, vous jugez que « les mécontents ont remplacé les rebelles » 6.Pensez-vous que l’ idéal et les pratiques autogestionnaires se sont évanouis ? Peut-ondéceler des ormes d’autogestion dans les pratiques contemporaines de la vigilance,de la dénonciation et de la notation, trois modalités de la « contre-démocratie » ? 

Je pense que le mot « autogestion » a disparu de la langue politique vers la fndes années 1970 ; je l’avais expliqué dans un article paru dans la revue PasséPrésent que dirigeait Claude Leort, « Mais où est donc passée l’autogestion ? » 7Il a disparu pour trois raisons

Il aut tout d’abord souligner que l’autogestion n’était pas simplement un conceptpolitique, il était aussi l’identifant politique de la deuxième gauche Or le succèssocial de l’idée autogestionnaire est devenu tel que plus personne ne pouvait airel’économie de se prononcer clairement sur l’autogestion Le moment clé, c’estquand le parti communiste lui-même a dit : « On s’était mal compris, au ond,l’autogestion, nous aussi nous sommes pour ! » Dans le même temps, le Conseilnational du patronat rançais (CNPF) disait : « On a mal compris, l’autogestionpourquoi pas, sur certains plans… » L’autogestion était défnie comme le conceptidentifant d’une deuxième gauche non étatique, qui ne se défnissait pas simple-ment, comme par le passé, comme une gauche non communiste, mais commeune gauche redéfnissant l’idée d’émancipation On a assisté au brouillage de cetidentifant par son appropriation généralisée Cette perte de dimension d’identi-fcation a contribué à sa dissipation

Le deuxième acteur explicati, c’est que l’autogestion a été à la ois victime de sonsuccès et d’un échec Victime de son succès, car l’autogestion était une notion trèsliée à des ormes de comportements généraux dans les organisations Ce n’étaitpas simplement un modèle politique, mais aussi une orme sociale généralePour simplifer, cela renvoyait à des relations sociales non hiérarchiques, qui ontcorrespondu avec l’esprit culturel de 1968 Or cet esprit culturel s’est disséminépartout ; il s’est imposé Une certaine orme d’enseignement, des ormes d’auto-rité dans la amille, des açons d’imposer des points de vue sans argumenter, sontdevenues impossible après 1968 Ce sens aible de l’autogestion – la réérence àun monde non hiérarchique par rapport à un monde autoritaire – a triomphé dansles aits et a contribué à sa dissémination

[5] Rosanvallon P, L’âge de l’autogestion, Paris, Seuil, 1976[6] Rosanvallon P, La contre-démocratie, p 172[7] Rosanvallon P, « Mais où est donc passée l’autogestion ? », Passé Présent, 4, 1984, p 186-195

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Entretien avec Pierre Rosanvallon 339

Troisième acteur : l’autogestion s’est dissipée aute aussi de s’être défnie plusrigoureusement, comme théorie politique renouvelée de la démocratie C’est ceque j’ai essayé de aire dans L’âge de l’autogestion Eectivement, ça n’a pas étéassez loin, puisque nous en sommes restés à une évocation générale de ormesliées à ce que l’on appellerait aujourd’hui la démocratie participative, insistantsur le rôle des assemblées générales

Ainsi, le mot d’autogestion a disparu parce qu’il a perdu ses capacités d’identifant,parce qu’il a triomphé dans sa défnition aible et parce qu’il n’a pas sufsammentété précisé dans sa défnition orte

Participations : Peut-on aire un parallèle entre le brouillage de la notion d’autoges-tion que vous mentionnez et le brouillage actuel de la notion de participation ? 

Oui, le parallèle est clair L’expression même de démocratie participative estmenacée aujourd’hui, très précisément comme l’était l’autogestion Elle a triom-phé dans sa orme aible et elle s’épuise dans sa défnition plus exigeante Noussommes exactement dans le même type de tournant Il ne aut pas, en outre,oublier que la notion même de démocratie participative a radicalement changéde sens dans les années 1990

D’abord, le terme n’est pas au départ une expression rançaise, mais américaineVous connaissez l’histoire du manieste de Port Huron (Port Huron Statement) Lemouvement étudiant du SDS (Students or a Democratic Society ), qui a rédigé cemanieste, était beaucoup plus inuencé par la personnalité américaine de JohnDewey que par les versions conseillistes, à l’européenne La petite histoire, c’estque les premières occurrences de l’expression  participatory democracy ont étéorgées dans un petit cercle de réexion militant de l’Université du Michigan, quiétait une John Dewey Society 

En France à l’époque, dans les années 1960, le mot « participation » était extrê-mement parasité par le vocabulaire gaulliste Dans le monde syndical, c’étaitimpensable de prononcer le mot « participation », tout comme dans le mondemilitant ! Je pense d’ailleurs que l’éclosion du terme autogestion en France cor-respondait au besoin de créer de nouveaux éléments de langage Aux États-Unis, participatory democracy désignait clairement un enrichissement et un dépasse-ment de la démocratie représentative En France, l’autogestion renvoyait aussi,bien sûr, au dépassement et à l’enrichissement de la démocratie représentative

C’est après l’épisode gaulliste, au fl des années 1980 et 1990, lorsque le termed’autogestion s’est dissipé, que le terme de démocratie participative est apparuen France, comme projet de substitution à la démocratie représentative, ou dumoins de prolongement Alors que, depuis les années 2000, on peut dire qu’il ya un langage ofciel de la démocratie participative, qui en ait un élément de lareprésentation De ce point de vue, il y a peut-être conit entre une défnition ins-titutionnelle, voire légale, de la démocratie participative – puisqu’il en existe une

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défnition légale avec par exemple la loi de 2002 sur la démocratie de proximité– et une défnition qu’on pourrait appeler sociale, plus ambitieuse

La démocratie d’interaction :une version orte de la démocratie participative

Participations : Dans La légitimité démocratique, vous écrivez que « la participationest devenue un moyen de gouvernement » 8. Vous armez également que « les nou-velles institutions participatives ne contribuent pas institutionnellement à accroître le

 pouvoir des citoyens ». Qu’en est-il exactement ? 

On peut voir la démocratie participative comme un moyen de gouvernement d’unedouble açon D’un côté, les institutions mettant en œuvre la loi de 2002 entrentprécisément dans ce cadre Et d’autre part, la démocratie participative est devenueun des éléments de la politique de communication des municipalités Je connaispeu ce milieu, mais j’ai participé au congrès de l’Association des responsables decommunication des institutions publiques, et j’ai été rappé de noter qu’ils se voientcomme les agents d’une démocratie participative Ceci met en évidence le manquede clarté de la notion

Il aut distinguer de ce point de vue une défnition orte et une défnition aible de ladémocratie participative Une défnition aible est une défnition essentiellementinstitutionnelle, qui s’incarnerait uniquement dans les conseils de quartier Unetelle conception attire d’ailleurs un nombre très limité de citoyens Il y a en moyenne1 à 2 % de citoyens qui participent Cela est très peu ; et une véritable ambitiondémocratique ne peut se satisaire de créer une population de participants à côtéde celle des représentants Ce groupe de participants se veut en eet concurrentde celui des représentants, alors qu’il est tout aussi clos Il aut dès lors s’interro-

ger sur la açon d’impliquer beaucoup plus de monde Cette implication ne devraitpas passer que par des réunions, mais également par des ux d’inormation, parla remontée de revendications, par des ormes de redditions de compte De cepoint de vue, une vision orte de la démocratie participative, que j’appelle de mesvœux, est ce que j’ai appelé la démocratie interactive Je m’appuie pour cela surDurkheim, qui disait que la démocratie n’est pas simplement un principe d’organi-sation des pouvoirs, mais un principe de communion : une communion entre l’Étatet la société Il convient alors de rééchir aux moyens de aire vivre et d’organisercette interaction, aujourd’hui en tension entre le ou de l’opinion et le corset decertaines institutions trop limitées

Participations : L’exemple d’autres dispositis, comme le budget participati ou l’as-semblée citoyenne de Colombie britannique au Canada, n’indique-t-il pas qu’une autreorme de démocratie participative est possible ? 

[8] Rosanvallon P, La légitimité démocratique, p 324

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Le budget participati est également une orme d’inormation, mais beaucoupplus précise : un échange d’inormations et de besoins qui n’est pas simplementgénéral, mais passe par des chires, des propositions de politiques publiquesCe n’est pas tant le mot « budget » qui est important, que le ait qu’on discute depolitiques plus précises, et que le chire permet de rentrer dans cette précisionCertainement, il s’agit de quelque chose de très important

Tout diérent est le cas des assemblées comme celle de Colombie britanniquecar on est là dans un tout autre modèle, celui de la démocratie délibérative, telqu’on le conçoit aujourd’hui de açon dominante Or le problème de la démo-cratie délibérative est que bien des expériences ont eu lieu pour produire une

discussion entre des citoyens inormés – car l’objecti est de ait avant tout deaire en sorte que les citoyens soient inormés et développent une raison civique– mais toujours dans de petits groupes Le problème – peu travaillé aujourd’hui,me semble-t-il – est le lien entre ces ormes d’expérimentations extrêmementintéressantes d’une délibération plus rationnelle, mieux inormée – cet idéal ducitoyen de Condorcet, du citoyen des Lumières que l’on ait vivre dans les petitesassemblées – et disons, pour simplifer, la démocratie d’opinion Le plus grandéchec de ces expériences serait de ne pas trouver le moyen de nourrir quelquechose de plus large

Construire de nouveaux espaces d’intermédiationpolitique

Participations : La question de l’articulation entre des mini-publics parvenant à créer les conditions procédurales d’une délibération de qualité et l’espace public élargi est aujourd’hui au cœur des réfexions de théoriciens de la démocratie délibérative,comme par exemple Simone Chambers9, sans qu’une solution évidente ne s’impose.

Comment peut-on, à vos yeux, progresser sur cette interrogation démocratique cen-trale ? 

Alain Chatriot a ait une thèse sur l’histoire du Conseil économique et socialcomme troisième orme de représentation, ce qui m’a conduit à m’intéresser àces questions J’ai également été consulté pour rééchir à l’avenir de cette ins-titution, et ai répondu que l’avenir du Conseil économique et social se trouvaitprécisément dans ce rôle d’intermédiation entre l’État et la société, de caissede résonance des préoccupations du monde social L’avenir de cette institutionest notamment d’être la maison des jurys citoyens C’est une idée du passé depenser qu’il aut une représentation socio-proessionnelle à côté de la repré-sentation des opinions

[9] C Chambers, S « Rhétorique et espace public : la démocratie délibérative a-t-elle abandonnéla démocratie de masse à son sort ? », Raisons politiques, 42(2), 2011, p 15-46

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Participations : Dans La légitimité démocratique, vous insistez sur le travail continuet permanent de justication que doivent désormais opérer les gouvernants, et qui structure la dynamique politique du gouvernement représentati. L’obligation aite aux représentants d’argumenter et de justier leurs décisions, que vous décrivez, pour-rait-elle être rapprochée des travaux, notamment anglo-saxons, sur la démocratiedélibérative ? 

Beaucoup de travaux, anglo-saxons surtout, sur la démocratie délibérative sontassez loin des expériences sociales et civiques Toute une partie de cette littéra-ture est très ormelle, même si elle ait un travail par ailleurs indispensable Il y aaussi des études comme celles de Philippe Uralino sur les conditions de produc-

tion d’un consensus apparent Je pense également aux recherches de StéphanieNovak, qui a étudié fnement les conditions de la délibération et de la décisiondans des instances européennes Il s’agit de travaux extrêmement intéressants ;mais l’autre versant de la réexion sur la démocratie délibérative suppose de s’in-terroger sur l’institutionnalisation civique de ces pratiques auprès des citoyens Ily a, en raison de cet écart, une sorte d’épuisement du paradigme délibérati, quiexplique le développement du thème de la démocratie cognitive

Participations : Vous prenez vos distances avec le paradigme délibérati, qui serait tropcentré sur les institutions, tout en soulignant qu’il aut imaginer de nouvelles média-tions entre l’État et la société. Pourtant, vous avancez dans La légitimité démocratique que ces médiations passent notamment par la création de nouvelles institutions.

Des institutions, mais aussi des pratiques Certaines pratiques journalistiquespeuvent ainsi contribuer à créer du lien entre État et société Si les publications– sur internet ou non – se multiplient et concourent à la ormation économique etsociale des citoyens, elles contribuent indéniablement à la dynamique démocrati-que des sociétés L’histoire du mouvement ouvrier est aite, au côté des institutionsreprésentatives et des mouvements sociaux conictuels, de toute une nébuleuse

d’associations visant à produire des militants et des citoyens De la même açon,dans le mouvement chrétien, les associations populaires amiliales avaient notam-ment pour onction d’aider les amilles ouvrières à gérer leur budget Dans lesquartiers populaires, au quotidien, ces pratiques diuses visaient à promouvoirdes ormes de maîtrise de son existence Ces mouvements ne reposaient donc pasuniquement sur l’organisation de la conictualité sociale, mais également sur lastructuration de la vie quotidienne

Cela a complètement disparu aujourd’hui Si la population est évidemment mieuxormée et inormée de nos jours, des lieux d’expression et de rationalisation dela vie sociale n’en sont pas moins nécessaires Ce qui menace une société enpermanence, c’est la dérive dans l’irrationnel et la manipulation des revendica-tions Le populisme n’est rien d’autre que l’instrumentalisation et la récupérationdéormée des sourances du monde social Seulement en aisant vivre, réexi-vement, le monde social, en aisant vivre un esprit civique, pourra-t-on éviterce type d’écueil On ne peut dès lors que constater le rétrécissement du monde

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associati Celui-ci est évidemment très vivant aujourd’hui, peut-être plus que jamais, mais il est beaucoup plus intéressé par des interventions ad hoc et desrevendications de portée limitée La société est aujourd’hui vivante et multiorme,alors que sa vivacité s’exprimait auparavant sous la orme de grands blocs Maisle nombre d’associations transversales, d’organisations productrices d’espritcivique, a probablement décliné

Participations : Les partis politiques ont historiquement joué un grand rôle dans la struc-turation de ces espaces intermédiaires. Ne peuvent-ils plus jouer ce rôle aujourd’hui ? 

Les partis politiques ont changé de nature, parce que l’élection a changé de nature

Ils sont devenus des machines à présenter des candidats L’élection s’est person-nalisée, elle n’est plus un moment d’identifcation générale Alors que le vote étaitune maniestation de l’identité, il est désormais un acte de nomination de person-nalités Mais plus encore que les partis, c’est l’ensemble des organisations autourdes partis et des syndicats, qui constituaient des ormes de construction du mondesocial Ce monde social se vivait comme un ensemble de collectivités ayant leurcohérence, à la ois proessionnelle et idéologique Ces mondes, communistes etcatholiques notamment, étaient structurés autour de partis, de syndicats, d’asso-ciations et de journaux Aujourd’hui, plus personne n’a le sentiment d’appartenirà des identités structurantes se situant au sein d’un seul monde C’est pourquoi ilaut imaginer un tissu civique qui corresponde à ce nouvel âge du social

Participations : Certains ont interprété les émeutes de 2005 comme résultant notam-ment de l’aaiblissement de la vie associative que vous décrivez, et plus largement del’absence d’espaces intermédiaires de ormulation de revendications dans les quar-tiers populaires. Vous avez ainsi déclaré ainsi à l’époque : « Les violences remplacent la prise de parole, à l’inverse de mai 6810. » Comment comprendre alors les émeutes, qui ne seraient pas une orme de parole politique ou qui en seraient une orme limitée ? 

On voit très bien aujourd’hui que la vitalité de la protestation et de l’expressionsociales est beaucoup plus orte qu’autreois Cependant, elle ne trouve pas sesinstruments de construction dans le temps ; elle ne trouve pas ses instrumentsd’intégration dans une stratégie Il aut dire qu’il y a aussi une réponse des pou-voirs, dans le temps, qui est beaucoup plus rapide On connaît actuellement unepuissance d’expression sociale qui n’a pas pour contrepartie une puissance d’or-ganisation sociale

Tous les chires montrent qu’il y a davantage de maniestants ou de signatairesde pétitions aujourd’hui, ou en tout cas, qu’il y a une universalisation de l’idée demaniestation Auparavant, ne maniestait que le monde ouvrier, pour aller viteMaintenant, on voit même des maniestations de gens qui chassent à courre enAngleterre… Il y a donc une universalisation de ces ormes d’expression Ce qui

[10] Libération, 21 novembre 2005

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manque, touteois, ce ne sont pas orcément des organisations, mais des momentsou des lieux de cristallisation et de constitution dans le temps d’un autre rapportde orce Cela dit, les syndicats n’ont peut-être pas dit leur dernier mot… S’ils ontété très aaiblis pendant une période, il y a tout de même des indications révélantque leur déclin s’est arrêté

Les spécifcités de la culture politique rançaiseParticipations : Pour poursuivre sur les transormations de ces espaces intermédiai-res, et leurs dicultés contemporaines à se structurer, n’y a-t-il pas ici une spécicité

rançaise ? Vous montrez dans Le modèle politique rançais11

qu’au moins depuis laloi Le Chapelier, la France est peu propice au développement des corps intermédiai-res. Cette matrice culturelle est-elle toujours aussi prégnante aujourd’hui ? 

Il y a une inclinaison rançaise dans ce sens, mais il y a eu une résistance per-manente à cette inclinaison Même si cela a été plus lent qu’ailleurs, un mondesyndical et associati s’est progressivement structuré, alors qu’au moment dela Révolution rançaise, ce monde n’avait pas sa place dans la représentationrançaise de la ormation de l’intérêt général Ces pratiques ont fni par émer-ger, mais sans être reconnues d’un point de vue théorique La représentationde l’intérêt général n’était pas concordante avec les ormes eectives de la viesociale qui s’étaient développées Un politiste américain, Jonah Levy, a publié unouvrage sur l’histoire des politiques sociales en France au vingtième siècle, qu’ila intitulé La revanche de Tocqueville 12 Tocqueville décrivait la France comme unecaricature du jacobinisme ; mais cela n’a jamais onctionné ainsi en pratiqueCependant, dans les esprits, le jacobinisme a continué à constituer le modèledominant de représentation de l’intérêt général en France On retrouve ce déca-lage aujourd’hui entre des ormes et des théories de la démocratie Toute unepartie des élites politiques continue à penser l’intérêt général comme produit

de la représentation née de l’élection – si bien que le Conseil constitutionnel etles institutions non élues sont perçues, dans leur essence, comme illégitimes Ilexiste donc bien un hiatus entre une certaine vie sociale et les représentationsque s’en ait le personnel politique

Participations : Pourtant, des travaux historiques soulignent à la ois la vitalité des pra-tiques délibératives, sous la IIIe République par exemple, notamment dans le cadre deréunions publiques contradictoires, et le discours des élites républicaines de l’époquequi aisaient de la discussion publique et raisonnée un élément central de la démocra-tie. On peut dès lors se demander si la culture politique rançaise n’est pas plus propiceà l’épanouissement de la délibération – qui était à la ois pratiquée et revendiquée dès

[11] Rosanvallon P, Le modèle politique rançais. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004[12] Levy J, Tocqueville’s revenge. State, Society and Economy in Contemporary France, Cambridge,Harvard University Press, 1999

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le dix-neuvième siècle, et probablement avant – qu’à celle de la participation populaireau-delà du seul acte électoral ? 

Les républicains voyaient la délibération dans une perspective cognitive classi-que, et c’est par ce biais que, sous l’Ancien Régime, les Lumières avaient déendula liberté de la presse Celle-ci était considérée nécessaire, non en tant que libertéindividuelle, mais comme procédure permettant d’améliorer les décisions publi-ques, puisque de la discussion naît la raison Il s’agit donc bien d’une approchecognitive ou épistémologique de la délibération C’est évidemment très diérentd’une approche de la délibération comme rationalisation du conit politique Unedes onctions de la délibération est d’éclairer et de rationaliser le conit, et non

pas de le supprimer Le conit est pour partie un élément structurant des démo-craties, parce qu’il y a des conits d’intérêts et des incertitudes sur l’avenir

Pour une « théorie de l’égalité » :une approche globale et normative

Participations : La place qu’occupe le confit en démocratie, de même que l’articulationdes ormes participatives et des processus délibératis, renvoie à une question métho-dologique plus générale. Comment dénir les limites de l’objet démocratie ? Commeidentier ce qui en relève et ce qui n’en relève pas ? Votre approche peut paraîtreramener toute l’histoire politique de nos sociétés à ce concept. Même la « contre-démo-cratie » est à vos yeux le contreort de la démocratie, et non son altérité. Vous proposezd’ailleurs souvent de considérer les phénomènes politiques disparates, trop souventétudiés séparément, en tant qu’ils « ont système » en réalité. Le risque n’est-il pastouteois de présupposer qu’ils s’inscrivent tous dans une dynamique unique, de tousles expliquer à partir d’une seule et même logique ? 

Il y a un principe générateur des sociétés démocratiques modernes : le projetd’un autogouvernement, d’un auto-engendrement de la société, de l’autonomieindividuelle Ce projet organise le monde moderne C’est donc bien un cadre trèsgénéral L’idée démocratique est multiple car ses diérentes fgures sont l’ex-pression de ce projet, les institutions comme les pratiques sociales En mêmetemps, il est essentiel d’identifer les points de rebroussement ou les points debasculement Qu’est-ce qui ait que ce monde démocratique peut se retournercontre lui-même ? Qu’est-ce qui ait qu’il peut s’arrêter, être malmené ou détruit ?Toute réexion sur cette caractéristique du monde moderne doit aussi être uneréexion sur ce que j’appelle, dans mon dernier livre, les « poisons de l’égalité »,qu’on pourrait également qualifer de « poisons de la démocratie » Ce sont lesormes de pathologie ou de perversion qui ont que, derrière les apparences de ladémocratie, l’esprit démocratique peut être corrompu Quand on dit, par exem-ple, comme Carl Schmitt, que l’égalité doit se retrouver dans la race, dans l’Étatou dans le territoire, on se réère à une vision de l’identité collective qui détruitl’idée même de démocratie

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C’est d’ailleurs ce que j’ai retenu de la réexion antitotalitaire de penseurscomme Leort : plutôt que de chercher les limites du monde démocratique, l’es-sentiel est de penser la ormation d’un mouvement d’émancipation, mais aussid’identifer les points à partir desquels il peut être détourné, caricaturé ou deve-nir autodestructeur C’était là le cœur de la critique du totalitarisme : c’était uneréexion sur ces points de rebroussement On ne peut pas penser la démocratiesans penser sa destruction, sa caricature ou son détournement

Participations : Et vous concevez ces « poisons de la démocratie » comme étant tou- jours internes : selon vous, ils ne viennent pas de l’extérieur – par exemple d’un ordreéconomique indépendant de la démocratie – mais de l’intérieur de la démocratie ? 

Exactement Bien sûr, il y a toujours eu des ennemis de la démocratie Ceuxqui prônent le retour à une société d’ordre hiérarchique participent à lacontre-révolution Mais ce qui menace la démocratie aujourd’hui, n’est pas lacontre-révolution : ce sont les révolutions trahies, les révolutions contrariées,les révolutions manipulées Ces vraies perversions naissent à l’intérieur desmouvements démocratiques Les ennemis archaïques de la démocratie sontbien moins dangereux, car ils ne sont plus très nombreux Même s’il se trouveencore des auteurs pour afrmer, à la suite de Joseph de Maistre, que le mondedoit être gouverné par le sacrifce et que les meilleurs doivent s’imposer, cen’est pas ce qui nous menace actuellement

Participations : Dans La Démocratie inachevée 13 ou Pour une histoire conceptuelledu politique 14, vous critiquez les approches normatives de l’histoire qui prétendentrésoudre l’indétermination propre à la politique et imposer une « solution raisonna-ble » au problème démocratique. Le « réalisme positi » qui anime vos travaux vise pourtant, comme vous venez de le dire, à identier les ormes politiques pathologi-ques ou perverties, et à proposer des remèdes. Ce travail ne suppose-t-il pas aussi,de la part de l’historien, des choix normatis qui ne dérivent pas entièrement de l’ana-

lyse, mais s’imposent plutôt à la lecture historique ? 

Il aut aire une distinction entre ce que j’appellerais une normativité de départet une normativité d’arrivée Je ne repousse en eet absolument pas l’idée d’uneréexion normative Ma critique porte plutôt sur les conditions de production dela conceptualisation normative Au lieu de penser que l’on part d’une défnitionabstraite de l’espace public et de la discussion, mon idée a toujours été de partird’une compréhension des expériences de la démocratie comme histoire À partirde là, je pense pouvoir reormuler des éléments de théorie, qui seront apparus àpartir de leur capacité supérieure à saisir les pratiques, à en donner des ormesd’interprétation et d’éclairage

[13] Rosanvallon P, La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris,Gallimard, 2000[14] Rosanvallon P, Pour une histoire conceptuelle du politique, Paris, Seuil, 2003

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Au lieu de partir d’une défnition de la justice, comme le ait par exemple Rawls –ce qui a d’ailleurs ses vertus méthodologiques –, il me semble plus important, sil’on veut produire une théorie de la justice, d’analyser les conits d’injustice Celapermet aussi de montrer que l’on a davantage besoin d’une théorie de l’égalitéque d’une théorie de la justice Je suis rappé de voir qu’un certain type d’ap-proche normative des théories politiques et sociales conduit à rester au sein dumême paradigme, ce qu’évite un travail historique et empirique Cela est très netlorsque l’on regarde la séquence des travaux portant sur l’égalité des chancesdepuis trente ans Depuis l’article ameux de Ronald Dworkin, « Qu’est-ce quel’égalité ? » 15, toute la discussion est restée cantonnée au champ ouvert par sonquestionnement, sans que soit jamais reposée la question plus générale : celle

du sens de l’égalité

Faire un travail scientifque, c’est toujours aller vers la ormulation d’élémentsnormatis Mais toute la question est de savoir à quel moment et avec quelsmatériaux on les ormule

Participations : Puisque nous évoquons la position politique du chercheur, commentconcevez-vous le rôle de la collection La République des idées et de la revue La Viedes idées que vous dirigez ? 

L’objecti de La République des idées, qui est savant et militant, est celui que jementionnais tout à l’heure : rendre accessible à un large public des réexionsscientifques avancées Le but n’est pas de aire de la vulgarisation – ce que ontde nombreuses revues et collections, et ce dont on ne peut que souhaiter le déve-loppement Notre but est plutôt de aire rentrer dans le débat public des travauxscientifques On y réussit bien sûr plus ou moins Mais certains livres appor-tent des idées nouvelles décisives C’est le cas, par exemple, de l’ouvrage d’ÉricMaurin, Le Ghetto rançais, qui propose une véritable innovation méthodologique,en transormant une variable de collecte en une variable explicative Il en va de

même des livres de Thomas Piketty sur la réorme fscale ou de Pierre Lascou-mes sur la corruption, que nous venons de publier La Vie des idées a un publicun peu plus académique, et est rattachée de ce ait à ma chaire au Collège deFrance Son but est de décloisonner la vie intellectuelle Je suis rappé par lavitesse à laquelle les mondes académiques se cloisonnent Il est vital de restau-rer les conditions d’une culture intellectuelle générale

Entretien conduit par Marion Carrel, Charles Girard et Julien Talpin, préparé avec l’aidede Paula Cossart, pour le comité de rédaction de Participations .

[15] Dworkin R, « What is Equality? », Philosophy and Public Aairs 10(3), 1981, p 185-246

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