Échos et traces || mise en discours d'une analyse de texte: À propos d'un article de...

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Armand Colin Mise en discours d'une analyse de texte: Àpropos d'un article de Jakobson Author(s): ROBERT DION Source: Littérature, No. 102, ÉCHOS ET TRACES (MAI 1996), pp. 91-104 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41713324 . Accessed: 10/06/2014 05:54 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.73.161 on Tue, 10 Jun 2014 05:54:02 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

Mise en discours d'une analyse de texte: Àpropos d'un article de JakobsonAuthor(s): ROBERT DIONSource: Littérature, No. 102, ÉCHOS ET TRACES (MAI 1996), pp. 91-104Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41713324 .

Accessed: 10/06/2014 05:54

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■ ROBERT DION, UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À RIMOUSKI

Mise en discours d'une

analyse de texte

À propos d'un article de Jakobson (i)

Dès que l'homme dépasse la connaissance im- médiate des sensations externes et internes [...], il n'a que deux procédés : raisonner, ima- giner. À l'origine, les deux se confondent.

AThéodule texte ssimilable

qui est consiste

l'œuvre

à ce à que « » "engendrer" (1966,

Barthes,

p. 64).

en un 1966,

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en « le critique

1982.

de

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», d'une

des

l'analyse

sentiments,

forme tradi-

de

cité par Angenot, 1982.

AThéodule

ssimilable à ce que Barthes, en 1966, appelait « critique », l'analyse de texte consiste à « "engendrer" un certain sens en le dérivant d'une forme qui est l'œuvre » (1966, p. 64). Elle se distingue de ' explication tradi-

tionnelle en ce qu'elle déborde l'exégèse (vue comme l'élucidation mot à mot du texte, l'analyse sémantique de chacun de ses éléments et sa « traduction » en langage clair), faisant appel à des systèmes explicatifs extérieurs à l'œuvre et à des méthodes constituées (linguistiques, statistiques, etc.). Par essence, elle est un métadiscours voué à la compréhension et, plus globalement, à Y interpré- tation des textes (a) ; de ce fait, elle remplit l'une des tâches premières des études littéraires : produire un savoir sur les œuvres elles-mêmes. Un tel savoir demeure toutefois problématique ; bien que résultant d'un faire réglé (taxino- mique, programmatique, comparatif), il peut difficilement être soumis à un processus de vérification qui permettrait, entre autres, de répéter l'analyse (3) ; aussi est-il souvent soupçonné de verser dans la pseudo-science ou la vulgari- sation.

Recourant à la langue et à la logique naturelles plutôt que mathéma- tiques, proposant un savoir argumenté et non instrumenté (Coquet, 1979, p. 146), faisant place au surplus à la narration, l'analyse de texte est un

1 Version remaniée d'une communication prononcée lors du congrès de l'Association internationale de sémioti- que tenu à l'université de Californie à Berkeley en juin 1994, cet article appartient à une série consacrée à L Adaptation des modèles théoriques étrangers dans la critique littéraire québécoise ( 1 960-1980). Cette recherche est subventionnée par le CRSH du Canada, le Fonds FCAR et l'Université du Québec à Rimouski. 2 Dans une optique gadamérienne, l'interprétation englobe ici l'explication et la compréhension, celle-ci com- prenant elle-même l'application. 3 Comme l'écrit Johanna Natali, « Plus précisément, on recherchera si les analyses poétiques répondent aux deux conditions que l'on est en droit d'exiger d'elles au nom d'une "science des textes" : être vérifiables, et être répétables » (1981, p. 97).

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■ À PROPOS DE JAKOBSON

discours complexe que j'aborderai ici par le truchement d'un article de Roman

Jakobson intitulé « Une microscopie du dernier "Spleen" de Baudelaire dans Les Fleurs du mal », paru pour la première fois en 1967 (1973) (4). J'entends y analyser la mise en discours du point de vue de l'énonciation et des modes discursifs qu'elle prend en charge, l'argumentation et la narration, afin de voir comment s'y effectue le passage des faits littéraires construits (ou schématisa- tions, dans les termes de Grize, 1990) à des interprétations, partielles ou totalisantes (5). Envisagée telle la constitution d'un univers sémantique à l'intérieur duquel s'érige un système de valeurs essentiellement discursives, la mise en discours produit un effet de cohérence et de cohésion, mais celui-ci ne

repose pas, dans le cas de l'analyse de texte, sur des critères de récursivité et de

pertinence : il se fonde sur la seule vraisemblance ; d'où l'intérêt de se pencher sur les stratégies globales de discursivisation, sur ce que Greimas et Landowski

appellent la «scénographie de la recherche» (1979, p. 11), cadre d'une « quasi-fiction » cognitive.

LE DISPOSITIF ÉNONCIATIF

Datée de 1967, l'analyse du dernier « Spleen » suit de quelques années celle de Jakobson et Lévi-Strauss sur « les Chats » (1962 ; reprise dans Jakob- son, 1973, pp. 401-419) ; elle vient aussi après l'important article «Poésie de la

grammaire et grammaire de la poésie » ( 1961 , pour la première version ; repris dans Jakobson, 1973, pp. 219-233). Ces circonstances de publication ne sont

pas indifférentes ; ayant déjà évoqué ses modes d'analyse dans ce dernier article, Jakobson pouvait se dispenser de les rappeler in extenso dans son étude des « Chats » et a fortiori dans celle de « Spleen », qui s'inspire à ce

point de la première qu'elle en reprend même un passage stratégique sur

l'isomorphisme des plans grammatical et sémantique (0). Ce qui, d'abord, frappe dans le dispositif énonciatif de l'article de

Jakobson, c'est la rareté des indications de régie au moyen desquelles l'énon- ciateur souligne les principales articulations de son parcours cognitif ainsi que les opérations auxquelles il se livre (7). À quelques reprises seulement, l'énon-

4 Dorénavant, les références à cet article seront indiquées par le seul folio entre parenthèses. 5 Mon propos n'est pas de juger de l'intérêt de l'analyse jakobsonienne de la poésie, ce qui a déjà amplement été fait : voir Natali, 1981, Ruwet, 1989, et les réponses de Jakobson à ses critiques dans le « Postscriptum » (pp. 485-504) aux Questions de poétique (1973). 6 Jakobson écrit : « plusieurs divisions du texte qui sont parfaitement nettes tant du point de vue grammatical que de celui des rapports sémantiques entre les diverses parties du poème" » (p. 433). La portion de phrase entre guillemets anglais constitue l'autoréférence. Ruwet reprochera d'ailleurs à Jakobson la similitude entre ses diverses analyses, lui reprochant de réduire les différences entre les poèmes à l'étude (1989, p. 20). 7 Grize définit les articulations comme « Ce qui, rejete dans la metalangue, rend compte de certains choix du "démonstrateur" » (1982, p. 161).

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RÉFLEXION CRITIQUE I

dateur montre les charnières de son discours ; citons le plus manifeste exem- ple : « Après avoir discuté les dichotomies symétriques de "Spleen" [...], il faut aborder la bipartition syntaxique du poème » (p. 429). L'instance énonciatrice ne signale pas même, comme c'était le cas dans l'analyse des « Chats » (s), la démarcation entre la partie surtout descriptive et la partie à dominante interprétative de son étude de « Spleen ». Du reste, elle lexicalise peu les opérations cognitives qui assurent concrètement la production du savoir, c'est-à-dire la performance cognitive que représente la description structurale du poème. Ces opérations sont d'ailleurs assumées, à quelques exceptions près (sur lesquelles je reviendrai), par le pronom indéfini « on » : « on décèle » (p. 421), « on se souviendra que » (p. 422), « On notera également » (p. 423), « on compare » (p. 423), « on découvre » (p. 423), et ainsi de suite. Si, malgré l'indétermination du sujet, certaines de ces lexicalisations désignent un faire assignable à une instance, beaucoup semblent se borner à enregistrer l'infor- mation émanant du poème. Ce faisant, elles s'inscrivent dans la tonalité dominante de l'analyse - qui, en cela conforme à l'idéologie scientifique du structuralisme, donne le plus souvent à entendre la « voix des faits », pour reprendre l'expression de Pierre Ouellet (1992). Ainsi, par exemple, ce sont en apparence les pronoms de la troisième personne du poème qui se rapportent à des sujets hostiles, et non l'énonciateur qui établit ce lien (p. 421) ; de façon identique, c'est de lui-même que paraît se nouer le rapport entre le lexique des deuxièmes strophes des deux quatrains antérieurs et postérieurs (p. 423). Renvoyant aussi bien aux opérations de l'analyste qu'à une connivence (pré)supposée entre énonciateur et énonciataire (« On retiendra le beau précepte » - p. 423 ; « Si l'on prête attention à » - p. 429 ; etc.), le pronom « on » brouille le point d'origine du discours et « capte » le co-énonciateur, se l'incorpore, lui déniant en apparence le statut d'altérité à convaincre (9) ; en apparence seulement, car celui-ci, on le sait, n'en conditionne pas moins toute l'argumentation. L'utilisation du pronom « on » et de formulations imperson- nelles (« Il suffit de confronter les premières strophes » - p. 425) ainsi que la forte tendance à conjoindre verbes d'action et sujets inanimés (« Les motifs zoomorphes font tous deux usage de consonnes continues réitérées » -

8 Cf. ce passage : « En rassemblant maintenant les pièces de notre analyse, tâchons de montrer comment les différents niveaux auxquels on s'est placé se recoupent, se complètent ou se combinent, donnant ainsi au poème le caractère d'un objet absolu » (1973, p. 414). 9 L'énonciataire reparaît entre autres à une reprise sous le vocable « lecteur » (p. 432) - ce qui ressemble à un lapsus.

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LITTÉRATURE ISTIGA - MAI 96

■ À PROPOS DE JAKOBSON

p. 426) ont en somme pour résultat d'occulter toute instance, produisant un puissant effet de désénonciation (io) et faisant de l'analyse de « Spleen » un énoncé avant tout constatif.

Par ailleurs, on remarque deux occurrences du pronom « nous » ; en fait, il y en a quatre, mais deux d'entre d'elles, l'une sous la forme d'un adjectif possessif (« notre » - p. 428) et l'autre d'un pronom complément (« le jour noir que nous verse un ciel oppressant » - p. 434), ne renvoient pas à l'énonciation première, mais plutôt à des paraphrases du poème et donc à des réénonciations en principe moins contrôlées (i î). Le premier « nous » appa- raît à la cinquième page de l'article, dans la phrase suivante : « Les quatre compléments prépositionnels que nous venons de relever dans les strophes impaires sont étroitement liés sur le plan sémantique » (p. 424) ; ce « nous » de majesté, manifestation syncrétique du sujet du faire cognitif (assumé aussi, on l'a vu, par le « on ») et du narrateur/énonciateur (Greimas, dans Greimas et Landowski, éd., 1979, p. 36), intervient à un moment stratégique de l'article, dégageant l'une de ses articulations en faisant retour sur les opérations précé- demment effectuées (analyse thématico-phonétique) et en recatégorisant les- dites opérations sur le plan grammatical (les quatre segments analysés sont anaphoriquement désignés comme « compléments propositionnels »), avant de passer au plan sémantique. Cette translation n'est pas étonnante quand on sait que pour Jakobson les liens entre grammaire et sens sont premiers (12). Quant au second « nous », figurant dans la phrase « La proposition que nous traitons, seule de tout le poème à présenter un enjambement [...] et à produire deux brefs rejets » (p. 433), celui-ci a pour effet de souligner la distance entre discours cognitif et texte à l'étude : il met en scène le surplomb du métadis- cours. Paradoxalement, au contraire de la majorité des occurrences du pro- nom « on », qui recouvrent énonciateur et énonciataire, ces deux « nous » de majesté excluent le second et servent plus à gommer le « je » qu'à subsumer la relation d'un « je » et d'un « tu ».

10 Au sujet de la neutralisation de 1 enonciation de l'article, il est intéressant de noter que la formule présentant le poème à l'étude, « Voici la rédaction de 1861 », rappelle le « Soit x » de la logique mathématique et se trouve insérée dans une introduction neutre, laconique et factuelle (ce qui, rétrospectivement, rend encore plus spectaculaire l'embrayage énonciatif sur les propos de Baudelaire dans la première phrase de l'article). Signalons aussi que la passivation ne joue pas dans cette analyse un aussi grand rôle qu'à l'accoutumée, un certain « animisme » (tel celui de l'exemple des « motifs zoomorphes ») prévalant plutôt. 1 1 Je cite la première : « Toute limite et toute différence entre la terreur du mystere qui enveloppe 1 univers et le mystère qui se reflète dans notre pensée sont supprimées : le macrocosme et le microcosme "se confondent dans une ténébreuse et profonde unité", suivant le langage des "Correspondances" » (p. 428) ; je souligne. 12 Cf. « Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie », 1973, pp. 219-233.

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RÉFLEXION CRITIQUE I

L'ARGUMENTATION

Par définition, la désénonciation ne représente qu'un phénomène de surface, le débrayage du savoir par rapport à l'instance dénonciation se révélant un simulacre, dans la mesure où il n'y a pas de savoir sans sujet, malgré l'anonymat (apparent) recherché par les structuralistes. La désénonciation est en réalité le fondement d'une stratégie d'argumentation visant à ramener le discours à ses seuls arguments (qui semblent alors « naturellement » et auto- matiquement s'enchaîner), en effaçant son irréductible subjectivité, qui affleure tout de même sous le « on », le « nous » et certaines épithètes évalua- tives (13). Cet état de fait met en lumière, en quelque sorte a contrario, les liens entre énonciation et argumentation. Gilles Declercq a insisté récemment sur ces liens pour ce qui est des discours narratifs ; il a souligné que l'argumenta- tion « enrichit considérablement la question de l' énonciation du texte, et contraint l'analyste à se poser d'emblée la question du destinataire », appa- raissant ainsi « comme une articulation, aussi essentielle que complexe, liant narrateur, personnages et lecteur » (1993, p. 257). Georges Vignaux a égale- ment mis l'accent sur ces rapports pour le discours en général.

[Argumenter,] cela revient à énoncer certaines propositions qu'on choisit de

composer entre elles. Réciproquement, énoncer, cela revient à argumenter, du

simple fait qu'on choisit de dire et d'avancer certains sens plutôt que d'autres.

(Vignaux, 1981, p. 91.)

Sans tenir compte de l'ensemble, trop vaste, du phénomène argumentatif, je voudrais aborder ici la question du raisonnement dans l'article de Jakobson. Auparavant, et pour justifier le choix de cet aspect particulier, je considérerai globalement l'argumentation, à la suite de Declercq, comme «la mise en œuvre d'un raisonnement discursif procédant à des opérations de distinction , d'opposition et de classement des valeurs qui fondent nos choix et nos déci- sions, et permettent d'y faire adhérer autrui en le persuadant de leur bien- fondé » (1993, p. 9). Dans la suite du présent article, j'en négligerai cependant la dimension purement persuasive - capitale dans l'absolu, puisqu'elle mo- dèle en profondeur l'argumentation et en constitue la fin, mais secondaire ici, dans la mesure où l'énonciataire est à peu près occulté - pour me concentrer sur le raisonnement comme parcours informatif et interprétatif.

13 Par exemple, lorsqu'il est question de la définition « pénétrante » d'Edward Sapir (p. 422).

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■ À PROPOS DE JAKOBSON

Sorte de « loi » sous-jacente à l'argumentation de l'analyse de « Spleen » et peut-être à celle d'une large part des analyses dites « structurales », un « principe de systémité » (14), articulant deux principaux « lieux argumenta- tifs », pourrait être ainsi énoncé :

Toute différence recèle une symétrie ( lieu de similitudes) ou une antisymétrie (lieu des contraires) fondamentales , décelable sur le même plan ou sur un autre

plan d'analyse.

L'argumentation jakobsonienne tend en effet à montrer que le poème joue de similitudes et de contrastes (strophiques, grammaticaux, phonétiques, etc.), d'éléments convergents et divergents dont aucun n'échappe à l'attraction du système. Tout comme chez Baudelaire, des correspondances se déploient entre les divers plans, manifestant une quête de la symétrie ou de son envers, le contraste. Jakobson relève des « symétries en miroir » (pp. 424, 425 et 433), des «corrélations» (p. 423), des «rapports similaires» ou «converses» (pp. 423 et 432), des « contrastes » (pp. 425 et 426), des « équilibres » (p. 429), des « trichotomies symétriques » ou « asymétriques » et des « dicho- tomies asymétriques » (pp. 433 et 434). Chez lui, les différences de surface (ou simplement localisées) s'expliquent par des similitudes profondes (ou à l'échelle du poème entier) ; certains éléments dégagés sur un plan sont étayés sur un autre plan. Par exemple, une notation thématique telle l'opposition entre la pression venue du dessus (le ciel bas et lourd qui pèse) et la poussée du bas vers le haut (les cloches qui lancent vers le ciel un affreux hurlement ) est confirmée (une fois n'est pas coutume) par le recours à la génétique textuelle (Baudelaire aurait corrigé son poème de manière à rendre cette opposition encore plus sensible), ainsi que par des analyses phonétique, lexicale et grammaticale (pp. 424 et 425). Tel autre passage fournit un exemple patent de l'intrication des plans d'analyse et de la réduction fondamentale des différen- ces à des symétries ou à des antisymétries ; ce passage forme de surcroît un véritable chiasme thématico-grammatical :

Le facteur funeste - masculin au début du poème (Ij ciel) - change en féminin dans l'épilogue (V3 l'Angoisse ), tandis que le sort tragique auparavant assigné aux féminins (II x la terre, 2 l'Espérance) choisit finalement un sujet masculin (V2 l'Espoir), [p. 431.]

1 4 Principe articulant à la fois des « lieux spécifiques » dans la terminologie des Topiques ď Aristote (ou des « lieux intrinsèques de la cause » dans celle de L'Institution oratoire de Quintilien) et des « lieux communs » (le cliché de « système ») au sens moderne (voir Marrone, 199p. 4). Pour une synthèse récente de la théorie des lieux, voir l'ouvrage de Christian Plantin (1990), tout particulièrement aux pages 236-266 ; en plus de revoir la tradition de l'ancienne rhétorique (Aristote, Quintilien), celui-ci revient sur la définition moderne de Curtius qui situe les topoi à la charnière de l'invention rhétorique et de l'invention poétique.

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RÉFLEXION CRITIQUE I

L'exigence de systémité gouvernant l'analyse s'exprime par un désir d'exhaustivité et de saturation : non seulement l'énonciateur calque son par- cours cognitif sur celui du poème, relevant les équivalences textuelles perti- nentes et déployant son faire simultanément sur tous les plans, mais il enclôt au surplus le texte sur lui-même. S'il quitte ce terrain, c'est en général pour lire Baudelaire par Baudelaire ; toute l'analyse repose sur le préconstruit de la poétique baudelairienne, celle-ci affleurant régulièrement selon les besoins de l'argumentation en vertu du topos de « l'identité des antécédents », auquel recourt volontiers Jakobson. Il s'agit d'enter l'inconnu, la structure du poème à l'étude, sur le connu, c'est-à-dire sur la poétique explicite de l'auteur telle qu'elle se donne fragmentairement çà et là dans son œuvre, qu'il s'agisse des autres poèmes (« le Couvercle », « le Gouffre », les « Spleen », etc.) ou des études et fragments en prose. Le rôle de l'intertextualité restreinte est parti- culièrement important, les citations faisant office d'arguments (de force et de types variables) ou de conclusions (lorsqu'elles viennent sanctionner l'analyse et indiquer sa conformité au déjà dit) et semblant dispenser d'une analyse indépendante (Ruwet, 1989, p. 28). J'aurai l'occasion d'y revenir.

Pour appréhender ces phénomènes, il est utile de suivre le fil de l'argu- mentation, la chaîne des propositions sur l'objet, c'est-à-dire le raisonnement. Défini par Catherine Péquegnat, dont les travaux se situent dans le prolonge- ment de ceux de Jean -Biaise Grize, comme un « discours ou fragment de discours énoncé en langue naturelle, orienté vers le détachement d'une conclusion » (1984, p. 69), celui-ci vise à transformer « l'une des significations possibles (15) du dire d'un énonciateur en une évidence pour un énonciataire. La conclusion est la formulation de cette signification ; elle se produit lorsque la transformation évoquée ci-dessus est achevée » (1984, p. 75). Le raisonne- ment non formel apparaît comme un trajet sur des points de vue (Péquegnat, 1984, p. 77) ; il est donc foncièrement dialogique :

[...] de même que le discours élabore progressivement les objets sur lesquels il raisonne, il construit progressivement des positions dénonciateurs relative- ment à ces objets et aux relations qu'ils entretiennent. En ce sens, un point de vue ne se définit pas « intrinsèquement », mais par une place elle-même définie par des opérations d'ancrage, de prédication, d'enrichissement et de dénivel- lation. (Péquegnat, 1984, p. 81.)

1 5 Cette façon de poser le raisonnement, et du même coup l'argumentation, comme la transmission d'une signification possible de l'énoncé rend caduque la auestion de la vérité ou de la fausseté. L'analyse de texte, au demeurant, n'aspire pas tant à prouver qu'à persuader.

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■ À PROPOS DE JAKOBSON

Ainsi, à partir d un objet - d'une schématisation - , par exemple « Spleen », Jakobson formule ce constat (p. 421) :

Le poème, composé de cinq quatrains ,

et le recatégorise aussitôt en adoptant un autre point de vue, celui ďune poétique (pour une fois) verlainienne :

se conforme déjà au futur appel de Verlaine : « Préfère l'impair » (1882).

Assez tortueux, le détour par une sorte de futur antérieur répond à une nécessité argumentative qui consiste à introduire une autre focalisation accré- ditant le sens que l'analyste entend donner à la composition strophique du poème (íó). Puis, Jakobson produit une expansion de son premier constat ; revenu à son point de vue auctorial, il prédique ce constat (effectuant des opérations cognitives : découpages, oppositions, etc.) :

Les trois strophes impaires, opposées aux deux strophes paires, comprennent le

quatrain central (III) et les deux quatrains extérieurs du poème, c'est-à-dire l'initial (I) et le final (V), ceux-ci opposés aux trois strophes intérieures (II-IV).

Soulignons que la prédication ne tend pas ici à privilégier un seul découpage strophique parmi les nombreux découpages envisageables, mais au contraire à les multiplier, confirmant par là l'inclination jakobsonienne à la saturation analytique plutôt qu'à l'élimination des possibles. Remarquons aussi que, dans la suite du passage en cause, il n'y a pas de glissement de point de vue ; il y a en revanche deux légères dénivellations, c'est-à-dire deux conclusions certes très partielles, voire quasi imperceptibles et rudimentaires, mais néanmoins réelles :

La strophe centrale se trouve en rapports de similitude et de contraste, d'une part avec les deux strophes antérieures (I, II) et de l'autre avec les deux strophes postérieures (IV, V) ;

et ces deux paires de strophes, à leur tour, tout à la fois convergent et divergent dans leur texture grammaticale et lexicale.

Le premier segment introduit le principe de systémité (les rapports de simi- litude et de contraste) qui représente un premier élément, bien sûr ténu, d'interprétation du découpage effectué : conclusion partielle donc, qui devra faire l'objet d'une argumentation subséquente et qui, de ce fait, permet

1 6 Nicolas Ruwet remarque à juste titre que la citation de Verlaine n'a pas de valeur argumentative, frisant même le ridicule puisque Jakobson applique aux strophes ce que le poète disait du mètre (1989, p. 28).

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RÉFLEXION CRITIQUE ■

ďabouter un autre segment d'analyse et de relancer le raisonnement en introduisant, le cas échéant, un nouveau point de vue (17). Le second segment, conclusion tout aussi partielle que la précédente et produisant un semblable effet, réénonce le même principe (en termes de divergence et de convergence ), mais se situe à un niveau légèrement supérieur, ce que signalent d'une part la conjonction « et » et le déictique « ces », indices d'une reprise/reformulation de l'énoncé précédent, et d'autre part la passerelle lancée vers un autre développement possible, c'est-à-dire vers une autre question : celle de la texture grammaticale et lexicale du poème.

La totalité de l'article pourrait faire l'objet d'une telle analyse. Je me contenterai ici de signaler quelques éléments caractéristiques du raisonnement jakobsonien. Tout raisonnement non formel constituant un processus d'inter- prétation menant des prémisses vers les conclusions (Péquegnat, 1984, p. 76 ; Grize, 1990, pp. 15 et 65), on ne se surprendra évidemment pas que les enchaînements de constats, chez Jakobson, s'acheminent vers des interpréta- tions partielles (du type : « le macrocosme et le microcosme "se confondent dans une ténébreuse et profonde unité", suivant le langage des "Correspon- dants" » - p. 428) ; dans le contexte d'une lecture résolument immanente, plus étonnant est le fait que la plupart de ces interprétations, par un mouve- ment tautologique, ramènent à des réflexions ou à des poèmes de Baudelaire. Par exemple, Jakobson s'en remet au « témoignage » du poète pour justifier l'importance de la classe grammaticale des pronoms possessifs (p. 422) ; il consolide le rapprochement paronymique entre l'Espérance et l'Espoir en citant un autre poème où joue une semblable attraction phonétique (p. 423) ; il prélève certaines de ses catégories d'analyse dans une autre pièce, «le Couvercle », y distinguant deux attitudes fondamentales de Baudelaire vis-à- vis du firmanent (p. 427) ; etc. Bref, grâce au lieu de « l'identité des antécé- dents » évoqué ci-haut, il s'annexe la pensée baudelairienne, la mobilisant à son profit et la « retrouvant » au terme d'opérations cognitives (is) ; tout se passe curieusement comme s'il re-créait la pensée de Baudelaire à partir des données du poème, alors qu'il ne se prive pas de recourir à cette pensée pour relancer et entériner son analyse. Cela dit, Jakobson ne se réfère pas qu'à l'auteur de « Spleen » et convoque dans son article, en général sous forme de citations, les travaux de chercheurs comme Sapir, Grammont, Tesnière, Saus-

1 7 On le devine, dans l'article en cause ici, l'un des points de vue les plus sollicités est celui de Baudelaire lui-même, dont l'énonciateur va soit livrer les paroles (comme dans ce passage, qui fait suite au fragment analysé : « C'est là que l'on décèle, selon les termes de Baudelaire ( Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains), "une manière lyrique de sentir" » - p. 421), soit adopter subtilement la perspective en donnant l'impression de le paraphraser (« Toute limite et toute différence entre la "terreur du mystère" qui enveloppe l'univers et le mystère qui se reflète dans notre pensée sont supprimées » - p. 428 ; je souligne). 1 8 A ce sujet, Daniel Delas remarque justement : « La dernière phrase [de l'analyse de "Spleen"] range le poète Baudelaire dans le camp du poéticien Jakobson par l'intermédiaire d'une citation du premier » (1993, p. 85).

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■ À PROPOS DE JAKOBSON

sure, Guiraud ; mais en aucun cas ces discours hétéroréférentiels ne consti- tuent des contre- discours qu'il s'agirait de repousser. Il ne fait pas de doute, pourtant, que la réfutation de ceux-ci présenterait une force argumentative supérieure à la simple sollicitation de discours adventices : à vaincre sans péril, en effet...

De toute évidence, il est plus difficile de repérer dans l'analyse de « Spleen » une interprétation finale synthétique que de détacher des interpré- tations partielles. Bien que l'article de Jakobson puisse être divisé en deux parties, l'une surtout analytique, l'autre, conclusive, de nature plutôt interpré- tative - , s'inaugurant, j'en fais l'hypothèse, par le passage suivant :

Dès le premier vers de « Spleen », le ciel bas et lourd, pesant comme un couvercle, éveille immédiatement une association conventionnelle avec le tombeau, mais le poème développe une autre chaîne de métaphores, tout à fait différente [...]. (p. 432.)

Cette hypothèse demeure cependant fragile en raison de l'imbrication cons- tante, y compris dans la deuxième section du texte, d'éléments d'analyse et de conclusions. Malgré le postulat structuraliste de systémité ou à cause de lui, on passe sans cesse d'un élément ou d'un plan à l'autre par simple translation, comme s'il n'y avait pas de hiérarchie entre eux : considérée sous un certain angle en effet, l'absence de hiérarchie paraît aller à l'encontre du structura- lisme, qui tend à dégager niveaux, couches de signes et de sens, etc. ; mais, d'un autre point de vue, elle semble pouvoir être justifiée par la croyance en la foncière systémité de la poésie, où, pour ainsi dire, tout serait convertible en tout. Il reste que cette absence de hiérarchie étonne chez un linguiste ayant introduit, entre autres, la notion de « dominante » ; c'est néanmoins elle qui seule peut expliquer l'organisation très lâche de l'analyse jakobsonienne, qui donne une impression de succession « en vrac » des éléments d'analyse (situés sur tel ou tel plan) et des conclusions sommaires.

LA NARRATION

Représentant avec l'argumentation l'un des deux principaux modes de mise en discours (Angenot, 1989), reposant comme elle sur la vraisemblance, la narration se déploie sur deux plans dans l'analyse de texte : celui du métadiscours et celui du texte analysé. Greimas et Landowski insistent surtout sur le niveau métadiscursif, associant l'activité cognitive à un faire narrativisé (1979, p. 13) et dédoublant le sujet de la quête scientifique en sujet du faire et

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RÉFLEXION CRITIQUE I

narrateur. Cependant, le texte-objet donne aussi lieu à une narrativisation : l'une des formes que peut prendre la schématisation du texte lu est celle d'un récit qui le recatégorise et le rend manipulable par l'analyse.

Dans l'analyse de « Spleen », la narration métadiscursive reste discrète. On n'y trouve pas de récit fortement charpenté qui viendrait organiser la quête de savoir selon une progression téléologique tendant vers une conclusion ou une résolution finale (19) ; la rareté des indications de régie, on l'a dit, révéle- rait plutôt un défaut de récit. Celui-ci existe néanmoins, étroitement modelé sur le découpage strophique du texte-objet qu'il suit d'assez près : la quête sapientielle épouse peu ou prou le fil structuro-narratif du poème. Quelques traces spécifiques signalent de loin en loin le récit de cette quête, qu'il s'agisse des charnières discursives évoquées plus haut (dont « Après avoir discuté les dichotomies symétriques de "Spleen" [...] » - p. 429), de certains verbes lexicalisant les opérations cognitives ou encore de quelques balises marquant la progression du savoir, faisant état, par exemple, de la pertinence d'un phénomène ou d'une observation. Ces traces esquissent ce que Greimas nomme le « discours de la recherche » - qui, émanant d'un sujet « à la fois collectif et quelconque [...] où le chercheur-locuteur ne serait que l'acteur délégué » (1979, p. 60), narrativise les opérations cognitives. Plus dissimulé chez Jakobson, mais sous-jacent au premier, un « discours de la découverte » correspondant à la « quête des valeurs effectuée par le sujet individuel » (Greimas, 1979, p. 57) prend en charge le récit de l'acquisition de la compé- tence ; je verse notamment à ce second discours tout ce qui concerne l'éton- nement (manifesté par la « gestion » de la surprise - pp. 428 et 429) à l'origine du vouloir-faire.

La dimension narrative s'exprime surtout chez Jakobson au niveau du texte-objet. Périodiquement, les mots et expressions de « Spleen » sont recon- textualisés sous forme de récit, l'œuvre étant « recomposée », paraphrasée par l'analyste, c'est-à-dire réaménagée afin de s'insérer dans l'organisation séman- tique particulière de son étude ; par exemple :

La réversibilité des deux rapports converses demeure. L'effroyable vision des funérailles mondiales dans l'âme de l'individu se fond avec l'image de cet individu rendant l'âme dans l'effroi du monde, (p. 432.)

Le renversement de la formule manifestant la réversibilité des rapports en cause ici constitue une transformation narrative ; ce renversement produit par

1 9 Selon Kibédi Varga, la téléologie du récit est cependant « truquée » : celui-ci, « à mi-chemin entre la poésie lyrique et le discours, triche avec le temps ; il fait comme s'il en épousait le mouvement, mais en réalité, il connaît sa fin à l'avance. Il se crée une téléologie a posteriori, qui est sans doute le comble de l'artifice » (1989, p. 120).

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■ À PROPOS DE JAKOBSON

ailleurs un chiasme interprétatif, indiquant l'un des modes de pensée privilé- giés de Jakobson : le jeu croisé des oppositions et des plans d'analyse.

Il va sans dire que la narration joue un rôle important dans la transmis- sion des connaissances et de l'information sur le poème de Baudelaire, puisqu'elle est reformulation en langue naturelle, à la fois même et autre, de ses principaux éléments (20). Mais davantage encore, elle est tentative d'appli- quer un sens construit, textualisé, au texte-objet, correspondant ainsi à la définition gadamérienne de la compréhension (Grondin, 1993). Convoyant un savoir particulier et localisé (la narration reformule rarement plus de quelques vers à la fois) qui ouvre sur le hors-texte, la narrativisation relève en somme de la compréhension et de l'interprétation, qui l'inclut. En fait, la narration s'insère particulièrement bien dans l'analyse de texte parce qu'« argumenter en invoquant un récit, c'est établir un parallèle entre deux situations, et non

pas faire une démonstration contraignante » (Kibédi Varga, 1989, p. 49) ; c'est, dans le cas particulier de l'étude de « Spleen », proposer une figuration narrativisée du poème qui reprend les catégories (grammaticales, phonéti- ques, lexicales, etc.) dégagées dans l'analyse et les manifeste autrement, sous forme d 'exemple (au sens rhétorique).

Les récits les plus étoffés figurent dans la seconde partie de l'article

(p. 432 et suiv.). Quoique assortie de fragments analytiques (découpages strophiques ; superpositions de coupes, de rapports et de plans ; lecture

anagrammatique), cette partie plus interprétative constitue pour l'essentiel une narration, étant avant tout une reconstitution de la trame du poème qui resémantise les éléments dégagés et les ordonne en les inscrivant dans un déroulement aimanté vers un « dénouement » (le mot est de Jakobson -

p. 434). Le chercheur y procède à l'édification d'une représentation narrative, bien sûr « trouée », de l'objet. De fait, par l'exposé, même lacunaire, de la « progression » du poème, les faits dégagés pêle-mêle lors de l'analyse sont mis en perspective. Au terme de l'article, par un curieux renversement si l'on

pense à la place secondaire qu'elle tient habituellement dans les textes argu- mentatifs, la narration sert de cadre à l'argumentation et à l'interprétation. Enchâssé dans la première et plus longue partie de l'article, le récit devient enchâssant dans la seconde.

J'ai peu insisté ici sur l'aspect proprement persuasif de la mise en discours de l'analyse de texte, ayant abordé l'argumentation de l'analyse de « Spleen » en tant que suite de propositions enchaînées et non comme pro-

20 Kibédi Varga signale tout particulièrement le rôle privilégié de la narration dans la transmission des connais- sances au sein des sociétés primitives (1989, p. 65).

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RÉFLEXION CRITIQUE ■

gramme d'un faire-savoir (21) ; de même, je n'ai pas mis en lumière le rôle de la narration dans la persuasion. Pour conclure, je voudrais dire un mot sur ces questions. D va de soi que Y argumentation est dirigée vers un co-énonciateur qu'il s'agit de convaincre de la validité des opérations cognitives effectuées et des interprétations qui en découlent. Ainsi, en même temps qu'elle déploie des stratégies purement cognitives, l'analyse de texte doit user de stratégies dis- cursives, communicationnelles : celles-ci consistent, dans l'étude de « Spleen », à amalgamer énonciateur et énonciataire sous le pronom « on » (dans certaines occurrences, tout au moins), abolissant ainsi la distance entre eux ; à recourir à un savoir préalablement partagé et à l'autorité reconnue de Baudelaire ; à interpeller directement le lecteur (à une seule reprise, il est vrai, mais pour cette raison capitale) en faisant valoir une communauté de lecture (p. 432). Quant à la narrativisation du texte-objet, sa vertu persuasive est d'autant plus grande qu'elle correspond à l'expérience du co-énonciateur : l'un des principaux enjeux de l'analyse de texte tient à la construction d'une image de l'œuvre littéraire qui s'impose à celui-ci. Tout bien pesé, la vraisem- blance de l'argumentation est tributaire de celle de la narrativisation ; si l'on peut fort bien souscrire à certains éléments d'une analyse et en rejeter d'autres sans mettre totalement en péril l'édifice sapientiel, on parvient difficilement, en contrepartie, à avaliser une reconstitution de l'œuvre qui contredit sa propre expérience de lecteur. Et sans doute l'un des enjeux premiers de l'analyse de texte réside-t-il justement dans la formulation d'une description convaincante de l'œuvre étudiée, socle des propositions qui seront produites sur elle.

21 Des trois PN qu'identifie Geninasca (1979, p. 76), informatif, interprétatif et persuasif, je n'ai donc retenu, comme je l'avais annoncé, que les deux premiers.

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■ À PROPOS DEJAKOBSON

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